Enfance et jeunesse de d'Éon. — Ses premiers succès et ses premiers protecteurs. — Entrée dans la diplomatie. — Le Secret du roi. — Mission en Russie. — Les négociations du chevalier Douglas et l'alliance avec la Russie. — Retour triomphant de d'Éon. Si vous voulez me connaître, monsieur le duc, je vous dirai franchement que je ne suis bon que pour penser, imaginer, questionner, réfléchir, comparer, lire, écrire, ou pour courir du levant au couchant, du midi jusqu'au nord et pour me battre dans la plaine ou sur les montagnes. Si j'eusse vécu du temps d'Alexandre ou de Don Quichotte j'aurais été sûrement Parménion ou Sancho Pança. Si vous m'ôtez de là, je vous mangerai sans faire aucune sottise tous les revenus de la France en un an et après cela je vous ferai un excellent traité sur l'économie[1]. C'est en ces termes que le chevalier d'Éon faisait, au plus fort de la crise qui décida de sa destinée, son propre portrait au duc de Praslin, et il se voyait ainsi assez exactement. Il lui eût fallu, pour donner toute sa mesure, pour accomplir jusqu'au bout sa destinée, vivre en un siècle et un pays plus propices aux aventures que ne l'était la France du dix-huitième siècle si fortement organisée et constituée par Louis XIV. Pour n'avoir pas su respecter cette hiérarchie nécessaire et avoir prétendu en bouleverser à son seul profit toute la régularité, d'Éon qui avait commencé sa carrière en gentilhomme l'acheva dans un rôle assez équivoque d'aventurier. Il fut toujours aussi incapable de résignation que de modestie. Voulant brusquer la fortune trop lente et trop parcimonieuse à son gré, il oublia toute mesure dans ses ambitions et toute règle dans sa conduite, força son talent et le gala, brisa du coup le brillant avenir que son courage et son esprit lui avaient fait, et d'aventure en aventure finit par jouer pendant plus de quarante ans, avec un art et une ténacité qui eussent illustré un meilleur rôle, la plus étrange des mascarades que l'histoire ait jamais relatées. Il a dit lui-même en parlant des Tonnerrois, ses compatriotes, qu'ils ressembleront toujours aux pierres à fusil qui se trouvent dans leurs vignes, qui plus on en bat plus elles font feu[2]. Cette pittoresque image illustre à merveille sa propre histoire et la lutte épique qu'avec une opiniâtreté grandissante il soutint contre tous ceux qui contrarièrent son ambition. Nature intéressante toutefois et qui vaut qu'on s'y arrête. Dans l'extravagance du reste calculée de ses aventures perce encore l'énergie indomptable de d'Éon, et le scandale que fit, il y a cent cinquante ans, sa conduite ne doit pas nous empêcher de reconnaitre aujourd'hui la réalité de ses services. Et si parfois l'attrait de cette étude de caractère devait faiblir, on en serait sans doute dédommagé par l'excursion faite à la suite de d'Éon dans tous les pays, de la Russie à l'Angleterre, dans tous les milieux, de la cour de l'impératrice Élisabeth ou du camp du maréchal de Broglie au palais de Versailles et aux boutiques de la Cité de Londres ; partout enfin où l'aventureux chevalier promena pendant plus de soixante ans sa nature bouillante et inquiète, sous l'habit de diplomate, l'uniforme de dragon et le costume féminin dont Latour, en un de ses exquis pastels, nous a laissé l'image. Charles-Geneviève-Louis-Auguste-André-Timothée, fils de noble Louis d'Éon de Beaumont, directeur des domaines du roi, et de dame Françoise de Charanton — c'est ainsi que s'exprime l'acte de baptême — naquit à Tonnerre, le 5 octobre 1728. Bien que de très petite noblesse, il était assez bien apparenté et par les situations qu'occupaient ses proches devait trouver des protecteurs en haut lieu. Son père avait trois frères qui tous étaient déjà pourvus : l'un, André-Timothée d'Éon de Tissey, avocat au Parlement et censeur royal, était le principal secrétaire du duc d'Orléans ; l'autre, Jacques d'Éon de Pommard, avocat au Parlement, était un des secrétaires de confiance du comte d'Argenson, ministre de la Guerre ; le troisième enfin, Michel d'Éon de Germigny, chevalier de Saint-Louis, servait parmi les vingt-cinq gentilshommes de la garde écossaise du roi. Rien d'extraordinaire ou seulement de notable ne marque les premières années de d'Éon. Il fut mis en nourrice à Tonnerre, ce qui est fort banal ; ce qui l'est moins pourtant, c'est la gratitude qu'il devait garder plus tard de ces premiers soins : de Londres, le 1er juin 1763, il écrivait à la mère Benoît, son ancienne nourrice, pour lui annoncer qu'il lui faisait une pension annuelle de 100 livres, en reconnaissance des peines qu'il lui avait données. Lorsqu'il fut en âge d'apprendre, la tâche de son éducation fut confiée au curé de l'église Saint-Pierre, M. Marcenay, qui vécut assez pour voir changer de sexe l'élève qu'il avait maintes fois corrigé — il n'est guère besoin d'ajouter que le précepteur fut de ceux que la métamorphose laissa obstinément incrédules. A douze ans il fut envoyé à Paris et il acheva brillamment ses études au collège Mazarin. Docteur en droit civil et en droit canon, il prêta serment à la barre du Parlement et entra en même temps comme secrétaire chez M. Bertier de Sauvigny, ami de sa famille et intendant de la généralité de Paris. En 1749, il perdit en l'espace de cinq jours son père et l'aîné de ses oncles à qui il succéda bientôt dans la charge de censeur royal. En même temps que ces protecteurs naturels, il en voyait disparaître d'autres qui lui avaient déjà marqué leur intérêt et dont l'appui lui eût été précieux : la duchesse de Penthièvre, Marie d'Este, et le comte d'Ons-en-Bray, président de l'Académie des sciences. L'événement ne fut pas cependant inutile à sa carrière, car il écrivit sur ces deux personnages des panégyriques qui furent remarqués et que reproduisirent les gazettes et recueils littéraires du temps. Ce témoignage de gratitude envers ses protecteurs disparus lui valut dans le public un commencement de réputation et un redoublement de bienveillance de la part des personnages influents qui s'intéressaient à ses débuts. Il était admis dans l'intimité du vieux maréchal de Belle-Isle, fréquentait chez ce séduisant duc de Nivernais, type accompli du gentilhomme, qu'il devait à l'époque heureuse de sa carrière retrouver ambassadeur à Londres ; pénétrait même chez le prince de Conti, fort occupé de politique et de poésie, toujours en quête de rimes, quand il ne cherchait pas un trône, et également malheureux dans ces deux poursuites. Le charme de son esprit toujours en éveil, le tour original, vif et piquant qu'il donnait à la conversation, son goût pour la musique, et surtout pour la musique italienne, comme aussi un véritable talent dans l'art fort estimé alors de l'escrime, où il avait gagné le titre de grand prévôt, le firent vite apprécier et rechercher dans la société, tandis que diverses publications sérieuses, un Essai historique sur les finances, et même deux volumes de Considérations politiques sur l'administration des peuples anciens et modernes attiraient sur lui l'attention des gens en place, le préservaient de tout soupçon de frivolité et lui valaient cette double réputation de brillant cavalier et d'infatigable travailleur qui devait le suivre dans sa carrière. C'est qu'en effet d'Éon en cherchait une, n'étant pas homme à se contenter longtemps de stériles succès de salon. Il harcelait ses protecteurs, avec toute l'ardeur et la ténacité de son caractère bourguignon, pour obtenir d'eux un emploi où il pourrait se distinguer et peut-être attirer sur lui la faveur et les bontés du roi. Il devait être servi à souhait : le prince de Conti, qui comme le plus influent de ses patrons fut sans doute importuné plus que bout autre, ne put s'empêcher de remarquer le génie d'intrigue en même temps que le courage et l'appétit d'aventures de ce petit d'Éon. Il devina dans le jeune homme une précieuse recrue pour la difficile entreprise qui, depuis quelque temps déjà, se tramait très mystérieusement dans le cabinet du roi : il parla de son protégé à Louis XV et obtint que d'Éon fût désigné pour accompagner en Russie le chevalier Douglas et le seconder dans la périlleuse mission qui allait lui être confiée. Du premier coup d'Éon se trouvait ainsi mêlé aux affaires les plus délicates et les plus secrètes. Il allait faire partie de ce ministère occulte que dirigeait personnellement le roi, aidé du prince de Conti, du comte de Broglie et de M. Tercier, premier commis des Affaires étrangères, et dont il se servait pour appuyer, ou plus volontiers pour contrarier et ruiner secrètement la politique officielle qu'il traitait avec les ministres en charge. Ce que fut cet étrange et mystérieux gouvernement, cette conspiration contre soi-même, où Louis XV semblait vouloir prendre sa revanche du rôle effacé auquel son indolence et sa timidité l'avaient réduit dans la conduite des grandes affaires, on le sait depuis la curieuse publication faite par Boutaric de la correspondance secrète[3] et l'attachant récit qu'écrivit plus tard le duc de Broglie d'après les archives des Affaires étrangères et les papiers de son ancêtre[4]. Quel fut le lamentable résultat de cette diplomatie secrète qui ne corrigea rien ou presque rien des erreurs de la politique officielle et finit par se paralyser elle-même en des intrigues contradictoires, on le sait aussi et on le verra en partie dans cette étude. Mais ce qu'on ne connaîtra jamais, ce sont les multiples détours de ce dédale, dont le plus initié n'a point su tout le secret et où le roi lui-même n'arrivait pas toujours à se retrouver puisque, écrivant un jour à Tercier pour lui donner ses instructions, il ne craignait pas d'avouer qu'il s'embrouillait un peu dans toutes ces affaires. La diplomatie secrète doublait mystérieusement la diplomatie officielle et s'étendait partout où étaient envoyés les représentants du roi. Quelquefois c'était l'ambassadeur lui-même qui était admis au secret et se trouvait ainsi dans la difficile nécessité de concilier les instructions, fréquemment contradictoires, du roi et du ministre ; le plus souvent c'était un secrétaire d'ambassade ou quelque agent subalterne qui était trouvé propre à remplir ce rôle et devenait ainsi l'espion de son chef. Tandis que les ministres, les ambassadeurs officiels étaient pour la plupart désignés par la favorite du moment, les agents du secret étaient recrutés par le roi lui-même, qui n'abandonnait leur choix à personne et les prit souvent, par un surcroît de défiance ou par un réveil de fierté, parmi les ennemis de la maîtresse en titre. Tous les correspondants de cette ténébreuse politique étaient payés ou plutôt soudoyés par le roi sur sa cassette particulière. Le ministre secret, qui fut d'abord le prince de Conti, et à qui succéda le comte de Broglie, répondait de leur discrétion ; leurs rapports étaient adressés par des voies sûres et détournées, puis transmis par l'intermédiaire de Tercier et du valet de chambre Lebel au roi, qui trouvait à les lire, à les annoter, à y répondre autant de plaisir qu'il montrait d'ennui lorsqu'il tenait conseil avec les secrétaires d'État. Le point de départ de la politique secrète, qui changea bien des fois de but et de système, semble avoir été le projet caressé par le roi, et surtout par l'intéressé lui-même, d'assurer au prince de Conti la couronne de Pologne. Quant à l'idée même de la correspondance, il est possible que Louis XV l'ait retirée du commerce épistolaire qu'au début de son règne il avait entretenu avec le maréchal de Noailles ; la maladie qu'il avait eue à Metz et l'amour qu'à cette occasion son peuple lui avait témoigné l'avaient, semble-t-il, éclairé sur ses devoirs de roi ; aussi montra-t-il pendant quelque temps un ardent désir de bien faire et une certaine volonté de s'appliquer lui-même au gouvernement. La correspondance secrète témoigne de pareilles velléités, mais révèle en même temps cette impuissance à se décider ; ce monstrueux égoïsme, cet esprit de défiance et de dissimulation qui gâtèrent chez ce roi toute qualité et rendirent inutiles la clairvoyance et le bon sens qu'il possédait à un très haut degré. Le duc de Luynes a dit de lui qu'il parlait et s'occupait historiquement des affaires : ce mot exprime à merveille, en même temps que la finesse et le jugement de Louis XV, le détachement égoïste et cette sorte de dilettantisme qu'il mettait à faire ce que son grand aïeul avait appelé le métier de roi. Quelles sont les conséquences d'un pareil tempérament chez un homme d'État, chez un souverain, l'histoire l'a montré à plus d'une reprise. En 1745, plusieurs seigneurs polonais, préoccupés de l'anarchie et de la faiblesse où était tombée leur patrie, s'étaient rendus à Paris pour préparer un avenir meilleur en offrant le trône à un prince français ; ils avaient songé au prince de Conti, petit-fils de celui qui, sous Louis XIV, avait été appelé à régner sur la Pologne. Le roi autorisa le prince de Conti, qui était alors son favori, à accepter les propositions qu'on lui apportait et résolut de s'occuper personnellement de l'affaire, sans en parler à ses ministres. Il fit dès lors venir le prince dans son cabinet pour travailler avec lui ; mais les précautions mêmes qui furent prises pour assurer le mystère de ces entretiens piquèrent la curiosité et provoquèrent les conversations de toute la Cour. Un dimanche, on remarquait que le roi, ayant à peine quitté sa chapelle, s'était enfermé avec le prince de Conti et qu'on avait fait venir plusieurs secrétaires, qui toute la journée étaient restés fort occupés à noircir du papier[5]. Un autre jour, on avait vu le prince entrer chez Sa Majesté, portant lui-même et très mystérieusement de gros portefeuilles. Le marquis d'Argenson, qui relate le fait, s'attacha à pénétrer le secret qui faisait ainsi l'entretien de tous ; il parvint à savoir qu'il s'agissait d'assurer au prince le trône de Pologne, et dans ses Mémoires, à la date du 31 mars 1753, il s'en exprime ainsi : On m'informe de quelques secrets, en voici un. Le travail si fréquent et si long de M. le prince de Conti avec le roi regarde uniquement le dessein de faire ce prince roi de Pologne. De mon temps, j'ai vu ce projet travaillé secrètement et connu du roi seul ; mais je ne pouvais croire que le roi y songeât sérieusement. Voilà cependant qu'on le lui a montré comme très facile, car c'est ainsi que l'on fait toujours cheminer les grands et ruineux projets à des yeux superficiels et sans système. De là arrive ce travail assidu et souvent répété du prince de Conti avec le roi, car ce prince reçoit quelquefois des dépêches à la chasse et sur le champ griffonne quelques lignes qu'il envoie au roi par des courriers. Il y a peu de jours qu'il arriva pour travailler avec le roi, et il retourna sur le champ à l'Isle-Adam. L'on ne saurait attribuer à d'autres affaires d'État cette correspondance secrète, car on ne lui voit aucun crédit dans les autres affaires[6]. Sur ce dernier point la clairvoyance de d'Argenson se trouvait en défaut, car l'influence du prince de Conti, aidée du reste de l'inclination du roi lui-même pour ce genre de conspiration, avait été assez grande pour étendre sur toute l'Europe, ou à peu près, le réseau de la diplomatie secrète. Le but principal restait encore le trône de Pologne ; mais les moyens d'en faire la conquête s'étaient multipliés et élargis, ce qui du reste, comme il arrive souvent, nuisit singulièrement au succès de l'entreprise. La mission qu'allait recevoir d'Éon se rattachait au plan compliqué de ces mystérieuses négociations. Depuis quatorze ans, les relations diplomatiques étaient rompues entre la France et la Russie. Les peu corrects et peu galants procédés qui avaient valu au marquis de la Chétardie d'être, lors de sa dernière ambassade, tant soit peu rudement reconduit à la frontière, avaient laissé dans l'âme d'Élisabeth un ressentiment que n'effaçait pas entièrement son inclination pour Louis XV, et que le chancelier Bestuchef, ennemi juré de la France, comme d'ailleurs la plupart des grands seigneurs russes, faisait tout pour entretenir et pour réchauffer. On connaissait à Versailles les dispositions personnelles de l'impératrice, son antipathie pour les Anglais et les Prussiens, et l'on avait à plusieurs reprises, depuis cette déplorable rupture, tenté d'y faire appel pour renouer des relations qui semblaient plus précieuses à mesure qu'apparaissait plus décevante et plus perfide l'amitié du roi de Prusse. Plus d'un émissaire était parti porteur de lettres autographes de Louis XV pour Élisabeth elle-même, mais tous avaient échoué. L'accès de la Russie n'était guère aisé et les agents de Bestuchef, qui faisaient bonne garde à la frontière, avaient su deviner tous ces contrebandiers politiques. L'un d'eux cependant, le chevalier de Valcroissant, avait trompé la surveillance ; mais, dépisté et reconnu à l'intérieur de l'empire, il avait été saisi et conduit à la citadelle de Schlüsselbourg, sur le lac Ladoga, où l'on avait eu la barbarie de le mettre aux fers. Le malheureux se morfondait dans sa prison depuis un an lorsque fut tentée de nouveau l'entreprise qui lui avait si mal réussi. Or, il se trouvait parmi les protégés du prince de Conti un noble écossais, le chevalier Mackensie Douglas, qui était venu offrir ses services à la France[7]. Son attachement aux Stuarts l'avait forcé à s'enfuir, et sa haine pour les Anglais ne laissait aucun doute sur l'empressement qu'il apporterait à une mission où il s'agissait de négocier contre eux. L'Écossais avait donné des preuves de son courage en accompagnant le prétendant dans ses romanesques expéditions, et son goût pour la minéralogie permettait de donner à son voyage l'apparence très vraisemblable d'une excursion scientifique. On comptait que sa nationalité anglaise et surtout son habileté dérouteraient tous les soupçons. Le plan ainsi arrêté fut agréé par le roi, qui jugea prudent de le révéler à ses ministres, sans doute afin de leur mieux cacher l'essentiel de la négociation. Le ministre des Affaires étrangères, M. Rouillé, approuva et contresigna la mission de Douglas. Les instructions qui furent remises directement à l'Écossais par le prince de Conti, après avoir été soumises au roi — elles étaient écrites en caractères très fins et enfermées dans une tabatière d'écaille à double fond — lui indiquaient minutieusement et la route qu'il devait suivre et les principaux sujets sur lesquels il devait se procurer des renseignements[8]. Il lui était prescrit de partir comme un voyageur ordinaire, muni d'un simple passeport ; d'entrer en Allemagne par la Souabe, afin d'éviter les grandes Cours et de passer de là en Bohême, sous prétexte d'y voir pour son instruction les différentes mines du royaume. De Bohême il devait se rendre en Saxe, où il ne manquerait pas de visiter les mines de Friberg, puis passer à Dantzick et continuer sa route vers Saint-Pétersbourg par la Prusse, la Courlande et la Livonie. Il lui était recommandé avant tout de s'informer de l'état des négociations entreprises par l'ambassadeur d'Angleterre, le chevalier Williams, pour obtenir les subsides de la Russie. Il devait par suite observer les ressources du pays ; l'état de ses finances, de son commerce ; savoir le nombre de ses troupes et de ses vaisseaux ; connaître le crédit du comte Bestuchef et du comte Woronzow ; les factions de la Cour et pénétrer autant que possible les sentiments de l'impératrice elle-même. Il lui était prescrit aussi, mais en passant et sans insister, de s'enquérir des vues de la Russie sur la Pologne pour le présent et les cas à venir. Enfin la plus grande prudence lui était recommandée ; il ne devait risquer par la poste que de très courts avis exprimés en un style allégorique, dont on était convenu avec lui et qui roulait sur des achats de fourrures. Le chevalier Williams devenait le renard noir et Bestuchef le loup-cervier ; les peaux de petit-gris devaient signifier les troupes à la solde de l'Angleterre, et ainsi de suite. Tous les préparatifs de cette mystérieuse négociation furent terminés pendant l'été de 1755, et Douglas put se mettre en route sans plus d'éclat qu'un inoffensif touriste anglais. Les documents manquent sur le voyage ; on sait seulement que Douglas arriva heureusement à Saint-Pétersbourg dans les premiers jours d'octobre 1755 et y fut reçu et traité comme un gentilhomme anglais voyageant pour son plaisir et son instruction. Mais il n'avait encore accompli que la partie la plus aisée de sa mission ; il lui restait à pénétrer jusqu'à l'impératrice. La difficulté était grande, car le chevalier Williams, ministre d'Angleterre, connaissant les inclinations personnelles d'Élisabeth, faisait bonne garde et, d'accord avec Bestuchef, avait fait admettre qu'aucun Anglais ne serait reçu à la Cour s'il n'était présenté par lui. Payant d'audace, Douglas s'adressa à lui comme à son protecteur naturel, et en sa qualité de fidèle sujet du roi d'Angleterre demanda au ministre d'être présenté par lui à la tsarine. Toutefois le chevalier Williams se méfia ; le voyage de cet Écossais catholique qui, venu en Russie pour s'occuper de minéralogie, tenait si fort à voir l'impératrice, lui parut suspect. Il prévint Bestuchef de faire surveiller ce dangereux compatriote, et Douglas, averti qu'il était menacé du sort de Valcroissant, repassa en toute hâte la frontière. C'était, semblait-il, un nouvel échec ; mais moins de cinq mois après, au printemps de 1756, Douglas revenait à Saint-Pétersbourg ; bientôt toutes les portes s'ouvraient devant lui, jusqu'à celles de la grande salle d'audience où il remettait solennellement à la tsarine les lettres l'accréditant comme ministre plénipotentiaire, chargé de reprendre les relations diplomatiques. D'Éon était présent ; il assistait en qualité de secrétaire d'ambassade le nouveau ministre qu'il secondait dans sa mission officielle. Que s'était-il donc passé durant l'hiver et de qui cet étrange revirement était-il l'œuvre ? Comment Douglas, impuissant à Saint- Pétersbourg, avait-il vaincu de Paris ? C'est un point où les historiens ne s'entendent pas et où le défaut de documents authentiques, formels et explicites, augmente encore le mystère. La tradition veut que ce succès soit attribué à d'Éon, qui serait arrivé secrètement en Russie en compagnie de Douglas et aurait trouvé le moyen d'y demeurer après la fuite du chevalier. La légende est fertile en détails romanesques sur les moyens inventés par le jeune homme pour tromper la surveillance de Bestuchef et pénétrer jusqu'à l'impératrice. Tirant avantage de son apparence gracile, de sa figure fine et imberbe, du timbre féminin de sa voix, le petit d'Éon aurait pris le nom, l'habit et les habitudes d'une jeune fille. Le chevalier Douglas aurait ainsi présenté sa nièce, Mlle Lia de Beaumont, au comte Woronzow, vice-chancelier de l'empire et ennemi déclaré du chancelier. Devinant tout l'avantage que pourrait donner à sa politique ce nouvel auxiliaire, Woronzow se serait chargé d'introduire l'aimable et spirituelle jeune fille dans l'entourage même de l'impératrice, de la faire admettre parmi les demoiselles d'honneur. D'Éon n'aurait pas tardé à se concilier les bonnes grâces d'Élisabeth et se serait décidé alors à révéler sa ruse et le secret de son voyage, en remettant à la tsarine les lettres du roi qu'il avait apportées, dissimulées dans la reliure d'un livre de Montesquieu. Le tour romanesque de l'aventure aurait diverti et séduit l'impératrice qui, loin de lui en vouloir, aurait su gré au petit d'Éon de sa hardiesse et de son message, et l'aurait chargé d'aller porter au roi sa réponse, toute favorable à la reprise des relations régulières entre les deux Cours. C'est alors que le chevalier Douglas serait revenu à la tête de la mission officielle dont d'Éon fit partie, sans déguisement cette fois, et avec le titre de secrétaire d'ambassade, ce qui relie la tradition à l'histoire. Cette légende se retrouve chez la plupart des chroniqueurs du temps, chez des historiens sérieux et jusque dans le récit fort documenté qu'a écrit, il y a cinquante ans, M. Gaillardet pour faire la vérité sur les mystères de la vie du chevalier d'Éon. Comme toutes les légendes, elle mélange à beaucoup d'erreurs un fond de vérité, et comme la plupart elle s'appuie sur des témoignages et même sur quelques pièces qui lui donnent un air d'authenticité[9]. Toutefois, elle a contre elle la vraisemblance, et c'est le principal argument qu'ont invoqué le duc de Broglie et après lui M. Albert Vandal pour y voir une ingénieuse et romanesque supercherie. Mais il y a plus, et l'étude même des documents authentiques, loin d'éclairer ce petit point d'histoire,-en augmente l'obscurité. Nous avons en effet retrouvé clans les papiers personnels de d'Éon les originaux de plusieurs lettres qu'il reçut de Tercier, au moment même où il quittait la France pour la Russie. Ces pièces fixent son départ au commencement de juin 1756 et semblent prouver que ce voyage fut le premier qu'il accomplit, chargé alors, mais alors seulement, d'aller travailler avec le chevalier Douglas à l'alliance des deux Cours et aussi à la réalisation des ambitions secrètes du prince de Conti. L'honneur d'avoir fait admettre officiellement Douglas à Saint-Pétersbourg reviendrait dédie à un autre, et nous verrons que d'Éon a entrepris et mené à bien assez de délicates négociations pour qu'on ne frustre personne à son profit. L'adroit intermédiaire de la réconciliation de Louis XV et d'Élisabeth serait tout simplement un honnête négociant français de Saint-Pétersbourg, du nom de Michel, que le soin de ses propres affaires n'empêchait pas de s'occuper avec autant d'habileté que de désintéressement de celles de son pays. Ce Michel, originaire de Rouen, franchissait souvent, pour les intérêts mêmes de son négoce, la longue distance qui séparait Saint-Pétersbourg de sa ville natale et déjà, en 1753, il avait porté à Versailles un message secret, où la tsarine se déclarait prête à oublier les offenses de La Chétardie et à renouer des relations régulières avec un monarque qui n'avait cessé de lui inspirer le plus vif intérêt. Les soins d'une politique qui était alors dirigée contre la Russie avaient empêché Louis XV de répondre à cette première ouverture. Élisabeth ne se hasarda pas une seconde fois ; mais elle laissa deviner que ses sentiments personnels n'avaient pas changé. À en croire la relation de La Messelière, qui fut plus tard le secrétaire de l'ambassade de M. de L'Hospital en Russie, un certain Sompsoy, fils du suisse du duc de Gesvres et peintre en miniature, à qui fut accordée la faveur de reproduire les traits de la tsarine, sut recueillir d'elle une preuve indiscutable de ses bonnes dispositions. Comme il assurait au cours d'une séance que Louis XV, ainsi que ses sujets, avait en vénération le nom d'Élisabeth, il obtint de la tsarine un sourire qu'il saisit et qui fit réussir le portrait. Messelière ajoute que l'impératrice, ayant réfléchi sur la chose, accorda à l'artiste plus de séances qu'il n'en fallait pour la peindre et finit par le charger de faire connaître au roi l'accueil favorable qu'elle réservait à la Cour aux gentilshommes français. Sompsoy s'acquitta fort bien de la commission ; mais on ne voulut pas lui confier la réponse, car on aurait dû lui révéler en même temps et le secret du roi et les projets du prince de Conti. On s'arrangea donc pour le retenir à Paris, et ce fut Douglas qui partit à sa place. Comment et pourquoi il échoua dans sa première mission, nous l'avons vu ; toutefois, avant de repartir, il eut l'heureuse inspiration de s'adresser au sieur Michel, dont il savait les services et connaissait la bonne volonté et de lui apprendre qui l'avait envoyé et dans quelle intention. Celui-ci, sans se laisser effrayer par le danger qu'il courait à fréquenter ce touriste anglais déjà suspect, mit Douglas en rapports avec Woronzow, qui lui-même prévint la souveraine. Élisabeth fit savoir qu'elle était disposée à accueillir un envoyé régulier du roi. Muni de cette promesse, Douglas put échapper avec sérénité aux agents de Bestuchef et repartir pour la France. En son absence, Michel continua de négocier avec Woronzow et avertit le chevalier lorsqu'arriva le moment, opportun pour reparaître. Douglas revint alors à Saint-Pétersbourg ; mais il jugea prudent de prendre pour le voyage un nom supposé et de se cacher en arrivant chez son ami, qui le fit passer pour un de ses commis. C'est là que d'Éon vint le rejoindre, envoyé officiellement par M. Rouillé, ministre des Affaires étrangères, auprès du vice-chancelier Woronzow, dont il devait être l'homme de compagnie, de confiance ; qui n'aurait que le soin de sa belle bibliothèque et de quelques affaires importantes avec la France. D'Éon s'étonna, à la vérité, de trouver la belle bibliothèque de M. le comte Woronzow dressée sur une espèce de pupitre, tandis que lui, pauvre particulier, avait laissé chez le comte d'Ons-en-Bray une grande chambre et six coffres pleins de volumes lui appartenant ; mais sa déception fut purement platonique, car ce n'était pas dans le cabinet du vice-chancelier qu'il devait travailler, mais bien à l'ambassade de France, comme le proposa lui-même Woronzow[10]. Douglas, heureux de conserver un collaborateur aussi zélé, informa aussitôt le ministre de la décision qu'il venait de prendre à l'égard du jeune secrétaire : J'ai toute la satisfaction
possible, écrivait-il[11], de l'arrivée de M. d'Éon. Je connais depuis longtemps son
amour et son ardeur pour le travail. Il me sera très utile ainsi qu'au
service du roi. D'ailleurs sa conduite est sage et prudente. Je l'ai présenté
hier au soir au vice-chancelier comte Woronzow, qui l'a reçu avec bonté et
politesse ; son caractère parait lui plaire beaucoup ; mais, après bien des
réflexions, il n'a pas été d'avis comme ci-devant qu'il suivît le premier
plan de sa destination pour des raisons particulières, connues de
l'impératrice, que j'aurai l'honneur de vous détailler dans la suite. Le chevalier Douglas et d'Éon s'employèrent alors à déjouer les intrigues combinées du chancelier Bestuchef et du ministre d'Angleterre, le chevalier Williams. Ils y réussirent grâce à l'appui de Woronzow et aussi du comte Ivan Schouvalow, qui était alors le favori de l'impératrice. Douglas, escorté de d'Éon, fut reçu solennellement en audience comme l'envoyé du roi de France. Leurs ennemis toutefois ne se tinrent pas pour battus ; ils usèrent de tout et tentèrent même l'assassinat, s'il faut en croire La Messelière qui rapporte qu'on tira la nuit des coups de pistolet dans leur appartement. Leur crédit auprès d'Élisabeth ne fit qu'y gagner et les négociations prirent bientôt, au moins en partie, la tournure la plus favorable. Elles étaient doubles, en effet, comprenant celles dont on rendait compte au ministre et celles que, par le canal de Tercier, on rapportait directement au roi et au prince de Conti. La mission officielle était de négocier le rapprochement des deux pays, de détacher la Russie de l'alliance de l'Angleterre pour la faire accéder au traité que la France venait de conclure avec l'Autriche, son ancienne ennemie. La commission secrète était de déterminer l'impératrice à favoriser la candidature d'un prince français au trône de Pologne ou même de gagner son cœur pour Conti. Ce prince avait l'ambition de s'asseoir sur un trône et se résignait fort bien, s'il ne pouvait régner tout seul en Pologne, à être associé comme époux d'Élisabeth au gouvernement d'un grand empire. La politique de la France eût du reste également trouvé son compte au succès de l'un ou de l'autre de ces rêves ambitieux : que Conti fût roi en Pologne ou qu'il fût l'époux de l'impératrice en Russie, Louis XV avait le secours d'un allié capable de prendre à revers ses ennemis : Frédéric ; avec lequel il venait de se brouiller, et Marie-Thérèse, avec laquelle il venait de se réconcilier, mais dont il n'osait guère escompter une longue fidélité. On avait songé à tout pour engager Élisabeth dans cette intrigue : Tercier avait remis à d'Éon un volume in-quarto de l'Esprit des Lois ; dans la couverture de ce livre, entre deux cartons, pris et reliés par la même peau de veau, se trouvaient des lettres secrètes du roi pour l'impératrice ainsi que divers chiffres, ceux de d'Éon avec le roi et M. Tercier, avec le prince de Conti et .M. Monin, ainsi qu'un troisième qui était destiné à Élisabeth pour qu'elle-même ou son confident Woronzow pussent en tout temps correspondre avec le roi par l'intermédiaire de M. Tercier, à l'insu des ministres et des ambassadeurs. Élisabeth, qui n'avait pas le même goût que Louis XV pour la dissimulation et qui ne cachait rien de ses plus grandes fantaisies, ne se laissa pas séduire par l'attrait de cette mystérieuse correspondance : elle refusa le chiffre, mais reçut d'Éon et consentit à écouter de sa bouche les ouvertures de Louis XV et du prince de Conti[12]. Elle ne montra toutefois aucune inclination à prendre le prince pour époux et même évita de s'engager au sujet de la Pologne. Elle promit seulement de nommer Conti généralissime des troupes russes avec le titre de duc de Courlande, si le roi donnait à son cousin la permission d'accepter et de se rendre à Saint-Pétersbourg. L'affaire d'ailleurs en resta là, car pendant que d'Éon négociait pour lui en Russie, le prince de Conti travaillait fort mal pour son propre compte à Versailles. S'étant brouillé avec la marquise de Pompadour, qu'il s'était cru assez fort pour braver et railler presque ouvertement, il perdit la faveur du roi, qui cessa de mettre la politique secrète au service des ambitions de son cousin. D'Éon reçut l'ordre de laisser traîner la négociation commencée et de ne plus correspondre qu'avec M. Tercier et le comte de Broglie qui succéda, au milieu de l'année 1757, au prince de Conti dans l'emploi de ministre secret. Si la négociation secrète n'aboutit qu'à un demi-succès, que la disgrâce de Conti rendit bientôt tout à fait stérile, le résultat de la mission officielle fut plus satisfaisant. Grâce aux efforts patients et persévérants de Douglas et de d'Éon, le traité conclu quelques mois auparavant entre Bestuchef et le chevalier Williams fut déchiré ; la Russie rendit à l'Angleterre les subsides qu'elle avait déjà touchés, mais reprit ses troupes ; il fut décidé que les quatre-vingt mille hommes, déjà rassemblés en Livonie et en Courlande pour le service de l'Angleterre et de la Prusse, changeraient de parti et se joindraient aux armées de Louis XV et de Marie-Thérèse. En même temps on arrêta que, pour mieux marquer le caractère des rapports qui allaient s'établir entre elles, les deux Cours s'enverraient réciproquement un grand seigneur en ambassade. Le choix tomba en France sur le marquis de L'Hospital et en Russie sur un comte Bestuchef, frère du chancelier. La Russie avait donc changé son alliance pour entrer dans le nouveau système franco-autrichien. En France l'opinion, d'abord surprise, applaudissait à ce revirement imprévu et le succès des négociations paraissait complet : il n'était pas encore bien assuré cependant, puisqu'une difficulté suscitée par 13estuchef, qui pour se venger de sa défaite s'ingéniait à diviser entre eux ses vainqueurs, faillit tout remettre en question et tout gâter. En sollicitant l'accession de la Russie au traité qu'elles venaient de conclure à Versailles, la France et l'Autriche avaient songé à stipuler une exception à l'alliance générale qu'elles allaient contracter avec le cabinet de Saint-Pétersbourg. Cette exception concernait la Turquie, l'ancienne cliente de la France, qui menaçait assurément moins la Russie qu'elle n'était menacée par elle. Bestuchef eut vite l'idée de faire de cette restriction la pierre d'achoppement de l'alliance qui lui répugnait si fort. Il s'efforça de persuader à Élisabeth qu'en souscrivant à cette humiliante condition elle violerait l'antique évangile moscovite et renierait le devoir sacré qu'avait été pour tous ses prédécesseurs la délivrance de Constantinople. Il sut habilement faire valoir à l'Autriche qu'il n'était pas plus dans ses intérêts que dans ceux de la Russie de se lier les mains vis-à-vis du Turc, son ennemi d'hier et sa proie de demain. On se laissa convaincre à Vienne, et d'autant plus facilement que la guerre avait recommencé et que, Frédéric ayant déjà pénétré en vainqueur sur le territoire autrichien, les inquiétudes présentes l'emportaient de beaucoup sur celles que pouvait inspirer l'avenir. L'Autriche s'empressa donc d'accepter l'alliance de la Russie, et dans le péril où elle se sentait fit bon marché des Turcs, clients de la France. Douglas eut peur alors de voir lui échapper tout le fruit de sa négociation et, malgré le conseil que d'Éon lui donnait de tenir bon, il se décida à entrer dans un biais qu'avait imaginé le représentant de l'Autriche à Saint-Pétersbourg, le comte Esterhazy, peu scrupuleux pour arriver à ses fins sur le choix des moyens. Il fut convenu que la Porte ottomane serait garantie contre l'alliance sur le traité ostensible qu'on communiquerait à Constantinople, mais que cette exception elle-même serait annulée par un article à part dit secrétissime. Ce misérable artifice, vraiment humiliant pour la France, laissait ainsi le champ libre aux convoitises de la Russie, tout en donnant aux Turcs une fausse et dangereuse sécurité. Douglas y consentit ; mais par bonheur on se révolta à Versailles, où l'on refusa de ratifier l'arrangement. Le ministre officiel et le ministre secret se trouvèrent pour une fois d'accord et envoyèrent à Douglas, chacun de son côté, les reproches les plus vifs sur sa faiblesse, son manque de conscience et de dignité. Le roi, quel que fût son désir de voir enfin consacré un rapprochement qui lui semblait son œuvre personnelle, partagea ces sentiments. Il en faisait la confidence à M. Tercier dans un billet qui porte la date du 15 février 1757 : J'approuve fort ce que M. le prince de Conti se propose d'écrire au chevalier Douglas et désapprouve pareillement ce bel acte secret que le chevalier Douglas a eu la bêtise de signer. Dans cette circonstance, ce que M. Rouillé se propose de lui écrire me parait bien[13]. La dépêche à laquelle Louis XV fait ainsi allusion est en effet d'une noblesse et d'une hauteur de vues remarquables : Je ne puis vous dire, monsieur, écrivait M. Rouillé, quelle a été ma surprise et ma peine en voyant la déclaration dite secrétissime que vous avez pris sur vous de signer en même temps que l'acte d'accession. Tout ce que vous alléguez ne peut justifier une démarche que vous avez bien prévu devoir être désagréable à Sa Majesté, et je ne puis vous dissimuler qu'Elle est extrêmement mécontente de la facilité avec laquelle vous avez été porté à signer cette déclaration qui, loin de lever les embarras, en peut faire naître d'assez considérables pour retarder peut-être la réunion que les sentiments personnels de Sa Majesté pour l'impératrice lui fait désirer. Le roi, invariable dans ses principes, a ratifié, l'acte d'accession ; mais Sa Majesté ne peut pas se prêter à ratifier la déclaration secrète que vous avez signée sans ordre et sans pouvoir, et même contrairement à ce que vous saviez de ses intentions. Sa Majesté a désiré vivement l'accession de Sa Majesté l'impératrice de Russie au traité de Versailles connue un nouveau moyen de contribuer à la réunion ; Elle l'a désirée de concert avec l'Impératrice-Reine qui, à prendre la chose dans son véritable point de vue, y est la principale intéressée ; mais ce ne pouvait jamais être aux dépens de l'ancienne amitié qu'elle a pour la Porte ottomane, encore moins de son honneur qui, aussi bien que celui de l'Impératrice de Russie, se trouverait compromis, si cette déclaration subsistait. Que l'acte reste secret ou non, il n'est pas moins contraire à la droiture et à l'honnêteté publique. Ce n'est point parce qu'il peut devenir public que Sa Majesté ne le ratifie pas, c'est parce que l'honneur qui préside à toutes ses résolutions ne lui permet pas de le faire. Les sentiments de Sa Majesté sont sincères ; elle veut de bonne foi tout ce qui peut contribuer à la satisfaction de l'impératrice de Russie, et cette princesse en reçoit des preuves dans toutes les occasions Phis les vertus de cette princesse sont éclatantes, plus elle doit sentir le prix de la probité à laquelle le souverain comme les particuliers doivent tout sacrifier lorsqu'on leur propose quelques démarches incompatibles avec ce qu'elle exige. La déclaration dont il s'agit étant constamment opposée aux usages établis parmi les nations policées, le roi a une trop hante opinion des sentiments élevés de l'impératrice de Russie et rend trop de justice à ceux de ses ministres, pour n'être pas persuadé que cette princesse ne sera pas blessée du refus que fait Sa Majesté de ratifier cette déclaration, et qu'elle en aurait porté le même jugement que Sa Majesté si vous aviez exposé cette affaire sous son véritable jour. Je vous envoie donc, monsieur, la ratification seulement de l'acte d'accession. C'est à vous à réparer la faute qui a été faite dans cette affaire. Si M. le comte d'Esterhazy vous a induit à signer, je suis bien persuadé qu'il vous aidera de tout sou pouvoir pour faire accepter cette ratification simple[14]. Douglas fut, on le devine, extrêmement mortifié des reproches qui tombèrent sur lui de tous les côtés ; il ne savait comment sauver sa réputation fort en péril et le résultat non moins compromis de toute une laborieuse négociation. Ce fut d'Éon qui le tira de ce mauvais pas. Après s'être assuré l'appui de Schouvalow, le favori d'Élisabeth, converti depuis peu au parti français, l'intrépide jeune homme s'en alla livrer un brusque assaut au terrible Bestuchef ; il eut avec lui une querelle épique qui divertit fort le favori et même l'impératrice, qui subissait plus qu'elle n'aimait le tout-puissant chancelier. Bestuchef tempêta, trépigna, jura, mais finit par se rendre, n'osant se mettre en travers du désir croissant qu'avait Élisabeth de se rapprocher de la France. L'article secrétissime fut déchiré et le chevalier Douglas se hâta d'annoncer au ministre l'heureuse issue de la bataille ; il voulut même, tant sa satisfaction et sa reconnaissance l'emportaient sur la jalousie qu'il eût été tenté de concevoir, que d'Éon s'en allât porter lui-même à Versailles l'accession d'Élisabeth et le plan des opérations de l'armée russe pour la prochaine campagne. L'impératrice ne sut pas moins bon gré au jeune secrétaire français du succès remporté sur son propre chancelier et, pour comble d'ironie, ce fut Bestuchef lui-même dont elle fit son interprète. Au moment de son départ, d'Éon fut prié de passer chez le chancelier, qui lui fit fort bonne mine, le combla de compliments et lui remit 300 ducats comme marque de la bienveillance particulière de la tsarine. Il partit donc joyeusement, emportant dans sa sacoche avec les écus d'Élisabeth les témoignages les plus élogieux du chevalier Douglas, qui fut assez généreux pour ne jamais lui reprocher les services qu'il en avait reçus. Comme il allait atteindre Varsovie, il rencontra sur la route tout un imposant cortège : vingt-trois berlines et vingt-trois chariots en formaient la masse. Des courriers, des écuyers, une nombreuse livrée s'empressaient autour des voitures attelées avec luxe, qui étonnaient les paysans peu habitués à voir passer d'aussi brillantes caravanes. C'était l'ambassade du marquis de L'Hospital qui se hâtait vers Saint-Pétersbourg, où il devait remplacer Douglas, et rien n'avait été épargné pour rendre celte mission aussi brillante par la qualité des secrétaires que par la pompe des équipages. L'ambassadeur était escorté du marquis de Bermond, du marquis de Fougères, du baron de L'Hospital, du baron de Wittinghoff, de M. de Teleins et du comte de la Messelière, qui nous a transmis sa relation du voyage. Profitant de cette heureuse rencontre, d'Éon revint sur ses pas et accompagna le marquis de L'Hospital jusqu'à Bialestock, chez le grand général de Pologne Branicky. Il informa en chemin l'ambassadeur des incidents les plus récents de la Cour de Russie, lui apprit que l'annulation de la déclaration secrétissime était chose faite ; il ne lui cacha pas, sans doute, la part qu'il avait eue à cet heureux résultat et le laissa tout joyeux de n'avoir pas pour son début à Saint-Pétersbourg une affaire aussi désagréable à régler. D'Éon franchit au galop des six chevaux qu'il avait fait mettre à sa chaise les plateaux de la Moravie et de la Silésie ; arrêté sur sa route par une bande de quatre cents déserteurs prussiens, il leur jeta une partie des ducats de l'impératrice et atteignit Vienne à la nuit. Les douaniers l'empêchant d'entrer dans la ville, il dut, furieux et maugréant, se résigner à demeurer dans une salle de garde des hussards et à faire demander à l'ambassade un laissez-passer. Il comptait attendre à Vienne le comte de Broglie, le nouveau ministre secret qui se rendait à son ambassade en Pologne, lorsqu'il apprit la victoire que, le 6 mai, les Autrichiens avaient remportée à Prague sur le roi de Prusse. Aussitôt il repart et, brûlant les étapes, épuisant ses chevaux, il fait tant de diligence qu'il culbute et se casse la jambe ; il prend à peine le temps de se faire panser et, poursuivant sa route avec le même emportement, il arrive à Paris harassé, brûlant de fièvre, mais gagnant de trente-six heures le courrier expédié par le prince de Kaunitz à l'ambassadeur d'Autriche près le roi de France, et apportant par conséquent la primeur de deux bonnes nouvelles à la fois. Louis XV fut heureux du message et fort content du messager dont le zèle intrépide le toucha et le flatta d'autant plus qu'il venait d'un des agents de son secret ; il commença par envoyer au courrier éclopé son propre chirurgien et quelques jours plus tard lui fit remettre une gratification sur le trésor royal, une tabatière d'or ornée de perles et un brevet de lieutenant de dragons. Cette dernière marque de la faveur royale fut plus sensible à d'Éon que toutes les antres ; elle n'aida pas peu à sa guérison, qui survint promptement. Il fut le premier à juger qu'en tombant il avait ramassé la fortune puisque, grâce à sa jambe cassée, il se retrouvait lieutenant de dragons, distingué par le roi, ayant désormais, au propre comme au figuré, le pied à l'étrier. Il n'en resta pas moins dans la diplomatie, où ses premiers succès avaient montré les services qu'il pourrait rendre, et pendant quelques années encore il dut se contenter d'appartenir à l'armée d'une manière honorifique. Arrivé à Paris vers la fin de mai, il employa son repos forcé à rédiger sur sa mission des notes et des mémoires[15]. |
[1] Lettres, mémoires et négociations particulières du chevalier d'Éon, Londres, 1764, p. 58.
[2] Lettre de d'Éon à sa mère, 30 décembre 1763. (Papiers inédits de d'Éon.)
[3] BOUTARIC, Correspondance secrète inédite de Louis XV, 2 vol. in-8°. — Paris, Plon, 1866.
[4] Duc DE BROGLIE, Le Secret du roi, 2 vol. in-12. — Paris, Calinann Lévy, 1888.
[5] Mémoires du duc de Luynes, t. IX, p. 177.
[6] Mémoires du marquis d'Argenson, t. VII, p. 437.
[7] Des contemporains, entre autres La Messelière, auteur de curieux Mémoires sur la Russie, ont prétendu que Douglas avait été novice chez les jésuites avant de servir les Stuarts et qu'il aurait été introduit par le Père de La Tour chez le prince de Conti.
[8] BOUTARIC, Correspondance secrète, t. I, pièce X, p. 203 et suivantes.
[9] Nous croyons devoir reproduire ci-après les principaux passages où d'Éon parle d'un voyage qu'il aurait fait en Russie dès 1755 :
1° Dans un projet manuscrit de la main même de d'Éon, postérieur à 1763, intitulé : État des services politiques et militaires de M. d'Éon de Beaumont : ..... En 1755 et 1756 M. d'Éon fut envoyé en Russie pour travailler avec M. le chevalier Douglas à la réunion des deux empires. (Papiers inédits de d'Éon.)
2° Dans le discours préliminaire du volume : Lettres, mémoires et négociations particulières du chevalier d'Éon (1764) : ..... Vers la fin de 1755 ma destinée m'entraîna dans les ambassades, tandis que mon inclination me portait à la guerre.
3° Dans une lettre au duc d'Aiguillon, datée du 21 juillet 1773 : ..... Il ne me resterait d'autre espoir, sans ma confiance dans votre équité généreuse, que de nie trouver dans mon pays, mais plus vieux et moins riche que lorsqu'à l'âge de vingt ans je suis sorti secrètement de France pour aller, sous un état déguisé, tenter avec le chevalier Douglas la réunion de la France avec la Russie. Tout rendait cette entreprise aussi délicate que périlleuse. (Papiers inédits de d'Éon.)
A la lettre au duc d'Aiguillon se trouve joint un état de dépenses de d'Éon dont nous extrayons : Un capital de dix mille livres que M. d'Éon a emprunté en 1755 pour son premier voyage secret à la Cour de Russie.
4° Dans une lettre à Beaumarchais, datée du 7 janvier 1776 : ..... voyageant nuit et jour pur hâter en 1755 et 1756 la réunion de la France et de la Russie...
5° Dans une lettre à M. de Vergennes, datée du 28 mai 1776 : ..... Jamais personne autre que les personnes intéressées n'a été informée de toute cette intrigue politique qui a commencé en 1755 par le prince de Conti et M. Tercier et qui a été exécutée par le chevalier Douglas et moi seulement. (Papiers inédits de d'Éon.)
[10] D'Éon au marquis de L'Hospital, 23 juillet 1756. (Papiers inédits de d'Éon.)
[11] Le chevalier Douglas à M. Bouillé, ministre des Affaires étrangères. — Saint-Pétersbourg, 1756. (Lettres, mémoires et négociations..., 3e partie, p. 5.)
[12] D'Éon eut à ce sujet avec l'impératrice plusieurs entrevues fort secrètes. Il est très possible que, pour mieux tromper la surveillance dont il était l'objet et écarter tout soupçon, il ait eu à cette occasion l'idée de se déguiser en femme. L'emploi de ce travestissement expliquerait la légende de son premier voyage en Russie sous le costume féminin et donnerait la clef de certaines allusions qu'on trouve dans les lettres du marquis de L'Hospital, et jusque dans un billet où Louis XV parle des services rendus par d'Éon sous ses habits de femme.
[13] BOUTARIC, Correspondance secrète, t. I, p. 217.
[14] Archives des Affaires étrangères. — Cité par BOUTARIC, Correspondance secrète, t. I, p. 217, note 3.
[15] Les mémoires devaient faire connaître à M. le maréchal de Belle-Isle, à M. le cardinal de Bernis, à M. le marquis de L'Hospital et à M. le comte de Broglie, ambassadeur en Pologne, que l'intention secrète de la Cour de Russie était, à la mort d'Auguste III, de garnir la Pologne de ses troupes pour s'y rendre maîtresse absolue de l'élection du roi futur et de s'emparer d'une j partie de son territoire pour accomplir le plan favori de Pierre le Grand, qui avait toujours désiré de rapprocher ses frontières de l'Allemagne pour y jouer un rôle. (Papiers inédits de d'Éon.)