Des données que renferme l'Épopée sur le commerce phénicien en général et en particulier sur le hormos, qu'un marin phénicien offre à la mère d'Eumaios[1], on peut conclure que les parures des temps homériques furent en partie introduites par les Phéniciens. De nombreux témoignages prouvent, d'autre part, qu'on fabriquait aussi de ces objets dans les villes ioniennes. Les poètes se faisaient une idée très exacte du travail des métaux précieux ainsi que des instruments à main et autres qu'on y employait. A Pylos, il y a déjà un certain Laerkes qui exerce le métier d'orfèvre et qui est appelé χρυσοχόος[2]. Malheureusement l'ouvrage que lui fait faire le poète est trop simple et n'a, par suite, que fort peu d'importance pour l'histoire des procédés techniques : Laerkes ne fait que dorer les cornes de la vache que Nestor sacrifie à Athèna. L'expression χρυτόν περιχεύεν dont se sert le poète n'implique nullement une dorure au feu, qui, si nous ne nous trompons pas, ne fut jamais usitée à l'époque archaïque[3]. Le procédé de Laerkes consistait plutôt à étendre l'or au marteau en lames très minces qu'il appliquait ensuite sur les cornes. S'il avait doré à l'or liquide, il eût été obligé d'avoir recours au feu et au soufflet. Or, il se servait tout simplement de l'enclume, du marteau et de la pince, c'est-à-dire il mettait le morceau d'or sur l'enclume, l'y maintenait avec la pince et le laminait au marteau. Par conséquent, les mots βόος κέρασιν περίχευεν ne doivent pas être traduits par il versa de l'or sur les cornes, mais par il mit de l'or sur les cornes[4]. La même expression revient avec la même signification dans deux passages de l'Odyssée[5] qui témoignent d'un degré de perfectionnement de l'art de l'orfèvre beaucoup plus grand que les vers ci-dessus expliqués. Tel un homme habile, instruit dans ces divers arts par Héphaïstos et par Athéna, applique l'or sur l'argent et exécute des œuvres charmantes, telle Pallas Athéna étend la grâce sur sa tête (d'Ulysse) et sur ses épaules. Ainsi donc les poètes avaient parfaitement connaissance du procédé qui consiste à nuancer un fond d'argent au moyen d'une application de lamelles d'or, procédé employé sur plusieurs des coupes phéniciennes bien connues. Enfin, dans le dix-huitième chant de l'Iliade, les préparatifs que fait Héphaïstos pour forger le bouclier d'Achille[6] sont décrits avec une telle précision que le poète a da nécessairement avoir vu de ses propres yeux ce qui se passait dans un atelier d'orfèvre. Nous commencerons l'étude des parures de l'époque homérique par les joyaux du cou et de la poitrine. CHAPITRE XVII. — LE HORMOS ET L'ISTHMION.Le hormos[7] n'était point un collier entourant le cou ; partant de la nuque, il retombait sur la poitrine et se développait par suite sur le buste. Cela ressort d'une manière frappante de deux passages des hymnes homériques. Dans l'un[8], le poète nous représente les Heures ornant de hormoï d'or la nuque délicate et la poitrine blanche comme l'argent d'Aphrodite. Dans l'autre[9], il est dit que la déesse de l'amour porte au cou de beaux hormoï d'or et que sa poitrine délicate brille comme un clair de lune. On rencontre sur les monuments orientaux[10] de ces colliers retombant sur la poitrine ; on en rencontre aussi sur les monuments grecs archaïques[11] et étrusques[12]. Des spécimens analogues ont été trouvés dans les tombeaux étrusques dont le contenu a des points de contact avec l'époque homérique[13]. Les hormoï, dit l'Épopée, étaient en or et en ambre[14]. Toutefois, comme dans les passages où il en est question, l'ambre n'est employé qu'au datif, on se demande s'il faut entendre par là l'argent doré ou l'ambre. Des raisons linguistiques et archéologiques nous engagent à accepter cette dernière interprétation. Tout d'abord, en effet, le mot χρύσος est employé dans ces passages au singulier ; ήλέκτροισι, au contraire, est au pluriel. Or, nous n'avons pas d'exemple de ce fait que le nom d'un métal, employé au pluriel, désigne des morceaux de ce métal. Au contraire, cet emploi est très logique quand il s'agit de l'ambre, puisqu'on le trouve en morceaux. En second lieu, la superposition de l'or sur l'or argenté, n'aurait produit aucun effet décoratif, car le second ne se distingue du premier que par une couleur un peu plus pâle. Par contre, l'ambre, grâce à ses nuances (brun ou rouge brun) et à sa transparence, se détache merveilleusement sur un fond d'or. Enfin, on a trouvé dans les tombeaux étrusques des parures de poitrine faites d'or et d'ambre[15]. Le spécimen le plus curieux de ce genre provient d'un tombeau de Cæré, que nous avons eu l'occasion de mentionner déjà plusieurs fois[16] : c'est une série de morceaux d'ambre ovoïdes dont la longueur moyenne est d'environ 6 centimètres ; ces morceaux sont garnis à la périphérie d'une sertissure en forme de grecque granulée (lavoro a granaglia). Il va de soi que les Grecs de la grande époque ne portaient point de ces joyaux qui dissimulaient trop les formes du buste ; ils se contentaient d'un collier étroit bien adhérent au cou. L'isthmion[17], au contraire, semble être le type primitif du collier classique. En effet, le substantif ίσθμός est formé d'ΐσθμιον et indique un objet étroit, entre autres le cou et la gorge[18] ; cela explique l'opinion des commentateurs anciens[19], d'après lesquels l'isthmion ne pendait pas sur la poitrine comme le hormos, mais entourait le cou. D'ailleurs, dans le sud comme dans le nord de l'Europe[20], des cercles métalliques polis ou cannelés[21] sont une parure très ancienne ; rien ne s'oppose donc à ce qu'un collier de ce genre soit attribué à l'époque homérique. |
[1] Odyssée, XV, 459-460.
[2] Odyssée, III 425. 432. Diomède (Iliade, X, 294) fait aussi vœu d'offrir à Athéna une vache.
[3] Il appartient naturellement aux savants spécialistes de rechercher à quelle époque on commença à se servir du mercure ou du borax pour la dorure. Théophraste (De lapid., § 26) connaît déjà la dorure au borax, Pline (Nat. Hist. XXXIII, 64, 65, 92, 93) la connaît également ainsi que la dorure au mercure.
[4] Dans un autre endroit περιχέειν est employé à propos d'une matière sèche (Iliade, XXI, 319), le sable ; χέειν (Iliade, VI, 147) pour les feuilles sèches et pour les tiges de blé qui tombent pendant la moisson (Iliade, XIX, 222) ; διαχέειν (Odyssée, III, 456) pour les animaux coupés en morceaux dans les sacrifices.
[5] Odyssée, VI, 232, XXIII 159.
[6] Notamment vers 468-472.
[7] Iliade, XVIII, 401. Odyssée, XV, 460. XVIII, 295. Hymn. hom. I (in Apoll. Del.) 103, IV (in Vener.) 88, VI, 11.
[8] VI, 10.
[9] IV, 88. Comparez la longueur considérable du hormos qu'Iris promet à Eileithyia dans l'Hymn. hom. I, 103.
[10] Par ex. sur une idole chaldéenne d'Istar : Heuzey, Les figurines du Louvre, pl. II. — Perrot et Chipiez, Hist. de l'Art, II, p. 82, fig. 16. — Sur les figures d'Astarté de Chypre : Cesnola Stern, Cypern, 50, 3, p. 235, pl. 45. — Ges. akadem. Abhandl. de Gerhard, pl. XLVII. — Une figure votive chypriote avec trois hormoï dans Perrot et Chipiez, III, p. 257, n° 196.
[11] Voyez Salzmann, Nécropole de Camiros, pl. 15. — Heuzey, loc. cit., pl. XVII, 4. — Kekulé, Die Terracotten von Sicilien, pl. II, 1. Comparez une Parque sur le vase François. Eriphyle sur un vase corinthien (Mon. dell' Inst., X, pl. IV, V, A) tient dans la main un hormos dont la longueur est à peu près d'un tiers de la hauteur totale du corps. Comparez celui qui est représenté sur un autre vase corinthien : Annal dell' Inst., 1864, tav. d'agg. O. P.
[12] Micali, Mon. ined., pl. XXVI, 3.
[13]
Grifi, Mon. di Cere, pl. III, 2, 3. Mus. gregor. I, pl. LXVII, 3-5. LXXVII, 1. LXXIX, 5. LXXXI, 1, 2. — Mon.
dell' Inst., VI, pl. XL, VI b.
[14] Odyssée, XV, 460. XVIII, 295. Hymn. hom. I, 103 ; Comparez Lepsius, Die Metalle in den ægypt. Inschriften (compte rendu de l'Ac. des sciences de Berlin, Section philosophico-historique, 1871, p. 129-143).
[15]
Grifi, Mon. di Cere, pl. III, 3. — Mus. Gregor. I, pl. LXVII, 2-5, pl. LXXVII, 1. Comparez Mon
dell' Inst., X, pl. XXIIIa, 6. Ann. dell' Inst., 1875,
p. 225, n° 6 et Bull., 1874, p. 56, n° 3.
[16] Grifi, Mon. di Cere, pl. III, 3. — Mus. Gregor., I, pl. LXVII, 3-5, pl. LXXVII, 1.
[17] Odyssée, XVIII, 300.
[18] Galen., comm. in aphorism. Hippocratis XXVI (vol. XVII, 2, p. 632 Kühn). Les Schol. Odyssée, XVIII, 300 et Eustathe, p. 1847, 44, traduisent ίσθμός par τράχηλος.
[19] Schol. Odyssée, XVIII, 300. Comparez Eustathe, p. 1847, 49-51.
[20] Des cercles de bronze de ce genre se rencontrent déjà en Italie dans les couches préhelléniques, p. ex. dans la nécropole de Villanova : Gozzadini, Di un sepolcreto etr. scop. presso Bologna, pl. VII, 28. Un exemplaire d'Oppeano (près Vérone) : Bull. di paletn. ital., IV, pl. VII, 1, p. 118. D'autres provenant de Bismantova : Bull. di paletn. ital., VIII, pl. VI, 1, 2. Il en existe un de Cæré : Mon. dell' Inst., X, pl. XXIIIa, 1. Comparez aussi Friederichs, Kleinere Kunst, p. 124, n° 533-535a. Du reste, sur les monuments étrusques, les figures d'hommes sont également ornées de colliers semblables : Gerhard, Etruskische Spiegel, I, pl. 74 et 83. Comparez Stephani, Compte-rendu, 1874, p. 173. Des spécimens en or se rencontrent souvent dans les tombeaux scythes de la Russie méridionale : Antiquités du Bosphore Cimmérien, pl. VIII, 1, 2 (le n° 1 provient d'un tombeau de guerrier, le n° 2 d'un tombeau de femme). — Stephani, Compte-rendu, 1876, pl. IV, 6, p. 156. 1877, pl. III, 6, p. 224 (Comparez 1876, pl. XVIII), 1877, p. 221, note 1 (Comparez 1876, pl. XX). Tous ces exemplaires ont été trouvés dans des tombeaux d'homme ; Recueil d'Antiquités de la Scythie, publié par la Comm. imp. archéol., liv. 2 (St-Péterbourg, 1873), pl. XXXVII, 2, 4, 7, 9, dont le n° 2 ornait un corps de femme, les n° 4 et 9 un corps d'homme. Ibid., p. 102, un spécimen en bronze qu'on a trouvé sur un cadavre d'homme.
[21] Von Sacken, Grabfeld von Hallstadt, pl. XVI, 22. — Lindenschmit, Alterthümer unserer heidnischen Vorzeit, I vol. liv. VIII, pl. 5. — Friederichs, Kleinere Kunst, p. 122, n° 527-532. — On sait que le torques gaulois appartient aussi à cette catégorie.