VI Ce sont là les pensées qu'agitent les Confédérés, déjà mûrs pour la guerre, quand, au printemps de 212[1], Lævinus s'abouche en de secrètes entrevues avec les principaux d'entre eux, se dit prêt à servir les intérêts de leur patrie, et leur offre le concours immédiat de sa flotte. Rien d'étonnant s'il trouve auprès d'eux grand accueil et s'en fait aussitôt écouter. Au cas où, par aventure, Attale différant l'exécution de ses projets, alliance manquerait aux Aitoliens, celle des Romains se présente à point pour la remplacer. Mais le plus probable, c'est que la conclusion de cette alliance inespérée aura pour première conséquence d'affermir le Pergaménien dans ses résolutions et de rendre son intervention plus rapide[2] : comment hésiterait-il à marcher avec les Aitoliens, une fois ceux-ci fortifiés de l'appui de Rome ? Ainsi, les Confédérés pourront compter sur l'aide de deux marines amies liguées contre le Macédonien ; ainsi, la guerre navale prendra d'amples développements, et la guerre terrestre s'en trouvera facilitée d'autant : par un heureux renversement de ce qu'on a vu jusque-là, c'est à Philippe, jadis souverain de la mer, qu'écherra maintenant la tâche ingrate d'écarter de ses ports, de ceux de ses alliés, les attaques combinées d'adversaires venus, pour les assaillir, des deux bouts de l'horizon. Jamais, peut-on croire, il ne se rencontrera conjonctures si favorables pour infliger à l'ennemi héréditaire la défaite ardemment souhaitée depuis cinq ans. Tel est l'avis de ces principes auxquels s'est ouvert Lævinus, et c'est ainsi que les pourparlers engagés avec eux aboutissent très vite à des accords précis. Dès l'automne[3], l'entente est complète ; il ne s'agit plus que d'obtenir l'approbation solennelle des Confédérés. A cet effet, sur l'invitation qui lui est adressée, Lævinus se rend en Aitolie à la tête de son escadre — la première escadre romaine qui visite un État hellénique ; et là, dans une assemblée fédérale convoquée tout exprès, le propréteur, puis les deux citoyens de Trichonion en qui s'est incarnée la haine de la Macédoine, les vétérans de la guerre-des-Alliés, Scopas et Dorimachos, haranguent successivement les Aitoliens, chauffent l'enthousiasme de la nation. Le Romain abonde en promesses : il obligera Philippe à restituer à l'Aitolie les villes qu'il lui a dérobées, il inquiétera le roi jusque dans ses États, il aidera très spécialement les Confédérés à recouvrer l'Akarnanie ; et Scopas et Dorimachos se portent garants de ses engagements[4]. La partie est aussitôt gagnée ; à vrai dire, elle l'était d'avance : l'élection, qui vient d'avoir lieu, de Scopas aux fonctions de stratège témoigne assez des sentiments qui, maintenant, l'emportent dans la Ligue. Un traité est conclu, d'une forme singulière[5], très différent des actes de même sorte qu'ont accoutumé de dresser les Romains, fort analogue, par contre, à ceux dont les Grecs ont l'usage, et qui semble donc avoir été l'ouvrage des négociateurs aitoliens : il est probable que, dans son zèle a leur complaire, Lævinus leur a laissé le soin de le rédiger. Aux termes de cet accord, Aitoliens et Romains se répartissent la direction, les tâches et les profits de la guerre[6] : aux premiers, comme on le verra plus loin, appartiendront les territoires conquis, aux seconds le butin, corps et biens. Les Romains opéreront sur mer, sans que jamais leurs forces soient inférieures à vingt-cinq quinquérèmes. Quant aux Confédérés, c'est sur terre qu'ils besogneront, et — point capital où se décèlent les anxiétés romaines et la raison de cette alliance précipitée — ils devront, malgré la saison tardive, entrer tout de suite en campagne[7]. — Naturellement, l'alliance pourra s'élargir, se transformer en coalition par la libre adhésion de contractants nouveaux ; les Aitoliens stipulent en termes exprès que cette d'adhésion sera reconnu aux Éléens, aux Lacédémoniens, aux Messéniens, au roi Attale ; les Romains font de même pour les clients d'Illyrie, Skerdilaïdas et Pleuratos[8]. Une remarque qu'il convient de faire ici, c'est que, selon toute apparence, les négociations avec les Aitoliens ont été engagées, poursuivies, menées à terme par le seul Lævinus, sans nulle participation du Sénat. On ne voit pas qu'à aucun moment celui-ci s'en soit mêlé : il n'a point envoyé d'ambassade en Aitolie ; il n'y est pas représenté par ses légats. Sans doute, le propréteur n'agit point à l'insu ni sans l'aveu de son gouvernement : nous en avons, ce semble, la preuve positive[9] ; mais il semble bien aussi que, du premier au dernier jour, il soit seul à agir[10] et que l'assentiment des Patres demeure purement théorique et passif. Il y a plus : on est fondé à croire que l'alliance nouvelle est restée à leurs yeux chose d'importance très secondaire. Le fait est que deux années s'écouleront[11] avant que le traité conclu par Lævinus — traité préliminaire qui a besoin d'être ratifié à Rome[12] — reçoive du Sénat et du Peuple la confirmation obligée. Deux années, le délai est bien long et probablement sans exemple. T. Live, pour expliquer un retard si étrange, se borne à noter que las députés de l'Aitolie furent retenus à Rome un peu plus qu'il n'aurait fallu[13]. Mais pourquoi ? pourquoi, au risque de leur faire offense, et plus encore à ceux qu'ils représentaient, mit-on si peu de diligence à faciliter à ces ambassadeurs l'accomplissement de leur mission ? Ces lenteurs avaient pourtant leur danger : les Aitoliens eussent pu s'en alarmer, s'en irriter et, peut-être, en tirer argument pour prendre avec l'alliance de grandes libertés ; il est clair, en tout cas, que la solidité des accords provisoires jurés par Lævinus ne pouvait qu'en être affaiblie. Mais c'est de quoi l'on ne parait, à Rome, avoir eu nul souci. Un historien conclut de cette singularité que la Curie renfermait nombre de sénateurs hostiles à la ratification de l'alliance[14] ; peut-être est-ce là trop s'avancer. Ce qui du moins semble certain, c'est que, pour la plupart, les Patres ne portaient à l'affaire que le plus douteux intérêt et que, nonchalants par indifférence, ils la laissèrent volontiers, sinon volontairement, languir et traîner. Dès lors, il n'y a nulle vraisemblance que Lævinus se soit mis en rapports avec les Aitoliens sur l'invitation du Sénat ou à sa suggestion. Ce qu'il fit, il le fit de lui-même, et le gouvernement romain se contenta d'être le spectateur, fort détaché et sans doute très distrait, de ce qui se passait en Aitolie. — Cependant, c'est ce même gouvernement qui, suivant une doctrine en vogue, n'aurait jamais manqué une occasion d'intervenir dans les affaires de Grèce. |
[1] Liv. (P.) 26. 24.1 ; cf. 25. 23. 8-9 : capture par les Romains et rachat par Épikydès, avec l'agrément de Marcellus, du Lacédémonien Damippos envoyé par les Syracusains à Philippe (iam tum Aetolorum, quibus socii Lacedæmonii erant, amicitiam adfectantibus Romanis). Le fait est, sans conteste, du printemps de 212 (cl. De Sanctis, III, 2, 441). Je rappelle qu'à la même époque Bomilcar est à Syracuse pour la seconde fois, avec 90 vaisseaux.
[2] En fait, Attale n'intervient dans la guerre que près de trois ans après la conclusion de l'alliance aitolo-romaine. C'est seulement, comme on sait, vers la fin de l'été de 209 qu'il arrive en Grèce (Liv., (P.) 27. 30. 11). Les causes de ce retard nous échappent ; mais elles ont probablement été fortuites. Un passage, déjà mentionné, du discours de Chlainéas (Polybe, IX. 30. 7) prouve qu'en 211/210 les Aitoliens ne doutaient pas de la venue prochaine du roi et de sa participation à la guerre navale. A l'automne de 210, il est élu στρατηγός αύτοκρίτορ (Liv. (P.) 27. 29. 10). — On notera, d'autre part, qu'au début de la campagne de 209 les Aitoliens ont avec eux — et peut-être depuis longtemps — des soldats auxiliaires environnés par Attale (Liv. (P.) 27. 30. 2) en vertu du traité d'alliance (cf. 31. 46. 3). Ce traité a donc reçu déjà un commencement d'exécution.
[3] La chronologie de la première guerre de Macédoine a été, dans ces temps derniers, l'objet d'études fort diligentes : Niese, II, 476, 4 ; Clementi, La guerra annibalica in Oriente (Studi di stor. ant., I, 56-57) ; V. Costanzi, Sulla cronol. della prima guerra macedonica (Studi storici de E. Pais, 1908, 31 suiv. ; 1909, 214 suiv.) ; G. Niccolini, Quando comincio la prima guerra macedonica (ibid., 1912, 108 suiv.) ; De Sanctis, III, 2, 440 suiv. Un examen répété de la question m'a convaincu qu'il faut s'en tenir, pour tout l'essentiel, à la chronologie de Niese. Je place avec lui à l'automne de 212 la conclusion de l'alliance entre Lævinus et les Aitoliens.
[4] Liv. (P.) 26. 24. 1 et 4-8 (les §§ 2-3 ne sont qu'une amplification dont T. Live est l'auteur ; cf. Niese, II, 476, 4 ; Matzat, Röm. Zeitrechn., 142, 14).
[5]
Voir sur ce point les remarques très neuves et très instructives de Täubler, Imp.
Romanum, I, 430-432. Notez sa conclusion
(432) : Die Veranlassung der Anpassung an den
griechischen Vertragsbrauch war nicht urkundlicher, sondern politischer Art.
Die Not der Zeit tritt in ihr handgreiflich hervor.
[6] Liv. (P.) 26. 24. 8-13. Je m'abstiens à dessein de donner ici l'analyse détaillée du traité ; j'aurai lieu d'en étudier plus loin les clauses.
[7] Liv. (P.) 26. 24. 10 ; cf.
24. 15.
[8] Liv. (P.) 26. 24. 9 : — additumque, ut si placeret vellentque, eodem iure amicitiæ Elei Lacedæmoniique et Attalus et Pleuratus et Scerdilædus essent — ; G. Colin s'exprime ainsi (Rome et la Grèce, 43) : Bien entendu, l'intention du Sénat [?] n'était pas de s'en tenir à cette unique alliance (l'alliance formée avec l'Étolie)... Dans la convention passée avec les Étoliens, il stipulait que les autres [?] peuples seraient libres d'y accéder s'ils le voulaient. C'est là présenter les choses sous un aspect étrangement inexact. Ce sont évidemment les Aitoliens qui ont stipulé l'éventuelle adhésion des Éléens, des Lacédémoniens et des Messéniens (ceux-ci non nommés par T. Live, mais cf. Polybe, IX. 30. 6 ; Liv. (P.) 29. 12. 14 ; 34. 32. 16) à l'alliance conclue par eux-mêmes avec Rome ; Lævinus s'est borné à donner son consentement. L'apport des Romains à la coalition n'est représenté que par Skerdilaïdas et son fils Pleuratos.
[9] Cf. Liv. (P.) 25. 23. 8 : Damippus quidam Lacedæmonius, missus ab Syracusis ad Philippum regem, captus ab Romanis navibus erat, (9) huius utique redimendi et Epicydæ cura erat ingens, nec abnuit Marcellus, iam tum Aetolorum, quibus socii Lacedæmonii erant, amicitiam adfectantibus Romanis. Voir les remarques de Scott, Macedonien und Rom, 64, dont les conclusions, en ce qui concerne le rôle du Sénat, sont toutefois exagérées. C'est probablement par le Sénat que Marcellus a connu les négociations récemment engagées avec les Aitoliens ; il ne serait nullement impossible, pourtant, qu'il en eût été informé par Lævinus lui-même : il est naturel qu'il se soit établi des communications directes entre l'escadre romaine d'Illyrie et la flotte qui assiégeait Syracuse. C'est Marcellus qui a dû apprendre à Lævinus les grands armements des Puniques et l'importance des forces confiées à Bomilcar.
[10] Le fait n'a d'ailleurs, comme on sait, rien que de normal. Le général en chef, et telle est la qualité de M. Lævinus, a le droit de conclure des alliances, sous réserve, au moins dans la plupart des cas, de ratification ultérieure par le Sénat et le Peuple ; cf. Mommsen, Staatsr., III, 1166-1167 ; Täubler, I, 135, 355.
[11] Liv. (P. ? cf. Matzat, Röm. Zeitrechn., 147, 9. 26. 24. 14-15.
[12] Cf. Täubler, I, 135-136. Ce qu'écrit Täubler (135) : ... da der Vertrag erst zwei Jahre nach der vom Feldherrn geschlossenen Allianz an den Senat kam... est d'ailleurs inexact.
[13] Liv. (P. ?) 26, 24, 15.
[14] Kahrstedt, 485.