Pendant que les os des cuisses garnis de graisse et de morceaux de viande se consument sur l'autel des sacrifices que célèbrent Chrysès et Nestor, les jeunes gens se tiennent debout avec des πεμπώβολα, c'est-à-dire des fourchettes à cinq branches dans la main[1]. Des fourchettes de bronze parvenues jusqu'à nous, terminées par une douille destinée à recevoir un manche en bois, nous donnent une idée très exacte de ces πεμπώβολα. Parmi les spécimens connus les uns sont anciens, d'autres plus récents. A la première catégorie appartiennent : celui du Musée municipal de Chiusi[2], et les deux trouvés à Bologne, dont l'un fait partie de la série d'ustensiles de bronze primitifs découverts près San Francesco[3], l'autre provient de la partie la plus ancienne de la nécropole d'Arnoaldi Veli[4]. Tous les trois sont de petites dimensions : la fourchette de Chiusi ne mesure que 0m,13, celle de San Francesco 0m,15 et celle de la nécropole d'Arnoaldi 0m,052. La première a cinq dents, les deux bolonaises sept. Elles sont, dans la fourchette de Chiusi, groupées autour d'un anneau circulaire fixé à la douille ; dans celle d'Arnoaldi autour d'un anneau elliptique ; dans le spécimen de San Francesco, au contraire, ces dents ou griffes sortent d'un prolongement de la douille. Les pempobola plus récents, très rares sur le territoire de Bologne[5] et du Picenum[6], sont très fréquents dans l'Étrurie proprement dite[7]. D'après les mesures que nous avons prises, leur longueur varie entre 0m,28 et 0m,35. Les dents sont plantées sur un anneau rond ; elles sont soit au nombre de cinq, comme dans le πεμπώβολον homérique, soit au nombre de sept. De plus à l'extrémité de la douille, voisine de l'anneau et perpendiculairement à celle-ci, se trouve fixée une baguette terminée par un crochet, un anneau ou une pointe et garnie elle-même de deux à cinq dents plus petites[8]. Les ciceroni italiens prétendent que ces ustensiles, qui ne manquent dans aucune collection tant soit peu complète de bronzes antiques, avaient servi d'instruments de supplice avec lesquels les païens auraient déchiré les chairs des martyrs chrétiens : Nous n'avons même pas besoin de réfuter cette explication. L'opinion d'Alessandro Castellani[9] ne nous parait pas plus plausible. Il fait observer que les pécheurs napolitains emploient encore de nos jours des fourchettes semblables pour pêcher la nuit, à la lumière ; ils mettent de l'étoupe dans les vides compris entre les griffes et l'allument. Les spécimens antiques n'ont pas servir au même usage ; en effet, les fourchettes de ce genre ne se rencontrent pas seulement au bord de la mer, mais encore dans l'intérieur des terres, notamment sur le territoire de Bologne, en pleine Étrurie et dans le Picénum[10]. De plus, les conditions dans lesquelles elles ont été trouvées n'indiquent point qu'elles aient servi à un usage particulier, mais que c'étaient des ustensiles de ménage tout à fait usuels. On les rencontre, en effet, toujours à côté d'un gril, de pelles ou de pincettes, d'une simpula, d'une cola, etc.[11] Aussi Schulz[12] les a-t-il prises déjà pour des ustensiles de cuisine et Dennis[13] a proposé de les appeler κρεάγρα (crochets à viande). Ces fourchettes servaient évidemment à maintenir la viande sur ou au-dessus du gril, à l'en enlever, à tirer de la marmite la viande qui cuisait et à d'autres usages analogues, toutes opérations où la baguette du pempobolon plus récent et les petites griffes qui en partent servaient à maintenir mieux les morceaux de viande entre les griffes extérieures. Cette hypothèse est parfaitement confirmée par un vase à figures rouges du style sévère qui est exposé au Musée de Berlin[14]. On y voit Médée rajeunissant par la cuisson, en présence d'une fille de Pélée, un bélier haché en morceaux. Le bélier s'apprête à sauter hors du chaudron ; la Péliade, qui tient encore de la main droite le glaive avec lequel l'animal avait été mis en pièces, témoigne le grand étonnement que lui cause ce prodige ; Médée, de la main gauche levée, parait faire un geste magique et tient de la main droite baissée une de ces fourchettes à cinq dents qui nous occupent. Dans des sacrifices comme en décrit l'Épopée, ces fourchettes étaient très utiles pour maintenir ensemble les morceaux de viande et pour les empêcher de glisser de l'autel. Le pempobolon homérique correspond probablement à ces fourchettes de bronze ; cette hypothèse semble confirmée par ce fait que des ustensiles de ce genre ont été mis au jour dans des couches du sol très profondes. Les bronzes de San Francesco et les deux spécimens anciens de la nécropole d'Arnoaldi Veli sont antérieurs au début des relations avec la Grèce. L'espèce plus récente se rencontre dans des tombeaux qui renferment des vases à figures noires d'un style déjà développé et des poteries à figures rouges du style sévère ; elle remonte donc tout au plus à la première moitié du cinquième siècle av. J.-C.[15]. Il convient enfin de tenir compte ici d'un renseignement que nous donne Eustathe[16] et qu'il dit avoir puisé à une source ancienne[17]. Il rapporte que les fourchettes à viande dont se servaient généralement les Grecs avaient trois dents et que celle des Cyméens éoliens en avaient cinq. Or la ville de Cumes située sur la côte de la Campanie passait pour avoir été fondée en commun par les Ioniens de Chalcis et par les Cyméens d'Éolie[18]. Il est, en outre, facile de démontrer que, dès le sixième siècle, cette ville exportait en Étrurie de grandes quantités de vases et d'ustensiles en bronze. Si l'on admet la participation des Cyméens d'Éolie à la fondation de cette ville, l'on conviendra que la fourchette à cinq dents a pu être importée par les Éoliens d'Asie Mineure ; et si on la rencontre fréquemment en Étrurie, c'est que les Cyméens de la Campanie étaient en relations avec les Étrusques. Par conséquent cet ustensile se trouverait dans la contrée où prirent naissance les poèmes homériques, et il en résulterait que, même au point de vue historique, le pempobolon de l'Épopée pourrait, avec raison, être rapproché des spécimens trouvés en Étrurie. |
[1] Iliade, I, 463. Odyssée, III, 460. Comparez Apollon., Lex. hom., p. 129, 29.
[2] N° 354 du catalogue.
[3] Not. di scavi com. all'acc. dei Lincei, 1877. p. 5, 55 et suiv. — Bul. di paletn. ital., III, p. 18-19. — Cartailhac, Matériaux, 1877, p. 249, n° 6. — Archivio per l'antropologia, VII, 1877, p. 224 242.
[4] Gozzadini, Intorno agli scavi fatti dal Sig. Arnoaldi Veli, p. 72.
[5] On en a trouvé un exemplaire en fer à cinq dents extérieures dans le Piano di Setta (affluent du Reno), dans un tombeau dont le contenu correspond à celui de la nécropole de Marzabotto et à celui de la Certosa de Bologne ; un autre en bronze à sept dents près Servirola (prov. de Reggio). Voyez Zannoni, Gli scavi della Certosa, pl. LXXIII, 19.
[6] Plusieurs spécimens trouvés dans la nécropole d'Offida : Bull. di paletn. ital., II, p. 21-22 ; un près de Tolentino (collection Silveri-Gentiloni).
[7] Corneto : Dennis, The cities and
cemeteries of
[8] L'exemplaire du Piano di Setta n'a pas moins de cinq dents intérieures (voyez la note précédente).
[9] Friederichs, Kleinere Kunst und
Industrie, p. 358.
[10] A Vulci, Chiusi et Fojano ; à Offida et à Tolentino.
[11] Bull. dell' Inst., 1869, p. 172. 1879, p. 247.
[12] Bull. dell' Inst., 1840, p. 59.
[13] The cities and cemeteries
of
[14] Furtwængler, Beschr. der
Berliner Vasensammlung, p. 510, n° 2188.
[15] Bull. dell' Inst., 1879, p. 247.
[16] Sur Iliade, I, 463, p. 135, 40. — Les anciens Hébreux se servaient d'une fourchette à trois dents : I Samuel, 2, 13.
[17] Probablement Ephoros.
[18] Strabon, V, p. 243.