§ II. — LES DÉBUTS DE PHILIPPE V. On en peut douter. Certes, c'est une victoire éclatante
qu'ont remportée si promptement les Romains ; il y a lieu de craindre
pourtant que par elle rien ne soit terminé. Car, d'abord, elle est incomplète[1]. Dans sa rapide
campagne, le consul Aemilius n'a fait, comme autrefois Fulvius et Postumius, qu'effleurer
la Haute-Illyrie[2],
ou, parmi les chefs indigènes, Rome compte surement plus d'un ennemi ; et,
par exemple, s'il a châtié Démétrios, il a laissé impuni Skerdilaïdas, son
complice, qui a violé comme lui le traité de 228, et que ses récentes
accointances — dont il sera reparlé tout à l'heure — avec le roi Philippe
rendent particulièrement suspect : qui sait si Skerdilaïdas ne sera point un
autre Démétrios ? Mais, au reste, L. Aemilius aurait — chose infaisable —
réduit à l'impuissance, en Illyrie, tous les dynastes contre qui les Romains
ont de justes défiances, que son succès serait encore précaire. En effet, le
vrai danger est. ailleurs. Par eux-mêmes, ces dynastes sont peu de chose ; le
plus entreprenant, Démétrios, n'était qu'un condottière intrépide : ce qui a
fait son importance, ce qui l'a rendu presque redoutable, c'est qu'il était
l'homme de A la vérité, Philippe fils du roi Démétrios II, qui a
ceint le diadème dans l'hiver de 221[3], n'est qu'un
enfant — dix-sept ans à peine — et beaucoup, ne regardant qu'à son âge, le
tiennent en mépris[4].
Mais cet enfant est entouré des anciens conseillers d'Antigone[5], vieux ministres
d'expérience, qui le nourrissent de la pensé, de leur maître et lui font voir
dans Rome son ennemie naturelle. Et l'on ne peut douter qu'il ne soit contre
elle animé des mêmes sentiments que son grand prédécesseur ; que, fidèle héritier
de ses injures et de ses rancunes, de ses desseins et de ses espérances, il
ne déteste, à l'égal d'Antigone, la présence des Romains en Illyrie, et qu'il
ne médite, à son exemple, de les en expulser. Déjà, n'est-ce pas chose
significative que, dès le début du nouveau règne, Démétrios de Pharos ait
osé, pour la première fois, envahir l'Illyrie romaine et courir les mers grecques
? ceci donne à penser que, dans sa rébellion, il était sûr de l'appui du
jeune roi et qu'il en avait reçu des encouragement décisifs[6]. Aussi bien, au
cours de l'année 220, d'autres faits se sont produits, propres à éclairer les
Patres sur les dispositions de
Philippe, et qui, peut-on croire, ne leur ont point échappé, puisqu'ils
daignent enfin, cette année-là, avoir des yeux pour ce qui se passe
outre-mer. Ayant échoué dans son attaque contre Pylos, Démétrios, poussant à
l'Est avec ses cinquante lemboi, a gagné
l'Aigée, s'est jeté sur les Cyclades, qu'il a rançonnées ou dévastées ; puis,
menacé par les Rhodiens qui seuls, en ce temps-là, font la police des mers,
il a viré de bord et fui vers De tels actes parlent un clair langage. Toutefois, ils
sont antérieurs aux victoires de L. Aemilius ; et l'on a pu se figurer, et les
Romains se sont flattés, sans doute, que le coup frappé sur Démétrios
étonnerait Philippe et l'intimiderait. S'ils en ont jugé ainsi, c'est une
illusion que le roi a vite fait de leur ôter. Le soir du combat de Pharos,
Démétrios s'est enfui de son île avec quelques lemboi
qu'il avait armés en secret[10]. Il n'a point
hésité sur la route à prendre ; pressé de s'assurer un refuge, il sait où le trouver
: il cingle en droiture vers l'Akarnanie. C'est qu'il est sûr d'y rencontrer
Philippe qui, dans ce même temps, fait campagne contre les Aitoliens et vient
de leur enlever Oiniadai[11] : preuve
manifeste qu'entre lui et le roi les relations sont permanentes. Donc, comme
Philippe, informé que les Dardaniens menacent d'envahir ses États, regagne en
hâte Ce raisonnement si simple, les Romains, contraints par
l'évidence, finiront par le faire au bout de quelques années ; on s'attendrait
qu'ils le fissent dès maintenant. On s'y attendrait d'autant plus que
l'instant est propice, et que, dans le même temps qu'elle leur a suscité deux
grands ennemis aux deux côtés de l'Italie, en Grèce, par un jeu contraire, |
[1] Cf. Niese, II, 438 ; De Sanctis, III, 1, 325.
[2]
A peine est-il besoin de signaler la singulière exagération contenue dans la
phrase de Polybe (III, 19. 12) : — Αίμίλιος
— τῆς
δὲ λοιπῆς Ἰλλυρίδος ἐγκρατὴς γενόμενος (après la prise de Pharos). Le traité entre Philippe et Hannibal
(Polybe, VII, 9. 13) ne nomme, en dehors de Pharos, aucune localité de
[3] A l'automne de 221 ou dans l'hiver de 221/220 : Beloch, III, 2, 72-73 ; Niese, II, 348, 6.
[4] Cf. Polybe, IV, 3. 3 ; 5. 3 ; 22. 5 ; V, 18. 6 ; 29. 2 ; 34. 2.
[5] Sur le conseil de régence qu'institue Antigone au moment de mourir : Polybe, IV, 87. 7-8; cf. 76. 1 ; Niese, II, 348 et note 2 ; Beloch, III, 1, 744 et note 1 ; 756. — Pour la politique anti-romaine des ministres de Philippe, notamment d'Apellès, voir les remarques de M. Nicolaus (Zwei Beitr. zur Gesch. König Philippe V ; diss. Berlin, 1909), 19 ; 27 ; 52-54.
[6]
Polybe (III, 16. 3) dit, en parlant de Démétrios : πάσας δ´ ἔχοντα τὰς ἐλπίδας ἐν
τῇ Μακεδόνων οἰκίᾳ ; mais, à l'époque dont il s'agit (été
220), la Μακεδόνων οἰκίᾳ, c'est simplement Philippe. — Du texte de
Polybe, IV. 16. 1, il parait bien résulter que, dans l'été de 220, au
moment où Démétrios et Skerdilaïdas entreprennent leur expédition maritime,
Philippe se trouve en Épire. Le fait est intéressant. On croirait volontiers
que le roi s'est rendu en Épire pour se tenir à portée de
[7] Polybe, IV, 16. 8; cf. III. 16. 3 (Démétrios dans les Cyclades) ; IV, 19. 7 (son retour à Kenchréai) ; 19. 7-8 (arrangements qu'il conclut avec Taurion). — Ayant manqué les Aitoliens dans le Golfe, Démétrios fait quelques ravages sur la côte d'Aitolie (19. 9). Noter qu'il revient ensuite à Corinthe (19. 9) ; il s'y trouve certainement lorsqu'y arrive Philippe (22. 2).
[8] Polybe, IV, 29. 2.
[9] Polybe, IV, 29. 2-3 ; 29. 7 (alliance de Philippe avec Skerdilaïdas). Pour la date, cf. 29. 1. : c'est l'hiver de 220/219. — La promesse faite par Philippe à Skerdilaïdas est la preuve que le roi projette d'intervenir activement en Illyrie. — Il parait impossible qu'en 219, durant son séjour en Illyrie, L. Aemilius n'ait pas connu ces intrigues.
[10] Polybe, III, 19. 8.
[11] Polybe, IV, 65.
[12] Polybe, IV, 66. 1 ; 66. 3-4.
[13] Polybe, IV, 66. 5.
[14] Polybe, IV, 66. 6 (arrivée de Philippe à Pella).
[15] Il va sans dire que la prétendue démarche des Romains (en 217 !) pour obtenir l'extradition de Démétrios (Liv., 22. 33.3) n'est qu'une légende annalistique.
[16] Ceci résulte naturellement de Polybe, III, 15. 8 (ambassade d'Hannibal à Carthage); cf. Meltzer, Gesch. der Karthag., II, 431 ; De Sanctis, III, 1, 416 ; Kromayer, Hist. Zeitschr., 1909, 251, 259. Voir, d'ailleurs, Appien, Iber., 10.
[17] Cf. Polybe, III, 16. 1.
[18] Ceci, du reste, ne veut pas dire qu'il n'y ait point eu à Rome, avant qu'on franchît e pas décisif, des hésitations et des discussions ; voir la juste critique que font Meltzer (II, 449-450) et De Sanctis (III, 1, 423-424, et note 86 ; 427) de l'opinion de Polybe (III, 20. 1 sqq.). Le fait que, durant huit mois, on néglige de secourir Sagonte est assurément significatif ; cf. Ed. Meyer, Sitz.-ber. Berl. Akad., 1913, 710-711.
[19] Polybe, III, 20. 6 sqq. La déclaration de guerre est du printemps de 218 (mars-avril).
[20] Que Philippe se soit fait renseigner, directement et secrètement, sur les événements e la guerre d'Hannibal dès qu'eut commencé cette guerre, c'est ce que prouve le texte bien connu de Polybe (V, 101. 6) relatif à la nouvelle de la bataille du Trasimène. Il est clair que le courrier qui vint trouver le roi à Argos, pendant la célébration des Néméennes, avait été précédé de beaucoup d'autres.
[21] Cf. Polybe, IV, 3. 1-2.
[22] Cf. Polybe, IV, 7. 8.
[23] Noter la façon dont Aratos engage le combat de Kaphyai, et les critiques que lui adresse Polybe : Polybe, IV, 11. 1 sqq.
[24] Que Philippe fût opposé à la guerre, c'est ce qui ressort avec évidence de la lecture de Polybe.
[25] Polybe, IV, 25. — Déjà, au printemps de 219, le roi de Sparte, Lykurgue, ouvre les hostilités par son invasion de l'Argolide : Polybe, IV, 86. 4-5.