LE MARÉCHAL BUGEAUD — 1784-1849

 

LIVRE PREMIER. — 1784-1808.

 

 

La famille et l'enfant (octobre 1784). - Le vélite de la garde (1804). - Fontainebleau. - Courbevoie. - Boulogne. - Le caporal d'Austerlitz (1805). - La campagne d'Allemagne. - Le lieutenant blessé. - Pultusck (1806). - Varsovie. - Berlin.

 

Né à Limoges le 15 octobre 1784, mort à Paris le 10 juin 1849, Thomas-Robert Bugeaud de la Piconnerie, duc d'Isly, maréchal de France, était fils d'un gentilhomme périgourdin, Jean-Ambroise Bugeaud, seigneur, marquis de la Piconnerie, et de Françoise de Sutton de Clonard, issue d'une famille irlandaise fixée en France avec Jacques II. — D'après une lettre adressée au rédacteur de la Tribune en 1844, le maréchal aurait fait remonter ironiquement sa généalogie à une source quelque peu roturière : Mon grand-père, y est-il dit, était un forgeron ; avec ses bras vigoureux et en se brûlant les yeux et les mains, il acquit une propriété que mon père, aristocrate oisif, exploita avec intelligence et activité.

Du mariage de Jean-Ambroise Bugeaud de la Piconnerie avec Mlle de Clonard sont nés quatorze enfants, dont sept ont vécu :

1er Patrice de la Piconnerie ; 2e Ambroise de la Piconnerie ; 3e Thomassine de la Piconnerie, mariée au vicomte d'Orthez ; 4e Phillis de la Piconnerie, mariée à M. de Puyssegenez, de Lignac ; 5e Hélène de la Piconnerie, mariée à M. Sermensan ; 6e Antoinette de la Piconnerie, mariée à M. de Saint-Germain ; 7e Thomas-Robert Bugeaud de la Piconnerie, duc d'Isly[1].

Patrice Bugeaud, frère aîné du maréchal, avait épousé Mlle Durand d'Auberoche, fille du vicomte d'Auberoche, très ancienne famille du Périgord.

Ambroise de la Piconnerie, officier comme son frère aîné Patrice, servit dans les armées des princes pendant l'émigration ; il périt dans un naufrage, se rendant aux Indes avec son régiment.

Thomas Bugeaud, maréchal de France, a épousé Mlle de Lafaye en 1818. Le maréchal Bugeaud a laissé trois enfants : deux filles et un fils ; l'aînée, mariée à M. Gasson ; la seconde, mariée au général comte Feray, mort en 1870. Le fils unique du maréchal, Charles, duc d'Isly, marié à Mlle de Saint-Paul, est mort sans enfants en 1868. Tous les petits-fils du maréchal Bugeaud ont été autorisés à porter le nom de Bugeaud d'Isly.

 

Bien que plusieurs membres de sa famille eussent émigré dans les années qui suivirent 1789, le marquis de la Piconnerie, après être sorti des prisons de Limoges, ne songea point à quitter la France. L'enfance du maréchal fut loin d'être heureuse ; son père, vieux gentilhomme, dur et égoïste, ruiné par la Révolution, avait relégué ses filles et son jeune fils à la campagne et continua à résider à Limoges avec son fils aîné Patrice, sur lequel s'était reportée toute son affection. — Voici, d'ailleurs, sur cette enfance, des notes dictées par la comtesse Feray que nous croyons devoir reproduire sans rien modifier :

Mon père est né à Limoges, dans un hôtel de la rue de la Cruche-d'Or, située dans le vieux Limoges, autrefois le quartier aristocratique ; une plaque de marbre indique la maison, transformée aujourd'hui en magasin.

C'était le quatorzième enfant du marquis de la Piconnerie. Destiné à l'Église, il entra dans le monde avec le titre de Monsieur l'abbé. Il fut retiré de nourrice à six ans. L'enfant était superbe ; son père lui fit faire un bel habit et le mit à l'école, où ses progrès furent rapides.

Un an après, en 1791, tout était changé dans la famille ; la Révolution avait éclaté ; mon grand-père, ma grand'mère et leur dernière fille, Antoinette, étaient en prison, leurs fils ainés émigrés. Thomassine, l'aînée de mes tantes, mariée au comte d'Orthez, et les plus jeunes enfants, abandonnés, furent obligés de travailler pour nourrir leurs parents prisonniers. — Phillis, alors âgée de seize ans, se mit sans hésiter à faire des chemises, du matin au soir, avec sa sœur Hélène. Leur frère, qui n'avait pas huit ans, faisait la cuisine, les commissions et rendait le travail terminé.

Ma tante était souvent mandée au tribunal révolutionnaire, où sa beauté avait frappé les monstres. Aussi se faisait-elle toujours accompagner de son petit frère ; l'un et l'autre témoignaient tant de courage, tant de calme, qu'ils parvinrent à être respectés par ces hommes, et grâce à eux fut ainsi retardée la condamnation de leurs parents. Malgré leurs efforts, cependant, l'arrêt avait été prononcé. Le jour du supplice était fixé pour M. et Mme de la Piconnerie, quand la nouvelle de la mort de Robespierre les sauva de l'échafaud.

Ma grand'mère, sortie de prison, fit reprendre ses études à son jeune fils. Quelques jours avant la distribution des prix de l'école, elle eut, nous a-t-on raconté, une apparition pendant la nuit. Son père et sa mère, le comte et la comtesse de Clonard, ouvrirent les rideaux de son lit et lui dirent ces mots en lui prenant la main : Ma fille, préparez-vous à venir nous rejoindre au ciel, vous mourrez dans quatre jours. L'heure même fut indiquée. Ma grand'mère, sans aucune faiblesse, remplit tous ses devoirs de chrétienne, et, après avoir assisté aux succès de son petit Thomas, rentra chez elle et mourut au jour et à l'heure annoncés par les fantômes.

Mon grand-père, dont la fortune était fort modeste, à peu près ruiné par la Révolution, renvoya ses filles au château de la Durantie, resta à Limoges avec son fils aîné Patrice, le seul dont il se fût jamais occupé. Quant à son dernier né, Thomas, il ne lui tint jamais fort à cœur. Au temps jadis, tel était souvent le sort des cadets.

Mon grand-père était un homme d'un caractère terrible ; dans le pays, il est resté légendaire.

Patrice, comme son père, était superbe et violent. Phillis, sa sœur aînée, était d'une beauté de statue avec une expression pleine de fierté et de calme. Elle aurait été remarquée dans les plus hautes situations et se borna à agrandir son horizon par le bien répandu autour d'elle, par la gloire de son frère Thomas, élevé par elle et qu'elle adorait. Hélène, ravissante figure, aux cheveux d'or, avait une beauté toute féminine ; sa souple et gracieuse intelligence se pliait à toutes les circonstances et à toutes les nécessités de la vie. On disait d'elle dans la famille : Bonne à la cour et à la basse-cour. Antoinette était petite et laide, mais excellente ; son esprit pétillant, son entrain, son étonnante mémoire, faisaient le charme de la famille, et sa mort a laissé parmi nous un vide immense. Ambroise, officier de marine, que ses sœurs ont souvent comparé à mon père, est mort à vingt-cinq ans dans l'expédition de la Peyrouse.

Le château de la Durantie, près de la Nouaille (Dordogne), était jadis habité par les frères de mon grand-père, prêtres ou vieux garçons, par ses sœurs, vieilles filles ou religieuses sorties du couvent de Périgueux et de Limoges pendant la tourmente révolutionnaire.

Mon grand-père avait eu vingt-trois frères ou sœurs. Sa mère, privée d'enfants pendant cinq années, fit un pèlerinage à la célèbre Vierge de Rocamadour, dans le Lot : on voit que sa prière fut exaucée et au delà.

Mon père, dont personne ne s'occupait à Limoges, - le marquis et Patrice lui parlant à peine, — apprenait peu, car depuis la mort de sa mère on l'avait retiré de l'école. Isolé, se sentant abandonné, il supportait avec résignation toutes les privations. Un jour cependant, désespéré de l'abandon dans lequel on le reléguait, après avoir écrit à son père qu'il allait rejoindre ses sœurs, l'enfant se fit donner un morceau de pain par les domestiques et, le soir venu, quitta Limoges. Il marcha la nuit, fit toute la route (seize lieues) à pied, arriva à la Durantie exténué, mais ravi de revoir ses sœurs, sa seule famille ; il avait alors treize ans.

On appelait cette pauvre résidence château de la Durantie, sans doute par tradition, en souvenir des anciennes habitations de la famille. Il y avait eu, dans les temps reculés un château féodal à la Piconnerie, situé à quelque cent mètres de la Durantie. On croit qu'il fut détruit par l'invasion anglaise, mais je ne suis pas assez sûre du fait pour l'affirmer. Ce dont je suis certaine, c'est qu'il a existé ; j'ai vu encore en 1840 une tour au milieu de la ferme. Le plan de ce manoir existe dans les papiers, chez notre cousin le marquis de la Piconnerie. La famille habita le château de la Gandumas[2] et la Durantie pendant des temps infinis. Depuis mon grand-père, on ne l'appelait que la vieille Durantie. C'était une maison longue et étroite, avec un pavillon également long et étroit en retour, composé d'un rez-de-chaussée et d'un grenier. Un bâtiment en face formait le carré autour d'une grande cour, fermée sur le chemin par une palissade en bois.

On pénétrait dans la maison par une porte basse garnie de gros clous, et l'on entrait dans un vestibule pavé de petits cailloux. En face, la porte du grenier avec un trou dans le bas pour les chats. Derrière cette porte, un escalier, presque droit montant au magasin de blé.

A droite du vestibule, une autre porte donnant dans une grande cuisine cailloutée ; au milieu, une table immense entourée de bancs ; au mur de droite, un vaisselier en bois sculpté très beau, montant au plafond, contenant autrefois la vaisselle d'étain aux armoiries de la maison. Un potager dans un c.oin, puis d'énormes bahuts aux provisions, noircis par le temps. Tout un côté de l'antique cuisine était occupé par une large et profonde cheminée. C'était la place de prédilection des chasseurs, qui, le soir, à la flamme d'énormes fagots, se séchaient, leurs chiens entre les genoux. — Une fenêtre donnant sur la cour permettait d'en surveiller le mouvement. A droite du vestibule, le salon, ou pour mieux dire, la salle commune. Il y avait là, je n'ose dire un parquet, mais une sorte de plancher mal joint. Un buffet garnissait tout un côté de la muraille ; une porte vitrée sur le jardin rendait cette pièce assez gaie l'été. Une croisée en face, sur la cour ; au fond, une haute cheminée avec quelques prétentions de boiserie. Comme ornements, sur la cheminée, l'été, de gros bouquets de narcisses des prés et de chèvrefeuille s'étalaient dans de vieux vases de faïence, l'hiver, une rangée de betteraves monstres, quelques belles pommes et de petites gerbes d'épis de blés rares. Au milieu de la pièce, une longue table épaisse en noyer ciré ; des chaises et deux fauteuils de paille. Ces deux fauteuils représentaient tout le confort de l'habitation.

A droite de la cheminée se trouvait la chambre du chef de famille ; à gauche une petite porte sur un corridor long et étroit qui conduisait aux trois grandes chambres du bâtiment en retour. On arrivait à celle du fond par un passage ouvert à tous les vents : c'était la plus élégante, elle avait une glace au-dessus de la cheminée ; ses deux grands lits antiques, entourés d'étoffe de soie magnifique, un débris sans doute du mobilier de Limoges, étaient peu en harmonie avec la rustique simplicité de l'habitation.

De l'autre côté de la cour, formant le carré, un large bâtiment contenait la cave, les ateliers de toute sorte et les greniers. Le puits, entouré d'une auge de pierre pour abreuver les bœufs, faisait face à la porte de la maison. Enfin, dans la cour, des poules, des canards, des dindons, sans oublier le gros tas de fumier. Voilà la demeure où s'est passée, en compagnie de ses sœurs, la première jeunesse de mon père.

De ses oncles, plusieurs étaient allés en Amérique chercher fortune ; d'autres étaient restés sous l'autorité du cadet, M. de la Durantie. Deux ou trois sœurs étaient mariées. Mlles de Saint-Martin et des Places étaient restées au nid avec leur rouet pour toute distraction. Mon père vivait à la Durantie comme Robinson ; se levant à l'aube pour aller à l'affût, il rentrait triomphant à l'heure du diner, rapportant presque toujours du gibier, qui s'ajoutait au menu de la famille, dont les châtaignes, selon l'usage, formaient le plat de fondation. Pour se reposer, il travaillait avec ses sœurs, qui lui enseignaient, les pauvres filles, tout ce qu'elles avaient retenu du couvent. Ensemble ils apprenaient par cœur Molière et Racine, puis récitaient des scènes, se donnant la réplique. Quarante ans plus tard, mon père et une de mes tantes nous ont donné une représentation d'un dialogue de Molière, qu'ils avaient récité dans leur enfance, sans oublier un mot. Après l'étude, le petit frère repartait pour aller pêcher, recrutant pour ces courses vagabondes les petits paysans de son âge. Tous lui sont restés fidèles, et la plupart sont morts comme métayers sur sa propriété. Quant à ses repas, il ne s'en embarrassait guère : un feu de branches sèches était bientôt allumé pour cuire les pommes de terre et les châtaignes des champs voisins ; ou bien il demandait l'hospitalité dans les fermes, où le jeune maitre était partout connu et aimé. Mon père m'a raconté qu'il n'avait pas de souliers ; les sabots duraient peu avec cette existence si active ; il avait donc imaginé de se faire des sandales avec de l'écorce de cerisier et de la ficelle, ce qui lui avait parfaitement réussi. Ses sœurs manquaient de chaussure et restaient des mois sans sortir.

A la Durantie, la vie calme des demoiselles de la Piconnerie et de leur jeune frère n'était interrompue que par de rares visites de mon grand-père et de mon oncle Patrice. Tout tremblait devant le seigneur et maître. Ses enfants ne devaient jamais lui adresser la parole, à moins d'être interrogés. — Un jour, mon grand-père donne un ordre à un de ses domestiques à propos d'un travail d'agriculture ; mon père, alors âgé de quinze ans, se permet, sans y réfléchir, une observation. Le marquis, furieux, lève sur l'enfant un gros bâton qu'il tenait à la main. Mon père, effrayé de sa hardiesse et prévoyant les résultats de la colère paternelle, quitte ses gros sabots et se sauve pour esquiver le coup. Mon grand-père trébuche contre la lourde chaussure de son fils et le bâton s'abat violemment sur le mur. Il était temps !

Mon père avait les larmes dans les yeux en se rappelant la dureté de notre aïeul : Jamais, nous disait-il, il ne m'a donné une caresse ; je ne me souviens pas avoir reçu de lui un seul baiser. J'aime tant, moi, à vous embrasser, mes chers enfants ; voilà pourquoi je vous accable de ces tendresses qui ont tant manqué à mon cœur aimant. Pauvre père !...

Depuis la mort de sa mère, l'enfant n'avait rencontré d'affection que. chez ses sœurs, qui avaient pour lui une passion toute maternelle. Toutefois, il se consolait aisément, grâce à son goût pour la chasse et la vie au grand air.

 

Cependant le temps s'écoulait, Thomas Bugeaud allait avoir dix-huit ans ; la vie des champs, la chasse et l'étude ne lui suffisaient plus. Il fallait se créer un avenir. Après avoir réfléchi qu'il manquait de protection pour le pousser dans le monde, et désirant ne point quitter son pays, il demanda une place de commis à M. Festugières, qui avait épousé la sœur aînée de Mlle Élisabeth de Lafaye, laquelle devait plus tard devenir, par son mariage, maréchale Bugeaud. M. Festugières, qui possédait des forges importantes en Périgord, fit venir le jeune homme, causa longuement avec lui : Mon enfant, lui dit-il, je ne veux pas d'un gentilhomme pour commis, ce n'est pas votre place ; votre intelligence vous mènera à de grandes positions dans l'armée. Entrez-y donc, puisque vous êtes pauvre. Thomas, désespéré, revint embrasser ses sœurs et repartit pour Limoges ; deux jours après, il était décidé qu'il serait soldat.

La lettre que l'on va lire fut écrite, de la Durantie, par Thomas Bugeaud, peu de temps avant son engagement. Ses hésitations prouvent combien il avait peu de goût pour la vie errante et d'aventures. En effet, bien que l'enfance et la jeunesse du pauvre enfant se fussent écoulées sans grandes joies, sans distractions, presque misérables, nous le verrons longtemps encore, dans chacune de ses lettres, aspirer au retour, et regretter, du plus profond du cœur, le calme et l'intimité de la famille.

A mademoiselle Phillis de la Piconnerie, à Bordeaux.

La Durantie, 11 juin 1804.

 

J'attendais en vain, ma chère Phillis, une lettre de toi, de jour en jour, et je commençais à être inquiet, lorsque Antoinette, à son retour de Limoges, m'a donné de tes nouvelles. Une lettre d'Hélène à Patrice, m'a, en outre, assuré que tu te portais bien. Cette dernière, par l'intérèt qu'elle me porte, craint beaucoup que je ne me décide à rien, que je ne m'accoutume à l'oisiveté ; enfin, que je devienne comme l'oncle de la Durantie. Elle parait croire aussi que je trouverais grand avantage, — ajoutant que c'est ce dont je suis le plus capable, — à entrer dans un régiment de dragons.

Hélène ne me rend pas justice. J'ai, plus qu'elle ne le pense, le désir de parvenir. Si j'ai paru mettre de l'indolence dans l'exécution des moyens que vous m'avez offerts, c'est beaucoup de fièvre et un peu de prudence qui en sont la cause. D'ailleurs il n'y avait rien de pressé ; je ne suis pas encore à l'âge de la conscription, et il était plus sage d'attendre les événements.

Maintenant les choses sont changées et je puis prendre un parti, bien meilleur que celui d'entrer dans un régiment de cavalerie ; je pourrais choisir les vélites, par exemple. Tu as entendu parler de ce corps ; je le crois très avantageux pour moi ; aussi suis-je à la veille d'y entrer. Je n'avais pas réussi à y être incorporé. Dans mon département, il se trouvait un si grand nombre de jeunes gens portés avant moi sur le tableau, que la chose était impossible. Mais Patrice a écrit à ce sujet à M. Blondeau de Combas, qui lui a répondu de me faire partir tout de suite, qu'il était sur de m'y faire entrer. Il parait que M. Blondeau a de nombreuses connaissances capables de lui rendre ce service ; enfin il me promit de bonnes recommandations.

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Je vais maintenant fixer mon esprit sur des espérances plus éloignées. Je songe déjà au moment où mon état me permettra de revenir dans ma famille, de revoir ma chère Phillis, de lui ramener un frère vertueux, peut-être en passe de parvenir à une honnête fortune. — Il sera bien doux, ma chère Phillis, ce moment, et dès maintenant cet espoir me remplit le cœur des idées les plus agréables.

Je vais donc à présent, ma bonne amie, sortir de ma famille. Je vais entrer dans ce monde que on m'a fait tant redoutable. On m'a tant prêché, à propos de mon caractère, que je m'en méfie beaucoup. Je me tiens grandement sur mes gardes, afin de ne pas réaliser tout ce que ma famille m'a prédit. Ce qui contribue beaucoup à me faire craindre mes défauts, c'est un petit propos qu'Hélène, qui est si juste, si raisonnable, si impartiale, a tenu. Elle a dit à Patrice que pour rien au monde elle ne voudrait vivre avec moi.

Je ne crois pas avoir mérité d'elle un tel propos, et voilà qui me prouve qu'il faut une grande surveillance sur soi-même, car au moment où l'on croit bien faire, on fait mal.

Bonjour, ma bonne amie, embrasse Hélène et Édouard pour moi, présente mes respects à ma tante Mac-Karthy.

Ton frère affectionné, THOMAS.

 

C'est presque toujours à sa sœur aînée Phillis, la confidente fidèle et dévouée, que s'adresse le dernier des fils du marquis de la Piconnerie. Pour elle, rien de caché ; il lui fait part de toutes ses impressions, de ses pensées secrètes, de tous les actes de sa vie, et nous ne connaissons rien de plus touchant que cet attachement tendre et filial de ce jeune frère pour celle qui lui servit de mère et auprès de laquelle s'écoulèrent ses premières années dans la vieille demeure de la Durantie. Cette affection profonde que le jeune Bugeaud avait vouée à sa sœur Phillis ne se démentit jamais. La comtesse de Puyssegenetz conserva toute sa vie l'ascendant qu'elle avait eu sur son frère pendant son enfance et sa jeunesse. On nous a conté, à ce sujet, une touchante anecdote. Quelque temps avant sa mort, en 1848, le maréchal Bugeaud, dans un dîner de famille à la Durantie, avait eu une légère discussion avec sa sœur aînée. Sans le vouloir, il avait sans doute un peu froissé sa chère sœur, si bien qu'une petite larme avait perlé à ses yeux. A cette vue, le maréchal s'était levé subitement, et, se jetant au cou de sa sœur, lui-même avait fondu en larmes ! Oh ! ma bonne Phillis, ô ma bien-aimée, est-il possible que ce soit moi qui t'aie fait pleurer, je ne me le pardonnerai jamais ! Entré à Fontainebleau, le 29 juin 1804, dans les grenadiers à pied de la garde impériale — corps des vélites —, Thomas Bugeaud avait dix-neuf ans et quelques mois. L'admission aux vélites de la garde était déjà une légère faveur accordée au jeune engagé limousin. Le corps des vélites, en effet, se composait de jeunes soldats un peu plus instruits que les autres et devait être, dans l'intention du premier consul, une pépinière de sous-officiers.

 

La vie de caserne fut une vie de souffrance pour mon père, reprend Mme la comtesse Feray ; l'avenir ne lui paraissait pas brillant, n'ayant ni relations ni argent. Il consacrait à l'étude tout le temps que lui laissaient les corvées et les exercices. Pour se procurer des livres, il en était arrivé à vendre une partie de son pain. Ses faibles ressources ne lui permettaient pas d'avoir de la chandelle. Quand ses camarades dormaient, il lisait au lumignon enfumé de la chambrée. Souvent il avait bien faim et dévorait en rêve les châtaignes et les pommes de terre farineuses de la vieille Durantie. Comme conscrit, il était fort malmené par les anciens ; ses mains blanches et fines, quelques traces de petite vérole, son menton imberbe, ses cheveux rouges, et surtout son goût pour les livres, étaient le sujet d'attaques continuelles, mais il était obligé de se taire par discipline.

A cette époque, les soldats avaient une seule gamelle de soupe pour six ; on la plaçait sur un banc ou sur une table, les convives formaient un rond autour et la manière de manger était réglée. Chacun à son tour plongeait sa cuiller en bois et la retirait pendant que le voisin exécutait la même manœuvre. Un jour, mon père, affamé, oublia la consigne, et, après avoir avalé la première cuillerée, en prit immédiatement une seconde. Sur ce, un des vieux grognards se précipite vers le gourmand et lui crie en fureur : Avec tes thématiques et ta géographie, tu n'es qu'un f... blanc-bec. A cette apostrophe, l'insolent reçut sur la figure le contenu de la gamelle. Un duel s'ensuivit ; le vieux grenadier fut tué, et de ce jour les jeunes conscrits souffre-douleur et martyrs furent respectés davantage dans le régiment[3].

Malgré le calme dont il jouissait, mon père sentait peu de goût pour la carrière des armes. Il écrivait sans cesse à ses sœurs en déplorant la pauvreté qui l'avait chassé de son pays. Sa suprême consolation était d'aller s'asseoir au pied d'un arbre dans la forêt de Fontainebleau, pour y pleurer toutes ses larmes : J'étais un jour, nous a-t-il raconté, dans un état lamentable, lorsqu'un camarade m'aperçoit : Que fais-tu, grand imbécile ? Au lieu de pleurnicher comme un veau, viens au bal des blanchisseuses. Il m'entraîne de force ; j'étais encore ému en entrant. Mon compagnon, habitué du Heu, donne le mot d'ordre aux plus jolies demoiselles ; me voilà entouré, et bientôt ma mélancolie se dissipe dans le tourbillon d'une valse. J'étais fou de la danse ; ce bal me fit grand bien, et je retournai moins souvent confier mes ennuis aux solitudes de la forêt.

 

Les deux lettres suivantes, adressées de-Fontainebleau et de Courbevoie par le jeune vélite de la garde, à sa sœur Phillis, montrent le héros acceptant déjà avec plus de patience les misères de son état.

Fontainebleau, 11 thermidor 1804.

 

J'attendais, ma chère Phillis, ta lettre avec bien de l'impatience ; enfin la voici arrivée. Sans elle je ne serais pas encore accoutumé à mon métier ; mais à présent que tu m'approuves, je suis content, et je n'ai d'autre ennui que d'être séparé de toi. Je commence à avoir une meilleure idée des vues du gouvernement sur notre corps. Il nous envoie souvent des généraux pour voir si nous sommes bien et pour examiner nos progrès. Le maréchal Bessières nous passa hier en revue : il nous promit nos maîtres, et il est à peu près sûr que, dans une quinzaine de jours, tout sera organisé. Ça me fait grand plaisir, j'ai repris beaucoup de goût pour l'étude, et je suis vraiment effrayé de ce que l'exercice et le service militaire me permettent d'étudier si peu. Mais dans trois ou quatre mois nous saurons manœuvrer, alors nous aurons beaucoup plus de temps. On ferait peu de progrès en n'ayant que les maîtres du corps. Nous serons si nombreux qu'à peine pourra-t-on avoir chacun dix minutes de leçon. En sorte que je me propose d'avoir un maître particulier pour chaque cours que je suivrai publiquement, c'est le moyen de se distinguer. J'ai fort peu d'espoir, d'avancer si M. Blondeau n'est pas placé ; les vélites arrivés les premiers ont tous l'avantage ; ils ont attiré avant nous l'attention des chefs, et déjà il y en a une quarantaine nommés instructeurs, qui, dans peu, deviendront sous-officiers.

Il est assez difficile de se familiariser avec les chefs. Ceux-ci craignent de nous donner de la jalousie les uns aux autres, en ayant l'air d'en protéger un. Du reste, il n'y a que deux de nos officiers qui soient d'une société à rechercher : les autres sont de bons militaires, mais des gens de peu de naissance et de peu de moyens. Je compte cependant faire mes efforts pour bien servir avec eux, parce qu'il faut se faire connaître ; sans cela, l'on reste toujours dans l'ornière. Je compte m'ouvrir la connaissance d'un jeune capitaine par le moyen de la chasse ; il l'aime passionnément. Je lui ai déjà fait parler de moi par un sergent que je connais ; je me suis donné pour un grand chasseur, et j'espère que bientôt je sortirai avec lui. Dès que nous aurons chassé deux ou trois fois ensemble, nous serons bons amis.

Il est encore bien difficile de faire des connaissances un peu respectables en ville ; le militaire est fort peu estimé ; on se méfie beaucoup de tout ce qui en porte l'habit, sans considérer que les vêtements ne font pas le moine, on ne reçoit presque aucun de nous, pas même les officiers supérieurs. On m'a assuré qu'il n'y avait qu'un vélite qui fréquentât la bonne société à Fontainebleau ; encore est-ce parce qu'il y a des parents. Ce qui a le pins contribué à nous faire bannir de la société honnête, c'est que plusieurs vélites ont fait des malhonnêtetés à des femmes et se sont mal comportés sous beaucoup d'autres rapports. Ils sont parvenus à nous réduire à la société des courtisanes et des cafetières. J'espère que tu crois que je ne les fréquente pas. Lorsque j'ai un moment de libre, je préfère le passer à la caserne ou dans la chambre que j'ai louée, à lire ou étudier l'anglais et la géographie. J'ai acheté à Paris un dictionnaire. Ne crains pas, ou du moins crains peu pour mes passions ; elles ne furent jamais plus calmes : quand même je serais disposé au mal, je n'ai pas le temps d'y songer. On exige une si grande propreté dans nos armes et sur nos personnes, que nous sommes sans cesse à travailler : nous avons tout au plus une heure par jour : ainsi tu ne dois craindre rien de la mère de tous les vices. Jamais je ne fus dans une meilleure disposition d'âme, et, dans un corps de grenadiers, je suis bien plus sage peut-être que je ne le serais dans un ermitage. Je vais à la messe tous les dimanches matin ; j'entends aussi un sermon ce jour-là, autant par plaisir que par dévotion. Je fais quelquefois ma prière, jamais je n'ai été en butte à aucune plaisanterie de mes camarades. Beaucoup d'ailleurs font comme moi, et les autres ne s'en moquent pas.

Il y a un grand nombre de ces jeunes gens qui ne sont pas de bonnes familles, des fils de paysans, artisans, etc. ; il y en a aussi de très distingués, mais en général ce corps n'est pas ce qu'on le croit. Il y a fort peu d'intimité entre vélites ; on se rencontre et on se voit comme si on était des étrangers ; on ne fait pas de parties nombreuses. Chacun a deux ou trois amis avec lesquels il sort et partage ses plaisirs ; on est peu engagé à des dépenses, ni sollicité pour faire le mal.

La discipline est très exacte et en même temps très sévère. Le jeu de billard est défendu, et pour peu que l'on sache qu'un jeune homme perd de l'argent, on lui fait de vertes réprimandes. On est obligé de rentrer à neuf heures, et, si l'on y manque, on est consigné ; si on récidivé, à la salle de discipline !

Il n'y a que sur l'article des femmes que l'on n'est pas sévère. Plusieurs vélites mènent une très mauvaise vie ; on ne leur dit rien, ou si on leur dit quelque chose, c'est pour les engager à ménager leur argent et non leur âme.

Nos chefs ont tous une très mauvaise morale ; ils croient qu'après la mort tout est fini, qu'ils sont des animaux comme les autres ; ils croient à un Être suprême, mais ils le supposent neutre. Voici le langage de tous ceux à qui j'ai parlé, et ce sont eux-mêmes qui ont amené cette conversation. Il n'y aura malheureusement que trop de jeunes gens disposés à les écouter.

J'espère, ma bonne amie, que je suivrai sans peine tes sages conseils, et que, lorsque Dieu me fera la grâce de te revoir, tu me trouveras vertueux et reconnaissant pour la grande part que tu auras de ma bonne conduite, et pour les avis que tu m'as donnés et que tu me donneras encore, j'espère.

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Tu conçois qu'après avoir payé mon voyage, être resté treize jours à Paris dans un hôtel avec M. Blondeau, avoir acheté beaucoup de choses dont j'avais besoin, telles que livres, cartes, culottes de nankin, gilets de basin, boucles en argent, chapeau, uniforme, et quantité de choses nécessaires pour n'avoir pas l'air d'un manant, il me doit rester peu de chose, et je crains que X... ne se presse guère de m'en envoyer. Avec la plus stricte économie et en ne faisant que les dépenses indispensables, comme de payer mes maîtres, j'aurai de la peine à l'attendre deux mois. X... croyait que 500 francs suffiraient à ma dépense, n'ayant besoin de rien acheter ; il se trompe furieusement : outre qu'il faudra payer en partie les maîtres que nous aurons, il faut encore beaucoup de dépense pour sa mise. On nous permet d'avoir l'uniforme aussi beau que nous voulons. Après le service militaire, on ne peut sortir qu'avec des culottes de nankin, bas de soie ou de beau coton, ou avec des pantalons de casimir et des bottes. Il n'y a que les paysans qui sortent habillés différemment, et le moyen de se faire remarquer est de montrer qu'on n'est pas un homme de rien et d'avoir une très belle tenue. M. Blondeau, qui est au fait de cela, me l'a grandement recommandé. Je te donne tous ces détails afin que tu ne penses pas que je mange mon argent mal à propos.

Mille choses à tous, et mes respects à ma tante.

Adieu, ma bonne amie, je suis pour Hélène tout ce que peut être un bon frère.

Thomas BUGEAUD, vélite aux grenadiers de la garde.

 

Le côté sérieux et candide de ce caractère se révèle bien dans ces confidences intimes, dans ces regrets amers de ne pouvoir s'instruire. Ce désir d'apprendre éclate dans toutes ses lettres. C'est en effet à lui seul que le maréchal dut ce qu'il sut. Durant cette période troublée de la Révolution et sous le Directoire, il était presque impossible à un enfant, à un jeune homme sans fortune et habitant la campagne, de recevoir une instruction sérieuse. — Nous avons vu plus haut que le séjour de la Durantie était peu fait pour agrandir le cercle des idées et les connaissances du fils du marquis de la Piconnerie. Aussi devons-nous rendre hommage à la persévérance et à la force de volonté du pauvre Périgourdin, passionné pour l'étude, rougissant de son ignorance, et s'élevant par lui-même et seul à un degré d'instruction fort raisonnable pour un soldat de fortune.

Dans les lettres qui suivent, le jeune frère continue à prendre sa bien-aimée Phillis pour confidente. Son caractère se révèle tout entier dans ses épanchements intimes ; le petit vélite reste toujours un peu fier et sauvage, et son goût pour le militaire, selon son expression, diminue chaque jour, au lieu de s'accroître.

A mademoiselle Phillis de la Piconnerie, à Bordeaux.

Fontainebleau, 1804.

 

J'attendais en effet, avant de te répondre, ma chère Phillis, la lettre que tu m'avais promise ; mais le courrier qui me l'a portée était le dernier que je voulusse attendre. J'étais trop impatient, et mon cœur, de même que les rivières qui, grossies par mille petits ruisseaux, ne peuvent retenir leurs ondes écumantes, brûlait de s'épancher et de te faire part de tout ce qu'il ressentait. Tu trouveras sans aucun doute cette comparaison déplacée, mais comme elle exprime mes sensations, quoiqu'elle ne soit pas bonne dans le style épistolaire, je l'emploie quand même. Mais, me diras-tu, est-ce seulement le besoin de faire part de ta joie ou de ta peine qui te donne le désir de m'écrire ? Je sens que sur ce point ma comparaison n'est pas juste, car, outre le besoin, le désir d'exprimer à ma sœur tout ce que je ressens pour elle est un bien grand motif, et cependant n'est-pas une nécessité ; en sorte que (par une autre comparaison) je suis plutôt comme ces ruisseaux qui se plaisent à couler dans les prairies émaillées de fleurs. Mais laissons là toutes ces figures et venons au fait.

Depuis ma dernière lettre, il m'est arrivé une foule de petites aventures tant en bien qu'en mal. Je me rappelle que tu me disais de tâcher de me rapprocher de mes chefs. Eh bien ! ma chère, je l'ai fait malgré moi, et cela par un événement qui devait m'en éloigner. Je ne sais pas si je t'ai dit que j'avais un ami nommé Lamothe. Cet ami eut une dispute et me pria d'être son témoin ; je ne pus lui refuser, quoiqu'il soit expressément défendu de se battre ou d'être témoin. Comme nous allions an rendez-vous, nous fûmes arrêtés par la garde : on mit Lamothe ainsi que son adversaire à la salle de discipline, et moi on me laissa libre jusqu'à nouvel ordre. A peine les deux champions furent-ils ensemble qu'ils se battirent à outrance ; ils se seraient sans doute étranglés, si on ne les avait séparés. Le commandant très en colère voulait les punir très sévèrement ; mais comme quelqu'un lui fit observer que Lamothe n'avait pas tort, qu'il avait été insulté, il suspendit le châtiment et fit dire à Lamothe et à moi d'exposer nos raisons et les faits par écrit. Mon ami était incapable d'écrire, parce que dans le combat il s'était disloqué un poignet, aussi me priât-il de le faire pour lui ; en sorte que je m'érigeai en Démosthène en présentant sa défense et la mienne.

Tu sais que dans le pays des aveugles les borgnes sont rois. Nos chefs, qui sont de bons militaires, mais que la valeur seulement a conduits où ils sont, jugèrent que ce que je disais était superbe et nous acquittèrent tous les deux. Depuis lors, leurs manières avec moi ont changé et le commandant me parle souvent. Dernièrement il m'accosta très amicalement et me fit plusieurs questions sur ma situation, sur la manière dont je suis traité par les chefs inférieurs et sur mille autres choses ; je lui dis que j'étais fort content, parce que c'est une mauvaise méthode que de se plaindre. Il me dit ensuite : Vous êtes une de mes recrues, monsieur de la Piconnerie. C'est moi qui vous ai présenté au général Bessières. Je ne manquai pas de lui en accorder le mérite et de lui témoigner toute ma reconnaissance. Alors il me frappa doucement sur l'épaule et me réitéra plusieurs fois la promesse de ne pas m'oublier. Il me dit ensuite : Vous écrivez bien, monsieur de la Piconnerie ?Très peu, mon commandant, mais si mes faibles talents peuvent vous être de quelque utilité, vous me feriez bien plaisir d'en disposer. Il les accepta, et depuis ce temps il m'a occupé plusieurs fois, ce qui m'a procuré le plaisir de voir ses filles qui sont fort gentilles.

Tu vois, ma chère Phillis, que j'ai lieu d'espérer, lorsqu'il y aura des places parmi les vélites, que je ne serai pas oublié, car le commandant peut tout et ce sera à lui qu'on s en rapportera pour le choix des sujets. Cela me fait grand plaisir, quoique je ne sois pas ambitieux. Mon goût pour le militaire, au lieu de s'accroître, diminue chaque jour, et j'en arrive à désirer de ne pas toujours rester simple soldat, seulement pour être moins malheureux. Peut-être, dans quelque temps d'ici, penserai-je différemment ; mais c'est un état si dur, on est si esclave, et soumis à tant de personnes qui, le plus souvent vous maltraitent, qu'il faut absolument être insensible, — comme le marbre, — pour être soldat. Je t'assure, ma chère, que le militaire est une bonne école de patience et bien propre à former le caractère. J'ai dans l'idée que lorsque tu me reverras, je serai doux comme un agneau.

Patrice se trompe quand il dit que je fais des progrès dans les mathématiques ; je lui ai seulement dit que je les étudiais. Comment ferais-je des progrès, ayant si peu de temps a moi ? Nos fatigues ne sont pas diminuées, et ne diminueront, je crois, qu'après le couronnement de Empereur, parce que, comme nous devons aller à Paris a cette époque, le commandant met sa gloire à nous faire égaler en manœuvre les plus vieux grenadiers.

Quant à l'anglais, je le travaille fort peu. On nous a donné enfin un maître de dessin, de grammaire et d'écriture ; mais il est difficile de faire des progrès à ces écoles publiques, parce qu'on est trop nombreux. Nous sommes plus de trois cents au dessin ; aussi me suis-je décidé à prendre le même maître en particulier.

Adieu, ma chère Phillis, crois-moi ton tendre frère,

THOMAS.

 

Thomas à Phillis.

Fontainebleau, 1804.

 

Je suis enchanté, ma chère amie, que mes expressions poétiques t'aient amusée, je suis content de m'être donné cette licence, puisqu'elle t'a procuré quelques moments de gaieté. Cependant je ne me permettrai plus pareille chose, parce que je sais que tu es de bon goût, et que ce qui t'a amusée une fois pourrait bien t'ennuyer une autre. Les comparaisons sont venues par hasard au bout de ma plume, je m'en suis servi pour nous distraire tous deux et non par habitude, car je cherche toujours à les éloigner de mon style. J'espère que, dorénavant, je trouverai quelque chose de simple pour te dire ce que je sens, car si je ne trouvais rien, j'aurais encore recours aux comparaisons pour ne pas me priver du plaisir de te dire que mon cœur a besoin de s'épancher dans le tien, que j'ai trop de confiance en toi pour ne pas te rendre compte de toutes mes sensations, que j'ai besoin de tes conseils, que je t'aime, etc. Mais tout cela est si naturel et si vrai que je te le dirai toujours avec facilité, parce que je serai pour toi toujours lé même.

Nous avons fait, les jours passés, un voyage à Paris qui m'a beaucoup fatigué, parce que nous avions le sac sur le dos et que je m'étais beaucoup chargé, croyant demeurer quelques jours. Mais on ne nous donna même pas le temps de nous reposer. Nous arrivâmes le soir, et le lendemain nous passâmes la revue de l'Empereur, où nous manœuvrâmes longtemps devant Sa Majesté, qui fut, dit-on, très satisfaite de nous.

Il est vrai que je songe à l'École militaire, parce qu'on est sûr, y étant, de sortir avec le grade de sous-lieutenant et que l'on s'y instruit réellement, parce qu'on ne s'attache pas, comme chez nous, seulement à faire faire aux jeunes gens l'exercice, mais encore à leur donner les connaissances nécessaires pour devenir un bon officier, un vrai militaire, car un officier ignorant ne mérite pas ce nom. Il est vrai que dans cette école on souffre un esclavage des plus rudes pendant un an ou dix-huit mois, mais je ferais volontiers le sacrifice de ma liberté pendant ce temps, si je me décidais à faire de l'état militaire mon état. Je suis fort bien avec mes chefs et, comme soldat, aussi heureux qu'il est possible. On me traite avec la plus grande douceur. Cependant ce qui m'ennuie, c'est qu'ils comptent trop sur ma complaisance et qu'il ne se passe pas de moment qu'ils ne me surchargent d'ouvrage. De sorte qu'avec tout le tracas de la caserne, je puis à peine dérober un moment pour mon maître de mathématiques. En revanche, ils m'ont dispensé de monter la garde et de faire la patrouille, ce qui est fort agréable. On m'a nommé instructeur : il faut étudier l'école du soldat et assister à une leçon de deux heures. Comme j'ai commencé longtemps après les autres, j'ai besoin de travailler dur pour les rattraper. Je crois fort que de trois mois je ne pourrai étudier des choses plus essentielles. Je vais te nommer mes chefs principaux : le commandant s'appelle Chéry ; l'adjudant-major, Véjut : il est de Lyon, et le commandant, des environs de Fontainebleau. Le général commandant le corps s'appelle Ulat. Le maréchal Bessières est le général en chef, au moins à ce que je crois, car il nous a passés plusieurs fois en revue.

Adieu, ma bonne amie, je t'embrasse.

Ton frère, THOMAS.

 

L'entrevue de l'Empereur et du Pape à Fontainebleau, le couronnement du césar tout-puissant dans la basilique de Notre-Dame, quels souvenirs pour le soldat de vingt ans ! Aussi quel empressement met-il à raconter aux chères demoiselles de la Piconnerie tout ce qu'il voit ! Il a vu l'Empereur de près, et Sa Majesté lui a adressé la parole ! Bien mieux : placé de garde dans l'antichambre des appartements de l'Impératrice, il a vu madame Bonaparte et a eu une conversation d'un quart d'heure avec une femme de sa suite, très jolie et très aimable. Les vélites enfin ont assisté à une curée chaude dans la cour du château de Fontainebleau. Quel spectacle !

Après, surviennent les dures étapes sur Paris, sac au dos. Toute la garde doit assister au couronnement du souverain maître. Thomas décrit avec minutie les carrosses -dorés, les chevaux caparaçonnés, et l'entrée solennelle du Pape et de l'Empereur. Mais, hélas ! au milieu de toutes ces magnificences, en faisant la haie devant le cortège, le pauvre soldat, les pieds dans la boue, grelotte de froid et de fièvre, si bien qu'il est expédié à l'hôpital, où l'on est fort bien d'ailleurs. Là, cependant, le petit campagnard fait un retour sur la Durantie, son chien et son fusil, préférables à cette folle ambition qui fait quitter son chez-soi pour courir après la fortune à travers mille désagréments.

A mademoiselle Phillis de la Piconnerie.

Fontainebleau, 25 frimaire 1804.

 

J'ai vu une foule de choses nouvelles pour moi. L'Empereur est venu, comme tu sais, à Fontainebleau, pour recevoir le Pape ; j'ai eu le plaisir de le voir plusieurs fois de très près, lorsqu'il allait à la chasse ; il m'a même parlé, pour me demander s'il y avait beaucoup de vélites dans une caserne séparée devant laquelle il passait. Je répondis en le saluant, il me rendit mon salut et passa outre avec la rapidité de l'éclair. Quelques jours après, il fut au-devant du Pape, qu'il ramena dans sa voiture. Tous les soirs, j'allais me promener dans la cour du château pour voir l'attirail de la cour, et, quoique je ne sois plus de garde depuis longtemps, je demandai à la monter, dans l'espoir que je serais placé dans l'antichambre de l'Empereur ou de l'Impératrice. Mon attente ne fut pas trompée ; je me trouvai de garde à l'appartement de Mme Bonaparte ; je la vis plusieurs fois et j'eus une conversation d'un quart d'heure avec une femme de sa suite, très jolie et très aimable.

Le même jour, l'Empereur fut à la chasse : un cerf fut pris, et on fit la curée dans la cour du château, en présence de Sa Majesté. Plus de deux cents chiens se jetèrent sur le pauvre animal, qui fut dévoré en un instant. Tu penses si c'était pour moi un beau spectacle ! Nous avons donné un superbe repas à nos frères d'armes qui avaient accompagné l'Empereur. Tout se passa gaiement et plus d'une bouteille de vin fut vidée en buvant à nos santés. — Nous avons fait le voyage de Paris pour assister au couronnement de Sa Majesté ; il a duré dix ou douze jours. Nous y avons eu beaucoup de peine et pas du tout de plaisir. Le temps était très mauvais ; nous étions extrêmement chargés et, par surcroît de malheur, on nous fit dépasser Paris, et on nous caserna à une lieue et demie de cette ville. A chaque fête, nous sommes restés toute la journée sous les armes, par un grand froid et une boue abominable. A la fin du jour, nous retournions à notre maudite caserne, où il fallait travailler comme des nègres pour nettoyer nos armes et nous approprier pour le lendemain.

Tu ne te fais pas une idée de la beauté et de la magnificence du cortège du Pape et de celui de l'Empereur, le jour du sacre : le Pape passa le premier, pour se rendre à Notre-Dame. Une foule de voitures magnifiques précédaient et suivaient la sienne, qui effaçait toutes les autres : elle était attelée de huit chevaux gris pommelés d'une merveilleuse beauté ; leur crinière était couverte de plumes qui retombaient jusque sur leur tête, et la voiture ne le cédait en rien à l'attelage. Un ecclésiastique marchait à quelques pas en avant, monté sur une mule et portant la croix : il avait l'air d'une mascarade et fit beaucoup rire les anciens militaires, qui n'ont pas beaucoup de foi en tout cela.

L'Empereur passa quelques minutes après ; il surpassait tout le reste ; son cortège était dans le même genre que celui du Pape, mais sa voiture beaucoup plus belle : ses huit chevaux isabelle semblaient la faire voler avec majesté. Elle était tout or et portait sur le sommet l'aigle impériale avec la couronne. Plus de 80.000 hommes de troupe habillés à neuf formaient une haie aussi belle que formidable. Ce que je trouvai de plus beau fut l'illumination : tout était en feu, et les lampions, brûlant avec art, représentaient par leur arrangement des arbres et des dessins de toute espèce. Ici on apercevait un feu d'artifice ; plus loin, une énorme étoile qui éclairait une fontaine qui versait du vin.

Enfin, tout avait l'air divin ; je me serais cru dans l'Olympe, si je n'avais senti les misères humaines. La fièvre m'attrapa le premier jour de la fête et je l'ai toujours eue depuis, en sorte que j'ai souffert, parce que je ne pouvais quitter mon rang et que, malgré un froid mortel, il fallait rester dans la boue droit comme un piquet et souvent présenter les armes. Il fallait ensuite faire au moins deux lieues pour me mettre au lit. J'ai même été obligé de prendre une voiture pour me rendre à Fontainebleau, sans cela je n'aurais jamais pu y retourner. Aujourd'hui j'entre à l'hôpital, où l'on est fort bien, et j'espère que sous peu je serai rétabli. Ah ! ma chère Phillis, comme dans tous ces moments de souffrance je trouvais la Durantie, mon chien et mon fusil préférables à cette folle ambition qui fait quitter son chez-soi pour courir après la fortune à travers mille désagréments ! Comme je désirerais y être avec mes sœurs ! Au moins elles me plaindraient et par leurs soins me rendraient mon mal supportable, au lieu qu'ici je suis avec des étrangers qui ne font pas même attention à moi.

On doit, sous peu, nommer des caporaux parmi nous ; j'ai l'espérance d'en être : ce serait un pas de fait, et je serai bien moins malheureux ; car caporal dans la garde équivaut à sergent-major dans la ligne.

On nous a défendu d'avoir des chambres en ville. Aussi m'est-il presque impossible de rien faire jusqu'à ce que je puisse obtenir quelque place qui me vaudra une petite chambre à deux. Dans ce moment, nous sommes dix dans une chambre où il n'y a qu'une petite table, et comme peu ont le goût de travailler, on y fait un sabbat d'enfer.

Adieu, ma chère Phillis.

Ton frère affectionné, THOMAS.

 

Survient un premier incident dans la vie du militaire, le transfèrement des vélites de la garde de Fontainebleau à Courbevoie, et le déboire de n'avoir pas été choisi parmi les vélites incorporés dans l'armée d'Italie. Pour la première fois, le dégoût l'étreint et l'oppresse. Il reviendra cependant à son projet d'entrer à l'École militaire, et, en attendant, travaille les mathématiques et emploie ses faibles ressources à payer un maître. La sage Phillis avait dû morigéner son cher frère, et nous en verrons la trace dans une des lettres de ce dernier.

Le Consulat à vie avait duré deux ans. Premier consul le 2 août 1802 (an X), le général Bonaparte était proclamé empereur héréditaire le 8 mai 1804 (an XII), et le peuple ratifiait, par 3.572.239 oui, l'établissement de la dynastie nouvelle. Le vélite de la garde Bugeaud avait alors vingt ans. Après avoir assisté au départ pour l'Italie de ses compagnons plus heureux, il ne tarda pas lui-même à changer de garnison. Cette année 1804, la première de l'Empire, fut tellement agitée, tellement féconde, qu'un demi-siècle après, le maréchal se souvenait de ces événements qu'il avait traversés, bien humble comparse sans doute, mais que son esprit observateur et son bon sens avaient sainement jugés.

Ce fut pendant l'été de 1805 que lé régiment où se trouvait Thomas Bugeaud fut désigné pour le camp de Boulogne.

Le beau rêve que Thomas Bugeaud avait fait d'entrer à l'École militaire allait bientôt cesser de par le César tout-puissant. Il était, en effet, à cette époque, assez dangereux, ou du moins fort inutile, pour les sujets de Sa Majesté, et principalement - pour un vélite de la garde, d'édifier un projet et de tabler sur un lendemain. Le régiment de Courbevoie reçut l'ordre, en vingt-quatre heures, de se diriger sur Boulogne-sur-Mer.

Une lettre d'Abbeville, à la date du 16 messidor 1805, est écrite pendant une étape. Il y a dans les lignes tracées à la hâte par le jeune soldat, comme un léger souffle patriotique : c'est le premier. On va donc entrer en campagne, et au moins les peines que l'on endure seront utiles à l'Etat !

N'est-ce point dans ce sentiment inconscient du devoir et dans cette vision de la gloire lointaine, que l'on trouve l'explication de ces admirables renoncements, de cette abnégation, de cette discipline, de' cet héroïsme sublime enfin qu'Alfred de Vigny a décrits dans son livre si profond : Grandeurs et Servitudes militaires.

A mademoiselle Phillis de la Piconnerie.

Abbeville, vendredi 16 messidor 1803.

 

Tu as dû être étonnée de mon long silence ; mais, ma bonne amie, tu ne me blâmeras pas quand tu sauras que j'attendais pour te répondre d'être fixé sur un bruit de départ qui enfin s'est réalisé. Nous sommes depuis six jours partis pour Boulogne, et je n'ai su qu'ici notre véritable destination. L'incertitude de l'endroit où nous allions m'a encore empêché de t'écrire plus tôt. Me voici ; ma chère, trottant tous les jours de grand matin, le sac sur le dos, et arrivant toujours bien fatigué au logement. J'ai déjà traversé toute l'Ile-de-France et presque toute la Picardie, qui est une grande province qui ressemble assez au Limousin pour la nature du sol, mais elle est mieux cultivée. Les villages y sont horribles, les maisons ne sont pas plus jolies que les cabanes de nos charbonniers, et les habitants ne sont pas plus aimables que nos rustres de Limousins. Amiens, la capitale, qui est célèbre par le fameux traité, m'a paru fort peu remarquable. Il ne vaudrait pas la peine d'en parler sans sa cathédrale, qui est magnifique, et quelques jolies promenades.

Je suis enfin à Abbeville, plus jolie qu'Amiens ; je suis logé chez un jardinier qui a l'air très brave homme ; je viens de visiter son jardin, et par conséquent nous avons causé de jardinage. Il m'a appris plusieurs petites choses que je ne connaissais pas, et je veux te donner une de ses recettes qui pourra vous être utile. Quand vous aurez beaucoup de laitues pommées à la fois, pour les conserver dans cet aimable état pendant longtemps, il faut passer légèrement un couteau sous le pied de la plante et couper la grosse racine qui lui sert de pivot ; les autres petites racines suffiront pour la nourrir, mais ne lui fourniront pas assez de suc pour jeter sa tige en l'air.

Je travaillais sérieusement pour entrer à l'Ecole militaire, et voilà qu'il faut partir. Je n'abandonne pourtant pas ce projet, car je puis y travailler, quoique éloigné. Il n'est pas dans mon caractère de me plaindre de ce dernier événement, puisque c'est pour faire la guerre. Aussi je ne dis plus rien, et, quoique les peines redoublent, tu ne me verras jamais murmurer, puisque celles que j'endure sont utiles à l'État. Ce n'est qu'en garnison qu'un soldat peut se plaindre. Je pouvais facilement me dispenser de partir pour poursuivre mon projet, mais je n'ai pas voulu faire la moindre démarche : il y aurait eu lâcheté. D'ailleurs, en dehors de mon plan, je suis enchanté de faire cette campagne. On parle d'une expédition dont sans doute nous serions ; mais les gens versés dans la politique croient que c'est seulement pour décider les Anglais à faire la paix. Ce qu'il y a de sûr, c'est que la moitié de la garde se rend sur les côtes, et on assure que l'autre partie, qui revient d'Italie, arrive pour nous rejoindre. On nous a donné des pantalons et des vestes de toile pour l'embarquement. Nous serons campés à peu de distance de Boulogne. Nous possédons un souverain qui ne veut pas laisser les troupes dans l'inaction et il a de la confiance dans les vélites, car dans cette expédition nous sommes en plus grand nombre que les anciens grenadiers. Quant à moi, je suis bien persuadé que, s'il y a une affaire, nous nous distinguerons, car l'esprit est on ne peut meilleur et tous nous sommes enchantés de partir. En général, pour les combats singuliers, c'est-à-dire les duels, nous sommes plus braves que les anciens grenadiers de la garde. Au commencement, ils ont voulu nous mener, mais ils commencent à nous respecter. Au fait, je crois que l'Empereur nous estime beaucoup plus qu'eux, et qu'un jour ou l'autre les vélites feront un corps à part.

Adieu, ma chère amie.

Ton frère, THOMAS.

 

Ce fut sur le camp de Wimereux que le détachement de Thomas Bugeaud reçut l'ordre de se diriger, et c'est de Wimereux qu'il écrivit à sa sœur une lettre qui rend compte de plusieurs engagements avec les bâtiments anglais en croisière sur nos côtes, et qui avaient pour mission d'inquiéter nos travaux et de s'opposer au ralliement de la plupart de nos petites flottes à Boulogne.

Tout était prêt : l'armée comme la flottille se divisaient en six grands corps campant autour de Boulogne, chaque corps dans le voisinage de la rade où mouillait la division de la flottille désignée pour son embarquement. Les dispositions avaient été si bien prises, que cette opération difficile et compliquée pouvait, ainsi que celle du débarquement, se faire en une heure et demie. On n'attendait plus que la saison favorable, le vent nécessaire et le moment. — Un premier plan de descente avait été abandonné parce que l'amiral de Latouche-Tréville tomba malade et mourut à Toulon. — Un autre plan fut conçu et déjà l'amiral de Villeneuve commençait à l'exécuter. Toutefois l'homme n'était point à la hauteur de sa mission, et l'Empereur ne pouvait être partout ni suffire à tout : il s'agissait de faire d'abord une diversion, d'entraîner les flottes anglaises hors de la Manche et de les disperser en Afrique, en Asie, en Amérique ; puis, pendant que l'Angleterre hésiterait entre les points importants à défendre, opérer brusquement un retour en Europe, vers la mer du Nord. A ce moment la flottille de Boulogne devait se détacher des côtes de France.

On touchait au mois de juillet 1805. Napoléon écrivait au vice-amiral Villeneuve : Partez, ne perdez pas un moment ; avec mes escadres, réunies, entrez dans la Manche ; l'Angleterre est à nous. Nous sommes tous prêts, tout est embarqué. Paraissez vingt-quatre heures, et tout est terminé.

L'Angleterre, après avoir en vain essayé d'arrêter ces formidables préparatifs, avait eu recours, pour conjurer l'immense péril qui la menaçait, à son expédient habituel, les coalitions.

Un puissant effort et le jeu naturel d'une imagination féconde, dit M. Guizot, rappelèrent l'Empereur aux combinaisons qui devaient faire trembler ses ennemis et lui assurer sur l'Autriche le triomphe qui lui échappait contre l'Angleterre. Le plan de sa campagne était fixé ; toutes ses pensées se tournèrent vers une foudroyante exécution de sa volonté.

Notre armée de terre allait se trouver dans son véritable élément, et bientôt des émotions plus fortes devaient succéder aux entreprises avortées du camp de Boulogne. La capitulation d'Ulm, la bataille d'Austerlitz, le remaniement de l'Allemagne, allaient dans cette même année (1805) notifier à l'Europe l'avènement du nouvel empereur. Par un de ces hasards fréquents à la guerre, notre jeune soldat ne fut, jusqu'au jour d'Austerlitz, qu'un spectateur de ce grand drame. Plusieurs lettres à ses sœurs, confidentes de ses premières ardeurs de guerrier non moins que de ses premières impressions de jeune homme, peignent, mieux que nous ne saurions le faire, le futur maréchal durant cette phase encore intime de sa vie. C'est donc au néophyte ignorant de ses facultés militaires, presque inconscient de l'œuvre qu'il accomplit, effrayé parfois des horreurs de la guerre et des horizons sans bornes qui s'ouvrent chaque jour devant le souverain transformé en dieu, que nous laisserons la parole, Rien de plus intéressant que ces lettres dans lesquelles le jeune soldat raconte ses marches. — Bientôt nous le verrons décrire Vienne et ses environs, puis la plaine d'Austerlitz et les événements dont elle fut le théâtre.

A mademoiselle Phillis de la Piconnerie.

Saint-Quentin, 22 fructidor 1805.

 

Pardon, ma chère Phillis, du long silence que j'ai gardé ; tu dois être bien fâchée contre moi, et en vérité tu as raison, car j'ai eu certainement le temps de t'écrire. Je ne veux pas chercher à m'excuser, tu ne voudrais pas de mes raisons, aussi je me confie à ton indulgence. Ce qui doit me la faire mériter, ce sont tous les différents voyages que j'ai faits depuis quelque temps. Avant que l'expédition fût manquée, nous étions toujours en alerte. Nous embarquions et débarquions tous les jours, de sorte qu'on était sans cesse sur le qui-vive. Un beau jour, on nous dit que tout est manqué et que nous allons partir pour l'armée du Rhin, que l'Empereur va commander. Les troupes et tout l'attirail de guerre ont été débarqués à l'instant, et quelques jours après nous nous sommes mis en route pour Strasbourg. Nous voici déjà à Saint-Quentin, à six journées de Boulogne. J'ai été très content de ce changement : en effet, je te l'avoue à présent, nous étions horriblement mal à Boulogne. La route est pénible, il est vrai, mais au moins avons-nous le plaisir de voyager. Après m'être reposé une heure, je vais regarder ce qu'il y a de curieux dans les villes où je passe.

Ce qui est triste pour moi, c'est que, si nous avons la guerre, me voici dans l'impossibilité d'effectuer mon plan sur l'École militaire. Outre que je serai fort éloigné de Paris, la chose est plus difficile à obtenir. Il est bien fâcheux que je n'aie eu personne pour veiller à mes affaires ; maintenant je serais à l'École comme tant d'autres de mes connaissances. Mais il faut prendre son sort en brave : sans doute le sort le veut ainsi. Je suis soutenu dans toutes ces fatigues par l'honneur et l'espérance ; je pense que je suis utile à ma patrie, que je lui paye un tribut que je lui dois, et cette idée me fera supporter patiemment bien des maux ; d'un autre côté, j'espère qu'un jour je serai plus heureux.

J'ai vu Arras, la patrie de Robespierre et de Lebon. C'est une très jolie ville, et j'y ai logé chez la baronne de Neuchèze, vieille dame qui a perdu son fils à l'armée. Elle est d'abord venue étudier notre caractère à la cuisine, où nous reposions, mon camarade et moi, et dès qu'elle crut reconnaître que nous étions honnêtes, elle nous fit mille politesses, s'excusa de nous avoir méconnus et nous offrit d'excellent vin. Bref, pendant les deux jours que nous sommes restés à Arras, la bonne dame nous a traités comme des princes. Je traverse dans mon voyage l'Artois, la Picardie, la Champagne, la Lorraine et j'entre dans l'Alsace. Les belles villes où je passe à présent sont Rheims, Châlons, Nancy et Strasbourg.

Adieu, ma bonne sœur, adresse-moi : Strasbourg, grenadier vélite, garde impériale, 3e compagnie du 4e bataillon.

Ton frère, THOMAS.

 

Linz en Autriche, le 16 brumaire 1805.

 

Jusqu'à présent, ma bonne amie, je n'ai pas eu le temps de te donner des détails sur la campagne que nous faisons, ou plutôt que nous avons déjà faite, car l'Empereur nous compte déjà une campagne en raison de nos brillants succès. A peine ai-je pu respirer ; nous avons toujours couru, soit pour couper l'ennemi, soit pour le poursuivre ; je profite d'un peu de repos pour m'entretenir avec toi et te décrire en grand les différentes affaires et opérations qui ont eu lieu.

Depuis Strasbourg, nous avons marché à grandes journées ; après avoir traversé la principauté de Bade, l'électorat de Wurtemberg, nous sommes entrés dans la Souabe. L'ennemi fuyait devant nous : les premières affaires ont eu lieu près d'Augsbourg, où nous avons fait cinq ou six mille prisonniers. Plusieurs petites affaires, qui ont eu lieu jusqu'à la prise d'Ulm, ont toujours été à notre avantage, mais c'est à Ulm que nous avons eu un plein succès par les manœuvres vives et habiles de l'armée française. L'ennemi s'est trouvé cerné et il a été obligé de se rendre : j'ai eu le plaisir de voir défiler vingt-huit mille hommes qui ont mis bas les armes. C'était un bien beau spectacle ; l'armée était rangée par échelons en amphithéâtre sur une colline peu élevée qui entoure Ulm ; l'Empereur était sur un rocher près duquel nous étions en bataille, il était entouré des principaux généraux de l'armée et voyait passer comme à ses pieds l'armée ennemie qui sortait par une des portes de la ville et rentrait par l'autre après avoir déposé ses armes. Il regardait tout d'un œil tranquille et modeste, en se chauffant près d'un feu que nous lui avions allumé et où, par parenthèse, il a brûlé cette redingote grise à laquelle il semble attacher un peu de superstition. Après avoir fait défiler à l'ennemi cette belle parade, nous avons tourné bride et sommes revenus à Augsbourg, où nous avons très peu séjourné, car l'Empereur ne veut pas se donner de repos qu'il n'ait entièrement vaincu ses ennemis.

Nous avons traversé la Bavière, que notre avant-garde avait déjà fait évacuer aux Autrichiens, et nous sommes restés deux jours à Munich, qui est la capitale. C'est une assez belle ville, mais on n'y trouve aucune de ces commodités ni aucun de ces agréments que l'on rencontre dans nos villes françaises. L'ennemi était retranché sur les bords de l'Inn, rivière qui sépare la Bavière de l'Autriche. On l'en a chassé sans efforts et nous avons marché jusqu'ici avec la même-facilité que l'on voyage, à part quelques petites escarmouches. Nous avons vu, de distance en distance, sur la route, les endroits où l'on s'était un peu battu. A peine voyait-on cinq à six Russes sur le champ de bataille, pas du tout de Français : sans doute ils étaient enterrés. Au moment où je t'écris, il vient d'arriver en cette ville deux mille prisonniers, tant Russes qu'Autrichiens, que l'on a faits hier et avant hier. On s'est battu avec chaleur et tout l'avantage est de notre côté. Notre camp est, à ce qu'on dit, à vingt-cinq lieues d'ici, et nous ne sommes qu'à quarante-huit lieues de poste de Vienne. Je crois très fort que, s'il n'y a pas d'arrangements, avant peu nous verrons cette fameuse capitale, car l'ennemi ne paraît pas en état de nous faire résistance : il se défend si mal qu'on est presque sûr de le battre. Tu te figures sans doute, après tant de succès, que je me suis battu souvent et que ma vie a été vingt fois exposée. Eh bien ! point du tout, ma chère, je n'ai couru presque aucun danger, notre corps n'a pas encore donné, et c'est ce qui le rend désavantageux. Il n'y a rien à espérer, car peut-être nous ne nous battrons pas de toute cette campagne, et alors point d'avancement ! A la guerre, ce ne sont point les combats que l'on redoute ; au contraire, on les désire souvent pour se délivrer des souffrances, des fatigues et des privations, qui sont plus cruelles que la mort. Je t'assure qu'un jour où nous étions en présence de l'ennemi, c'est-à-dire en seconde ligne, mais très près, qu'il pleuvait, neigeait, grêlait alternativement, j'ai vingt fois désiré qu'on nous fit charger. Nous étions obligés de rester en bataille, sac sur le dos, sans pouvoir allumer du feu, n'ayant rien à manger, n'ayant pas eu de pain depuis quatre ou cinq jours, mouillés jusqu'aux os, et cela dura toute la journée et une partie de la nuit, jusqu'à ce que nous prîmes possession d'un village très fort qu'occupait l'ennemi. J'ai été assez faible, ce jour-là, pour désirer la mort, et j'appelais à moi quelques-uns de ces boulets que je voyais rouler dans nos rangs. Si, dans ces moments, on nous avait fait charger, certainement que nous aurions mis tout à sang. Je ne te parle pas des horreurs de la guerre, des villages saccagés, des injustices et des barbaries qu'elle entraîne. Je réserve ces détails pour le moment heureux qui nous verra réunis. Je me bornerai à te dire que le métier de héros est si fort celui d'un brigand que je le déteste de toute mon âme. Il faut avoir un cœur de rocher, dénué de toute humanité, pour aimer la guerre.

Ton frère qui t'aime,

Thomas BUGEAUD.

 

Brünnen, le 4 frimaire 1805.

 

Tu ne te doutais pas, ma chère amie, que ma première lettre serait de quarante lieues plus loin que Vienne, c'est-à-dire de la capitale de la Moravie. Je voulais t'écrire de cette orgueilleuse capitale que nous venons d'humilier, mais nous n'avons fait que la traverser. A peine l'ai-je assez vue pour t'en donner quelques détails ; cependant il faut bien que je t'en dise un mot, car tu m'accuserais de ne savoir rien remarquer.

Vienne est située dans une très petite plaine ; ses environs sont très peuplés, et ses villages sont si multipliés et si beaux, que l'on prendrait toute la plaine pour une immense ville. Mais les maisons de plaisance qui composent ces villages ne sont pas ornées des agréments de la nature, comme à Paris. On ne voit pas les charmants jardins anglais, les bosquets, les charmilles, les labyrinthes qui font le charme de ces sortes d'habitations. Les maisons sont toutes nues, à peine aperçoit-on quelques arbres qui puissent donner un peu d ombre. En arrivant à la ville, du côté de France, on voit un grand faubourg, plus beau qu'aucun de Paris. Au bout de ce faubourg est une place publique après laquelle on trouve le palais de l'empereur, qui est sur la porte de la ville. L'intérieur en est très mesquin, il n'est entouré d'aucun embellissement, et j'oserais dire que la cour n'est pas deux fois grande comme la cour de la Durantie. En revanche, on assure que les appartements sont d'une magnificence sans égale. Pour moi, tout ce que j'ai vu de plus beau, ce sont deux statues colossales qui sont à l'une des portes. Le reste de la ville ne m'a offert rien de remarquable ; cependant les maisons sont presque toutes bien bâties. Ce qui m'a surpris, c'est que la confiance régnait partout dans cette ville ; les boutiques étaient ouvertes, les femmes mêmes les plus élégantes passaient dans les rues au travers des militaires français, et les visages étaient aussi sereins que si nous eussions été en pleine paix.

Ah ! ma chère Phillis, comme le cœur me saignait quand j'ai vu que nous passions cette ville, dont la prise semblait devoir être le terme de nos travaux et de nos misères ! Je me faisais un tableau bien déplorable de mon sort à venir ; je prêtais déjà à notre empereur l'ambition d'Alexandre, et je me mettais à la place des vieux Macédoniens qu'il trainait par tout l'univers et qui soupiraient sans cesse après leur patrie et leur famille. — Pour me consoler, nous marchâmes presque toute la nuit, et en trois jours nous avons fait 40 et quelques lieues. Nous avons vu en passant la place où venait d'avoir lieu un combat. C'est là que s'est battu Joseph Debetz ; j'ai craint pour ses jours lorsque j'ai vu un grand nombre de morts, tant Russes que Français. Je regardais sur les boutons et je voyais beaucoup de morts du 75e, qui est son régiment. Je quittai ce lieu en croyant notre ami mort, parce que l'on me dit qu'il y avait eu beaucoup d'officiers tués ; mais, dans le village voisin, je trouvai un soldat de son corps qui me dit qu'il se portait bien, et depuis il m'a fait faire ses compliments.

Enfin l'Empereur vient de suspendre sa foudre, à notre grand étonnement ; nous nous sommes arrêtés dans cette ville, sans trop en savoir la cause, car, quoique tout se passe autour de nous, notre ignorance est complète et nous sommes de vraies machines. L'inaction où sont les troupes me fait espérer que peut-être on est sur le point de faire des arrangements. On assure même que nous allons reprendre la route de Vienne.

Le jour où je retournerai mes pas vers cette chère France sera un jour bien heureux pour moi. Les journées de marche ne me paraîtront plus longues, parce que chaque pas me rapprochera de ma famille et surtout de mes bonnes sœurs. — Je me suis toujours bien porté, mais un très gros rhume m'a attrapé ici. Pour le guérir, le moyen est bon : nous sommes toujours sous les armes à passer des revues, des inspections ; on nous tyrannise vraiment trop ; on exige, après 500 lieues de marche, la même propreté qu'à Paris, et, pour la plus petite minutie qui nous manque, on est puni ou grondé comme pour un crime capital.

 

Brünnen, capitale de la Moravie, 19 frimaire 1805.

 

Ne sois pas étonnée de mon silence, chère amie, la rapidité de notre marche et le peu de repos qu'on nous donne ne m'ont même pas permis de t'écrire ces derniers jours ; mais aujourd'hui je vais me dédommager un peu. Une indisposition de l'Empereur nous retient dans cette ville deux ou trois jours, ce qui me donne un moment pour m'entretenir avec toi. Comme je sais que tu es curieuse de tous les détails, je vais reprendre le récit de la campagne depuis Augsbourg. Après mon retour d'Ulm, nous partîmes de cette ville et nous fûmes droit à Munich, capitale de la Bavière, où nous restâmes trois jours. Nous traversâmes ensuite le reste de la Bavière pour marcher contre les Russes, qui étaient sur les bords de l'Inn. Les ennemis ont toujours battu en retraite, et on n'a eu jusqu'à Vienne que quelques légers combats avec leurs arrière-gardes. Nous avons donc traversé l'Autriche comme des voyageurs, et, après nous être arrêtés trois jours à Lentz, nous sommes arrivés dans cette capitale orgueilleuse, dont la prise semblait être le terme de nos travaux et de nos misères ; mais, hélas ! ma chère, quelle fut ma surprise et ma douleur quand je vis que nous traversions la ville sans nous y arrêter !

A peu de distance de Vienne, on a fait un grand nombre de prisonniers, et l'on s'est emparé d'un parc considérable. Le lendemain nous sommes arrivés sur le champ de bataille d'un combat très vif que l'on venait d'avoir avec les Russes ; les morts couvraient la plaine des deux côtés de la route. J'en regarde quelques-uns pour voir les différents régiments qui ont donné ; j'en aperçois beaucoup du 75e ; je m'informe, on me dit que ce régiment a été très maltraité et qu'il a perdu beaucoup d'officiers, mais enfin j'apprends que Joseph se porte bien et qu'il en a été quitte pour quelques coups de crosse sur la tète. Nous sommes entrés en Moravie et nous avons demeuré quelques jours dans la capitale, où je suis à présent. Là, on a parlé de paix ; il est venu des ambassadeurs, mais sans doute les conditions leur ont paru trop dures. Les ennemis ont voulu tenter le sort d'une bataille, ils ont réuni leurs forces à quatre lieues d'ici ; leur armée était formidable et les deux empereurs les commandaient en personne.

Trois jours avant la bataille, on nous a fait sortir de la ville et nous avons été camper à une lieue de l'ennemi. L'Empereur y est venu lui-même et a couché dans sa voiture, au milieu de notre camp. Pendant les trois jours qui ont précédé la bataille, il n'a cessé de se promener dans tous les camps et de parler tantôt aux soldats, tantôt aux chefs.

Nous faisions groupe autour de lui. J'ai entendu plusieurs de ses conversations qui étaient très simples, mais qui roulaient toujours sur les devoirs des militaires. Enfin, la veille de la bataille, qui était celle de l'anniversaire de son couronnement, il fit une proclamation dans laquelle il nous engagea à nous conduire avec notre intrépidité ordinaire et nous promit de se tenir loin de nous tant que la victoire nous suivrait. Mais, dit-il, si par malheur vous balancez un moment, vous me verrez voler dans vos rangs pour y remettre le bon ordre. Il nous promit ensuite de nous donner la paix après cette bataille, nous assurant que nous prendrions nos cantonnements. Nous répondîmes par des cris le joie qui annoncèrent un heureux succès. Des torches s'allumèrent, la musique se joignit aux chants d'allégresse de toute l'armée. Il semblait que chacun célébrait son retour dans sa famille et éprouvait la joie qu'on ressent en voyant son père, sa mère et ses frères. Cependant combien de ces hommes si joyeux ne devaient plus revoir leur patrie !

Dès l'aurore, les tambours et les trompettes annoncent le combat ; on part au cri de Vive l'Empereur ! on bat la charge. Ces mots sont encore répétés avec plus de force et portent la terreur dans les rangs ennemis. Nous chargeons avec la rapidité de l'éclair et le carnage est horrible. Les balles sifflent. L'air gémit au bruit des canons et de nos voix menaçantes que la mort suit de près. Bientôt les phalanges ennemies s'ébranlent et se mettent en désordre ; enfin nous les culbutons entièrement. Un point nous résiste ; les batteries en un instant sont enlevées, les canonniers hachés sur leurs pièces, et ce qui échappe à notre fer cherche son salut dans la fuite ou une mort plus lente dans les lacs. On n'a rien vu d'égal, ma bonne amie, à cette bataille mémorable. De l'avis des plus vieux militaires, c'est la plus meurtrière qu'il y ait encore eu. Je ne veux pas te peindre l'horreur du champ de bataille : les blessés, les mourants implorant la pitié de leurs camarades. J'aime mieux ménager ta sensibilité et me bornerai à te dire que j'ai été très ému et que j'ai désiré que les empereurs et les rois qui cherchent la guerre sans des motifs légitimes fussent condamnés, pour leur vie, à entendre les cris des misérables blessés qui sont restés trois jours sur le champ de bataille sans qu'on leur ait porté aucun secours. La perte du côté des Russes est innombrable ; ce qu'il y a de sûr, c'est qu'on voit sur le champ de bataille au moins soixante Russes pour un Français ; ce n'est qu'en un endroit que j'ai vu presque autant de Français que de Russes.

Depuis ce jour, il n'y a plus eu de combat. Les deux empereurs se sont vus en notre présence ; on assure que celui d'Allemagne a promis tout ce qu'a voulu celui de France. Les troupes se retirent, nous retournons à Vienne demain et j'espère que nous ne tarderons pas à reprendre la route de Paris. Arrivé, je demande une permission et je vole dans ma famille. C'est près de toi, c'est près de vous tous que je compte me dédommager de toutes mes fatigues et oublier toutes mes peines. Un seul instant effacera tout cela et je t'embrasserai de grand cœur.

L'Empereur nous a fait un petit discours en proclamation qui a été lu dans toute l'armée. Il y a témoigné sa satisfaction pour notre courage et commence par ces mots : Soldats, je suis content de vous ! Il nous promet ensuite une paix digne de nous, et puis nous annonce notre prochain retour dans notre patrie et la joie de nos compatriotes en nous revoyant. Il termina ainsi sa harangue : Il vous suffira de dire : J'étais à la bataille d'Austerlitz pour qu'on s'écrie : Voilà un brave !

Ton frère, Thomas BUGEAUD.

 

En lisant ces lettres d'un vélite inconnu, ne croit-on pas entendre la Grande-Armée tout entière révélant au monde ses pensées intimes empreintes tour à tour d'une tristesse touchant au désespoir ou d'un enthousiasme atteignant à la superstition ? Qu'on remarque seulement dans quelles villes sont rédigés ces épanchements fraternels. A cette simple énumération de capitales, ne voit-on pas la grande ombre du César moderne enlevant à l'antique maison de Hapsbourg ses électorats allemands et ses royaumes slaves, arrachant au seul héritier de Rodolphe la couronne impériale d'Occident, refaisant le monde à coups de cognée, pour employer l'expression célèbre de l'auteur des Châtiments ? Quel effet presque surnaturel dut produire cet homme sur les générations appelées à le contempler ou à lui servir de pâture ! Et cependant, combien de héros obscurs entraînés à sa suite demandaient grâce au futur captif de Sainte-Hélène, voyant, comme les Macédoniens d'Alexandre, dans chaque fleuve la limite extrême de leurs conquêtes, dans chaque ville importante le but de leurs travaux !

Après avoir conquis sur le champ de bataille d'Austerlitz ses deux galons de caporal, le .futur maréchal de France, qui portait dans sa giberne son bâton d'or semé d'abeilles, fut réexpédié pour la France. C'est de Courbevoie, dépôt de la garde' impériale, qu'il adresse ces bonnes nouvelles à sa sœur, le 26 février 1806. Il ne date plus sa correspondance en langage républicain. Son glorieux maître avait déjà supprimé les souvenirs révolutionnaires.

A mademoiselle Phillis de la Piconnerie, à Bordeaux.

Courbevoie, 26 février 1806.

 

Enfin, ma bonne amie, me voici de retour à Paris. A mon arrivée ici, j'ai appris, comme je l'attendais, que j'avais été nommé caporal dans la garde. Mon capitaine me l'a annoncé, et les marques d'estime qu'il m'a données sont les premières jouissances que j'aie eues dans mon état. Il m'a dit qu'il était extrêmement fâché de n'avoir pu me faire nommer fourrier ; qu'il avait fait tout son possible, mais que malheureusement d'autres jeunes gens avaient eu des protections plus puissantes que ne pouvait être la sienne et que c'était la seule chose qui m'eût fait tort. Au reste, m'a-t-il dit, vous devez être satisfait de la place de caporal ; elle est plus importante que vous ne pensez et peut vous mener fort loin, surtout l'ayant reçue en campagne. Il faut passer par là pour arriver ailleurs, et, un degré de plus, vous êtes sous-lieutenant dans un corps de ligne.

J'attends, ma bonne amie, ce degré avec bien de l'impatience, parce qu'il me fournira les moyens 'de recouvrer, si je veux, ma liberté et, par là, de me rapprocher de vous. Jusqu'à ce moment je suis forcé par la prudence de faire le sacrifice d'une aussi douce réunion. Tu sais et tu m'as dit souvent qu'il faut calculer l'avenir, qu'il ne faut pas sacrifier les jouissances de quarante ans à ses désirs du moment, et qu'il est prudent de reculer pour mieux sauter.

Eh bien ! ma chère, c'est ce que je veux faire. C'est à notre amitié qui, j'espère, durera plus de quarante ans, que je sacrifie le bonheur de te revoir ; mais si une fois je puis attraper l'épaulette, alors aucune autre ambition ne pourra m'arrêter : je volerai près de toi, près de vous tous, et je jouirai doublement, parce que j'aurai acquis en quelque sorte la liberté de rester près de ma famille, si mon goût ne me porte pas vers l'état militaire. Il me serait dans ce moment impossible d'obtenir une permission. Je suis attaché au nouveau corps de vélites, et leur instruction exige absolument la présence de tous les sous-officiers.

Adieu, chère Phillis.

Ton frère, THOMAS.

 

Le 6 avril 1806, deux mois après, Thomas annonçait de Paris à Phillis sa nomination de sous-lieutenant au 64e régiment de ligne. Caporal dans la garde équivalait alors au grade de sergent-major dans la ligne. Le voilà avec l'épaulette.

A mademoiselle Phillis de la Piconnerie.

Paris, le 6 avril 1806.

 

Tu as eu, ma chère, une haute idée de mon mérite en apprenant que j'étais caporal. Que penserais-tu à présent, si tu apprenais que je suis sous-lieutenant ? Lorsque je considère enfin que je suis sorti des dégoûts de l'état militaire, il me semble que c'est un songe, et un songe bien agréable. Après avoir su positivement ma nouvelle nomination, je voulais te donner des détails sur mon nouveau régiment, ce qui m'a retardé ; car j'ignore encore celui dont je fais partie, et crois fort que je ne recevrai mon brevet qu'à la fête. Je crois que je ne suis pas actif, car on assure que la moitié de ceux qui comme moi ont été nommés sous-lieutenants seront à la suite des régiments. Aussi ai-je fait des démarches pour n'être pas de ce nombre, et l'on m'a promis formellement de me porter aux actifs.

J'ai eu le bonheur dans tout cela de me trouver dans la compagnie d'un capitaine avec qui j'avais été dans trois ou quatre combats à Boulogne et qui a cru apercevoir en moi du courage. Joins à ceci une conduite régulière, un peu d'adresse à me rendre utile dans les moments difficiles, et voilà les causes de mon avancement.

Je compte avec bien de l'impatience les moments qui me séparent d'une permission qui ne peut me manquer.

Adieu, ma bonne sœur.

Ton frère, THOMAS.

 

Mais les désillusions ne tardent pas à refroidir cette belle joie. — Après un séjour à Besançon, il est de nouveau envoyé en Allemagne. Les chemins de fer, il est vrai, manquaient à l'Empereur ; mais ses troupes valeureuses voltigeaient du nord au midi, sans souci du danger et des fatigues. Une lettre datée de Waldhausen en Franconie, — 6 août 1806, — nous montre le lieutenant aux prises avec un farouche colonel.

Cependant le traité de Presbourg était signé et Napoléon organisait la Confédération du Rhin sur les ruines de l'Empire d'Allemagne : l'Europe put croire à la paix. Mais, à peine commencé, l'entr'acte était déjà près de finir : le repos ne devait point être connu des hommes de ce temps.

Moins d'un an après la bataille des trois empereurs, la Prusse tentait d'éclipser l'Autriche, sous prétexte de la venger. Pensée téméraire, que devaient amèrement dissiper des revers plus honteux et surtout plus décisifs que ceux de sa rivale. Les batailles d'Iéna et d'Auerstaedt, la capitulation d'Erfurth et quelques combats maintenant oubliés livrèrent à Bonaparte le royaume des Hohenzollern.

Varsovie, le 29 décembre 1806.

 

Il y a cinq ou six jours, ma chère amie, que je voulais t'écrire, mais à peine avais-je commencé qu'un ordre subit arriva pour se mettre à la poursuite des Russes. Le tambour rappelle : on part, et, après avoir quitté Varsovie, nous avons passé de suite la Vistule et le Bug, distants d'environ sept lieues. Dans la nuit, nous avons enlevé à la baïonnette les retranchements de l'ennemi et l'avons chassé vers la Newa. C'était le 24 qu'a eu lieu cette affaire ; le 25 il n'y a eu qu'une légère escarmouche de cavalerie, mais le 26 notre corps d'armée s'est trouvé en présence de l'ennemi, dans une petite plaine proche de la Newa. Nous étions très inférieurs en nombre, parce que nos forces n'étaient pas toutes arrivées, entre autres notre artillerie, à cause des mauvaises routes. Cependant on n'a point balancé à attaquer, parce que nous sommes accoutumés à toujours vaincre. La plus grande partie de nos forces fut portée sur notre gauche, car l'ennemi menaçait de nous envelopper de ce côté à la faveur d'un bois qui le couvrait. Nous n'avions à notre droite que trois bataillons de notre brigade, qui n'étaient soutenus par aucune cavalerie. Avec cette poignée de monde, nous attaquons une grande ligne d'infanterie protégée par plusieurs batteries et soutenue par beaucoup de cavalerie. Notre impétuosité les mit en désordres ils fuient de tous côtés, et déjà les canons étaient en notre pouvoir si la grande boue nous eut permis de remuer avec célérité. Mais c'est à peine si l'on peut en arracher ses jambes. Dans ce moment, la cavalerie charge notre gauche, qui n'a pas le temps de se former, parce que tous les soldats s'enterraient dans la boue et ne pouvaient agir que très lentement. Malgré leur feu terrible, les deux bataillons de gauche ont été culbutés et chassés sur le premier, dont je fais partie. Heureusement nous avions eu le temps de former un carré solide, mais nous craignions d'être culbutés par nos propres camarades qui cherchaient à éviter la mort, et nous étions forcés d'en tuer beaucoup, pour sauver les autres, attendu qu'ils se trouvaient entre nous et la cavalerie. Nous attendons cette masse à vingt pas. Tout à coup une décharge horrible confond et arrête les cavaliers ; ils tombent comme la grêle ; la terreur s'empare du reste et une fuite honteuse leur enlève le peu de gloire qu'ils n'avaient due qu'au mauvais terrain. Pendant notre court revers, les canonniers ennemis étaient revenus bravement à leurs pièces, et l'infanterie ennemie s'était ralliée. Il a fallu encore supporter un feu très supérieur. Nous avons tenu bon, et, après avoir tiré toutes nos cartouches, les officiers prenaient celles des morts et les passaient aux soldats. Jusqu'à ce moment j'avais été heureux, mais voilà qu'une balle arrive et me perce le jarret gauche. Un soldat me prend sous le bras pour me conduire à l'ambulance ; après avoir fait quelque pas, mon conducteur est emporté par un boulet. Je reste donc abandonné dans la boue, et pour surcroît de malheur, de nouveaux escadrons de cavalerie arrivent par le derrière sur notre carré et passent justement où j'étais. Je n'eus d'autre ressource que de faire le mort ; cette charge ne leur fut pas plus heureuse que la première. Un homme s'empara de moi et me conduisit dans un village où je fus pansé.

Pour rendre cette scène plus tragique, le feu se mit à la maison où j'étais, je me traînai comme je pus dans un autre logis, et de là j'ai été transporté à Varsovie, où je suis maintenant assez bien. Ma seule crainte est que je ne marcherai jamais avec facilité, parce que le nerf a été attaqué. Je n'ai pas su au juste comment s'est terminé le combat ; je crois que c'est à l'avantage des Français.

Je t'ai conté mes malheurs. Maintenant, pour t'égayer, je vais te peindre ma bonne fortune : j'ai été fait lieutenant, il y a huit jours, par Sa Majesté l'Empereur, à une revue qu'il a passée ici. Voilà la consolation !

Ton frère qui t'aime, Thomas BUGEAUD.

 

La lettre suivante, datée aussi de Varsovie, nous donne des détails sur cette blessure qui ne devait pas avoir de suites. Une certaine difficulté dans, quelques mouvements devait seule rappeler au maréchal cette conséquence presque inévitable de la carrière des armes. Quant à l'horreur que lui inspirent les villages en ruines, les plaines jonchées de cadavres, les blessés abandonnés sans secours, les appels infructueux adressés par les survivants à leurs amis de la veille, qu'ils ne doivent plus revoir, les guerres d'Espagne, de France et d'Afrique montrèrent à quel point le nouvel officier dut s'en guérir.

Dans cette lettre, le ton du jeune officier s'est singulièrement modifié. Nous le trouvons homme du monde très civilisé, et bien expérimenté pour un officier de vingt-deux ans.

A mademoiselle Phillis de la Piconnerie.

Varsovie, 21 février 1807.

 

Rassure-toi, ma bonne amie, je ne suis pas estropié ! Je pourrai marcher facilement, mais peut-être ne serai-je plus aussi robuste pour les marches forcées, car ceci, joint à une entorse que j'ai eue, me constitue une assez mauvaise jambe. J'étais presque entièrement guéri dans les jours du carnaval, mais ayant voulu sortir trop tôt, et même ayant passé la nuit au bal masqué, ma plaie a saigné de nouveau et j'ai été aussi malade qu'auparavant, pendant quelques jours. A présent cela va beaucoup mieux, et j'espère que sous peu de jours je serai en état de rejoindre mon corps.

Il me semble que je t'entends dire : Il est toujours le même, toujours étourdi, il ne changera jamais. Peut-être as-tu raison. Cependant si je suis sorti trop tôt, c'est que j'avais grande envie de rejoindre mon corps et qu'il fallait par des promenades s'accoutumer à des marches pénibles. Je suis encore plus impatient depuis que j'ai reçu ta lettre. Tu ne te contentes pas de la lieutenance, et mes camarades vont gagner la croix, dis-tu, tandis que je suis dans l'oisiveté ! Cette idée me désespère, car puisque je suis soldat, je voudrais tirer parti de ma carrière, en suivre toutes les chances et tirer les derniers coups de fusil, comme-f ai tiré les premiers à Boulogne.

J'étais fort en colère contre toi jusqu'au 18. Je n'avais reçu aucune lettre : elles sont arrivées toutes deux à la fois, et je peux t'assurer qu'elles ont été les bienvenues. J'ai laissé de côté toute ma mauvaise humeur et je le les ai lues cinq ou six fois de suite.

Je tremble que le régiment ne se soit battu, comme on le dit, dans les dernières affaires ; si cela est, je n'ai plus d'espoir. Les nouveaux traits effacent les anciens ; on me croira suffisamment récompensé de la lieutenance. Je ne puis guère te donner de détails sur les combats qui ont eu lieu les 4, 6 et 8 ; je sais seulement que l'ennemi a été bien battu, quoique infiniment supérieur, qu'on a pris beaucoup d'hommes, de canons et de drapeaux, mais que nous avons perdu plusieurs braves généraux et officiers supérieurs.

Je suis logé chez un peintre en miniature qui a beaucoup de réputation, et ce qui contribue à rendre sa maison agréable, c'est qu'il est très bon musicien, ainsi que ses enfants. Quoique très jeunes encore, ils parlent six ou sept langues, entre autres le français avec assez de pureté.

Je suis absolument au centre des sciences et des arts. Jamais je n'ai éprouvé comme aujourd'hui la privation des talents ; j'y pense à chaque instant. Pourquoi suis-je né dans un maudit pays où les sciences et les arts sont presque ignorés ? Pourquoi mes parents ont-ils été insouciants ! Et mille autres réflexions aussi pénibles qu'inutiles.

Les Polonais cultivent les langues vivantes, surtout le français, qu'on parle fort bien dans toutes les maisons un peu comme il faut. Ils aiment beaucoup la musique, et partout où j'ai logé il s'est toujours trouvé :un musicien plus ou moins bon. Cependant mon orgueil national a été flatté, quand j'ai vu que dans cette partie, comme dans plusieurs autres, nous étions les maîtres. La plupart de leur musique est française, les livres français remplissent la moitié de leurs bibliothèques et l'on voit dans toutes les mains nos meilleurs poètes et nos meilleurs auteurs, tels que Boileau, Racine, Molière, Voltaire, Fontenelle et le bon Florian, que lisent tous les enfants et que relisent les grandes personnes.

On est, dans ce pays-ci, très entiché de noblesse. Les gentilshommes sont d'une fierté insupportable, surtout vis-à-vis de leurs paysans, qui ne les approchent pas sans leur baiser les pieds ou en faire le simulacre. Ils ont été très étonnés de ce que les Français ne considéraient pas plus un palatin ou un gentilhomme que tout autre bourgeois. Comme nous ne savons pas baisser la tête jusqu'à terre, nous avons été traités d'incivils.

Dernièrement deux dames racontaient assez maladroitement, devant moi, des incivilités françaises : Aujourd'hui, disait l'une, un officier m'a dit très cavalièrement de lui indiquer son logement. — Mais, Madame, c'est bien pis, disait l'autre. Deux officiers tout crottés furent logés chez moi l'autre jour. On les introduisit dans mon appartement ; je sortis pour donner quelques ordres, et ces messieurs, se croyant chez eux, changèrent de bottes, de chemises, enfin firent toute leur toilette. Je songeai immédiatement à ma vengeance, cette passion nous étant très naturelle ; je crus que le meilleur moyen était de faire l'apologie des Françaises. Mesdames, leur dis-je, nous sommes élevés dans les camps, il n'est pas étonnant que nos manières se ressentent quelquefois de la rudesse de nos exercices. Mais si vous connaissiez les Françaises, vous jugeriez bien mieux de la nation. Elles sont polies et honnêtes, elles ont le bon ton de la société, et surtout beaucoup de candeur et d'indulgence : jamais dans leur conversation le moindre mot qui puisse froisser personne. Elles sont délicates et emploient mille petites attentions qui charment tout le monde, même les personnes qui se croyaient d'abord négligées. Elles sont vertueuses sans pruderie ; au contraire, la gaieté et l'enjouement sont leurs plus aimables attributs. Enfin, Mesdames, elles ont en général toutes les qualités aimables et solides qu'un homme raisonnable, un fou, un étourdi ou un philosophe peuvent désirer. Ô ma chère patrie, quand te reverrai-je ?

Je voyais mes deux Polonaises se mordre les lèvres et rougir, mais pas une ne dit mot. Je me tus, et je m'aperçus que le portrait que je venais de faire de mes compatriotes, m'avait attiré un peu de considération.

Elles pensaient sans doute qu'un homme qui avait su apercevoir dans leur sexe autant de qualités, ne manquerait pas de voir aussi celles qui leur manquaient.

Je crois, ma bonne amie, que c'est assez babillé pour aujourd'hui. Je ne veux pourtant pas m'aller coucher avant de t'assurer que suis le plus tendre des frères.

THOMAS.

 

Guéri de sa blessure, le lieutenant Bugeaud dut regagner la France et le dépôt de son régiment, Besançon. — Il traversa Berlin et y séjourna quelque temps. Ses observations sont courtes, mais piquantes. Nous sommes vraiment considérés dans ce pays-là, écrit-il, tant en raison de nos succès, qu'à cause de notre manque d'orgueil. Ils nous comparent à leurs officiers qui étaient vains et insolents ; ceux-là n'y gagnent pas. Hélas ! leur orgueil est bien abaissé.

Le lieutenant Bugeaud, lorsqu'il écrivait cette phrase, il y a trois quarts de siècle, en 1807, était loin de prévoir que ces Prussiens, si abaissés alors, entreraient à Paris, en 1870, et camperaient aux Champs-Elysées, devant le monument triomphal élevé à la Grande-Armée.

 

 

 



[1] EXTRAIT du registre des actes de l'état civil de la commune de Limoges (Haute-Vienne).

Acte de baptême du maréchal Bugeaud.

Le quinze octobre mil sept cent quatre-vingt-quatre, j'ai baptise Thomas-Robert, né le même jour, fils légitime de messire Jean-Ambroise Bugeaud, chevalier, seigneur, marquis de la Piconnerie, et de dame Françoise de Sutton de Clonard, dame de la Piconnerie, son épouse ; a été parrain M. Robert de Sutton, vicomte de Clonard, lieutenant des vaisseaux du roi, chevalier de l'ordre royal et militaire de Saint-Louis, et marraine, dame Thomassine-Marie de Sutton de Clonard, dame de Toinet. Le parrain a été représenté par M. Louis Letocq et la marraine par demoiselle Anne Peyrimony, qui ont signé avec moi. Signé au registre : Louis LETOCQ, Anne PEYRIMONY et DAYMA, vicaire de Saint-Pierre.

[2] Le château de la Gandumas, qui existe encore, était la terre de famille. C'est là que le grand-père du maréchal avait établi des forges importantes, aujourd'hui encore en activité. Grâce à cette industrie, l'aïeul put élever ses vingt-trois enfants. C'est à lui que faisait allusion le maréchal Bugeaud lorsqu'il disait : Mon grand-père était forgeron.

[3] Ce fut le premier duel du maréchal. D'après un de ses anciens amis, le général X... qui nous le contait récemment, sa seconde rencontre eut lieu dans les circonstances suivantes : le fait se serait passé pendant la campagne d'Autriche, dans un château près de Vienne, où le détachement dont faisait partie le jeune Bugeaud recevait l'hospitalité. — Le maître de la maison, le comte X... et ses filles, avaient offert aux Français tout ce qui était en leur possession. Le sergent qui commandait le détachement, homme grossier et cynique, comme en comptaient malheureusement les bataillons des volontaires de la République, ayant porté ses vues sur ses jeunes hôtesses, annonça hautement son intention de pénétrer la nuit dans leur chambre, accompagné de deux de ses soldats. Le caporal Bugeaud ne craignit pas de blâmer la lâcheté de l'acte : un duel eut lieu sur l'heure et le sergent fut tué raide, d'un coup de pointe de son adversaire. Ce fut le second duel du maréchal Bugeaud. Un troisième, dont nous aurons occasion de parler longuement plus tard, eut une issue également funeste. En effet, le député Dulong fut en 1832, comme le sergent, mortellement frappé par son adversaire.