Rome peut vivre en paix avec la Macédoine... Et, pourtant, cette guerre qu'il a terminée de lui-même en 205, et dont, en 202, il ne souhaitait ni ne prévoyait le renouvellement, le Sénat est décidé, dès les derniers mois de 201, à la recommencer, et la recommence en effet l'année suivante[1]. Il la recommence, parce que elle est sa volonté et pour des raisons qui lui sont propres, mais, au reste, sans la pouvoir justifier par aucun grief valable, sans que Philippe lui ait fourni ni sujet ni prétexte de plainte, sans qu'elle ait été précédée d'un conflit politique ni d'une querelle diplomatique. Il la recommence brusquement et brutalement, l'impose à l'adversaire par un ultimatum outrageux, calculé pour rendre impossible toute négociation et tout rapprochement[2] ; il la recommence avec une hâte évidente, par une résolution précipitée, indifférent à la détresse des finances publiques, passant même outre, si l'on en croit les Annalistes romains, aux résistances déclarées du peuple. Et, cette fois, son parti est pris de la pousser à fond : s'il ne prétend pas anéantir la monarchie antigonide — tâche laborieuse et qui prendrait du temps — il entend du moins l'abaisser grandement, la mettre à l'étroit, la frapper d'un coup qu'il juge irréparable. Resserrer la Macédoine dans ses primitives limites, la refouler derrière l'Olympe, partant, la rejeter hors de Grèce, lui interdire la Grèce, voilà l'objet que, d'emblée[3], se proposent les Romains et la fin qu'ils assignent à la guerre. Et, poursuivant ce dessein, ils se trouvent naturellement adopter à l'égard de tous les peuples grecs — sans distinguer désormais entre les Symmachoi et leurs adversaires — la conduite qui en facilitera et qu'en implique l'exécution. Comme ils veulent, la guerre terminée, séparer à jamais ces peuples de la Macédoine ; comme ils souhaitent, durant la lutte, les avoir contre elle pour auxiliaires, ils font tout de suite effort pour se les rallier et les lui opposer. A cet effet, dès le premier moment, prenant occasion des violences récentes commises par Philippe à Kios, à Thasos, en Attique, ils s'offrent aux Hellènes comme leurs défenseurs, leurs vengeurs et leurs libérateurs[4] : c'eut dans la seule intention de les servir, si l'on en croit le Sénat et les généraux romains[5] ; c'est pour les sauver dans le présent et les protéger dans l'avenir ; c'est à fin de les préserver de toute agression et d'écarter d'eux toute menace ; c'est pour les rendre et les maintenir indépendants, que Rome s'est armée de nouveau contre le Macédonien naguère épargné. Et, dans le fait, elle ne posera point les armes qu'elle n'ait arraché à ses prises, délivré de sa domination, ou fait sortir de son alliance les nations et les cités qui, jusque-là, subissaient l'une ou l'autre ; qu'elle n'ait proclamé libres ceux des Symmachoi que Philippe tenait assujettis par la présence de garnisons imposées à leurs villes, et qu'elle ne l'ait contraint à reconnaître et garantir[6], dans le traité qu'elle lui a dicté, l'indépendance de tous les Grecs. — C'est de la sorte que, devenu philhellène en même temps qu'adversaire déterminé de la Macédoine, le Peuple romain s'improvise le champion de l'hellénisme, se porte de lui-même à son secours, puis se constitue à demeure, en face de Philippe, en face de quiconque prétendrait comme lui attenter aux libertés grecques, le patron et le gardien de ces libertés, qu'il restaure ou qu'il affermit. Et c'est ainsi que, liant la cause des Hellènes à la sienne et les couvrant de sa protection, il établit sur eux son autorité[7]. Le Macédonien, non seulement vaincu, humilié, désarmé sur mer, astreint à verser un tribut et livrer des otages, déchu au rang d'auxiliaire forcé de Rome, mais amoindri, dépouillé de l'Orestide et de ses possessions illyriennes, et surtout exclu de la Grèce ; — tous liens rompus entre les Hellènes et lui, la Symmachie de 223 abolie, l'œuvre du premier Philippe, d'Alexandre et des Antigonides détruite jusque dans ses fondements ; l'Hellade rendue à elle-même, se retrouvant ce qu'elle était un siècle et demi plus tôt ; — les Thessaliens et les Perrhèbes, les Magnètes et les Eubéens rappelés à l'existence en tant que peuples indépendants ; leurs libertés pareillement restituées aux Corinthiens, aux Phocidiens, aux Locriens, aux Phthiotes, aux Dolopes ; — toutes ces choses s'accomplissant en vertu des décisions suprêmes émanées de la Curie romaine ; — le Sénat devenu l'arbitre des États grecs ; leurs litiges portés devant lui, tranchés par ses décrets ; leurs ambitions satisfaites ou contenues, la figure de la Grèce retouchée et fixée, les limites des diverses nations arrêtées, selon ce qu'a jugé bon la sagesse de ses commissaires ; bref, la volonté de Rome s'exerçant en souveraine, dans l'intérêt commun des Grecs, de Pella au Tainare ; — et, pour finir, cette volonté généreuse visant à se faire obéir même par delà l'Égée : les Hellènes de la Petite-Asie déclarés libres à l'égal de ceux d'Europe ; les villes que Philippe occupait en Carie affranchies sur l'ordre du Sénat ; les Patres répondant à l'appel des cités autonomes, Lampsaque, Smyrne, Alexandrie-Troas, qui les ont invoqués contre Antiochos ; le Séleucide victorieux sommé par eux de modérer ses conquêtes, de laisser ces cités en paix, comme aussi celles qu'a possédées Philippe ou qui relèvent de Ptolémée, et les légats lui faisant défense de prendre pied en Europe et de s'y établir : voilà les effets immédiats de la seconde expédition romaine en terre hellénique ; voilà ce qui se voit en 196. I Si j'ai su me faire et donner une juste idée de ce qu'avaient été, au me siècle, les rapports de Rome avec le inonde grec ; si j'ai su montrer quelles étaient encore, à l'extrême fin de ce siècle, à la veille de la seconde guerre contre Philippe, les dispositions insouciantes du Sénat à l'égard de la Macédoine, des monarchies orientales, de la Grèce, de l'hellénisme en général, on conviendra que ce sont là de grandes nouveautés. Et, précisément, rendre sensible que ce sont de grandes nouveautés, sans lien qui les rattache à l'histoire antérieure, tel a été le principal objet de ce travail. Ce qui me paraît ressortir de l'exposé que j'y ai présenté, c'est que la conduite tenue par l'État romain à partir de l'année 200, sa grande entreprise macédonienne et hellénique, son offensive violente contre Philippe, l'amoindrissement définitif qu'il fait subir à la Macédoine, son intervention spontanée en faveur des Hellènes, le rôle qu'il s'attribue en Grèce, l'œuvre qu'il y accomplit, enfin, son premier conflit avec le roi d'Asie, sa première tentative pour le contenir et le borner, sont choses que rien n'a préparées ni ne faisait prévoir, qui n'étaient pas en germe dans le passé, et que le passé ne saurait expliquer. On a maintes fois exprimé l'opinion qu'en tournant décidément vers l'est de l'Italie leur activité guerrière et politique, en abaissant la monarchie antigonide, en la repoussant de la Grèce, en imposant à la fois aux Hellènes leur patronage et leur autorité, les Romains n'ont fait qu'exécuter des projets anciennement conçus et qu'ils devaient nécessairement concevoir, satisfaire, de dessein formé, leur besoin naturel d'expansion et leur désir inné de domination, aller d'une marche réglée là où les portaient de tout temps leurs destins et leurs ambitions[8], et, cependant, infliger à Philippe les représailles méritées. Ou je me suis entièrement mépris, ou cette opinion est erronée de tout point. Et si je la juge telle, le motif en est, comme on l'a pu voir, que, jusqu'à la fin du IIIe siècle, rien n'est apparu de ces projets ni de ces ambitions, rien n'a révélé ce besoin d'expansion ni ce désir de domination qui auraient entraîné les Romains vers les pays grecs, mais qu'au contraire, ils ont montré, à s'ingérer dans les choses helléniques, une répugnance tenace, et qu'en 205 et 202 encore, en dépit de leur récente injure, ils consentent à supporter le voisinage de la Macédoine, intacte et même accrue, et ne songent point à lui contester l'empire qu'elle exerce sur l'Hellade. Tenant compte de ces faits, là où d'autres n'ont vu que le développement normal et quasi fatal de la politique romaine, je crois voir tout autre chose. Ce que j'aperçois en 201/200 et ce que le lecteur y apercevra peut-être avec moi, c'est, en ce qui regarde le monde grec, une rupture brusque du Sénat avec sa façon d'être accoutumée, et la mise en pratique à Rome d'une politique inattendue, entreprenante et audacieuse, en contraste évident avec ce qu'a montré la précédente époque. Subitement, les gouvernants romains sortent de l'indifférence dont ils s'enveloppaient volontiers lorsqu'il était question des contrées d'outre-mer ; subitement, ils renoncent à leur ordinaire parti pris d'abstention, qui n'était que cette indifférence tournée en système ; subitement, ces mêmes hommes qu'on a vus souvent incertains, flottants, si lents à l'action, quand il leur fallait expédier une escadre à l'orient du détroit, les voici fixes et déterminés, toute décision et tout élan ; subitement, ils se sont avisés que Rome à là-bas des intérêts pressants, si pressants qu'il importe d'y pourvoir sur-le-champ, et tiennent pour assuré que le soin de ces intérêts exige la prompte et décisive défaite de Philippe, la fin de sa puissance en Grèce, le rétablissement des libertés helléniques, la substitution à l'hégémonie macédonienne d'une sorte de protectorat romain[9], le s'étendant d'abord aux nations grecques d'Europe, puis jusqu'aux cités autonomes d'Asie. De tout ceci, naguère encore, les Patres n'avaient nulle idée. Un changement radical s'est fait dans leurs vues politiques ; ou plutôt, le changement consiste en ceci qu'ils ont maintenant sur la manière d'agir avec la Macédoine, les Grecs, le roi de Syrie, des vues arrêtées et directrices, auxquelles ils conforment aussitôt leurs actes et qui, jusqu'alors, leur manquaient entièrement : — changement surprenant en lui-même, non moins surprenant par sa rapidité, et que ceux-là seuls peuvent ne point discerner, dont l'esprit de système offusque la clairvoyance et qui, reconstruisant le passé à leur guise afin d'en déduire commodément l'avenir, ont représenté sous l'aspect le plus faux les premières relations de Rome et de l'hellénisme. II Un tel changement mérite sans doute qu'on l'explique, qu'on en recherche et détermine les causes. Mais la question déborde le cadre de cette étude : tout ce qu'il m'est permis de faire ici, c'est d'indiquer sommairement où s'en trouve, selon moi, la solution. Apparemment, par l'humeur et les dispositions intimes, le Sénat ne différait point en 201/200 de ce qu'on l'a vu jusqu'en 202. Apparemment, comme. alors, les Patres étaient sans rancune vive contre Philippe et peu curieux de se mêler à ses querelles avec les États grecs. Apparemment, pas plus qu'alors, ils n'étaient portés d'instinct à engager la République dans une guerre à fond contre la Macédoine — que leur déconseillaient d'ailleurs l'épuisement du trésor et l'opposition des citoyens —, ni naturellement enclins à revendiquer le droit de protéger les Hellènes. Et, sans doute, l'ambition superbe d'être les chefs d'un peuple invincible et dominant[10], l'appétit violent de tout envahir[11] pour tout réduire à leur volonté, bref, ces passions impérialistes, qu'on est convenu de leur attribuer et qui, naguère, leur étaient inconnues, ne sont point nées en eux dans l'espace de quelques mois ou, tout au moins, n'ont pu, dans un intervalle si court, s'emparer d'eux au point de gouverner souverainement et de transformer leur politique. Aussi bien, si l'on y prend garde, rien dans leurs actes, même après l'an 200, ne témoigne chez eux d'une vive ardeur d'impérialisme. Pas plus que la défaite de Carthage, celle de la Macédoine n'aura pour résultat l'annexion de territoires ennemis ; les vainqueurs n'en retireront pour tout gain que ces cantons de la Basse-Illyrie abandonnés à Philippe par les accords d'Épire : une acquisition si modeste ne suppose aucun désir d'agrandissement, elle s'explique par des considérations d'ordre purement militaire. Et quant à ce patronage des peuples grecs qui sera la conséquence durable de la guerre, il est vrai qu'il pourrait aboutir promptement à une mainmise étroite de Rome sur l'Hellade, mais il est vrai aussi que bien des années s'écouleront avant qu'il commence à prendre ce caractère, et que s'il le prend un jour, ce ne sera point par la volonté des Romains. Protecteurs de la Grèce, les Romains la protégeront en effet contre les puissances ennemies, s'efforceront de la tenir à l'abri des deux grandes monarchies voisines, et ceci, comme nous l'allons voir, pour une très bonne raison : c'est qu'ils estimeront pourvoir de la sorte à leur propre sûreté ; mais ils n'auront pas la pensée de lui appliquer un régime de contrainte, ni, quoi qu'on ait dit, de changer leur protectorat en domination[12]. Restaurateurs des libertés helléniques, ils ne songeront point, différant en cela de tant d'autres qui ont pris ce beau titre, à confisquer ces libertés à leur profit après avoir paru les rétablir. Philippe vaincu, aussitôt achevée l'œuvre de pacification confiée à T. Quinctius, ils quitteront la Grèce, n'y reparaîtront en armes que rappelés par la nécessité d'en chasser Antiochos et d'y vaincre les Aitoliens, l'évacueront de nouveau en 188, n'y laisseront derrière eux ni agents ni représentants. Si, dans la suite, le Sénat y intervient par ses ambassades de loin en loin, sans grand zèle, souvent avec une lassitude ennuyée et comme en dépit de soi —, ce ne sera presque jamais de son propre mouvement, mais seulement pour répondre aux appels, aux plaintes, aux requêtes insistantes des Grecs qui, dans leurs disputes éternelles, invoqueront à tout moment, les uns contre les autres, son autorité, que tous détestent. Et si, finalement, il arrive aux Patres de se montrer brutaux, s'ils intiment des ordres et les intiment durement, c'est que l'hostilité qu'ils auront laissé grandir contre eux[13], c'est qu'en particulier, l'opposition sournoise de la nation achéenne, ses résistances gémissantes et opiniâtres et les troubles permanents nés de ses ambitions les obligeront de raidir leur attitude, et de parler en maîtres dans l'intérêt de la tranquillité commune[14]. Mais, au reste, même alors, tout ce qu'ils réclameront de la Grèce, c'est qu'elle demeure paisible, fidèle à l'amitié romaine, et ne soit point d'intelligence avec les ennemis de la République. N'étaient les soucis que finit par leur causer Perseus, trop longtemps dédaigné, et le nombre croissant de ses adhérents, ils se dispenseraient d'exercer sur elle cette surveillance menaçante, dont s'indigneront les Hellènes après l'avoir rendue inévitable. Perseus anéanti, il faudra vingt ans encore et le soulèvement de l'Achaïe pour que le Sénat prenne le parti nécessaire d'incorporer la Grèce à l'empire : tant reste forte son aversion pour la politique d'annexion et de domination directe, tant lui répugnent les mesures décisives où il se fût porté sans tarder, s'il avait été mû par des pensées impérialistes. Dans le fait, quiconque observe de près les relations des Patres avec les nations grecques, depuis la défaite de Philippe jusqu'à la guerre de Perseus, ne discerne chez eux aucune pensée de cette sorte ; mais, en revanche, ce qu'il croit souvent constater, c'est, dans leur manière de se comporter en Grèce, un décousu et un laisser-aller, des atermoiements, des hésitations et des contradictions, où se reconnaît encore cette humeur nonchalante qui les a si longtemps empêchés d'appliquer aux choses helléniques une attention soutenue. Si, en 200, la conduite politique du Sénat s'est modifiée, ce n'est donc pas qu'il ait été animé d'un esprit nouveau, ni que ses sentiments aient changé dans leur fond c'est bien plutôt que, sous l'action de circonstances soudaines, il a cru la devoir modifier, pour la conformer à ces circonstances ou à l'idée qu'il se faisait d'elles, pour l'adapter à l'état de choses qu'il pensait en être résulté. Or, ces circonstances n'ont pu être, semble-t-il, que les événements qui, en 201, ont remué l'Orient grec : le second passage de Philippe en Asie, la grande expédition qu'il y a faite, ses entreprises parallèles à celles que dirigeait en Syrie Antiochos, dont il se donnait alors pour l'allié. C'est dans l'impression produite à Rome par ces événements, dans ce que les Patres y ont vu ou cru voir, dans la signification qu'ils leur ont prêtée, qu'on doit, selon toute probabilité, chercher la raison de leurs décisions imprévues. On la doit chercher surtout dans les inquiétudes qu'ils en ont conçues. Vraisemblablement, si, en 201, le Sénat se résout tout d'un coup à attaquer Philippe, c'est que, sur les nouvelles apportées d'Orient, il s'est tout d'un coup persuadé qu'à l'endroit de cet ancien ennemi il s'était rassuré trop vite ; que Philippe pouvait encore, comme aux jours d'Hannibal, être pour Rome un dangereux voisin ; qu'il y aurait imprudence certaine à tolérer qu'il demeurât intact, possesseur d'une partie de l'Illyrie, maitre ou suzerain de la moitié de la Grèce, tel enfin que l'avait laissé la paix de 205 ; et, d'autre part, qu'il était indispensable à la sécurité, peut-être au salut de la République, que la Grèce redevint libre sous la protection du Peuple romain. Jusqu'ici je marche d'accord avec nombre d'historiens ; ou je crois devoir me séparer d'eux, c'est quand il s'agit de préciser la nature et l'objet des craintes ressenties par le Sénat. III On déclare communément qu'en l'année 200 les Romains rouvrirent les hostilités contre Philippe pour parer aux périls nés de ses succès en Asie, prévenir l'excessif accroissement de sa puissance, sauver l'Égypte menacée de crouler sous ses coups, et maintenir ainsi l'équilibre oriental qu'il était près de rompre à son avantage[15]. Mais c'est là s'abuser. Lorsqu'on attribue aux Patres ces préoccupations d'équilibre familières aux chancelleries modernes, on devance singulièrement les temps. On leur suppose une connaissance de l'étranger, une aptitude aux vastes spéculations politiques, des vues d'ensemble, une capacité de synthèse, dont ils avaient jusque-là paru et dont ils étaient sûrement bien dénués : au fait, où donc était leur politique d'équilibre, quand ils toléraient qu'Antigone dominât sur huit peuples grecs, ou, plus récemment, quand ils permettaient à Philippe d'écraser les Aitoliens ? Il faut ajouter qu'on s'exagère aussi, de façon surprenante, l'importance des succès obtenus par le Macédonien. Il est exact qu'en 202 et 201, par ses agressions, ses violences, ses perfidies, il avait profondément troublé l'Orient grec ; mais ce qui ne l'est pas moins, c'est qu'à l'automne de 201, après deux années de guerre, son ambitieuse entreprise s'achevait sans gloire et presque sans profit : au prix d'un immense effort et de sanglants sacrifices, il n'avait atteint qu'un résultat des plus minces. Un historien, que Philippe éblouit fort, assure qu'en 201, il comptait à son actif une longue série de victoires[16]. Pourtant, il avait échoué devant Khios, devant Pergame, devant Knide, devant Mylasa ; et, sur mer, il avait trouvé dans les Rhodiens de fâcheux adversaires. Des deux batailles qu'il leur avait livrées, la première, celle de Khios, avait beaucoup ressemblé à une défaite ; la seconde, celle de Ladé, n'avait été qu'une victoire incomplète d'où il n'avait tiré nul avantage durable. A la fin de l'été, sa flotte, trop faible, devait refuser le combat aux escadres de Rhodes et de Pergame, et son armée, fourbue par une longue et dure campagne, lasse d'avoir traîné sa misère sur les routes de l'Asie, rongée de famine, était réduite à vivre la vie de loup. Philippe, écrit un autre historien, travaillait à se constituer dans la Méditerranée orientale un empire considérable, et ses talents semblaient le rendre capable d'y réussir[17]. Selon Mommsen[18], il était au moment de doubler sa puissance. Les renseignements dont nous disposons nous permettent de connaître, non certes avec l'exactitude souhaitable, mais cependant avec quelque précision, l'étendue des conquêtes que Philippe avait faites en 202 et 201. Pendant ces deux années il s'était annexé : à l'est du Bosphore, Calcédoine ; sur la rive occidentale de la Propontide, Périnthos ; dans la Chersonèse thrace, Lysimacheia ; dans la Mer Égée, Thasos et probablement quelques Cyclades ; dans l'archipel des Sporades, Nisyros et peut-être les petites îles rhodiennes ; à l'ouest de la Carie, les deux places maritimes d'Iasos et de Bargylia et les deux petites cités continentales d'Euromos et de Pédasa ; à l'intérieur du pays carien, la Péraia rhodienne et la ville de Stratonicée avec ses alentours ; enfin, sur le littoral de l'Asie quelques emporia et quelques havres dont nous ignorons les noms. — Or, s'ensuivait-il de là un tel déplacement de forces que le Sénat, du reste si étranger et si indifférent aux choses de l'Asie, en dût prendre ombrage ? Ceci ressemble-t-il à ce vaste empire qu'on nous représente ? La puissance de Philippe était-elle de la sorte doublée, et peut-on même dire qu'elle fût grandement accrue ? On en doutera tout de suite, si l'on fait réflexion que ces conquêtes étaient pour la plupart situées loin de la Macédoine, largement distantes entre elles et fort disséminées, partant difficiles à garder, à moins que Philippe ne possédât toujours ce qui avait le plus manqué aux derniers Antigonides, une marine nombreuse et active. S'il est vrai, comme l'avait montré l'exemple des Ptolémées, que, souvent, se disperser c'est s'affaiblir, les conquêtes du Macédonien, éparses du Bosphore à la mer de Karpathos, avaient chance de lui être une cause de faiblesse. En tout cas, il n'apparaît point qu'elles fussent de nature à mettre Rome en péril et le Sénat en émoi. On assure volontiers que, plus que tout le reste, ce furent les attaques de Philippe contre les possessions de l'Égypte, qui obligèrent les Patres à le traiter en ennemi : il semblerait ainsi, à lire beaucoup de modernes, que l'intégrité de l'empire ptolémaïque, condition de l'équilibre établi entre les monarchies hellénistiques, fût, dès la fin du m e siècle, un principe fondamental de la politique romaine. Mais la longue complaisance — que je rappellerai plus loin — dont le Sénat fit preuve envers Antiochos, agresseur et vainqueur de l'Égypte et qui eut pouvoir d'en consommer la ruine, montre ce que vaut cette opinion. Et, d'ailleurs, est-il sûr qu'en 201 Philippe, qui, d'abord, lui avait certainement promis son appui, se soit comporté en adversaire déclaré de Ptolémée ? C'est ce qu'on affirme trop vite, sur des indications insuffisantes. Le plus probable est qu'il s'appliqua à prolonger l'utile équivoque qui lui permettait de faire à la fois figure d'allié de l'Égypte et de la Syrie. Il est sans cesse question, chez nos historiens, de l'Égypte dépouillée en 201. par Philippe : on ne voit guère pourtant quelles dépouilles il lui arracha. On va répétant que, cette année-là comme la précédente, il se jeta sur les possessions égyptiennes[19] : il faut reconnaître, à l'examen, qu'il ne se jeta sur elles qu'avec beaucoup de modération[20]. Je consens toutefois qu'il ait réussi, par violence ou manœuvres, à s'emparer de quelques cités d'Asie dépendantes de l'Égypte : ce qu'on devra m'accorder en retour, c'est que ces cités — que je suis, comme tout le monde, hors d'état de désigner — n'étaient ni bien nombreuses ni bien considérables, en sorte que les Patres n'avaient point à se troubler de les voir passées en ses mains. Je sais bien ce qu'on peut dire, ce qu'ont dit certains historiens. Les conquêtes faites par Philippe en 201, restreintes encore, pouvaient en elles-mêmes n'avoir rien d'inquiétant ; mais elles n'étaient que de premiers jalons sur la route où devaient l'emporter ses ambitions ; elles en présageaient, en préparaient d'autres, celles-là plus vastes, illimitées, qu'il ferait sûrement s'il avait liberté de les faire c'est ce que virent les Romains et c'est pourquoi ils se mirent à la traverse. Et là-dessus on nous ouvre d'émouvantes perspectives : on parle de la ruine prochaine de l'Égypte, de l'écrasement imminent de Pergame, de l'humiliation, de la conquête peut-être de Rhodes, de l'invasion de la Cyrénaïque[21]... De quoi ne parle-t-on pas ? Ceux qui tiennent ce langage n'oublient qu'une chose, pourtant capitale : c'est la tournure qu'avait prise, à la fin de la campagne de 201, la guerre maritime. A ce moment, les flottes unies d'Attale et des Rhodiens, constamment renforcées, avaient acquis sur celle de Philippe une supériorité dominante ; elles enserraient l'ennemi d'un blocus étroit, le tenaient captif en Carie dans les eaux de Bargylia[22]. Les choses étant ainsi, le paradoxe est fort de prétendre que Philippe pût songer encore — à supposer qu'il eût eu de telles pensées — soit à renouveler contre Rhodes l'expédition manquée du Poliorkètes, soit à débarquer à Kyrène ou à Alexandrie ; et l'on se demande ce qu'avait à craindre de lui l'équilibre de la Méditerranée. Si, vraiment, le gouvernement romain avait eu, pour cet équilibre, la sollicitude que, par un anachronisme ingénu, lui attribuent les modernes, penchés sur leurs atlas ; s'il avait pris souci des changements en train de s'opérer en Orient, ce n'est point au roi de Macédoine, c'est au Séleucide, qu'il eût, sans tarder, mis le frein. Car, depuis 202, Antiochos pressait la conquête de la Syrie, prélude probable de celle de l'Égypte, et le risque était grand qu'il usurpât le trône du roi enfant, unique et frêle héritier de la monarchie lagide : auquel cas, rien dans le monde grec n'aurait fait contrepoids à l'énormité de sa puissance. Mais, cinq années durant, les Patres s'abstinrent avec soin de gêner ses progrès. Ils les favorisèrent, au contraire, par une connivence réfléchie ; ils permirent qu'il vainquit à Fanion et le laissèrent maitre des suites de sa victoire. Tant qu'il se contenta d'agir loin des rives de l'Égée, par delà le Taurus, Antiochos eut le champ libre. S'il ne fit point la conquête de l'Égypte, Rome impassible n'y fut pour rien ; il eût pu entrer à Alexandrie, y ceindre la double-couronne des Pharaons, sans qu'elle essayât de l'arrêter. Et par là nous avons la preuve que ces considérations de politique générale, ces supputations savantes d'équilibre, qui, selon les modernes, auraient déterminé le Sénat et fait de lui l'inévitable adversaire de Philippe, n'eurent, en réalité, aucune place dans ses calculs. S'il recommença la lutte contre l'Antigonide, ce n'est point que ses entreprises orientales, si chétives auprès de celles que le Séleucide eut licence d'accomplir, lui eussent paru dangereuses soit pour la sécurité de l'État romain, soit pour le système de rapports existant entre les monarchies grecques, soit pour l'ordre ou la paix du monde. Il est bien vrai que les Patres agirent sous l'empire de certaines craintes, mais différentes de celles qu'on imagine et, sinon plus justifiées, du moins plus précises et plus directes. Ce qui leur fit juger Philippe inquiétant, ce n'est point le pénible effort qu'il venait de tenter afin de s'accroître en Orient, c'est que cet effort, il l'avait tenté d'accord avec Antiochos. Vers la fin de 201, on eut à Rome, par Attale et par les Rhodiens, la révélation que les deux rois s'étaient rapprochés, associés ; que, selon toute apparence, ils avaient comploté le démembrement de l'empire égyptien ; que leurs opérations simultanées, celles d'Antiochos en Syrie, celles de Philippe dans la Petite-Asie, étaient les effets d'un commun dessein ; qu'il y avait entre eux entente et concert, et qu'un pacte d'alliance les unissait. A cette nouvelle, dont s'alarmait le monde grec, il était naturel qu'à Rome on s'émût aussi. On avait cru Philippe réduit à soi-même, dès lors inoffensif : on découvrait soudain, qu'il avait lié partie avec cet étonnant monarque à qui huit ans de conquêtes dans un monde ignoré avaient fait un renom formidable, avec cet invincible qui traînait après soi l'Asie subjuguée, disposait de ses trésors sans fond, de ses troupeaux d'éléphants, de la multitude de ses peuples guerriers, et dont la gloire, fabuleuse et lointaine, éveillait dans les têtes érudites le souvenir de Xerxès et celui d'Alexandre. C'était là matière à réflexions. A la vérité, dans le moment, il ne s'agissait entre les deux alliés que de mettre en pièces la monarchie lagide, et c'est de quoi le Sénat ne se troublait point le sort de Ptolémée V ne le préoccupait nullement ; mais plus tard, bientôt peut-être, l'affaire d'Égypte une fois réglée, ne s'agirait-il point d'autre chose ? Les Patres, dans leur humeur inquiète, se posèrent cette question ; ils n'hésitèrent pas sur la réponse. C'était, en ce temps-là, un préjugé puissant sur l'esprit des Romains, que tous les rois de la terre, ennemis-nés de la République, s'entendaient pour lui nuire et conspiraient sa perte. Le Sénat ne douta point que l'alliance imprévue d'Antiochos et du Macédonien n'eût sa pointe secrète dirigée contre Rome. On sait que T. Quinctius, alors qu'il menait la guerre contre Philippe, avait l'oreille tendue à tous les bruits qui lui venaient d'Asie ; au printemps de 197, la nouvelle qu'Antiochos, quittant la Syrie, cinglait à l'Ouest avec toute sa flotte, l'agita d'une terrible inquiétude : à sa demande, les Rhodiens allèrent en hâte barrer la route au roi, de peur qu'il ne voulût donner aide à Philippe ; même après la journée de Kynosképhalai, le proconsul, toujours aux aguets, frémissait d'apprendre l'arrivée des troupes syriennes apportant au vaincu le secours constamment redouté : il craignait que Philippe, s'accrochant à cet espoir, ne mit ses places en défense et ne continuât la guerre ; il se refusait à croire que le Séleucide ne fit pas sienne la querelle de l'Antigonide, et tenait pour impossible que la haine commune du nom romain n'eût point créé entre eux une permanente solidarité... Des appréhensions de même sorte hantèrent le Sénat dès la fin de l'année 201. Du jour ou il sut qu'Antiochos avait échangé des serments avec Philippe, il vit en lui un ennemi certain. Au reste, quoi de plus naturel que ce victorieux, ayant soumis l'Orient, prétendit se mesurer avec les vainqueurs de l'Occident ? Leur défaite manquait à sa gloire. Puis, sans doute, l'immense Asie était trop petite pour le contenir ; sans doute, comme en courait le bruit parmi les Grecs, il avait conçu, à l'exemple d'Alexandre qu'il prenait pour modèle, d'audacieux projets d'universelle domination ; ainsi, la force romaine, seul obstacle qui pût l'arrêter, était l'obstacle que ses ambitions lui commandaient nécessairement d'abattre. Qu'il mit le pied en Europe, ce serait pour y chercher le chemin de l'Italie, et Philippe, revenant aux rêves ardents de sa jeunesse, s'empresserait à le lui frayer. A Rome, on se persuada que, si on laissait les choses suivre leur cours, il faudrait, un jour prochain, soutenir l'effort uni de la Macédoine et de la Syrie. Pour recommencer la guerre, Philippe n'avait besoin que d'un puissant auxiliaire : il le trouverait dans Antiochos, qui lui serait un nouvel Hannibal. Tous deux, leurs forces jointes, tenant en réserve les ressources infinies de l'Asie, occuperaient la Grèce, y prendraient position face à l'Adriatique, aux rivages italiens. On se les figura, assemblant leurs armées sur cette côte d'Illyrie et d'Épire dont, par l'abandon de l'Atintania, on avait livré les approches au Macédonien, et, pour les jeter aux plages de la Messapie, comptant, non sur l'appui douteux des flottes impotentes de Carthage, qui avait toujours manqué à Philippe, mais sur le concours docile de cette marine illustre, sortie des ports de Phénicie, formée à l'école des Rhodiens, dont Antiochos était le chef. Ce furent là les craintes qui, secouant le Sénat, fixèrent et hâtèrent ses résolutions. C'est de ces craintes que naquirent ses nouvelles entreprises ; c'est par elles que s'en explique toute la suite : car, cette fois, il semble bien qu'une pensée logique préside à tous ses actes, les ordonne et les relie. IV Et d'abord, puisque l'alliance des deux rois est le grand danger, il importe de détruire cette alliance, de la détruire au plus vite. Et le mieux, sans doute, est de supprimer l'un des deux alliés, celui qui se trouve à portée, que Rome tient sous ses prises, et qu'il semble si aisé d'abattre : le roi de Macédoine. Dans le moment, par grande chance, Antiochos est loin, retenu en Asie, occupé d'y arracher à Ptolémée les pays syriens : on n'aura garde de le déranger, de l'irriter en soutenant contre lui la cause d'Épiphanes ; tout ce qu'on souhaite, au contraire, c'est qu'il s'attarde en Orient, que la guerre s'y prolonge, qu'il ne s'en puisse distraire et poursuive hors d'Europe, aux dépens de l'Égypte, ses entreprises conquérantes. Car plus il s'acharnera contre le Lagide, plus il s'étendra vers le Sud, plus aussi il se détournera de Philippe, plus la distance s'élargira entre lui et son allié, plus le Macédonien restera isolé ; et l'on utilisera cet isolement propice pour accabler Philippe, le réduire à merci, l'affaiblir à jamais en l'expulsant de la Grèce, pour l'enchaîner, enfin, par un dur traité, garanti par livraison d'otages, qui, faisant de lui l'allié des Romains, en fera du même coup l'adversaire éventuel du Séleucide. — De là, en 200, l'abandon où le Sénat laisse les Alexandrins qui ont sollicité son intervention ; de là sa médiation feinte entre eux et le Grand-Roi, les assurances amicales que, sous le prétexte décent de cette médiation, il fait tenir à Antiochos, le soin qu'il prend de le persuader que les Romains voient sans déplaisir ses succès sur l'Égypte et n'ont nul dessein de le contrarier. Et de là, en même temps, la guerre si lestement déclarée à Philippe, sans qu'on s'embarrasse de la justifier, les hostilités si brusquement ouvertes, le plan conçu par P. Sulpicius de tout achever d'un coup, en une campagne, par une invasion directe atteignant la Macédoine au cœur : dans la pensée des Patres, une lutte de vitesse est engagée entre Rome et le Séleucide ; il s'agit de terminer les choses avec Philippe, de le mettre hors de jeu, de l'enlever à son allié, de le retourner contre lui, avant qu'Antiochos ait pu quitter l'Asie et venir à son aide. D'autre part, et pour la première fois, la Grèce se trouve prendre aux yeux des politiques romains une importance capitale. C'est en Grèce, en effet, que, sortant d'Asie, Antiochos à dessein de joindre Philippe ; c'est en Grèce que les deux souverains, guettant l'heure favorable, se tiendront sous les armes ; c'est de Grèce, s'ils jugent cette heure venue, qu'ils se lanceront à l'assaut de l'Italie. — De là la nécessité de les y prévenir, d'y rendre impossible leur rencontre, et de là, par suite, une raison nouvelle d'en écarter Philippe, de le contraindre à renoncer à tout ce qu'il y possède, alliés, clients ou sujets. — Mais ne rien faire de plus serait faire trop peu. Il faut ouvrir enfin les yeux à l'évidence, à l'évidence méconnue depuis vingt-cinq ans, depuis le jour où l'on a laissé Antigone reprendre autorité sur les Hellènes : tant qu'il y aura des rois ennemis de la chose romaine, formant contre elle des projets agressifs, un Antigonide en Macédoine, un Séleucide en Asie, c'est toujours vers la Grèce que leur effort se portera d'abord ; ils essaieront toujours de s'y étendre et de s'y fortifier ; et, s'ils sont disposés à s'unir, elle sera toujours pour eux le lieu de rendez-vous naturel, le point d'avance marqué de ralliement et de concentration. C'est pourquoi, si l'accès leur en demeure ouvert, il y aura toujours risque qu'ils ne s'entendent pour faire d'elle ce qu'avaient fait, par exemple, les Puniques de l'Espagne, le poste avancé, la base militaire et navale, l'όρμητήριον, comme disent les Grecs, où ils machineront de concert quelque entreprise contre l'État romain. Il faut en finir avec ce péril. Il ne suffit pas de chasser Philippe de Grèce ; il faut aviser à ce qu'il n'y revienne jamais. Il ne suffit pas d'empêcher qu'Antiochos n'y puisse, tout à l'heure, rencontrer son allié ; il faut faire en sorte qu'il n'y prenne jamais pied, d'autant que ce qu'il projetait d'accord avec Philippe, qui sait si, même seul, il ne le tenterait pas ? Aux rois de Macédoine et d'Asie, à ceux de l'avertir comme à ceux du présent, il faut fermer la Grèce, et non seulement la leur fermer, mais la leur opposer comme un obstacle, s'en couvrir en face d'eux comme d'un rempart, l'avoir pour soi contre eux. Comment y parvenir ? Pour fermer aux Puniques l'Espagne terre barbare, non policée, sans vie publique —, on a dû, faute d'expédient meilleur, se résigner à les y remplacer, l'occuper à leur suite. Il saute aux yeux qu'en Grèce on ne peut agir de même. Y vouloir dominer par la force et la crainte, s'y établir à demeure, en retenir seulement quelques parties, serait la pire des fautes : car ce serait tromper les Hellènes, trahir ces espérances de liberté qu'on s'est d'abord empresse de leur donner, leur causer de la sorte une déception qui s'exaspérerait en légitime fureur, les inciter, par suite, à se mettre en quête d'un protecteur qui les délivrât des Romains, à l'aller prendre parmi ces ennemis de Rome que, justement, on veut éloigner d'eux... Bref, ce serait — résultat absurde — ménager soit à Philippe, soit à Antiochos, soit à l'un et à l'autre, l'occasion désirable de jouer à leur tour, contre Rome déloyale, le rôle de libérateurs des Grecs. Pour leur ôter toute occasion pareille, pour mettre et tenir la Grèce hors de leurs prises, pour faire d'elle ce qu'exige la sécurité de Rome, pour établir entre Hellènes et Romains une intime et constante union, on usera d'une méthode généreuse et singulière. Les Romains donneront un exemple, inconnu jusque-là, de désintéressement. Fidèles à la promesse que, dès le premier jour, voulant se les concilier, ils ont faite aux Grecs de les affranchir, ils renonceront pour eux aux droits de la victoire. Philippe défait, ils rendront leur indépendance aux peuples, tombés en leur pouvoir, qu'il en avait privés ; ils en assureront l'exercice réel à ces alliés du roi auxquels il n'en était resté que l'apparence ; ils effaceront partout les traces de l'ancienne oppression et se garderont de mettre en sa place leur propre domination ; ils feront, d'un geste magnanime, renaître la libre Grèce. Et, dès lors, il ne sera plus loisible à l'Antigonide ni au Séleucide de rien oser contre elle ; respectée de Rome, elle devra leur être également respectable. La liberté hellénique proclamée, rétablie, garantie par le Sénat, reconnue et garantie, sur son ordre, par Philippe lui-même, défendue au besoin par les armes romaines, voilà l'obstacle qu'Antiochos et Philippe trouveront désormais devant eux. — Et l'on peut compter qu'ils trouveront aussi, ardentes à ne leur rien céder, étroitement associées au Peuple romain s'il s'agit de leur résister, toutes les nations de l'Hellade. Car, sans doute, remis en possession de leur indépendance, les Hellènes ne seront point d'humeur à se la laisser ravir ni disputer ; d'ordinaire divisés d'intérêts, ils seront ici unanimes : tous veilleront sur un bien si cher avec la même passion, s'appliqueront avec un zèle égal à le garder intact. C'est pourquoi entre eux et les rois voisins — Philippe, hier encore maitre ou chef de la moitié de la Grèce et qui prétendra toujours l'être à nouveau, Antiochos, dont les ambitions les menaceraient de l'asservissement — nul rapprochement ne sera possible. Dorénavant, à l'endroit de ces despotes, adversaires naturels de leurs libertés recouvrées[23], ils nourriront d'incessantes défiances, une hostilité qui ne désarmera point ; ils seront en face d'eux sur une perpétuelle défensive, et, se sachant peu capables de la soutenir par leurs seules ressources, ils s'attacheront toujours davantage aux Romains dont l'assistance leur sera indispensable. Ainsi leur volonté de rester libres, la crainte des dangers suspendus sur leur jeune liberté, la conscience de leur faiblesse, leur besoin d'être forts, la nécessité, pour l'être, de s'étayer de la force romaine, assureront en tout temps à la République leur fidélité docile ; ainsi, loin qu'ils la repoussent ou s'y dérobent, l'estiment humiliante ou gênante, ils accepteront de bon gré sa protection, s'empresseront même à la rechercher ; ils la rechercheront contre ces rois, qu'ils tiendront maintenant pour ennemis et qui, précisément, sont ceux du Peuple romain. Et, par suite, au lieu qu'auparavant la Grèce pouvait être la base d'opérations, le point d'appui, l'όρμητήριον, d'où ces rois inquiéteraient l'Italie, à l'avenir, par un renversement heureux, la Grèce, libre avec l'appui de Rome, sera l'ouvrage défensif, le boulevard et la barrière, le propugnaculum qui, les bornant à l'Ouest, couvrira l'Italie de leurs desseins. Interposer entre l'Adriatique, la chaîne de l'Olympe, frontière nouvelle de la Macédoine, et la mer des Cyclades, où peuvent s'avancer les flottes syriennes, une Grèce amie des Romains et trouvant à l'être son utilité, unie à eux par le lien puissant de son intérêt permanent, impénétrable aux ennemis de Rome et faisant front de leur côté : telle est, dans leurs rapports nouveaux avec les Grecs, la pensée dirigeante des Patres ; tel est le très simple objet de leurs calculs, si sottement qualifiés de machiavéliques[24]. — De là leur philhellénisme, tout politique, et où, quoi qu'on ait dit, le sentiment n'entre pour rien ; de là leur effort continu pour gagner ou capter la confiance des nations grecques ; de là le zèle dont ils s'éprennent pour la liberté de l'Hellade, zèle non point feint, comme on l'a prétendu, mais sincère et véritable : car cette liberté est l'assise nécessaire, l'élément premier, de l'œuvre qu'ils veulent édifier ; de là leur insistance à déclarer que les Hellènes seront désormais inviolables, intangibles à tous : ils se flattent, en affirmant ce principe, en l'élevant au-dessus de toute discussion, en tenant la main à ce que nul ne l'enfreigne, de faire constamment échec, avec le concours de la Grèce, aux deux souverains que Rome a, pensent-ils, pour adversaires. Et, de fait, ils ne perdront point un jour pour en tirer les conséquences utiles contre le plus dangereux de ces souverains, contre le conquérant qu'ils voient avec émoi s'élever de l'Orient, contre le Séleucide redouté. En même temps que Philippe et par delà Philippe, c'est lui qu'ils ont visé et prétendu atteindre ; la chose parait clairement en 196. Cette année-là, quand, après sa marche victorieuse dans la Petite-Asie, Antiochos, faisant ce qu'appréhendent le plus les Romains, passera l'Hellespont, occupera Lysimacheia, menacera de pousser plus loin, on se hâtera de lui signifier que de telles entreprises ne sont plus de saison ; qu'en effet, les Hellènes ne doivent plus être en butte à aucune agression ni subir la loi de personne[25] ; qu'il ne saurait donc rien tenter contre eux ; et, partant, qu'il n'a que faire en Europe et doit se garder d'y demeurer. Et l'on ne s'en tiendra point là ; pour ralentir, entraver, arrêter, s'il se peut, le Séleucide, on procédera de façon plus hardie. Ce principe nouveau qui leur est cher, les Patres savent, avec une logique opportune, en élargir l'application. Appelés à l'aide par les habitants de trois cités autonomes d'Asie, Lampsaque, Smyrne, Alexandrie-Troas, qu'Antiochos veut ramener sous le joug, ils se sont avisés à propos que la liberté hellénique est partout également sacrée ; qu'ils ont pour tâche de veiller sur elle en tous lieux, et qu'en Asie aussi bien qu'en Europe, les Hellènes ont le même titre à leur protection. Le moyen leur est ainsi offert d'inquiéter le Grand-Roi dans ses États, de lui susciter chez lui des embarras qui l'obligeront, pensent-ils, à se détourner de l'Occident, et, ce moyen, ils s'empressent d'en user. — De là leur brusque ingérence dans les affaires d'Asie : l'intérêt soudain qu'ils portent, les encouragements qu'ils donnent aux trois cités lointaines, jusque-là ignorées d'eux, qui réclament leur secours ; le soin qu'ils prennent de proclamer libres, dans le traité imposé à Philippe, les Hellènes d'Asie à côté de ceux d'Europe ; la mention expresse qu'ils font, dans le même traité, des villes cariennes que Philippe doit évacuer sans retard ; de là, enfin et pour conclure, les injonctions impérieuses de T. Quinctius et des légats, qui, à Corinthe, à Lysimacheia, somment Antiochos, non seulement de renoncer en Asie aux villes naguère conquises par le Macédonien ou vassales de l'Égypte, mais encore de ne point toucher aux cités autonomes, Alexandrie, Smyrne et Lampsaque. Par l'éclatante protection qu'il leur accorde, le Sénat compte enhardir ces cités dans leur résistance au Grand-Roi, sans doute, en déterminer d'autres à il lui résister à leur tour ; il espère ainsi entretenir et allumer, dans la monarchie séleucide, d'actifs foyers de rébellion : occupé de surveiller, de limiter, et — s'il l'ose malgré les Romains — d'étouffer l'incendie, force sera à Antiochos de lâcher prise en Europe[26]. V Telle a été, dans ses grands traits, la politique adoptée, au commencement du IIe siècle, par le gouvernement romain : politique nouvelle, du moins par les dehors assez ingénieuse, plus ingénieuse peut-être qu'on ne l'eût attendue du Sénat ; fort simple toutefois et n'exigeant nul effort d'invention, puisqu'elle consistait principalement à restaurer en Grèce l'ancien état de choses, antérieur aux empiètements de la Macédoine ; — au surplus, politique où tout était chimère et vouée à l'insuccès total. Les Romains avaient vécu jusque-là dans une ignorance dédaigneuse des affaires de la Grèce et de l'Orient ; ils connaissaient peu les Grecs, s'étant bornés, lorsqu'ils avaient pris contact avec eux, au rôle étroit d'auxiliaires intéressés et brutaux de l'Aitolie ; ils ne savaient rien des cours hellénistiques, de leur politique, de leurs ambitions et de leurs desseins, du caractère véritable de leurs relations : ils en jugeaient sur des rapports suspects[27], d'après leurs impressions irraisonnées, leurs préventions et leurs partis pris. Ils portèrent la peine de cette ignorance ; elle leur fut une source abondante de fautes et de mécomptes ; travaillant dans l'inconnu, ils s'y égarèrent. Effectivement, en 201, ils furent les dupes d'une crainte chimérique — la crainte du Macédonien et du Syrien unis : car l'alliance des deux rois ne visait aucunement l'État romain, et, au surplus, cette mensongère alliance, détestée de chacun des contractants, devait se rompre presque aussitôt que formée : dès 201, tout en annonçait la fin prochaine. Ils ne comprirent pas qu'alliés en apparence, Antiochos et Philippe étaient réellement, par l'opposition nécessaire de leurs convoitises, deux rivaux qui, au premier jour, deviendraient deux ennemis. Il leur échappa, en particulier, que, maître de la Chersonèse[28] depuis 202, Philippe serait l'obstacle, sans doute insurmontable, auquel Antiochos, s'il marchait vers l'Occident, se heurterait inévitablement ; que jamais le roi de Macédoine ne permettrait que le roi d'Asie débordât sur la Grèce ; mais qu'au contraire, Philippe attaqué et paralysé par les Romains, ce serait la route de l'Europe ouverte au Séleucide, la liberté à lui donnée de parcourir, en se jouant, les rivages de la Petite-Asie, de franchir les détroits, d'envahir la Thrace désarmée et d'y faire établissement. Et à cette première et capitale erreur ils en joignirent quantité d'autres : ils s'abusèrent au sujet de la Macédoine, bien plus vivace qu'ils ne se la figuraient et capable, au lendemain d'un désastre, de la plus vigoureuse renaissance ; au sujet de Philippe, qui, plein de ses projets orientaux, ne méditait plus rien contre Rome, et qu'on pouvait donc laisser en paix, qu'on devait même laisser en paix, si l'on voulait entraver Antiochos ; au sujet d'Antiochos, qui n'était ni le conquérant vorace ni l'ennemi des Romains qu'ils se représentaient, et dont les ambitions extrêmes n'allaient qu'à recouvrer, dans la Petite-Asie et en Thrace, les derniers territoires distraits de son patrimoine[29] mais qui, au reste, n'était pas homme à reculer devant leurs sommations ni à se troubler de leurs manœuvres ; ils s'abusèrent, enfin, au sujet de la Grèce, qu'ils crurent se rallier aisément, oubliant que, par eux, elle avait souffert et saigné, ignorant surtout qu'aux yeux de tout Hellène, marqués de la tare que rien n'efface, ils ne seraient jamais que des άλλόφυλοι dignes d'aversion et de mépris. — C'est pourquoi, issue de faux calculs, toute leur conduite, à partir de l'an 200, ne consista guère qu'en fausses démarches ; inutilement vainqueurs à Kynosképhalai, ils n'atteignirent point les grands objets qu'ils s'étaient proposés, et, le plus souvent, se trouvèrent avoir agi au rebours même de leurs intentions. Qu'en effet, leur victoire de 197 n'ait point produit l'affaiblissement souhaité de la Macédoine, laquelle se retrouva plus robuste, plus riche, mieux armée que jamais aux derniers temps de Philippe et sous le règne de Perseus ; — que, s'étant flattés, en accablant Philippe, de priver Antiochos d'un allié précieux et, comme dit Plutarque, de ruiner sa première espérance[30], ils aient, au contraire, servi ses desseins, travaillé pour lui, supprimé l'adversaire qui l'eût arrêté, et rendu possible son passage en Europe, où ils voyaient, d'ailleurs à tort, une menace pour Rome ; qu'ensuite, il ne leur ait servi de rien de se poser en face de lui en patrons des libertés grecques et défenseurs des cités autonomes, et que, durement rebutés à Lysimacheia, ils aient dû, sans y consentir, souffrir sa présence en Thrace ; que, plus tard, en 193, persistant à juger cette présence trop dangereuse, s'obstinant dans leurs craintes imaginaires et dans leur vain système d'intimidation, ils n'aient abouti qu'à provoquer la venue en Grèce du Séleucide, justement las de leurs exigences injurieuses et de l'agitation qu'ils entretenaient en Asie ; et qu'ainsi le péril syrien, qui n'existait pas quand ils en prirent peur, qui ne commença d'exister qu'en 192, lorsqu'Antiochos, ayant Hannibal pour lieutenant, débarqua à Démétrias, ait été précisément l'effet de leur fausse prudence ; — que, d'autre part, fourvoyés en Grèce, leur philhellénisme tardif n'y ait éprouvé que déceptions et déboires ; que, non seulement, ils s'y soient heurtés, sitôt Philippe vaincu, à l'inimitié des Aitoliens, traités avec trop peu de ménagement, mais que, dans les nations mêmes de l'ancienne Symmachie, ils aient sans cesse rencontré la haine déclarée des peuples, l'hostilité sourde des principes ; qu'ayant fait et laissé ces nations libres, et si loyaux et désintéressés qu'ils se soient montrés envers elles, ils n'aient réussi qu'à les exaspérer par l'irritant contraste de la liberté qui leur était reconnue et de la condition de protégées où elles se sentaient réduites ; que, cette Grèce, affranchie par eux du Macédonien et qu'ils comptaient fermer aux rois, ils l'aient vue dès 192, quatre ans après la déclaration des Isthmiques, deux ans après l'évacuation des forteresses, s'ouvrir à Antiochos, tressaillir[31] presque entière à son approche, puis, quinze ans plus tard, s'offrir au fils de Philippe, l'encourager de ses vœux, saluer en lui le bon athlète qui, forçant les destins, arracherait la victoire aux invincibles[32] ; et que, s'étant appliqués à faire l'indissoluble union des libres Hellènes et du Peuple romain, ils ne soient donc parvenus qu'à les réconcilier avec la Macédoine ; — qu'ayant de la sorte échoué dans leurs desseins, ils aient dû, en raison de ces échecs mêmes, afin de parer à leurs suites dangereuses, s'engager en des entreprises, assumer et accomplir des tâches, dont, s'ils les avaient pu prévoir, ils eussent repoussé l'idée ; — que, finalement, leur politique, toute de prudence et de précaution et qui ne tendait qu'à garantir l'État romain contre des attaques supposées imminentes, ait eu pour conséquences la guerre portée en Asie, la soumission des pays cistauriques, l'anéantissement de la monarchie antigonide, l'assujettissement de la Grèce : ce sont choses ou connues et signalées depuis longtemps ou qui se découvrent aisément aux yeux de l'historien, et qu'il ne saurait être question d'exposer ici dans le détail, utiles pourtant à rappeler ou à indiquer, puisqu'il se trouve encore trop d'écrivains pour louer à perte d'haleine, comme au temps de Bossuet, la profondeur de vues du Sénat, la sûreté de son coup d'œil, sa méthode et son esprit de conduite infaillibles, et sa science politique inégalée. VI Mais, ceci dit, mon objet n'est point de critiquer la nouvelle politique sénatoriale ; je n'ai voulu qu'en donner une brève explication, et surtout marquer quelle en fut l'origine. Ce qu'il importait d'établir et sur quoi, en terminant, il convient d'insister, c'est que la guerre entreprise en l'an 200 — guerre dont les suites seront infinies — n'a point été, de la part du Sénat, une œuvre de préméditation. Elle ne l'a pas plus été que les deux guerres d'Illyrie et la première guerre contre Philippe ; pas plus que celles-là, celle-ci ne procède de causes anciennes et lointaines. Comme en 229, en 219, en 215, le gouvernement romain n'a, cette fois encore, pris conseil que du moment présent. Cette foi encore, au lieu de traduire en actes quelque plan préconçu, c'est hors de lui, dans des événements survenus à l'improviste, sans que Rome s'y fût mêlée, qu'il a trouvé toutes ses raisons d'agir. Pas plus qu'auparavant, ces événements n'ont été pour lui une occasion longuement espérée et guettée, âprement exploitée au profit d'un dessein déjà mûr : ce sont eux, c'est l'idée qu'il s'en est formée, qui lui ont suggéré tous ses desseins. Et, comme autrefois, il n'a voulu, en réglant sur eux sa conduite, qu'obéir à ce qu'il jugeait être une nécessité ; comme autrefois, il n'a prétendu qu'aviser à la sûreté de la République ; comme autrefois, c'est seulement un souci de défense qui l'a fait belliqueux. Si bien qu'en somme, la politique inaugurée à Rome en 201/200, si nouvelle au: premier abord et dont je me suis attaché à signaler l'aspect surprenant de nouveauté, très nouvelle, en effet, si l'on en considère l'allure et les démarches, l'ampleur et la portée, n'en demeure pas moins, par les conditions où elle a pris naissance, par la nature des causes qui l'ont suscitée, par l'objet essentiel qu'elle se propose et l'esprit qui l'inspire, la même qu'avaient toujours pratiquée les Patres lorsqu'ils s'étaient vus contraints d'intervenir à l'est de l'Italie. La seule différence, c'est que, plus vigilant que précédemment, sinon plus perspicace, plus pressé de craindre, plus prompt aussi à se résoudre, le Sénat s'est appliqué, dès qu'il a cru le voir poindre, à conjurer le péril, à vrai dire imaginaire, dont Rome lui semblait menacée. Ce qui est ici vraiment neuf, c'est la rapidité et la vigueur de son initiative, l'active attention que, pour la première fois, il porte sur le monde grec, son effort de clairvoyance — d'ailleurs malheureux — pour pénétrer les projets des rois censés hostiles, puis l'offensive soudaine par laquelle il se flatte de faire avorter ces projets ; et c'est aussi l'idée, qui lui vient enfin, de dérober la Grèce aux ennemis de Rome pour la leur opposer, Au lieu qu'après 228, après 219, il a négligé de se prémunir efficacement contre la Macédoine ; au lieu que, de 215 à 205, il s'en est tenu contre elle à la défensive, à une défensive tardive et incomplète, sa politique devient tout d'un coup hardiment préventive, se retrouvant par là, en des proportions bien plus vastes, ce qu'elle avait été un instant, un instant seulement, en 229, lors de l'annexion de la Basse-Illyrie ; et, devenant préventive, elle semble être agressive. Mais, changeante par ses façons de procéder, elle n'a pas varié dans son fond. Sa marque propre, c'est toujours un défaut absolu de spontanéité. Elle n'est jamais qu'une réponse — une réponse anticipée, cette fois, — aux menaces du dehors, réelles ou illusoires. Ce n'est point assez de dire qu'elle dépend des circonstances : elle naît toute d'elles, n'en est que le produit, et, sans elles, n'existerait pas. Supposons que Philippe n'eût point contracté ou paru contracter avec Antiochos cette alliance qui souleva dans Rome des alarmes si vives et si peu justifiées, rien n'autorise à croire que la paix de 205 eût été rompue ou troublée. Le Sénat fût demeuré dans les dispositions qui la lui avaient fait conclure. Jugeant, avec raison, n'avoir rien à craindre de la seule Macédoine ; voyant d'ailleurs son roi, occupé d'ambitions nouvelles, tourner le dos à l'Europe ; et, d'autre part, n'ayant nul indice que le roi d'Asie y voulût porter ses armes, les Patres n'eussent estimé utile ni de rejeter Philippe derrière ses montagnes, ni de lui arracher la Grèce, ni de faire à Rome un rempart des Hellènes affranchis. Pas plus que par le passé, ils n'auraient connu le besoin d'avoir une politique hellénique, et, comme par le passé, ils auraient ignoré l'Asie grecque et les princes Séleucides. L'Adriatique eût continué de marquer la limite de deux mondes. La Grèce et l'Orient fussent restés le champ clos où, dans leurs guerres sans cesse renouvelées, se seraient, comme devant, entrechoqués les Épigones. Indifférente à ces querelles, borne eût régné sur l'Occident soumis : il n'y a point apparence qu'en ce temps-là elle nourrit des ambitions plus vastes. En 200 comme trente ans plus tôt, c'est un simple accident qui fit sortir les Romains d'Italie, et donna le branle aux choses. C'est par accident — et par une erreur de jugement — que les Patres entrèrent dans cette voie qui, les menant bien plus loin qu'ils n'avaient dessein d'aller, eut pour terme imprévu et nullement souhaité d'eux l'établissement définitif de la domination romaine sur l'hellénisme entier. Dans cette paradoxale aventure, leur esprit de conduite ne fut pour rien. Il n'est pas vrai, lorsqu'il s'agit des Romains, tout s'avance avec une suite réglée. FIN DE L'OUVRAGE |
[1] Dans le rapide exposé qui suit, j'ai cru pouvoir me dispenser de multiplier les références aux textes anciens. Ceux à qui cette histoire est familière s'apercevront, j'espère, que je n'ai point négligé de les consulter de fort près.
[2] L'embarras prétendu, que, selon Mommsen (R. G., I7, 698-700) et ceux qui le reproduisent (Hertzberg, I, 56, trad. fr. ; G. Colin, Rome et la Grèce, 66-68 ; cf. encore Lenschau, Burs. Jahresber., t. 135 (1908), 211), le Sénat aurait éprouvé, faute d'un prétexte plausible à rompre avec Philippe, n'a jamais existé que dans l'imagination de l'illustre historien. Ni la tradition de Polybe, ni la tradition annalistique n'offrent trace de cet embarras. Sans doute, les Patres manquaient, pour recommencer la guerre, 'un casus belli ; mais ils n'eurent nulle peine à en forger un : il ne leur en coûta qu'un hardi mensonge. Il leur suffit de prétendre, dès le premier moment, au mépris de la vérité &tente. que Philippe avait été l'agresseur d'Attale.
[3] Tout le programme des exigences romaines se trouve déjà contenu dans la sommation que font les légats sénatoriaux à Philippe, au printemps de 200 (Polybe, XVI. 27. 2 : τών Έλλήνων μηδενί πολεμεΐν — ; cf. 34. 3). Dès l'instant qu'on défend au roi de jamais faire la guerre à aucun peuple hellène, on déclare implicitement illicites et, partant, nulles de plein droit, les conquêtes que lui ou ses ancêtres ont faites en terre grecque, comme aussi l'autorité qu'ils s'y sont acquise par la force des armes. T. Quinctius, à l'entrevue de l'Aoos (Liv. (P.) 32. 10. 3-7), ne fait que développer, au nom du Sénat (Diodore (P.) XXVIII. 11), es conséquences de l'interdiction énoncée par les légats.
[4] L'idée, en faveur chez beaucoup de modernes, que Flamininus seul eut souci de l'indépendance des Hellènes, et que l'affranchissement de la Grèce fut son œuvre personnelle, tandis que le Sénat méditait des desseins d'annexion, est si clairement contredite par les textes qu'il n'est pas besoin de la réfuter (cf. T. Frank, Roman Imperialism, 161, n. 29). Il suffit de lire attentivement Polybe (voir notamment Diodore (P.) XXVIII. 11 ; Polybe, XVIII. 11. 11 ; 36. 7 ; 42. 5) pour savoir là-dessus à quoi s'en tenir. On ne devrait point oublier que le δόγμα apporté en 196 par la commission des dix légats (44. 1 sqq.) est sorti des délibérations du Sénat, et que c'est lui aussi, représenté par les Dix, qui fut le premier auteur de la déclaration faite, la marne année, aux Isthmiques. — Le dissentiment — dont on parle si volontiers — des légats et de T. Quinctius au sujet des trois forteresses, Corinthe, Démétrias et Chalkis (45. 10-12), ne porte que sur une question d'opportunité : le Sénat n'a nullement la pensée d'occuper ces places à demeure. Mais les légats, émus de l'attitude d'Antiochos, penchent à en ajourner l'évacuation, tandis que le proconsul la souhaite immédiate.
[5] Voir, notamment, le discours de L. Furius Purpurio aux Panaitolika de 199 : Liv; (P.) 31. 31. 2 ; 31. 4, et celui de T. Quinctius au congrès de Corinthe en 195 : (P.) 34. 22. 3-9. On remarquera que, dans ces deux passages, T. Live, sous l'influence des Annalistes, transforme en alliés ou amis (socii) des Romains les habitants de villes telles que Mos, Thasos, Ainos, Maroneia, etc.
[6] Voir sur ce point les bonnes remarques de Täubler, Imp. Romanum, I, 433-434.
[7] Je néglige à dessein de faire ici mention des traités d'alliance que Rome aurait conclus, dès 196, avec les États de la Symmachie théoriquement indépendants de la Macédoine, notamment avec l'Achaïe. L'existence de ces traités, admise sans conteste jusqu'en ces temps derniers, est maintenant révoquée en doute par Täubler : voir, pour ce qui regarde l'Achaïe, Imp. Romanum, I, 220 suiv. Selon Täubler, il n'y aurait eu, entre les Achéens et les Romains, qu'une convention militaire, celle qui eut pour auteur T. Quinctius en 198 ; et c'est cette convention que le Sénat aurait, beaucoup plus tard (seulement en 183), transformée en traité d'alliance perpétuelle. J'avoue que cette opinion me parait douteuse ; mais elle mérite un examen détaillé qui ne saurait avoir place ici ; le mieux est énerver de la question.
[8] Voir, par exemple, R. Pöhlmann, Grundr. der griech. Gesch.4, 315 : In dem darüber entbrennenden Kriege (seit 200), den Rom da einen Kampf für die Freiheit der Hellenen gegen Makedonien hinzustellen wusste, den aber lediglich deshalb führte, weil für die Senatspolitik die Eroberung des Ostens beschlossene Sache war... On trouve l'expression d'idées analogues dans J. Kromayer, Rome Kampf uni die Weltherrschaft, 68.
[9] On peut employer ce terme, à la condition, bien entendu, de ne point lui donner le sens précis qu'il a pris dans le droit des gens moderne ; il répond au mot patrocinium dont T. Live s'est plusieurs fois servi ; cf. Liv. (P. ?) 34. 58. 11; 37. 54.17 (développement sur un thème de Polybe).
[10] Bossuet, Discours, 3e partie, chap. VI.
[11] Montesquieu, Considérations, chap. V.
[12] Fustel de Coulanges, Questions historiques, 167.
[13] Voir le célèbre discours de Callicratès de Léontion, Polybe, XXIV. 9 (ann. 180). C'est seulement après les révélations de Callicratès que le Sénat commence de s'ingérer dans a politique intérieure des États grecs 10.4. Encore y met-il pendant longtemps beaucoup. e modération, comme on le voit par l'examen attentif des faits.
[14] Cf. Liv., (P.) 36. 31. 8.
[15] Sur ce point particulier, voir notamment T. Frank, Roman Imperialism, 144, 149 (cf. 138-139). Au reste, tout l'essentiel se trouve déjà dans Mommsen, R. G., I7, 637, que G. Colin (Rome et la Grèce, 70) n'a fait que développer.
[16] T. Frank, Roman Imperialism,
149 : In the year 201 he (Philip) had a long series of victories to his credit.
[17] P. Guiraud, Hist. romaine, 99 (dans Hist. ancienne et Hist. du Moyen Age du Ve au Xe siècle, Paris, 1903).
[18] Mommsen, R. G., I7, 697.
[19] Voir, par exemple, Mommsen, R. G., I7, 694.
[20] Il n'est pas besoin de réfuter l'assertion, trop manifestement erronée, que sauf Éphèse, l'Égypte avait [en 201] perdu à peu près tout ce qu'elle possédait en Asie mineure (Bouché-Leclercq, Hist. des Lagides, I, 355). D'autre part, c'est chose notable que Niese (II, 587), après avoir déclaré que Philippe wandte sich... gegen die ägyptischen und rhodischen Besitzungen in Karien, ne trouve à nommer, en fait de possessions égyptiennes, que la ville de Stratonicée, laquelle dépendait alors soit des Rhodiens, soit plutôt d'Antiochos, mais certainement pas de Ptolémée. — J'ai déjà rappelé que Milet, si elle relevait nominalement de l'Égypte, était en fait à peu près indépendante lorsqu'y entra Philippe. Samos était incontestablement une possession ptolémaïque, mais elle fut évacuée par les Macédoniens (Liv. (P.) 33. 20. 12), et semble avoir été moins conquise par eux qu'occupée à titre provisoire. Outre Éphèse, il est sûr que les Égyptiens ont gardé en Asie Halicarnasse, Myndos et Kaunos (Liv., ibid.). Parmi les localités au pouvoir de Philippe qui sont énumérées soit, lors des négociations de 198, dans le discours du navarque rhodien Akésimbrotos (Polybe, XVIII. 2. 3-4), soit dans le sénatus-consulte de 196 (44. 4-5), je n'en découvre pas une seule (Sestos peut-être exceptée, mais elle ne fut conquise qu'à l'automne de 200) qui appartint aux Lagides. Que Bargylia, Iasos, Euromos, Pédasa fussent des cités libres, c'est ce qui ressort avec évidence de Polybe, XVIII. 44. 2-5. Les villes dérobées par Philippe à Ptolémée depuis la mort de Philopator, dont il est parlé au golfe maliaque (144), doivent, comme je l'ai indiqué ci-dessus, être les villes de Thrace que le roi a prises en 200, après que la guerre avec les Romains fut devenue inévitable.
[21] Mommsen, R. G., I7, 697 ; G.
Colin, 70.
[22] Philippe ne réussit à forcer le blocus qu'au printemps de 200.
[23] Cf. Polybe, XXII. 8. 6.
[24] Sur ce point, la vérité a été entrevue par Hertzberg (I, 91-92 ; trad. fr.) qui s'exprime d'ailleurs avec beaucoup de confusion.
[25] Tel est le vrai sens de la phrase Polybe, XVIII. 47. 2. C'est ce qu'a compris T. Live (33. 34. 3), qui, toutefois, à tort de rapporter ces mots aux Grecs d'Asie. L'interprétation de Niese (II, 631) est fautive. Cf., au contraire, E. R. Bevan, The house of Seleucus, II, 48.
[26] Il se peut, à la vérité, que les Patres aient agi avec plus d'artifice. On sait l'étrange alternative que posera, en 193, T. Quinctius aux ambassadeurs du Grand-Roi présents à Rome (Liv. (P.) 34. 38. 2-3 ; Diodore, XXVIII. 15. 3.) : si Antiochos s'obstine demeurer en Thrace, les Romains continueront de protéger leurs amis d'Asie et même contracteront dans le pays des amitiés nouvelles ; s'il renonce à ses acquisitions d'Europe, Rome se désintéressera du sort des villes d'Asie. Peut-être le Senat laisse-t-il apparaitre ici la raison vraie de la conduite que, depuis 196, il a tenue : l'égard des cités autonomes, Défenseur conditionnel de leur liberté, peut-être n'a-t-il vu dès le principe, dans cette liberté, qu'une monnaie d'échange, qui lui servirait, au besoin, à payer la renonciation d'Antiochos à la Thrace.
[27] Il ne faut, point oublier qu'Attale et les Rhodiens, dont les communications eurent sur le Sénat, en 201, une influence décisive (cf. Appien, Maced., 4. 2, où le nom d'Attale est par inadvertance), avaient un intérêt pressant à faire recommencer aux Romains la guerre contre Philippe. Ils durent, en conséquence, ne rien négliger pour exciter les alarmes des Patres, et ne se firent sans doute pas faute de prêter à Philippe et à Antiochos de noirs projets auxquels eux-mêmes ne croyaient guère.
[28] Par l'occupation de Lysimacheia.
[29] Sur le rôle historique d'Antiochos III, l'objet de sa politique, et le caractère véritable de ses entreprises, qui ne tendent qu'à reconstituer, dans la mesure où le permet la prudence, l'empire de Séleukos Nicator, le clair et solide exposé de Kromayer (Hannibal und Antiochos der Grosse, dans les Neue Jahrb., 1907, 687 suiv. ; cf. Ant. Schlachtf., II, 129) peut être considéré comme définitif. Cf. aussi A. Heyden, Beitr. zur Gesell. Antiochus des Grossen (Emmerich, 1873), 49-50. Longtemps avant que je n'eusse pris connaissance des travaux de Kromayer, mes propres recherches m'avaient amené à des conclusions très voisines des siennes.
[30] Plutarque, Titus, 9 s. f.
[31] Plutarque, Cato, 12 ; cf. Polybe, XXXIX. 3. 8.
[32] Cf. Polybe, XXVII. 9-10.