L'ÉPOPÉE HOMÉRIQUE EXPLIQUÉE PAR LES MONUMENTS

L'ÉPOQUE HOMÉRIQUE. — II. LE COSTUME

 

 

Afin de bien faire comprendre le costume homérique, il est nécessaire de noter avant tout certains faits qui se rattachent à l'histoire du costume grec en général et que Studniczka[1] a récemment fort bien exposés, sans se référer tout d'abord aux passages les plus typiques de l'Épopée.

Le costume des Grecs, comme celui de la plupart des peuples indo-européens, semble avoir consisté à l'origine en une pièce d'étoffe de laine jetée sur le corps et attachée près des épaules[2], et d'une sorte de tablier en guise de pantalon. Mais de très bonne heure, même avant la naissance de l'Épopée, ce tablier fut remplacé par le chiton, vêtement cousu que l'on passait et qu'on n'avait pas besoin de consolider d'une manière ou d'une autre. Ce vêtement fut emprunté par les Grecs aux peuples sémitiques. Χιτών, en ionien moderne κιθών, provient d'un substantif sémitique qui signifie vêtement de corps et s'appelait probablement kuttonet en hébreu (peut-être le féminin de kuttôn qui n'existe pas), kuttin en syriaque et kittùn ou kittùnithâ dans les autres dialectes araméens[3]. Ce substantif est évidemment de la même famille que le mot désignant la toile et que l'on rencontre dans la langue araméenne sous la forme de kettân ou kittân, de kattân ou kittân en arabe[4]. Nous pouvons en conclure que ce vêtement était dénommé d'après l'étoffe, et par conséquent, était fait en toile. Les Grecs connaissaient ce vêtement oriental et son nom déjà avant Homère ; la preuve, c'est que le mot χιτών est d'un usage courant dans l'Épopée. Mais comme les poètes ne l'emploient que pour le costume masculin, il est probable que les hommes seuls portaient à ce moment le vêtement oriental cousu, tandis que les femmes en étaient restées encore à l'ancien habillement jeté sur le corps et agrafé sur les épaules. Studniczka a élucidé ce point en expliquant fort bien un passage longtemps discuté d'Hérodote[5]. Voici, résumé très brièvement le récit d'Hérodote : un seul homme revint à Athènes d'une malheureuse expédition que les Athéniens avaient entreprise contre Égine, et fut massacré par les veuves des soldats morts, à coups d'agrafes de leurs himatia. Les Athéniens ordonnèrent en conséquence qu'à l'avenir leurs femmes ne porteraient point le vêtement dorien, mais bien le chiton ionien de lin qui n'avait pas besoin d'épingles aussi dangereuses. Cet écrivain ajoute que le vêtement appelé dorien de son temps était jadis commun à toutes les femmes d'origine grecque et que le vêtement dit ionien provenait de la Carie. L'expédition des Athéniens contre Égine eut lieu très probablement dans la première moitié du sixième siècle. On peut donc admettre qu'à cette époque les femmes de l'Attique quittèrent l'ancien costume dorien pour s'habiller à la mode ionienne. De plus, les noms des deux costumes autorisent une double déduction. Si le plus récent s'appelle ionien, cela prouve qu'il fut importé d'Ionie en Grèce et que, par suite, les femmes ioniennes l'avaient porté avant les femmes de l'Attique. D'autre part, l'ancien costume, que les écrivains du cinquième siècle désignent comme étant dorien, a dû être conservé par les femmes doriennes, après avoir été abandonné par les Ioniennes et les Athéniennes ; Hérodote nous apprend d'ailleurs[6] que, de son temps, les femmes de Corinthe, d'Argos et d'Égine portaient un vêtement dorien. Enfin il est à remarquer qu'Hérodote oppose le chiton de lin ionien au costume dorien. On est en droit d'en conclure que ce dernier était fait d'une autre étoffe, de laine, par exemple.

A côté des données qui résultent du récit d'Hérodote sur l'histoire du costume des femmes grecques, il faut placer les renseignements fournis par Thucydide[7] sur l'évolution du costume masculin. Il dit que les Athéniens furent les premiers parmi les Grecs qui aient renoncé à une manière de vivre barbare pour des mœurs plus douces sinon plus efféminées. Il n'y a pas longtemps, dit-il, que les hommes âgés des classes aisées d'Athènes ont cessé de porter le chiton de lin et d'accommoder artistement leur chevelure. Les hommes d'âge en Ionie auraient, à cause de leur communauté de race avec les Athéniens, suivi longtemps la même mode. Le costume simple et imposant, qui était en usage au temps de Thucydide, aurait été d'abord adopté par les Lacédémoniens qui, par suite supprimèrent les premiers la différence de costume entre riches et pauvres. Thucydide fait venir la mode ionienne de l'Attique, quand c'est le contraire qui eut lieu ; mais c'est là une erreur bien compréhensible si l'on réfléchit à l'idée que se faisaient les Athéniens de leurs relations avec les colonies ioniennes. A part cela, il n'y a rien à objecter contre le système de Thucydide. Il distingue trois périodes de civilisation. La plus ancienne, la période barbare, caractérisée par l'usage général de porter les armes, s'était prolongée jusqu'à l'époque où vivait cet historien, chez certaines peuplades arriérées de l'Hellade, telles que les Épirotes, les Acarnaniens, les Étoliens et les Locriens. La seconde période, celle des mœurs plus douces, commence avec l'organisation municipale des villes. Pendant cette période, les hommes portaient principalement le chiton de lin qui, nous l'avons vu plus haut, fut introduit en Grèce avant la naissance de l'Épopée, c'est-à-dire au moins trois siècles avant que le chiton analogue des femmes ne fût adopté en Attique, et fut porté en Ionie et en Attique par les hommes d'âge des classes aisées jusque vers le milieu du cinquième siècle. Ce fait que le vêtement sévère de la troisième période apparut d'abord à Lacédémone permet de supposer que le chiton de lin fut adopté aussi par certaines peuplades doriennes ; c'est une hypothèse qui se trouve confirmée par les monuments, comme nous le verrons dans le chapitre XII. A quel moment précis commence la troisième période à Lacédémone ? C'est ce qu'on ne saurait dire avec certitude. A Athènes, le changement eut lieu aussitôt après les guerres persiques. Les hommes abandonnèrent alors la toile pour la laine et le mot χιτών continua à désigner le vêtement fait avec cette dernière étoffe. La modification fut moins radicale dans le costume des femmes attiques qui, depuis le milieu du cinquième siècle, portaient simultanément le chiton dorien et le chiton ionien.

Voyons maintenant comment les données de l'Épopée sur le costume peuvent se concilier avec ces faits parfaitement établis. Nous emploierons, dans les chapitres qui vont suivre, les expressions costume dorien et costume ionien ; cela pourra paraître assez singulier dans une étude sur l'époque homérique, c'est-à-dire de beaucoup antérieure ; nous le ferons néanmoins, d'abord pour être plus bref et ensuite parce que ces désignations sont faciles à comprendre. Que le lecteur veuille bien se rappeler seulement ceci : le chiton ou l'himation dorien était une pièce d'étoffe rectangulaire jetée sur le corps et agrafée non loin des deux épaules[8] ; le chiton ionien au contraire était un vêtement cousu, fait à l'instar d'une chemise et que l'on passait. La différence ne consistait pas seulement dans la forme, mais aussi dans l'étoffe ; le chiton dorien était fait de laine de mouton, l'ionien était généralement en toile.

Nous nous arrêterons, par conséquent, tout d'abord aux passages de l'Épopée où il est question des étoffes qui servaient à faire les vêtements.

 

 

 



[1] Beitræge zur Geschichte der altgriechischen Tracht (Abhandlungen des archœlogischen epigr. Seminars der Universität Wien, VI, 1), p. 1-30.

[2] Studniczka, p. 76-77, 82-83.

[3] Movers, Die Phönizier, III, 1, p. 97. — Hahn, Kulturpflanzen und Hausthiere, 3e éd. p. 146, 4e éd. p. 137. — Nöldeke dans l'ouvrage de Studniczka, p. 15-16.

[4] Nöldeke, op. l., p. 15.

[5] V, 82-88.

[6] V, 87, 88.

[7] I, 6, 2.

[8] Nous verrons pourtant dans la suite que la couture était employée quelquefois pour fermer les ouvertures latérales.