A partir du milieu du Ve siècle avant notre ère, date où on place Esdras, c’est-à-dire la restauration de Jérusalem et du Temple, et où il faut placer aussi la rédaction de la Loi, jusqu’au partage de l’empire d’Alexandre à l’entrée du IIIe siècle, il s’est passé environ cent cinquante ans pendant lesquels les Juifs n’ont absolument pas d’histoire. La Bible ne contient pour cette période aucun récit, mais seulement une liste de noms des grands-prêtres (Néh., III, 10), et on peut dire qu’on n’en apprend pas davantage dans Joseph ; car il ne raconte que trois faits qui se rapportent à ces temps, et encore est-ce aux dernières années : le meurtre du grand-prêtre Jean tué par son frère, sous Artaxerce Ochus ; l’établissement du temple samaritain de Garizim, sous Darius Codoman, et la prétendue entrée d’Alexandre à Jérusalem, qui n’est sans doute pas historique. Après Alexandre, les Juifs reparaissent dans l’histoire. Les rois d’Égypte et de Syrie se disputent la Palestine. Ptolémée Lagos prend Jérusalem, et emmène un grand nombre de prisonniers, qu’il établit en Égypte. Antiochos le Grand enlève la Judée à Ptolémée Philopator ; Ptolémée l’Épiphane la reprend ensuite, puis elle est reconquise par Antiochos. Elle passe après lui à ses fils, Séleucos et Antiochos l’Épiphane. On trouve dans deux livres écrits en grec, et reçus comme sacrés par l’Église romaine, le Premier des Machabées et le Second des Machabées, l’histoire des Juifs à partir de la fin du règne de Séleucos. Si je n’ai pas dit simplement, les deux livres des Machabées, c’est pour mieux avertir que ces deux livres sont absolument détachés l’un de l’autre et doivent être pris chacun à part. Le Premier des Machabées est le seul qui ait une véritable valeur historique ; il a entre autres mérites celui de nous donner la date des événements presque année par année, depuis l’avènement d’Antiochos l’Épiphane, en 173, jusqu’à la mort du prince Asmonée Simon, en 135. Le Second livre ne contient que l’histoire du fameux Judas le Machabée, et ne la conduit même pas jusqu’à sa mort. Depuis la destruction de Jérusalem par les Chaldéens, les Juifs n’avaient pas de rois, mais seulement des grands-prêtres. Il est probable que ces grands-prêtres ne furent d’abord que les chefs d’une communauté qui se gouvernait elle-même, du moins par ses anciens[1] ; mais, au temps des Séleucides, les grands-prêtres paraissent être de véritables rois, qui ont tout l’éclat, tout le pouvoir de la royauté, et qui en prennent toutes les licences. Il est dit du grand-prêtre Ménélas ; dans le second livre des Machabées (IV, 25), qu’il se conduisait comme un odieux tyrannos. Si les grands-prêtres ne portaient pas le nom de roi, c’est que ce nom était réservé aux rois de Perse et, depuis Alexandre, aux rois de Syrie. On verra qu’après que les Juifs se furent complètement affranchis de la domination des Séleucides, leurs grands-prêtres prirent tout naturellement le nom de roi. On ne sait rien, absolument rien, de l’état des Juifs sous la domination des Perses ; mais si on en jugé par la situation où ils paraissent au début de la période macédonienne, c’était un état de prospérité, on pourrait même dire d’indépendance. Ils payaient sans doute un tribut ; ils fournissaient pour les guerres du grand roi, ou des hommes, ou de l’argent, ou l’un et l’autre ; à cela près, il est à croire qu’ils étaient libres, et qu’ils vivaient à part de leurs maîtres, sans être troublés en rien dans la pratique de leurs lois, ni dans le culte de leur dieu. Les gouvernements asiatiques n’étaient pas assez fortement organisés pour faire sentir leur action aux peuples conquis dans le détail de la vie, et ils devaient être assez indifférents aux croyances et aux mœurs de leurs sujets. Ce fut tout autre chose avec les rois grecs : les Hellènes pénétraient partout, et avec eux l’hellénisme, c’est-à-dire un certain ensemble d’idées et d’habitudes par lesquelles on était plus irrésistiblement et plus pleinement conquis que par les armes. L’hellénisme envahissait l’Asie, même avant Alexandre ; après lui, les voies s’ouvrirent de plus en plus au commerce des esprits comme à celui des denrées. Le commerce, mieux encore, je crois, que la guerre, versa des multitudes de Juifs dans Alexandrie et dans Antioche, et les Juifs mêmes de la Palestine entrèrent si bien en rapport avec les Grecs, que la Judée parut tout près d’être grécisée. La curieuse histoire de Joseph, fils de Tobie, ce Juif si distingué et si grand seigneur, qui tint pendant vingt-deux ans la ferme des impôts de Syrie, de Phénicie et de Samarie, et qui fit échanger aux Juifs leur pauvreté et leur abaissement pour une fortune plus haute et une vie plus large[2], montre combien, dès le temps d’Antiochos le Grand, les fils d’Israël s’étaient familiarisés avec les Grecs. C’est au début du règne d’Antiochos l’Épiphane que le Premier des Machabées nous montre l’hellénisme éclatant à Jérusalem, et y constituant un parti antinational ; mais la crise qui se déclara alors se préparait sans doute depuis longtemps. Ce n’est pas tout à coup qu’il s’est trouvé un grand-prêtre comme ce Jésus, frère et successeur d’un troisième Onias, qui se fit le courtisan des Macédoniens jusqu’à échanger son nom juif contre le nom grec de Jason ; qui établit dans la ville sainte un gymnase grec, avec ses nudités et ses scandales, et qui apprit aux Juifs à dissimuler la circoncision[3]. Le Second livre l’accuse même d’avoir envoyé aux jeux quinquennaux de Tyr, célébrés en l’honneur de l’Hercule tyrien, et où le roi était présent, une somme de 300 drachmes au nom des Antiochées ou hommes d’Antiochos (lui et les siens avaient pris ce titre), et d’avoir ainsi adressé au dieu de Tyr une offrande, à peine déguisée sous la forme d’une contribution pour l’entretien des vaisseaux. Ces amis de l’étranger sont bientôt punis, toujours d’après le Second livre, par les maîtres mêmes dont ils s’étaient faits les complaisants, mais pour qui ils ne peuvent ni ne veulent faire assez. Jason a beau faire au roi les honneurs de Jérusalem, il est supplanté par son frère, à qui Antiochos donne le titre de grand-prêtre, et qui se fait appeler Ménélas : nous ne savons pas même son nom juif[4]. Le roi le traîne à sa suite à Antioche, à Tyr ; plus tard il le ramène à Jérusalem, quand lui-même y entre en maître ; c’est Ménélas qui lui ouvre le Temple et qui le lui livre pour le pillage, si on en croit du moins le Second livre. Mais il disparaît bientôt dans la’ grande insurrection que font éclater les violences des Syriens sous cet Antiochos l’Épiphane, c’est-à-dire le dieu manifesté, que Polybe appelait l’Épimane, c’est-à-dire le Fou[5]. Déjà, lorsque le roi, entrant à Jérusalem, avait enlevé une partie des trésors du Temple, il y avait eu du sang versé, sans doute parce qu’il y avait eu des résistances, et les Juifs fidèles furent dans le deuil ; mais ce fut bien pis deux ans après. Antiochos prétendit en finir avec le judaïsme et helléniser Jérusalem. Un receveur d’impôt fut commis à cette besogne : il semble que c’était un Athénien, ou qu’il avait avec lui un Athénien, chargé particulièrement de l’entreprise de la conversion des Juifs (II Mach., VI, 1). L’envoyé du roi surprit Jérusalem, y tua beaucoup de monde, y mit le feu en divers endroits et aux portiques mêmes du Temple, emmena des hommes et des femmes en captivité, et bâtit au-dessus du Temple une acropole ou acra, où on établit une garnison d’hellénisants, pour tenir en respect les Juifs fidèles. Ceux-ci abandonnèrent Jérusalem, qui se remplit de Gentils[6]. Le Temple alors fut dévasté, et la ville devint toute profane. « Beaucoup de ceux d’Israël se déclarèrent pour le culte du maître, sacrifièrent aux idoles et violèrent le sabbat (I Mach., I, 25). Un édit du roi proscrivit l’adoration du dieu d’Israël ; plus d’holocaustes à Iehova, plus de fêtes juives ; le Temple fut rempli d’images ; on y amena le porc immonde ; enfin, sur l’autel même de Iehova, on établit ce que le livre de Daniel (IX, 27) appelle l’abomination du brigand, c’est-à-dire l’idole abominable qu’il adorait. C’était le Zeus d’Olympie, sans doute une copie de la statue de Phidias : on reconnaît là que l’agent du roi est un Athénien[7]. La proscription s’étendit à toute la Judée ; la circoncision fut interdite, les livres de la Loi brûlés. Des commissaires portaient de tous côtés les ordres du roi, assistés par des bandes de Juifs déserteurs de la Loi, qui tuaient ceux qui n’obéissaient pas et qui confisquaient leurs biens ; on fuyait devant ces envoyés, et on se réfugiait dans les cavernes des montagnes de Judée. On pourrait douter de ces excès, et croire que les Juifs ont exagéré dans leurs livres ce qu’ils ont eu à souffrir ; mais quand on lit ce que Polybe racontait d’Antiochos, on voit bien qu’ils avaient affaire à un esprit dont l’ivresse de la royauté avait détruit l’équilibre, et qui ne se possédait plus[8]. C’est alors qu’un prêtre, nommé Mathathias, donna le signal de la résistance dans le bourg de Modin, à quelques lieues de Jérusalem. Il était d’une famille dont le chef avait porté le nom d’Asmonée, pris sans doute de la ville d’Asmon, et qui devint celui de la famille elle-même. Mathathias tua un Juif qui sacrifiait dans Modin sur l’autel des Grecs, et avec lui l’homme du roi qui présidait au sacrifice, et il démolit l’autel ; puis il s’enfuit aux montagnes avec ses cinq fils déjà hommes, entraînant toute une troupe avec lui. Ils furent bientôt assez nombreux pour oser courir le pays, renversant les autels profanes, et faisant circoncire les enfants non circoncis. Mathathias mourut en 166, au début même de la lutte ; mais son troisième fils, Judas, fut reconnu pour chef par les insurgés et commença la Guerre de l’indépendance. Judas mérita d’être surnommé Machabée, c’est-à-dire, à ce qu’il paraît, le Marteau[9]. Judas défit les Macédoniens dans plusieurs rencontres ou batailles, et put reprendre possession de Jérusalem, à l’exception de l’acra. Pendant que ses troupes victorieuses tiennent en respect la garnison de l’acra, il restaure et purifie le Temple en 163, trois ans et demi après qu’il avait été profané. Une fête commémorative fut établie pour célébrer la grande journée où on revit le culte de Iehova. Cependant les Juifs sont entourés d’ennemis ; leurs voisins jaloux ont associé leurs haines à celles des Macédoniens. Il faut tenir tête à la fois du côté du sud, de l’est et de l’ouest ; à l’Iduméen, à ceux de Galaad sur la frontière des Arabes, à la Galilée dite des Gentils, à ceux mêmes de Tyr et de Sidon. Judas repousse les uns, dévaste à son tour le pays des autres, et détruit les temples et les autels profanes qui souillent la Terre d’Israël. Antiochos l’Épiphane mourut en 164, laissant pour héritier un enfant. Ceux qui gouvernaient au nom du jeune Antiochos mirent à mort ce grand prêtre Ménélas, qui était pourtant la créature des Macédoniens. Ces malheureux prêtres hellénisants se faisaient détester des Juifs fidèles, sans réussir à contenter l’étranger. Les Macédoniens firent l’année suivante un nouvel effort, qui fut décisif. Tandis que Judas assiégeait l’acra, ils assiégèrent à leur tour Jérusalem, et le manque de vivres réduisit ses défenseurs, après qu’ils eurent beaucoup souffert de la faim, à traiter avec l’ennemi, qui détruisit les fortifications du Temple. Cependant, Démétrios, oncle du jeune Antiochos, tua son neveu et se mit à sa place. Un nouveau grand prêtre, appelé du nom grec d’Alcime (Iakim était son nom juif), fut établi dans Jérusalem. Alcime n’était pas de la famille des grands-prêtres. Onias, fils d’Onias le dernier grand-prêtre de ce nom, et neveu de Jason et de Ménélas, ne put supporter cette chute de sa maison, et se retira en Égypte. Le roi d’Égypte Ptolémée Philométor, qui avait vu, dix ans auparavant, l’Égypte envahie par Antiochos l’Épiphane, qui avait été à peu près fait prisonnier, et qui n’avait sauvé son royaume qu’à l’aide de l’intervention des Romains, devait accueillir avec faveur un prince juif de la famille régnante, dépossédé par les Syriens. Il lui donna un territoire, où Onias bâtit depuis un temple au dieu des Juifs[10]. Cet établissement de Iehova en Égypte, dans un temps où Jérusalem et son Temple étaient encore sous la main des Gentils, marqua pour les Juifs d’Égypte comme une ère nouvelle et l’ouverture d’un âge de régénération et de salut. Ils exercèrent depuis, dans le royaume égyptien, une influence considérable. Ils étaient très puissants sous la reine Cléopâtre, veuve tour à tour de Philométor et d’Evergète. Plus tard, ils aidèrent César dans la guerre d’Alexandrie. Le grand-prêtre, père d’Onias, était l’arrière-petit-fils du grand prêtre Siméon, surnommé le Juste ou le Saint. Il était le fils d’un autre Siméon (Simon sous forme grecque), contemporain d’Antiochos le Grand, dont le pontificat est célébré magnifiquement à la fin du livre du Fils de Sirach, sans doute parce qu’il était le dernier qui eût exercé sa charge avec une pleine indépendance, avant la prépondérance des Gentils[11]. Cependant Alcime, qui régnait à la dévotion des Macédoniens, ne put se maintenir à Jérusalem. On y ménageait encore les maîtres ; on offrait au Temple des sacrifices et des holocaustes au nom du roi ; mais Judas continuait la guerre, et, dans une bataille, vainquit et tua le général macédonien Nicanor. L’an 161, les macédoniens assiégeaient de nouveau la ville sainte ; ils sont forcés de lever le siège pour combattre, et c’est alors que Judas le Marteau est tué dans une dernière journée, au moment, dit-on, où il allait vaincre. Le récit juif, toujours si sobre, laisse échapper un cri à la mort de Judas : Et ils firent le deuil pendant plusieurs jours, et ils dirent : Comment est-il tombé, le fort qui sauvait Israël ? Judas est en effet un personnage héroïque, et les Juifs durent prendre pour des miracles ses victoires sur le successeur d’Alexandre, sur le fils d’Antiochos le Grand et le maître d’un si vaste empire ; car Mithridate le Parthe n’avait pas encore détaché de la Syrie cette grande portion de l’héritage des Séleucides, qui bientôt allait leur être enlevée pour toujours. Il y avait du merveilleux dans cet élan d’un petit peuple et dans le génie de son chef ; mais le succès fut aidé par la surprise des Macédoniens. La surprise passée, tout était à craindre ; quand Judas périt, il sembla que tout fût perdu. Les Juifs parurent entièrement démoralisés ; une grande famine qui survint acheva de les abattre. Les ennemis de la Loi se sentent forts et tuent de tous côtés ceux du parti de Judas : Il y eut alors une tribulation en Israël, comme il n’y en avait pas eu depuis qu’il n’y a plus de prophète[12]. Les fidèles se rassemblèrent sous Jonathas, frère de Judas, qui tint de nouveau la campagne et réussit à se défendre. Jonathas se tient au nord du pays de Juda, laissant Jérusalem au parti grec, qui n’a plus de chef, Alcime étant mort. Il se passa neuf ans sans qu’il y eût un grand prêtre. Ce qui sauva les Juifs, ce fut l’état de faiblesse et de division où tomba le royaume de Syrie. La situation de Jonathas était bien précaire, lorsqu’un Alexandre, qui se donnait pour un fils d’Antiochos l’Épiphane, se leva contre Démétrios. Aussitôt tout est changé pour Jonathas : chacun des prétendants veut avoir pour soi les bandes de ses braves. Démétrios le prend à son service, le laisse reprendre et fortifier Jérusalem, et lui fait rendre les otages enfermés dans l’acra ; la plupart des places de la Judée sont évacuées par les Macédoniens. Alors, Alexandre à son tour offre à Jonathas le titre de grand prêtre, et Jonathas passe à lui. C’est ainsi que le fils de Mathathias, le frère de Judas, le commandant de l’insurrection, devient, de l’aveu des Macédoniens et par eux, le chef reconnu de la nation juive. Pendant les onze ans qu’il régna, bien des révolutions se succédèrent. Alexandre devient roi de Syrie à la place de Démétrios tué dans une bataille ; puis Alexandre est vaincu et tué par un autre Démétrios, fils du premier ; enfin, ce Démétrios lui-même est renversé par Tryphon, au nom d’un jeune Antiochos, fils d’Alexandre. Jonathas combat tour à tour pour Alexandre, pour le second Démétrios, pour Tryphon, et à chaque changement il gagne quelque chose. Il devient considérable auprès du roi d’Égypte (le protecteur d’Onias), qui se mêle à ces querelles de la Syrie. Il obtient même, d’après le Premier des Machabées, le patronage des Romains, qu’avait déjà recherché Judas. Il se sent assez établi pour oser faire à Jérusalem des travaux qui lui permettent de bloquer l’acra et la garnison macédonienne. Alors Tryphon, se défiant de lui, réussit à le surprendre, et le tue quand il l’a en son pouvoir. Une pareille trahison était pour la Macédoine une faible ressource, et montrait assez combien le chef des Juifs était devenu important. Simon, qui succéda à son frère, offrit à Démétrios son alliance contre Tryphon ; elle ne pouvait être refusée. Non seulement il est confirmé par Démétrios comme grand prêtre, mais il est si fort, ou, en d’autres termes, la royauté de Syrie est si faible, qu’il fait reconnaître l’indépendance des Juifs. Démétrios renonce à l’impôt de la couronne, qu’on lui payait jusque-là. Une fête commémorative fut établie pour célébrer cet acte décisif d’affranchissement. Voilà l’explication historique de la fortune inespérée des Juifs sous l’empire des Séleucides. Les Juifs ne virent dans cette fortune que l’œuvre de leur dieu, et ils ne se trompaient pas tout à fait. Ce sont les événements du dehors qui leur permirent de mener à bien leur tentative d’affranchissement ; mais auraient-ils fait cette tentative s’ils n’avaient aimé leur Iehova de tout leur cœur, de tout leur être et de toutes leurs forces, et s’ils n’avaient compté sur lui ? La destinée de ce peuple fut déterminée par son esprit ; cet esprit, développé par une situation extraordinaire, produisit la Loi, qui à son tour fortifia la foi même qui l’avait faite. En l’an 143 avant notre ère, les Juifs cessent de se tenir pour sujets du roi de Macédoine, et n’inscrivent plus dans leurs actes que le nom de Simon, grand prêtre et prince. Jérusalem et la Judée sont libres et autonomes pour la première fois depuis quatre cent cinquante ans[13]. Dès l’année suivante, Simon, maître du pays, réussit à affamer la garnison des hellénisants dans l’acra, et les contraignit à se rendre. C’était le complément de la délivrance, et ce fut le sujet d’une seconde fête commémorative. L’année d’après, le roi de Syrie tombait entre les mains des Parthes, dont le roi Mithridate, aussi grand que le Mithridate du Pont, venait d’enlever aux Syriens toute la haute Asie. Le principat de Simon est célébré dans le Premier des Machabées comme un véritable âge d’or : Sous lui, le pays de Juda fut en paix. Il eut dans la ville de Joppé (que son père avait prise), un port qui le mit en communication avec les côtes et les îles des Gentils. Il élargit les frontières de sa nation ; il les assura par des forteresses. Il fit des prisonniers en grand nombre ; il fit disparaître toute profanation ; il abattit toute résistance. Chacun cultiva sa terre en repos, et recueillit les fruits de son sol et ceux de ses arbres. Les anciens siégeaient sur les places, discutant les affaires publiques ; les jeunes gens marchaient revêtus des habits et des honneurs de la guerre. Il fournissait aux villes des provisions pour leurs marchés ; il leur assurait des ressources pour la défense ; sa renommée s’étendait d’un bout à l’autre du pays ; il y établit la paix et Israël fut en joie. Chacun était assis sous sa vigne ou sous son figuier, et ils n’avaient pas de sujet de crainte. Il n’y avait plus personne pour les combattre, et les rois furent brisés en ces jours-là. Il soutint tous les humbles parmi son peuple ; il s’attacha à la Loi ; il fit disparaître tout ennemi de la Loi et tout méchant. Il honora le sanctuaire, et prodigua tout ce qui pouvait orner les saints lieux (ch. XIV). Cependant, après une nouvelle révolution dans la Syrie, les Macédoniens, sous Antiochos de Sidé, reprirent les armes contre les Juifs, qui furent gravement menacés. Un combat heureux les délivra ; mais tout à coup, en 135, Simon fut assassiné avec deux de ses fils par un Ptolémée, son gendre. Son fils Jean, qui avait échappé à ce meurtre, lui succéda : il prit le nom grec d’Hyrcan[14]. Ici se termine le Premier des Machabées (le Second des Machabées s’arrête beaucoup plus tôt, en 161). En finissant, l’auteur du livre renvoie ses lecteurs à une Vie d’Hyrcan, et, en effet, c’est sous Hyrcan seulement que s’achève cette indépendance de la Judée, qui devait d’ailleurs durer si peu : il est le plus puissant et le plus heureux des Asmonées. Il lui fallut pourtant d’abord se soumettre au roi de Syrie, qui avait assiégé Jérusalem. Les Macédoniens lui imposèrent un tribut, se firent livrer des otages et rasèrent les fortifications de la ville sainte. Ils prirent alors Hyrcan et ses troupes à leur service contre les Parthes ; mais le roi Antiochos ayant été vaincu et tué dans une bataille, et les Parthes ayant mis à sa place son frère, l’ancien roi Démétrios, leur prisonnier, cette mort paraît avoir affranchi le prince des Juifs. Le roi rétabli était fort mal assis dans sa royauté, qu’il ne garda pas longtemps. Hyrcan, sans s’inquiéter de lui, conquit Sichem et ferma le temple samaritain de Garizim, odieux à ceux qui adoraient dans Sion. Il soumit l’Idumée, força les habitants de se circoncire, et les confondit pour jamais avec les Juifs. Il avait cessé dès la mort d’Antiochos de payer tribut et de reconnaître la royauté syrienne. La Syrie était en pleine anarchie : un Alexandre, un Séleucos, deux Antiochos se l’arrachaient les uns aux autres. Hyrcan osa attaquer Samarie, et l’enleva malgré les Syriens et malgré un secours envoyé de l’Égypte ; il rasa sans pitié cette antique rivale de Jérusalem. C’est sous Hyrcan que les Pharisiens figurent pour la première fois dans l’histoire des Juifs : ils existaient déjà du temps de Jonathan, d’après Joseph, mais c’est tout ce qu’il nous en dit à cette date. Ils se présentent dès lors comme un parti de dévots ou de zélés, qui s’appuient sur le peuple et qui font de l’opposition aux princes. Leur nom paraît signifier Séparateurs, parce qu’ils prêchaient la séparation absolue (en grec l’άμιξία) entre les saints et les profanes[15]. Hyrcan mourut en paix après un règne de trente ans, et le pauvre royaume de Syrie, partagé en deux moitiés où régnaient deux frères ennemis, se trouva alors si faible, que Judas ou Aristobule, fils d’Hyrcan, ne craignit pas de ceindre le diadème, et de prendre, avec le titre de grand prêtre, celui de roi des Juifs. Mais précisément alors, l’histoire des Asmonées, jusque-là pure de crimes, commence à présenter les tristes spectacles qu’offre d’ailleurs celle de toutes ces royautés de l’Asie. Tacite nous peint ces rois grands prêtres emportés par des révolutions populaires, rétablis par la force des armes, toujours prêts à bannir des citoyens, à raser des villes, à tuer leurs frères, leurs femmes, leurs mères, à attenter tout ce qu’attentent les rois (Hist., V, 8). Aristobule tout d’abord fit tuer sa mère, puis un de ses frères ; il ne vécut pas deux ans. Il avait pris le surnom si peu juif d’Ami des Grecs. Sa veuve Salomé (Alexandra) fit roi un autre frère de son mari, qu’elle épousa ; ce fut Jonathan ou Jannée (Alexandre). Son règne de vingt-sept ans fut traversé par les troubles les plus graves, soulevés par le fanatisme des Pharisiens. Chassé d’abord de Jérusalem, il reprit le dessus, fonça les mécontents à se retrancher dans une petite place, qu’il emporta ; puis ayant ramené avec lui huit cents prisonniers, il les fit périr tous ensemble par l’affreux supplice de la croix, après avoir égorgé leurs femmes et leurs enfants sous leurs yeux : pendant ce temps, il était à table avec ses femmes en un lieu découvert, d’où il jouissait de ce spectacle. A partir de là, il régna tranquille. Au dehors, Alexandre put continuer l’œuvre de son père, comme son frère l’avait fait déjà, et agrandir encore le royaume juif. A sa mort, il laissa la royauté à sa veuve, qui put la conserver en s’abandonnant aux Pharisiens. Son fils aîné fut grand prêtre ; le second était en pleine révolte au moment de la mort de sa mère, et, après elle, il se proclama roi et grand prêtre, au préjudice de son aîné. Mais tandis que les frères se disputaient le diadème, une grande révolution s’était accomplie au dehors. Pompée avait achevé de détruire le royaume de Syrie, et il n’y avait plus rien entre la Judée et les Romains. Pompée intervint dans la querelle, protégea d’abord le cadet contre son aîné, puis celui-ci contre l’autre, et enfin il partit en armes devant Jérusalem avec son protégé. La ville lui fut livrée par les partisans de celui-ci ; mais il fallut assiéger le Temple. Il le prit d’assaut après trois mois, malgré une résistance désespérée, en l’année 63 avant notre ère, celle du consulat de Cicéron. Il y eut un grand massacre dans cette journée. Au fond les vrais Juifs ne se souciaient ni de l’un ni de l’autre frères ; ils étaient républicains, et ne voulaient reconnaître que des grands prêtres et non des rois. Ces zélés se montrèrent déjà alors tels que Titus devait les retrouver plus tard. Au moment où le Temple fut emporté et où les Romains s’y jetaient en furieux, massacrant tout ce qu’ils trouvaient sur leur passage, les prêtres, dit Joseph, qui étaient occupés aux sacrifices, ne les interrompirent pas, et se laissèrent égorger dans l’accomplissement de leurs fonctions sacrées ; et il cite sur ce fait le témoignage de Strabon et de Tite-Live. Le vainqueur ne toucha pas aux richesses du Temple[16], mais il pénétra jusque dans le sanctuaire profané, ce sanctuaire qui ne s’ouvrait jamais qu’au grand prêtre, et il s’étonna de n’y pas trouver d’image[17]. Le vaincu fut emmené prisonnier à Rome ; son aîné redevint simplement grand prêtre, et il n’y eut pas de roi. La Judée fut dès lors tributaire des Romains et leur sujette. Pompée lui ôta d’ailleurs la plupart des conquêtes de ses princes, qui retournèrent à la province de Syrie. Ainsi le Temple avait été pris d’assaut, et la Judée était assujettie en fait au pouvoir de Rome : ce fut un coup terrible pour l’orgueil et la foi des Juifs. Mais quelles durent être ensuite leurs pensées, lorsque, moins de quinze ans après, l’homme qui avait profané le Temple, Pompée le Grand, était vaincu à Pharsale et tué en Égypte ; qu’une révolution inouïe bouleversait la République romaine, et que cet empire de Rome, au plus haut de sa grandeur, sembla près de se détruire lui-même par les guerres civiles ! Ils se remirent alors à espérer un avenir meilleur, une péripétie qui leur rendrait ce qu’ils avaient perdu, qui ferait même pour eux plus encore. S’il fallait pour cela un miracle, n’était-ce pas déjà un miracle que ce qui venait d’étonner le monde ? Le bras de leur dieu n’était pas raccourci (Is., LIX, 1) ; ils se dirent que ce dieu trouverait bien le moyen de les sauver ; qu’une fois encore il leur susciterait un libérateur, et que celui-là établirait définitivement et pour jamais leur indépendance et leur grandeur. Ce libérateur, ce chef attendu, ils l’appelèrent l’oint par excellence, à cause de l’onction qui consacrait leurs grands prêtres et leurs rois. La république juive établie par Pompée subsista, une vingtaine d’années, à travers bien des troubles et des combats, suscités par les ambitions rivales des Asmonées. Mais pendant ce temps un personnage qui n’était pas de race royale s’était fait une situation considérable parmi les Juifs et près des Romains. C’était un homme de l’Idumée, des plus riches de son pays ; il portait le nom grec d’Antipatre. Il s’était mis du côté de l’aîné des deux frères ; il l’aurait rétabli, en lui achetant l’alliance d’un roi arabe, si les Romains ne s’en étaient mêlés. Puis ceux-ci s’étant tournés de l’autre côté, Antipatre se mit au service des Romains ; il leur assura en Égypte, lors de l’expédition de Gabinius, le concours de tous les Juifs qui y étaient établis : en revanche, il eut l’appui de Rome contre tous ses adversaires. Après la mort de Pompée, il passa sur-le-champ du côté de César, et l’assista dans la guerre d’Alexandrie de la manière la plus efficace. César le fit citoyen romain, puis procurateur pour la Judée (en tant que pays tributaire de Rome), et sous ce nom il eut réellement l’autorité d’un roi des Juifs. On lui permit même de relever les murailles de Jérusalem, que Pompée avait abattues. Quand César fut assassiné, il conserva son crédit auprès de Cassius, qui occupait la Syrie. Cependant il avait des ennemis, qui réussirent, suivant le récit de Joseph, à l’empoisonner ; mais il laissait des fils, et l’un de ces fils était Hérode. Les fils d’Antipatre gouvernaient comme leur père sous le nom du prince Asmonée, lorsqu’une révolution nouvelle éclata. Le prétendant vaincu était mort, ainsi que son fils aîné ; mais il avait laissé un autre fils, Mathathias, de son nom grec Antigone : celui-ci acheta le secours des Parthes, et avec eux il se rendit maître de Jérusalem. Il fit couper les oreilles à son oncle le grand prêtre, ce qui le rendait à jamais incapable de cette dignité[18] ; il le laissa d’ailleurs entre les mains des Parthes. Le frère aîné d’Hérode fut tué ou se tua lui-même ; Antigone fut roi et grand prêtre, mais Hérode avait échappé. Hérode suivit fidèlement, dans ses rapports avec les Romains, les exemples de son père. Après la bataille de Philippes et la mort de Cassius, il s’était jeté sous la protection d’Antoine, qui avait pris possession de l’Orient, et par ses respects, surtout par ses magnifiques présents, il avait gagné Antoine et Cléopâtre. Au moment où il fut forcé de fuir de la Judée, Antoine était retourné à Rome : il l’y rejoignit, et obtint par lui un sénatus-consulte qui le déclarait roi des Juifs (l’an 40 avant notre ère). Il s’était d’ailleurs approché de la royauté par son mariage avec une fille des Asmonées, Mariamne, qui était à la fois petite-fille des deux frères ennemis. Les troupes romaines de la Syrie furent chargées de soutenir le nouveau roi. Hérode entoura avec elles Jérusalem, et la prit d’assaut après un long siège ; ce fut encore une journée affreuse. Antigone prisonnier fut mis à mort ; Hérode demeura roi, et il fit un grand prêtre, n’osant prendre lui-même cette dignité, sans doute à cause de son origine iduméenne ; un Iduméen, dit Joseph, n’est qu’un demi-Juif. La royauté fut donc séparée de la prêtrise, comme aux temps antiques. Peu après, Hérode déposa le grand prêtre qu’il avait fait, pour mettre à sa place un jeune frère de Mariamne ; mais ce ne fut pas pour longtemps ; il ne tarda guère à le faire tuer. Quant au vieux grand-prêtre déchu, il était venu de lui-même, avec la permission des Parthes, se remettre entre les mains du fils de son serviteur Antipatre. Lorsque la guerre éclata entre Antoine et Octave, Hérode servit Antoine de toutes ses forces. Après Actium, il eut peur et, pensant que l’existence du prince octogénaire pouvait être encore un danger, il le fit étrangler, d’après le récit de Joseph. Ainsi finit la race illustre des Asmonées. Cependant Hérode était allé droit à Octave, lui avait offert le dévouement et les ressources avec lesquels il avait servi Antoine, et les lui avait fait accepter. Octave lui rendit le diadème, qui dès lors fut assuré sur son front. Le monde était pacifié, la Judée aussi fut tranquille : Hérode régna sans obstacle, sous le patronage de César[19]. Hérode eut une longue vie, qui présente des aspects bien divers. Dans son intérieur, dans ce palais plein de femmes, de mignons, d’eunuques, se succèdent des scènes odieuses et misérables, toutes les horreurs et tous les scandales des cours d’Orient. Le premier des siens qu’il fit tuer fut son oncle Joseph ; il l’accusait d’être l’amant de sa femme favorite, la belle Mariamne, dont l’histoire est un roman tragique. Il tua bientôt Mariamne elle-même, et n’en fut que plus amoureux de celle qu’il avait tuée. Vieux, il fit mourir les deux fils qu’il axait eus de Mariamne, et plus tard enfin un autre fils d’une autre femme ; il n’avait plus que cinq jours à vivre quand il frappa ce dernier coup. On attribuait à Auguste un mot sur son ami le roi Hérode, qu’il valait mieux être de ses cochons (en sa qualité de Juif) que de ses enfants. Quant aux victimes moins illustres, on ne les comptait pas : en proie à des défiances et à des fureurs perpétuelles, il frappait ses meilleurs amis, et ne cessa tant qu’il vécut de tuer et de torturer. Et pourtant son règne ne fut pas sans grandeur, en ce que l’habileté et l’énergie avec lesquelles il avait fait sa fortune ne profitèrent ‘pas seulement à lui, mais aussi à son pays. Il prolongea de quarante ans l’indépendance apparente de la Judée, et fit oublier l’humiliation subie sous Pompée, les pillages de Crassus, l’invasion des Parthes ; il mit fin aux guerres intestines et au brigandage ; il tint en respect les Arabes. Enfin il se fit rendre peu à peu par Auguste tout ce qui avait été enlevé à la Judée, et il obtint même des agrandissements nouveaux. Aussi entendu en finances que son père, il eut son trésor toujours rempli, et ce trésor fournit à des dépenses pleines d’éclat, faites pour lui assurer la faveur de l’empereur et celle des peuples. Il restaura Samarie sous le nom de Sébaste ou Augusta ; il fonda Césarée, qui fut le port et comme la capitale profane de son royaume, et d’autres villes encore. Il fit des bâtiments et des travaux publics de toute espèce ; il les multiplia jusque dans des villes étrangères, où ces largesses répandaient sa gloire. Mais il s’illustra surtout par la restauration du Temple, œuvre grandiose, qu’il accomplit en huit années, et qui força pour ainsi dire la reconnaissance des Juifs. Il s’en fallait beaucoup en effet qu’il fût populaire. Comment l’âpre zèle des Juifs dévots, déjà si menaçant à l’égard des rois sous les Asmonées, ne se fût-il pas révolté contre l’étranger, l’Iduméen, qui s’était fait roi de Judée en extirpant une race royale et sacerdotale, qui avait amené devant Jérusalem les armées romaines, et qui régnait en préfet et en courtisan de César ? Dès sa jeunesse, au temps où son père gouvernait sous le nom du prince Asmonée, chargé par lui, à quinze ans, de commander en Galilée, il avait montré tout d’abord ce qu’il devait être ; mais il s’était aliéné les saints en exterminant impitoyablement des bandes de fanatiques conduites par un certain Ézéchias. On l’accusa d’avoir violé la Loi en tuant des frères sans jugement, et il faillit être condamné par le sanhédrin[20]. Quand plus tard il assiégea Jérusalem et le Temple avec les Romains, il sembla qu’il tenait assiégé le dieu lui-même. Enfin sa royauté étalait aux yeux scandalisés des Juifs toutes les habitudes d’une royauté hellénique. Il célébra, en l’honneur de César, des jeux quinquennaux ; il osa bâtir dans la ville sainte un théâtre, et un amphithéâtre à ses portes ; il donna le spectacle de condamnés aux prises avec des bêtes féroces. C’était une impiété, dit Joseph, de faire dévorer des hommes par des bêtes pour servir de spectacle à des hommes ; c’en était une autre d’introduire ces coutumes étrangères au mépris de la Loi. Il alla jusqu’à élever des temples à Auguste, non pas sur la terre de Juda (cela, dit Joseph, n’aurait pas été souffert), mais à Sébaste, à Césarée, et en pays étranger, et il remplissait ces temples de statues. Il subvenait de ses largesses à des fêtes païennes, par exemple aux frais des jeux Olympiques et des sacrifices qui accompagnaient ces jeux. Toutes ces démonstrations étaient odieuses aux Juifs fidèles ; elles leur faisaient détester leur roi, et leur roi les détestait à son tour, parce qu’ils refusaient de lui rendre les hommages que lui-même rendait aux Romains. Ils lui en voulaient encore de ce que, ne trouvant pas la Loi assez sévère contre le vol avec effraction, il avait établi que les coupables seraient vendus comme esclaves à l’étranger, c’est-à-dire aux Gentils, ce qui était les arracher à leur dieu. Dès les premiers temps de son règne, dix de ces zélés conspirèrent pour l’assassiner ; ils furent dénoncés et suppliciés, mais le dénonciateur fut assassiné lui-même. Hérode tâcha de s’assurer de ses sujets en leur faisant prêter un serment de fidélité ; il sévit de diverses manières contre ceux qui le refusaient ; il en dispensa pourtant les pharisiens les plus respectés, et aussi ces espèces de cénobites appelés Essées ou Essènes. Plus tard il exigea de nouveau qu’on prêtât le serment, non pas seulement à lui, mais même à César : plus de 6000 pharisiens le refusèrent ; il les frappa d’une amende, qu’une femme pieuse de sa propre famille paya pour eux. Ces pharisiens formaient un parti qui se faisait suivre du peuple et des femmes, et qui tenait le roi en échec. Ce qu’Hérode faisait de plus populaire, jusqu’aux diminutions d’impôt, ne réussissait pas à lui ramener les esprits. Il. était difficile pourtant qu’ils ne fussent pas touchés par la restauration du Temple, quoique l’idée en eût été d’abord accueillie avec défiance, comme tout ce qui venait d’Hérode. Il se faisait ainsi le continuateur de Salomon ; il était tout au moins un Zorobabel. Il accomplissait ce qui n’avait pas même été essayé pendant les cent vingt-cinq ans qu’avaient régné les Asmonées. Il donnait au Temple une grandeur et une magnificence dignes du prestige que son dieu exerçait à cette époque, et il avait lui-même beaucoup ajouté à ce prestige en faisant retentir de tous côtés, par ses monuments et ses dépenses, son nom et le nom des Juifs. La fête de l’inauguration solennelle du Temple fut un jour de grande joie, et cette joie dut être ressentie dans le monde entier ; car la race des Juifs avait pénétré dans toutes les cités, et il n’y avait pas d’endroit sur la terre où elle n’eût sa place et, où elle ne fit sentir sa prédominance[21]. Ce jour-là Hérode reçut des bénédictions universelles. On racontait que pendant les huit années que dura cette reconstruction, il n’avait jamais plu le jour, mais seulement la nuit, pour que les travaux ne fussent pas interrompus. Telle est, dit Joseph, la tradition de nos pères, et on ne refusera pas de le croire, si on considère tant d’autres manifestations que notre dieu a données de lui. Cependant c’est précisément comme profanateur du Temple qu Hérode, vieux et près de mourir, fut encore une fois en butté à la fureur de ses sujets. Il avait osé placer au-dessus de la porte principale une aigle d’or, en l’honneur de Rome et de César. Deux rabbins, docteurs éloquents et maîtres vénérés de la jeunesse, prêchèrent que c’était un devoir pour les fidèles de détruire l’odieuse figure, au péril même de leur vie. Hérode était très malade, et le bruit s’étant répandu qu’il était mort, une troupe nombreuse alla en plein midi arracher l’aigle. La chose faite, la plupart se dispersèrent devant les troupes du roi ; mais quarante de ces jeunes gens se laissèrent prendre, prêts à répondre de ce qu’ils avaient fait. Plusieurs furent brûlés vifs, avec l’un des deux rabbins, qui avait été le principal instigateur de la sédition, et le grand prêtre qui était alors en fonctions fut révoqué, comme suspect d’être l’ennemi du roi. Quelque temps après, Hérode fit enfermer dans Jéricho tout ce qu’il y avait d’hommes considérables dans la nation, et on prétendait qu’il avait donné l’ordre (qui ne fut pas exécuté) de les tuer tous quand il serait mort, afin d’être sûr que sa mort serait honorée par un grand deuil. Ainsi Hérode mourut détesté de ce parti dévot avec lequel il avait eu à lutter toute sa vie. A sa mort, la haine de ce parti alla jusqu’à demander aux Romains d’abolir la royauté juive et de réunir la Judée à leur province. Néanmoins on ne peut guère douter qu’Hérode n’ait eu aussi des partisans, et même des enthousiastes. A distance, l’éclat de son règne frappa de plus en plus les esprits ; il demeura, comparé à ses héritiers, Hérode le Grand[22]. Ces mêmes Juifs, qui s’abandonnaient aux Romains en haine des rois, ne purent guère, sous les Romains, ne pas quelquefois regretter ce roi, au temps de qui la Judée était encore quelque chose. Peut-être même a-t-il été, aux yeux de plusieurs, non pas seulement un Oint, comme étant roi, mais aussi l’Oint attendu, dont il a été parlé un peu plus haut. C’est du moins ce que dit Épiphane, et je ne vois pas de raison de ne pas l’en croire. A certains beaux moments du règne d’Hérode, on put penser qu’il était celui que Iehova avait promis à son peuple. On lisait dans les bénédictions de Jacob à ses fils, ou du moins on croyait y lire (car il fallait pour cela ajouter au texte) que le sceptre ne sortirait pas de Juda ni le commandement de sa postérité, jusqu’à la venue de l’oint. Or, sous Hérode, le sceptre était sorti de Juda, puisque la royauté avait passé à un fils d’Édom ; le temps de la prophétie était donc venu ; le Messie devait paraître sous Hérode : pourquoi alors n’aurait-ce pas été Hérode lui-même ? Cette croyance se perpétua après lui, toujours si on en croit Épiphane, et ces Hérodiens, dont il est parlé dans les évangiles, étaient ceux qui acceptaient Hérode pour Messie. Cette secte, si elle a existé, n’a pas dû vivre longtemps, et s’est réduite sans doute bientôt aux courtisans des princes issus d’Hérode. C’est partout ailleurs que parmi ces princes que le vrai peuple juif devait chercher celui dont on avait besoin et qu’appelaient tous les vœux[23]. Cependant, dix ans après la mort d’Hérode, son fils Archélaos fut dépouillé de la principauté qu’on lui avait d’abord laissée sans le titre de roi, et qu’il avait traînée tristement à travers une véritable anarchie. La Judée fut réunie à la province romaine. C’est à cette date, où déjà Jésus de Nazareth était né, que j’arrêterai ce résumé historique. L’histoire des Juifs est aride, comme toutes les histoires mal connues, où on n’entre pas par des récits détaillés et contemporains. Un Juif de la Cyrénaïque, qui portait le nom grec de Jason, avait raconté en cinq livres la guerre de l’indépendance ; mais ces livres sont perdus, et nous n’avons plus aujourd’hui, soit dans le Premier, soit dans le Second livre des Machabées, soit dans Joseph, que des abrégés écrits loin des événements. Les historiens profanes se sont peu intéressés à ces choses, et cela est tout simple : ce qui étonne davantage, c’est que les livres où se conservent les traditions religieuses des Juifs, les Thalmuds et les Midraschim, aient à peu près passé sous silence les hommes de cette grande époque. On y trouve deux fois le nom de Mathathias, mais aucun des cinq fils de Mathathias, pas même Judas, n’est nommé par les rabbins[24]. Ils sont tellement dévots et théologiens qu’ils n’enregistrent que des décisions de docteurs, des traits de piété ou des prodiges ; mais des capitaines et des politiques, mais des princes à demi hellénisés leur sont indifférents, sinon suspects. Cependant ces personnages, qui ne font que passer devant nous, nous touchent fortement : d’abord ce vieillard, qui donne avec ses fils le signal de la révolte, puis ce Judas le Marteau, dont on n’a pas fait un saint, mais qui demeure un héros. Nous saluons avec respect Simon, le premier chef indépendant des Juifs, et son fils Hyrcan, dont le glorieux règne faisait revivre aux yeux des siens celui de David. Nous sommes émus au spectacle du Temple affranchi et purifié, de la nation redevenue maîtresse d’elle-même. C’est comme un miracle, de voir se lever ce peuple obscur et inaperçu, qui détruit si brusquement le prestige des héritiers de Nabuchodonosor, de Cyrus et d’Alexandre. On était tout à l’heure en plein Orient ; on ne voyait que des multitudes prosternées devant des rois qui règnent comme des dieux, forts de leurs trésors et de leurs armées ; mais voici une force nouvelle, celle de l’âme et de la foi, et par cette force tout est changé, et le royaume de Syrie ne se trouve pas moins impuissant contre les Juifs qu’en face de la terrible grandeur romaine. Il y a une pensée qui frappe un esprit critique, quand il vient d’assister à de telles scènes, c’est qu’il ne semble guère possible qu’elles n’aient pas agi sur les imaginations de manière à enfanter une littérature. L’esprit juif, encore si jeune, et nullement usé par le travail de la réflexion, semble n’avoir pu passer par de telles émotions et de tels événements sans avoir besoin de s’épancher. Cependant, si on s’en rapporte à la tradition, toute la littérature sacrée des Juifs est antérieure à cette époque. Il y a donc lieu de se défier de la tradition, et de se demander d’avance si tel livre, plein de mouvement et de passion, qu’on fait remonter aux anciens âges, ne daterait pas plutôt de cette grande crise, et ne serait pas né des luttes ou des triomphes des Asmonées ; et même si le long règne d’Hérode, prospère et brillant, qui a tout pacifié en Judée, n’a pas dû produire à son tour une littérature moins originale, mais intéressante encore. Je prie qu’on ne perde pas de vue ces idées, en lisant les chapitres sur le Deutéronome et les Prophètes. On verra d’ailleurs que dans ces livres, réputés si antiques, il se trouve des passages qu’on est bien tenté d’expliquer en les rapportant à des événements ou à des situations très récentes. Je devais donc mettre dès à présent sous les yeux des lecteurs toute l’histoire des Juifs ; on en sera mieux préparé pour étudier la suite de la Bible, et d’abord le Deutéronome. |
[1] Était-ce par la Grande synagogue ? La question ne parait pas résolue. Voyez J. Derembourg, Essai sur l’histoire et la géographie de la Palestine d’après les Thalmuds, première partie, Histoire, 1867, pages 20 et suivantes.
[2] Joseph, Ant., XII, IV, 2-10.
[3] I Mach., I, 16, et Jos., Antiq., XII, V, 1.
[4] Voir Derembourg, page 53, note 2. Quand je renvoie simplement à Derembourg, sans préciser davantage, j’entends toujours l’Essai sur l’histoire de la Palestine, cité plus haut.
[5] Athénée, X, p. 439.
[6] Les nations, goïm, en grec έθνη, en latin gentes, ce sont les étrangers ou plutôt les infidèles, ceux qui n’appartiennent pas à Iehova. L’antithèse d’Israël et des gentes n’existe pas véritablement dans les Quatre livres. Quant à l’expression d’hommes des nations, θένικοί, gentiles, d’où les Gentils, elle ne se trouve que dans des livres grecs de l’époque romaine et dans le Nouveau Testament.
[7] II Mach., VI, 2. On a traduit en latin par abominatio un terme hébreu qui signifie un objet impur et souillé, par suite exécré, et qui se dit particulièrement des images des dieux étrangers ou idoles. Si on adopte cette traduction, il parait que Daniel dit littéralement l’abomination du dévastateur ; la traduction grecque a mis : des dévastations ; le Premier des Machabées, de la dévastation. La Vulgate écrit dans les Machabées : abominandum idolum desolationis ; dans Daniel : abominatio desolationis, d’où en français l’expression mystérieuse : l’abomination de la désolation.
[8] Athénée, V, p. 193, et X, p. 239.
[9] Ni le livre sacré, ni Joseph, ne donnent jamais à nul autre qu’à Judas le surnom de Machabée. On ne doit donc pas dire les Machabées (quoiqu’on ait fait de ce nom le titre de nos deux livres), mais les Asmonées. — C’est bien plus improprement encore qu’on a appelé Machabées les sept frères que le Second livre représente comme ayant été martyrs avec leur mère pendant la persécution. Le texte ne leur donne pas de nom, et celui de Machabées n’a pu leur être attribué que parce que leur histoire se trouvait dans un livre dont ce nom était devenu le titre.
[10] En 150 avant notre ère. Je donne cette date, ainsi que toutes les autres, d’après le livre de M. de Saulcy : Sept siècles de l’histoire judaïque, depuis la prise de Jérusalem par Nabuchodonosor, jusqu’à la prise de Bettir par les Romains (librairie A. Lévy.) 1874.
[11] En s’abstenant d’identifier Siméon le Juste avec le Siméon du Fils de Sirach, on s’épargne la nécessité de donner un démenti à Joseph. — Voir l’examen de cette question dans Derembourg, pages 46 et suivantes.
[12] Tribulatio, θλίψις, écrasement, se dit proprement du grain battu par le tribulum.
[13] Le titre de Simon parait avoir été sar am el (chef du peuple du dieu). Derembourg, pages 67 et 451.
[14] Commémoratif des succès qu’il avait eus dans une guerre contre les Parthes en Hyrcanie.
[15] Separati epulis, discreti cubilibus, TACITE, Hist., V, 5. Voyez Derembourg, p. 76 et 452, et Renan, t. V, p. 9. — M. J. Cohen a publié, en 1817, un livre considérable, intitulé : Les Pharisiens, 2 vol. in-8 (librairie Calmann Lévy). Voir la préface du présent volume.
[16] Elles furent pillées dix ans après par Crassus.
[17] Tacite, Hist., V, 9.
[18] Lévitique, XXI, 17, etc.
[19]
Régnez ; César le veut. Je remets en vos mains
L’autorité qu’aux rois permettent les Romains.
Voltaire, Mariamne, acte III, scène III.
(Sous sa première forme.)
[20] C’est-à-dire le synédrion. Le nom de ce tribunal est un mot grec écrit en hébreu. Derembourg, p. 86.
[21] Strabon, cité par Joseph, Antiq., XIV, VII, 2.
[22] Joseph, Antiquités, XVIII, V, 4.
[23] Est-il vrai que ces Hérodiens aient célébré à Rome, au temps de Perse, la fête d’Hérode, Heradis venere dies (V, 180) ? M. Derembourg ne le pense pas (p. 165). M. Renan identifie les Hérodiens avec les Bœthusim du Talmud, c’est-à-dire un parti formé autour d’une famille sacerdotale qui devait sa grandeur aux Hérodes (Vie de Jésus, 1867, p. 226, note 2).
[24] Derembourg, p. 54. M. Derembourg écrit Matathias.