Il est sûr que, jusque vers l'an 230 avant notre ère, le gouvernement romain n'a point, ne songe point à avoir de politique hellénique. Pourtant, à en croire nombre de modernes, il aurait déjà, et même depuis longtemps, commencé d'avoir une politique orientale. On affirme couramment que, dès la fin du ive siècle, les Romains contractèrent une amitié publique avec l'État rhodien ; qu'un peu plus tard, au début du IIIe siècle, ils devinrent, en vertu d'un traité, les amis — certains disent les alliés — de Ptolémée Philadelphe, et le demeurèrent de ses successeurs ; qu'enfin, peu après l'année 240, un fœdus amicitiæ les unit au roi d'Asie Séleukos II. Et l'on ne doute point, en conséquence, qu'une pensée d'ambition ne les ait portés à s'ingérer, aussitôt qu'ils l'ont pu, dans les affaires de l'Orient grec[1]. — J'examinerai d'abord ce qui concerne les Rhodiens et Séleukos. Sur ces deux points, mes conclusions seront nettement négatives : le traité avec les Rhodiens, le traité avec Séleukos n'ont jamais existé. Le premier est une illusion des modernes, qui ont interprété à contre-sens un texte, d'ailleurs altéré, de Polybe ; le second est une invention des Annalistes romains. J'étudierai ensuite ce qui est relatif à l'Égypte. Ici la question est plus complexe. On peut tenir pour véritable que, sous Philadelphe, des relations amicales se sont nouées entre Rome et l'empire lagide ; mais ces relations n'ont pas pris la forme politique, elles n'ont point été consacrées par un traité, et, jusqu'à la fin du IIIe siècle, elles n'ont jamais eu de caractère politique. — D'autre part et contrairement à ce qu'on a dit parfois, il n'est point exact que, soigneux de favoriser le développement u commerce romain, le Sénat ait, dès le IIIe siècle, conclu des traités avec quelques grandes cités de l'Asie grecque et pratiqué dans cette région une politique économique. Durant tout ce siècle, aucun lien public n'a été formé entre Rome et les Hellènes établis en Asie ; durant tout ce siècle, il n'y a pas trace, sous quelque forme que ce soit, d'une politique romaine en Orient. § I. — LE PRÉTENDU TRAITÉ AVEC RHODES. On s'accorde à répéter[2], à la suite de l'historien Droysen[3], que, vers l'an 306, l'État rhodien et le Peuple romain conclurent un traité d'amitié et de commerce. Un point qu'il convient d'abord de signaler, c'est que nulle part il n'est parlé, en termes précis, de ce traité. C'est seulement, dit Droysen[4], à une remarque incidente (gelegentliche Notiz) de Polybe, faite en passant et comme logée dans une parenthèse, que nous en devons la connaissance très indirecte. Et j'avoue que ceci m'est déjà un sujet d'étonnement. Car, s'il est vrai que, dès la fin du IVe siècle, les Rhodiens se soient liés aux Romains par un fœclus amicitiæ, ils ont devancé en cela, et de loin, tous les autres peuples grecs[5] ; en sorte que la conclusion de ce fœdus était un événement considérable, propre a frapper l'attention des historiens anciens et qui méritait bien qu'ils en fissent mention expresse. C'est pourquoi il est singulier que nous n'en soyons informés que d'une façon tout-à-fait détournée et presque par hasard. Mais, cependant, voyons en quoi consiste cette remarque incidente dont on tire argument. Elle se trouve au l. XXX de Polybe, chap. 5 § 6 (= Exc. de legat., pars II, § 79, 327 De Boor). Il s'agit là des événements de l'été de 167[6]. La tentative indiscrète de médiation, qu'ont risquée les Rhodiens pendant la guerre de Perseus, a eu cet effet malheureux de les brouiller avec les Romains. La double ambassade qu'ils ont dépêchée à Rome, afin de s'excuser et de protester de leur dévouement, n'y a rencontré que défiance et hostilité. Au forum, un préteur fort échauffé, M'. Iuventius, a demandé qu'on leur déclarât la guerre sur-le-champ. Sans se porter à cette extrémité, les Patres ont répondu aux ambassadeurs Astymédès et Philophron sur un ton de mépris et de menace. Au reçu de ces nouvelles, les Rhodiens épouvantés se résignent à une démarche où n'avaient pu jusque là consentir leur orgueil et leur prudence. Par une dérogation soudaine à la politique circonspecte que leur a constamment prescrite le souci de leur indépendance, ils donnent au vieux Théaidétos, élu navarque tout exprès, l'ordre de se rendre à Rome pour y conclure, en vertu de ses pouvoirs extraordinaires, un traité de συμμαχία avec la République[7]. Si Théaidétos réussit dans sa mission[8], c'en sera fait de leurs libertés ; devenus, sous le nom d'alliés, les clients des Romains, ils cesseront de s'appartenir, mais n'auront plus du moins à redouter les colères du Sénat. Sur quoi Polybe fait cette remarque : Le gouvernement des Rhodiens, par l'effet d'une admirable sagesse, avait, pendant cent quarante ans environ, pris part aux entreprises les plus belles et les plus glorieuses de Rome, sans avoir conclu cependant de traité avec elle[9]. C'est de la que les modernes ont tiré, non sans un peu d'effort, leur traité d'amitié et de commerce. Autant que je puis voir, car ils ne se sont guère expliqués là-dessus[10], ils ont raisonné à peu près en cette sorte : De la phrase de Polybe (comme de tout ce qu'il rapporte au sujet de l'ambassade de Théaidétos), il résulte qu'en 167 les Rhodiens n'étaient point encore socii populi romani ; mais, de cette phrase, il résulte aussi qu'à l'époque indiquée ils entretenaient, depuis près de cent-quarante ans, des rapports d'étroite amitié avec l'État romain. Il est donc naturel de penser que, vers 306, un traité, non d'alliance, mais d'amitié, avait uni les deux nations ; or, comme c'est a l'occasion du négoce qu'ils faisaient avec l'Italie que les Rhodiens ont d'abord connu les Romains, il ne parait pas douteux que ce traité d'amitié n'ait été en même temps un traité de commerce[11]. — Et j'accorde volontiers que ce raisonnement est assez subtilement conduit et qu'il ne laisse pas de présenter, à première vue, d'assez plausibles apparences. Mais il s'en faut que je l'estime convaincant. 1Remarquons d'abord qu'il n'aboutit, ne peut aboutir qu'à un conclusion hypothétique. Il en peut sortir une probabilité, non une certitude ; car, si le texte de Polybe indique que Romains et Rhodiens contractèrent d'étroites relations, ayant eu pour résultat une κοινωνία τών έπιφανεστάτων καί καλλίστων έργων, il n'y est pourtant pas question de traité. Les historiens dont j'ai résumé l'argumentation se flattent d'avoir démontré que, vers 306, la république de Rhodes et le Peuple romain conclurent un fœdus amicitiæ ; ils n'auraient fait, en mettant les choses au mieux, que rendre vraisemblable l'existence d'un tel fœdus. Y ont-ils réussi, c'est ce que nous aurons lieu d'examiner plus loin ; nous verrons s'ils ont entendu correctement la phrase de Polybe dont ils s'autorisent. Auparavant, je dois signaler certaines difficultés que soulève, dès le premier moment, l'existence supposée du traité de 306. Tite-Live, dans un passage qui, pour tout le principal, est sûrement tiré de Polybe, montre le propréteur M. Valerius Lævinus s'efforçant, en 212, de décider les Aitoliens à devenir les alliés de Rome. Au nombre des arguments qu'il allègue, se trouve celui-ci : (26. 24. 4) Aetolos eo in maiore futuros honore, quod gentium transmarinarum in amicitiam priori venissent. Un tel langage est fait pour surprendre si, depuis près d'un siècle, les Rhodiens ont avec Rome un fœdus amicitiæ. Le même Tite-Live, en son l. 20, vient de raconter comment,
en 205, un oracle inséré aux Livres Sibyllins prescrivit aux Romains d'aller
quérir à Pessinonte et de ramener dans Autre remarque. de ne puis assez admirer qu'après la guerre de Perseus, lorsqu'ils firent effort de toute leur éloquence pour attendrir le Sénat et pour lui arracher la grâce de leur patrie, les ambassadeurs rhodiens n'aient point eu l'idée de lui rappeler que leurs ancêtres avaient, les premiers des Grecs, obtenu, et donc mérité, l'amitié du Peuple romain, consacrée par un traité solennel. Mommsen, à la vérité, écrit dans son Histoire romaine : C'est en vain qu'à maintes reprises, les envoyés rhodiens conjurèrent à genoux le Sénat d'être plus sensible à une amitié de cent-quarante ans qu'à une offense unique[13]. Seulement, Mommsen se trompe. Ce qu'il fait dire aux envoyés de Rhodes, c'est ce que je tiens pour assuré qu'ils eussent dit en effet, si le fœdus amicitiæ, duquel il lui pliait de croire, avait quelque réalité ; mais, par malheur, il parait bien qu'ils n'ont rien dit de semblable. Qu'on lise dans Polybe le discours prononcé par Astymédès en 165[14] ; on n'y trouvera même point une allusion au prétendu traité de 306, encore que l'occasion d'en parler s'offrit d'elle-même à l'orateur. N'est-ce pas chose singulière qu'Astymédès n'ait pas l'idée de rappeler que l'origine de cette άϊρεσις καί φιλία des Romains pour les Rhodiens remonte a prés d'un siècle et demi[15] ? — Ce silence, s'il n'est pas une preuve décisive, serait à lui seul une présomption très forte contre l'existence du traité. Niese, qui croit fermement au traité, déclare qu'il fut profitable aux Romains et porta d'heureux fruits[16]. Il vaut la peine de voir quels furent d'abord ces heureux fruits. On n'ignore pas, sans doute, mais il semble qu'on oublie trop la conduite que tinrent les Rhodiens pendant la première guerre de Macédoine. — Dès que cette guerre est devenue, par l'entrée en ligne des Aitoliens, une guerre hellénique, divers États neutres — l'Égypte, les Athéniens, les cités de Khios, de Byzance, de Mytilène[17] — jouant le rôle de médiateurs bénévoles, s'emploient sans relâche à y mettre un terme. Or, au premier rang de ces neutres figurent les Rhodiens, et, très certainement, c'est à leur exemple et sur leur invitation qu'interviennent aussi les Mytiléniens, les Byzantins et les Khiens. D'année en année, on les voit multiplier les démarches pacifiques : en 209 à Phalara et à Aigion[18], en 208 à Hérakleia et à Élateia[19] en 207 à Hérakleia ou à Naupakte[20], ailleurs encore[21]. En 207, leur ambassadeur, Thrasykratès, dont Polybe a reproduit la harangue, adjure les Aitoliens de déposer les armes[22]. Et l'on ne peut guère douter que la paix de 206, conclue entre Philippe et les Confédérés, n'ait été, pour une part, l'effet de leur médiation. Ce qui importe beaucoup ici, c'est de bien voir en quoi
consiste cette médiation, c'est d'en préciser la nature et l'objet. — De 212 à
206, Philippe a pour ennemis les Romains et les Grecs alliés de Rome, en tête
desquels se placent les Aitoliens. Unis aux autres puissances neutres, les
Rhodiens pourraient s'appliquer à rétablir la paix entre Philippe, d'une
part, et, de l'autre, les Aitoliens et les Romains, auquel cas leur
intervention n'aurait rien d'offensant pour les derniers. Mais il en va différemment.
Dans leurs négociations, les neutres ne s'adressent jamais aux Romains ; ils
n'entrent pas en relations avec eux[23] ; ils agissent
sans les consulter ni les aviser ; ils les négligent, ils les ignorent. Leurs
efforts, assidûment répétés, visent à réconcilier avec Philippe, non point
les Romains et les Aitoliens, mais les Aitoliens seuls[24], et par là leur
médiation prend, au regard des Romains, un caractère fort particulier. Liés à
Rome par des engagements étroits, les Aitoliens ne sont plus les maîtres de
leur politique étrangère ; ils n'ont plus la liberté de s'accommoder avec le
roi de Macédoine; le traité qu'ils ont conclu, d'abord avec M. Lævinus, puis
avec le Peuple romain, leur interdit de faire une paix séparée[25] : en
conséquence, c'est à violer ce traité, c'est à manquer de foi aux Romains que
les exhortent les nations neutres[26]. La politique de
ces nations contrecarre ainsi de façon directe la politique romaine. Détacher
l'Aitolie du parti de Rome, enlever aux Romains leurs alliés grecs, les
rendre de la sorte incapables de poursuivre la guerre en Grèce, fermer 2On reconnaîtra, je l'espère, que ces objections ont quelque force, mais on me dira que la phrase de Polybe sur laquelle les modernes ont fondé leur argumentation n'en demeure pas moins, et qu'il faut en tenir compte. Il est vrai. Revenons donc à cette phrase dont on fait si grand étal, et voyons si l'interprétation qu'on en a donnée est recevable. A-t-on le droit d'en induire que, vers 306, il a pu exister (car il ne s'agit ici que de possibilité) un fœdus amicitiæ entre Rome et l'État rhodien ? Aucunement, et pour deux raisons. La première, c'est que cette phrase ne doit point être isolée du contexte, et que le contexte montre que les deux nations n'avaient, jusqu'en 167, conclu de fœdus d'aucune sorte. — Les Rhodiens, dit Polybe, ne s'étaient point alliés aux Romains. Et tout aussitôt, commentant les mots οϋτως γάρ ήν πραγγατικόν τό πολίτευμα τών 'Ροδίων, il explique les motifs de leur conduite dans ces lignes bien connues où il caractérise leur politique traditionnelle (XXX, 5. 7-8)[35]. Or, n'est-il pas évident qu'une telle politique était exclusive de ce traité d'amitié avec Rome, auquel croient les modernes, aussi bien que de l'alliance, que Polybe déclare n'avoir point existé ? n'est-il pas évident que, s'unissant aux Romains par une « amitié » publique, les Rhodiens eussent aliéné en leur faveur une partie de cette indépendance dont ils se montraient jaloux et savaient tirer tant d'avantage ? Ils ne voulaient, dit Polybe, s'engager ni par des serments ni par des conventions : on oublie qu'un fœdus amicitiæ est une συνθήκη, garantie par un échange de serments, qui comporte des engagements perpétuels, et qui impose aux contractants de réciproques obligations. Celles des amici populi Romani sont moins lourdes, sans doute, que celles des socii ; elles sont pourtant formelles et tristes. La nation devenue par traité l'amie du Peuple romain a pour premier devoir d'observer à son égard, s'il soutient quelque guerre, une neutralité scrupuleuse[36] ; il lui est défendu en termes exprès d'assister, de quelque façon que ce soit, l'adversaire ou les adversaires de Radie. Mais, les choses étant ainsi, du jour où les Rhodiens eussent conclu avec Rome un traité d'amitié, c'en aurait été fait de ce principe fondamental de leur politique, auquel, selon Polybe, ils n'avaient jamais failli. Il est clair qu'ils eussent cessé, pour parler comme l'historien, d'être άκέραιοι ; il est clair qu'il ne leur eût plus été loisible de laisser espérer, en toute occasion, aux puissances étrangères leur secours et leur alliance, puisqu'ils n'eussent été maîtres de les leur accorder qu'au cas ou ces puissances eussent vécu en paix avec Rome[37] ; il est clair, en un mot, que leur politique eût été, dans une large mesure, subordonnée à la politique romaine et déterminée par elle. Toutes ces mêmes raisons, énoncées par Polybe, qui leur interdisaient de devenir les alliés des Romains, leur devaient donc interdire aussi, et leur ont certainement interdit, d'en être les amis publics. C'est ce que n'ont pas compris les historiens modernes, faute, sans doute, de se rendre un compte exact de ce qu'était un fœdus amicitiæ ; ils n'ont pas vu que, si le texte de Polybe pouvait impliquer l'existence d'un tel fœdus, il renfermerait une contradiction flagrante et serait proprement dénué de sens ; bref, il leur a échappé que ce texte, considéré dans son ensemble, est contre la thèse qu'ils soutiennent un argument direct et ruineux. Ils se sont trompés d'une autre façon encore, et c'est la seconde raison pourquoi leurs inductions ne sauraient être légitimes : ils se sont mépris sur la signification des mots σχεδόν έτη τετταράκοντα πρός τοΐς έκατόν κεκοινωνηκώς ό δήμος ('Ροδίων) 'Ρωμαίοις τών έπιφανεστάτων καί καλλίστων έργων. S'ils on bien vu que ces mots — tels qu'ils nous sont parvenus impliquent qu'il s'était établi entre les Rhodiens et les Romains des relations d'amitié vieilles, en 167, de cent-quarante ans, en revanche, ils n'ont pas vu, ou n'ont pas voulu voir, qu'ils contiennent l'affirmation d'un fait autrement considérable. Il n'est point permis cependant de ruser avec les textes et de n'y prendre que ce qui agrée. Il ne fallait point ici, par une interprétation tendancieuse, affaiblir et obscurcir le sens de l'expression κεκοινωνηκώς ό δήμος 'Ρωμαίοις τών έπιφανεστάτων καί καλλίστων έργων[38]. Je le demande avec confiance à tout helléniste ou simplement a toute personne sachant quelque peu de grec, κοινωνεΐν τινι έργου, n'est-ce pas autre chose et bien autre chose que contracter amitié avec quelqu'un ? et n'est-il pas vrai que les mots έπιφανέστατα καί κάλλιστα έργα désignent nécessairement de grandes actions — præclara facinora, res præelare gestæ, eût dit un Latin — c'est-à-dire des exploits guerriers, que les Rhodiens et les Romains unis avaient eu la gloire d'accomplir ensemble[39] ? En 189, Eumènes, parlant au Sénat, rappelle les services que son père et lui-même ont rendus aux Romains pendant leurs guerres contre Philippe, Nabis et Antiochos (Polybe, XXI, 21. 4). Le mot έργα s'applique dans les deux cas, selon l'usage de Polybe, à des actions de guerre. En 167, il y avait près de cent-quarante ans que les Rhodiens participaient aux hauts faits des Romains; en d'autres termes, en 167, il y avait près de cent-quarante ans que les Rhodiens se comportaient, en fait, comme les σύμμαχοι des Romains, encore qu'ils ne le fussent pas en droit : voilà, pour qui lit les choses comme elles sont écrites, ce que dit Polybe — ou ce que nos éditions lui font dire. J'ajoute, et je dois ajouter : ou ce que nos éditions lui font dire. C'est qu'en effet il y a un malheur. Traduite comme je viens de faire, c'est-à-dire comme elle doit l'être, la phrase de Polybe exprime une contre-vérité historique extrêmement grossière et choquante. Car il est sûr et nul ne contestera que, jusqu'à la fin du IIIe siècle, les Rhodiens et les Romains n'eurent point d'intérêts politiques communs, tandis qu'ils en eurent au moins une fois de contraires — ce fut le cas, je l'ai rappelé, lors de la première guerre de Macédoine ; que, jusque là, partant, les deux peuples, non seulement ne firent rien d'accord, mais n'eurent même jamais l'occasion de se concerter ni de s'associer ; et que ce ne fut que dans la période suivante que, rapprochés par la nécessité de parer aux mêmes dangers, ils s'entendirent pour agir, lutter et vaincre ensemble. Ces έπιφανέστατα καί κάλλιστα έργα, que rappelle et célèbre Polybe, ne peuvent être, en remontant l'ordre des temps, que la guerre contre Antiochos III, la guerre contre Nabis, la seconde guerre de Macédoine ; et c'est chose assez connue que celle-ci, qui est la plus ancienne des trois, n'est pourtant pas antérieure à l'année 200. En sorte qu'on n'a pu dire sans absurdité qu'en 167 les Rhodiens se trouvaient collaborer, depuis près de cent-quarante ans, aux glorieuses actions des Romains ; et comme l'absurde ici serait précisément d'imputer à Polybe cette absurdité, force est bien d'admettre que Polybe n'a pas tenu le langage que lui prêtent les éditeurs sur la foi des manuscrits ; qu'ainsi ces manuscrits ont besoin d'être corrigés, et que la correction doit porter sur les mots σχεδός έτη τετταράκοντα πρός τοΐς έκατόν. J'ai lieu de craindre que cette conclusion ne chagrine quelques personnes qui professent pour toute vulgate un respect inébranlable[40]. Je leur déclare que je n'ai nul penchant à porter une main brutale d'opérateur sur les textes des écrivains anciens ; comme elles, je juge ces audaces téméraires. Mais, s'il est bon d'être prudent, il me semble puéril de rechigner à l'évidence. J'ai beau faire, je me sens pris ici entre deux impossibilités : il m'est impossible, différant en cela de ceux qui se bornent commodément à n'y découvrir qu'un traité d'amitié, de ne point voir, dans la phrase qu'on nous donne comme étant tout entière de Polybe, ce qui s'y trouve réellement ; et, ce qui s'y trouve, il m'est impossible de croire que Polybe l'y ait mis. Pour sortir de là, je ne sais qu'une issue : c'est bien ici l'un de ces cas désespérés qui réclament l'intervention des philologues et nécessitent une emendatio. 3En quoi devra consister cette emendatio, il n'est personne qui ne le voie. Tout l'embarras vient des trois mots πρός τοΐς έκατόν. Supposons que le texte, allégé de ces mots, porte seulement σχεδόν έτη τετταράκοντα κεκοινωνηκώς ό δήμος 'Ρωμαίοις τών έπιφανεστάτων καί καλλίστων έργων, aussitôt les choses iront à souhait. Comme je le rappelais tout à l'heure, la seconde guerre de Macédoine, première guerre qu'aient faite en commun les Rhodiens et les Romains, éclata en l'année 200 : si bien qu'en 167 il y avait exactement trente-quatre ans — soit près de quarante ans[41] — que les deux nations avaient commencé de coopérer à d'illustres et glorieux faits d'armes. Ainsi, pour que la phrase de Polybe, d'absurde qu'elle était, devienne parfaitement raisonnable, il est indispensable, mais suffisant, d'en retrancher πρός τοΐς έκατόν[42]. Ces mots ont pénétré dans le texte des Exc. de legationibus par l'effet d'une interpolation dont je ne me risque pas à débrouiller le mystère[43] ; ils en doivent disparaître. Mais, avec les trois mots condamnés, disparaissent et l'antique amitié publique des Rhodiens et des Romains et le prétendu traité de 306. C'est seulement en 200, à la suite de l'appel adressé, l'année précédente, au Sénat par le peuple rhodien, que les deux républiques, s'associant pour combattre Philippe[44], nouèrent ces rapports amicaux que désigne, dans l'usage courant, le mot amicitia[45] —, sans d'ailleurs se lier par un traité en forme. A partir de cette date, il y eut entre elles, durant de longues années, entente politique et collaboration militaire : néanmoins, jusqu'en 165 /164 — époque où ils devinrent socii des Romains — les Rhodiens ne prirent point officiellement place parmi leurs amici, et n'eurent donc avec eux aucune relation de droit[46]. Il semble que la lecture attentive de Polybe eût suffi à prévenir toute erreur sur ce point. |
[1]
Colin, Rome et
[2]
J'ai reproduit ci-après, non toutefois sans y faire de notables changements,
une étude que j'avais publiée en 1902 dans les Mélanges Perrot, 183 suiv.
Beloch a reconnu, presque en même temps que moi, et montré, par des arguments
fort semblables à ceux dont j'ai fait usage, que le prétendu traité de 306 n'a
rien d'historique (Griech. Gesch., III, 1 (1904), 299, 2 ; cf. III, 2,
512). Depuis, la question a été examinée à nouveau et résolue dans le même sens
par E. Täubler, Imp. Romanum, I, 204 suiv., qui n'a rien ajouté de
considérable aux observations de Beloch ni aux miennes. Je ne sais pourquoi
Täubler prétend (I, 205, 2) que j'ai placé en 167 l'alliance que les Rhodiens
finirent par conclure avec Rome ; je suis bien innocent de cette sottise.
Lui-même, en revanche, se trompe gravement lorsqu'il rapporte à l'année 163, au
lieu de 167, la phrase de Polybe (XXX, 5. 6) qui a fait croire à l'existence du
traité de 306. — Je ne vois pas bien pour quels motifs De Sanctis (II, 427, 5)
refuse de souscrire à l'opinion soutenue par Beloch et par moi. — J'aurai lieu
de revenir, chemin faisant, sur les objections que m'a opposées G. Colin (Rome
et
[3] Droysen, II, 449, 3 (trad. fr.). Cf. Mommsen, R. G., I7, 383 ; 416 ; 774 ; Staatsrecht, III, 596, 4 ; 663, 1 ; G. F. Hertzberg, Gesch. Griechenl, unter der Herrsch. der Römer, I, 55 (trad.fr.) ; Niese, I, 325, 5 ; III, 192 ; Grundriss1, 86 ; De Sanctis, II, 427 et note 5 ; pour d'autres indications bibliographiques, voir Mélanges Perrot, 183, 4.
[4] Droysen, ibid.
[5] L'observation en a été faite par H. Van Gelder, Gesch. der alt. Rhodier, 106.
[6] Polybe, XXX, 5. 4. Cf. H. Matzat, Röm. Zeitrechn., 275.
[7] Polybe, XXX, 4 — 5. 10. Sur ces faits, qui sont fort connus, cf. Niese, III, 192-195 ; Van Gelder, 153-157.
[8] On sait qu'il y échoua (Polybe, XXX, 21. 1-2), et qu'après lui l'ambassadeur Aristotélès 23. 2-4) ne fut pas plus heureux. Le traité de συμμαχία ne fut conclu qu'à la suite de la seconde ambassade d'Astymédès (Polybe, XXX, 30. 1 ; 31), en 165/164 (cf. Tite-Live, Per., 46 ; Niese, III, 195, 5), non en 163, comme le dit Täubler, Imp. Romanum, I, 205.
[9] Polybe, XXX, 5. 6 (= Exc. de legat. pars II, § 79, 327). La phrase de Polybe est ainsi traduite par T. Live (45. 25. 9) : nam ita per tot annos in amicitia juerant (Rhodii), ut sociali jœdere se cum Romanis non inligarent —. C'est là une traduction fort libre, comme nous aurons lieu de l'indiquer par la suite.
[10]
Cf. toutefois G. Colin (Rome et
[11]
G. Colin (31-32) explique ainsi les choses : ... (Rhodes)
constituait un des États maritimes les plus importants de
[12] Selon De Sanctis (III, 2, 438, note 96), l'indication contenue dans ces mots est sans valeur, parce qu'elle provient d'un Annaliste de faible autorité. Je ne saurais être de cet avis. La phrase nullasdum in Asia eqs, et celle qui suit (jusqu'à legatos ad eum (Attalum) decernunt) ne me paraissent point avoir été tirées d'un Annaliste ; ce sont là, bien plutôt, des réflexions de T. Live lui-même, réflexions qui lui ont été suggérées par l'ensemble de ses lectures et sa connaissance générale de l'histoire.
[13] R. G., I7, 774.
[14] Polybe, XXX, 31. 3-18. Du premier discours d'Astymédès (ann. 167), Polybe n'a donné qu'un résumé (XXX, 4. 12-14) trop court pour se prêter à une analyse critique.
[15] Dans le discours, fictif et tout-à-fait différent du véritable, mais composé avec assez de soin, que T. Live fait tenir, en 167, à Astymédès s'adressant au Sénat ((Ann.) 45. 22 - 24 : cf. Nissen, Krit. Unters., 273), il n'est rien dit non plus de l'amitié plus que séculaire des Rhodiens et des Romains.
[16] Niese, Grundriss4, 86 : Um 300 v. Chr. traten die Römer mit den Rhodiern in eine Freundschaft, die lange gewähit und für Rom gute Früchte getragen hat. Il est plaisant de rapprocher de cette affirmation ce que Niese est obligé d'écrire à la p. 123, lorsqu'il raconte la première guerre de Macédoine.
[17]
Égypte (Ptolémée IV) : Tite-Live (P.) 27. 30.4 ; 28. 7. 13 ; Polybe, XI. 4. 1 ; cf. Appien, Maced., 3 ; —
Athéniens : Tite-Live (P.) 27. 30. 4 ; -
[18] Tite-Live (P.) 27. 30. 4 ; cf. 30. 10-14. Le fragment de Polybe X. 25. 1-5 peut se rapporter aux mêmes négociations (cf. Niese, II, 486). Mais, contrairement à ce qu'a cru Niese, le discours d'où il provient n'a pas été prononcé par le représentant d'un État neutre. Cela ressort clairement de la phrase de Polybe (25. 5). Ces paroles ne peuvent être attribuées qu'à un ennemi des Aitoliens. Le plus probable est que nous avons ici un débris d'un discours tenu par un ambassadeur de Philippe.
[19] Tite-Live (P.) 28. 7. 13-15.
[20] Polybe, XI. 4 -6 ; cf. Niese, II, 494. La première partie du fragm. d'Appien, Maced., 3, semble se rapporter aux mêmes circonstances; cf. De Sanctis, III, 2, 429, note 83. Appien ne nomme pas les Rhodiens, mais cf. Maced., 4. 1.
[21] Cf. Appien, Maced., 3, seconde partie du fragment. Cette dernière intervention des neutres parait se placer en 206 ; cf. Niese, II, 500-501.
[22] Polybe, XI, 4-6. 8.
[23] C'est ce que montre bien nettement l'histoire des négociations de Phalara et d'Aigion en 209 Tite-Live (P.) 27. 30. 4 ; 30. 6 ; 30. 10 : ibi (Aegii) de Aetolico finiendo bello actum, ne causa aut Romanis aut Attalo intrandi Græciam esset, (11) sed ea omnia vixdum indutiarum tempore circumacto Aetoli turbavere, postquam et Attalum Aeginam venisse et Romanam classent stare ad Naupactum audivere. La trêve (indutiæ ; cf. 30. 6) dont il s'agit là ne comprend évidemment que les Aitoliens et Philippe (cf. Niese, II, 485, 4) ; les Romains sont demeurés étrangers aux négociations ; ils n'ont été ni consultés ni pressentis par les médiateurs ; tout se passe en dehors d'eux. — Plus tard, en 208, si les Romains sont représentés à la conférence d'Hérakleia (Tite-Live (P.) 28. 7. 14 : adfuerant enim legati (Ptolomæi Rhodiorumque) nuper Heracleæ concilio Romanorum Aetolorumque), la raison en est simplement que les Aitoliens les ont invités à siéger dans leur diète ; les neutres n'y sont pour rien. C'est de la même manière que s'explique la présence de P. Sulpicius aux conférences de 207 (?) (Appien, Maced., 3 ; prem. partie du fragment) et de 206 (?) (Appien, ibid., seconde partie du fragment). L'attitude prêtée par Appien au proconsul fait assez voir que les médiateurs n'ont pas pris soin de s'assurer préalablement son adhésion.
[24] Appien arrange les choses à sa façon (Maced., 3). Même erreur chez Dion (fragm. 57. 58 ; I, 256 Boissev. ; cf. Zonar., IX, 11. 4), qui montre les ambassadeurs égyptiens s'employant à réconcilier Philippe et les Romains. Cf., au contraire, Tite-Live (P.) 27. 30. 4 ; 30. 10 ; 28. 7. 14.
[25] Tite-Live (P.) 26. 24. 12.
[26] Cf. Polybe, XI, 4. 6 ; 6. 5 sqq.
[27] Cf. Tite-Live (P.) 27. 30. 10.
[28] Cf. Tite-Live (P.) 26. 24. 16.
[29] Polybe, XI, 4, 8 ; 5. 3 ; 5. 7.
[30] Polybe, XI, 5. 7-8.
[31] Polybe, XI, 6. 7.
[32] Polybe, XI, 6. 1-4.
[33] Polybe, XI, 4. 10 ; 5. 1 ; 5. 7 ; 6. 2 ; 6. 8 ; cf. Appien, Maced., 3.
[34] Noter, à ce propos, la remarque de H. Diels, qui a au moins entrevu la vérité (Sibyll. Blätter, 93).
[35] Il y a lieu de rapprocher du texte de Polybe le fr. 68 de Dion (I, 302 Boissev.), qui n'en est manifestement qu'une amplification. Dion a bien vu que, la politique des Rhodiens étant telle que la représente Polybe, il n'a pu exister d'ένορκος άνάγκη, φιλίας, ni, par conséquent, de fœdus quelconque entre eux et les Romains.
[36] Sur cette clause de neutralité, qui ne fait jamais défaut dans les traités d'amitié, cf. Täubler, Imp. Romanum, I, 49 suiv.
[37] Cf. le fr. 68 de Dion précédemment cité.
[38] Le premier coupable est ici T. Live. Je rappelle qu'il traduit ainsi la phrase de Polybe (45. 25. 9) nam ita per tot annos in amicitia fuerant (Rhodii), ut sociati fœdere se cum Romanis non inligarent. Les mots in amicitia fuerant donnent un sens beaucoup plus faible que l'original. Au reste, ces mots ne signifient nullement que les Rhodiens fussent unis aux Romains par un traité d'amitié. La phrase ut sociati fœdere eqs. indique même le contraire ; car, pour T. Live, un fœdus amicitiæ est un sociale fœdus : c'est ce qui résulte du texte, relatif au fœdus amicitiæ sollicité par Antiochos III en 193 : (34. 57. 6-7. 9). Dans 45. 25. 9, le mot amicitia, comme il arrive si souvent chez T. Live, désigne simplement des relations amicales, une amitié de fait et non de droit ; et c'est ce sens qu'il lui faut pareillement attribuer dans 37. 54. 3 ; 42. 19. 8 ; 46. 6, passages où il est encore question des Rhodiens. Il n'est donc point exact que T. Live ait entendu le texte de Polybe de la même manière que ceux qui croient au traité de 306 ; G. Colin (45, note, s. f.) s'est mépris sur ce point. — Il va sans dire que, dans cette phrase du discours de Caton pro Rhodiensibus (H. Peter, Hist. Roman. fragm. 60, fr. 95 e) : ea nunc derepente tanta beneficia ultro citroque, tantam amicitiam relinquemus ? —, le mot amicitia a le même sens que chez T. Live. — Polybe fait à diverses reprises usage du terme φιλία, en parlant des rapports qu'entretiennent ensemble, depuis l'année 200, Rhodiens et Romains (XVI. 35. 2 ; XXVIII. 2. 2 ; 16. 7 et 9 ; XXX. 23. 4 ; 31. 17) ; ce terme a chez lui même signification que le mot amicitia dans les passages de T. Live ci-dessus mentionnés. Par exemple, Astymédès dit aux sénateurs (XXX. 31. 17) άνακεχωρήκατε δ' έπί τήν έξ άρχής αϊρεσιν καί φιλίαν — ; il est clair que, dans cette phrase, φιλία désigne seulement des dispositions amicales et non une amitié publique résultant d'un traité. La phrase (XXI. 23. 11) — καί νόν ούκ έγκαταλείπομεν (τήν) τών φίλων τέξιν, qui se trouve dans le discours prononcé en 190 par un ambassadeur rhodien devant le Sénat, suggère une remarque semblable ; cf. les observations judicieuses de Täubler, Imp. Romanum, I, 206-207.
[39] Casaubon traduisait fort bien : ut qui per annos fere centum et quadraginta nobilissimas pulcherrimasque victorias Romanorum adiuverant, tamen fœdus societatis nullunum cum iis percussissent. De même, E. Kuhn (Verfass. des röm. Reichs, II, 16) donne de la phrase de Polybe cette interprétation très correcte : Die Rhodier gesellten sich 140 Jahre lang den grossen Thaten der Römer als deren Verbündete zu, bevor sie einen sie ausdrücklich bindenden Vertrag mit Rom schlossen. Mais comment ne s'est-il pas avisé de l'énormité historique contenue dans ces mots ? H. Ullrich (De Polyb. fontibus Rhodus, 67) écrit d'abord : Rhodii laudati sunt, quibus contigisset, ut cum Romanis per 140 annos res optime gestas communicassent fœdere firmo non facto, ce qui est excellent ; puis, un peu plus loin (68) : Quodsi Zenon iam 140 annos amicitia coniunctos Romanos Rhodiosque contendit eqs. Entre ces deux traductions il faudrait pourtant choisir, car, assurément, elles ne sont point équivalentes. Celle de G. Colin (31) est irréprochable : Depuis cent-quarante ans environ, Rhodes participait aux glorieuses et splendides entreprises des Romains ; seulement, il résulte de son exégèse que ces glorieuses et splendides entreprises auraient été, pendant une centaine d'années, des entreprises commerciales.
[40] On ne saurait ranger dans cette catégorie l'excellent éditeur de Polybe, Fr. Hultsch. Cependant, je dois dire que, consulté par moi, Fr. Hultsch me fit l'honneur de me répondre qu'il n'approuvait pas la correction que je crois devoir apporter au texte de Polybe. Mes arguments n'ont point réussi à le convaincre ; il faut bien que j'ajoute que ses objections n'ont pu affaiblir ma conviction.
[41] Il est clair que, dans T. Live (45. 25. 9 : — nam ita per tot annos in amicitia fuerant — ; 42. 46. 6 : veterem amicitiam, multis magnisque meritis pace belloque partam —), les mots per tot annos, veterem, peuvent aussi bien s'appliquer à une amicitia de plus de trente ans que de cent-quarante. Et peut-être y a-t-il lieu de prêter attention à cette phrase de l'historien (37. 54. 3 ; amplification de Polybe, XXI. 22. 5) : — introducti Rhodii sunt, quorum princeps legationis expositis initiis amicitiæ cum populo Romano meritisque Rhodiorum Philippi prius, deinde Antiochi bello eqs. Ces mots ne semblent-ils point indiquer que, pour T. Live, les débuts de l'amitié qui unit les Rhodiens au Peuple romain ne remontent pas plus haut que la seconde guerre de Macédoine ? C'est à peu près la même conclusion qu'on peut tirer aussi d'un passage du discours que T. Live, à la suite d'un Annaliste, fait prononcer à l'ambassadeur Astymédès en 167 : (45. 22. I) antea, Carthaginiensibus victis, Philippo, Antiocho superatis, cum Romam venissemus, ex publico hospitio in curiam gratulatum vobis — [ibantus Weissenb.]. Il parait résulter de là que, selon T. Live, c'est seulement après la défaite de Carthage que des relations suivies ont commencé de s'établir entre les Rhodiens et Rome. Il est d'ailleurs inexact que les Rhodiens soient venus féliciter le Sénat de la victoire remportée sur Hannibal ; mais il est vrai que leur première ambassade suivit de près cette victoire, puisqu'elle est de l'année 201.
[42] G. Colin (44, note 4) a jugé arbitraire la correction ici proposée. De la discussion... soulevée, écrit-il, il résulte avec évidence qu'il faut, dans la phrase de Polybe, — ou atténuer d'une façon arbitraire le sens des mots κεκοινωνηκώς κτλ., ou, non moins arbitrairement, supprimer du chiffre έτη τετταράκοντα πρός τοΐς έκατόν les trois derniers mots. Le dilemme est fâcheux... En d'autres termes, le dilemme est celui-ci : il faut, pour éviter de faire dire à Polybe une scandaleuse ineptie, ou bien interpréter à contre-sens une phrase dont a signification est limpide, ou bien admettre la présence d'une faute dans les manuscrits des Exc. de legationibus (pars II, 327 De Boor). G. Colin estime moins grave de faire un contre-sens que de mettre en doute l'infaillibilité des scribes ; c'est affaire de sentiment ; mais je ne saurais être du sien, et c'est pourquoi la correction qu'il déclare arbitraire me parait, à moi, nécessaire.
[43] Il est permis toutefois de proposer l'explication suivante, qui semble plausible. La faute commise dans les manuscrits des Exc. de legationibus tire probablement son origine du système de notation employé d'ordinaire par Polybe pour marquer les olympiades postérieures à la 100e. On sait qu'il a coutume d'ajouter au chiffre décimal de l'olympiade les mots πρός ταΐς έκατόν (ρ').
[44] Polybe, XVI, 34. 2 ; 35. 2 : venue et séjour à Rhodes, dans l'été et à l'automne de 200, des légats du Sénat envoyés en Égypte et en Syrie ; — 34. 3 : dans l'indictio belli remise à Philippe par le légat M. Æmilius, le Sénat exige du roi qu'il accorde satisfaction aux Rhodiens. — Cf. Täubler (Imp. Romanum, 1, 206 et pote 3), qui a d'ailleurs tort de vouloir tirer argument de Tite-Live (Ann.) 31. 2. 1, texte annalistique dénué de toute valeur.
[45] De là l'emploi des mots amicitia et φιλία dans les textes précités de T. Live, de Caton et de Polybe. Chez Appien, Maced., 4. 2, le qualificatif φιλοι appliqué aux Rhodiens est équivoque. — C'est à l'amicitia non publique, non garantie par un traité, que se rapporte la définition de L. E. Matthæi, Class. Quarterly, 1907, 191 : The amicitia — was — a state of diplomatic relations — thus we have diplomatic relations with all European nations, but not alliances with all. Mais il n'est pas besoin de dire que L. E. Matthæi commet une erreur capitale, quand elle déclare que l'amicitia ne résulte jamais d'un fœdus ; le sens privé du mot lui en a fait oublier le sens public.
[46] Ils étaient ainsi de ceux dont on pouvait dire (cf. Tite-Live 5. 35. 4) : adversus Romanos nullum eis ius societatis amicitiæve erat.