Louis XVI refuse de céder aux exigences du chevalier. — Les créanciers poursuivent d'Éon, qui remet ses papiers secrets en gage chez son ami lord Ferrers. — Les embarras d'argent ramènent d'Éon à l'idée de se faire passer pour femme. — Son aveu à Beaumarchais. — Il consent à négocier et à signer un traité en bonne forme. — Le comte de Vergennes écrit à la chevalière d'Éon et lui envoie un sauf-conduit pour revenir en France. Le comte de Vergennes, stupéfait et outré, dut, bien qu'à regret, communiquer au roi l'étrange facture qu'il venait de recevoir : Elle n'est remarquable, écrivait-il à son maître, que par sa prolixité et par les traits de présomption et d'avidité qui s'y décèlent : en tout c'est un nouveau monument de cet esprit par trop singulier. J'aurais désiré pouvoir épargner à Votre Majesté la lecture de cette rapsodie ; mais je ne puis éconduire les demandes de cet être singulier sans les ordres de Votre Majesté. Le sieur d'Éon met à si haut prix la remise des papiers dont il est dépositaire qu'il faut renoncer pour le présent à les retirer ; mais comme il pourrait n'être pas sans inconvénient de le priver de toute ressource en le mettant dans la nécessité d'abuser du dépôt, si Votre Majesté l'approuve, on pourrait laisser les choses au même état où elles se trouvaient à l'avènement de Votre Majesté au trône[1]. Louis XVI déclara qu'il n'avait jamais vu une pièce plus impertinente et plus ridicule que la note de d'Éon, qu'il faudrait envoyer promener s'il n'avait pas des papiers si importants, et il jugea inutile de dépenser chaque année 12.000 livres pour un secret auquel le temps enlèverait de jour en jour de sa valeur. D'Éon demeura donc à Londres ; il dut s'avouer alors qu'à se montrer trop avide il avait bien compromis ses intérêts, mais il ne voulut point en convenir officiellement et il s'empressa, comme c'était sa coutume, d'instruire le public de l'ambassade qu'on lui avait envoyée et qui avait échoué, disait une feuille de Londres, parce que le chevalier estime toute satisfaction pécuniaire incapable de balancer celle qu'exige son honneur : des monceaux d'or ne pouvant être que le moyen et non l'objet des grandes âmes[2]. C'étaient bien, en effet, des monceaux d'or qu'il fallait à d'Éon. Harcelé par ses créanciers, il se résolut à engager et aussi à mettre en sûreté sa précieuse correspondance, qu'il déposa chez son ami lord Ferrers, pair et amiral d'Angleterre. Celui-ci lui avança 100.000 livres sur un coffre scellé où étaient renfermés les papiers secrets. Cet argent ne lui suffit pas encore ; pour se procurer de nouvelles ressources et aussi sans doute pour sortir d'une inaction qui lui pesait, il s'efforça par tous les moyens d'obtenir un emploi. Il s'adressa même à l'étranger, offrant ses services au nouvel ambassadeur d'Espagne, le prince de Masseran, ce qui lui valut le billet suivant : Monsieur, J'ai reçu votre lettre d'hier ; je suis on ne peut plus sensible à la part que vous voulez bien prendre sur mon arrivée à cette Cour, et pour ce qui regarde au conseil que vous voudriez me demander, je ne suis point dans le cas de vous en donner, étant très persuadé que vous suivrez toujours les ordres et intentions de la Cour de France. J'ai l'honneur... Le prince DE MASSERAN[3]. D'incessants déboires et de nouvelles déceptions ramenèrent alors, et de plus en plus obstinément, d'Éon à l'idée qui lui était apparue déjà comme le moyen aventureux et quasi héroïque de se tirer d'affaire. C'était, pour reconquérir une fois encore cette popularité qui lui échappait, un procédé scabreux ; mais, à l'employer, d'Éon n'avait plus grand'chose à perdre. L'artifice que les circonstances lui ont jadis suggéré peut devenir une suprême ressource. Aussi laisse-t-il s'accréditer de plus en plus, sans le démentir, le bruit dont il tirera parti un jour. On ne se contente plus dans le public de dire que d'Éon est une femme : on l'imprime et même on édite le portrait de la Pallas moderne. C'est l'estampe que d'Éon prend soin d'envoyer à son ancien camarade, M. de la Rozière, alors commandant de la place de Saint-Malo, qui, tout stupéfait, lui accuse ainsi réception de cet étrange envoi : Lors de mon passage à Paris, on m'a porté de votre part une estampe anglaise où vous êtes représenté en Pallas et dont l'inscription m'a si fort étonné que je doute encore que ce présent me soit venu de vous directement ; je vous prie de me dire ce qui en est de cette nouveauté, que je ne puis regarder que comme une plaisanterie, à moins que vous ne m'attestiez vous-même le contraire[4]. D'Éon se garda bien de fixer son correspondant sur le point qui allait devenir bientôt l'énigme à la mode, Mais il avait besoin, pour opérer sa métamorphose avec tout l'éclat désirable, d'un auxiliaire dont le renom ajouterait encore à sa propre célébrité et nul ne pouvait mieux lui servir en la circonstance que Beaumarchais, l'intrépide et spirituel adversaire du président Goëzman. C'est pourquoi, comme lui-même devait l'écrire plus tard, semblable à un noyé, que le feu roi et son ministre avaient abandonné au torrent d'un fleuve empoisonné, il chercha à s'accrocher à la barque de Caron. Déjà, lors de la négociation relative au libelle publié à
Londres contre Mme du Barry, d'Éon, pressentant tout le parti qu'il pourrait
tirer d'un pareil commerce, s'était efforcé d'entrer en rapports avec
Beaumarchais et son intermédiaire n'avait été autre que Morande, l'auteur
même du factum. Celui-ci s'était fait fort d'amener une rencontre : J'ai Beaumarchais en main, écrivait-il à d'Éon ; c'est un homme adorable et je vois la vérité couler sous
ses doigts. Il écrit si joliment que j'ai l'envie de me pendre ; jamais
Voltaire n'approcha de son style ; vous en jugerez demain. Mais le
lendemain Beaumarchais, mis peut-être en garde par l'inquiétant patronage
choisi par d'Éon, se dérobait, alléguant son travail, et Morande, tout
dépité, en était réduit à écrire au chevalier : M.
de Beaumarchais jusqu'à jeudi soir ne quittera pas ses pantoufles, ayant
beaucoup à s'occuper de ses affaires, ce qui est la cause de ses réticences
continuelles pour voir du monde[5]. D'Éon raconta
plus tard que Beaumarchais et lui se rencontrèrent spontanément, conduits sans doute par une curiosité naturelle aux
animaux extraordinaires de se rechercher. L'explication est
complaisante, mais peu exacte, car Beaumarchais, après avoir acheté le
libelle de Morande et travaillé à la cause des insurgés américains, était
revenu à Paris, et ce ne fut que lors de son second voyage à Londres, en mai
1775, que d'Éon put enfin le connaître. Mais l'intrigant chevalier regagna
vite le temps qu'il lui avait fallu dépenser à faire cette précieuse relation.
Il sut intéresser le sensible Beaumarchais à
sa cause, en faire son avocat et aussi sa dupe, car il fut assez habile pour
se divertir lui-même aux dépens du spirituel auteur qui semblait avoir fait
profession de railler ses contemporains. C'est en pleurant que d'Éon fit à
Beaumarchais son pénible aveu, lui confessa qu'il était femme et traça un
tableau si attendrissant de son infortune qu'à peine rentré chez lui et
encore tout ému son interlocuteur écrivait au roi[6] : Quand on pense que cette créature tant persécutée est d'un
sexe à qui l'on pardonne tout, le cœur s'émeut d'une douce compassion...
J'ose vous assurer, Sire, qu'en prenant cette
étonnante créature avec adresse et douceur, quoique aigrie par douze années
de malheur, on l'amènera facilement à rentrer sous le joug. Beaumarchais fut donc complètement berné par d'Éon, comme le fut aussi son ami Gudin, et leur erreur permet de mieux comprendre comment le roi et son ministre purent être à leur tour trompés par l'assurance avec laquelle on leur affirmait une chose que déjà la rumeur publique avait accréditée en Angleterre. Du reste le comte de Broglie n'avait-il pas eu plusieurs années auparavant, par l'intermédiaire de Drouet, la même étonnante révélation à laquelle il avait cependant ajouté assez de foi pour en faire part au roi Louis XV ? Touché par la situation de d'Éon, Beaumarchais résolut
donc de s'entremettre. Il offrit à Vergennes de renouer les négociations,
exprimant son espoir de les voir aboutir. Le ministre y consentit et précisa
les conditions de l'accord. Sur la question d'argent il prescrivait à
Beaumarchais de voir venir, afin de combattre avec
supériorité, ajoutant : M. d'Éon a le
caractère violent, mais je lui crois une âme honnête et je lui rends assez
justice pour être persuadé qu'il est incapable de trahison. Fixer le montant de l'indemnité était la plus grosse, mais non la seule difficulté. D'Éon n'avait-il pas émis la prétention d'obtenir du roi d'Angleterre une audience de congé ? Sur ce point Vergennes se montra irréductible : Il est impossible, écrivait-il[7], que M. d'Éon prenne congé du roi d'Angleterre, la révélation de son sexe ne peut plus le permettre ; ce serait un ridicule pour les deux Cours ; l'attestation à substituer est délicate, cependant on peut l'accorder pourvu qu'il se contente des éloges que méritent son zèle, son intelligence et sa fidélité (I).,, Fort de ces instructions Beaumarchais n'eut pas trop de peine à convaincre d'Éon, qui ne demandait d'ailleurs qu'à venir à composition. Il en obtint une première marque d'obéissance, sur laquelle il s'empressa de chanter victoire auprès du ministre : Quoi qu'il en soit, Monsieur le Comte, je crois avoir coupé une tête de l'hydre anglaise. Je tiens à vos ordres le capitaine d'Éon, brave officier, grand politique et rempli parla tête de tout ce que les hommes ont de plus viril. Il porte au roi les clés d'un coffre de fer bien scellé de mon cachet contenant tous les papiers qu'il importe au roi de ravoir[8]. C'était là un résultat important certes ; mais il fallait en obtenir un autre qui seul, aux yeux de Vergennes, pouvait rassurer complètement la Cour en prévenant à jamais tout nouveau scandale. Puisqu'il était femme, d'Éon devait le déclarer solennellement et porter à l'avenir l'habit de son véritable sexe. Le chevalier ne s'attendait guère à cette dernière exigence : il protesta, supplia ; mais voyant qu'il ne pourrait rien gagner sur ce point, finit par céder, comprenant du reste qu'il ne pouvait résister davantage sans éveiller sur la réalité de ce nouveau sexe des soupçons qui eussent tout compromis. Le 7 octobre 1775, Beaumarchais annonce sa victoire au ministre : Les promesses par écrit d'être sage ne suffisent pas pour arrêter une tête qui s'enflamme toujours au seul nom de Guerchy ; la déclaration positive de son sexe et l'engagement de vivre désormais avec ses habits de femme est le seul frein qui puisse empêcher du bruit et des malheurs. Je l'ai exigé hautement et je l'ai obtenu[9]. L'entente était désormais complète entre le négociateur officieux qu'avait été l'auteur du Mariage de Figaro et l'étrange rebelle qui avait tenu en échec l'ambassadeur de France, les ministres, le roi lui-même. Mais il était dit que tout dans cette histoire serait extraordinaire, et le dénouement le fut au delà de ce qu'on pouvait imaginer. Pour consacrer l'accord qu'il avait réussi à établir Beaumarchais reçut une sorte de caractère officiel, et d'agent secret qu'il était demeuré jusque-là fut promu ambassadeur — ambassadeur auprès de la chevalière d'Éon. Accrédité par de véritables pouvoirs, comme s'il se fût agi de négocier quelque important traité, Beaumarchais signa, au nom du roi, une transaction que d'Éon accepta, traitant ainsi avec son souverain de puissance à puissance. La pièce, en sa forme solennelle, est un morceau de comédie plus réussi à coup sûr que tous ceux qu'écrivit jamais Beaumarchais ; mais le mérite n'en revient pas au créateur de Figaro, car ce fut bien le seul d'Éon qui put savourer à son aise tout le piquant de la situation. Voici, car il vaut par tous ses détails, le texte complet de cet acte diplomatique sans précédent : TRANSACTION Nous soussignés, Pierre-Auguste Caron de Beaumarchais, chargé spécialement des ordres particuliers du roi de France, en date de Versailles, 25 août 1775, communiqués au chevalier d'Éon à Londres et dont copie certifiée de moi sera annexée au présent acte, d'une part ; Et demoiselle Charles-Geneviève-Louise-Auguste-Andrée-Timothée d'Éon de Beaumont, fille majeure, connue jusqu'à ce jour sous le nom du chevalier d'Éon, écuyer, ancien capitaine de dragons, chevalier de l'ordre royal et militaire de Saint-Louis, aide de camp des maréchal-duc et comte de Broglie, ministre plénipotentiaire de France auprès du roi de la Grande Bretagne, ci-devant docteur en droit civil et en droit canon, avocat au parlement de Paris, censeur royal pour l'histoire et les belles-lettres, envoyé en Russie avec le chevalier Douglas pour la réunion des deux Cours, secrétaire d'ambassade du marquis de L'Hospital, ambassadeur plénipotentiaire de France près Sa Majesté Impériale de toutes les Russies, et secrétaire d'ambassade du duc de Nivernais, ambassadeur extraordinaire et plénipotentiaire de France en Angleterre pour la conclusion de la dernière paix, sommes convenus de ce qui suit et l'avons souscrit : ARTICLE PREMIER. — Que moi, Caron de Beaumarchais, j'exige, au nom du roi que tous les papiers publics et secrets qui ont rapport aux diverses négociations politiques dont le chevalier d'Éon a été chargé en Angleterre, notamment ce qui tient à la paix de 1763, correspondances, minutes, copies de lettres, chiffres, etc., actuellement en dépôt chez le lord Ferrers, comte, pair et amiral d'Angleterre, — in upper Seymour stréet, Portman square, à Londres —, toujours ami particulier dudit chevalier d'Éon pendant le cours de ses malheurs et procès en Angleterre, et lesdits papiers renfermés dans un grand coffre de fer dont j'ai la clé, me soient remis après avoir été tous paraphés de ma main et de celle dudit chevalier d'Éon, et dont l'inventaire sera joint et annexé au présent acte pour prouver la fidélité de la remise entière des dits papiers. ART. 2. — Que tous les papiers de la correspondance secrète entre le chevalier d'Ion, le feu roi et les diverses personnes chargées par Sa Majesté de suivre et entretenir cette correspondance, désignées dans les lettres sous les noms du substitut, du procureur, comme la personne de Sadite Majesté y était désignée elle-même sous celui de l'avocat, etc., laquelle correspondance secrète était cachée sous le plancher de la chambre à coucher dudit chevalier d'Éon, d'où elle a été tirée par lui, le 3 octobre de la présente année, en ma présence seule, et s'est trouvée bien cachetée avec l'adresse : Au roi seul, à Versailles, sur chaque carton ou volume in-quarto ; que toutes les copies desdites lettres, minutes, chiffres, etc., me seront remises avec la même précaution des paraphes et d'un inventaire exact, ladite correspondance secrète composant cinq cartons ou gros volumes in-quarto. ART. 3. — Que ledit chevalier d'Éon se désiste de toute espèce de poursuites juridiques ou personnelles contre la mémoire du feu comte de Guerchy son adversaire, les successeurs de son nom, les personnes de sa famille, etc., et s'engage de ne jamais ranimer ces poursuites sous quelque forme que ce soit, à moins qu'il ne s'y voie forcé par la provocation juridique ou personnelle de quelque parent ami, ou adhérent de cette famille, ce qui n'est pas à craindre aujourd'hui, la sagesse de Sa Majesté ayant suffisamment pourvu d'ailleurs à ce que ces scandaleuses querelles ne se renouvellent plus de part ni d'autre, à l'avenir. ART. 4. — Et pour qu'une barrière insurmontable soit posée entre les contendants et retienne à jamais l'esprit de procès, de querelle personnelle, de quelque part qu'il pût se reproduire, j'exige, au nom de Sa Majesté, que le travestissement qui a caché jusqu'à ce jour la personne d'une fille sous l'apparence du chevalier d'Éon cesse entièrement. Et sans chercher à faire un tort à Charles-Geneviève-Louise-Auguste-Andrée-Timothée d'Éon de Beaumont d'un déguisement d'état et de sexe dont la faute est tout entière à ses parents, rendant même justice à la conduite sage, honnête et réservée, quoique mâle et vigoureuse, qu'elle a toujours tenue sous ses habits d'adoption, j'exige absolument que l'équivoque de son sexe qui a été jusqu'à ce jour un sujet inépuisable de paris indécents, de mauvaises plaisanteries qui pourraient se renouveler surtout en France et que la fierté de son caractère ne souffrirait pas, ce qui entraînerait de nouvelles querelles qui ne serviraient peut-être que de prétextes à couvrir les anciennes et à les renouveler ; j'exige absolument, dis-je, au nom du roi, que le fantôme du chevalier d'Éon disparaisse entièrement et qu'une déclaration publique, nette, précise et sans équivoque du véritable sexe de Charles-Geneviève-Louise-Auguste-Andrée-Timothée d'Éon de Beaumont, avant son arrivée en France et la reprise de ses habits de fille, fixe à jamais les idées du public sur son compte ; ce qu'elle doit d'autant moins refuser aujourd'hui[10] qu'elle n'en paraîtra que plus intéressante aux yeux des deux sexes que sa vie, son courage et ses talents ont également honorés. Auxquelles conditions, je lui remettrai le sauf-conduit en parchemin, signé du roi et de son ministre des Affaires étrangères, qui lui permet de revenir en France et d'y rester sous la sauvegarde spéciale et immédiate de Sa Majesté, laquelle veut bien lui accorder, non seulement protection et sûreté sous sa promesse royale, mais qui a la bonté de changer la pension annuelle de 12.000 livres que le feu roi lui avait accordée en 1766, et qui lui a été payée exactement jusqu'à ce jour, en un contrat de rente viagère de pareille somme, avec reconnaissance que les fonds dudit contrat ont été fournis et avancés par ledit chevalier pour les affaires du feu roi, ainsi que de plus fortes sommes dont le montant lui sera remis par moi pour l'acquittement de ses dettes en Angleterre, avec l'expédition en parchemin et en bonne forme du contrat de ladite rente de 12.000 livres tournois, en date du 28 septembre 1775. Et moi, Charles-Geneviève-Louise-Auguste-Andrée-Timothée d'Éon de Beaumont, fille majeure, connue jusqu'à ce jour sous le nom du chevalier d'Éon et qualités susdites, je me soumets à toutes les conditions imposées ci-dessus au nom du roi, uniquement pour donner à Sa Majesté les plus grandes preuves possibles de mon respect et de ma soumission,- quoiqu'il m'eût été bien plus doux qu'elle eût daigné m'employer de nouveau dans ses armées ou dans la politique, selon mes vives sollicitations et suivant mon rang d'ancienneté. Et puisqu'à quelques vivacités près, qu'une défense légitime et naturelle et le plus juste ressentiment rendaient en quelque façon excusable, Sa Majesté veut bien reconnaître que je me suis toujours comporté en brave homme comme officier et en sujet laborieux, intelligent et discret comme agent politique, je me soumets à déclarer publiquement mon sexe, à laisser mon état hors de toute équivoque, à reprendre et porter jusqu'à la mort mes habits de fille[11], à moins qu'en faveur de la longue habitude où je suis d'être revêtue de mon habit militaire, et par tolérance seulement, Sa Majesté ne consente à me laisser reprendre ceux des hommes, s'il m'est impossible de soutenir la gêne des autres après avoir essayé de m'y habituer à l'Abbaye royale des Dames Bernardines de Saint-Antoine-des-Champs, à Paris, ou à tel autre couvent de filles que je voudrai choisir, et où je désire me retirer pendant quelques mois en arrivant en France. Je donne mon entier désistement à toutes poursuites juridiques ou personnelles contre la mémoire du feu comte de Guerchy et ses ayants cause, promettant de ne jamais les renouveler, à moins que je n'y sois forcée par une provocation juridique, ainsi qu'il est dit ci-dessus. Je donne de plus ma parole d'honneur que je remettrai à M. Caron de Beaumarchais tous les papiers publics et secrets, tant de l'ambassade que de la correspondance secrète désignée ci-dessus, sans en réserver ni retenir un seul, aux conditions suivantes, auxquelles je supplie Sa Majesté de vouloir bien permettre qu'on souscrive en son nom : 1° Qu'en reconnaissant que la lettre du feu roi, mon très honoré seigneur et maître, en date de Versailles, le Pr avril 1766, par laquelle il m'assurait 12.000 livres de pension annuelle en attendant qu'il me plaçât plus avantageusement, ne peut plus me servir de titre pour toucher ladite pension, qui se trouve changée très avantageusement pour moi par le roi son successeur, en un contrat viager de pareille somme, l'original de ladite lettre restera en ma possession comme témoignage honorable que le feu roi a daigné rendre à ma fidélité, à mon innocence et à ma conduite irréprochable dans tous mes malheurs et dans toutes les affaires qu'il a daigné me confier, tant en Russie qu'à l'armée et en Angleterre. 2° Que l'original de la reconnaissance que M. Durand, ministre plénipotentiaire en Angleterre, m'a donnée Londres, le 11 juillet 1766, de la remise volontaire, fidèle et intacte, faite par moi entre ses mains, de l'ordre secret du feu roi, en date de Versailles, le 3 juin 1763, restera dans mes mains comme un témoignage authentique de la soumission entière avec laquelle je me suis dessaisie d'un ordre secret de la main de mon maître, qui faisait seul la justification de ma conduite en Angleterre, que mes ennemis ont tant nommée opiniâtre, et que, dans leur ignorance de ma position extraordinaire vis-à-vis le feu roi, ils ont même osé qualifier de traître à l'État. 3° Que Sa Majesté, par une grâce particulière, daignera, ainsi que faisait le feu roi, se faire informer, tous les six mois, du lieu que j'habite et de mon existence, afin que mes ennemis ne soient jamais tentés de rien entreprendre de nouveau contre mon honneur, ma liberté, ma personne et ma vie. 4° Que la croix de Saint-Louis que j'ai acquise au péril de nia vie dans les combats, sièges et batailles où j'ai assisté, où j'ai été blessée et employée, tant comme aide de camp du général que comme capitaine de dragons et des volontaires de l'armée de Broglie, avec un courage attesté par tous les généraux sous lesquels j'ai servi, ne me sera jamais enlevée et que le 'droit de la porter sur quelque habit que j'adopte me sera conservé jusqu'à la mort. Et s'il m'était permis de joindre une demande respectueuse à ces conditions, j'oserais observer qu'à l'instant où j'obéis à Sa Majesté en me soumettant à quitter pour toujours mes habits d'homme je vais me trouver dénuée de tout, linge, habits, ajustements convenables à mon sexe, et que je n'ai pas d'argent pour me procurer seulement le plus nécessaire, M. de Beaumarchais sachant bien à qui doit passer tout celui qu'il destine au paiement de partie de mes dettes, dont je ne veux pas toucher un sou moi-même. En conséquence et quoique je n'aie pas droit à de nouvelles bontés de Sa Majesté, je ne laisserais pas de solliciter auprès d'elle la gratification d'une somme quelconque pour acheter mon trousseau de fille, cette dépense soudaine, extraordinaire et forcée ne venant point de mon fait, mais uniquement de mon obéissance à ses ordres. Et moi, Caron de Beaumarchais, toujours en la qualité ci-dessus spécifiée, je laisse à ladite demoiselle d'Éon de Beaumont l'original de la lettre si honorable que le feu roi lui a écrite de Versailles, le 1er avril 1766, en lui accordant une pension de 12.000 livres, en reconnaissance de sa fidélité et de ses services. Je lui laisse, de plus, l'original de M. Durand, lesquelles pièces ne pourraient lui être enlevées, de ma part, sans une dureté qui répondrait mal aux intentions pleines de bonté et de justice que Sa Majesté montre aujourd'hui pour la personne de ladite demoiselle Charles-Geneviève-Louise-Auguste-Andrée-Timothée d'Éon de Beaumont. Quant à la croix de Saint-Louis qu'elle désire conserver avec le droit de la porter sur ses habits de fille, j'avoue que, malgré l'excès de bonté avec lequel Sa Majesté a daigné s'en rapporter à ma prudence, à mon zèle et à mes lumières pour toutes les conditions à imposer en cette affaire, je crains d'outrepasser les bornes de mes pouvoirs en tranchant une question aussi délicate. D'autre part, considérant que la croix de l'ordre royal et militaire de Saint-Louis a toujours été regardée uniquement comme la preuve et la récompense de la valeur guerrière, et que plusieurs officiers, après avoir été décorés, ayant quitté l'habit et l'état militaire pour prendre ceux de prêtre ou de magistrat, ont conservé sur les vêtements de leur nouvel état cette preuve honorable qu'ils avaient dignement fait leur devoir dans un métier plus dangereux, je ne crois pas qu'il y ait d'inconvénient à laisser la même liberté à mie fille valeureuse qui, ayant été élevée par ses parents sous des habits virils, et ayant bravement rempli tous les devoirs périlleux que le métier des armes impose, a pu ne connaître l'habit et l'état abusifs sous lesquels on l'avait forcée à vivre, que lorsqu'il était trop tard pour en changer, et n'est point coupable pour ne l'avoir point fait jusqu'à ce jour. Réfléchissant encore que le rare exemple de cette fille extraordinaire sera peu imité par les personnes de son sexe, et ne peut tirer à aucune conséquence ; que si Jeanne d'Arc, qui sauva le trône et les États de Charles VII en combattant sous des habits d'homme, eût, pendant la guerre, obtenu, comme ladite demoiselle d'Éon de Beaumont, quelques grâces ou ornements militaires, tels que la croix de Saint-Louis, il n'y a pas d'apparence que, ses travaux finis, le roi, en l'invitant à reprendre les habits de son sexe, l'eût dépouillée et privée de l'honorable prix de sa valeur, ni qu'aucun galant chevalier français eût cru cet ornement profané parce qu'il ornait le sein et la parure d'une femme qui, dans le champ d'honneur, s'était toujours montrée digne d'être un homme. J'ose donc prendre sur moi, non en qualité de ministre d'un pouvoir dont je crains d'abuser, mais comme un homme persuadé des principes que je viens d'établir ; je prends sur moi, dis-je, de laisser la croix de Saint-Louis et la liberté de la porter sur ses habits de fille à demoiselle Charles-Geneviève-Louise-Auguste-Andrée-Timothée d'Éon de Beaumont, sans que j'entende lier Sa Majesté par cet acte, si elle désapprouvait ce point de ma conduite, promettant seulement, en cas de difficulté, à ladite demoiselle d'Éon d'être son avocat auprès de Sa Majesté, et d'établir, s'il le faut, son droit à cet égard, que je crois légitime, par une requête où je le ferais valoir du plus fort de ma plume et du meilleur de mon cœur. Quant à la demande que ladite demoiselle d'Éon de Beaumont fait au roi d'une somme pour l'acquisition de son trousseau de fille, quoique cet objet ne soit pas entre clans mes instructions, je ne laisserai pas de le prendre en considération, parce qu'en effet cette dépense est une suite nécessaire des ordres que je lui porte de reprendre les habits de son sexe. Je lui alloue donc, pour l'achat de son trousseau de fille, une somme de 2.000 écus, à condition qu'elle n'emportera de Londres aucun de ses habits, armes et nul vêtement d'homme, afin que le désir de les reprendre ne soit pas sans cesse aiguisé par leur présence, consentant seulement qu'elle conserve un habit uniforme complet du régiment où elle a servi, le casque, le sabre, les pistolets et le fusil avec sa baïonnette, comme un souvenir de sa vie passée, ou comme on conserve les dépouilles chéries d'un objet aimé qui n'existe plus. Tout le reste me sera remis à Londres pour être vendu, et l'argent employé selon le désir et les ordres de Sa Majesté. Et cet acte a été fait double entre nous Pierre-Augustin Caron de Beaumarchais et Charles-Geneviève-Louise-Auguste-Andrée Timothée d'Éon de Beaumont, sous seing privé, en lui donnant de chaque part toute la force et consentement dont il est susceptible et y avons chacun apposé le cachet de nos armes, à Londres, le cinquième jour du mois d'octobre 1775[12]. Signé : CANON DE BEAUMARCHAIS. D'ÉON DE BEAUMONT. Le coffre-fort engagé chez lord Ferrers fut ouvert et d'Éon joignit au dossier cinq cartons qu'il avait gardés jusque-là dissimulés sous son plancher, bien cachetés et étiquetés : Papiers secrets à remettre au roi seul... Je commençai, dit Beaumarchais qui raconte ce fait, à en faire l'inventaire et les paraphai tous afin qu'on n'en pût soustraire aucun ; mais, pour m'assurer encore mieux que la suite entière y était contenue, je les parcourais rapidement. D'Éon ne manqua pas de faire part de sa transformation à son ancien chef. Le 5 décembre 1775, il écrivit au comte de Broglie : Monsieur le Comte, Il est temps de vous désabuser. Vous n'avez eu pour capitaine de dragons et aide de camp en guerre et en politique que l'apparence d'un homme. Je ne suis qu'une fille qui aurais parfaitement soutenu mon rôle jusqu'à la mort si la politique et vos ennemis ne m'avaient pas rendu la plus infortunée des filles, ainsi que vous le verrez par les pièces ci-jointes... Je suis avec respect, Monsieur le Comte, votre très humble et très obéissant serviteur (sic). Geneviève-Louise-Auguste D'ÉON DE BEAUMONT[13]. D'Éon témoigna sa reconnaissance à Beaumarchais en prolongeant une mystification qui dut l'amuser infiniment et à laquelle l'auteur des plus spirituelles comédies qui eussent alors paru se prêtait avec une naïveté stupéfiante. Beaumarchais devint de la part de d'Éon, qui s'intitulait sa petite dragonne, l'objet des cajoleries les plus féminines. Reprenant le langage même de la Rosine du Barbier de Séville, la prétendue chevalière lui écrivait : Vous êtes fait pour être aimé et je sens que mon plus affreux supplice serait de vous haïr, et une autre fois : Je ne croyais encore que rendre justice à votre mérite ; qu'admirer vos talents, votre générosité ; je vous aimais sans doute déjà ! Mais cette situation était si neuve pour moi que j'étais bien éloignée de croire que l'amour pût naître au milieu du trouble et de la douleur. Jamais une âme sensible ne deviendrait sensible à l'amour si l'amour ne se servait pas de la vertu même pour le toucher. La mystification fut complète, et Beaumarchais, bien qu'il affectât de prendre la chose en riant, se laissa complètement duper par des déclarations dont il parut même quelque peu flatté : Tout le monde me dit que cette fille est folle de moi, écrivait-il à Vergennes ; mais qui diable se fût imaginé que pour bien servir le roi dans cette affaire il me fallût devenir galant chevalier autour d'un capitaine de dragons ? L'aventure me paraît si bouffonne que j'ai toutes les peines du monde à reprendre mon sérieux pour achever convenablement ce mémoire[14]. Bien que celui-ci s'en déclarât excédé, ce ne fut pas Beaumarchais, mais bien d'Éon, qui mit fin à ce marivaudage. La coquetterie de la nouvelle chevalière n'allait pas, en effet, jusqu'au mépris des questions d'argent. Aussi l'avidité de d'Éon se trouva-t-elle aux prises avec la parcimonie de Beaumarchais lorsqu'il s'agit de fixer le détail des sommes affectées au paiement des dettes. Le ton de la correspondance des deux amoureux tourna bien vite à l'aigre, et un entrefilet qui parut alors dans le Morning Post acheva d'exaspérer d'Éon ; il était ainsi libellé : On prépare à la Cité une nouvelle police sur le sexe du chevalier d'Éon. Les paris sont de sept à quatre pour femme contre homme, et un seigneur bien connu dans ces sortes de négoces s'est engagé à faire clairement élucider cette question avant l'expiration de quinze jours. D'Éon ne manqua pas d'attribuer l'article à Beaumarchais, qu'il accusa ouvertement d'avoir pris part avec Morande à des paris sur son sexe et de s'être ainsi livré à de scandaleuses spéculations. En même temps il provoqua Morande ; mais le fieffé coquin, qui savait la réputation de d'Éon à l'escrime, fut trop heureux de pouvoir prétendre que l'honneur lui interdisait de se battre avec une femme ; il ne jugea pas déloyal toutefois de s'armer de sa plume et de publier sur la nouvelle chevalière un libelle scandaleux qui fit quelque bruit. Harcelé par l'importunité des Anglais que toute cette affaire avait provoqués à reprendre leurs paris, d'Éon se résolut à écrire au comte de Vergennes pour lui annoncer sa prochaine arrivée en France. Il en reçut d'ailleurs la réponse la plus encourageante : J'ai reçu, Mademoiselle, la lettre que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire le 1er de ce mois. Si vous ne vous étiez pas livrée à des impressions de défiance, que je suis persuadé que vous n'avez pas puisées dans vos propres sentiments, il y a longtemps que vous jouiriez dans votre patrie de la tranquillité qui doit aujourd'hui, plus que jamais, faire l'objet de vos désirs. Si c'est sérieusement que vous pensez à y revenir, les portes vous en seront encore ouvertes. Vous connaissez les conditions qu'on y a mises : le silence le plus absolu sur le passé, éviter de vous rencontrer avec les personnes que vous voulez regarder comme les causes de vos malheurs, et enfin reprendre les habits de votre sexe. La publicité qu'on vient de lui donner en Angleterre ne peut plus vous permettre d'hésiter. Vous n'ignorez pas, sans doute, que nos lois ne sont pas tolérantes sur ces sortes de déguisements ; il me reste à ajouter que si, après avoir essayé du séjour de la France, vous ne vous y plaisiez pas, on ne s'opposera pas à ce que vous vous retiriez où vous voudrez. C'est par ordre du roi que je vous mande tout ce que dessus. J'ajoute que le sauf-conduit qui vous a été remis vous suffit ; ainsi rien ne s'oppose au parti qu'il vous conviendra de prendre. Si vous vous arrêtez au plus salutaire, je vous en féliciterai ; sinon, je ne pourrai que vous plaindre de n'avoir pas répondu à la bonté du maitre qui vous tend la main. Soyez sans inquiétude : une fois en France, vous pourrez vous adresser directement à moi, sans le secours d'aucun intermédiaire. J'ai l'honneur...[15] D'Éon, toutefois, ne voulut point partir sans tenter de mettre fin aux paris qui s'échangeaient sur son sexe. Il intenta devant lord Mansfield une action en annulation de ces scandaleux contrats ; mais débouté de sa demande par un jugement qui considérait qu'il était une femme, puisque le roi de France le regardait comme tel, il se borna à interjeter appel et se hâta de revenir dans sa patrie. |
[1] Le comte de Vergennes à Louis XVI, 26 janvier 1775. BOUTARIC, Correspondance secrète, t. II, page 444.
[2] Extrait du London Evening Post du mardi 18 avril 1775.
[3] Le prince de Masseran à d'Éon, 2 juin 1775. (Papiers inédits de d'Éon.)
[4] M. de la Rozière, commandant à Saint-Malo, au chevalier d'Éon, le 3 mars 1774. (Papiers inédits de d'Éon.)
[5] Lettres de Morande au chevalier d'Éon, 1774-1775. (Papiers inédits de d'Éon.)
[6] Cité par GAILLARDET, p. 226.
[7] Le conte de Vergennes à Beaumarchais, 21 juin 1775, cité par M. DE LOMÉNIE, Beaumarchais et son temps.
[8] Beaumarchais au comte de Vergennes, 14 juillet 1775, cité par GAILLARDET, p. 231.
[9] Loc. cit.
[10] Que son sexe a été prouvé par témoins, médecins, chirurgiens, matrones et pièces justificatives. (Note ajoutée en marge par le chevalier d'Éon, puis rayée par Beaumarchais.)
[11] Que j'ai déjà portés en diverses occasions connues de Sa Majesté. (Retranché par Beaumarchais.)
[12] Cette transaction ne fut réellement signée que le 4 novembre, après le- retour de Beaumarchais, qui rapporta de Paris les pièces et autorisations nécessaires. Mais M. d'Éon étant né le 5 octobre 1728, et ladite transaction lui donnant une existence conforme à son véritable sexe, M. de Beaumarchais voulut faire à Mlle d'Éon la galanterie de donner à cette pièce, qui était pour elle une espèce de nouvel acte baptistaire, la date du jour même de sa naissance. (Note du chevalier d'Éon.)
[13] D'Éon au comte de Broglie, décembre 1775, cité par GAILLARDET, p. 249.
[14] Mémoire de Beaumarchais à Vergennes, cité par GAILLARDET, p. 281.
[15] Le comte de Vergennes à d'Éon, 12 janvier 1777. (Archives des Affaires étrangères.)