ROME, LA GRÈCE ET LES MONARCHIES HELLÉNISTIQUES AU IIIe SIÈCLE AVANT J.-C. (273-205)

 

CHAPITRE SIXIÈME. — LA PREMIÈRE GUERRE DE MACÉDOINE (suite) - (212-205). - LES ROMAINS EN GRÈCE. - ROME ET LA GRÈCE EN 205.

 

 

VI

Considérons la situation réciproque de la Grèce et de Rome en 205, au moment où le proconsul P. Sempronius conclure la paix avec Philippe et ramener en Italie sa flotte et son armée. A cette date, la Grèce entière échappe aux Romains ; ils ont perdu les alliés qu'ils y avaient et ne les ont point remplacés ; par suite, ils n'ont plus sur elle aucune prise et ne lui tiennent plus par aucun lien. Entre eux et la Grèce le fossé s'est de nouveau creusé ; Grecs et Romains sont redevenus aussi étrangers qu'ils l'étaient avant, 228 ou l'ont été de 228 à 212.

Il y a toutefois une différence, et considérable. Jadis, les Grecs de la Grèce propre, ne connaissant pas les Romains, les pouvaient regarder de loin avec inquiétude et défiance[1], mais ils étaient sans haine contre eux ; ils leur savaient même gré de les avoir débarrassés des corsaires illyriens. A présent, les ayant connus par une expérience de sept ans, ils sont unanimes à les haïr — les uns, les alliés de la Macédoine, parce qu'ils ont par eux souffert les pires violences —, les autres, les ennemis de la Macédoine, parce qu'ils estiment avoir été leurs dupes et voient dans la déloyauté romaine la cause de leur défaite et de leur abaissement. P. Sulpicius dut garder la longue mémoire des cris et des huées qui avaient couvert sa voix, lorsque, vers 206, dans une assemblée aitolienne, il avait essayé de répondre aux imputations des neutres et de justifier la conduite de son gouvernement[2] : dans ces clameurs s'était exhalée l'âme irritée de l'Hellade.

De l'autre côté du détroit, ce que va laisser derrière lui Sempronius, c'est donc une Grèce hostile aux Romains, ayant toutes les raisons de l'être, meurtrie par eux ou à cause d'eux, humiliée d'avoir subi la souillure de ces barbares — les premiers barbares venus dans ses mers, débarqués sur ses côtes depuis les temps médiques. Et, qui pis est, dans cette Grèce hostile, l'autorité de l'adversaire de Rome, du Macédonien, a grandi et s'est consolidée : car, outre que, finalement vainqueur, il s'est accru d'amples conquêtes, faites même aux dépens des Romains[3] ; outre qu'il a plié sous lui, mieux encore que onze ans plus tôt, par la force de ses armes, les Hellènes indépendants ; outre que, par son ardeur à les défendre, par le soin qu'il a pris de guérir leurs blessures[4], il a bien mérité de ses alliés, effacé en partie les torts qu'ils lui reprochaient, voici que, par un contrecoup nécessaire, il bénéficie de l'horreur commune qu'inspire l'étranger : en face de l'άλλόφυλος détesté, il se retrouve pour l'ensemble des Grecs ; pour ceux mêmes qu'il combattait la veille, l'homme de même souche et de même sang, l'όμόφυλος[5]. Dans peu d'années, à la diète des Panaitolika, cet ambassadeur de Philippe, que fait parler Polybe[6], proclamera que les Grecs et les Macédoniens, gens de même langue, peuvent bien, à de certains moments, être divisés par des querelles frivoles, mais qu'entre eux l'union renaîtra toujours ; qu'au contraire, et ranger, le barbare — entendons le Romain sera l'éternel ennemi. C'était là, à n'en point douter, ce que, vers 205, pensaient tous les Hellènes.

Tel est l'état de choses qui fait suite à la première intervention des Romains en Grèce. Et, certes, ce résultat serait ironique et paradoxal, si cette première intervention avait dû are pour eux un acheminement à de plus grandes entreprises : s'ils avaient eu dessein de prendre en Grèce une ferme attache et d'y pousser leurs avantages ; s'ils s'étaient flattés d'y exercer une action politique, d'y préparer rétablissement de leur suprématie, et, comme l'avait promis Lævinus aux Aitoliens[7], d'y faire reculer la puissance de la Macédoine. Mais, en réalité, il n'a rien de paradoxal ni d'ironique. il n'est que logique : car il n'est, comme on a pu voir, que l'effet inévitable de la conduite qu'ils ont tenue, et tenue avec réflexion. Ce qu'ils récoltent, ce sont eux qui l'ont semé, et semé consciemment, ou, en tout cas, avec une insouciance entière des conséquences. Leurs actes témoignent qu'ils n'ont point eu la volonté de s'assurer en Grèce de solides alliances ; qu'ils ont accepté d'une âme égale l'idée de devenir odieux aux Grecs, à tous les Grecs ; et qu'ils ont envisagé sans trouble le maintien ou même raffermissement de l'hégémonie macédonienne. Autrement dit, leurs actes sont la preuve qu'à l'égard du monde hellénique leurs dispositions sont demeurées, après 212, ce qu'elles avaient toujours été : comme précédemment, ils l'ont considéré d'un œil indifférent, ce qui signifie que, pas plus que précédemment, ils n'ont jugé y avoir d'intérêts permanents. Et c'est pourquoi l'on peut être certain que ces grandes ambitions, dont on les suppose animés, leur sont, à cette époque encore, restées bien étrangères ; que leur première intervention en Grèce ne devait, dans leur pensée, être le prélude d'aucune autre ; et que s'ils y sont venus — par aventure et par accident —, c'était sans désir ni dessein d'y revenir.

Telle est la vérité. Ceux qui, a propos des événements de 212-206, parlent, comme un historien que j'ai cité plus haut, du plan et des habiletés du Sénat, de son active intrusion dans les choses helléniques, des intrigues et des roueries de sa diplomatie, n'ont fait ces découvertes que dans leur imagination ; ils oublient les textes et les faits, où rien de semblable ne se laisse entrevoir[8]. Ce qui ressort des faits, c'est que la guerre suscitée en Grèce à Philippe n'a été, pour les gouvernants de Rome, que chose accessoire et secondaire, une simple diversion militaire, la conséquence fortuite, indirecte et momentanée de la lutte qu'on soutenait contre Carthage. Cette guerre, les Romains n'en ont pris leur part qu'avec la volonté réfléchie de s'y engager le moins qu'ils pourraient et de s'en dégager le plus tôt qu'ils pourraient ; tout ce qu'ils ont souhaité, c'est que Philippe, lié par elle à la Grèce, perdit la liberté de tourner ses regards vers Hannibal et l'Italie[9] ; ils n'ont rien prétendu au-delà et, cet objet atteint, se sont tenus satisfaits. Dans l'alliance de 212, ils n'ont vu décidément qu'un expédient ,de fortune, adapté et limité à une circonstance critique et unique ; dans les Aitoliens et leurs alliés grecs, que des auxiliaires d'occasion, dont on utiliserait largement les services sans se croire obligé envers eux ; dans le reste de la Grèce, qu'une proie offerte. L'histoire de leurs rapports avec les Grecs, brutale et impie, se résume en quelques mots : d'une part, ils saccagent et brûlent des villes, capturent les habitants et les vendent sous la lance ; de l'autre, après les avoir médiocrement soutenus, peu servis, ils lâchent leurs alliés dès l'instant qu'ils estiment n'avoir plus besoin d'eux, sans s'attarder à faire réflexion qu'en ce même instant ces alliés ont plus que jamais besoin de leur appui ; Pour finir, ils se détournent de la Grèce., et, pendant deux années, l'oublient. Voilà qui ressemble peu à cette diplomatie subtile, à ces manœuvres savantes et à ces intrigues enveloppantes, qu'en vertu d'idées préconçues on leur attribue de confiance. S'ils ont compté, en procédant de la sorte, réussir à s'immiscer de plus en plus dans les affaires du monde grec, méthode, il en faut convenir, est rare et nouvelle. En fait, aussi longtemps que dure cette guerre dont ils sont les auteurs, on ne surprend point chez eux trace d'une pensée politique ; mais, au contraire, s'ils avaient les projets dont on les déclare occupés, tout dans leur conduite serait parfaitement impolitique : impolitique, leur férocité à l'égard des Symmachoi ; impolitique, leur infidélité envers les Aitoliens ; impolitique, leur longue absence de Grèce, qui procure à Philippe l'occasion de succès multipliés et peut donner à croire aux Grecs que Rome juge trop rude la tâche de le combattre. — De 212 à 206, incapable de vues larges et de calculs étendus, le gouvernement romain n'a jamais pris souci que de son plus proche intérêt et regardé qu'au moment présent. Et c'est ainsi qu'en dépit des apparences et contrairement aux prévisions, cette guerre qui, pour la première fois, mêle étroitement Romains et Grecs, demeure un événement de pauvre importance. Elle ne marque pas, comme on s'y attendrait, le début d'une phase nouvelle dans le développement de la grandeur romaine ; elle n'engage pas l'avenir ; elle ne commence rien et n'annonce rien. Ce qui en fait le seul intérêt, c'est qu'elle confirme ce qu'on a vu dans toute la période antérieure. La manière dont elle est menée est un signe nouveau et frappant de la répugnance ou de l'impuissance du Sénat à avoir une politique hellénique. Il apparaît ici, une fois de plus, qu'il est sans desseins sur la Grèce. Et comme il n'en eût pu former qui ne fussent nuisibles à Philippe ; comme tout avantage acquis, tout progrès fait par les Romains en terre grecque eût été pour le roi un dommage et un recul ; comme ils n'y eussent fondé leur autorité qu'au détriment de la sienne, ce qui apparaît donc aussi, c'est qu'à Rome, même après la complicité de Philippe avec Carthage, on ne songe point encore à affaiblir de façon durable la monarchie macédonienne. Pour y réussir, il n'eût guère été de moyen plus efficace que d'entreprendre Philippe en Grèce, d'y soutenir fermement ses ennemis et d'y circonvenir peu à peu ses alliés. On l'eût jeté de la sorte en de perpétuels embarras, on eût pris sur lui une revanche continue. Mais ce moyen, qui s'offrait depuis si longtemps, de faire échec aux Antigonides, les Romains, à la fin du IIIe siècle pas plus qu'auparavant, ne jugent à propos d'en user.

 

 

 



[1] Le texte classique est ici, comme ou sait, le discours fameux prononcé en 217 par Agélaos de Naupakte (Polybe, V. 104). Encore le faut-il bien entendre. On en a donné souvent une interprétation inexacte. Il n'est pas vrai qu'Agélaos ait Romains une crainte particulière, les Puniques ne lui paraissent pas moins redoutables. Il est simplement d'avis que le peuple, quel qu'il soit, qui sortira vainqueur de la guerre d'Occident, menacera gravement l'indépendance de la Grèce (104. 3).

[2] Appien, Maced., 3. Malgré les erreurs grossières, signalées plus haut, que renferme le même chapitre d'Appien, je ne pense pas qu'il y ait lieu de révoquer ce fait en doute ; cf. Niese, II, 501.

[3] Philippe garde en 203 l'Atintania, enlevée aux Romains, et, en Illyrie, nombre de villes prises à leurs alliés directs, Skerdilaïdas et Pleuratos.

[4] Voir ce que rapporte Polybe (dans T. Live) de la conduite généreuse de Philippe avers les Dymaiens : Liv. (P.) 32. 22. 10. — Dans 32. 19. 7, les Macedonurn beneficia recentia sont les bienfaits dont les Achéens ont été redevables à Philippe pendant la première guerre avec les Romains.

[5] Cf. Polybe, IX. 37. 7-8.

[6] Liv., (P.) 31. 29. 15 (print. 199).

[7] Cf. Liv. (P.) 26. 24. 5

[8] L'exemple suivant permettra d'apprécier avec quel parti pris les textes les plus clairs sont parfois interprétés par les historiens modernes. G. Colin écrit (Rome et la Grèce, 51) : Il nous est parvenu dans Polybe... le récit des négociations engagées par les États neutres en 206 [il s'agit en réalité du discours prononcé, en 207, par Thrasykratès de Rhodes] pour arrêter cette nouvelle guerre sociale [il s'agit de la première guerre de Macédoine] : l'égoïsme, la barbarie, les visées ambitieuses des Romains y sont parfaitement mis en lumière... La méprise est étrange : ce qui est mis en lumière dans le discours de Thrasykratès, ce ne sont pas les visées ambitieuses des Romains, mais celles que leur attribue l'orateur et qu'il leur doit attribuer en effet, étant donnée la thèse qu'il soutient.

[9] Cf. Liv. 26. 24. 16 : Philippumsatis implicatum Bello finiturno ratus (M. Valerius Lævinus), ne Italiam Pœnosque et pacta cum Hannibale posset respicere —.