II La Grèce, écrit un historien, était un pays qui, dans le plan méthodique de l'expansion de Rome — ce plan dont les modernes parlent avec autant d'assurance que s'ils le tenaient étalé sous leurs yeux — était marqué pour être une de ses premières conquêtes[1]. A vrai dire, jusqu'ici il n'y paraissait guère, et, maintenant encore. il n'y paraît pas davantage. Un point parfaitement net, en effet, c'est que les Romains, qui portent à présent leurs armes en Grèce, sont décidés à n'y faire aucune annexion. Ceci résulte d'abord du texte des conventions souscrites par Lævinus. Il y est dit, on se le rappelle, que les villes et les contrées tombées au pouvoir des alliés seront la propriété des Aitoliens ; le Peuple romain ne se réserve que le butin[2]. Avant que la guerre ne commence, les Romains prennent ainsi l'engagement solennel de ne pas retenir une parcelle de sol hellénique[3]. Cet engagement, ils n'y manqueront jamais ; et combien peu il leur coûte, à quel point il exprime leur volonté véritable, c'est ce que montrent, dans les premières années des hostilités, deux circonstances dignes d'attention. — En 212, Lævinus s'empare de Zakynthos (moins l'acropole)[4] ; en 210, P. Sulpicius prend Aigine[5]. Les deux îles, en exécution du pacte d'alliance, sont aussitôt remises aux Aitoliens[6]. Mais ce sont là pour les Confédérés des acquisitions superflues ; n'ayant point de marine, ils ne les sauraient garder, ils n'en ont que faire[7] : c'est pourquoi les Romains pourraient obtenir d'eux d'en demeurer les maîtres. Les Aitoliens tiennent si peu à Aigine que, tout à l'heure, ils la céderont à Attale moyennant une indemnité dérisoire de trente talents[8] ; si Sulpicius s'en était, porté acquéreur, nul doute que le marché n'eût été conclu en sa faveur. Mais les généraux romains ne songent à s'assurer la possession ni d'Aigine ni de Zakynthos ; rien ne leur a été prescrit à cet égard ; ils en font du premier coup l'abandon définitif, si bien que la seconde de ces Îles retombera prochainement aux mains de Philippe[9], et que la première va devenir à jamais une dépendance du royaume de Pergame. Or, on sait l'importance maritime de l'une et de l'autre. Zakynthos, nous l'avons dit déjà, est une escale quasi nécessaire sur la route qui conduit d'Italie en Grèce : c'est pour ce motif que, vingt ans plus tard, T. Quinctius la disputera, l'arrachera, avec tant d'âpreté, aux Achéens qui s'en sont furtivement saisis pendant la guerre aitolo-syrienne[10] ; et point n'est besoin de rappeler l'admirable situation d'Aigine qui, placée à distance égale de l'Isthme et du Pirée et les surveillant à la fois, commande toutes les relations de Corinthe, d'Athènes, de l'Argolide avec la Mer Égée. Le facile renoncement des Romains à deux stations si précieuses est la preuve assurée qu'ils ont, dans le présent, la volonté réfléchie de ne rien acquérir en pays grec ; et peut-être le même fait nous éclaire-t-il aussi sur leurs dispositions concernant l'avenir : si, vers l'an 210, le Sénat avait eu, comme certains l'imaginent, l'arrière-pensée d'imposer, dans un temps plus ou moins prochain, la domination romaine à l'Hellade ; s'il avait, en conséquence, envisagé la nécessité où il se trouverait peut-être de faire séjourner longuement dans les mers grecques les flottes de la République, n'est-il pas probable qu'instruits de ses vues secrètes, Lævinus et Sulpicius eussent montré moins de détachement ? Tant y a qu'un premier point est hors de doute : les ambitions des Romains, si vraiment ils en ont, ne sont pas conquérantes. Ils ne pensent pas à s'établir en Grèce ; ils n'y garderont ni terre ni ville ; les conquêtes qu'ils y feront, ils ne les feront que pour autrui, pour l'Aitolie, pour les alliés de l'Aitolie, pour Attale[11]. Mais il reste que leurs ambitions supposées peuvent être politiques. Il est possible qu'ils visent a faire prévaloir dans l'Hellade leur autorité, ou tout au moins leur influence. Tel serait le cas selon quelques historiens. L'un d'eux affirme[12] que, depuis la guerre d'Illyrie, Rome était résolue a établir sa suprématie sur le monde hellénique ; il est d'avis que, de 212 à 205, le Sénat fait preuve en Grèce d'une extrême activité, s'y montre habile autant que peu scrupuleux, manœuvre suivant un plan arrêté et qui réussit à merveille, et qu'en fin de compte, à la faveur de la guerre contre Philippe, il réussit à s'immiscer de plus en plus dans les affaires du monde grec, et l'enveloppe déjà d'un réseau d'intrigues menaçantes[13]. Ainsi, dès le temps de cette guerre, les Romains commenceraient d'avoir une politique hellénique et de la pratiquer avec suite et succès. C'est ce qu'il faut vérifier ; et, pour le vérifier, il y a lieu d'examiner la conduite qu'ils tiennent, soit avec les Hellènes alliés de la Macédoine, soit avec leurs propres alliés, les Aitoliens. |
[1] G. Colin, Rome et la Grèce, 89.
[2] Liv. (P.) 26. 24. Il (texte précédemment cité). — Les arrangements pris avec Attale ont semblables : cf. Liv. (P.) 31. 45. 7 ; 46. 16 (ann. 199) ; en 208, Oréos est laissée par Sulpicius au roi de Pergame (qui d'ailleurs ne la garde point) : cf. 28. 7. 10. Toutefois, semble que le partage du butin entre les Romains et Attale soit alors de règle : 7. 4.
[3] On voit par Polybe (XVIII. 38. 8-9) qu'en 197, aux conférences de Tempé, T. Quinctius, répliquant au stratège aitolien Phainéas, affirma qu'aux termes de l'alliance de 212 es Romains n'étaient pas tenus de remettre aux Aitoliens les villes qui leur avaient fait spontanément deditio, sans qu'ils eussent eu besoin de recourir contre elles à la force (38. 9). Il résulterait de là que les Romains auraient disposé en toute liberté des villes de cette catégorie, et que, par conséquent, ils les auraient pu garder pour eux-mêmes. — Contrairement à l'opinion de Täubler (Imp. Romanum, I, 212-213), je ne puis croire qu'une stipulation de cette sorte ait été insérée au traité conclu par Lævinus ; le résumé de ce traité, tel qu'on le lit chez T. Live (26. 24. 8-13) d'après Polybe, ne laisse rien supposer de pareil : nulle distinction n'y est faite (24. 11) entre les villes réduites par la force et celles qui seraient reçues à capitulation. Ce que nous trouvons, je pense, dans le passage précité de Polybe, c'est simplement l'interprétation qu'il plaît à T. Quinctius de donner, après coup, du traité de 212, afin d'ôter tout fondement juridique aux réclamations de Phainéas, qui s'autorise de l'ancienne alliance aitolo-romaine pour revendiquer les villes de Phthiotide récemment tombées en la possession des Romains (Polybe, XVIII. 38. 7). Et l'on peut observer, à ce propos, que, si le traité avait été rédigé de la façon qu'indique T. Quinctius, il serait bien étrange que Phainéas en eût prétendu tirer argument à l'appui de ses revendications. — Mais, au reste, à supposer justifiée en droit et conforme au texte du traité la thèse du proconsul, une chose est certaine : cette stipulation qu'il allègue, les Romains, pendant la première guerre de Macédoine, ne s'en sont jamais prévalus pour s'approprier aucune ville hellénique, bien que, selon toute apparence, il s'en soit trouvé plus d'une qui leur ait ouvert spontanément ses portes. On aurait donc ici une nouvelle preuve de leur ferme volonté de ne rien annexer en Grèce.
[4] Liv. (P.) 26. 24. 15. J'adopte la date — automne 212 — donnée par Niese, II, 478.
[5] Polybe, IX. 42. 5-8 ; cf. XI. 5. 8 ; XXII. 8. 9.
[6] Cession d'Aigine aux Aitoliens : Polybe, XXII. 8. 10. — Cession de Zakynthos : Liv. (P.) 26. 24. 15 ; cf. De Sanctis, III, 2, 418. Je ne vois pas sur quoi.se fonde Weissenborn ad h. 1.) pour nier la cession.
[7] Cf. les remarques de De Sanctis (III, 2, 420) au sujet d'Aigine.
[8] Polybe, XXII. 8. 10 ; cf. De Sanctis, III, 2, 420-421.
[9] Cf. Liv. (P.) 36. 31. 10-11. On ne sait à quel moment précis Zakynthos redevint macédonienne. Selon De Sanctis (III, 2, 430, note 8), l'événement est postérieur à 208 ; effectivement, il ne semble pas possible qu'il se soit produit plus tint, puisque, jusqu'à la fin de 208, les Romains sont maîtres de la mer.
[10] Cf. Liv. (P.) 36. 31. 10 ; 32 (ann. 191).
[11] Oiniadai, Nasos, Zakynthos, Antikyra (de Phocide), Aigine sont conquises pour les Aitoliens ; Dymai (cf. Liv. (P.) 32. 22, 10 ; Pausanias VII. 17. 5) a été probablement, avec leur autorisation, livrée aux Éléens. Oréos a été laissée à Attale ; c'est pour lui aussi ne Sulpicius essaie de s'emparer de Chalkis (cf. Liv. (P.) 28. 8-12), et c'est lui qui fût resté maître de Lemnos, si Pile avait été conquise (cf. 5. 1).
[12] G. Colin, Rome et la Grèce, 89.
[13] G. Colin, 41 ; 43 ; 44 ; 49 ; 51. — Pour donner idée de l'activité diplomatique du Sénat, G. Colin fait cette remarque (43) : Une arme merveilleuse... était tombée entre ses mains, le traité passé entre Philippe et Hannibal... comme un des articles portait que Philippe, avec l'appui des Carthaginois, étendrait sa domination sur une grande partie de la Grèce, on ne dut pas manquer de lui donner toute la publicité possible, de façon à réveiller les craintes de chaque cité au sujet de son indépendance. Tout ceci est pure imagination. G. Colin n'a pas pris garde que le traité de Philippe et d'Hannibal, auquel il se réfère (Liv. 23. 33. 10-42 ; Appien, Maced. 1 ; Dion-Zonaras, IX. 4. 2), est le traité apocryphe, fabriqué par les Annalistes, et sans nul rapport avec à traité authentique que nous fait connaître Polybe. — D'autre part, il ne faudrait pas oublier que le Sénat, comme on l'a vu plus haut, s'abstint durant deux ans de ratifier le traité conclu par Lævinus avec les Aitoliens : ce n'est pas là le signe d'une grande activité diplomatique.