Arrivée de la chevalière d'Éon en France. — Réception qui lui est faite par la ville de Tonnerre. — Son installation à Versailles et sa présentation à la Cour. — Impressions et réflexions de sa famille, de ses amis, des contemporains. — Popularité de la nouvelle héroïne en France et à l'étranger ; ses succès dans le monde de la Cour et la société de Paris ; sa volumineuse correspondance. — Nouvelle querelle avec Beaumarchais. — D'Éon, ayant quitté ses habits de femme, est appréhendé par ordre du roi et conduit au château de Dijon. Le 13 août 1777, d'Éon quittait Londres ; dans la nuit même, il s'embarquait pour la France. Quelle que fût sa joie de rentrer dans sa patrie, d'embrasser sa vieille mère qu'il aimait tendrement, de retrouver son foyer et sa fertile Bourgogne toute couverte de pampres, il dut faire un cruel retour sur lui-même. Quinze ans s'étaient écoulés depuis son dernier voyage : c'était alors le petit d'Éon du duc de Nivernais, le protégé du comte de Choiseul qui apportait à Versailles les ratifications d'un grand traité. Sa sacoche était moins gonflée de papiers d'État que son cœur ne l'était d'illusions et d'espérances. La fortune souriait à son ardente jeunesse ; elle lui apportait de brillantes récompenses et lui laissait entrevoir un avenir plein de promesses. Il était accueilli à Versailles, distingué par la marquise de Pompadour, revenait à Londres la croix de Saint-Louis sur la poitrine. Bientôt après il était fait ministre plénipotentiaire et pouvait, grâce à un intérim, représenter lui-même son souverain pendant deux mois de fastueuse ambassade. Il avait connu alors toute l'ivresse du triomphe, mais aussitôt après toute la rancœur d'une disgrâce subite. C'étaient d'abord les vexations et les dédains du comte de Guerchy ; puis une lutte pleine d'embûches et de ruses ; le procès enfin intenté par une suprême audace contre son rival et le scandale si enivrant pour lui qu'avait été la condamnation Ir de l'ambassadeur de France. Dernier et périlleux triomphe qui soulevait l'indignation de Paris et de Versailles, provoquait l'abandon du roi et, l'un après' l'autre, de tous ses protecteurs. Une pénible vie d'expédients avait commencé alors, le réduisant peu à peu au désespoir et le poussant enfin à cette métamorphose inspirée par l'illusion tenace du public, longuement méditée et plus d'une fois rejetée avant d'être enfin admise. Il revenait maintenant en vaincu. Le petit d'Éon, tant choyé jadis par le marquis de L'Hospital et que le duc de Choiseul avait présenté comme un fort joli garçon au duc de Nivernais à cause de ses yeux bleus au regard hardi et intelligent, de sa taille fine mais bien proportionnée et souple, était devenu un homme de cinquante ans, à la démarche brusque et à la voix éclatante ; son menton volontaire était tout piqué d'une barbe noire rasée à grand'peine. Il avait conservé du dragon les manières et le genre d'esprit en même temps que l'uniforme, ce cher uniforme gris à parements et à soutaches rouges qu'il n'avait jamais consenti à abandonner pendant son séjour à Londres et qui avait fait de lui une silhouette aussi familière aux ministres d'État qu'aux mobs de la Cité. Aussi témoignait-il d'une égale répugnance à prendre l'habit féminin et à se résigner au genre de vie de son nouveau sexe. Bien qu'il eût signé l'étrange convention qui lui reconnaissait la qualité de femme, fil aurait voulu demeurer homme au moins par la i mise et s'était efforcé de fléchir le comte de Broglie sur la question du costume. Il affirmait que son vœu le plus cher serait de continuer sa route militaire dans l'armée, où par sa bonne conduite il n'avait jamais scandalisé personne ; mais en même temps se déclarait prêt à obéir à toutes les volontés du roi, qu'elles fussent de le laisser dans le monde en cornette et en jupe, ou même de faire couvrir sa tête dragonne du voile sacré dans un couvent de nonnes. Qu'y avait-il de sincère dans l'emphase de ces déclarations ? Dans un dernier retour de bon sens, voyait-il partir avec casque, aigrette, épaulette tous les rêves généreux de sa jeunesse follement sacrifiés à une ambition désordonnée et désormais impuissante ? Cet attachement obstiné à l'uniforme, symbole de la carrière régulière et de la discipline, marque-t-il chez lui un dernier regret de l'existence honorable et sûre qu'en bornant ses désirs il n'eût pas manqué de s'assurer ? Peut-être ; comme peut-être aussi n'y a-t-il là qu'une feinte de plus, un moyen détourné de prolonger l'équivoque et de donner le change ? La justice anglaise et la volonté du roi de France le font femme ; mais la répugnance qu'il montre à revêtir les habits de son nouveau sexe est bien faite pour enraciner dans leur croyance ceux qui veulent toujours le tenir pour un homme. En déclarant si haut qu'on lui impose des habits de femme, d'Éon cherche évidemment à laisser entendre que le sexe n'est pas plus de son goût que la mise, et que la volonté du roi, à laquelle il doit se soumettre, ne peut cependant rien changer à la nature. Il évite ainsi les difficultés du présent, tout en se ménageant pour l'avenir une rentrée en scène sous son costume naturel. Seul parmi les contemporains, Voltaire semble avoir démêlé au juste toute cette intrigue dont il a fait justice par une comparaison assez cruelle : Je ne puis croire, écrit-il de Ferney au comte d'Argental[1], que ce ou cette d'Éon ayant le menton garni d'une barbe noire très épaisse et très piquante soit une femme. Je suis tenté de croire qu'il a voulu pousser la singularité de ses aventures jusqu'à prétendre changer de sexe pour se dérober à la vengeance de la maison de Guerchy, comme Pourceaugnac s'habillait en femme pour se dérober à la justice et aux apothicaires. D'ailleurs tout en protestant véhémentement contre la volonté du roi qui changeait son casque en cornette, d'Éon s'ingéniait à tirer parti de son nouveau rôle et à se faire de sa métamorphose une réclame nouvelle et plus bruyante. Il a raconté lui-même comment, passant par Saint-Denis avant de gagner Versailles, il s'était fait conduire par Dom Boudier auprès de la supérieure du couvent des carmélites, qui n'était autre que Mme Louise de France. Celle-ci, avant d'ouvrir le rideau du parloir, aurait demandé comment était habillée Mlle d'Éon, et sur la réponse qui lui fut faite qu'arrivant de Londres elle était encore en bottes et en uniforme, la supérieure aurait exhorté son interlocuteur invisible à prendre les habits et à mener la vie d'une fille chrétienne[2]. Cependant, malgré les sages avis de la vénérable princesse et en dépit de la condition formelle que lui avait imposée Vergennes dans sa lettre du 12 juillet, ce ne fut qu'à Versailles, où il arriva en dragon, que d'Éon finit par se soumettre et obéir à l'ordre qui lui fut réitéré en ces termes : DE PAR LE ROI Il est ordonné à Charles-Geneviève-Louise-Auguste-Andrée-Thimothée d'Éon de Beaumont de quitter l'habit uniforme des dragons qu'il a coutume de porter et de reprendre les habillements de son sexe avec défense de paraître dans le royaume sous d'autres habillements que ceux convenables aux femmes. Fait à Versailles, le 27 août 1777. Signé : Louis Gravier DE VERGENNES[3]. Enfin, comme notre chevalier, à bout d'arguments, objectait encore au ministre que ses faibles ressources ne lui permettaient pas de se commander un trousseau convenable, Marie-Antoinette, intéressée aux infortunes d'une fille si intrépide, aurait ordonné, si l'on en croit d'Éon et ses biographes, que ce trousseau serait confectionné à ses frais. Il est certain, en tout cas, que Mlle Bertin, la célèbre marchande de frivolités, couturière de la reine, eut la première le singulier honneur d'emprisonner sous les jupes décentes et sévères d'une vieille et noble demoiselle le bouillant capitaine de dragons. Pour le reste de sa garde-robe, d'Éon s'adressa à Mlle Maillot, marchande de modes plus modeste, et à Mme Barmant, faiseuse de corps flexibles et élastiques. Le sieur Brunet, perruquier, rue de la Paroisse, fut chargé de lui accommoder une coiffure à triple étage. Alors que tant de mains agiles remuaient dentelles et rubans, ou baleinaient les corsets qui allaient si fort incommoder d'Éon, celui-ci, profitant des quelques jours où il pouvait encore porter librement sa tunique de dragon, se hâta de prendre le coche qui devait le mener auprès de sa vieille mère. C'est le 2 septembre qu'il atteignit la petite cité bourguignonne. S'il est vrai que les villes ont comme un visage où nous aimons à retrouver le caractère des plus célèbres de leurs enfants, celle-ci semble vouloir symboliser à merveille l'humeur de notre héros et en illustrer le souvenir. Escarpée et montueuse, elle a dans son premier aspect un air de hardiesse et de vivacité. D'une allure leste et décidée, les rues grimpent comme à l'assaut du rocher d'où l'église Saint-Pierre domine la ville qu'enserre la double ceinture du fleuve et d'une rangée de collines agréablement boisées. Il semble qu'à se trouver enfermée dans cette prison naturelle la petite ville ait pris cet air de brusquerie et de mutinerie, cette allure un peu désordonnée et incohérente, comme pour regimber contre la condition plaisante mais étroite qui lui est faite. Le soir où d'Éon y pénétra par le pont jeté sur le
pétulant Armençon, Tonnerre illuminée était toute en fête comme pour le
retour d'un fils ou plus exactement d'une fille prodigue. Plus de douze cents personnes, écrit d'Éon — non
sans exagération probablement —, sont venues
au-devant de moi avec canons, fusils et pistolets ; ma mère, quoique prévenue
depuis si longtemps de mon retour positif en France, ne pouvait le croire ;
elle est tombée sans connaissance en me voyant., et ma nourrice fondait en
larmes. Le lendemain toute la ville en corps et en particulier est tombée
chez moi avant que je fusse sortie du lit où j'étais campée sans rideaux,
sans miroirs, sans tapisseries et sans sièges. Cette image de mon ancienne
guerre est plus agréable à mes yeux qu'un palais. La joviale humeur
dont faisait montre notre chevalier ne semble pas lui avoir fait oublier le
ton pitoyable qu'il sied d'employer vis-à-vis d'un puissant correspondant
dont on attend quelque grâce, et il reprend avec non moins d'exagération : J'ai trouvé dans un cruel délabrement mon bien de
patrimoine consistant principalement en vignes ; on croirait que les hussards
s'en sont emparés ainsi que de ma maison, qui ressemble présentement au
château du baron de Tundertrumtrum ; il n'y a plus que les portes et les fenêtres
et la rivière d'Armençon dans mes jardins. Mais si quelque chose peut
m'attacher à la vie, dit-il en terminant, c'est la joie de l'amitié pure que
mes compatriotes tant de la ville que des campagnes voisines, depuis les plus
grands jusqu'aux plus petits, ont bien voulu me témoigner ; d'eux-mêmes ils
m'ont rendu les honneurs qui ne seraient dus qu'à vous et à Mgr le comte de
Maurepas si vous passiez par Tonnerre pour aller dans vos terres et lui à son
comté de Saint-Florentin[4]. Cependant, malgré toute la joie qu'il éprouvait à se trouver au milieu de sa famille et de ses compatriotes émerveillés de ses aventures et de ses saillies, d'Éon n'était pas homme à se contenter longtemps d'une célébrité provinciale ; il avait probablement vérifié que nul n'est prophète en son pays et qu'il fallait à la comédie qu'il allait jouer une scène plus brillante et plus vaste, ainsi que des spectateurs plus raffinés. Le ministre s'impatientait de ses retards à exécuter les ordres du roi et Mlle Bertin lui affirmait que sa présence était nécessaire pour les derniers essayages. Il quitta aussitôt Tonnerre et se rendit à Versailles, d'où il se hâta d'annoncer au comte de Vergennes son retour, sa tardive obéissance et les déboires qu'elle lui causait : Il y a une dizaine de jours que je suis de retour, disait-il au ministre[5], et il y en a huit que je me suis conformée à vos intentions, comme Mlle Bertin a dû vous le certifier à Fontainebleau. Je m'efforce dans la retraite de mon appartement de m'habituer à mon triste sort. Depuis que j'ai quitté mon uniforme et mon sabre, je suis aussi sot qu'un renard qui a perdu sa queue. Je tâche de marcher li avec des souliers pointus et de hauts talons, mais j'ai manqué me casser le col plus d'une fois ; au lieu de faire la révérence, il m'est arrivé plus d'une fois d'ôter ma perruque et ma garniture à triple étage, que je prenais pour mon chapeau ou pour mon casque. Je ne ressemble pas mal à cette Catherine Petrovna que Pierre le Grand enleva d'un corps de garde au siège de Derpt pour la faire paraître à sa Cour avant de lui avoir fait apprendre à marcher sur ses deux pieds de derrière. D'Éon, si l'on en croit ses contemporains, n'exagérait guère le ridicule de son nouvel accoutrement, et si, comme il disait lui même, il est malaisé de changer en un jour d'habits, de chemise, de logis, de résolution, d'avis, de langage, de couleur, de visage, de mode, de note, de ton et de façon de faire, il se consolait du moins par la singularité et l'affectation de la gêne physique qu'il éprouvait. Toutefois il vivait retiré rue de Conti, à Versailles, ayant refusé courtoisement l'invitation du sieur Jamin, prêtre de Fontainebleau, qui sans avoir l'honneur d'être connu de lui, lui offrait, s'il venait à cette Cour à Fontainebleau, un logement des plus agréables non par les plaisirs bruyants, mais par les promenades en forêt, et assurait son hôte qu'il serait à Fontainebleau sans y être et maître de porter tel habillement qui lui conviendrait. L'aimable invitation de cette dévote personne n'avait pas séduit d'Éon, qui ne se sentait pas encore préparé à affronter la curiosité de la Cour. Il tenait aussi à rendre ce coup de théâtre aussi éclatant que possible et s'ingéniait à en assurer le succès. Quelques mois avant son arrivée en France il avait déjà prié M. de La Chèvre d'être son précurseur, et celui-ci se vantait de lui avoir préparé les voies avec toute la chaleur imaginable et un zèle infatigable. Puis c'était un sieur Dupré, tuteur des lords Dawn et Albergeney, qui, chez le chevalier Lambert et le vicomte de Choiseul, avait ouvert les yeux à une infinité de gens. — On n'en revient point encore de l'étonnement, écrivait-il à d'Éon[6] ; on s'adresse à moi pour expliquer ce phénomène politique, et si je n'étais pas aussi bien informé que je le suis, je me trouverais souvent en défaut. D'Éon, qui avait fini par prendre goût à la mascarade, se multipliait, accréditant tous les bruits, entrebâillant sa porte à ses anciennes relations et annonçant à ses protecteurs son retour en France : J'apprends avec beaucoup de plaisir, Monsieur, lui répondait le maréchal duc de Broglie, que vous êtes de retour en France ; qu'il vous est permis de goûter, dans votre famille, une tranquillité dont vous êtes privé depuis longtemps. Je suis sensible aux sentiments d'attachement que vous me témoignez et j'ai l'honneur d'être très parfaitement, Monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur[7]. La comtesse douairière d'Ons-en-Bray, femme du président Legendre, qui connaissait d'Éon depuis sa plus tendre enfance et fut naturellement une des premières averties de son retour, ne pouvait sans sourire s'imaginer sous les jupes de la chevalière celui qu'elle avait connu étudiant en droit, escrimeur de premier ordre et galant secrétaire d'ambassade ; aussi accueillait-elle avec la plus grande incrédulité cette nouvelle aventure dont le héros lui faisait un récit plaisant : Votre lettre, lui répondait-elle, m'a fait rire aux larmes de vos saillies et de satisfaction que vous ne m'ayez pas oubliée, Mademoiselle ou Monsieur : je crains de mentir ; j'avoue que j'apporte encore de l'incrédulité à votre métamorphose et ne me permets pas cependant pour détruire mon incrédulité de faire et même de dire comme le bon apôtre Thomas. Mademoiselle, soit ; j'en suis plus à mon aise pour vous dire tout le plaisir que je me fais de vous revoir quand vous serez de retour de Versailles. Je vous y adresse les marques de reconnaissance de votre souvenir, ne sachant où reposent à Paris vos appas femelles..Sont-ils parés de plumes ? J'avoue qu'il cadre dans mon esprit que la coiffure de Mars est la seule qui vous convienne, en ayant la bravoure et les inclinations. J'ai avec moi deux émules avec qui vous me demandez de refaire connaissance. Ils le désirent plus que jamais, comme vous le croyez bien, et l'un d'eux, un grand gas qui occupe votre ancien appartement, voudrait sûrement le partager avec vous ; mais en mère de famille qui doit maintenir le bon ordre chez elle, il faudrait que je vous crusse tout à fait dragon pour vous prier de faire société nuit et jour avec les miens, qui s'en tiendront aux égards dus au beau sexe et vous gardent des bâtons de sucre tors pour guérir votre poitrine des influences de l'air dont elle est attaquée à présent. Ménagez-vous bien, Mademoiselle, et sous quelque forme que vous deviez nous reparaître, soyez persuadée que vous nous serez toujours très intéressante par le souvenir des anciennes marques de votre attachement, qui vous répond du mien pour toujours[8]. Aussi peu dupe de la métamorphose que Mme d'Ons-en-Bray, Mme Tercier, veuve de l'ancien ministre secret de Louis XV qui avait si longtemps correspondu avec d'Éon, s'étonnait de n'avoir point revu le chevalier depuis son retour. Elle lui reprochait vivement de ne s'être point encore présenté chez le comte de Broglie, tout en paraissant deviner la cause de cette hésitation. Je ne suis pas étonnée, lui écrivait-elle, que vous ayez tant de peine à vous faire au nouveau déguisement que vous allez prendre, qui vous gêne et vous embarrasse ; il est bien fait pour cela ; aux yeux de vos amis, vous serez toujours un brave homme et un sujet fidèle ; ils vous aimeront également et chériront votre amitié n'importe dans quel habit. Je vous prie de me mettre à la tête de vos amies qui vous sont le plus attachées, ainsi que toute ma famille, qui me charge de vous faire mille tendres compliments[9]. Les aimables reproches de Mme Tercier et ses billets affectueux ne réussirent pas à faire sortir d'Éon de sa tanière, où il se tenait, disait-il, comme un renard sans queue. Les sucres d'orge de Mme d'Ons-en-Bray ne parvinrent point non plus à vaincre le rhume qui le retenait avec tant d'à-propos au logis. Embarrassé dans ses jupes, il demeurait invisible. Cependant, le bruit de son arrivée, de ses aventures et de sa singulière métamorphose ne tarda pas à percer le cercle assez restreint de ses amis intimes et parvint bientôt jusqu'aux oreilles de la reine, qui voulut aussitôt voir cette moderne amazone : Elle envoya un valet de pied, raconte Mme Campan, dire à mon père de conduire la chevalière chez elle ; mon père pensa qu'il était de son devoir d'aller d'abord prévenir son ministre du désir de Sa Majesté. Le comte de Vergennes lui témoigna sa satisfaction sur la prudence qu'il avait eue et lui dit de l'accompagner. Le ministre eut une audience de quelques minutes. Sa Majesté sortit de son cabinet avec lui et, trouvant mon père dans la pièce qui le précédait, voulut bien lui exprimer le regret de l'avoir déplacé inutilement. Elle ajouta en souriant que quelques mots que M. le comte de Vergennes venait de lui dire l'avaient guérie pour toujours de la curiosité qu'elle avait eue[10]. Si d'Éon, en dépit de la reconnaissance officielle de son nouveau sexe par le roi, ne fut pas reçu en audience particulière par la reine, il ne manqua pas du moins de paraître à Versailles sous son nouveau costume et à plusieurs reprises se trouva dans les galeries du château sur le passage de Leurs Majestés. Ce fut le 21 octobre 1777, jour de sainte Ursule, ainsi qu'il prend soin de le noter dévotement, que le chevalier d'Éon, ancien capitaine de dragons, ancien ministre plénipotentiaire de France à Londres, reprit sa première robe d'innocence pour paraître à Versailles, comme il avait été ordonné par le roi et ses ministres[11]. Ce fut un véritable événement que l'apparition dans le cercle des courtisans de ce phénomène politique ou, comme l'appelait fort irrévérencieusement Voltaire, de cet amphibie. Chacun voulut voir cette femme extraordinaire, simplement vêtue, et qui pour tout joyau portait sur son corsage une croix de Saint-Louis gagnée sur le champ de bataille aussi bien que dans les ambassades. Certains, qui avaient été ennemis de Choiseul, se plaisaient à faire un succès à l'impétueux adversaire du comte de Guerchy ; mais la plupart, poussés par la curiosité, se montraient surtout intrigués par cette merveille pathologique qui, avec toutes les apparentes et les manières d'un homme, se déclarait cependant femme. Plusieurs des contemporains n'ont pas manqué de peindre d'Éon tel qu'ils le virent dans ces circonstances, et il faut avouer que le portrait n'est guère flatté. Elle a encore plus l'air d'être homme depuis qu'elle est femme, assurait un journal de l'époque en parlant de notre chevalier[12]. En effet on ne peut croire du sexe féminin un individu qui se rase et a de la barbe, qui est taillé et musclé en hercule, qui saute en carrosse et en descend sans écuyer, qui monte les marches quatre à quatre... Elle est en robe noire. Les cheveux sont coupés en rond comme des cheveux d'abbé, placardés de pommade et de poudre, surmontés d'une toque noire à la manière des dévotes. N'étant point habituée aux talons étroits et hauts des femmes, elle continue d'en avoir de plats et de ronds. D'Éon, à qui cette feuille élégante et mondaine refuse tous les dons du sexe aimable, n'avait pas voulu pousser trop loin la mascarade ; mais s'il n'avait pas usé du rouge qui faisait encore fureur, il ne semblait pas non plus ignorer toute coquetterie féminine, portant quelquefois des robes noires en raz de Saint-Maur, plus souvent des jupes en taffetas bleu de ciel avec petite rayure puce ou même en croisé broché mordoré, comme le relatent les notes de la demoiselle Maillot, sa couturière[13]. Mais en dépit de ses efforts pour parvenir à l'élégance, d'Éon demeurait parfaitement ridicule : La longue queue de sa robe, ses manchettes à triple étage contrastaient si malheureusement avec ses attitudes et ses propos de grenadier qu'il avait ainsi le ton de la plus mauvaise compagnie. C'est en ces termes peu obligeants que s'exprime dans ses Mémoires, écrits après la mort de d'Éon, Mme Campan qui, éclairée alors sur le véritable sexe du chevalier, ne peut s'empêcher de montrer quelque dépit d'avoir été mystifiée par un personnage qui eut avec sa famille et avec elle-même des relations de la plus cordiale intimité[14]. Le jugement des contemporains sur l'extérieur de d'Éon,
son accoutrement et ses manières, est d'ailleurs aussi unanime que peu
flatteur. Quelque simple, quelque prude que soit sa grande coiffe noire,
relate Grimm dans sa Correspondance littéraire à la date du 25 octobre
1777[15], il est difficile d'imaginer quelque chose de plus
extraordinaire et, s'il faut le dire, de plus indécent que Mlle d'Éon en
jupes. L'abbé Georgel, secrétaire du fameux cardinal de Rohan, fait
d'un trait clans ses Mémoires le portrait de la chevalière, à qui il a été
présenté : Ses vêtements, écrit-il, auxquels elle ne pouvait s'habituer lui donnaient un air
si gauche et si gêné qu'elle ne faisait oublier ce désagrément que par les
saillies de son esprit et le récit trop piquant de ses aventures[16]. La métamorphose causa naturellement une grande stupéfaction ; mais, en dehors de quelques habitants de Tonnerre qui avaient de bonnes raisons pour ne pas démordre de leur première opinion, ne trouva pas d'incrédules obstinés. Le sexe désormais officiel de la chevalière d'Éon fut accepté et respecté. L'intéressé se prêtait d'ailleurs à le confirmer, et la contrainte même qu'il affectait ainsi que sa difficile résignation à sa nouvelle existence n'étaient que des ruses plus savantes pour cacher le subterfuge. Il trouvait à jouer cette comédie, en outre de la sécurité de son séjour en France et le payement d'une pension devenue son unique ressource, un regain de la popularité dont il avait toujours été passionnément friand. Du jour de sa présentation à la Cour, sa popularité ne lit que grandir, tourner même à cette célébrité extraordinaire qui, à l'heure actuelle, préserve encore son nom de l'oubli. Il devint alors l'objet de toutes les conversations, le point de mire de toutes les curiosités. Les lettres de félicitations les plus emphatiques, les témoignages d'admiration les plus excessifs lui parvenaient d'inconnus émerveillés de sa surprenante odyssée, tandis que ses anciens amis le harcelaient de billets du tour le plus piquant. Parmi eux le duc de Chaulnes, qui l'avait connu à Londres au plus fort de sa lutte avec Guerchy, lui écrivait, faisant allusion aux derniers événements : Je ne sais pas si la chevalière d'Éon se ressouvient d'avoir vu le chevalier d'Éon, entouré de grenadiers, imprimer en 1764, une page de la Guerchiade sur la main du duc de Picquigny ; mais je sais que le duc de Chaulnes s'en ressouvient très bien, ainsi que de tous les procédés honnêtes qu'il a reçus de lui ou d'elle, car on ne sait plus où on en est. Je suis fort porté à croire par exemple que votre ami commun trouvera beaucoup plus du chevalier dans la chevalière qu'il ne voudrait y en trouver. Quant à moi qui ne suis qu'un bonhomme, et votre voisin, je voudrais savoir le moment où je pourrais aller discourir un moment avec Mademoiselle comme j'aurais discouru avec Monsieur. Comme tout frais remué de la politique, vous auriez peut-être des raisons pour préférer de venir chez moi : c'est cinquante pas à faire d'un côté ou de l'autre, que j'aimerais mieux vous épargner pourvu cependant que ce ne soit ni demain samedi, ni lundi. Je vous demande pardon de ces si, de ces car, de ces mais, très ridicules lorsqu'il s'agit de vous témoigner, Mademoiselle, toute ma reconnaissance des bontés que vous m'avez marquées et de l'amitié du feu chevalier. J'espère que vous rendrez justice à mon respect[17]. Les amis de d'Éon ne savaient plus en effet où ils en étaient, ni quel style employer. La marquise Le Camus, dans un gracieux billet où elle l'invitait à souper, trouvant à coup sûr sa société désirable, débutait ainsi : Brave Être, si j'avais votre facilité pour écrire, je ne serais pas embarrassée au premier mot ; j'ai donc cherché l'épithète qui nie paraît convenir le mieux à ce que vous méritez ; j'espère que vous trouverez bon qu'en vous mettant au-dessus de tout sexe, je ne vous en attribue aucun précisément, de peur de me tromper[18]. L'embarras était encore plus grand pour ceux qui avaient connu d'Éon dès sa plus tendre jeunesse, et ne l'avaient jamais perdu de vue dans son aventureuse carrière. C'était le cas de M. Genêt, premier commis aux Affaires étrangères, père de Mme Campan, qui avouait avec une aimable ironie que la langue française manquait d'épithètes appropriées à la nouvelle condition de son étrange correspondant : Pour ne point donner aux cardinaux le Monseigneur qu'ils exigeraient, les ducs leur écrivent en italien, et moi, être unique, dont je ne trouve le parangon que dans les divinités des anciens, pour vous adresser la parole d'une manière digne de vous et des sublimes mystères dont vous êtes l'emblème je me servirai de la langue anglaise qui n'a point de genre déterminé dans ses mots appellatifs et qui ne connaît guère de femelle qu'un chat et un vaisseau, je vous dirai donc : My dear Friend, voulant dire : mon cher ou ma chère amie, ad libitum[19]. Ceux qui avaient rencontré le petit d'Éon chez le prince de Conti, dans les beaux salons du Temple, alors qu'il cherchait fortune et carrière, se rappelaient au souvenir de l'illustre chevalière et la suppliaient de leur ouvrir sa porte. Lui, toujours imperturbable, jouait en dilettante son rôle de phénomène à la mode ; il éprouvait une orgueilleuse satisfaction à duper ses contemporains, ou tout au moins à exciter leur étonnement. Il retenait les uns par le récit des événements auxquels il avait été mêlé et captivait les autres par des anecdotes grivoises débitées avec une verve intarissable. Ses manières singulières ne lassaient pas ; on le recherchait sans cesse et ses amis se séparaient de lui à grand'peine. Je pars avec le regret de n'avoir pu vous offrir mon tribut d'admiration, lui écrivait le chevalier de Bonnard, sous-gouverneur des enfants du duc de Chartres. Voilà une lettre de votre cousine, qui est ma tante ; je lui dirai dans trois jours que je vous ai vue et que vous êtes au-dessus de votre grande réputation. Elle se félicitera sans doute et s'affligera pour moi que je n'aie pas profité plus souvent et plus longtemps d'un bonheur dont je sens tout le prix[20]. L'intérêt et la curiosité qu'avait excités d'Éon par sa métamorphose ne lui avaient pas valu seulement un succès de Cour. Le bruit de l'aventure avait porté son nom bien au delà des frontières. En Angleterre, où l'on s'était particulièrement attaché à le suivre, l'opinion se montrait curieuse de tous les détails. Mlle Wilkes qui, par un curieux billet que nous avons cité, avait elle-même dès le premier jour demandé à d'Éon la vérité sur son nouveau sexe, s'enquérait auprès du baron de Castille de l'accueil fait à Versailles à l'illustre chevalière, et M. de Castille, tout en transmettant à d'Éon les plus tendres compliments de la fille du lord-maire, ajoutait : J'ai répondu à Mlle Wilkes, ma chère héroïne ; j'interprète vos sentiments et je lui dis beaucoup de choses de vous comme ayant été témoin de vos succès à la Cour[21]... En Allemagne, où cependant il n'avait fait que passer, on s'inquiétait de d'Éon : Monsieur, lui écrivait un libraire de Berlin[22], je ne suis pas en droit de vous reprocher l'entier oubli d'un homme que vous avez très honnêtement préconisé et qui vous est attaché depuis 1756 ; mais ne cessant de m'intéresser à l'homme célèbre que je considère, je ne puis me refuser au désir de savoir, s'il se peut et pour autant que la franchise comportera, à quel clan des mortels je dois la satisfaction d'avoir connu le chevalier d'Éon de Beaumont. Je ne doute point que vous n'en deviniez la raison après ce qui se trouve inséré dans notre dernière Gazette du Bas-Rhin, d'un ton d'authenticité qui m'en impose enfin et contre lequel tout argument me manque... Vous aurez toujours donné de la célébrité aux deux genres et nous serons convaincus que votre conduite a été contenue et admirable. Du beau sexe, dont certainement je ne suis pas, je vous aurais l'obligation possible d'avoir appris, à ceux qui lui sont injustement contraires, qu'il est aussi capable que le nôtre des bonnes, difficiles et grandes choses, et du mien je ne cesserai d'être avec autant d'estime que de considération soit de l'un, soit de l'autre, lé très humble, etc. De Londres et de Paris, les échos de l'aventure étaient venus piquer au vif la sceptique curiosité du vieux valétudinaire de Ferney, qui s'inquiétait auprès de son fidèle ami le comte d'Argental de la véritable condition d'un hôte qui fort indiscrètement s'était annoncé lui-même chez le glorieux patriarche des lettres françaises : Je ne vous parlerai pas aujourd'hui, mon cher ange, des deux enfants que j'ai faits dans ma quatre-vingt-quatrième année. Vous les nourrirez s'ils vous plaisent, vous les laisserez mourir s'ils sont contrefaits. Mais je veux absolument vous parler d'un monstre : c'est de cet animal amphibie qui n'est ni fille ni garçon, qui est, dit-on, habillé actuellement en fille, qui porte la croix de Saint-Louis sur son corset et qui a, comme vous, 12.000 francs de pension. Tout cela est-il bien vrai ? Je ne crois pas que vous soyez de ses amis s'il est de votre sexe, ni de ses amants s'il est de l'autre. Vous êtes à portée plus que personne de m'expliquer ce mystère. Il ou elle m'avait fait dire par un Anglais, de mes amis, qu'il ou elle viendrait à Ferney, et j'en suis très embarrassé. Je vous demande en grâce de me dire le mot de cette énigme[23]. Les anciens camarades de d'Éon aux dragons, bien qu'ils eussent partagé sa vie à l'armée, n'avaient marqué aucune incrédulité particulière et avaient fêté de bon cœur la nouvelle héroïne. Le baron de Bréget, ancien capitaine au régiment d'Autichamp, et qui avait fait campagne avec lui sur le Rhin, lui demandait, quelques mois après sa métamorphose, s'il pouvait se flatter d'exister encore dans le souvenir de son ancien frère d'armes : Il n'y a que huit jours, écrivait-il, que je suis revenu de la campagne et je me hâte de faire demander à mon aimable camarade la permission de l'aller chercher et lui présenter mes nouveaux hommages. Je supplie très respectueusement mademoiselle d'Éon de me laisser embrasser très franchement et de tout mon cœur mon ancien camarade dragon[24]. Un autre capitaine au même régiment, le comte de Chambry, dans une lettre écrite à la même époque, reprochait vivement à d'Éon de ne lui avoir point annoncé son retour : J'espère, ajoutait-il, retrouver dans mademoiselle la chevalière d'Éon les mêmes sentiments d'amitié que dans l'ancien chevalier d'Éon, capitaine de dragons, etc., etc. Quant à moi, sous quelque forme qu'il paraisse, j'y prendrai toujours le même intérêt et suis impatient de l'en assurer moi-même[25]. Le marquis d'Autichamp, colonel et propriétaire du régiment à la suite duquel avait figuré d'Éon, avait été, l'un des premiers, averti par celui-ci de sa transformation : Il n'est que trop vrai, mon cher et brave colonel, lui avait écrit le chevalier, qu'en ma nécessité d'obéir à l'ordre du roi et de la loi j'ai repris ma robe pour l'édification des esprits faibles qui, en moi, ont été scandalisés de la liberté grande d'une jeune fille d'avoir été, par sagesse, cacher et retrancher sa vertu dans votre régiment de dragons pour qu'elle soit plus en sûreté. Ma ruse de guerre ayant été découverte, prouvée et manifestée en justice, le monde fut surpris de me trouver fille. En conséquence, la Cour, pour me punir ou me récompenser, me fait finir ma vie comme je l'ai commencée en devenant cornette[26]. El le galant colonel de répondre aussitôt : Je vous ai été fort attaché en votre qualité de capitaine de dragons ; la nouvelle forme que vous avez prise n'a jamais été un tort vis-à-vis de moi, et quoiqu'elle m'impose la loi de vous respecter beaucoup plus, elle ne m'ôte pas le plaisir de vous aimer, et c'est, je vous assure, avec empressement que je vous offre l'assurance de ces deux sentiments[27]. Les mêmes sentiments de bienveillante crédulité, les mêmes formules affectueuses se retrouvent sous la plume de tous les anciens camarades de régiment de d'Éon et font foi du bon souvenir qu'il avait laissé parmi eux. Le cas leur avait paru croyable, bien qu'extraordinaire ; de plus, il n'était pas sans précédents, ainsi que le baron de Castille s'empressait d'en informer d'Éon dans la lettre suivante : Mme de Laubespin vous parlera du dragon-fille du régiment de Belzunce ; il est encore venu ce matin chez moi, il a le plus grand empressement de vous être présenté, et je suis convaincu qu'il vous intéressera ; il a vingt-sept ans, il a près de cinq pieds cinq pouces, une figure agréable, de très beaux cheveux et bien plantés ; il est bas officier aux Invalides, et porte les marques de vétérance. M. le duc d'Aiguillon lui donna les deux épées en croix quand il eut été reconnu, et il le fut à l'occasion d'un coup d'épée qu'il avait reçu à la hanche. Il fut présenté au feu roi, qui lui fit beaucoup de questions, il fut présenté au feu roi par M. le prince de Beauvau à la chasse de Fontainebleau[28]. Il semble d'ailleurs que l'aventure de l'illustre chevalière ait tourné la tête de plusieurs femmes. D'Éon, dans ses papiers, a composé tout un dossier des lettres que lui écrivirent des filles de la plus grande taille, désireuses de changer leur sexe en apparence, afin de pouvoir s'engager et servir à l'armée. Il y avait joint également les épîtres que lui avaient dédiées quelques insensés, troublés, comme il arrive fréquemment, par la révélation d'une personnalité retentissante. Ce bizarre recueil, non moins que les billets de ses amis, de ses anciens camarades, et des inconnus eux-mêmes qui lui écrivirent dès son retour, ne laissent aucun doute sur l'étonnement que suscita sa métamorphose et sur la stupéfiante crédulité avec laquelle elle fut généralement acceptée. Tandis que d'Éon trouvait ainsi, dans le bruit d'un accueil inespéré, d'incessantes satisfactions pour son incommensurable vanité, les ministres, qui s'étaient flattés de le voir reprendre, avec le sexe qu'il avait avoué et le costume qu'on lui avait imposé, toute la décence et la considération désirables, durent s'avouer qu'ils s'étaient étrangement trompés. Non seulement d'Éon, sous son nouveau costume, attirait l'attention de tous ; mais, ne pouvant s'habituer aux coiffes, aux corsets et aux jupes, commençait, malgré la défense qui lui en avait été faite, à s'habiller de nouveau fréquemment en homme. Afin de prévenir tout nouveau scandale, M. de Vergennes résolut de donner à l'extravagante chevalière un tuteur vigilant. M. Genet, premier commis au ministère des Affaires étrangères, compatriote et ami de d'Éon, sembla tout désigné pour cette tâche difficile. Dans sa propriété du Petit-Montreuil, tout voisine de la demeure du comte de. Polignac et de l'hôtel de M. de Vergennes, il possédait justement un coquet pavillon où la pétulante' chevalière pourrait se résigner au calme que l'on' exigeait d'elle. Elle devait y trouver dans la compagnie de Mme Genêt et de ses filles, attachées au, service de la reine, un milieu moins austère que celui des dames Ursulines, Bernardines, Augustines, au sein desquelles elle avait offert de se retirer dans l'allégresse de son retour. Aussi Genet la pressait-il de rejoindre sa famille, faisant réparer en toute hâte le logement de son illustre héroïne. L'hiver s'annonçait rigoureux et il tentait de la séduire par la promesse de chambres très chaudes dans sa petite maison. Que vous me déplaisez, disait-il, dans le trou où vous êtes ![29] Cette affectueuse insistance ne réussit pas à vaincre aisément la répugnance de d'Éon à subir une tutelle où il avait démêlé la volonté du ministre ; aussi se fit-il prier longtemps et il ne se décida que vers le milieu de décembre à accepter l'hospitalité de l'aimable famille bourguignonne. Son hôte l'accueillit avec joie et cordialité. A dater de ce jour, les liens d'intimité qui unissent d'Éon aux Genêt, aux Campan, se resserrent naturellement et donnent lieu à un échange de bons procédés quotidiens dont les papiers de d'Éon nous ont conservé les traces. Un jour, c'est M. Campan qui le remercie très pompeusement d'un Essai d'histoire naturelle qu'il trouve plaisamment imaginé, mais un peu long ; d'Éon en effet n'était guère ami de la concision. Une autre fois, c'est Mme Campan qui, dans un style plein d'affectation, lui demande pour les princes un simple remède contre la surdité. La femme de chambre de la reine, qui n'a pas encore contre d'Éon le grief de savoir qu'elle a été mystifiée par lui, l'accable d'invitations. Le 24 avril 1778, toute la famille Genêt, lui écrit-elle[30], vient passer la soirée chez M. Campan. Elle serait comblée si Mlle d'Éon voulait bien leur faire l'honneur de les y accompagner ; elle n'y souperait qu'avec ses bons amis et est priée par Mine Campan d'y venir sans le moindre cérémonial. D'Éon est de toutes les parties qu'organisent les femmes de chambre de la reine. Se refuse-t-il à les accompagner, Sophie Genêt, de son écriture d'écolière, lui fait dépêcher un billet pour le supplier de revenir sur sa détermination ; elle redoute cependant de l'importuner, ce qui verserait la tristesse parmi ses hôtes. Se déplace-t-on pour aller visiter l'oncle Genêt de Charmontaut dans sa jolie terre de Mainville, près Melun, qu'on en avertit aussitôt d'Éon, qui devant tant d'insistance se laisse convaincre. Il parvient si bien à séduire le modeste châtelain que celui-ci ne trouve point de formules assez flatteuses pour le remercier de sa venue, ni de termes assez humbles pour s'excuser de sa frugale hospitalité : Je me regarde à présent au nombre des heureux mortels. J'ai eu le plaisir de partager avec mon frère la même satisfaction que lui de ce que vous m'avez fait l'honneur de me venir voir à mon petit ermitage, tout comme à lui d'habiter sa campagne du Petit-Montreuil. Et pour comble de satisfaction vous m'avez fait l'amitié et l'honnêteté de m'y écrire. Votre lettre, mademoiselle, me sera tant que je vivrai précieuse. Puisque votre santé s'est rétablie à Mainville, je souhaite que ma petite chaumière vous soit agréable pour venir vous y récréer et conserver une santé qui est chère à ceux qui ont l'honneur d'être connus de vous et qui connaissent vos mérites. Je me félicite d'avoir donné une fête à la chevalière d'Éon au même moment que nous gagnions la victoire sur les Anglais ; cela nous a fait un divertissement très heureux et agréable, qui n'a pas été troublé par aucune triste nouvelle. Mon sort est bien changé à présent, mademoiselle ; d'agréable qu'il était pendant que j'étais en l'honneur de votre compagnie, il est maintenant aussi isolé que ce bel arbre qui est au puits d'Antin. Pour me consoler et secouer ma mélancolie, je ne tarderai pas à partir pour Versailles, où j'aurai l'honneur de vous aller voir[31]. D'Éon se montra toujours reconnaissant envers cette famille qui l'avait si cordialement accueilli. Très fidèle dans ses amitiés il était, malgré ses modestes moyens, également généreux. De Tonnerre il ne cessait de leur envoyer des produits de sa riche Bourgogne, des truffes alors si renommées et peu connues encore, des chevreuils qu'il avait tués et surtout du vin de son terroir, dont M. Amelot, le comte de Vergennes et le duc de Chaulnes s'avouaient particulièrement friands. J'ai reçu, ma chère amie, lui écrivait Genêt, deux délicieux présents de votre part en huit jours, tous deux faits pour nous réjouir le cœur. C'est votre portrait en dragon qui m'a été envoyé par M. Bradel et dont je suis fort content, et une feuillette de votre excellent vin. Nous mettrons le portrait sur la table, en buvant le vin à votre santé. Vous savez combien nous vous sommes dévoués et comptons sur votre amitié parce que nous connaissons votre excellent cœur. Mieux que par ces menues attentions, d'Éon sut prouver son attachement à ses aimables compatriotes, car, avec la prudence et l'autorité d'une douairière qui se complaît à son rôle, il sut faire le bonheur d'une de ses jeunes amies, Adélaïde Genêt, si l'on en croit la lettre qu'elle lui écrivait au lendemain de son mariage avec M. Auguié, heureux ouvrage qui fut comblé par la reine, dit M. Genêt[32], au delà de toutes les espérances. D'Éon dut trouver cette vie patriarcale bien monotone, et après quelques semaines, le charme du Petit-Montreuil sous la neige s'évanouit à ses yeux. Il ne rêvait que bruit, succès et publicité, et se soustrayait avec peine à l'attention de ceux qui désiraient connaître un aussi singulier prodige. Sa renommée était alors universelle et l'on recherchait de tous côtés cette héroïne, aussi modeste qu'intrépide, à laquelle ses contemporains ne savaient comparer que Jeanne d'Arc ou Jeanne Hachette. D'Éon avait trop ardemment désiré et savamment préparé cette apothéose pour n'y point figurer ; aussi ne manquait-il aucune occasion de s'évader de sa retraite et, comme Genêt lui en faisait encore la remarque, il tenait à Paris comme un petit maître. Parmi les anciennes relations qu'il y avait retrouvées, la comtesse de Boufflers, la spirituelle amie du prince de Conti, l'idole du Temple, ainsi que l'avait surnommée Mme du Deffant, avait une des premières désiré revoir l'ancien ministre plénipotentiaire, aux côtés de qui elle avait fait à Londres les honneurs de l'ambassade : M. d'Usson m'a dit que vous n'aviez point oublié, Mademoiselle, que nous avons eu le plaisir de vous voir en Angleterre et que vous paraissiez souhaiter de renouveler la connaissance que nous avons faite avec vous ; j'ai de mon côté le plus grand empressement de revoir une personne qui sera célèbre à jamais par les événements de sa vie et par beaucoup de grandes qualités, et je serai charmée si vous voulez bien venir dîner avec moi vendredi prochain au Temple[33]. C'est qu'en effet l'audacieux aventurier était devenu l'hôte de choix, le personnage à la mode dont on se disputait la présence aux jours de réception. Sur les petits billets d'invitation, que d'Éon conserva religieusement, figurent les noms des femmes les plus spirituelles et des plus illustres personnages. Les salons les plus fermés s'ouvraient fréquemment devant ce phénomène, et ce n'est pas un de ces indices les moins curieux de la légèreté de ce siècle que cette crédulité enfantine dans le milieu où l'on faisait le plus ouvertement parade de scepticisme. Ces esprits raffinés et blasés, devenus comme étrangers aux préoccupations sérieuses de la vie, insensibles aux découvertes de la science, fermés aux charmes des chefs-d'œuvre, ne prisaient plus que l'extraordinaire. Pendant qu'autour d'eux se préparait un formidable bouleversement social dont ils ne savaient discerner les indices, hommes de Cour sans emploi et officiers sans régiment faisaient pour le divertissement des dames qui tenaient bureau d'esprit, comme on disait alors, assaut de bons mots, concours de piquantes anecdotes. D'Éon excellait dans ce genre ; son imagination, sa verve intarissable, ses saillies inattendues faisaient oublier le sel un peu gros de ses dragonnades trop fréquentes. Il attirait enfin par une singularité dont il entretenait soigneusement le mystère. On allait jusqu'à lui savoir gré de la modestie admirablement jouée qui le poussait à ne se produire qu'en très petit comité. Il se targuait, en effet, de fuir les curieux et d'être si indifférent à l'attention qu'il provoquait que ses amis devaient le supplier de remplir ses engagements : Le duc de Luynes brûle d'envie de vous voir ainsi que son beau-père, M. de Laval, lui écrivait son ami Reine[34]. Il m'a dit qu'il vous avait prié de manger de sa soupe ; puisque vous êtes à Paris, allez donc voir Mme la Duchesse, à qui vous voudrez bien présenter nos hommages. S'il peut paraître étrange de le voir très aimablement prié chez le comte de La Rochefoucauld ; chez M. de Villaine, le marquis de Chaponay ; chez la vicomtesse de Breteuil ; de le voir devenir l'hôte assidu de la duchesse de Montmorency et du vicomte de La Ferté, n'est-il pas plus curieux encore de retrouver cet étrange personnage dans les salons d'une bourgeoisie élevée, d'une noblesse de robe, qui formaient alors une société particulièrement cultivée et sceptique ? Il éveille la même curiosité parmi ces graves personnages : les Talon, les Fraguier, les Tascher, les Tanlay, les Nicolaï, les d'Aguesseau, qui se le disputent à l'envi et l'envoient chercher dans leurs carrosses. Un jour, c'est le comte de Polignac qui le prie de venir manger à la dragonne un morceau dans son galetas des Tuileries. La chevalière y trouvera, dit-il, du bon café précédé par des côtelettes et un homme de sa connaissance qu'elle désire voir. Le tout se passera à la minute et sans bruit[35]. Une autre fois, c'est le baron de Castille qui lui fait part du désir qu'avait le fameux cardinal de Rohan de connaître la chevalière. J'ai donné, lui mande-t-il[36], votre adresse à M. le prince Louis ; il doit ou aller chez vous pendant que vous serez à Versailles, ou vous prier de passer chez lui ; le peu d'instant dont il a eu à disposer à Paris l'a empêché d'aller vous chercher. Le mercredi 11 mars 1778, comme il prend soin de le noter sur un agenda méticuleusement tenu au jour le jour, d'Éon déjeune chez Voltaire. Sa journée commencée dans un si curieux tête-à-tête est singulièrement chargée, car il dîne chez la comtesse de Béarn et revient souper chez Mme de Marchais. A ce moment il a déjà abandonné le Petit-Montreuil pour se fixer rue de Conti, où il pourra mener plus aisément la vie mondaine à laquelle il ne peut se soustraire et dont il est d'ailleurs enchanté. L'accueil est aussi flatteur à la Cour qu'à la ville. Il assiste aux représentations de gala dans la loge de Mme de Marchais, femme de l'ancien premier valet de chambre de Louis XV, qu'il admirait particulièrement, à en juger par le portrait qu'il nous a laissé d'elle : C'est, dit-il, une petite femme, aimable, pleine d'esprit, très jolie, bien faite, avec des cheveux blonds qui lui tombent jusque sur les talons, de grands yeux bleus et des dents blanches comme de l'ivoire ; elle était, continue-t-il, l'amie complaisante de la feue marquise de Pompadour. C'est une belle de nuit qui passe sa journée dans le bain, à lire ou à écrire, ou dans son boudoir ou à sa toilette. On ne la voit que le soir ou après le spectacle de la Cour, alors que la compagnie s'assemble chez elle pour y souper délicieusement[37]. D'Éon, comme l'indique son petit agenda, semblait en effet n'admirer pas moins la charmante maîtresse de maison qu'il n'estimait sa table. Il passait la plupart de ses soirées chez elle, et si par hasard il n'y paraissait pas, tout ce petit cercle qu'il animait de sa gaîté s'inquiétait de sa santé. Apprend-on qu'il est malade, aussitôt toutes ces dames se pressent chez lui : La princesse Sapieha, en s'informant de ses nouvelles, lui envoie le sirop de calebasse dont elle lui a parlé : elle désire sincèrement qu'il puisse contribuer à sa guérison[38]. Puis c'est le marquis de Comeiras, maréchal des camps et armées du roi, qui se fait l'interprète des intimes de d'Éon et traduit leurs anxiétés : Moins étonné qu'affligé j'appris hier, cher camarade, que vous aviez mal à la gorge ; que vous vous étiez fait excuser chez Mme de Brige, d'où l'on vous avait envoyé du bouillon. Je racontai tout cela hier au soir à Mme de Marchais : aussitôt elle voulait vous envoyer un potage, une autre un consommé... Mme la princesse de Montbarrey désire fort vous voir chez elle ; j'ai promis de vous faire la proposition ; l'on me fait un honneur infini, mon cher et ancien camarade, l'on croit que je dispose de vous ; le beau sexe, qui veut voir son héroïne, m'en parle sans cesse[39]... La popularité de d'Éon était en effet à son comble ; il s'efforçait d'ailleurs d'entretenir par tous les moyens possibles une renommée dont il était friand et songeait à laisser à la postérité le récit de ses hauts faits. Il composait de burlesques recueils d'anecdotes sur la reprise de ses habits féminins, ou de très graves mémoires sur les négociations auxquelles il avait été mêlé. Tous ces projets, qui forment de volumineux dossiers, ne furent pas publiés et d'Éon se contenta de livrer à l'admiration de ses contemporains la Vie militaire, politique et privée de Mlle d'Éon, connue jusqu'en 1777 sous le nom de chevalier d'Éon[40]. Il en rédigea lui-même la plus grande partie, qui parut dans les Fastes militaires ; mais la signature de M. de la Fortelle qui figurait sur l'opuscule permit au chevalier de se décerner toutes les louanges dont il se jugeait digne, en toute sincérité et sans violer les lois de la modestie ! Trois mille exemplaires en furent tirés à part, vendus en Angleterre et distribués à des amis, auxquels le donateur envoyait aussi son portrait à l'eau-forte ou au burin. Tous les graveurs de l'époque s'offraient à l'envi à reproduire les traits de l'héroïque chevalière, qui d'ailleurs se gardait bien de leur refuser une pareille faveur. D'Éon fut portraituré en dragon, avec le casque ou le tricorne ; en buste, en pied ou à cheval ; en femme, avantagée d'une abondante poitrine, parée de dentelles et coiffée d'un bonnet fort coquet, ou en douairière serrée dans un sévère corsage noir où brille la croix de Saint-Louis. D'autres estampes le représentent en Minerve, casquée d'une sorte de morion qui n'a rien d'antique et où le hibou, cimier de la déesse, a été remplacé par le coq, qui figure dans les armes des d'Éon. Mais le moindre intérêt n'est pas dans les attributs, les légendes et les devises qui entourent ces portraits. D'Éon, qui se piquait de lettres et de sciences autant que de bravoure, sut en effet emprunter à l'antiquité les plus pompeux de ses trophées et inscrire audacieusement autour de sa propre image les vers que les poètes latins avaient consacrés aux plus redoutables héros, aux guerrières les plus farouches de Rome ou de la Grèce. Bien que fort nombreuses et fort variées, ces estampes eurent un grand succès et sont encore aujourd'hui très recherchées. On les trouvait chez le sieur Bradel, peintre, ou dans la boutique d'Esnault et Rapilly ; mais le héros lui-même se chargeait de les vulgariser avec la plus extrême libéralité. Il en avait fait graver une pour ses anciens camarades : Dédiée aux dragons, disait la légende, et ceux-ci se plaisaient à considérer les traits de l'illustre capitaine et à puiser dans ses hauts faits de nobles enseignements. C'est du moins ce qu'assurait l'aumônier du régiment des Dragons de Ségur, l'abbé Mouflet de Monbar : Je n'ai pas, Mademoiselle, écrivait-il à d'Éon, le bonheur de vous voir ; mais je jouis de celui de voir votre image qui attire des visites à ma chambre, où elle est le seul embellissement. Cette image pénètre mon âme lorsque je la fixe ; j'y vois une héroïne supérieure aux amazones et à toutes les femmes célèbres de l'antiquité, un dragon plein de fierté et d'audace, un ministre fidèle et patriote qui fait respecter son prince et sa personne ; j'y vois un personnage illustre et intéressant qui formera pour les siècles futurs un phénomène qui les embarrassera[41]. Écrits d'ordinaire d'un style moins emphatique, les remerciements des hauts personnages n'étaient ni moins empressés ni moins flatteurs. Le chancelier Maupeou lui envoyait les témoignages de sa sensibilité : Cette attention de votre part m'a fait grand plaisir ; soyez persuadée, Mademoiselle, qu'on ne peut rien ajouter à l'estime et à tous les sentiments que j'ai pour vous[42]. Le duc de Guines, ancien ambassadeur de France à Londres, accueillait avec beaucoup de reconnaissance le présent[43] qu'il avait sollicité de d'Éon par l'intermédiaire de la comtesse de Broglie, sa belle-sœur ; quant aux amis de notre chevalier, ils ne se lassaient point des gravures dont celui-ci les accablait et ils louaient à l'envi les grâces du pastel de Latour ou l'allure audacieuse de l'estampe de Bradel. Votre gravure est superbe, s'écriait Genêt[44], surtout par les yeux, qui sont ceux de Bellone même. Le regard est aussi fier que si vous aviez Beaumarchais en présence. Je lui défie de le soutenir. La vérité et l'honnêteté brillent, et c'est la foudre faite pour l'écraser. Depuis que la mort l'avait débarrassé de Guerchy, d'Éon avait en effet trouvé en Beaumarchais un adversaire nouveau et non moins obsédant. Leur que relie était née, comme jadis celle dont l'ambassadeur avait été victime, d'une question d'intérêt, d'Éon n'hésitant pas à proclamer hautement qu'il avait été dupé par Beaumarchais et que celui-ci, au moment de leur transaction, avait mis dans sa poche une somme de soixante mille livres qui devait être affectée à désintéresser lord Ferrers. Cette allégation, que d'Éon allait colportant de tous côtés, fut accueillie avec satisfaction parmi les ennemis de l'auteur du Barbier de Séville et ceux-ci, comme il est naturel, étaient fort nombreux ; le récit complaisamment fait du ridicule roman d'amour dans lequel son adversaire s'était un moment laissé entraîner mit en joie la Cour et la ville. Pour une fois, le célèbre pamphlétaire dut reconnaître qu'il n'avait pas les rieurs de son côté, et celui qui s'était si souvent diverti aux dépens de ses contemporains eut à supporter leurs railleries. Il s'irrita de certaines comédies que l'on improvisait alors dans les salons, et des mascarades, inspirées par le carnaval, qui le plaçaient en un amoureux tête-à-tête avec la virile chevalière. Le spectacle était d'autant plus piquant que d'Éon se faisait un plaisir de jouer lui-même son propre rôle, celui de l'ingénue, en face d'un Beaumarchais improvisé. Ainsi mis en scène, et accusé d'un aveuglement si incroyable, Beaumarchais perdit contenance et se fâcha. Ne sachant que répondre, il se plaignit et écrivit au ministre, M. de Vergennes, pour le prier de le laver des calomnies que l'on répandait publiquement sur son compte : Tant que la demoiselle d'Éon s'est contentée de vous écrire, disait-il, ou de vous faire dire du mal de moi relativement aux services que je lui ai rendus en Angleterre, vous m'avez vu mépriser son ingratitude en silence et gémir de sa folie sans m'en plaindre ; j'ai dissimulé ses fautes en les rejetant sur la faiblesse d'un sexe à qui l'on peut tout pardonner... Aujourd'hui, ce n'est plus de loin ni par écrit qu'elle essaye de me nuire : c'est à Paris dans les plus grandes maisons oit la curiosité la fait admettre un moment ; c'est à table et devant les valets qu'elle pousse la noirceur jusqu'à m'accuser d'avoir à mon profit retenu 60.000 livres qui lui appartenaient dans le fonds que j'étais, dit-elle, chargé de lui remettre... Je ne demande point que la demoiselle d'Éon soit punie, je lui pardonne ; mais je supplie Sa Majesté de permettre au moins que ma justification soit aussi publique que l'offense qui m'est faite[45]. Beaumarchais n'eut aucune peine à obtenir la justification qu'il sollicitait du ministre. M. de Vergennes lui fit parvenir une lettre des plus flatteuses, avec la permission de la publier. Il y rendait hommage à la parfaite délicatesse du négociateur, qui, sans former aucune répétition pour ses frais personnels, n'avait, dans cette affaire, laissé apercevoir d'autre intérêt que celui de faciliter à la demoiselle d'Éon les moyens de rentrer dans sa patrie. Beaumarchais fut trop satisfait de ce témoignage pour ne point se hâter de le publier. En guise d'envoi, il y joignit une lettre ouverte adressée à d'Éon, où il se montrait dédaigneusement généreux : Qu'un ménagement si peu mérité, écrivait-il[46], vous fasse rentrer en vous-même et vous rende au moins plus modérée, puisque mes services accumulés n'ont pu vous inspirer ni justice ni reconnaissance. Cela est essentiel à votre repos ; croyez-en celui qui vous pardonne, mais qui regretterait infiniment de vous avoir connue, si l'on pouvait se repentir d'avoir obligé l'ingratitude même. En publiant ces documents, l'auteur du Barbier de Séville n'avait cherché qu'à se justifier devant le public, car t'eût été bien mal connaître son adversaire que d'espérer le réduire aussi aisément au silence. Provoqué devant le tribunal de l'opinion, dont en toute occasion il avait recherché les suffrages ; piqué au vif par le dédain de Beaumarchais, humilié par les termes désobligeants du ministre, d'Éon répondit du tac au tac avec une malicieuse ironie. Son épître, qui était adressée au comte de Vergennes, est trop longue pour qu'il soit possible de la citer tout entière ; mais quelques passages suffiront à en donner le ton : Monseigneur, A présent que j'ai obéi aux ordres du roi en reprenant mes habits de fille le jour de sainte Ursule ; aujourd'hui que je vis tranquille et dans le silence, sous l'uniforme des vestales ; que j'ai entièrement oublié Caron et sa barque, quelle est ma surprise en recevant une épître dudit sieur Caron à laquelle est jointe la copie certifiée conforme aux originaux d'une lettre qu'il dit vous avoir adressée et de votre réponse. Quoique je sache mon Beaumarchais par cœur, j'avoue, Monseigneur, que son imposture et la manière dont il s'y prend pour l'accréditer m'ont encore étonnée. N'est-ce pas M. de Beaumarchais qui, ne pouvant me rendre malhonnête et me décider à ses vues de spéculation sur mon sexe, publia partout à Paris qu'il devait m'épouser après que j'aurais demeuré sept mois à l'abbaye des Dames Saint-Antoine, tandis que dans le fait il n'a manqué d'épouser que ma canne à Londres ? Mais son nom seul est un remède contre l'amour nuptial, et ce nom achérontique ferait peur à la dragonne la plus déterminée aux combats nocturnes et des postes avancés. D'ailleurs, je dois vous prévenir, Monseigneur, que dans plus d'une bonne maison à Paris on a présenté de fausses demoiselles d'Éon avec la croix de Saint-Louis. C'étaient des bouffons qui ont tenu les propos les plus plaisants sur toutes les connaissances de la vraie chevalière d'Éon, mais principalement sur l'agréable, l'honnête, le brave Pierre-Augustin Caron de Beaumarchais... Cette scène, qui a été variée à l'infini, s'est renouvelée, m'apprend-on, la semaine dernière, tandis que moi, solitaire, tranquille, j'étais travaillante et dormante dans mon ermitage au Petit-Montreuil-lez-Versailles. M. de Beaumarchais, qui est si naturellement enclin à mystifier tout le monde, voudrait-i] donc jouir à lui seul de ce privilège exclusif... Je vous dirai, Monseigneur, que toute la probité des quatre ministres réunie à la vôtre, en y comprenant même celle des premiers commis, ne serait pas capable de faire de M. de Beaumarchais, malgré tous les certificats du monde, un honnête homme dans mon affaire. La parfaite connaissance que sa conduite passée m'a donnée de sa personne m'a forcée à le placer malgré moi dans la classe ; des cils dont il faut être haï pour avoir le droit de s'estimer soi-même. Pour ajouter encore à l'ironie de cette curieuse réponse et afin de gagner à sa cause l'aimable sexe dont il se flattait d'être devenu l'héroïne, d'Éon, jouant à la femme outragée, terminait son épître par un invocation des plus burlesques qu'il intitulait : APPEL DE MADEMOISELLE D'ÉON A SES CONTEMPORAINES M. de Beaumarchais a voulu m'enlever la considération qui doit faire ma plus douce existence, y disait-il. Je le confonds en me moquant de lui et de son impuissante colère. C'est un Thersite qu'il faut fouailler pour avoir osé parler avec insolence des gens qui valent mieux que lui et qu'il devrait respecter. Je le dénonce et le livre à toutes les femmes de mon siècle comme ayant voulu élever son crédit sur celui d'une femme et enfin venger son espoir frustré en écrasant une femme et celle qui a le plus à cœur de voir triompher la gloire de ses semblables ![47] Cet appel à la sensibilité et à l'amour-propre de ses contemporaines trouva de l'écho, et d'Éon, qui n'avait pas manqué de répandre à profusion les gazettes où se déroulait cette étrange polémique, reçut de tous côtés de chaleureuses félicitations. On opposait à l'élévation de ses sentiments l'horreur dont son antagoniste pénètre les personnes qui pensent et sentent. — Dans l'ignorance des motifs qui poussent le ministère à avouer un pareil agent, écrivait un correspondant de d'Éon, on désire au moins qu'il s'oppose à ce qu'il fasse des élèves. L'humanité serait trop à plaindre si Beaumarchais formait son semblable[48]. A Caen, où tous les honnêtes gens de la province désiraient le voir, on faisait grand succès à son malicieux plaidoyer : Je l'ai reçu, écrivait un comte d'Ormesson, chez Mme la comtesse de la Tournelle, où toute la noblesse du canton était assemblée, attendu qu'il y a eu comédie et bal pendant quatre jours de suite ; je ne peux pas vous dire l'effet que cela a produit. Tout le monde a été enchanté de lire votre style et de la manière simple et enchanté honnête de dire les vérités de votre adversaire[49]. Sans doute les nombreuses et ardentes inimitiés que Beaumarchais s'était attirées n'avaient pas manqué de contribuer au succès de d'Éon ; elles ne suffiraient point cependant à expliquer l'intérêt qui s'attachait aux moindres gestes de la chevalière. En dépit de ses extravagances et de tout le tapage qu'il provoquait, d'Éon avait su plaire à des personnages sérieux et réservés, en même temps qu'il conquérait la foule par sa science de la réclame. Son esprit avisé avait deviné la puissance d'une presse alors à peine naissante, et depuis son séjour en Angleterre il n'avait cessé de défrayer les gazettes. Sans doute il partageait avec bien d'autres le mérite d'avoir fait bravement son devoir sur les champs de bataille ; mais ces modestes faits d'armes, déjà mis en relief lorsqu'on les avait sus accomplis par une femme, étaient devenus dans l'éclat flatteur de récits enthousiastes de véritables triomphes[50]. La chevalière était une héroïne unique dont la vie tout entière appartenait à ses contemporains. C'était certainement ce qu'estimait d'Éon. Aussi à peine ses démêlés avec Beaumarchais s'étaient-ils apaisés qu'il se croyait de nouveau obligé d'annoncer aux femmes de son siècle un événement dont l'éclat devait rejaillir à tout jamais sur elles. C'était le jugement rendu par les tribunaux d'Angleterre, qui venaient, en appel, d'annuler les paris ouverts autrefois sur son sexe : Victoire ! mes contemporaines, s'écriait-il, quatre pages de victoire ! mon honneur, votre honneur triomphent. Le grand juge du tribunal d'Angleterre vient de casser et d'anéantir lui-même, en présence des douze grands juges d'Angleterre, ses propres jugements concernant la validité des polices ouvertes sur mon sexe. Voilà le glorieux effet de la terrible leçon que j'ai donnée à ce tribunal au moment où je partais pour la France. Son arrêt définitif, du 31 janvier, a reçu l'opposition de ceux qui avaient soutenu, d'après ma conduite, que j'étais homme et qu'on voulait forcer à payer leurs gageures, en exécution de ces deux jugements. Il a eu le courage de prononcer dans les termes mêmes de mes protestations publiques, en langue anglaise, que la vérification nécessaire blessant la bienséance et les mœurs, et qu'un tiers sans intérêt — c'est moi, c'est la chevalière d'Éon — pouvant en être affecté, la cause devait être mise au néant. Ô ma patrie, que je vous félicite de n'avoir point reçu tout cet or par une voie aussi infâme ! Vous avez tant de bras, tant de cœurs tout prêts à enlever à l'audacieuse Angleterre des dépouilles et plus riches, et plus glorieuses ! Ombre de Louis XV, reconnaissez l'être que votre puissance a créé ; j'ai soumis l'Angleterre à la loi de l'honneur ! Femmes, recevez-moi dans votre sein, je suis digne de vous[51]. Quelque bouffonne que puisse nous paraître aujourd'hui une aussi pompeuse invocation, il faut constater que les hommes les plus posés et même des savants austères ne craignirent pas de féliciter à ce propos l'illustre chevalière. M. de Lalande, avec toute la gravité qui sied à un astronome et à un immortel, lui écrivait : Je me suis réjoui bien sincèrement en voyant que vous aviez soumis l'Angleterre à la loi de l'honneur en même temps que vous punissiez en France la témérité de celui qui aurait craint le chevalier, mais qui croyait peut-être pouvoir braver la chevalière ; vos plaisanteries sont aussi amères et aussi plaisantes tout à la fois, que votre style est noble et majestueux quand vous écrivez à un ministre. Souffrez, Mademoiselle, que ma lettre vous soit remise par un de mes amis qui n'a jamais vu d'héroïne et qui brûlait du désir de vous présenter ses hommages ; permettez qu'il vous présente les miens avec le tribut de l'admiration, de la reconnaissance et du respect avec lesquels[52]... Un autre membre de la célèbre compagnie, le comte de Tressan, que d'Éon avait remercié d'un ouvrage récemment paru par l'envoi de ses deux mémoires, lui répondait par les mêmes louanges et ajoutait : La lettre que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire me pénètre de reconnaissance : il est également honorable comme militaire ou comme académicien de mériter votre approbation. Votre lettre, Mademoiselle, m'ayant été renvoyée mardi dernier à Paris, j'aurais volé chez vous pour avoir l'honneur de vous remercier moi-même ; mais ce jour me trouvant attaqué d'une espèce de catarrhe avec de la fièvre, je m'enveloppais dans une peau d'ours et je revins sur-le-champ dans mon ermitage. Je profite du premier moment de mieux, Mademoiselle, pour vous dire à quel point je suis touché des bontés de la personne du monde que j'ai toujours admirée l'épée ou la plume à la main ; vous avez réalisé ce que l'Arioste a célébré de la valeur de Morphise et de Bradamante. Mais vous avez fait plus, vous avez bravé les armes de ce méchant enfant à qui tout cède et vous donnez à l'univers l'exemple d'une âme à l'épreuve de toute espèce de faiblesse. Vous êtes née, Mademoiselle, pour vaincre également le guerrier, le négociateur et l'amour et vous méritez d'être adorée par les amis qui ont l'honneur de vivre avec vous et de jouir des charmes attachés à l'utilité de vous entendre. Il n'est personne de l'un et de l'autre sexes qui ne sente naître de l'émulation en vous écoutant et qui ne soit ému et encouragé par votre exemple et par vos discours à devenir encore plus brave et plus vertueux. Dès que je pourrai retourner à Paris, Mademoiselle, j'aurai bien de l'empressement à vous aller assurer de l'admiration, de l'attachement et du respect avec lesquels j'ai l'honneur[53]... Si d'Éon se plaisait à accueillir ces galants propos avec toute la sensibilité d'une âme féminine de sou époque, il avait déjà songé à un excellent moyen de vaincre l'amour, et formait le projet de se retirer pour quelques mois dans un couvent. Pénétré de son rôle et prenant un malicieux plaisir à la comédie, il s'ingéniait à se placer dans les plus burlesques situations et s'en divertissait avec le dilettantisme le plus cynique. Ayant sollicité, par l'entremise de M. de Reine, la permission de faire une retraite en la maison de Saint-Louis à Saint-Cyr, il avait dû renoncer à y demeurer, l'évêque de Chartres, qui se trouvait alors à Rome, pouvant seul accorder une faveur aussi rare[54]. Ces dames, en apprenant le désir de la chevalière, lui avaient, sans la moindre hésitation, ouvert les portes de leur parloir à défaut de la cellule ambitionnée, et d'Éon, si courte qu'eût été sa présence, avait laissé parmi ces vénérables personnes une agréable impression que traduit le billet suivant : La mère de Montchevreuil, notre supérieure, me donne une très agréable commission, Mademoiselle, en me chargeant de vous porter une nouvelle assurance du plaisir que votre visite nous a procuré et l'expression de l'estime que vous avez inspirée à toutes les personnes qui composent notre maison ; l'envie que vous lui avez fait naître de vous réitérer la vérité de ces sentiments vous propose l'option du lundi ou mardi prochain pour la seconde visite dont vous nous avez flattées. Mais, Mademoiselle, comme il faut toujours avancer la jouissance de ce qui procure des satisfactions aussi légitimes, nous espérons que votre choix tombera sur le lundi... Je vous rappelle à votre parole, dont vous ne sauriez vous dédire sans vous démentir. Quant à moi, qui ai eu l'honneur de vous accompagner et de vous voir de plus près, je vous certifie que je joins aux sentiments d'estime et d'admiration pour le chevalier d'Éon ceux de l'attachement que j'ai pour Mademoiselle, de qui j'ai l'honneur d'être...[55] A la lecture de cette lettre, d'Éon se sent pénétré de reconnaissance pour ces saintes filles et d'humilité vis-à-vis de soi-même. Il se souvient des textes sacrés dont la science lui valut dans sa jeunesse le titre de docteur en droit canon, et c'est sur le ton d'une personne onctueuse, dévote et repentante, qu'il accepte l'invitation dont il est l'objet. En quelques pages dont la rédaction dut être un vrai régal pour cet étrange mystificateur (il en garda trois copies), d'Éon parvint à se juger avec une impartialité qui eût été méritoire en tout autre occurrence ..... Je me propose d'y aller seule, écrit-il, afin d'apporter le moins de dissipation qu'il sera possible dans la maison des élues du Seigneur et afin de mieux profiter de la sainteté de vos discours, qui sont la vive expression du calme de vos cœurs et de l'innocence de vos mœurs. Quand je compare le bonheur de la solitude dont vous jouissez, et que j'ai toujours aimée sans pouvoir en jouir, à la vie terriblement agitée que j'ai menée depuis plus de quarante ans dans le monde et dans les diverses armées et Cours de l'Europe que j'ai parcourues, je sens combien le démon de la gloire m'a éloignée du Dieu d'humilité et de consolation. J'ai donc couru toute ma vie comme une vierge folle après l'ombre des choses ; tandis que vous, vierges prudentes, vous avez attrapé la réalité en restant stables dans la maison du Seigneur et le sentier de la vertu. Erravi a via justifiæ et sol intelligentiæ non luxit in me... Je souhaite que Dieu préserve les personnes de notre sexe du malheur de la passion de la vaine gloire. Moi seule sais tout ce qu'il m'en a coûté, pour m'élever au-dessus de moi-même ; pour quelques jours brillants et heureux que j'ai eus, que de mauvaises nuits j'ai passées : mon exemple est meilleur à admirer de loin qu'à imiter de près[56]. En même temps que cette longue homélie, et comme pour contrebalancer l'effet d'aussi humbles déclarations, d'Éon prend soin d'envoyer son portrait et ses brochures. Il promet aussi à sa correspondante la lecture de quelques lettres adressées à son oncle par Mme de Maintenon et sa bonne amie, la comtesse, de Caylus, qu'il possède en original. La sœur de Durfort lui répond dans l'instant même : Vous êtes admirable eu tout, Mademoiselle, soit en tenant la plume, soit en tenant l'épée ; votre lettre est délicieuse, je la garderai avec le même soin qu'un avare son trésor ; elle décèle vos richesses intérieures qui sont encore d'un plus grand prix que les vertus morales, politiques et guerrières dont vous faites profession authentique et auxquelles je rends justement hommage. La mère supérieure et nos dames vous remercient, Mademoiselle, de la gravure que vous avez envoyée ; vous ne sauriez trop vous multiplier dans un siècle où les faits héroïques sont rares et où les héroïnes seraient inconnues sans vous. En post-scriptum elle ajoute : J'allais oublier de vous envoyer, Mademoiselle, les quatrains composés par un missionnaire résidant chez nous, qui a eu l'honneur de dîner avec vous à votre dernier voyage : c'est le cousin d'un nommé Sedaine, académicien, l'un de nos poètes français portant le même nom. Il n'est pas le premier qui vous a célébrée, il n'est pas le dernier qui vous célébrera : De l'antique Pallas d'Éon a tous les traits, Elle en a la sagesse et le mâle courage ; Je me trompe : d'Éon par d'historiques faits Cent Fois plus que Pallas mérite notre hommage. Qu'était-ce que Pallas ? Un être fabuleux, Un brillant avorton du cerveau des poètes. Le brave d'Éon vit et cent mille gazettes Vantent par l'univers ses exploits glorieux. Sa plus belle victoire et sa gloire suprême N'est pas d'avoir été si longtemps la terreur De nos fiers ennemis par sa rare valeur, Mais d'avoir su si bien triompher d'elle-même[57]. Deux jours se sont à peine écoulés que la mère de Montchevreuil invite d'Éon à assister à une prise de voile qui doit avoir lieu au couvent ; sachant la chevalière indisposée, elle espère que la fièvre n'aura plus de prise sur l'illustre malade et, pour aider à son rétablissement, lui envoie quelques levrauts et perdreaux des chasses de la communauté. Ces attentions et surtout la fervente admiration d'aussi édifiantes créatures confondent d'Éon, qui succombe sous le poids des remords dans cet assaut d'humilité et de courtoisie : Je quitte, Madame, l'abbaye de Haute-Bruyère, où Mlle de Torigny, après avoir refusé un mariage des plus avantageux suivant le monde, vient de tout abandonner pour n'épouser que les misères et les douleurs de la croix de Jésus-Christ et pour vivre uniquement avec de saintes dames recluses qui, par la pureté et l'aménité de leurs mœurs, rendent leur solitude et la religion aussi aimables que leur société. Ce spectacle incroyable, auquel je n'avais jamais assisté, a plus attristé mon cœur et secoué mon âme que tout ce que j'ai vu d'étonnant dans les armées. C'est sans doute pour abattre mon orgueil et terrasser totalement mon courage mondain que vous voulez que je sois encore témoin lundi prochain du sacrifice aussi attendrissant qu'imposant des deux victimes royales de votre maison, qui, comme deux colombes blanches et innocentes, vont être déplumées et immolées à mes yeux sur l'autel du Roi des rois. Malgré l'ardeur guerrière que les hommes et les militaires veillent bien m'accorder, je ne puis m'empêcher de crier au fond de mon cœur que je suis bien lâche quand je considère de sang-froid, Mesdames, la grandeur et l'étendue du sacrifice que vous faites à Dieu. Jusqu'à présent je n'ai sacrifié que mon corps au service du roi et de la patrie, c'est-à-dire à mon service particulier ; le cheval que je montais dans les combats et les batailles en a fait autant que moi, au lieu que vous, Mesdames, vous avez fait à Dieu et à votre maison le sacrifice tout entier de votre corps, de votre esprit et de votre raison ; vous n'avez rien gardé pour vous que votre innocence et votre obéissance. Je suis dans ces sentiments avec une sensible et respectueuse reconnaissance, Madame, votre... P.-S. — Mme de Montchevreuil est bien bonne d'envoyer pour mon dîner et levrauts et perdreaux ; un seul plat et de la salade suffisent pour me faire un bon dîner, j'ai le bonheur de n'être point née sensuelle. Je sais coucher sur la paille et la terre, et vivre avec de l'eau et du pain seul. Je sais aussi que Notre-Seigneur a dit que l'homme ne vit pas seulement de pain, mais encore de la parole de Dieu ; ainsi je tâcherai de nourrir mon âme de sa parole, en écoutant attentivement l'excellent discours qui sera prononcé dans votre église lundi prochain au saint sacrifice de vos deux victimes[58]. Ayant lu les ouvrages de d'Éon avec une voracité dragonne, la sœur de Durfort comprit combien étaient motivés les remords de l'auteur des Lettres, mémoires et négociations. Sans se dissimuler la difficulté de faire de ce héros suivant le monde l'héroïne de la religion, elle s'efforçait avec une touchante simplicité de l'amener à résipiscence et lui écrivait : Vous avez bien raison de dire que j'aurais plus de peine à vous enfanter à la grâce que Mme d'Éon à vous donner le jour : je ne désespère cependant pas ; quand on a autant de courage, de fermeté, de constance, d'intrépidité, de valeur ; en un mot, quand on est grande comme vous, Mademoiselle, il ne faut qu'un effort pour devenir sainte (2)[59]... D'Éon finit sans doute par comprendre combien il était peu généreux d'abuser ainsi de la crédulité d'une âme naïve, car il s'arrangea pour couper court à ces pieuses relations. Il était d'ailleurs fort préoccupé et plus malheureux que jamais. Loin de songer à prendre le voile comme l'avait souhaité sa vénérable correspondante, la chevalière ne désirait rien tant que quitter la cornette et coiffer de nouveau le casque de dragon. Trop ardent pour le rôle auquel il était réduit, pour cette vie de Cour, de fêtes et de visites dont il s'efforçait de tromper l'ennui, en écrivant sans répit, écœuré aussi par la perpétuelle mystification dont il se trouvait à la fois l'auteur et la victime, d'Éon regrettait son ancienne existence d'aventurier. La guerre d'Amérique lui avait paru une occasion favorable pour la reprendre et, dès l'ouverture des hostilités avec l'Angleterre, il avait sollicité de MM. de Sartine et de Vergennes de servir à nouveau dans le militaire ; mais il se heurta au refus formel, et facilement explicable, de ces deux ministres qui souhaitaient de n'entendre plus parler de lui. Le comte de Broglie, qu'il supplia d'appuyer sa requête, n'y consentit point et lui reprocha même avec un peu d'ingratitude — car d'Éon n'avait cessé de lui rester fidèle et de le défendre en des moments difficiles — d'avoir cité son nom : J'ai reçu, Mademoiselle, lui écrivait-il, la lettre que vous vous êtes donné la peine de m'écrire hier et la copie de celle de M. de Sartine. Je vous observerai sur celle-ci, quoique je rende bien justice aux motifs qui vous ont dicté ce qui me regarde, qu'il eût été mieux sans doute de n'y pas parler de moi. Je désire que vous obteniez la permission que vous demandez, mais j'en doute beaucoup. J'espère, en ce cas, que vous ne ferez jamais rien qui puisse annoncer la moindre résistance aux volontés du roi. Soyez persuadée, je vous prie, des sentiments avec lesquels je suis on ne peut plus parfaitement, Mademoiselle, votre très humble et très obéissant serviteur. Signé : Le comte DE BROGLIE[60]. Aigri par ces nouvelles déceptions, ébranlé dans sa santé et exaspéré par l'inaction, d'Éon se décida, malgré les refus qu'on lui avait opposés déjà, à écrire à M. de Maurepas une lettre qu'il eut la maladresse de faire imprimer, ainsi qu'une e lettre d'envoi à plusieurs grandes dames de la Cour. Ces deux pièces valurent à leur auteur un châtiment immédiat que justifie bien, il faut en convenir, leur ton extravagant : Monseigneur, je désirerais ne pas interrompre un instant les moments précieux que vous consacrez au bonheur et à la gloire de la France ; mais animée du désir d'y contribuer moi-même dans ma faible position, je suis forcée de vous présenter très humblement et très fortement que, l'année de mon noviciat femelle étant entièrement révolue, il m'est impossible de passer à la profession. La dépense est trop forte pour moi et mon revenu est trop mince. Dans cet état, je ne puis être utile ni au service du roi, ni à moi, ni à ma famille, et la vie trop sédentaire ruine l'élasticité de mon corps et de mon esprit. Depuis ma jeunesse j'ai toujours mené une vie fort agitée, soit dans le militaire, soit dans la politique ; le repos me tue totalement. Je vous renouvelle cette année mes instances, Monseigneur, pour que vous me fassiez accorder par le roi la permission de continuer le service militaire, et comme il n'y a point de guerre de terre, d'aller comme volontaire servir sur la flotte de M. le comte d'Orvilliers. J'ai bien pu, par obéissance aux ordres du roi et de ses ministres, rester en jupes en temps de paix, mais en temps de guerre cela m'est impossible. Je suis malade de chagrin et honteux de me trouver en telle posture dans un temps on je puis servir mon roi et ma patrie avec le zèle, le courage et l'expérience que Dieu et mon travail m'ont donnés. Je suis aussi confuse que désolée de manger paisiblement à Paris, pendant la guerre, la pension que le feu roi a daigné m'accorder. Je suis toujours prête à sacrifier pour son auguste petit-fils et ma pension et nia vie. Je suis revenue en France sous vos auspices, Monseigneur, ainsi je recommande avec confiance mon sort présent et à venir à votre généreuse protection et je serai toute nia vie avec la plus scrupuleuse reconnaissance, Monseigneur, votre... Lettre d'envoi de la chevalière d'Éon à plusieurs grandes dames de la Cour : Madame la duchesse, Je vous supplie instamment de protéger auprès des ministres du Roi le succès de mes demandes énoncées dans la copie de la lettre ci-jointe à M. le comte Maurepas pour aller servir comme volontaire sur la flotte de M. le comte d'Orvilliers, prévoyant qu'il y aura moins de guerre sur terre cette année que la dernière. Vous portez, Madame, un nom familiarisé avec la gloire militaire ; commune femme vous aimez celle de notre sexe. J'ai tâché de la soutenir pendant la dernière guerre en Allemagne, et en négociant dans les différentes Cours de l'Europe pendant vingt-cinq ans. Il ne me reste plus qu'à combattre sur mer avec la flotte royale ; j'espère m'en acquitter d'une façon telle que vous n'aurez nul regret de protéger la bonne volonté de celle qui a l'honneur d'être avec un profond respect, etc. La chevalière D'ÉON[61]. Lassés des excentricités sans cesse renouvelées de d'Éon ; excédés par ses attaques contre Beaumarchais, et apprenant en outre qu'il avait quitté ses habits de femme, les ministres se décidèrent à sévir. Le samedi 20 mars 1779, au matin, sans en avoir été prévenue, Mlle d'Éon était appréhendée en son domicile de la rue de Noailles par deux exempts de la police et invitée à prendre place dans un carrosse qui partit aussitôt. Tandis que le sieur Clos, écuyer, conseiller du roi, lieutenant général de la prévôté de l'hôtel, assisté de son greffier, perquisitionnait vainement, d'Éon se dirigeait à petites étapes vers le château de Dijon, où il dut, en vertu d'une lettre de cachet, séjourner un long mois[62]. |
[1] Voltaire au comte d'Argental, 19 décembre 1777.
[2] Papiers inédits de d'Éon.
[3] Cité par GAILLARDET, p. 295.
[4] D'Éon au comte de Vergennes, ministre et secrétaire d'État, 2 octobre 1777. (Archives des Affaires étrangères.)
[5] D'Éon au comte de Vergennes, ministre et secrétaire d'État, 2 novembre 1777. (Archives des Affaires étrangères.)
[6] Le sieur Dupré, tuteur des lords Dawn et Albergeney, à d'Éon, 27 juin 1777. (Papiers inédits de d'Éon.)
[7] Le maréchal duc de Broglie au chevalier d'Éon, 7 septembre 1777. (Papiers inédits de d'Éon.)
[8] Mme Le Meyra, comtesse douairière d'Ons-en-Bray, à d'Éon, 12 décembre 1777. (Papiers inédits de d'Éon.)
[9] Mme Tercier à d'Éon, 4 novembre 1777. (Papiers inédits de d'Éon.)
[10] Extrait des Mémoires de Mme Campan, Paris, Baudouin, 1822, p. 190.
[11] Papiers inédits de d'Éon.
[12] L'Espion anglais du 4 janvier 1778.
[13] Le Chevalier d'Éon à Versailles, extrait d'un article fort intéressant publié par M. Fromageot dans le Carnet historique et littéraire.
[14] Mémoires de Mme CAMPAN, t. I, p. 193.
[15] GRIMM, Correspondance littéraire, Paris, 1812, t. VI, 2e partie.
[16] Abbé GEORGEL, Mémoires, t. I, p. 293 et 294.
[17] Le duc de Chaulnes à d'Éon. (Papiers inédits de d'Éon.)
[18] Papiers inédits de d'Éon.
[19] M. Genêt à d'Éon, 2Te novembre 1777. (Papiers inédits de d'Éon.)
[20] Le chevalier de Bonnard, colonel de hussards et sous-gouverneur de Mgr le duc de Chartres, à d'Éon, 20 janvier 1778. (Papiers inédits de d'Éon.)
[21] Papiers inédits de d'Éon.
[22] Isaïe Villers au chevalier d'Éon. Berlin, 1777. (Papiers inédits de d'Éon.)
[23] Lettre de Voltaire au comte d'Argental. Ferney, 6 décembre 1777. Correspondance, p. 1080.
[24] Le baron de Bréget à d'Éon, 20 janvier 1778. (Papiers inédits de d'Éon.)
[25] Le comte de Chambry à d'Éon, 13 décembre 1777. (Papiers inédits de d'Éon.)
[26] D'Éon au marquis d'Autichamp. (Papiers inédits de d'Éon.)
[27] Le marquis d'Autichamp à d'Éon. (Papiers inédits de d'Éon.)
[28] Le baron de Castille à d'Éon, 5 décembre 1777. (Papiers inédits de d'Éon.)
[29] Papiers inédits de d'Éon.
[30] Mme Campan à d'Éon, 24, avril 1778. (Papiers inédits de d'Éon.)
[31] Genêt de Charmontaut à d'Éon, 7 août 1778. (Papiers inédits de d'Éon.)
[32] Lettre de Genêt à d'Éon. (Papiers inédits de d'Éon.)
[33] Marie-Charlotte de Camper-Saugeon, comtesse de Boufflers-Rouvel à d'Éon, 5 janvier 1778. (Papiers inédits de d'Éon.)
[34] M. de Reine à d'Éon. (Papiers inédits de d'Éon.)
[35] Papiers inédits de d'Éon.
[36] Le baron de Castille à d'Éon, 3 al.ril 1778. (Papiers inédits de d'Éon.)
[37] Extrait d'un cahier manuscrit de d'Éon intitulé : Mes Souvenirs. (Papiers inédits de d'Éon.)
[38] La princesse Sapieha à d'Éon, 10 janvier 1778. (Papiers inédits de d'Éon.)
[39] Le marquis de Comeiras, ancien commandant des volontaires de Clermont-Prince, maréchal des camps et armées du roi, à d'Éon, 22 décembre 1777. (Papiers inédits de d'Éon.)
[40] Par M. DE LA FORTELLE, Paris, 1779, in-12, extrait des Fastes militaires ou Almanach des chevaliers des ordres royaux et militaires de France.
[41] Papiers inédits de d'Éon.
[42] Maupeou à d'Éon, 27 décembre 1778. (Papiers inédits de d'Éon.)
[43] Le duc de Guines à d'Éon, 9 janvier 1779. (Papiers inédits de d'Éon.)
[44] Genêt à d'Éon, 13 octobre 1778. (Papiers inédits de d'Éon.)
[45] Beaumarchais au comte de Vergennes, 3 janvier 1778. — Archives des Affaires étrangères (dossier personnel de d'Éon).
[46] Beaumarchais à d'Éon, 13 janvier 1778 ; cité par GAILLARDET, p. 229.
[47] Lettre de la chevalière d'Éon au comte de Vergennes, 2 février 1778, citée par GAILLARDET p. 301 et suivantes.
[48] M. de Saint-Julien, écuyer de feu Mme la duchesse de Modène, à d'Éon, 7 octobre 1778. (Papiers inédits de d'Éon.)
[49] M. Le Febvre à d'Éon, 6 mars 1778. (Papiers inédits de d'Éon.)
[50] C'est ainsi qu'au mois d'août l'abbé Sabatier de Castres insérait un article sur la chevalière dans sa nouvelle édition des Trois Siècles.
A la même époque paraissait à Bruxelles un volume intitulé De l'éducation physique et morale des femmes, avec une notice alphabétique de celles qui se sont distinguées dans les différentes carrières, et l'Esprit des journaux, qui en donnait un compte rendu, s'exprimait ainsi : Ce n'est pas seulement aux illustres mortes qu'on rend hommage dans cet ouvrage ; on y propose aussi des modèles vivants à l'imitation des jeunes personnes ; on n'y a pas oublié l'amazone du jour, la célèbre pucelle de Tonnerre, dont on connait les aventures depuis son cours d'étude au collège Mazarin jusqu'à sa retraite dans la cité de Londres et son retour en France. (Esprit des journaux, t, VII, p. 87.)
[51] Cité par GAILLARDET, p. 305 et suivantes.
[52] M. de Lalande à d'Éon, 6 avril 1778. (Papiers inédits de d'Éon.)
[53] Le comte de Tressan, lieutenant général des armées du roi, de l'Académie française, à d'Éon. Franconville, 16 décembre 1778. (Papiers inédits de d'Éon.)
[54] M. de Reine à d'Éon, 17 août 1778. (Papiers inédits de d'Éon.)
[55] La sœur de Durfort, religieuse de la maison de Saint-Louis à Saint-Cyr, à d'Éon, 10 septembre 1778. (Papiers inédits de d'Éon.)
[56] D'Éon à la sœur de Durfort, 12 septembre 1778. (Papiers de d'Éon.)
[57] La sœur de Durfort à d'Éon, 13 septembre 1778. (Papiers Inédits de d'Éon.)
[58] D'Éon à la sœur de Durfort, 19 septembre 1778. (Papiers inédits de d'Éon.)
[59] La sœur de Durfort à d'Éon, 20 octobre 1778. (Papiers inédits de d'Éon.)
[60] Le comte de Broglie à d'Éon, décembre 1778. (Papiers inédits de d'Éon.)
[61] Cité par Grimm (Correspondance littéraire, février 1776, Paris, 1812, 2e partie, t. IV.)
[62] D'après le procès-verbal cité par M. Fromageot dans son article : La Chevalière d'Éon à Versailles. (Le Carnet historique et littéraire, 1900.)