LE CHRISTIANISME ET SES ORIGINES — LE JUDAÏSME

 

CHAPITRE XI. — LA CONVERSION DES GENTILS.

 

 

J’en ai fini avec les textes ; j’ai recueilli dans l’Ancien Testament les éléments du Nouveau, et dans Philon ce qui deviendra la doctrine des Pères de l’Église. Il me reste à montrer dans l’histoire, accompli déjà en grande partie avant celui qu’on a appelé le Christ, le grand fait de la soumission des Gentils au dieu des Juifs. Si on prend le mot de Gentils dans son sens le plus étendu, il est impossible de dire quand a commencé l’action religieuse des Juifs sur les autres peuples ; elle est au moins aussi ancienne que la dispersion. Si on considère seulement le monde hellénique (car c’est celui-là qui est devenu le monde chrétien), les Juifs eux-mêmes ont marqué la date de sa conversion, autant que ces dates morales peuvent se marquer, au règne de Ptolémée Philométor, c’est-à-dire à l’époque où un temple de Iehova fut élevé en Égypte, et où les livres saints furent traduits en grec :

Au jour où régnera sur l’Égypte un roi qui sera le septième de race grecque, on verra le peuple du grand dieu conduire les hommes dans les voies de la véritable vie. Sibyll., III, 192.

Et ailleurs (VI, 608) :

Lorsqu’un roi, le septième des rois grecs sortis de la Macédoine, régnera sur l’Égypte... alors les hommes qui vivent sur la terre fléchiront le genou devant le dieu suprême, roi immortel, et les idoles faites de main d’homme tomberont livrées au feu, et ce dieu donnera aux hommes toute espèce de joie. La terre, les arbres, les troupeaux leur produiront tout ce qu’ils attendent, le vin, le miel, le lait, et le pain enfin, la plus excellente des nourritures.

Il est évident que le poète se laisse emporter à sa poésie. Il ne prétend pas sans doute que le monde entier fût juif sous le Philométor, et encore moins que l’âge d’or fût dès lors établi sur la terre. Tout cela, c’est l’avenir, mais un avenir qui a le règne du Philométor pour point de départ. Et c’est en Égypte en effet que les Juifs commencèrent leurs conquêtes sur l’hellénisme. Mais de là elles s’étendirent par tout le monde romain, et il se trouva peuplé de colonies juives, qui ne s’étaient pas formées seulement par la dispersion des Juifs d’origine et la multiplication de leurs enfants, mais aussi par le succès d’une propagande qui faisait partout de nouveaux Juifs, et encore plus de judaïsants.

J’ai cité déjà dans la première partie de mon travail (L’Hellénisme) les passages qui témoignent de la place considérable que les Juifs tenaient à Rome dès le temps de Cicéron, de l’influence qu’ils y avaient sur la multitude, et de l’action politique qu’ils exerçaient au profit du parti populaire contre celui de l’aristocratie romaine et du sénat. Sous Auguste, une députation de cinquante Juifs étant venue apporter à l’empereur les réclamations de Jérusalem contre le gouvernement d’Archélaos, fils d’Hérode, les députés parurent au Palatin entourés de Juifs de Rome au nombre de plus de 8.000[1]. Leur entêtement dans leurs idées, leur ardeur violente à faire des prosélytes était proverbiale : Nous sommes en nombre, nous ferons comme les Juifs ; il faudra que tu passes dans nos rangs. Ainsi parle Horace en raillant[2], et, sur un tout autre ton, Jésus lui-même apostrophe ainsi les Pharisiens dans les évangiles : Malheur à vous... qui courez la terre et la mer pour faire un prosélyte, et, quand vous l’avez, vous le faites pire que vous[3].

Strabon, dans ses Histoires, que nous n’avons plus, racontait que Sulla, pendant la guerre de Mithridate, avait eu à envoyer Lucullus en Cyrénaïque, pour y réprimer un soulèvement des Juifs, et il disait à ce propos : Il y a quatre classes à Cyrène : les citoyens, les paysans, les métèques et les Juifs. Ceux-ci se sont introduits dans toutes les cités, et il n’est pas aisé de trouver un endroit sur la terre, qui n’ait reçu cette race, et qui ne soit sous sa domination. Et il développait l’importance qu’ils avaient prise surtout en Égypte et à Cyrène[4]. On lit dans Philon une lettre du roi juif Agrippa à l’empereur Gaius (ou Caligula), qui énumère tous les pays où il y a des Juifs : l’Égypte, la Phénicie, la Syrie et la Célésyrie, la Pamphylie, la Cilicie, presque toute l’Asie jusqu’à la Bithynie et jusqu’au Pont, et en Europe la Thessalie, la Béotie, la Macédoine, l’Étolie, l’Attique, Corinthe, la plus grande et la meilleure partie du Péloponnèse ; les grandes îles, l’Eubée, Chypre, la Crète ; au delà de l’Euphrate, Babylone et les plus belles satrapies sont remplies de Juifs. -C’est à peu près l’énumération qu’on retrouve dans les Actes des Apôtres (II, 9). Dans l’Italie même, les Actes mentionnent encore, ainsi que Joseph, la colonie juive de Pouzzoles[5]. Philon dit d’une manière plus générale que la race juive, à la différence des autres races, au lieu d’être renfermée tout entière dans un territoire, est répandue en tout lieu, et ne tient pas beaucoup moins de place en chaque endroit que ceux du pays. Il dit ailleurs : En général, chez quelque peuple que ce soit, on repousse toutes les coutumes étrangères... mais il n’en est pas ainsi des nôtres : elles gagnent et convertissent à elles les Barbares et les Hellènes, le continent et les îles, l’Orient et l’Occident, l’Europe et l’Asie, la terre entière d’un bout à l’autre. Et il demande où est-ce qu’on ne célèbre pas le sabbat ; où est-ce aussi qu’on ne fête pas, avec une religieuse vénération, la solennité annuelle du grand jeûne. Et les vers d’Horace, ceux d’Ovide, d’autres textes encore témoignent que Philon n’a dit que la vérité. Ce sont les démonstrations extérieures et les signes sensibles qui s’emparent le plus vite et le plus fortement des hommes : c’est ainsi que l’ablution ou baptême s’est imposée universellement aux chrétiens et a semblé contenir tout le christianisme. La reconnaissance du sabbat a été la première victoire du judaïsme, la plus éclatante et la plus durable, puisqu’on le célèbre encore aujourd’hui par toute la chrétienté et par tout l’islam ; car il importe peu qu’on ait transporté le jour sacré, qui était le samedi, au lendemain ou à la veille[6].

Si maintenant on cherche l’explication de la fortune de cette propagande, la première démarché de la critique sera de reconnaître dans le succès du judaïsme un cas particulier, quoique extraordinaire et hors de comparaison, de l’empire que les cultes de l’Orient ont exercé sur le monde hellénique dans tous les temps. Je les ai rencontrés partout sur mon chemin dans l’histoire de l’hellénisme. En plein siècle de Périclès, à côté des religions d’Athéné et de Déméter, j’ai vu le culte syrien d’Adonis, sa Passion, son tombeau, sa résurrection ; puis les orgia tout asiatiques de, Dionysos et de ses bacchantes ; des religions dédaignées par les classes élevées et parles penseurs, mais qui entraînaient la foule : elles opposaient fièrement aux raisonneurs la foi des simples, leur sainte folie, et les miracles qu’elle enfantait. Mais ce ne sont pas seulement les simples, ce sont aussi les sages qui se laissent émouvoir par les religions de l’Orient ; on a vu Hérodote, Isocrate, Platon enfin, touchés par les mystères des Égyptiens, par le caractère imposant de leur sacerdoce, et l’ardeur sombre de leur foi et de leurs dévotions. Hérodote est frappé aussi chez les Perses par le culte du feu, culte sans temples et sans images ; Théopompe interroge avec respect la croyance des Mages à la résurrection future. Puis l’Inde à son tour et ses brahmanes étonnent les esprits : c’est de chez eux que Pyrrhon rapporte cette philosophie qui ne voit qu’illusion dans la vie et dans la pensée humaines ; d’autres y puisent la morale du renoncement et de l’abnégation[7]. Quand de la Grèce on passe à Rome et au monde romain, on y trouve le même entraînement des peuples vers les cultes étrangers ; l’histoire de la conjuration des bacchanalia, deux cents ans avant notre ère, en est déjà un bien remarquable monument. Mais à l’approche de l’ère chrétienne, quand l’empire romain s’achève, il est tout entier en proie aux religions étrangères. Le dieu Sabaze, la grande déesse de Syrie, le Mithra des Perses et la religion des Mages, avec ces pratiques occultes que de leur nom on a appelées magiques, l’Isis et l’Osiris ou le Sérapis des Égyptiens, enfin et par-dessus tout le dieu des Juifs se disputent la foi des multitudes. La grande persécution qui s’éleva contre le judaïsme sous Tibère frappa aussi les cultes égyptiens.

On voit bien des causes à cet élan des populations vers les dieux étrangers : d’abord l’attrait même du nouveau, de l’exotique, de l’inconnu. Puis l’indépendance qui s’attachait à ces cultes, par cela même qu’ils n’étaient pas réglés par la puissance publique. Quand on adorait les dieux au nom de l’État, on gardait nécessairement une réserve et une dignité qui ne permettaient pas de s’abandonner aux fantaisies et aux emportements de la passion religieuse : elle se soulageait ailleurs. Les orgies, les scènes de délire, les flagellations même et les mutilations, apaisaient des besoins, ou, si on veut, des appétits pour lesquels la piété officielle ne pouvait pas faire assez. Enfin ces dévotions irrégulières, et le plus souvent secrètes, avaient l’attrait du fruit défendu : ceux qui s’y livraient faisaient bande à part, et se soustrayaient ainsi aux autorités qui, dans le reste de leur vie, pesaient sur eux, mais qui n’osaient pas toujours les poursuivre jusque dans l’asile que leur ouvraient les dieux nouveaux. Dans une certaine mesure, la femme échappait par là au despotisme du mari, l’esclave à celui du maître, les sujets aux conquérants ; les affiliés goûtaient dans leur culte le plaisir de la révolte.

Un homme de notre temps se demandera peut-être comment les esprits qui se dérobaient à l’empire des religions officielles ne se jetaient pas franchement dans l’irréligion absolue et ne repoussaient pas toute espèce de dieux, ce fui paraît aujourd’hui si simple. Il n’y a qu’une chose à répondre : c’est que dans l’antiquité cela ne se pouvait pas, et que personne au monde ne l’eût osé. L’irréligion chez les anciens a eu deux formes : l’une, la plus hardie par l’esprit, mais la plus circonspecte par le langage, était la doctrine de l’école académique ou sceptique ; elle ne niait rien, et se bornait à soutenir que rien n’est évident ni démontré, et que l’esprit trouve des difficultés et des objections à tout ; qu’il y en a aux croyances religieuses comme au reste. Elle s’abstenait de conclure et demeurait sur la défensive ; elle n’était qu’à l’usage des lettrés et ne pouvait devenir populaire. L’autre école d’irréligion est celle d’Épicure, plus agressive et plus insolente dans la forme, au fond moins libre et moins radicale. Tout en rejetant la providence des dieux, la divination, la prière, et en se moquant de ces choses, elle reconnaissait expressément les dieux eux-mêmes, et autorisait ainsi le culte public ; dès lors elle pouvait parler tout haut et s’adresser à la foule. Aussi elle eut une action qui dépassa de beaucoup celle de toutes les autres écoles, et elle descendit jusque dans des régions où il semble que celles-ci n’atteignissent pas. Il y avait partout des épicuriens, et leur esprit, de plus en plus répandu, fit certainement aux religions un mal considérable ; il en laissait subsister le dehors, mais comme un corps dont il retirait le sang et la vie. Il ne faut que voir, pour mesurer la puissance de l’épicurisme, la haine qu’il inspirait aux hommes religieux.

Cependant il était bien difficile alors à une philosophie, si populaire et si vulgaire même qu’elle voulût être, de pénétrer jusqu’au plus grand nombre. Nous avons peine à nous figurer aujourd’hui quelle foule d’hommes restaient en dehors de tout enseignement ; il n’y avait pour la multitude ni écoles ni livres. Plus d’un texte témoigne que les livres étaient rares même chez les riches ; mais ce qui frappe le plus est l’étrange opposition qui parait entre la manière dont Cicéron traite des choses religieuses dans ses discours, et celle dont il s’exprime dans ses livres. Il est dévot au forum et au sénat ; il y parle avec respect, et même avec émotion, non seulement des dieux, mais aussi des auspices et des prodiges : au contraire, dans ses dialogues philosophiques, il ne croit guère aux dieux, et il se moque de la divination : Tu prétends qu’il est difficile de nier les dieux : je le crois, si on pose la question dans l’assemblée du peuple, mais dans une conversation comme celle-ci, dans une conférence, rien de plus facile. Et ailleurs : Pour commencer par l’haruspicine, je veux qu’on l’honore et qu’on la pratique dans l’intérêt de l’état et de la religion publique ; mais ici nous sommes entre nous, et nous pouvons chercher librement la vérité sans nous compromettre[8]. Maintenant qu’on imagine dans notre temps un homme politique qui parlerait religion à la Chambre sur le ton d’un prêtre, et qui dans ses livres battrait en brèche toutes les croyances : cela ne peut pas même se concevoir. C’est que, dans notre temps, un penseur n’a devant lui qu’un seul public : la presse met en communication tous ceux qui peuvent lire ; que dis-je ? tous ceux qui ont seulement quelqu’un qui puisse lire pour eux ; un peuple n’est plus divisé entre une multitude pour qui on prêche, et un public pour qui on raisonne. Dans l’empire romain, la plupart des hommes ne communiquaient pas entre eux par l’esprit. La philosophie n’avait donc pas la puissance de faire une révolution, et il était difficile d’ailleurs qu’elle en eût l’envie ; car elle ne s’intéressait pas à tout ce qui était trop au-dessous d’elle. Voltaire, qui vivait encore il y a cent ans, mais qui réellement est à plus de cent cinquante ans de nous, si on considère la date de sa naissance ; Voltaire, qui avait d’ailleurs dans la raison une foi si vive, désespérait cependant qu’elle pût agir sur ce qu’il appelait la canaille, et abandonnait celle-ci à ses préjugés et à ses superstitions : les philosophes de l’antiquité devaient être encore plus défiants, et moins hardis à entreprendre. Ils agirent pourtant ; ils concoururent à détruire les religions qui régnaient, mais ce fut trop souvent au profit des nouvelles maladies religieuses qui s’engendraient de tous côtés et qui envahissaient l’humanité.

Ce n’est pas que la philosophie ne fît la guerre à ces religions autant ou plus qu’aux anciennes. Elle leur était un obstacle, et un grand obstacle, en répandant l’habitude de la réflexion et du doute et en maintenant la liberté de l’esprit. Mais sans parler des régions où son influence n’atteignait pas, beaucoup y échappaient parmi ceux mêmes qu’elle pouvait atteindre. Dans les temps mauvais, tels que ceux où naquit le christianisme, l’humanité n’a plus confiance dans la liberté ni dans la raison : le monde se jette alors sous le joug des religions asiatiques comme sous celui des chefs d’armées. Il s’était déjà passé quelque chose de semblable à Athènes au milieu du découragement qui suivit la catastrophe par laquelle se termina la guerre du Péloponnèse. En même temps que les hommes allaient au-devant du despotisme macédonien, ils se montraient las, non seulement de l’indépendance politique, mais encore de celle de l’esprit. On faisait la guerre à la philosophie ; on raillait les désaccords et les disputes des philosophes. Au contraire, on vantait cette autorité religieuse de l’Égypte, qui trompait les hommes, on l’avouait, car on était encore trop près de Socrate pour être dupe, mais qui les trompait, disait-on, pour leur bien. L’humanité s’abandonne plus complètement encore au temps des Césars. C’est alors que Diodore, célébrant le sacerdoce de Babylone, parait envier pour les Hellènes le repos que les Chaldéens trouvaient dans l’immobilité de leurs traditions, et qu’il se montre dévoré, non de la soif de la vérité, mais du besoin de croire en aveugle. Élien parle comme Diodore, et on en est venu à faire à l’Orient un mérite de n’avoir jamais douté, c’est-à-dire de n’avoir jamais réfléchi. Pline, au temps des Flaviens, se plaignait de voir, sous l’influence des religions, l’esprit humain errer à tâtons en pleines ténèbres : vires religionis, ad quas maxime etiamnum caligat humanum genus[9]. Voilà les misérables dispositions où étaient les peuples, quand ils se sont précipités vers le dieu des Juifs. Reste à chercher pourquoi, parmi les religions de l’Orient, ce fut celle des Juifs qui eut l’honneur de cette triste victoire. On peut en dire la raison en un mot : c’est que ce sont eux qui ont eu la passion la plus énergique.

Dans toutes les grandes révolutions, deux forces concourent, l’idée et la passion. L’idée est la force supérieure, sans laquelle rien ne se fait de considérable et de durable. Aussi est-ce réellement l’idée, c’est-à-dire la philosophie, qui a transformé le monde ancien en un monde nouveau. Si nous ne sommes plus aujourd’hui ce que nous appelons païens, dans le mauvais sens du mot, nous le devons avant tout au travail de la sagesse hellénique. Mais ce qui a précipité la révolution chrétienne, ce sont les souffrances et les ressentiments des multitudes opprimées, des vaincus, des mécontents, des esclaves. Ceux-là détestaient l’ordre établi ; les haines cherchèrent tout naturellement à s’associer et à s’appuyer les unes sur les autres, et tous se sentirent attirés vers les Juifs, parce que nulle part la résistance n’était mieux soutenue et plus puissante.

C’était en vain que Jérusalem avait été prise d’assauts par Pompée, et que le royaume de Judée était assujetti à l’empire de Rome ; le Temple subsistait inviolé sur son acropole sacrée, résidence d’un dieu qui n’obéissait ni aux rois juifs ni aux Romains ; qui n’était sujet de personne, et qui avait lui-même des sujets par toute la terre. Ni le Jupiter du Capitole ni l’aigle des empereurs n’entraient dans ce Temple, tandis que partout ailleurs les dieux avaient été vaincus avec leurs peuples, et avaient dû faire hommage aux vainqueurs. La petitesse même de l’État juif avait favorisé son indépendance. Tandis que l’Égypte, par exemple, ou la Syrie, du moment qu’elles furent conquises par les Macédoniens, furent pleinement en la possession et en la main de leurs maîtres, et ne purent rien réserver contre eux ; la Judée, au contraire, ballottée d’abord entre l’Égypte et la Syrie, puis soumise à celle-ci, mais soumise de loin, et simple annexe d’un grand royaume, continua de vivre de sa vie propre. Sous Antiochos l’Épiphane, elle se sentit enveloppée par la domination grecque, et put croire son indépendance étouffée ; mais la faiblesse et la division du royaume de Syrie lui permirent de résister, et enfin de s’affranchir : elle fut libre sous les Asmonées. L’étonnement et le respect que cette révolution inspira aux peuples voisins des Juifs assura à leur dieu un prestige qui s’augmenta de ce qu’eux-mêmes étaient répandus sur tous les points du monde, et en particulier de ce qu’ils s’étaient fait en Égypte une situation considérable, à la faveur des rivalités des deux royaumes grecs. Une fois établi, ce prestige ne s’effaça plus, et fit que les Romains eux-mêmes, de Pompée à Titus, c’est-à-dire durant cent quarante ans, supportèrent l’indépendance du dieu des Juifs et de son peuple.

En relevant les circonstances qui ont favorisé le judaïsme, je n’oublie pas, bien entendu, le génie même de la nation juive. Son génie a contribué à faire son histoire, comme son histoire a aidé au développement de son génie. La Bible, par laquelle ce génie s’est exprimé, est tout entière inspirée d’une pensée de réforme et d’affranchissement. La Loi est née d’une situation qu’on ne retrouve pas ailleurs dans l’histoire, celle du renouvellement d’une nation détruite, qui revit d’une manière imprévue. Après la ruine des deux royaumes et l’exil de Babylone, les Juifs, rentrés dans Jérusalem, y recommencèrent une autre existence, à peu près comme les puritains de l’Angleterre transplantés en Amérique. Leur Loi n’est pas le dépôt des traditions d’un passé vieilli ; elle ouvre au contraire une ère où le passé est effacé ; où il n’y a plus ni royauté ni aristocratie ; elle établit le gouvernement de Iehova, c’est-à-dire, au fond, celui de la conscience publique. Cette théocratie, comme l’ont appelée les Juifs hellénistes, était une espèce de démocratie ; ce peuple fut toujours, en face de ses maîtres du dedans ou de dehors, un peuple au cou raide et indocile, et on n’est pas étonné d’entendre Philon, le grand docteur du judaïsme, célébrer la démocratie comme le meilleur des gouvernements.

Les parties de la Bible plus modernes que la Loi sont sorties, je le crois du moins, de la lutte contre les rois de Syrie et du rétablissement de l’indépendance. Celles qui se sont produites plus tard encore s’inspirent d’une autre lutte, plus sourde, mais non pas moins opiniâtre ni moins résolue, contre la tyrannie des Romains. Toute la Bible est donc animée d’un même esprit de liberté.

Mais ce qu’il y avait d’incomparable dans là situation des Juifs, c’est qu’ils formaient une société établie sur une idée. Le mot de Danton, qu’on n’emporte pas sa patrie à la semelle de ses souliers, ne peut s’appliquer à eux : ils emportaient avec eux leur panée, car leur patrie était leur foi. Il y a d’autres exemples de peuples qui ne sont pas attachés à une terre ; ainsi les Grecs sont partout les Grecs. Mais s’ils ne vivent pas sur un même sol, ils sont unis par le sang et par la langue : les Juifs se passaient d’une langue commune et pouvaient même se passer du lien du sang, puisque le premier venu devenait Juif du moment qu’il adoptait la foi juive, avec la circoncision qui était le signe de cette foi[10]. Ils avaient pourtant aussi un sol sacré, et le Temple de Jérusalem demeurait, même de loin, le centre de leur existence ; mais ces attaches matérielles ne servaient qu’à rendre plus forte, plus vivante et plus passionnée l’union spirituelle qui était le fond même du judaïsme.

Il est sans doute fort remarquable que la multitude des Juifs des pays grecs obéit à une autorité religieuse qui parlait l’hébreu ; mais cela ne doit pas nous faire oublier que l’instrument principal de la propagande juive a été le grec, et qu’il a été bien heureux pour cette propagande qu’elle trouvât sous sa main un monde unifié à la fois par l’hellénisme et par ce que Rome appelait fièrement la paix romaine. Cette époque où les Romains, faisant disparaître ce qui restait de l’empire macédonien, avaient ajouté, comme dit Philon, plusieurs Grèces à la Grèce, et hellénisé les portions les plus importantes des pays Barbares[11], cette époque est la seule dans l’histoire où ait pu se placer la conversion des Gentils. Il a fallu l’unité du monde romain pour faire celle du monde judaïsant et, par suite, du monde chrétien.

Les Juifs constituaient donc dans l’empire romain une communauté isolée à la fois et universelle, dont les membres, étroitement unis entre eux, et échappant jusqu’à un certain point à la loi des cités où ils vivaient, se rattachaient à une tête qui demeurait indépendante, au moins dans l’ordre religieux. Dans l’histoire de l’hellénisme, j’ai montré comment la philosophie hellénique avait établi dans le monde ancien ce qu’on peut appeler une puissance spirituelle, une Église, qui avait ses lois à elle ; mais précisément parce qu’elle était toute spirituelle, et ne gouvernait que par l’idée, cette puissance avait des prises moins directes et moins immédiates sur la réalité. Le judaïsme formait une Église plus extérieure, plus visible aux yeux, plus capable d’un mouvement rapide et apparent, en un mot d’une révolution. Mais ce qu’il y a de bien remarquable, c’est que ces deux forces si essentiellement différentes, et même, en bien des points, si opposées l’une à l’autre et si hostiles, se trouvèrent, par un étrange concours de circonstances, associées dans la même œuvre.

La philosophie avait écarté la pluralité naïve des dieux, qui exprimait la diversité des phénomènes, pour y substituer l’idée d’une divinité une, répondant à l’unité de la nature. Elle condamnait la représentation des dieux sous forme humaine ; elle n’était pas moins détachée des temples que des statues ; elle avait surtout en mépris ceux qui prétendaient honorer les dieux par l’offrande de la chair et du sang des animaux. Enfin elle avait ruiné la foi dans la divination, oracles, augures, haruspices.

Eh bien, les Juifs, même quand ils n’étaient pas philosophes, criaient avec les philosophes, et plus haut qu’eux, contre toutes ces choses. II vint d’ailleurs un moment où le dieu unique d’Israël se confondit naturellement dans leur esprit avec le dieu des philosophes ; mais en l’élargissant ainsi, ils n’en gardèrent pas moins la passion qu’ils avaient pour lui comme pour leur dieu propre, et la haine de ceux des Gentils. Comme il se trouva que ce dieu n’avait pas d’image, et qu’ainsi son peuple ne connaissait d’idoles que celles des dieux ennemis, ils détestèrent donc l’idolâtrie. Ils détestèrent aussi, je ne dirai pas la divination, mais toutes sortes de divinations qui n’étaient pas chez eux en usage, et qui se rattachaient dans leurs pensées à des cultes odieux. Ils avaient bien, comme les païens, des sacrifices, mais seulement, comme je le rappelais tout à l’heure, au Temple de Jérusalem ; de sorte que le plus grand nombre des Juifs, et surtout des judaïsants, passaient la plus grande partie de leur vie loin de ces fêtes sanglantes, habitués seulement à des lieux de prédication et de prière, où le culte était tout intérieur, et où on adorait Dieu, comme a dit plus tard le quatrième évangile, en esprit et en vérité. Augustin nous dit que dans le dieu des Juifs, un et sans image, Varron reconnaissait le sien, c’est-à-dire celui de sa philosophie. Il l’appelait Jupiter ; eux le nommaient d’un autre nom ; mais dans sa pensée c’était le même[12].

On voit quel accord s’établissait ainsi entre les Juifs ennemis de la religion des Gentils et les Gentils détachés de leur propre religion. Mais tandis que ces derniers demeuraient d’ordinaire indifférents, et que sans servir les dieux, ou en ne les servant que le moins possible, ils ne leur en voulaient pourtant pas, non plus qu’à leurs statues, à leurs temples et à leurs fêtes, les Juifs, au contraire, ne voyaient tout cela qu’avec horreur, et c’est cette haine qui a fini par effacer la trace des dieux par toute la terre.

En admirant ces rencontres du judaïsme et de la philosophie, ajoutons d’ailleurs qu’il n’y a pas eu seulement rencontre ; mais aussi action et influence réciproque. Les Juifs hellénistes, qui lisaient les livres grecs, pouvaient être pleinement pénétrés par la sagesse grecque ; le judaïsme palestinien, moins savant et moins curieux, ne pouvait pourtant échapper entièrement à l’infiltration des idées et des sentiments helléniques, qui tendaient à élargir la pensée juive. Et d’un autre côté, l’énergie et la passion juive ont dt1 se communiquer, parmi les Hellènes, à des âmes plus particulièrement ardentes ou chagrines.

L’accord qu’il y avait entre les Juifs et les philosophes en théologie se retrouvait dans la morale. Les mêmes protestations que les écoles de Pythagore, de Platon, des Stoïques, avaient élevées contre les corruptions ou les injustices des peuples ou des puissants, les Juifs les faisaient entendre avec plus d’âpreté encore contre les vices des Gentils. Les deux grandes vertus stoïques, l’austérité et l’humanité, semblaient être chez les Juifs les vertus de toute une race.

Une communauté d’opprimés déteste naturellement le luxe et le libertinage, parce que l’un et l’autre sont surtout à l’usage des maîtres, riches de leurs déprédations, et qui peuvent se permettre toutes les insolence. Que l’on considère, par exemple, l’amour dépravé des garçons : outre l’instinct commun à tous qui le condamne, outre la religion de la famille, que développait chez les Juifs le besoin de multiplier pour se fortifier, quelle aversion d’ailleurs ne devaient-ils pas éprouver pour des débauches qui s’alimentaient surtout par l’esclavage, quand eux-mêmes fournissaient tant de recrues à l’esclavage, et quand leur plus fière jeunesse, pour avoir essayé de défendre son dieu et son indépendance, était livrée aux maisons de prostitution !

On sait que la Loi consacrait la polygamie, et quand on pense à cela, on ne comprend pas d’abord que la communication morale ait pu s’établir entre les Juifs et le monde hellénique ; d’autant qu’aujourd’hui la polygamie sépare l’islam de la chrétienté par une barrière qui paraît infranchissable. L’explication de ce emblème est sans doute que la polygamie, quoique écrite dans la Loi, n’était plus dans les mœurs des Juifs à l’époque chrétienne. Joseph témoigne qu’on l’avait vue encore dans le palais d’Hérode, qui avait un véritable harem ; mais il a soin d’expliquer en cet endroit qu’elle était permise par la loi juive, et s’il a eu besoin de l’apprendre à ses lecteurs Grecs ou Romains, cela prouve au moins que les Juifs ne la pratiquaient pas en pays hellénique[13]. On peut douter qu’elle se fût conservée même en Judée, car on ne nous en parle jamais ; et ce qui est bien à remarquer, c’est qu’il n’en est pas question dans les évangiles, et qu’on n’y rapporte pas une seule parole de Jésus à ce sujet. Il y a donc tout lieu de croire que les mœurs helléniques avaient prévalu en ce point chez les Juifs sur leurs traditions[14].

4u delà de l’austérité, il y a l’ascétisme. Il ne date pas de ce temps, quoiqu’il se soit répandu alors plus que jamais ; il n’est pas non plus particulier au judaïsme. C’est dans l’Inde surtout qu’il triomphe, et on le retrouve en Égypte ; mais en Grèce même, les Pythagoriques sont des ascètes, et les Cyniques ressemblent aux moines du bouddhisme ; ils vivent durement, sans plaisir, sans femme, sans enfant ; ils n’ont rien à eux. Si Jésus, dans l’évangile, dit à un jeune homme : Vends tout ce que tu as, donne-le et viens ; c’est précisément ce que Diogène avait dit à Cratès, et Cratès l’avait fait[15]. Mais à l’époque où nous sommes, la Judée présentait le spectacle d’une communauté de plus de 4,000 hommes, célèbre sous le nom d’Essées ou d’Essènes, établie à quelque distance du rivage occidental de la mer Morte. Ils étaient distribués en divers groupes de cénobites, vivant du travail de la terre. Il n’y avait pas de femmes parmi eux ; il n’y avait pas non plus d’esclaves ; ils se servaient les uns les autres. Tout appartenait également à tous, et nul n’était reçu sans s’être dépouillé d’abord de son bien. Ils s’abstenaient de se frotter d’huile ; ils étaient toujours vêtus de blanc ; ils s’interdisaient toute volupté ; ils donnaient une partie de leur temps à la prière et à la méditation ; ils faisaient des œuvres de charité. Ils croyaient et ils enseignaient l’immortalité des âmes, et cet appât, dit Joseph, agissait fortement sur ceux qui avaient une fois goûté à leur sagesse. C’était une communauté de saints administrée par des prêtres. L’étonnement qu’ils causaient était tout à fait semblable, à celui que donna plus tard au monde la vie monastique : Ils se repeuplent incessamment et se retrouvent toujours en nombre, par l’affluence de ceux que la vie a lassés, et que les orages de leur destinée jettent dans la même voie... Le dégoût que d’autres ont de leur existence perpétue la leur[16].

Ce dégoût de l’existence dont parle Pline, vitæ pœnitenia, ne pouvait être nulle part plus vif et plus profond qu’en Judée, sous l’odieux empire des Romains[17].

Les circonstances n’ont pas peu contribué à développer chez les Juifs l’humanité, ou, comme les chrétiens l’appellent, la charité. L’humanité est aussi ancienne que l’homme lui-même ; on en rencontre la vive expression dans les monuments de la vieille Égypte, et on la retrouve chez les Grecs à toutes les époques[18] ; mais chez les Juifs, ce sentiment devient une institution, par l’effet du lien qui les unit contre les étrangers comme des frères. Il y perd, je l’avoue, en étendue : les Juifs, qui sentaient continuellement sur leur poitrine le pied des Gentils, ne pouvaient guère concevoir la large humanité des Stoïques. La leur ne s’adressait qu’au Juif, ou à celui qui se faisait Juif. Mais ainsi resserrée, elle n’en devenait que plus ardente, et la flamme en était sans cesse rallumée au feu de la passion, qu’entretenaient la lutte et la persécution. Tous les jours, ils avaient besoin l’un de l’autre ; tous les jours ils se portaient assistance l’un à l’autre. L’affiliation juive n’a pas inventé la charité, mais elle l’a fortement organisée ; elle était, par la nature des choses, une grande association de secours mutuels. Les distributions d’argent établies parmi eux, qui mettaient le bien des riches au service des pauvres, étaient, dit Joseph, un exemple que les peuples admiraient et qu’ils s’efforçaient d’imiter. Et c’était aussi un attrait qui pouvait faire incliner vers eux ceux qui avaient besoin d’assistance[19].

Enfin le judaïsme, pour amener à lui les hommes, avait un dernier, un étrange appât, mais très fort, celui du martyre. Le martyre en effet est encore une chose que les Juifs ont enseignée aux chrétiens ; ce sont eux qui en ont les premiers donné la spectacle au monde. On a déclamé quelquefois sur ce thème, que la philosophie n’a pas de martyrs : elle en a eu ; les Pères de l’Église l’ont reconnu, et leur ont à l’occasion rendu hommage ; mais le martyre individuel, quelque. grand qu’il puisse être en lui-même, est d’un effet médiocre au dehors ; le seul qui compte dans l’histoire est le martyre dans l’association, dont la contagion est irrésistible. Ce n’est, à l’origine, qu’un dernier acte de combat, de la part de ceux surtout qui combattent pour se défendre. Sous cette forme, on le retrouve partout ; il y a eu partout des hommes qui ont mieux aimé se faire tuer, ou se tuer eux-mêmes, comme les Sagontins, que de se rendre. Mais ce que les Juifs ont eu de particulier entre les peuples, c’est qu’on a voulu les forcer, non pas seulement dans leur ville ou dans leur indépendance extérieure, mais dans leur foi même et leur conscience ; on prétendait leur faire abjurer leur dieu, et ils préféraient mourir. C’était peu d’ailleurs que la mort simple. Aucune résistance n’irrite autant que la résistance religieuse, parce qu’elle n’est pas même comprise de l’ennemi, et ne lui paraît qu’une déraison méprisable, ou même un crime et un sacrilège ; de là les fureurs des persécuteurs, auxquelles répond la noble fureur des victimes. Qu’on songe à quels excès devaient aller ces haines dans l’antiquité, dont les mœurs étaient si dures. Tantôt c’était la foule qui s’emportait, et qui faisait dans une ville un massacre de Juifs, que les Juifs vengeaient quelquefois par d’autres massacres ; tantôt c’était l’autorité et la justice publique qui procédaient contre eux, comme elles faisaient d’ailleurs dans les moindres affaires de tous les jours, par la violence et les tortures. Philon nous a laissé le tableau d’une enquête ouverte contre les Juifs à Alexandrie par un préfet sous Gaius, et qui se faisait au théâtre. Les spectacles commençaient ainsi : depuis le matin jusqu’à la quatrième heure[20], c’étaient des Juifs qu’on fouettait, à qui on faisait subir l’estrapade ou le chevalet, ou que l’on condamnait à mort, et qu’on emmenait pour les mettre en croix à travers l’orchestre. Après cette belle exhibition, c’était le tour des danseurs, des mimes, des joueurs de flûte, et de tous les amusements de la scène. Et plus loin : Les femmes aussi avaient leur part à tout cela. On les enlevait comme on aurait fait dans une guerre, non seulement sur la place, mais encore en plein théâtre ; d’après la première accusation venue, on les produisait sur la scène avec les plus brutales insolences. Quand on les reconnaissait pour n’être pas des nôtres, on les relâchait ; car il s’en trouvait beaucoup qu’on avait saisies comme Juives sans une information suffisante. Quand on voyait qu’elles l’étaient en effet, les spectateurs devenaient autant de tyrans qui ordonnaient qu’on leur présentât de la viande de porc. Si elles y goûtaient parce qu’elles avaient peur, on les laissait aller sans les inquiéter davantage ; mais celles qui avaient plus d’énergie étaient livrées aux tourmenteurs, qui leur infligeaient des traitements abominables. Lorsqu’on prétend forcer ainsi la nature humaine, on ne fait quelquefois que l’endurcir, et il se trouve des âmes à qui on peut bien faire tout souffrir, mais qui arrivent à tout supporter. Joseph ne craint pas de prendre ses lecteurs à témoin du grand nombre des Juifs qu’on a vus souvent subir tous les supplices, plutôt que de dire une parole contre la Loi. Il dit encore : J’imagine que plusieurs, parmi nos maîtres, n’agissaient pas tant par esprit de haine contre nous, que par l’envie de voir de leurs yeux un spectacle extraordinaire, celui d’hommes fermement convaincus qu’il ne pouvait y avoir pour eux rien qui filet un mal, que de se laisser contraindre à dire ou à faire quelque chose contre leurs lois. Et dans son histoire de la guerre de Judée, il nous montre en effet des centaines d’hommes de qui on ne peut obtenir, par les tortures les plus raffinées, qu’ils appellent César du nom de maître, parce que leur religion ne leur permettait de donner ce nom qu’à leur dieu[21].

Ces Essées, dont je parlais tout à l’heure, ces cénobites, dont la solitude semblait abriter des âmes si paisibles, fournirent les plus intrépides des martyrs ; aucun supplice ne pouvait les réduire seulement à demander grâce ou à pousser une plainte. Au reste, une exaltation comme celle des Essées ne va pas sans fanatisme : si un d’entre eux, pour quelque faute grave, s’était fait chasser de la communauté, Joseph prétend que plutôt que d’aller chercher sa vie ailleurs, en touchant aux viandes des profanes, il ne se soutenait qu’avec des herbes qui ne l’empêchaient pas de mourir de faim, et il arrivait que ses anciens frères, touchés de ce désespoir, le recueillaient à l’extrémité et le rétablissaient parmi eux.

Ce fanatisme des Juifs, qui faisait leur défense contre l’oppression, était bien autrement intéressant et respectable que celui qui se dépensait ailleurs, ainsi que j’ai eu occasion de le rappeler, en fureurs extravagantes et stériles, telles que celles des Galles. Les Juifs avaient, pour se préserver de ces scandales, la majesté d’une religion réglée par la Loi et par des autorités vénérées. Ils formaient une armée enrégimentée pour une grande cause, et non des troupes d’aventuriers et d’enfants perdus.

Concluons donc que la propagande juive était révolutionnaire, et c’est ce qui a fait son succès. Le monde, de plus en plus détaché de ses dieux trop humains et de leur mythologie, cherchait une religion plus pure, et cela l’attirait déjà vers les Juifs ; mais ce qui l’entraîna surtout, c’est que de côté soufflait plus que (le partout ailleurs un esprit de protestation démocratique. Ces psaumes juifs, qu’on entendait dans les lieux de prières ou proseuctères, adressent un continuel défi au méchant oppresseur du juste ; Israël y brave la prospérité des Gentils, leurs richesses, leurs chevaux et leurs chars, opposant à tout cela le nom du Seigneur ; car le Seigneur est celui qui renverse le trône des puissants, et qui élève les petits à leur place[22]. La religion juive maudissait le monde hellénique : ses temples et ses fêtes, ses théâtres et ses amphithéâtres, ses lieux de prostitution, ses armées, instrument de l’oppression du genre humain. Elle recrutait, pour servir son dieu, tous les mauvais, c’est l’expression de Tacite[23], c’est-à-dire tous ceux qui dans chaque cité étaient les ennemis de l’ordre établi.

— Mais comment les Juifs pouvaient-ils gagner la multitude, puisque la multitude les détestait ? — Ils étaient détestés sans doute, comme les chrétiens le furent après eux : d’autant plus détestés par les uns, qu’ils avaient plus d’empire sur les autres. On pouvait mesurer leur force aux haines mêmes qu’ils excitaient ; le monde se sentait subjugué, et se vengeait par ces haines.

Mais enfin quelle a été la mesure des conquêtes des Juifs et de l’action qu’ils ont exercée, avant qu’il y eût des chrétiens ? Il nous est bien difficile de le déterminer. Fleury, dans ses Mœurs des Israélites, dit simplement (n° 33) : Il y avait de temps en temps quelques Gentils qui se convertissaient, et qui se faisaient prosélytes. Ce n’est évidemment pas assez dire. Quand même on écarterait les témoignages qui se rapportent au temps de Gaius, de Claude ou de Néron, parce qu’on supposerait que les écrivains, à cette date, ont pu confondre avec les Juifs les chrétiens, il suffit de ce qui arriva aux Juifs sous Tibère en l’an 19 de notre ère, pour établir qu’il y avait déjà à cette époque une propagande juive, dont le succès irritait le Sénat et l’empereur. On prit aussi des mesures, dit Tacite, pour faire disparaître les cultes de l’Égypte et de la Judée. Tacite prend les choses en gros, sans daigner y regarder de plus près ; Joseph est plus explicite[24]. Il nous apprend qu’à la suite d’une aventure scandaleuse, où se trouvèrent mêlés des prêtres d’Isis, et dont je n’ai pas à parler ici, les prêtres compromis furent mis en croix, et la statue de leur déesse jetée dans le Tibre : voilà pour ce qui regarde les cultes égyptiens. Quant aux Juifs, Joseph dit qu’ils furent chassés de Rome (dans Tacite, c’est de l’Italie), à cause des manœuvres d’un intrigant qui prêchait dans Rome la Loi de Moyse ; il était assisté de trois hommes de la même espèce. Ils avaient converti une Fulvia, femme de la première distinction, et lui avaient escroqué des sommes considérables, sous prétexte d’offrande au temple de Jérusalem. Son mari se plaignit à l’empereur, qui s’en prit à tous les Juifs. Un sénatus-consulte, dit Tacite, décida que 4.000 hommes de sang affranchi, et d’âge propre à porter les armes, seraient embarqués pour la Sardaigne, afin d’y servir contre les brigands. S’il arrivait que l’insalubrité du climat les fît périr, la perte ne serait pas grande. Le reste devait être banni, à moins d’abjurer, dans un temps donné, un culte sacrilège. Joseph ajoute que, parmi les 4.000 beaucoup se laissèrent tuer, plutôt que de se soumettre au service militaire, par fidélité à la Loi.

Il est à croire que ceux qui ne furent que chassés n’avaient d’autre tort que d’être Juifs ; on ne pouvait leur demander de cesser de l’être, et c’était assez de se débarrasser d’eux. Si d’autres furent frappés plus sévèrement, c’est sans doute que leur judaïsme avait un caractère plus marqué d’hostilité contre la religion publique et l’autorité romaine. On devait en vouloir surtout à ceux qui n’étaient pas Juifs de naissance ; j’imagine donc que c’étaient des convertis, ou des convertisseurs (et les uns supposent l’existence des autres), qui faisaient la plus grande part de ces malheureux. J’ajoute qu’on ne croira pas volontiers, sur la foi de Joseph, que l’histoire de Fulvia ait été la seule cause de ces rigueurs ; elle en aura été seulement l’occasion. En réalité, la religion de Rome se sentait menacée, et l’État avec elle. Ce fut bien là une persécution, toute pareille à celles qui frappèrent plus tard les chrétiens ; elle fit des milliers de confesseurs et un certain nombre de martyrs, et c’est une des injustices de l’Église envers les Juifs que de ne l’avoir pas inscrite dans ses annales[25].

Maintenant ces convertis étaient-ils tout à fait des Juifs ? Je ne sais ; la circoncision pouvait être un grand obstacle, et arrêter bien des gens. Cependant il faut remarquer ce que Suétone raconte d’enquêtes officielles faites sous Domitien pour reconnaître ceux qui dissimulaient la circoncision, afin de ne pas payer au fisc de César l’impôt qu’on avait mis sur les Juifs. Cela suppose que beaucoup étaient circoncis sans être connus pour Juifs. Suétone vit examiner ainsi devant lui, par le procurateur même de l’empereur, un vieillard de quatre-vingt-dix ans, qui n’était pas sans doute un homme du bas peuple, sans quoi Suétone n’aurait pas fait attention à lui. La circoncision pouvait être plus fréquente encore chez les petites gens. Mais ce qui incontestablement se multipliait tous les jours et se répandait de tous côtés, c’était, à côté des Juifs, les judaïsants[26]. Ceux-là priaient le dieu des Juifs, et sans doute lisaient les livres saints, assistaient aux réunions des proseuctères, s’associaient aux aumônes, entraient enfin dans la plupart des sentiments des fils d’Israël, attendant avec eux le règne du Seigneur. On pouvait être judaïsant à bien des degrés, et j’imagine, par exemple, que la fameuse Poppée, qui protégeait les Juifs, à ce que dit Joseph, parce qu’elle servait Dieu (θεοσεβής γάρ ήν), n’allait pas très loin dans son judaïsme[27]. Mais souvent aussi, pour les femmes surtout, que la circoncision ne gênait point, il n’y avait qu’un pas de judaïser à être juive. C’est sans doute ainsi que sous Néron, les Gentils de Damas ayant résolu, dit Joseph, de massacrer les Juifs de leur ville, durent se cacher de leurs femmes, qui toutes, à très peu près, suivaient la religion des Juifs[28]. Je ne sais donc pas quel était, à la veille de l’avènement du christianisme, le compte des Gentils qui s’étaient faits Juifs, et peut-être n’était-il pas très considérable ; mais on peut dire sans hésiter que déjà à cette époque, une assez grande partie du monde judaïsait, au-dessous du moins des classes supérieures, et ces judaïsants ont été le noyau des chrétiens.

Cependant le mouvement révolutionnaire, qui longtemps a aidé et porté le judaïsme, a fini par le déborder et par sortir des limites de la Loi et de la tradition ; il a produit alors le christianisme, qui a été à sa naissance, plus encore que le judaïsme lui-même, la religion des petits et des mécontents. Après qu’on a reconnu (et il est inévitable qu’on le reconnaisse), que le christianisme ne contient au fond et ne peut contenir d’autres doctrines ni d’autre morale, que celles de la philosophie hellénique, si on cherche comment il se fait pourtant que la parole chrétienne a quelquefois, surtout dans les évangiles, un accent particulier si original et si touchant, on trouve que cela tient au souffle populaire dont elle a gardé l’empreinte. Tout ce que nous lisons de l’antiquité classique est l’expression des sentiments d’une classe supérieure et lettrée ; mais c’est la voix des simples que nous entendons dans l’Évangile. D’ailleurs les écrivains du Nouveau Testament, quoiqu’ils parlent grec, sont des Barbares ; les philosophes sont des Hellènes et dés Romains.

Je ne veux pas dire que l’esprit démocratique exit absolument besoin des Juifs pour se produire ; je ne doute pas qu’il n’est fini par se faire jour dans la philosophie hellénique, et nous pouvons même l’y entrevoir. La philosophie est aristocratique dans Cicéron ou dans Sénèque ; même, si on veut, dans Épictète, quelque humble que fût sa naissance, puisqu’il parle pour ce que nous appellerions les gens du monde ; mais il y avait aussi des philosophes populaires, dont la voix n’est pas venue jusqu’à nous, tels que ces philosophes chiens ou Cyniques, espèces de moines mendiants, qui en effet vivaient d’aumônes, qui prêchaient surtout dans la rue et se mêlaient si bien à la foule, qu’ils attrapaient parfois des insultes ou même des coups. Un chapitre des Entretiens d’Epictète flous les peint d’une manière très vive[29]. Sous prétexte de prédication morale, ils déclamaient à tout propos contre les magistrats, et même contre l’empereur[30] ; ils n’étaient pas moins hardis en face de lui que Jean le baptiseur en face d’Hérode Antipas. La philosophie morale est déjà bien libre même dans Sénèque ; qu’on juge ce qu’elle pouvait être dans la bouche de ses confrères populaires. Ils ne devaient guère s’élever moins fortement que les Juifs contre les excès des riches et des puissants, contre leurs mignons et leurs courtisanes, contre les prostitutions du théâtre, contre les jeux sanglants de l’amphithéâtre, contre les barbaries de la guerre et de l’esclavage. II est vrai qu’ils s’intéressaient moins que les Juifs à la théologie ; mais sans doute ils s’indignaient comme eux et se moquaient des empereurs qu’on faisait dieux ; ils devaient aussi en vouloir aux dieux eux-mêmes de la protection dont ils couvraient les méchants, pour qui leurs prêtres avaient toujours des bénédictions et des oracles.

Je me crois donc obligé d’admettre que le monde païen, quand il aurait été abandonné à lui-même, ne serait pas demeuré païen ; que la mythologie, les idoles, les sacrifices, la divination, les apothéoses, discrédités aux yeux même de la foule, se seraient évanouis insensiblement ; qu’au contraire le sentiment de la fraternité humaine, le besoin de l’égalité et de la justice, se seraient développés de plus en plus, et de plus en plus auraient passé dans les mœurs et dans les lois. On ne peut même s’empêcher de regretter que la philosophie n’ait pu poursuivre paisiblement son œuvre, quelque lent qu’en dût être le progrès. Il serait arrivé un moment, où ce progrès se serait fait tout à coup rapide et irrésistible. Quand l’idée a achevé d’éclairer, il est inévitable qu’elle échauffe et qu’elle développe un enthousiasme qui vient à bout de tout. J’ajoute que la réforme, moins hâtée, aurait été aussi moins troublée, et qu’avec moins de haines et de souffrances, elle est apporté plus de bienfaits ; je suis porté à croire que le monde, pour s’être fait chrétien, est demeuré plus païen qu’il ne le serait si l’hellénisme en était resté le maître. Les judaïsants ont précipité la crise. Ils étaient plus impatients, soit parce qu’ils souffraient davantage, soit parce que, la société qu’ils attaquaient leur étant absolument étrangère, ils n’avaient aucun ménagement à garder avec elle ; soit enfin parce que c’étaient des hommes de passion, et nullement philosophes. L’ardeur de leurs ressentiments et de leurs rêves, en surexcitant leur imagination naïve, leur donna une force dangereuse, mais surprenante, pareille à celle de la fièvre et du délire, je veux dire l’illusion du surnaturel. Ils attendirent et ils promirent comme prochain un monde nouveau, et c’est par là qu’ils transformèrent le monde présent. Leur parole avait une originalité qui enlevait les esprits ; elle ne ressemblait pas à ce qu’on entendait tous les jours ; elle fut le levain qui fit fermenter la pâte. Ainsi s’est accomplie la plus étonnante des révolutions.

Cette révolution, les chrétiens l’ont célébrée comme le salut de l’humanité ; les derniers païens la subissaient avec tristesse et humiliation. Le Gaulois Rutilius Namatianus, dans le récit qu’il a fait en vers de son retour de Rome dans les Gaules en l’an 416 de notre ère, s’emporte, à propos d’un Juif qu’il a rencontré, contre cette race abominable, de qui, dit-il, est sortie la ridicule superstition du sabbat, et tant de sottises que les enfants eux-mêmes ne sauraient croire. Et il s’écrie : Pourquoi faut-il que la Judée ait été soumise, par les armes de Pompée et par la victoire de Titus ? Le fléau qu’ils prétendaient détruire n’a fait que s’étendre davantage, et les vainqueurs ont passé sous le joug des vaincus. Aujourd’hui encore plusieurs demandent si l’avènement du christianisme n’a pas été une calamité. Pour moi, je ne méconnais pas le bien qu’il a fait, mais je vois trop clairement tout ce qui s’y est mêlé de mal. J’applaudis à la revanche que les opprimés ont prise alors des oppresseurs ; à la formation d’une société gouvernée par une loi spirituelle et des autorités spirituelles, qui protège les siens contre la loi brutale de dehors ; qui les rapproche et les unit par une charité active ; qui tend naturellement à propager le respect de l’homme, même dans l’esclave, le respect aussi de la femme et de son honneur ; qui n’offre enfin à l’esprit religieux que des croyances moralement pures et sévères. Mais combien cela a été acheté cher ! Avec le règne du dieu des Juifs s’est établi celui de l’intolérance religieuse, la plus cruelle des plaies dont ait jamais souffert l’humanité. C’est à partir de là que le monde a été partagé en élus et en réprouvés, et que les élus ont accablé les réprouvés de leur haine. Cette haine, je ne la reproche pas aux Juifs ; elle n’est que trop excusée chez eux par l’odieuse oppression des Gentils ; mais elle a ‘été à son tour bien malfaisante. Elle a fait de la lutte des doctrines une guerre à mort ; elle a été cause qu’en abandonnant les anciens dieux, on a renversé et brûlé leurs temples ; qu’on a détruit tant de monuments, tant de merveilles de l’art ; qu’entre le monde ancien et le monde nouveau on a ouvert un abîme. Cet esprit a persisté depuis lors ; il a fait l’inquisition, ses cachots et ses bûchers ; il persiste aujourd’hui encore : c’est lui qui divise si malheureusement de grandes nations en deux corps absolument irréconciliables, l’un d’esprits libres, qui ne peuvent sacrifier leur liberté, car elle est leur vie ; l’autre de croyants ou de soumis, qui voudraient exterminer cette liberté. Mais revenons aux premiers siècles. Là où la haine juive ou chrétienne n’a pas détruit, elle a du moins laissé détruire ; elle a détaché les hommes d’alors de la civilisation de leur temps ; elle les a faits résignés, sinon indifférents, à l’invasion des Barbares et à toutes les ruines.

Le judaïsme a apporté avec lui un autre mal : il a donné pour règle aux esprits un livre immobile et une tradition sacrée ; il a mis sur la raison et sur la science un joug plus lourd que tout ce qui avait jusque-là pesé sur elles ; il a condamné absolument la liberté de la pensée. Quelque puissantes que fussent en effet, dans le monde ancien, la superstition et la folie du surnaturel, cependant des intelligences supérieures y échappaient : nul ne put leur échapper dans le monde soumis au dieu des Juifs, et l’humanité a été plongée pour des siècles en un songe ou un cauchemar plein de chimères. La foi l’emprisonnait dans un caveau où le jour ne pénétrait pas, ni l’air qui vivifie ; elle ne s’est sauvée qu’en redevenant païenne, c’est-à-dire en se dégageant de l’autorité des livres juifs. Mais l’Église continue de protester contre cet affranchissement, et de tenir la science pour suspecte et ennemie.

Rentrons dans l’histoire, où il ne me reste plus qu’à étudier l’éclosion soudaine et surprenante du christianisme. Le judaïsme, je l’ai dit, était plein de force et d’espoir ; il avait gagné beaucoup, et s’attendait à gagner prochainement bien plus encore ; il comptait sur la conquête du monde et sur un triomphe : il y eut conquête, il y eut triomphe, mais non pas comme il l’avait espéré. Ce qu’imaginaient les Juifs, c’est que l’empire romain allait disparaître, comme avaient disparu les autres empires, et qu’Israël à son tour allait régner. Philon se plaît à contempler les révolutions de l’histoire et les dominations tombant les unes sur les autres. La Grèce a été subjuguée par la Macédoine ; la Macédoine a succombé à son tour. La grandeur des Perses a disparu ; celle des Parthes s’est élevée. Après de longs siècles de prospérité, celle de l’Égypte s’est dissipée comme un nuage. Que sont devenus Carthage, l’Éthiopie, la Libye, le Pont ? L’Europe et l’Asie, ou plutôt la terre entière, ressemble à un vaisseau constamment battu et chassé dans tous les sens par les vents contraires. C’est un théâtre où s’exécute une évolution perpétuelle, menée par un esprit divin, que la foule appelle la Fortune. Il va à travers les cités, les États, les régions diverses, donnant aux uns ce qui était aux autres et faisant part à tous du bien de tous, de manière que le lot soit le même pour chacun et qu’il n’y ait que l’heure qui change ; et ainsi le monde entier est comme une seule cité, où règne le meilleur des gouvernements, qui est la démocratie.

Tout cela veut dire clairement que Home doit tomber un jour, et qu’il jouit d’avance de sa chute. Philon disait encore que si le judaïsme était déjà si considérable dans le monde quand les Juifs étaient si bas, ce serait bien autre chose le jour où la fortune d’Israël serait meilleure. A la première lueur de cette fortune, tous se précipiteraient vers la Judée ; tous renonceraient à leurs lois et à leur culte pour prendre les siens, et la Loi juive, paraissant dans tout son éclat, effacerait les autres comme le soleil efface les étoiles. Quel orgueil ! quelle foi sûre d’elle et de l’avenir ! Et comment le monde n’aurait-il pas subi l’empire d’une religion qui avait une telle confiance en elle-même ?

Mais il survient une péripétie étrange : l’humanité, au moment où les Juifs s’en croient les maîtres, leur échappe par l’élan même qu’ils lui ont imprimé, et se trouve emportée loin d’eux, sans qu’elle cesse pourtant de relever d’eux. Tout à l’heure Jérusalem demandait avec orgueil

D’où lui viennent de tous côtés

Ces enfants qu’en son sein elle n’a point portés ;

mais voici que les nouveaux venus sont des ingrats, qui renient leur mère et leurs frères, qui les maudissent et appliquent tout leur effort à les écraser. Il p a dès lors sur la terre deux judaïsmes : le judaïsme chrétien, qui devient la vie même du monde nouveau ; le judaïsme antique, qui ne meurt pas pour cela, qui ne mourra peut-être qu’après toutes les autres religions ; mais qui se confine pour jamais dans un isolement farouche. Il tiendra contre toutes les vexations et toutes les insultes ; personne n’aura de pouvoir sur lui, mais lui non plus n’aura désormais de pouvoir sur personne. Je l’ai déjà dit ailleurs : Jérusalem, après cet enfantement extraordinaire, a cessé pour jamais d’enfanter. Rien ne montre mieux que le christianisme, quoique juif dans la forme, est hellénique dans son fond.

Ainsi s’est évanouie, sous l’action imprévue des idées, cette grande illusion des Juifs, dont la critique peut démêler l’erreur, mais qu’elle ne peut guère leur reprocher, puisque après tout il reste vrai que le monde chrétien tout entier (et aussi le monde mahométan), jurent depuis tant de siècles par le nom du dieu des Juifs[31].

Le passage de Jésus en Galilée, la prédication de Paul, les évangiles, voilà ce qui composera la dernière partie de cette étude sur le Christianisme et ses origines : ce sera le sujet d’un dernier travail. Il réserve à la critique une grande surprise : celle de reconnaître à quel point la personne de Jésus reste ignorée, combien sa trace dans l’histoire est pour ainsi dire imperceptible, et combien il parait avoir été pour peu de chose dans la révolution qu’on désigne par ce nom du Christ, devenu inséparable de son nom.

 

FIN

 

 

 



[1] Guerre des Juifs, II, VI, 1.

[2] I Sat., IV, 143.

[3] Mot à mot : Vous en faites un fils de la géenne, au double de vous. Matthieu, XXIII, 15.

[4] Joseph, Antiq., XIV, VII, 2.

[5] Actes, XXVIII, 13. Guerre des Juifs, II, VII, 1.

[6] Ajoutons que les Juifs, en observant le sabbat, forçaient les autres, jusqu’à un certain point, à l’observer : A Salonique, on peut dire que le sabbat s’observe encore de nos jours, la population juive y étant assez riche et assez nombreuse pour faire la loi et régler par la fermeture de ses comptoirs le jour du repos. Renan, Les apôtres, 1866, p. 295.

On comprend que si je ne me sers pas ici des fragments célèbres de Sénèque où il représente le judaïsme faisant la loi au monde (victi victoribus legem dederunt), c’est que cela est écrit quand il y avait déjà des chrétiens, confondus par Sénèque avec les Juifs.

[7] Tome I, p. 181, 228. Tome II, p. 28, 33, 238, 241. Voir aussi DIOGÈNE, IX, 61.

[8] Des Dieux, I, 22. De la Divination, II, 12. — Remarquons que Cicéron ne pouvait croire en péril cette religion publique qu’il tenait à préserver, et qui n’était pour lui que le culte de la grandeur romaine. Il ne craint donc rien de la philosophie, et il n’a pour les religions du dehors qu’une méprisante indifférence. C’est quand Rome parut en danger que les bons citoyens s’attachèrent passionnément à leurs dieux. Comme l’a dit M. Geffroy, il suffit de relire les pages de Tacite sur la restauration du Capitole (Hist., IV, 53) pour comprendre de quel amour les vrais Romains embrassèrent alors les antiques croyances. Rome et les Barbares, 1874, p. 112.

[9] Natur. hist., XXX, 1. M. André Lefèvre parait être sous la même impression que le vieux Pline, quand il parle de tant de religions, qui, dit-il, ont sévi et sévissent encore sur l’univers. Religions et mythologies comparées, 1877, p. 275.

[10] Dion Cassius, XXXVII, 17.

[11] Philon parle ici comme Paul ; il regarde comme helléniques les pays latins.

[12] Augustin, De civ. Dei, IV, 31 et 9. — De consensu Evangelistarum, I, 30.

[13] Antiq., XVII, I, 2 et 3.

[14] Voir à ce sujet la Législation civile du Thalmud, par M. Rabbinowicz, première partie, 1873, p. XXI et 132. — Voir aussi Renan, t. III (St Paul), 1869, p. 245.

[15] Diogène de Laërte, VI, 87. Marc, X, 21.

[16] Pline, Natur. hist., V, 15. Joseph, Antiq., XVIII, 2, 5, et Guerre des Juifs, II, VIII, 2-13. — Il y avait cependant aussi, d’après Joseph, des Essènes mariés.

[17] Dans la formation de cette étrange société des Essées, on est tenté de reconnaître l’influence du bouddhisme, qui aurait pénétré en Syrie et en Judée. Renan, Vie de Jésus, édition de 1867, p. 102.

[18] L’Hellénisme.

[19] Joseph, Contre Apion, II, 39. M. Benamozegh, dans un livre intitulé : Morale juive et morale chrétienne, 1867, livre qui est d’ailleurs d’un Juif passionné, assure que telle fut en Judée la contagion des Idées esséniennes, que le sanhédrin assemblé à Ouscha (après la dernière révolte des Juifs sous Hadrien) dut prendre une décision par laquelle il était défendu de donner aux pauvres plus du cinquième de son bien page 110). — Les Romains avaient d’ailleurs accordé aux scrupules religieux des Juifs l’exemption du service militaire ; c’était encore un privilège, qu’on faisait sans doute payer en argent à la communauté juive (Jos., Ant., XIV, X, 6 et 11-14). Les textes produits par Joseph donnent pour la raison de ces scrupules que les devoirs militaires rendaient impossible l’observation du sabbat. Il y en avait d’autres qu’ils sous-entendent : c’est que les Juifs avaient horreur de la vie commune avec les Gentils, et surtout c’est que les soldats avaient à prêter un serment que les Juifs regardaient comme sacrilège, puisqu’il était prêté devant les dieux, contrairement à la Loi (Deutér., VI, 13-14).

[20] La quatrième à partir du lever du soleil.

[21] Contre Apion, II, 30, 31. Guerre des Juifs, VII, X, 1. Antiquités, XVIII, I, 6.

[22] Sirach, X, 14 et Luc, I, 52.

[23] Pessimus quisque.

[24] Tacite, Ann., II, 85. Joseph, Antiq., XVIII, III, 4-5.

[25] Ces grands coups d’autorité étaient d’ailleurs plus durs et plus odieux qu’efficaces. Trente ans après, sous Claude, Rome était de nouveau pleine de Juifs, puisqu’on nous dit qu’il les en chassa, à la suite de certains troubles. Suétone, Claude, 25.

[26] Joseph, Guerre des Juifs, II, XVIII, 2.

[27] Antiq., XX, VIII, 11. De même, οί σεβόμενοι, Actes, XIII, 43, etc.

[28] Guerre des Juifs, II, XX, 2.

[29] III, 22. Voir aussi Horace, I Sat., III, 133 ; Perse, I, VII ; Sénèque, Lettre XX, 9 et De vita beata, 18 ; Gellius, IX, 2 ; Dion, discours 72, p. 628 ; Lucien, le Cynique.

[30] Suét., Vespasien, 13. Lucien, Démonar., 50 et Pérégrinus, 18.

[31] Sur cette situation fausse du christianisme par rapport au judaïsme, Montesquieu a trouvé un sarcasme immortel dans sa Très-humble remontrance aux inquisiteurs (Esprit des Lois, XV, 13) : Nous suivons une religion que vous savez vous-mêmes avoir été autrefois chérie de Dieu : nous pensons que Dieu l’aime encore, et vous pensez qu’il ne l’aime plus, et parce que vous jugez ainsi, vous faites passer par le fer et par le feu ceux qui sont dans cette erreur si pardonnable, de croire que Dieu aime encore ce qu’il a aimé.