Parmi les apocrypha se présente d’abord le Premier livre des Machabées. Si on prend à la lettre le chapitre vin de ce livre, il semble qu’au temps où il est écrit les Romains sont les alliés des Juifs, et qu’ils ne leur ont pas encore fait la guerre. Cependant à l’endroit où est racontée l’histoire de Siméon ou Simon (XIV, 41), il est dit qu’il est proclamé prince des Juifs à toujours, jusqu’à ce qu’il s’élève un prophète fidèle. Ces derniers mots marquent évidemment un terme au règne des Asmonées, et ce terme, c’est l’avènement d’Hérode, qui était regardé, on l’a vu plus haut, comme annonçant la venue du prophète ou de l’Oint attendu. On pouvait encore sous Hérode se faire l’illusion, quoiqu’il fallût pour cela quelque complaisance, que les Romains étaient pour les Juifs des alliés et des protecteurs[1]. Quant à ce qui est dit dans ce même chapitre, que Rome se gouverne par son sénat et ses consuls et n’a pas de rois,cela pouvait et devait encore se dire sous Auguste[2]. La Saqesse de Jésus, fils de Sirach, est le même écrit que la Vulgate appelle Ecclesiasticus, discours pour l’ecclesia ou l’assemblée. L’auteur est nommé à la fin du livre, dans un verset dont je conserve le mot à mot (V, 27), quoique la construction n’en soit pas satisfaisante dans notre langue : J’ai consigné dans cet écrit les leçons de la sagesse et de l’expérience, Jésus fils de Sirach, de Jérusalem, qui a versé de son esprit toute cette sagesse. L’ouvrage rappelle les Proverbes comme livre gnomique ; maison y reconnaît d’abord un esprit différent et plus moderne. L’auteur se plaît à nommer la Loi, et à l’invoquer comme l’autorité suprême. Il est pénétré de sentiment de la grandeur et de l’importance du sacerdoce (VII, 29, etc.). C’est là ce qu’on ne voit pas dans les livres dont j’ai parlé jusqu’ici, si ce n’est dans les Psaumes et surtout dans la dernière partie des Psaumes, où même cela n’est pas si marqué[3]. Ce qui est encore plus particulier au Fils de Sirach, c’est l’hommage qu’il rend à la doctrine et aux docteurs (γραμματεΐς). Il a tout un morceau pour célébrer l’homme qui fait son étude de la Loi, qui en sait les secrets et en éclaire les obscurités ; il lui promet la faveur des grands, la renommée, même après sa mort, et il oppose cet éclat à la condition servile des hommes qui travaillent de leurs mains, et qui ne servent qu’à faire subsister le monde. Celui-là ne devait pas estimer, comme l’Ecclésiaste, qu’il y eût trop de livres. Soit que la forme même de ces recueils de sentences ait permis qu’il s’y soit introduit des morceaux de provenances diverses ; soit que l’auteur du livre ait véritablement fait des emprunts à des morales fort différentes l’une de l’autre ; il est certain que le livre du Fils de Sirach contient des passages qui n’ont rien d’édifiant. Tel est ce développement sur les esclaves, au chapitre XXXIII (ou XXX). Le fourrage, le bâton et la charge à l’âne ; à l’esclave, le pain, la correction et l’ouvrage. Travaille-le, et tu seras tranquille ; relâche-le, et il cherchera la liberté. Le joug et le fouet lui ploieront le cou ; au mauvais esclave, les roues et les tortures. Force-le au travail, pour qu’il ne soit pas oisif ; car l’oisiveté n’enseigne que le mal. Tiens-le à l’ouvrage, c’est ce qui lui convient ; s’il n’obéit pas, alourdis ses chaînes. Nous avons déjà rencontré dans les Proverbes cette sagesse, expression d’une triste et brutale réalité[4]. Ce n’est pas là heureusement le ton général du livre, et l’auteur a d’ordinaire un accent plus véritablement religieux. Sa piété a même une ardeur, une sévérité, une délicatesse, dont on est vivement frappé. Il parle de son dieu de la manière la plus tendre : La miséricorde de l’homme va à son frère, mais la miséricorde du Seigneur va à toute chair ; reprenant, dressant, instruisant, ramenant l’homme comme le berger son troupeau (XVIII, 13). Il l’appelle, mon père, (XXIII, 1). Il est plein de ce que nous appelons la foi, et c’est seulement chez lui que ce mot de foi, πίστις, commence à prendre le sens et la force qu’il a gardés dans la langue chrétienne (II, 13 ; XL, 12). Cette foi est prête à embrasser le martyre : Combats jusqu’à la mort pour la vérité, et le dieu ton Seigneur combattra pour toi (IV, 28). Il a l’aversion du péché : Fuis le péché comme un serpent (XXI, 2). Le péché, c’est sans doute la transgression de la Loi, la complaisance pour les mœurs et les habitudes des Gentils. Et il ne suffit pas, si on a péché, de faire pénitence : Celui qui se lave pour avoir touché un mort[5], et qui le touche de nouveau, à quoi lui sert de s’être lavé ? Ainsi l’homme qui jeûne pour ses péchés, puis qui reprend son train et recommence à vivre de même, à quoi bon sa prière, et qui est-ce qui l’écoutera ?[6] Mais ce que sa foi a peut-être de plus nouveau, c’est que son mépris pour tout ce qui n’est pas son dieu va jusqu’à lui faire étouffer le plus vif peut-être des désirs qu’un Juif pût former, celui d’avoir de nombreux enfants. Le psaume disait encore (CXXVIII, 2) : Ta femme est au fond de ta maison comme une vigne féconde, et ses fils sont rangés comme des plants d’olivier tout à l’entour de ta table. Voici maintenant comment parle le Fils de Sirach (XVI, 1-3) : Ne te soucie pas de nombreux enfants qui ne seraient pas bons ; ne mets pas ta joie dans des fils impies. Ne prends pas plaisir à ce qu’ils se multiplient, si la crainte du Seigneur n’est pas avec eux. Ne t’enorgueillis pas de leur existence ; ne suis pas des yeux leur trace. Car un seul [qui est fidèle] vaut mieux que mille, et mieux vaut mourir sans enfants que d’avoir des impies pour enfants. La foi juive est donc arrivée à un tel état d’exaltation, que le vrai Juif ne compte plus le fils qui aurait passé aux Gentils et qui n’appartiendrait pas au Seigneur. Mais plus il hait les infidèles, plus il aime ses frères, et redouble envers eux de charité : L’eau éteint le feu et la flamme, et la miséricorde efface les péchés (III, 80). Le Fils de Sirach devance, ou plutôt il dicte la prière fameuse du Discours sur la montagne[7] : Pardonne à ton prochain ses offenses, et alors, quand tu prieras, tes péchés te seront remis (XXVIII, 2). Il dit aussi avant l’Évangile : Place ton trésor suivant les commandements du Très-Haut, et il te profitera plus que l’argent[8]. Quant à ceux qui prennent la subsistance du malheureux, et qui croient gagner le Seigneur par des offrandes et des sacrifices, il leur déclare que le Seigneur ne fait acception de personne aux dépens du pauvre[9]. Les larmes de la veuve ne coulent-elles pas sur sa joue, et son cri ne s’élève-t-il pas contre celui qui les fait couler ? Et avec une incomparable énergie : C’est offrir l’enfant en sacrifice devant son père, que de sacrifier avec le bien des malheureux[10]. Remarquons seulement que la charité du pieux écrivain ne s’adresse qu’à ses fières dans le Seigneur : Donne au fidèle et ne t’embarrasse pas du pécheur (c’est-à-dire de l’infidèle) ; fais du bien au dévot, et ne donne pas à l’impie. Coupe-lui les vivres ; ne lui donne pas des tiens, de peur de le faire par là pals fort que toi ; car il te rendra du mal au double pour le bien que tu lui auras fait. Le Très-Haut lui-même déteste les pécheurs, et réserve à l’impie ses vengeances (XII, 4). De telles paroles témoignent assez combien les vrais Juifs étaient alors ulcérés contre les Gentils[11]. On a vu dans les Proverbes (XXV, 21) un précepte plus charitable : Si ton ennemi a faim, donne-lui à manger ; mais il ne s’agissait là que d’un ennemi personnel. Ici c’est un ennemi public, qui combat contre le Seigneur et contre Israël : on est en état de guerre. Au point de vue des croyances, le livre du Fils de Sirach présente aussi des choses nouvelles. L’écrivain- attend comme très prochain un jour du Seigneur, où celui-ci fera justice à Israël et détruira l’empire des Gentils qui l’ont opprimé : La prière de l’humble va au delà des nues ; elle ne s’arrête pas qu’elle ne soit arrivée au Seigneur ; elle ne se détourne pas avant que le Très-haut n’y ait fait droit... Aussi le Seigneur ne tardera pas... ; il rompra les reins tout à l’heure aux hommes sans pitié ; il prendra vengeance des nations ; il fera disparaître la multitude des oppresseurs ; il brisera les sceptres des impies... Il jugera le procès de son peuple, et le réjouira par sa miséricorde. Ce n’est plus d’un homme qu’on attend la délivrance, mais seulement du Seigneur lui-même ; on ne voit pas d’ailleurs ici que le Seigneur doive agir par un prophète ou un Messie[12]. Un passage du livre du Fils de Sirach contient la doctrine morale du libre arbitre (XV, 11) : Ne dis pas : C’est le Seigneur qui m’a fait pécher, car ce qu’il déteste, tu ne dois pas le faire. Ne dis pas : C’est lui qui m’a égaré ; car il n’a pas affaire du pécheur. Le Seigneur hait toute profanation ; ce doit donc être chose haïe de ceux qui le craignent. Au commencement il a fait l’homme, et il l’a abandonné à son discernement. Si tu le veux bien, tu garderas ses commandements, en observant fidèlement la règle. Il a mis devant toi l’eau et le feu : c’est à toi de porter la main là olé tu voudras. — On ne trouve nulle part dans la Bible hébraïque un passage qui approche autant d’une thèse de philosophie. Au verset xx1, 27, on lit le nom de Satanas comme un nom propre, mais je reviendrai ailleurs sur ce verset. Le Fils de Sirach ne connaît, non plus que les écrivains bibliques, ni résurrection ni immortalité[13]. Il est dit, au verset x11, 7, que le Seigneur a puni jadis la révolte des géants. Les géants sont nommés dans la Genèse (VI, 6), mais il n’y est point parlé de leur révolte. Un verset d’un autre apocryphon, la Sagesse de Salomon (XIV, 6), montre qu’on supposait que c’était la race de ces géants qui peuplait la terre au moment du déluge, et que le déluge avait abîmée[14]. Tout concourt donc à témoigner que le livre du Fils de Sirach est très voisin de l’époque chrétienne. Et cependant le texte grec est précédé d’une préface où un Jésus, fils de Sirach, déclare qu’il s’est établi en Égypte en l’an 38 de Ptolémée Evergète (le second Evergète ou Physcon), c’est-à-dire l’an 135 avant notre ère, et que là il a mis en grec l’ouvrage écrit en hébreu par son grand-père, du même nom que lui ; de sorte que si on suppose cinquante ans de distance entre le grand-père et le petit-fils, le livre remonterait jusqu’au règne de Ptolémée l’Épiphane, vingt ans au moins avant la guerre de l’indépendance, 180 ans avant l’ère chrétienne. Ceux qui ne pourront le croire devront admettre que ce récit n’est qu’une fiction, et qu’en réalité le livre est d’une date beaucoup plus moderne. Voici ce qui peut expliquer cette- fiction. Le Talmud nomme plusieurs fois le Fils de Sirach, ou Ben-Sira, et cite sous son nom diverses sentences ; mais parmi ces sentences, plusieurs ne se retrouvent pas du tout dans le livre grec que nous lisons, et aucune que je sache n’y est reproduite textuellement. Et ce qui est surtout à remarquer, c’est que le Talmud, au contraire, cite textuellement sous ce même nom de Ben-Sira des versets du livre des Proverbes[15]. La conséquence la plus naturelle à en tirer, c’est que Jésus, fils de Sirach, de Jérusalem, était le véritable auteur du livre anonyme des Proverbes, et que plus tard on attribua au même Jésus les écrits gnomiques faits à l’imitation de ce livre. On a ainsi en hébreu deux recueils alphabétiques de sentences sous le nom de Ben-Sira. Quant à la Sagesse du fils de Sirach, on peut faire deux hypothèses : l’une, qu’elle a été traduite d’un livre hébreu, l’autre, qu’elle est grecque d’original, mais composée à l’aide de recueils hébreux pareils aux deux qui sont arrivés jusqu’à nous. Quelques versets des chapitres X et XII semblent indiquer la date du livre. Quand on y lit (X, 14) : Le Seigneur a renversé les siéges des puissants, et il a mis les humbles à leur place, et surtout (XI, 5) : Beaucoup de puissants ont été jetés à terre, et celui à qui on ne pensait pas a porté le diadème ; il est difficile de ne pas appliquer cela à Hérode, devenu roi à la place des Asmonées. Cependant il fait observer que le livre se compose de deux parties, dont la seconde, qui commence au verset 15 du chapitre XLII, paraît tout à fait détachée de la première. Elle pourrait être encore plus moderne. Elle contient une espèce de résumé de la vie des grands personnages de l’histoire juive, qui rappelle un peu les résumés historiques de la Bible aux psaumes CV, CVI[16]. Les apocrypha autres que les deux dont je viens de parler appartiennent à une époque beaucoup plus récente ; on peut s’assurer qu’ils sont postérieurs, non seulement à l’ère chrétienne, mais encore à la destruction de Jérusalem[17]. Je ne crois donc pas utile d’étudier ces livres directement et de les prendre un à un, comme j’ai fait pour ceux dont j’ai parlé jusqu’ici. Je les retrouverai dans l’histoire des temps chrétiens. Ici, je dois plutôt rechercher d’une manière générale quels étaient les sentiments et les idées des Juifs au moment où le christianisme est sorti du judaïsme, et c’est seulement en vue de cette étude que je recueillerai des indications dans ces modernes apocrypha. LE CHRIST OU MESSIE.A défaut de textes authentiques qui appartiennent au moment même où s’est produit le christianisme, nous ne pouvons guère être renseignés sur ce que pensaient alors les Juifs que par les premiers écrits des Chrétiens ; mais nous le sommes ainsi, sur certains points, de la manière la plus positive. Ainsi nous ne pouvons douter que tous les Juifs, à cette date, n’attendissent l’avènement prochain du règne de leur dieu, et que tout le monde n’espérât voir paraître l’Oint, par qui ce règne devait s’établir. L’Oint, ainsi entendu, n’est pas dans la Bible ; l’idée n’en est pas moins sortie de la Bible, et particulièrement des livres attribués aux prophètes. Isaïe, aux chapitres IX et XI, promet aux fils d’Israël un chef libérateur, qui n’est pas né encore au temps de leurs calamités, mais qui va naître : enfant béni, fils glorieux, rejeton de Jessé, plein de sagesse et de grandeur ; qui sera le fort, le vaillant, le père des temps à venir, le prince de la paix, et qui affermira à jamais le siège de David. Son règne sera un âge d’or, où le loup gîtera avec le mouton, où les justes prévaudront et les méchants seront confondus ; où Israël, en pleine prospérité, dominera sur ses voisins et donnera ses oracles à tous les peuples. — Voyez aussi II, 2-4. — Sous ces images poétiques, la critique ne peut chercher que de l’histoire ; mais quelle histoire ? Si, avec la tradition, on place Isaïe au temps de l’invasion assyrienne, le personnage attendu sera Ézéchias. Si on le met au temps de Cyrus, ce devra être Zorobabel. Si on ne craint pas de descendre jusqu’au temps des Asmonées, ce sera Simon, le restaurateur de l’indépendance des Juifs, ou son brillant successeur Hyrcan. Le siège de David, c’est simplement celui des princes qui résident dans la cité de David : c’est ainsi qu’on appelle Sion et Jérusalem ; et les mots de rejeton de David (ou de son père Jessé) ne font qu’exprimer en style poétique l’héritier, le successeur de David. Tous les chefs de Juda tiennent David pour leur auteur[18]. Le héros d’Isaïe est donc un personnage historique ; mais il vint un temps, quand la Judée fut tombée sous la puissance terrible de Rome, où, en relisant les prophéties, on ne put s’empocher de les appliquer, non plus à un passé qui n’avait pas d’intérêt, mais à l’avenir qu’on s’obstinait à rêver, quoique impossible. En effet, qu’importaient les délivrances d’autrefois à ceux sur qui le joug pesait de nouveau, plus lourd que jamais ? On ne comprenait plus d’ailleurs les exagérations de la langue poétique des prophètes ; les imaginations, devenues plus exigeantes par la souffrance, voulaient tout prendre à la lettre, et faisaient d’une métaphore un miracle. Le libérateur espéré, qu’an ne pouvait plus attendre du cours vraisemblable des choses, devint un personnage surnaturel, et c’est ce personnage qu’on crut voir annoncé dans les prophètes. On l’appela l’Oint par excellence, en hébreu le Messie, en grec le Christ[19]. C’est dans les psaumes qu’on a trouvé ce nom de l’Oint, qui n’est même pas dans Isaïe[20]. Le psalmiste, qui chante les luttes réelles d’Israël contre les Gentils, nomme plus d’une fois, à côté d’Israël, l’Oint, c’est-à-dire le prince grand prêtre qui conduit le peuple au nom de son dieu. Il représente les chefs des peuples conjurés contre Iehova et contre son Oint, II, 2. Il compte que Iehova délivrera son Oint menacé, XX, 7 ; XXVIII, 8. — Regarde, ô mon dieu, la face de ton Oint, LXXXIV, 10. — Ne permets pas que ton Oint tourne le visage en arrière, CXXXI, 17. — J’allumerai, dit Iehova lui-même, une lampe pour mon Oint, CXXXII, 17, etc. — Toutes ces paroles, si vivantes quand elles ont été écrites, on ne les a pas laissées devenir des paroles mortes ; on les a fait revivre en les appliquant à l’Oint à venir. Et on a fait de même pour d’autres textes, où le nom de l’Oint ne se trouvait pas. Ainsi on lisait au Psaume CX : Iehova a dit à mon Seigneur : Assieds-toi à ma droite, et je réduirai tes ennemis à te servir de marchepied, etc. Cet hymne, où un chef d’Israël est célébré sur un ton si poétique, comme le champion et en quelque sorte le représentant de Iehova sur la terre, comment ne pas le rapporter à l’Oint qu’on attendait ? Ce sont donc les psaumes qui ont popularisé l’Oint, le Messie, le Christ, quoiqu’ils ne prissent pas ce mot au sens qu’on lui a donné depuis. Ce sont eux qui dans le monde hellénique ont mis le nom du Christ dans toutes les bouches, et qui ont fait que lorsque ce monde a été conquis au judaïsme, il s’est enrôlé sous ce nom[21]. Le premier livre où on trouve exprimé en termes formels le messianisme est un livre grec intitulé, les Psaumes de Salomon (par opposition à ce qu’on appelait les psaumes de David)[22]. Il y est dit que le Seigneur rassemblera un jour le peuple des saints et qu’il régnera sur eux qu’il purifiera Jérusalem ; que les peuples viendront de tous côtés l’y voir dans sa gloire, et que là résidera un roi juste, formé par le dieu lui-même : Leur roi sera le Christ du Seigneur, XVII, 28, 36, etc. Et plus haut (23) : Allons, Seigneur, fais lever parmi eux le roi fils de David, qui doit régner au temps que tu sais sur Israël ton fils. Or, ce livre a été écrit (plusieurs passages en témoignent) peu après la mort de Pompée, à l’entrée du règne de César[23]. On peut même supposer que c’est parce qu’il est trop exactement daté, et qu’il se rapporte à un moment trop précis de l’Histoire, qu’il n’est pas resté consacré, comme d’autres livres, par la religion des peuples ; on a cessé d’y prendre intérêt dès que le souvenir de Pompée s’est éloigné. Il n’a pas été adopté par l’Église. On a vu plus haut que le Premier livre des Machabées n’annonce pas un roi, mais un prophète. Cette forme de la croyance populaire avait l’avantage d’être moins blessante pour des maîtres qu’il fallait ménager. On pouvait l’autoriser d’ailleurs par un verset du Deutéronome[24]. On comprend bien que l’attente du Messie ne constituait pas alors ce que nous appelons un article de foi ou un dogme : c’était quelque chose d’entièrement libre, et par cela même de beaucoup plus fort ; qui, au lieu d’être imposé par l’autorité, l’était par la passion populaire. Mais l’idée du Christ ne s’achève qu’avec celle de la Résurrection. LA RÉSURRECTION ET LA FIN DU MONDE.Quelque extraordinaire que puisse être l’avènement du Christ ou Messie, ce personnage n’était pas conçu d’abord comme essentiellement surnaturel, puisque le Christ n’est après tout qu’un chef libérateur. Niais l’idée du Christ s’est rencontrée avec une idée toute surnaturelle, celle de la Résurrection, idée qui n’est pas d’origine juive et qui n’a pas sa source dans la Bible comme celle de l’Oint. Le judaïsme a reçu deux fois des idées orientales ; il y a là deux faits qu’il faut soigneusement distinguer, et qui ont été confondus. On a vu que la mythologie de la Genèse vient de l’Orient, et qu’elle est sortie de la Chaldée : les parties mêmes de cette mythologie qui se retrouvent dans la Perse semblent être entrées chez les Juifs par la mythologie chaldéenne. Voilà ce que le judaïsme a dû à l’Orient avant l’époque du Pentateuque. Mais, plus tard, quand l’Asie fut devenue grecque, la religion de la Perse, ou le mazdéisme, s’est répandue directement dans le monde occidental, et aussi le nom du dieu Mithra, dont le culte et les mystères étaient devenus dominants dans cette religion. Plutarque nous dit que les Romains connurent Mithra au temps de Pompée, par les pirates de la Cilicie[25]. C’est aussi vers cette époque que les Juifs paraissent avoir reçu diverses croyances mazdéennes qu’ils avaient jusque-là ignorées, et entre autres la Résurrection des morts. J’ai déjà dit plusieurs fois, ou plutôt j’ai rappelé (car il n’y à rien maintenant de plus connu) que les Juifs n’avaient aucune idée de l’immortalité de l’âme. Pour mieux dire, ils n’avaient pas même l’idée de l’âme, comme l’entendent les philosophes appelés spiritualistes. L’âme n’était pour eux que la vie, ou plus précisément la respiration, qui est la fonction vitale la plus apparente ; mais ils ne savaient ce que c’est qu’une âme qui n’a rien de sensible, et qui survit à la vie. Cette idée métaphysique est purement grecque. La Résurrection des morts est tout autre chose elle appartient ait mazdéisme, et elle était déjà connue du monde grec au temps d’Alexandre, puisque au témoignage de Diogène de Laërte, Théopompe écrivait que, d’après la doctrine des Mages, les hommes doivent ressusciter un jour et devenir immortels : Diogène ajoute qu’Eudème de Rhodes disait la même chose. Le livre sur Isis et Osiris dit aussi, après avoir parlé de la doctrine mazdéenne d’un dieu du bien et d’un dieu du mal (p. 370) : Théopompe assure que, d’après la doctrine des mages, ils doivent dominer chacun à son tour pendant trois mille ans ; pendant trois autres mille ans, ils se livreront combat et détruiront l’œuvre l’un de l’autre ; à la fin, le dieu de la mort succombera, τόν άδην άπολείπεσθαι ; alors les hommes seront heureux ; ils ne mangeront plus et n’auront plus d’ombre. Mais nous avons les textes mazdéens eux-mêmes, et on y lit que la résurrection doit s’accomplir par un personnage à qui il appartient de détruire le mal et d’amener le règne du bien : Nous adorons la lumière souveraine qui s’attachera à Çaoshyant, tueur de démons, et à ses compagnons, lorsqu’il ranimera le monde, l’affranchira de la vieillesse et de la mort, de la corruption et de la pourriture, le rendra éternellement vivant, éternellement accroissant, maître de lui-même, alors que les morts se relèveront, que l’immortalité de vie viendra, et que le monde recevra la vie au gré de ses vœux[26]. Tertullien reconnaît qu’il y avait dans la religion de Mithra ce qu’il appelle une copié de la Résurrection, et qui en était sans doute l’original : et imaginem resurrectionis inducit. C’était probablement Mithra lui-même qui devait ressusciter ses fidèles[27]. Chez les Juifs aussi, l’idée du Christ s’est associée à celle de la Résurrection ; c’était le Christ qui devait les ressusciter, et dès lors il ne pouvait être simplement un homme, mais quelque chose d’intermédiaire entre l’homme et le dieu. On lisait dans le psaume 11 ces paroles : Iehova m’a dit : Tu es mon fils, appliquées au roi qui conduit le peuple élu. On les appliqua au Christ ou Messie, et ce personnage reçut comme un titre particulier ce nom de Fils de Dieu[28]. La croyance à la Résurrection, ainsi reçue des Perses par les Juifs, ne gagna que difficilement le monde grec, sans doute parce qu’elle répugnait trop à l’esprit philosophique. Mais on avait accueilli assez volontiers, parmi ces imaginations orientales, l’idée d’une fin du monde prochaine, qui devait être suivie d’un renouvellement. Au moment où Marius, annonçant les Césars, s’apprêtait à bouleverser la constitution romaine, Plutarque nous apprend que les haruspices d’Étrurie, consulté sur divers prodiges, avaient dit que ces prodiges annonçaient une révolution de l’univers et l’avènement d’une nouvelle race d’hommes. Car il y avait, disaient-ils, huit âges assignés à l’humanité, dont chacun devait se clore par des signes extraordinaires, et ils annonçaient qu’on touchait à un de ces moments. Je ne sais où les haruspices avaient pris ce qu’ils disaient, mais ces âges ressemblent aux yougas du Mahabharata[29]. Plusieurs passages des classiques témoignent du crédit qu’avaient obtenu ces idées. Lucrèce annonce la fin du monde comme prochaine (V, 105). Sénèque en dit autant (N. Q., III, 30), et il ajoute que cette humanité condamnée va faire place à une antre, plus innocente et plus heureuse, du moins pour un temps. Et avant Sénèque, la fameuse IVe églogue de Virgile, parlant d’après les Oracles Sibyllins, sans s’arrêter aux idées sombres de destruction et de ruine, prophétisait comme prête à s’ouvrir une ère de paix et de félicité, à laquelle devait présider un Fils des dieux, c’est-à-dire un régénérateur béni par eux dès sa naissance, et avec qui naîtrait et grandirait l’âge d’or[30]. On ne s’étonne donc pas qu’à cette époque, je veux dire à la veille de l’ère chrétienne, les Juifs aient accueilli ces deux idées, de la Fin du monde et de la Résurrection, qui jusque-là leur étaient restées étrangères. Quand ils les eurent, ils voulurent les retrouver dans leurs prophètes, et, du moment qu’on le voulait, on les y trouva. Pour la Fin du monde, ce ne fut pas difficile ; certaines expressions des livres bibliques se prêtèrent sans peine à la disposition des esprits. Quand les prophètes célèbrent, sous la forme prophétique, et comme s’ils les voyaient dans l’avenir, les révolutions dont ils ont été témoins, et par lesquelles Israël longtemps abattu a été relevé et affranchi, ils disent volontiers, les regardant comme de grands coups frappés par leur dieu, qu’il fera cela dans les derniers jours, ou même, au singulier, dans le dernier jour. Les hébraïsants déclarent que ces mots répondent simplement au français enfin, à la fin (comme cela est évident par Osée, III, 5) ; mais il était aisé de les prendre dans un autre sens. Aussi bien ils emploient dans leurs tableaux toutes sortes d’images et d’hyperboles qui se sont trouvées merveilleusement en accord avec cette idée d’une Fin du monde. On y voit le ciel et la terre qui s’ébranlent, le soleil, la lune et les étoiles qui s’obscurcissent et qui s’éteignent. Ce ne sont là que des figures pour dire : Tout sera sens dessus dessous. C’est ainsi qu’Isaïe s’écrie, en apostrophant Babylone : Brillante étoile, comment es-tu tombée du ciel ? Mais des esprits troublés ont cru voir dans ces paroles le bouleversement de la nature abîmée et rentrant dans le chaos[31]. Mais pour la croyance à la Résurrection, il n’y avait rien dans la Bible à quoi on pût l’accrocher. Un seul passage, qui se trouve dans Job, XIX, 25, s’est prêté tant bien que mal à cette interprétation. Voici la traduction littérale de ce passage : Je le sais, mon vengeur existe ; à la fin il se montrera sur ma poussière. Et après que ma peau ne sera plus, mon corps cependant verra mon dieu. Oui, je le verrai venir ; mes yeux le verront, mes propres yeux. Il ne faut chercher là qu’une poésie forte et hardie : Job sera vengé après sa mort, et il se dit que son cadavre même ou son squelette jouira de cette vengeance. Il est vrai que la Vulgate lui fait dire tout autre chose : Au dernier jour, je me relèverai de dessous la terre, et de nouveau je me revêtirai de ma chair ; mais il n’y a rien de cela dans le texte[32]. On lit dans Daniel (XII, 1), l’un des livres les plus récents de toute la Bible : En ce temps-là, ton peuple sera sauvé, quiconque sera écrit dans le livre[33]. Et de tous côtés ceux qui dorment dans la poussière de la terre se relèveront, ceux-là pour une vie perpétuelle, ceux-ci pour une humiliation et une abjection perpétuelles. Les sages brilleront de l’éclat du firmament, et ceux qui ont donné aux autres l’exemple de la justice seront comme des étoiles à jamais. On peut cette fois, si on veut, entendre ces paroles d’une résurrection des morts, à la fin du monde, où les justes recevront une récompense éternelle et les impies un châtiment éternel ; mais plus vraisemblablement c’est un langage figuré, pour dire que les Juifs, aujourd’hui enterrés, en quelque sorte, sous l’oppression de l’étranger, vont retrouver leur existence, une existence qui sera’ glorieuse pour les fidèles, misérable pour les infidèles. Je n’oserais du moins affirmer, sur la foi d’un texte aussi peu précis, que la croyance à la résurrection des morts soit déjà dans ce livre, et je l’oserais d’autant moins qu’on reconnaît, quand on fait l’histoire de cette croyance, qu’au temps même où elle était certainement établie, on l’entendait en ce sens, que les justes seuls ressusciteraient, et non les pécheurs[34]. Dans la dernière partie du livre du Fils de Sirach, laquelle peut bien être, je l’ai déjà dit, d’une date plus récente que la première, on trouve un passage, XLVIII, 10-11, où il est permis de voir la croyance à la Fin du monde et à la Résurrection. Ces versets sont d’ailleurs obscurs. C’est seulement, dans le Second livre des Machabées que la Résurrection est professée explicitement, et elle y est entendue au sens que j’indiquais tout à l’heure. L’un des sept jeunes martyrs dit au tyran (VII, 9) : Tu nous débarrasses de la vie présente, mais le roi du monde, parce que nous sommes morts pour ses lois, nous ressuscitera pour une seconde vie, qui sera sans fin. Et un autre (14) : Il vaut mieux sortir de la vie par les hommes, dans l’attente des promesses de notre dieu. Pour toi, tu ne ressusciteras pas pour revivre[35]. Ailleurs, l’écrivain raconte, XII, 40, que Judas livra une bataille avec une troupe qui venait de faire une expédition à Jamnia ou Iabné pour venger les injures que les Gentils de Jamnia avaient faites aux Juifs établis parmi eux ; il gagna la bataille, mais il eut beaucoup d’hommes tués. Et quand on releva les morts pour leur donner la sépulture, on trouva sous leurs habits des objets consacrés aux idoles, dont ces hommes avaient fait butin à Jamnia, contrairement à la Loi[36] : c’est pour cela qu’ils avaient été tués. Pour expier cette violation de la Loi, Judas obligea ses hommes à payer une amende, qui monta à 15,000 drachmes, et il envoya cet argent à Jérusalem, pour qu’il fût fait un sacrifice. — Il agit sagement (dit le texte) dans la pensée de la Résurrection. S’il n’avait pas attendu la résurrection des morts, il eût été inutile et ridicule de prier pour les morts. Mais il considéra que ceux qui meurent pieusement ont une belle récompense assurée ; c’est une pensée religieuse et sainte, et voilà pourquoi il fit expiation pour les morts, afin de les acquitter de la violation de la Loi[37]. Rien n’est plus formel, mais aussi rien ne montre mieux que le livre est très moderne. Il est en effet postérieur même à la destruction du Temple. Au contraire, au Premier livre des Machabées, on remarque que dans le discours de Matathias mourant à ses fils (ch. II), il n’est pas dit un mot d’une résurrection. La Résurrection n’étant ni dans la Loi, ni dans les Prophètes, ceux qui y croyaient n’avaient pas le droit d’imposer à leurs frères leur pieuse croyance. Le zèle dévot des Pharisiens l’avait adoptée ; les Sadducéens la rejetaient, comme le témoignent le Nouveau Testament et Joseph. Ils n’en étaient pas moins tenus pour Juifs fidèles, et il y eut parmi eux des grands prêtres. Plus tard, la Résurrection des morts est devenue pour les Israélites article de foi[38]. LE JUGEMENT DERNIER.Les Prophètes parlent souvent de ce qu’ils nomment les jugements de Iehova. Quand ils célèbrent la délivrance d’Israël et l’abaissement de ses ennemis, ils présentent cela sous l’image d’une sentence que Iehova prononce, comme souverain juge, dans des assises solennelles, devant les peuples assemblés. C’est ce qu’ils appellent la Journée de Iehova (Isaïe, II, 12, etc.), comme on avait autrefois en France les Grands Jours du roi. Ils en parlent d’ailleurs au futur et sous forme prophétique, comme ils font de tout le reste. Il y a surtout dans Joël (ch. III et dernier) un développement éclatant de cette image : En ce temps-là, quand j’aurai ramené chez eux les captifs de Juda et de Jérusalem, j’assemblerai les nations, je les ferai descendre dans la Vallée du jugement de Iehova, à cause de mon peuple et de mon héritage d’Israël, qu’ils ont dispersé parmi les peuples... Que les nations se lèvent, qu’elles viennent à la Vallée du jugement de Iehova, car je siégerai là pour juger tous les peuples d’alentour. Prenez la faucille, la moisson est mitre ; venez, descendez, la cuve est pleine dans le pressoir ; car leurs méfaits sont au comble. Les peuples à la Vallée d’écrasement ! car le jour de Iehova est proche... Et Iehova sera le refuge de son peuple et le rempart des fils d’Israël. L’Égypte sera livrée à la désolation, et Edom avec elle, à cause de la violence faite aux enfants de Juda ; mais Juda sera peuplé à jamais et Jérusalem habitée dans tous les âges. Rien de plus vif et de plus poétique, mais rien aussi de plus simple et de plus transparent. Quand Iehova relève son peuple, il lui fait justice de ses oppresseurs ; il punit tous ceux qui ont pris part à son humiliation et à sa ruine. Il n’y a pas là d’autre mystère. Mais l’idée de la Fin du monde, venant par-dessus ces images, les a transformées, et en a fait ce qu’on a nommé le Jugement dernier. On remarquera qu’en hébreu la Vallée du jugement de Iehova se dit la Vallée de Josaphat (Iehoschaphat), ce mot étant composé du nom abrégé de Iehova et du mot qui signifie juger. On a pu le prendre pour un nom propre, et c’est ainsi qu’une Vallée de Josaphat imaginaire fait quelquefois partie de ce qu’on pourrait appeler la mise en scène du dernier jour[39]. Dans ce jour du jugement dernier, qui devait venger les fidèles de leurs ennemis, on se plaisait à se figurer que ceux-ci seraient solennellement condamnés et livrés au feu. On voulut trouver cela aussi dans les Prophètes, et on l’y trouva. Voici que je me lève, dit Iehova... ; les peuples vont briller comme de la chaux ; ils vont être consumés comme des broussailles dans le feu (Isaïe, XXXIII, 10). — C’est une figure, et elle est reprise dans un autre endroit avec une plus grande richesse d’images (66, 15) : Regardez ; Iehova va venir avec le feu, sur un char qui court comme la tempête ; sa vengeance va étaler toutes ses fureurs ; sa colère va éclater en flammes brûlantes. Iehova jugera avec le feu ; il frappera tout ce qui vit avec l’épée ; les hommes tomberont en foule sous les coups de Iehova. C’est-à-dire que tous les pays ennemis d’Israël seront mis, comme nous disons, à feu et à sang. Le poète cependant continue, en nous représentant les peuples qui viennent adorer le dieu victorieux dans sa ville et dans son Temple ; puis il ajoute : Et au dehors on verra les cadavres de ses ennemis ; le ver qui les ronge ne mourra point, et le feu qui les brûle ne s’éteindra point, et ils feront horreur à tous. Ici le lyrisme est tellement poussé à outrance, qu’on a peine à le réduire à un langage qui n’exprime que la réalité. Voici cependant ce que cela signifie. Le poète nous peint un champ de carnage, où les corps amoncelés gisent sans sépulture : on les abandonne aux oiseaux de proie et aux bêtes fauves (Jér., VII, 33) ; on y entretient pourtant du feu pour combattre l’infection. On voit donc ces malheureux corps à la fois rongés par les vers et consumés par la flamme, et le spectacle est horrible ; mais il épouvantera d’autant plus qu’il paraîtra durer davantage et qu’il semblera que ces morts voient prolonger leur supplice. Eh bien ! pour satisfaire l’imagination furieuse de l’écrivain ; il faut que le supplice ne finisse pas, qu’il y ait toujours des vers et toujours du feu, et que la vengeance de Iehova ne soit jamais épuisée : c’est-à-dire sans doute qu’il y aura longtemps des victoires et des carnages. C’est d’après cela qu’on lit dans le livre grec de Judith (XVI, 17) : Malheur aux nations qui s’élèvent contre mon peuple ; le Seigneur tout-puissant en fera justice au jour du jugement en livrant leur chair aux vers et au feu, et ils souffriront et se lamenteront à tout jamais. Il y avait précisément, au sud-est de Jérusalem, une vallée des fils d’Hinnom, fameuse par les sacrifices sanglants qu’on y. avait jadis offerts au Molek, et que le pieux roi Josias, pour cela même, avait profanée, c’est-à-dire probablement qu’il en avait fait une voirie. De l’hébreu gaï ou ghé, qui veut dire vallée, et de Hinnom, est venu le grec γέεννα des Évangiles, la géhenne du feu. C’est Iehova lui-même qui siège et qui juge dans les Prophètes. Mais quand les imaginations furent remplies de l’idée du Christ, conçu comme un personnage surhumain, il était naturel qu’il figurât dans cette grande scène, et c’est lui en effet qui en devint le premier acteur. Un passage du livre de Daniel, où il n’était nullement question du Christ, contribua cependant à ce qu’on se représentât ainsi les choses. Au chapitre vil de ce livre paraissent les quatre bêtes qui représentent les quatre empires qui ont dominé sur Israël. Elles s’élèvent successivement de la mer : c’est un lion ailé, puis un ours, puis un léopard ailé, puis une autre bête à dix cornes, la plus épouvantable de toutes. Cependant des sièges sont placés, on ne sait où, car ce tableau a tout le vague d’un songe ; un personnage appelé le Très-Vieux, que rien n’a annoncé, y prend séance. Mille fois mille le servent, et dix mille sont debout devant lui. Il rend ses arrêts ; l’empire et la vie sont ôtés aux quatre bêtes. C’est alors que paraît sur les nuées du ciel comme un fils d’homme, c’est-à-dire un homme ; il s’avance vers le Très-Vieux, et on le fait approcher de lui ; l’empire lui est donné, et sa prééminence sera éternelle. Tout cela n’est qu’une forme poétique pour dire que les Juifs, longtemps dominés par les Gentils, finiront par les dominer eux-mêmes. Les Gentils étant représentés par des formes d’animaux, les Saints le sont par une forme humaine : il n’y a rien de plus dans ce fils d’homme du verset 13. Plus tard, on y a vu le Christ, qu’on a appelé, avec l’article, le Fils de l’homme : telle est l’origine de cette appellation mystérieuse que les Évangiles ont consacrée[40]. On lit encore dans Malachie, III, 1 : Voici que je vais envoyer mon Messager, et il préparera le chemin devant moi, et aussitôt le Seigneur, celui que vous cherchez, entrera dans sa demeure, le Messager du Pacte, qui est attendu. Le voici qui vient, dit Iehova des bataillons ; qui soutiendra le jour de sa venue ? On a vu assez dans les Prophètes ce que c’est que ce Pacte, que Iehova doit faire un jour avec les siens ; mais qu’est-ce que ce Messager ? Le verset de Malachie est une allusion à Isaïe, XL, 3, et LXIII, 9, et Isaïe lui-même fait allusion à Exode, XXIII, 9 ; mais dans ces textes le Messager n’est qu’une apparition, une manifestation, par laquelle le dieu lui-même se rend visible. Ici il semble bien que le Messager soit quelqu’un. Le livre se termine par ces paroles : Voici venir le jour qui sera comme un feu brûlant, et tous les méchants, tous ceux qui commettent l’iniquité seront comme la paille. Ce jour qui arrive les fera flamber, dit Iehova des bataillons, et il n’en restera ni branche ni racine. Mais pour vous, qui craignez mon nom, se lèvera le soleil de justice, et le salut sera sous ses ailes ; vous serez délivrés et vous sauterez de joie, comme des veaux engraissés. Vous foulerez les méchants ; ils seront comme la cendre sous vos pieds, en ce jour que je prépare, dit Iehova des bataillons. — Quoique le nom du Messie ou Christ ne se trouve pas dans ces paroles, elles paraissent en contenir l’idée. Enfin on lit au verset IV, 5 : Voici que je vais vous envoyer Élie le prophète, devant que vienne le grand et terrible jour de Iehova. Il ramènera le cœur des pères envers leurs enfants et le cœur des enfants envers leurs pères, avant que je ne vienne, et que je ne voue cette terre à l’extermination. Le Nouveau Testament applique, comme on sait, cette prédiction à Jean le Baptistès (Matth., XI, 14, etc.). Jean vivait de la même vie qu’Élie, et ce que dit Joseph, qu’il prêchait aux Juifs d’observer la justice les uns envers les autres s’accorde aussi avec ces versets[41]. Serait-ce une conjecture trop hardie, de supposer que le texte attribué à Malachie n’est peut-être pas plus ancien que l’époque de Jean, et que c’est à lui en effet que pense le Prophète ? Du reste, l’idée de prophètes réservés pour prendre part à la catastrophe finale parait encore une idée persane[42]. II était naturel que chez les Juifs on appliquât cette idée à deux personnages antiques dont on croyait qu’ils avaient été enlevés de la terre tout vivants, et par conséquent tout prêts à rentrer dans la vie, comme Hénoch et Élie de Thesbé. Voir le livre du Fils de Sirach, XLVIII, 10. LA NOUVELLE JÉRUSALEM.Il n’y a pas dans les Prophètes d’idée plus complaisamment et plus brillamment développée que ne l’est, dans les derniers chapitres d’Isaïe, celle de la restauration de Jérusalem : Quelle
Jérusalem nouvelle Sort du
fond du désert, brillante de clartés, Et
porte sur le front une marque immortelle ? Peuples
de la terre, chantez : Jérusalem renaît plus charmante et plus belle, etc. Athalie, III, 7. Mais dans cette traduction, le goût classique a reculé devant le luxe oriental des hyperboles du texte. La nouvelle Jérusalem sera bâtie avec des pierres précieuses (LIV, 11). Ce ne sera plus le soleil qui l’éclairera pendant le jour, ou la lune pendant la nuit, mais Iehova qui lui sera une lumière perpétuelle (LX, 19)[43]. Tout cela n’est qu’une parure que l’imagination du poète met à la ville réelle à laquelle s’attachait tant de vénération et tant d’amour. Après la grande catastrophe où périt la cité sainte, ces mêmes images, qui d’ailleurs, prises à la lettre, dépassaient toute réalité terrestre, furent appliquées à une Jérusalem imaginaire, qui devait descendre du ciel, à la fin des temps, pour être la demeure des fils d’Israël ressuscités. Elle fut également l’objet des visions des Juifs et de celles des premiers Chrétiens[44]. Cette vision elle-même finit par s’évanouir, et quand les chrétiens, détachés de l’attente de cette Jérusalem, arrivèrent à n’y voir plus qu’un symbole, ils voulurent que ce fût le symbole de l’Église. Ils lisaient dans Isaïe, XLIX, 20 : Tu entendras les enfants de ton veuvage te dire : Tu n’as pas assez de place pour moi ; fais-m’en davantage, pour que je puisse entrer. Et tu diras en toi-même : Qui m’a donné ces enfants lorsque je n’avais plus personne, et que le vide s’était fait dans ma maison ? Le poète avait simplement exprimé par là comment la cité désolée se repeuplait, soit parle retour des générations nées dans l’exil, soit par l’affluence des prosélytes. Les Chrétiens interprétèrent cela tout autrement : ils prétendirent être eux-mêmes les enfants promis à une Jérusalem idéale, dont ils exclurent les fils de la vraie Jérusalem. C’est ce qu’on appela la Vocation des Gentils[45]. Parmi les idées chrétiennes qu’on prétend rapporter aux Prophètes, la Vocation des Gentils est la seule qui leur appartienne véritablement ; mais ils l’entendaient en ce sens, que les Gentils adoreraient Iehova avec les Juifs et à la suite des Juifs, et non qu’ils les feraient disparaître et se mettraient à leur place. LES ANGES ET LES DÉMONS.On a déjà vu ce que sont les Messagers ou Anges de Iehova dans les divers livres de la Bible. Dans les plus anciens, ils sont de simples figures, sous lesquelles Iehova lui-même apparaît ; dans les autres, ils deviennent des êtres surnaturels, ses ministres. Mais même dans ceux-ci, ils ne constituent pas des êtres bien vivants et bien individuels ; ils n’ont pas de noms propres ; ils n’entretiennent pas de commerce avec les hommes et n’entrent pas dans leur vie. Il en est autrement dans le Nouveau Testament et dans l’apocryphon de Tobie. Là les Anges subsistent et agissent pour leur propre compte ; ils ont des noms ; ils sont mêlés au récit d’une manière suivie et jouent des rôles soutenus ; c’est une conception toute nouvelle ; si nouvelle que le mot grec άγγελοι, qui ne signifiait que Messagers, a perdu ce sens original, et qu’au lieu de le traduire en latin par nuncii, on l’a transcrit simplement sous la forme angeli, faisant pour une idée à part un mot à part. Cette conception paraît encore venir du mazdéisme, qui place autour d’Ormuzd, son dieu suprême, une multitude de dieux ou génies de divers étages, à la tête desquels sont les Amschaspands, au nombre de sept (sans doute à cause des sept planètes). C’est ainsi que dans Tobie et dans l’Apocalypse, il est parlé des sept anges ou des sept esprits qui sont admis en la présence du dieu souverain et se tiennent autour de son trône. Il y a un livre hébreu, mais un seul et des plus modernes (c’est celui de Daniel), où cette conception des Anges parait déjà, quoique ces personnages célestes n’y soient pas nommés du nom que nous traduisons ainsi. L’écrivain dit : un Saint, un Veillant[46]. Ailleurs, il dit simplement qu’il voit un homme ou une figure d’homme. Mais c’est là que se trouvent pour la première fois les noms de Gabriel et de Michael (Raphael est dans Tobie) ; là se trouve aussi l’idée que ces êtres divins sont des génies protecteurs des peuples. Un d’eux dit à Daniel : Le prince des Perses (c’est-à-dire le génie supérieur qui préside à leurs destinées) a combattu contre moi ; mais Michael, l’un des premiers princes, est venu à mon secours, et j’eus le dessus (X, 13). Et plus loin on lit (XII, 1) : Michael, le grand prince, se lèvera, celui qui assiste les fils de ton peuple. On peut penser que c’est d’après cette idée qu’un verset du Deutéronome (XXXII, 8) a été absolument transformé dans la version grecque dite des Septante : Quand le Très-Haut assigna leurs parts aux nations, en distribuant les fils de l’homme, il établit les limites des peuples suivant le nombre des fils d’Israël [c’est-à-dire en réservant pour eux assez de terre]. Car la part de Iehova, c’est son peuple : c’est Jacob dont il fait son lot. Mais on lit dans les Septante : Il établit les limites des peuples d’après le nombre des Anges de Dieu. Ces Anges sont les patrons des peuples, tandis qu’Israël a pour patron Iehova lui-même. Ce n’est pas la seule altération de ce genre. Au verset 25 du psaume LIXVIII, à propos du miracle de la manne tombée du ciel, il était dit : Ainsi ils mangèrent du pain des grands seigneurs[47]. Les Septante ont mis : du pain des Anges, et la Vulgate les a suivis. Cela a passé de là dans la Sagesse de Salomon, XVI, 20 ; dans le Quatrième livre d’Esdras, I, 20, et aussi dans le quatrième Évangile, où on a mis cette traduction dans la bouche même de Jésus. Les Anges ont été placés ainsi mal à propos dans plusieurs autres endroits de la Bible. A cette époque appartient aussi la croyance aux Démons, et à Satan chef des démons. On a vu que dans la Bible un satan est un adversaire, un antagoniste, et que le satan par excellence est le grand Accusateur chargé de la recherche et de la poursuite des méfaits des hommes, sous l’autorité de Iehova. Cette idée se transforma sous l’influence des croyances venues de la Perse. Le satan devint le génie du mal, l’adversaire du Seigneur, l’héritier de l’Ahriman mazdéen, et son nom fut dès lors un nom propre. Il semble que le satan soit déjà pris en ce sens dans un verset du Fils de Sirach[48]. Satan est souvent appelé en grec ό διάβολος, le détracteur ou l’accusateur (d’où nous avons fait le Diable) : c’est la traduction de l’hébreu satan, pris dans son sens propre. Dans l’Apocalypse, il s’appelle aussi le Dragon, le Serpent ; cela est encore emprunté aux mythologies orientales. Le verset XII, 9, semble l’identifier avec le serpent de la Genèse, qui vient probablement en effet du même mythe ; mais il paraît bien que l’écrivain de la Genèse n’avait plus conscience de cette origine, et prenait naïvement le serpent pour un animal. C’est seulement à l’époque chrétienne que le judaïsme retourna vers cet Orient dont primitivement il était sorti. Ahriman est entouré, dans le mazdéisme, de tout un peuple d’esprits malfaisants ; il en fut de même de Satan, et ces esprits mauvais furent ses Anges (Apocal., XII, 7) ; ce n’est pas pourtant de ce nom qu’on les appelle d’ordinaire. Les Juifs palestiniens les nommaient Schedim ; les Juifs hellénistes Δαίμονες ou Δαιμόνια, d’où Démons. Le mot de Schedim, qui paraît signifier les puissants, les maîtres, se trouve deux fois dans la Bible, où il désigne simplement les dieux des Gentils[49] ; mais quand les Juifs eurent l’idée de ce que nous appelons les Démons, ils les identifièrent naturellement avec ces dieux ennemis, et les confondirent sous un même nom avec eux[50]. A l’époque que représentent pour nous les Évangiles, tout mal tant soit peu obscur ou étrange était rapporté aux Démons : on disait que le malade avait un Démon[51], et on recourait, pour le chasser, à des opérations mystérieuses. Joseph raconte (Antiq., VIII, II, 5) que de son temps un Juif nommé Éléazar chassa un Démon du corps d’un malade en présence de Vespasien, de ses fils et de ses officiers, en lui mettant sous le nez un anneau dans le chaton duquel était une racine d’une vertu miraculeuse : dés que le malade l’eut respirée, le Démon lui sortit par les narines. Éléazar ajoutait à cette cure des conjurations ou exorcismes pour que le Démon ne rentre plus dans le corps qu’il avait quitté. Joseph prétend que ces secrets merveilleux avaient été trouvés par Salomon, qui en avait laissé par écrit les formules ; mais la Bible ne contient rien de semblable dans l’histoire de Salomon. Les Démons ont quelquefois des noms, Beelzebul (Marc, III, 22), Asmodée (Tobie, III, 8). L’Asmodée de Tobie tue tous les maris de Sara parce qu’il est amoureux d’elle (VI, 14) ; mais on peut douter que cette mythologie soit palestinienne, le livre de Tobie paraissant originaire d’Égypte[52]. Toutes ces idées, ces manières de sentir et d’agir, si répandues aux temps où nous sommes arrivés, sont étrangères à la Bible[53]. C’est sous l’influence de cette doctrine des Anges et des Démons que le travail de l’imagination fit sortir de deux versets de la Genèse un mythe qui n’y était pas enfermé. Ces versets disent que les fils des dieux, étant tombés amoureux des filles des hommes, eurent d’elles des enfants, les nephilim ; ce mot signifie des géants[54]. Rien de plus ; on ne veut qu’expliquer comment il y a eu des géants sur la terre ; ils sont nés des dieux et des femmes mortelles. Dans le Livre d’Hénoch, ces fils des dieux sont devenus des Anges. En aimant les filles des hommes, les Anges ont péché ; ils ont péché en abandonnant le ciel pour la terre, par une espèce de sécession ou de révolte, et aussi en communiquant aux hommes la science, qui est le secret du ciel, et arec la science le mal et l’iniquité. Deux livres du Nouveau Testament, que l’Église reconnaît pour sacrés, se réfèrent évidemment à ce récit du Livre d’Hénoch. Mais comme ces textes ne rappellent pas expressément les amours des Anges pour les filles des hommes, cette tradition n’est pas devenue article de foi, mais seulement celle de leur insurrection. C’est là ce qu’on appelle la Chute des Anges[55]. LE CHRIST SOUFFRANT ET LA RÉDEMPTION.Il y a dans les Écritures un passage qui, à l’époque dont j’étudie en ce moment les idées, s’est emparé très fortement des esprits, et y a engendré des sentiments et des croyances nouvelles. C’est le morceau fameux d’Isaïe qu’on pourrait appeler le tableau de la Passion d’Israël, où Israël est personnifié sous la figure d’un serviteur de Iehova, que Iehova aime entre tous, et qu’il livre cependant aux plus rudes épreuves (LII, 13, etc.) : Voyez, mon serviteur va prospérer : il sera grandi, élevé, exalté bien haut. Autant les peuples s’étaient étonnés à son sujet, parce que son aspect était misérable entre tous, et qu’il faisait plus triste figure qu’aucun fils des hommes, autant ils vont être frappés d’admiration, et les rois se tairont respectueusement devant lui ; car ce qu’ils n’avaient jamais oui dire, ils vont le voir, et ce qui n’était jamais venu à leurs oreilles, ils vont l’entendre. — Qui a cru à ce que nous annoncions, et qui a compris l’œuvre de Iehova ? Le voilà pourtant qui s’est élevé sous les yeux de Iehova, comme un humble arbrisseau qui sort d’une terre aride. — Rien de beau en lui ; nous l’avons vu, et nous n’avons rien trouvé à admirer. Il est méprisé et abandonné des hommes, homme de douleurs, familier avec la souffrance, pareil à ceux dont on détourne sa face, dédaigné et compté pour rien. Cependant c’est pour nous qu’il a été frappé ; c’est pour notre compte qu’il a souffert ; et nous, nous croyions qu’il était battu et châtié par la colère divine. Il a payé pour nos péchés ; il a reçu des coups pour nos injustices ; il à été puni pour notre salut, et la verge qui l’a meurtri a fait notre guérison. Nous nous sommes tous égarés comme des brebis sans pasteur ; chacun de nous a erré suivant sa voie, et Iehova a rejeté sur lui tous nos crimes. Il a été mis en cause et maltraité et il n’a pas ouvert la bouche ; il a été comme le mouton qu’on mène tuer, comme la brebis qui reste muette quand on la tond ; sa bouche non plus ne s’est point ouverte. Il a été livré à la condamnation et au châtiment ; parmi ses pareils, qui est-ce qui a compris cela, quand il a été retranché de la terre des vivants et qu’il a souffert pour le crime des nôtres ? Son tombeau a été parmi les méchants et les injustes, quand il est mort ; cependant il n’a point commis de violence et il n’y a pas eu de fraude dans sa bouche. — Il a plu à Iehova de le briser ; il lui a porté une blessure mortelle. Mais après qu’on aura pris sa vie en expiation. il verra sa postérité, il prolongera ses jours, et par lui s’accomplira la volonté de Iehova. Il verra de quoi être rassasié ; le juste, mon serviteur, amènera les autres à la justice par sa sagesse et il prendra sur lui leurs péchés. Je lui donnerai place parmi les puissants et il partagera le butin des forts, parce qu’il a livré sa vie à la mort, qu’il a été compté parmi les pécheurs, qu’il a porté à lui seul le péché de beaucoup et qu’il a payé pour eux. J’ai voulu citer ce beau développement tout entier et tout d’une suite. La lecture en est d’abord difficile, à cause des mouvements libres et capricieux de cette poésie antique : tantôt c’est Iehova qui parle, puis c’est le prophète ; tout à coup ce sont les nations ; il est difficile de marquer sûrement ces brusques passages. L’idée générale est qu’Israël a souffert pour les crimes des nations : cela est d’un orgueil naïf, mais touchant. Rien de plus original que cette fierté patriotique, alimentée par les misères mêmes et les opprobres. Pas de défense plus saisissante contre un sentiment qui est, hélas 1 de tous les temps, mais qui était surtout des temps antiques, celui qui fait regarder le malheureux comme maudit et condamné des dieux mêmes. A ceux qui s’étaient détournés de Juda avec mépris et aversion, Juda ne répond pas en philosophe que le malheur n’est pas la mesure du crime, comme la prospérité n’est pas celle de l’innocence ; car ni lui-même n’était capable de cette philosophie, ni personne autour de lui ne l’aurait comprise. Mais il explique avec une émotion sincère, et qui se communique, que les sévérités de son Dieu envers lui sont une grâce ; car il a été la victime choisie et préférée dont les souffrances ont profité au salut de tous, en même temps qu’elles lui ont mérité à lui-même un retour de fortune extraordinaire et éclatant. Et ce qui justifiait cette pensée étrange, c’était le succès même de la propagande des Juifs, puisqu’ils obtenaient à Iehova la vénération des autres hommes, et que le monde judaïsait. Le juste, suivant les expressions mêmes qu’on vient de lire, amenait les autres à la justice par sa sagesse ; il les réconciliait avec son dieu, et par conséquent il pouvait dire qu’il avait payé pour leurs péchés[56]. Ainsi parlaient-ils, je le crois, aux beaux temps des Asmonées, quand ils étaient libres et respectés, et que. le spectacle de leur fortune amenait à leur Dieu les peuples qui les entouraient. Mais quand fut venue la servitude romaine, alors, accablés et ulcérés, ils n’étaient plus toujours disposés à tenir un tel langage. Il y en avait parmi eux qui ne prétendaient plus alors souffrir pour les péchés des Gentils ; alors les images de douleur et d’abjection leur sont plus que jamais familières, mais sans autre consolation que l’espoir amer de la vengeance ; Israël souffre, maudit et menace, et ne parle plus volontiers d’être victime pour ses bourreaux. Lorsque dans ces dispositions on relisait Isaïe, que pouvait-on penser, sinon qu’au lieu de la Passion d’Israël lui-même, il fallait voir dans un tel passage celle d’un homme souffrant et mourant pour les péchés d’Israël ? Peut-être qu’on en fit d’abord des applications purement historiques, par exemple à tel des Asmonées, renversé et tué par les Romains ; ou plus tard à quelqu’un de ces chefs de bandes, de ces Christs qui se levaient çà et là, au nom du dieu d’Israël, contre la domination des Gentils. Ce qui est certain, c’est qu’il vint un moment où l’on voulut voir, dans le personnage représenté en des termes si pathétiques par le prophète, non plus la figure des fils d’Israël, mais l’Oint attendu qui devait les délivrer, prêt pour cela à souffrir et à mourir. Cette perspective était sans doute bien différente des images brillantes dont on entourait d’ordinaire, d’après les prophètes, la figure du Christ ou Messie ; mais ces conceptions diverses n’étaient pas inconciliables, puisqu’on pouvait admettre et qu’on admettait que les épreuves douloureuses de l’oint attendu ne seraient que le chemin par lequel il arriverait à sa gloire. On répète encore tous les jours que les Juifs ne pouvaient comprendre un Messie souffrant et humilié ; mais c’est une erreur, comme on peut le voir par le témoignage formel de Justin, dans son Dialogue avec le Juif Tryphon (89-90). Le Juif y refuse absolument d’admettre que le Christ ait pu subir le supplice ignominieux de la croix ; mais il reconnaît sans difficulté qu’il doit souffrir et être condamné à la mort, et que les Écritures l’annoncent. Et ce témoignage est confirmé par un livre juif d’une autorité incontestée, le Targoum de Jonathan, c’est-à-dire la paraphrase chaldaïque qui porte ce nom (targoum veut dire traduction, interprétation), qui, à ce qu’il parait, applique expressément le verset LIII, 10 au Messie. Et on remarquera qu’il n’y a pas lieu de supposer que cette interprétation soit postérieure au christianisme et vienne des Chrétiens ; puisqu’il suffisait au contraire de l’application que les Chrétiens faisaient de cette prophétie à leur Christ pour empêcher les Juifs de la rapporter à leur Messie, si cela n’eût été déjà établi parmi eux. Une fois admise l’idée de la mort de l’Oint céleste, rien de plus naturel que de la retrouver dans les mots de Daniel : Un Oint sera retranché (IX, 26). En effet l’exégèse chrétienne a généralement entendu ce verset de la Passion du Christ. En lisant le morceau d’Isaïe, on aura été certainement frappé de ces expressions : Il a payé pour nos péchés ; il a reçu des coups pour nos injures ; il a porté à lui seul le péché de tous. Ce n’est pas que ces paroles aient dans l’original toute la force que nous pourrions leur prêter. Elles ne signifient pas précisément qu’Israël s’est offert à souffrir pour le péché des autres ; mais seulement qu’il a souffert là où c’étaient les autres qui avaient péché, et que ses souffrances leur ont profité. Mais on voit combien il est aisé de passer de ce sens plus simple au sens mystique, surtout quand ce n’est plus d’Israël qu’on parle, mais du Christ, et c’est ainsi qu’on s’est formé l’idée de ce qu’on appelle la Rédemption. Maintenant, si on prend à la lettre toutes les images de ce morceau prophétique, et si on les applique également toutes (ce que le Targoum ne parait pas avoir fait) au même personnage du Christ ou Messie, il faut, comme ce personnage meurt aux versets 8, 9, et qu’il vit au verset 10, supposer qu’il est ressuscité d’entre les morts. Et en effet les Chrétiens, en annonçant la résurrection de leur Christ, ont affirmé qu’elle était prédite dans les Écritures[57], c’est-à-dire sans doute dans cette prophétie, puisque la Bible n’a pas d’autre texte qu’on puisse interpréter de cette manière. Personne l’avait-il entendu ainsi chez les Juifs ? Peut-être, mais nous n’avons rien qui nous autorise à l’affirmer[58]. Cependant on ne peut guère supposer qu’une idée aussi extraordinaire que celle de la résurrection d’un homme mort, fût-il le Christ, n’ait d’autre origine qu’un texte isolé et équivoque. La vraie origine de la croyance à la résurrection du Christ, c’est la croyance à la résurrection prochaine des morts : elle devait s’accomplir par le Christ ; donc l’imagination, qui attendait ce miracle, était toute prête pour cet autre, que le Christ, s’il était mort lui-même, ressuscitât le premier d’entre les morts. En outre, les cultes qui remplissaient alors le monde, surtout le monde de l’Orient, célébraient tous également, sous les noms divers d’Osiris, de Thamouz ou Adonis, d’Attys, de Dionysos ou Sabaze, de Mithra, etc., la résurrection d’un personnage divin, laquelle, à l’origine, avait simplement représenté la résurrection du soleil, reprenant possession du ciel à l’équinoxe du printemps, comme cela est expliqué dans Macrobe[59]. Voilà par quelles idées et par quelles pratiques religieuses les hommes se trouvaient préparés à cette époque à l’étrange annonce d’un Christ ressuscité. Quoi qu’il en soit de la résurrection du Christ, toutes ces autres croyances, le Christ Fils de Dieu, la Résurrection des morts, le Jugement dernier, la Jérusalem nouvelle, les Anges et les Démons, la Rédemption elle-même, ont donc été des imaginations juives avant d’être des dogmes chrétiens. Ce qui est vrai des dogmes doit l’être aussi, et l’est en effet, de ce qu’on appellera plutôt les idées chrétiennes, comme la Foi, la Grâce, l’opposition du Spirituel et du Charnel, la Loi réduite à la Charité, etc. Ces idées ne sont pas dans la Bible hébraïque, quoiqu’on ait voulu et qu’on ait cru les y retrouver ; elles ne se montrent pas même clairement dans les apocrypha ; mais elles étaient certainement dans l’esprit des Juifs à la veille de l’avènement du christianisme. La critique pourrait le conclure de cela seul, que Paul en parle comme de choses familières à ses auditeurs ou à ses lecteurs ; mais on les retrouve d’ailleurs dans un livre juif, qu’il me reste à étudier, et qui appartient au judaïsme helléniste, je veux dire les œuvres de Philon. Je n’ai pas parlé du Talmud, et je ne ferai guère que le nommer, parce que ce grand monument du judaïsme n’a pas encore été assez étudié, ni rendu assez accessible, pour que j’en tire ce que je souhaiterais pouvoir en tirer. Le Talmud (ou la Doctrine) est une sorte de corps du droit juif divisé en 63 traités. Le fond de ces traités est un texte assez court, la mischna (ou la copie), dont chaque phrase, et quelquefois chaque mot est discuté dans un commentaire variorum très étendu, appelé la ghémara (l’achèvement). Il n’y a qu’une mischna, mais il y a deux ghémaras, dites de Jérusalem et de Babylone, la première, qu’on regarde comme écrite, non pas précisément à Jérusalem, mais à Tibériade, au IVe siècle ; la seconde, qui est la plus développée, et qu’on rapporte au VIe siècle ; on la croit composée à Sura. Comme les Ghémaras sont presque tout le Talmud, et comme il y a deux Ghémaras, on peut dire qu’il y a deux Talmuds, celui de Jérusalem et celui de Babylone. Le Thesaurus antiquitatum sacrarum d’Ugolino, Venise 1764-69, contient la traduction latine, avec le texte en regard, de 19 traités du Talmud de Jérusalem et de 2 du Talmud de Babylone : le traité intitulé Sanhédrin y est donné d’après les deux Talmuds. M. Schwab a traduit en français le traité des Berakhoth ou bénédictions d’après les deux Talmuds[60]. — Le petit traité intitulé Pirké-Aboth (décisions des Pères), se trouve en français dans le recueil de Prières israélites que j’ai cité plusieurs fois, parce que des lectures prises de ces livres entrent dans la liturgie[61]. Bien peu de personnes peuvent lire le Talmud dans son texte, et la lecture même des parties traduites est très laborieuse, puisqu’on n’a jamais devant soi une composition suivie et le développement d’une idée, mais une série de remarques détachées, souvent pleines des subtilités les plus fatigantes. Il faudrait un travail infini pour exposer d’après ces pages confuses l’ensemble des pensées et des sentiments de ceux qui les ont écrites, et ce travail est encore à faire. Cependant le savant Lightfoot, au milieu du XVIIe siècle, a rendu déjà un grand service, en commentant d’après le Talmud les livres du Nouveau Testament[62]. Il s’est attaché à signaler les conformités (quelquefois aussi les divergences) entre le Talmud et les livres saints des chrétiens. On pourrait croire d’abord que, le Talmud étant très postérieur à l’ère chrétienne, ces rapprochements ont peu d’intérêt, en ce que cette date permettrait de supposer que ce qui se trouve de chrétien dans le Talmud a été emprunté au christianisme ; mais il suffit de feuilleter seulement un ou deux traités du Talmud pour s’assurer combien cette supposition serait erronée. Quoique les rédacteurs de ce recueil ne soient pas sales se préoccuper des chrétiens, ils n’étudient nullement leurs livres et ne regardent même pas de ce coté ; leur doctrine est purement juive, et ils ne se soucient que de ramasser et de rapprocher les gloses de leurs docteurs : Rabbi un tel a dit ; Rabbi un tel a prononcé ; c’est là absolument tout le Talmud. Mais, parmi ces docteurs d’Israël, plusieurs, et les plus fameux, sont antérieurs au christianisme ; d’autres en sont contemporains ; ceux mêmes qui sont venus plus tard n’ont fait que continuer la tradition de leurs maîtres. Le Talmud est né du besoin qu’ont eu les Juifs, quand l’État juif eut définitivement disparu, de le faire revivre et de le perpétuer, pour ainsi dire, en fixant à la fois les croyances des fils d’Israël et les règles de leur vie publique et privée. Il représente donc avec une fidélité dont on ne peut douter ce qu’était le judaïsme au moment même où le christianisme s’emparait du monde[63]. Je profiterai des recherches de Lightfoot et de ses continuateurs, jusqu’aux hébraïsants de notre temps, quand je serai arrivé, dans ma dernière partie, à l’étude du Nouveau Testament. |
[1] C’est ainsi qu’Hérode lui-même présente les choses dans un discours que Joseph lui fait tenir (Antiq., XV, XI, 1).
[2] Il est à remarquer que les versets II, 59-60, se rapportent à ce qui est raconté dans Daniel, III et VI.
[3] On peut ajouter aux Psaumes la dernière partie des Proverbes.
[4] Un confesseur de la vérité et de la justice, Boutteville, dans un livre intitulé : La Morale de l’Église et la Morale universelle, 1866, livre excellent, qui l’a fait déclarer indigne d’enseigner la jeunesse, citait ce morceau (p. 320), pour montrer quelle est l’illusion des croyants, qui, regardant de tels discours comme la parole même de Dieu, viennent ensuite nous demander d’être reconnaissants à la religion de ce que l’humanité a fait contre l’esclavage.
[5] Nombres, XIX, 11-12.
[6] Sirach, XXXI, 25 (Vulg., XXXIV, 30). — L’ordre des chapitres, entre le XXXe et le XXXVIIe, n’étant pas le même, dans la Vulgate et dans l’édition grecque d’Alcala, que dans le manuscrit du Vatican (source de l’édition grecque de Rome), et dans celui d’Alexandrie, je donnerai une double indication toutes les fois que j’aurai à citer un passage pris dans ces chapitres.
En outre (c’est peut-être l’occasion de le dire), le texte de la Vulgate contient beaucoup de pensées qui ne sont pas dans le texte grec, et elle a ainsi beaucoup plus de versets dans chaque chapitre, de sorte que les numéros des versets ne se répondent plus. Je cite toujours d’après le grec.
[7] Matthieu, VI, 12.
[8] Ch. XXIX, 11. Comparer Matthieu, VI, 19.
[9] Sirach, XXXII, 15 (Vulg., XXXV, 16.)
[10] Sirach, XXXI, 20 (Vulg., XXXII, 24).
[11] La même pensée se retrouve dans Tobie, IV, 17, mais la Vulgate l’y a effacée.
[12] Sirach, XXXII, 17-19 (Vulg., XXXV, 21). Voir aussi le chapitre XXXIII et la fin du chapitre XXXVI (ou dans la Vulgate, XXXVI, 1-9).
[13] Ch. XVII, 21 ; XXII, 11 ; XLI, 1, etc.
[14] Voir aussi Baruch, III, 26.
[15] Je puis indiquer Prov., IV, 8 et XV, 15. Voir Derenbourg, p. 50, note, et le Traité des Berakhoth, traduit par Schwab, p. 131.
[16] Des critiques ont cru que le beau développement sur Siméon le Juste (L, 1-22) témoigne que l’auteur du livre était contemporain de ce grand prêtre ; mais une telle supposition n’est pas nécessaire pour expliquer cet hommage. On voit par le Talmud que Siméon était resté dans la tradition rabbinique comme l’idéal du grand prêtre (Derenbourg, p. 46-58). Son règne avait été long, et surtout ce règne avait précédé immédiatement le temps des profanations. Après lui, le peuple d’Israël n’a plus à sa tète que des chefs demi-hellènes, dont le ministère n’a nullement le caractère de sainteté que réclamaient les disciples fidèles de la Loi. Le Fils de Sirach célèbre Siméon comme il a célébré Aaron (XLV, 8-21) : l’un est le premier, l’autre est, pour ainsi dire, le dernier des vrais grands-prêtres.
[17] Voir la note à la fin du volume.
[18] C’est à peu près ainsi que, dans la Henriade de Voltaire,
Charlemagne et Clovis
Veillent du haut des cieux sur l’empire des lis.
[19] A cause de l’onction des rois et des grands-prêtres.
[20] Si ce n’est appliqué à Cyrus, XLV, 1.
[21] Il faut ajouter aux Psaumes ordinairement appelés ainsi quelques autres psaumes ou chants insérés çà et là dans les livres historiques (I Samuel, II, 10 ; II Samuel, XXII, 51, etc.), ainsi que la prière d’Habacuc, III, 13. Dans le récit des livres de Samuel, l’Oint est Saül ou David. Quant à l’Oint de Daniel, IX, 25, il n’est pas douteux qu’il ne désigne un personnage historique, ainsi que l’Oint retranché du verset suivant.
[22] Voir, dans le second Psaume, les versets 1 et suivants, 30 et suivants.
[23] On trouvera le texte de cet écrit, avec des prolégomènes et des notes, dans le Messias Judæorum de M. Hilgenfeld, Leipzig, 1809. Voir aussi une dissertation de M. Auguste Carrière, de Psalterio Salomenis, Strasbourg, 1870.
Quant au Livre des jubilés, conservé en éthiopien, que je ne connais que par M. Vernes (Histoire des idées messianiques, etc., 1874, p. 139-150), je ne puis croire qu’il soit de la même date que les Psaumes de Salomon. Le passage cité p. 147 a dû être écrit après la destruction de Jérusalem.
[24] Deut., XVIII, 18. Voir Actes, III, 22 et VII, 37 ; Jean, I, 45, etc.
[25] Plutarque, Pompée, 24.
[26] J’emprunte cette traduction au livre de M. James Darmesteter, Ormazd et Arhiman, leurs origines et leur histoire, 1876 (thèse présentée à la Faculté des Lettres de Paris), p. 226.
[27] Prescriptions, 40.
[28] L’expression de Fils de Dieu pouvait d’ailleurs être prise aussi dans un sens plus large : II Sam., VII, 14, etc. Matthieu, V, 9. Dans l’Exode (IV, 22), c’est Israël lui-même que Iehova déclare son fils.
[29] Plutarque, Sulla, 7. Mahabharata, traduction Fauche, t. IV, p. 39.
[30] Virgile applique au fils qui venait de naître à Pollion, alors consul (l’an 40 avant notre ère), toutes les poétiques espérances qui flottaient en ce temps-là dans bien des esprits. Il est telle de ces images (vers 22) qui se retrouve dans Isaïe (XI, 6 et 7), mais elle se retrouve aussi dans Théocrite (XXIV, 84), qui certainement ne l’avait pu empruntée aux Juifs.
[31] Ce style se retrouve jusque dans la littérature profane et classique. Cicéron écrit familièrement à Atticus (II, 21), en parlant de Pompée déchu de sa popularité et de sa grandeur : En effet il était tombé de la hauteur des étoiles, nam qui deciderat ex astris.
[32] On a vu plus haut, au chapitre de Job, que l’auteur du livre n’imagine jamais que l’homme survive à la mort.
[33] Sur ce livre, voir Daniel, X, 21.
[34] Voyez II Mach., VII, 14, et Tacite, Histoires, V, 5. L’idée particulière que les juifs se faisaient de la résurrection, ainsi que les premiers chrétiens, a été très bien expliquée dans le livre de M. Charles Lambert, l’Immortalité selon le Christ, 1865, livre d’un grand intérêt et d’un très bon style, qui a été beaucoup remarqué quand il a paru, et qui l’a été en particulier par Mérimée (Lettres à une inconnue, t. II, p. 263). — L’idée que les justes seuls revivent, et que les pécheurs sont condamnés à une seconde mort, qui sera éternelle, parait être une idée égyptienne. Maspero, p. 41 (d’après le Livre des morts). Léon Carré, Histoire de l’Orient, t. I, p. 260.
[35] Voir aussi XIV, 46.
[36] C’est-à-dire au Deutér., VII, 2.
[37] Si ce trait de Judas est historique, comme on peut le croire, il est clair qu’il lit cette expiation pour les survivants, non pour les morts ; car la supposition qu’il n’y eût que les morts qui eussent péché n’est qu’une pure légende.
[38] Talmud, Sanhédrin, dans le Thesaurus antiguitatum sacrarum d’Ugolino, t. XXV, p. DCCCXCI. Voir aussi le Rituel intitulé Tephillath adath yeschouroun, Prières pour les Israélites, publié à Paris en hébreu et en français (9e édition, 1867), page 346, article XIII.
[39] La vallée réelle, voisine de Jérusalem, dont il est parlé dans un récit des Chroniques sur le roi Josaphat (II, XX, 16), n’est pas appelée dans l’Écriture Vallée de Josaphat. Mais l’Onomasticon d’Eusèbe la nomme de ce nom et la donne comme le théâtre du jugement dernier. — Voyez Neubauer, la Géographie du Talmud, 1868, p. 51.
[40] Elle n’est jamais dans les Lettres de Paul, ni même dans les Lettres attribuées à Paul (sauf la Lettre aux Hébreux, qui est tout à fait à part). Elle est aussi dans l’Apocalypse.
[41] Marc, I, 6 et II Rois, I, 8. Antiquités, XVIII, V, 2.
[42] Renan, Vie de Jésus, édit. de 1867, p. 207.
[43] Voir aussi Tobie, XIII, 16.
[44] Tertullien raconte que lors de l’expédition de Septime Sévère en Orient, en passant par la Judée, on la vit pendant quarante jours, chaque matin, suspendue dans les airs, sans doute par un effet de mirage. Adv. Marc, III, 24.
[45] Au-dessous de ce vers :
Jérusalem renaît plus charmante et plus belle.
Racine a soin d’écrire en note : L’Église. — Voir Lettre aux Hébreux, XII, 23.
[46] Chap. IV, 10. Comme qui dirait, un gardien, une sentinelle ; l’expression se retrouvait dans le Livre d’Hénoch (οί έγρήγοροι, dans les fragments conservés par George le Syncellos).
[47] C’est-à-dire, d’un pain excellent. Comparer Juges, V, 25.
[48] Τόν σατανάν, XXI, 27. Bretschneider refuse de l’admettre, et il est vrai qu’il est difficile de se prononcer là dessus avec certitude.
Les chrétiens reconnurent en effet Satan dans Ahriman. Voir Théodore de Mopsueste dans Photios (Biblioth., 81).
[49] Deutéronome, XXXII, 17. Psaumes, CVI, 77.
[50] C’est en ce sens seulement que Paul emploie δαιμόνια. I Cor., X, 20, voir aussi Baruch, IV, 7.
[51] Les expressions de possédé et de possession ne sont pas dans les Écritures.
[52] Ce trait a été supprimé dans la Vulgate. — Beelzebul est une altération de Baal zeboub, c’est-à-dire le Baal des mouches (des mouches malfaisantes). Voir II Rois, I, 2. Le nom d’Asmodée vient de la Perse. (Renan, Vie de Jésus, édition de 1861, p. 212.)
[53] On lit dans I Sam., XVI, 15, qu’une influence malfaisante troubla Saül et lui causa un délire dont la musique de David le soulageait. Le texte dit : Une influence malfaisante venant de Iehova, comme on dirait, une fièvre envoyée de Dieu ; car tout ce qui parait surnaturel vient de Iehova. Cela est tout différent des Démons de l’époque chrétienne. C’est d’ailleurs le seul passage de ce genre.
On ne peut douter cependant que ces sortes de superstitions ne soient aussi vieilles que l’humanité. Elles tiennent une grande place dans les monuments chaldéens, et on les retrouve dans ceux de l’antique Égypte. Le premier chapitre du livre de M. François Lenormant, La magie chez les Chaldéens, 1874, contient là-dessus les développements les plus curieux. On doit donc admirer à ce sujet la sobriété de la Bible hébraïque.
[54] Cette interprétation résulte clairement de Nombres, XIII, 33.
[55] Quelquefois les textes sacrés eux-mêmes n’ont pas suffi pour faire prévaloir une croyance. Il en a été ainsi pour le Règne de mille ans, qui a été si longtemps l’objet d’une foi générale, et auquel on ne croit plus, quoique l’Apocalypse (au chapitre XX), l’annonce dans les termes les plus formels.
Il semble bien que c’est à la tradition de la chute des Anges par l’amour des femmes qu’il faut rapporter le verset célèbre de Paul, où il dit que la femme ne doit paraître en public que la tête voilée, à cause des anges. I Cor., XI, 10.
Quand on crut à la chute des Anges, on s’imagina la retrouver dans un verset d’Isaïe où le poète apostrophe Babylone et décrie : Comment es-tu tombée du ciel, étoile du matin (Lucifer dans la Vulgate) ? On supposa que l’apostrophe s’adressait au chef des anges rebelles, et c’est de là que Lucifer est devenu en français la nom du diable. M. Scherer a relevé ce contresens dans une étude très piquante, et en même temps très philosophique, intitulée : Des mots hébreux dans le français. (Mélanges d’histoire religieuse, 1865, p. 434.)
[56] On voit par Origène (Contre Celse, I, 55) que c’est en effet l’interprétation que les Juifs donnaient de cette prophétie.
[57] Paul, I Cor., XV, 4, etc.
[58] Jonas enfermé pendant trois jours dans l’animal marin qui l’a englouti et reparaissant ensuite à la lumière, pouvait être pris pour un symbole (Matth., XII, 4U), mais non pour une prédiction.
[59] Saturnalia, I, 21.
[60] Paris, 1871, librairie Maisonneuve.
[61] La publication de M. Rabbinowicz : Législation civile du Talmud, 1re partie, Traité Kethouboth, des Actes, Paris, 1873, contient des extraits, et non une traduction véritable de ce Traité.
[62] Dans ses Horæ hebraïcæ et talmudicæ, Cambridge, 1658, etc. Il n’a commenté ainsi que les Évangiles, les Actes, quelques chapitres de l’Épître aux Romains et la première aux Corinthiens ; mais son travail a été continué par Schœttgen et d’autres.
[63] On trouvera dans le manuel allemand de Schürer : Lehrhuch der neutestanientlichen Zeitgeschichten, Leipzig, 1874, p. 37 et suivantes, tous les renseignements dont on peut avoir besoin sur les Talmuds, et aussi sur une autre classe d’écrits rabbiniques, les Midrasch (ou Commentaires des Écritures). Les trois plus importants parmi ces écrits (sur les livres II à V de Moïse), qui sont très anciens, et antérieurs aux Talmuds, ont été publiés et traduits dans le Thesaurus d’Ugolino.