L’Exode, en tant que récit, est simplement une suite de la Genèse, et elle offre à peu près les mêmes caractères, quoiqu’il ne s’y trouve pas une histoire aussi touchante que celle de Joseph. Elle blesse aussi en plus d’un endroit les esprits délicats, soit par des contes puérils et véritablement pitoyables, comme les allées et venues de Moyse et de son frère près du pharaon, et leur joute avec les magiciens de l’Égypte ; soit par des scènes barbares, comme le massacre des trois mille hommes[1]. Mais jamais histoire n’a été plus faite pour toucher la foule des malheureux et des opprimés que celle qui est le sujet même de l’Exode. Ce peuple à qui on défend d’élever ses enfants mâles, de manière que celui qui doit être son libérateur ne vit que par une surprise ; ces esclaves accablés sous les plus pénibles travaux, et qu’on achève d’écraser par des exigences nouvelles et déraisonnables ; qui sont tellement dénués de ressources contre l’oppresseur, qu’ils ne se sauvent que par une suite de miracles ; quine s’insurgent pas, qui ne combattent pas, mais qui s’échappent en volant leurs maîtres :.voila bien une épopée de misérables. Le héros de cette épopée n’a rien de commun avec ceux d’Homère et de Pindare : voici par quel début il s’annonce. Un jour il surprend un Égyptien qui bat un Hébreu ; il regarde autour de lui, et, voyant qu’il n’y a personne, il tue l’Égyptien et il l’enterre dans le sable. Puis, découvert et dénoncé, il se retire au pays de Madian. Il en revient plus tard, ayant reçu de son dieu la mission de tirer son peuple de la servitude. Il est vieux alors, il a quatre-vingts ans ; il n’a pas même le don de la parole ; il ‘est infirme de la langue, et il faut que son frère parle pour lui. Cependant, son dieu s’entretient avec lui face à face, et comme un homme parle à un homme ; il crée une nation et règle pour tout l’avenir ses destinées. Il est d’ailleurs traversé dans son œuvre par les révoltes des siens, ou tout au moins parleurs murmures incessants : Qu’as-tu fait ? que nous veux-tu ? nous ne te devons que de souffrir davantage. Sa vie est une passion, comme toute l’existence d’Israël ; humiliée et désolée, patiente et opiniâtre. Mais ce qu’il y a de plus intéressant dans l’Exode, ce n’est pas encore l’histoire ; c’est la Loi. On a déjà vu que la Loi est religieusement très supérieure à l’ancien culte d’Israël ; on a vu aussi qu’elle a gardé des traces de l’ancien paganisme, et particulièrement qu’elle accepte encore les sacrifices humains. Cela est bien loin de l’idée qu’on se fait aujourd’hui d’une Loi divine. La Loi n’en a pas moins, dans son ensemble, un caractère de moralité et même de sainteté, qui ne peut être méconnu, et qui tient, soit au caractère propre du peuple juif, soit à l’impression que l’exil de Babylone avait faite sur les Juifs eux-mêmes. Dans la Loi se détachent d’abord les Dix Paroles[2], que Iehova lui-même, à ce qu’on croyait, avait promulguées sur le Sinaï, et qui étaient conservées dans l’arche sainte ; elles ne s’adressent qu’à son peuple, mais celui-ci les a fait reconnaître par tous les peuples. La première est : Je suis Iehova ton dieu, qui t’ai retiré du pays d’Égypte, de la maison de servitude. Tu n’auras pas d’autres dieux devant ma face. Et la seconde : Tu ne feras pas des images ni des figures de rien qui soit au ciel ou sur la terre ou dans les eaux, pour te prosterner devant elle et les servir ; car je suis Iehova ton dieu, le dieu jaloux, qui punis le péché des pères sur les enfants en la troisième et la quatrième génération de ceux qui me baissent, mais qui fais miséricorde jusqu’à la millième à ceux qui m’aiment et qui gardent mes commandements (IX, 2-6). Ces versets expriment parfaitement l’idée que les Israélites se faisaient de leur dieu. Iehova n’était pas à leurs yeux le seul dieu qu’il y eût au monde ; il était seulement leur dieu à eux. Ils disaient sans difficulté, tout comme Athalie dans Racine : J’ai mon dieu que je sers ; vous servirez le vôtre. C’est à peu près ce que Jephté, dans les Juges, dit aux Ammonites (XI, 24) ; c’est ce que dit Ruth à Noémi dans le livre de Ruth (I, 16). Les dieux sont attachés au sol ; on doit son culte au dieu de la terre qu’on habite[3]. Mais ce principe n’empêchait pas qu’on ne pût associer au culte de la divinité locale celui des divinités voisines : l’Athénée d’Athènes n’interdisait pas d’honorer devant sa face la Déméter d’Éleusis, l’Héra d’Argos, le Zeus d’Olympie ; ils avaient aussi leurs temples en Attique. Ainsi avait fait longtemps Israël lui-même : depuis la Loi, il ne lui fut plus permis de le faire ; son dieu a rompu sans retour avec tous les dieux ; il est à part, comme son peuple est à part entre les peuples ; il est désormais le dieu jaloux. Il accepte l’hommage de l’étranger ; il ne consent pas à partager avec un dieu étranger l’hommage d’Israël[4]. Il ne parait d’ailleurs nulle part dans l’Exode, que Iehova soit d’une autre nature et d’un autre ordre que les autres dieux. Il est vrai qu’au moment où les Hébreux viennent d’échapper à la poursuite des Égyptiens, qui ont été engloutis dans la mer Rouge, Jéthro s’écrie, en saluant Moyse (XVIII, 11) : Je vois bien maintenant que Iehova est plus grand que tous les dieux, car il a prévalu contre l’insolence des Égyptiens. Mais ces paroles n’ont pas le caractère d’une profession de foi ; c’est simplement un cri de victoire : il n’y a pas de peuple qui ne proclame, le jour où il est vainqueur, qu’il est le premier des peuples, et son dieu le premier des dieux. Mais pour Israël et dans Israël il n’y a que Iehova ; tout autre dieu est un étranger et un ennemi. Aussi la Loi ordonne que celui qui sacrifiera à quelqu’un de ces dieux du dehors soit exterminé (XXII, 20). Le nom d’une divinité étrangère ne doit pas se trouver dans la bouche d’un fils d’Israël (XXIII, 13). Il est commandé aux Hébreux de faire disparaître de la terre qui leur est donnée tout peuple qui adore ces dieux proscrits, de peur qu’ils ne soient entraînés à les adorer eux-mêmes. Ce n’est pas là une intolérance de théologien ; c’est celle d’un patriotisme ombrageux, pour qui toute infidélité à Iehova est une trahison envers Israël. Ce dieu est celui de la passion, non pas certes celui de la raison ni de l’équité : il récompense ses fidèles jusque dans leur dernière postérité, mais il punit les rebelles jusque dans leurs arrière-petits-fils. Il faut que nous attendions un autre âge pour que nous voyions s’éveiller en Iehova la conscience de l’iniquité d’une telle justice. La proscription des images n’a pas ici non plus le caractère qu’elle a pris plus tard. Rien ne marque qu’on les tienne pour des représentations vaines et pour une matière morte et impuissante. Rien non plus n’indique que l’on conçoive Iehova comme invisible et sans figure. Au contraire, comme Moyse demande à Iehova à voir sa splendeur (kabod), Iehova répond : Tu ne pourras pas voir ma face, car l’homme ne peut me voir et vivre... ; mais, quand ma splendeur passera, je te placerai dans le creux du rocher, j’étendrai ma main devant toi jusqu’à ce que je sois passé, et, quand je serai passé, j’ôterai ma main, et tu me verras par derrière ; mais ma face ne se verra point (XXXIII, 18). Iehova a donc une forme et un visage, quoique ce visage ne puisse être vu de l’homme, parce que cette vue le tuerait[5]. Au reste, comme ces vieux récits ramassent volontiers, pour les mettre au bout les unes des autres, les traditions les plus disparates, un autre passage dit que Moyse, Aaron et ses deux fils, et soixante-dix anciens d’Israël, furent admis sur le Sinaï en présence de leur dieu, qui reposait sur un pavé de saphir bleu comme le ciel serein ; et il ne mit pas sa main sur eux ; ils le virent, et ils mangèrent et burent (c’est-à-dire : et ils ne moururent pas) (XXIV, 11). On ne peut rien imaginer de plus païen que ces idées. Seulement, il se trouva en fait, qu’à la différence du culte rendu ailleurs au taureau d’or, ou à tant d’autres images, Iehova, dans son temple de Jérusalem, n’avait pas de représentation figurée. Ce n’est pas lit un trait qui lui fût absolument particulier, ni qui eût rien d’extraordinaire. Les arts étant moins anciens que les religions, on trouverait partout un temps où les dieux n’avaient pas d’images ; le culte s’adressait, par exemple, à une pierre brute, comme dans l’histoire de Jacob à Béthel (Gen. XXVIII, 18). Les dieux romains n’ont pas eu d’images jusqu’au règne des Tarquins, suivant Varron[6], c’est-à-dire jusqu’à l’époque où furent connues des Romains les représentations divines de la Grèce. A propos du temple d’Héliopolis, en Égypte, Strabon dit expressément (p. 805) qu’on n’y voyait aucune statue, du moins à forme humaine, mais seulement quelque figure d’animal, c’est-à-dire sans doute quelque chose d’analogue aux keroubs[7]. L’arche ou coffre sacré de Iehova tenait lieu de sa statue ; on a vu que le dieu y était présent. Elle renfermait des tables de pierre, qu’on croyait avoir été taillées par le dieu lui-même et gravées de sa propre main ; c’est là qu’étaient inscrites les Dix Paroles (XXXII, 16). L’arche n’est pas non plus chose isolée dans l’histoire des religions. On a justement rapproché le récit sur l’arche du premier livre de Samuel (VI, 8) de ce qui est dit, dans le livre attribué à Sanchoniathon, d’un dieu phénicien au naos traîné par des bœufs. Voir aussi le calathos de Déméter dans Callimaque, la cista d’Isis dans Apulée[8], etc. Jérusalem s’attachait d’autant plus à son dieu sans figure qu’elle condamnait ainsi le Iehova taureau de Béthel. En général, toute représentation figurée d’un dieu était considérée par les hommes de Juda comme un drapeau étranger ou ennemi, et c’est à ce titre qu’ils la poursuivaient. Ils avaient la haine des images rivales plutôt que l’horreur générale de l’idolâtrie[9]. Quelque circonspection que la critique doive mettre dans l’interprétation de ces vieux textes, elle ne saurait trop appuyer sur le caractère particulier que la première des Dix Paroles donne tout d’abord au livre sacré des Juifs. Si ces versets n’enseignent pas le monothéisme des philosophes, la croyance à un dieu unique, ils ordonnent de la manière la plus solennelle l’adoration d’un seul dieu. Or, pour la foule, le chemin est court de l’unique adoration à l’unique croyance. Tôt ou tard, la Loi ne pouvait manquer d’être obéie, et, quand elle le fut tout à fait et qu’Israël ne rendit de culte qu’à un seul dieu, il devait nécessairement arriver qu’il ne crût guère aussi qu’à un seul dieu. Ce dieu était sans femme, sans enfants, sans histoire : on est bien loin avec lui de cette mythologie de la Grèce, où les amours, comme dit le poète, étaient si pressés, ainsi que toute espèce d’aventures[10]. Il n’y avait non plus rien en lui, bien entendu, de ce que nous appelons une Trinité. Si le dieu des Juifs avait été trois, il n’aurait pas frappé comme il l’a fait l’imagination des autres peuples ; il était véritablement unique. Et, n’ayant pas même de figure, il ne donnait pas de prise sur lui ; rien ne l’empêchait de se confondre avec l’idée abstraite d’un dieu commun de tous les hommes et de tous les peuples. Du jour où, n’ayant pas chez soi d’image divine, et ayant proscrit celles des étrangers, Israël n’eut plus affaire qu’à un dieu invisible, il fut bien fort contre les dieux visibles des autres peuples. On peut dire que les quelques versets qui étaient censés sortis du Sinaï de la bouche de Iehova lui-même, ébranlèrent, dès qu’ils furent entendus du monde, tous ces dieux de métal, de pierre et de bois dont la terre entière était couverte[11]. Il faut ajouter que, si Iehova est le dieu particulier et exclusif d’Israël, cela établit entre lui et son peuple des sentiments d’une vivacité et d’une énergie singulières. L’Exode lui fait dire (IV, 22) : Israël est mon fils, mon aîné. Et ailleurs : Pour vous tirer de l’Égypte, je vous ai emportés comme sur les ailes de l’aigle et je vous ai pris avec moi. Et maintenant, si vous écoutez bien ma voix et si vous observez mon pacte, vous serez, entre tous les peuples, mon trésor, car cette terre est toute à moi ; vous serez devant moi un peuple de prêtres et une race consacrée (XIX, 4). — On sent là une ardeur et déjà une tendresse religieuse dont le développement nous frappera plus tard. Et il n’est pas étonnant, quand l’humanité a cherché à se réunir, un certain jour, dans une même foi et dans l’adoration d’un seul dieu, qu’elle se soit adressée aux Juifs pour être conduite à ce dieu et initiée à ses oracles. Le troisième commandement défend de profaner le nom de Iehova parle parjure. Le quatrième est celui qui ordonne d’observer le sabbat, c’est-à-dire le repos du septième jour. L’observation du sabbat était par excellence le signe extérieur du judaïsme, aussi était-elle prescrite dans la Loi sous peine de mort (XXXI, 44). Elle est fondée, dans les Dix Paroles, sur ce que, « Iehova sue reposa après avoir créé pendant six jours ». Il est clair néanmoins que la coutume n’est pas née du mythe, mais le mythe de la coutume. On n’a imaginé que le dieu eût cessé d’agir le septième jour, que parce que le septième jour les hommes n’agissaient pas. Cela suppose d’abord la division du temps en septaines ou semaines de jours, division inconnue à l’antiquité classique, et dont l’origine astronomique est restée longtemps obscure : il paraît maintenant établi qu’elle vient encore de Babylone. Cela suppose aussi que le dernier des sept jours était sacré, ce qui semble venir aussi de Babylone, d’après une découverte récente[12]. Mais, dans un autre endroit de l’Exode (XXIII, 12), un autre motif est donné : Tu te reposeras au septième jour, afin que ton esclave se repose, avec ton bœuf et ton âne. Là se montre un sentiment qui a fait sans doute la fortune de cette prescription de la Loi. Aujourd’hui plus que jamais, qui ne voudrait trouver le moyen de faire que ceux qui portent constamment le poids du travail, quelquefois au point d’en être accablés, puissent une fois la semaine respirer et se sentir libres ? Si nous ne voulons plus d’un sabbat réglé et imposé à jour fixe, c’est d’abord et avant tout parce que, la vie ne pouvant jamais être suspendue, il est clair que tous les hommes ne sauraient en aucun cas prendre leur repos en même temps. C’est aussi parce que, le travailleur libre ne pouvant compter que sur lui-même, il faudrait, afin de le dispenser du travail un jour, avoir pour ce jour assuré sa vie ; tandis que dans le monde antique, où le travailleur était l’esclave, chaque jour de repos était nécessairement un bienfait, puisque ce jour-là il était nourri sans travail. Les Grecs, si humains, ne méconnaissaient pas sur ce point les devoirs du maître, et leurs sages recommandaient de célébrer fidèlement toutes les fêtes, dans l’intérêt des esclaves, qui ont besoin de ce repos[13]. Mais ces préceptes n’avaient pas toute l’autorité d’une loi, et de plus des fêtes distribuées inégalement à travers l’année ne valaient pas sans doute ce jour assuré tous les sept jours. Aussi, de toutes les prescriptions judaïques, aucune ne s’est imposée plus aisément aux Gentils et n’a été plus vite et plus généralement populaire, et enfin le repos sabbatique est devenu la loi commune des trois grandes religions du Livre, comme on les appelle, le judaïsme, le christianisme et d’islamisme. Le reste des Dix Paroles est de pure morale ; elles n’expriment que les instincts communs de la nature humaine ; mais elles semblent les rendre plus saints par l’autorité de la voix divine. On a remarqué la naïveté de ce trait : Honore ton père et ta mère, afin de vivre longtemps sur la terre que Iehova te donne. On lit dans le livre égyptien de Ptahhotep[14] : Le fils qui reçoit la parole de son père deviendra vieux à cause de cela. J’arrive maintenant à l’ensemble de la Loi, qui est beaucoup plus étendue que les Dix Paroles, et que Moyse, disait-on, avait rédigée par l’ordre et sous la dictée de Iehova. Je commence par les prescriptions sur les choses divines, sans m’attacher à celles qui ne sont que le développement des quatre premières des Dix Paroles. La circoncision n’est pas réglée par la Loi, du moins dans l’Exode[15] ; elle est reconnue comme antérieure à la Loi même, et aussi ancienne que l’existence d’Israël. Dans le récit élohique de la Genèse, XVII, 10, le dieu la prescrit à Abraham comme le signe de l’alliance qu’il fait avec sa race. Cependant un passage de l’Exode, d’ailleurs très obscur, IV, 25, semble lui donner une origine différente, et peut-être plus vraie, en la présentant comme une espèce de sacrifice, par lequel on rachète à un dieu sanguinaire la vie de l’homme en lui offrant de la chair et du sang pris à la source de la vie. Quoi qu’il en soit, il y a sur la circoncision un passage classique d’Hérodote, II, 104 : Les Phéniciens, et les Syriens de Palestine conviennent eux-mêmes qu’ils ont appris la circoncision des Égyptiens. Les Syriens de Palestine, ce sont les Juifs, comme le reconnaît Joseph[16]. On a signalé d’autres emprunts que la religion d’Israël semble avoir faits à celle de l’Égypte ; mais, comme l’a dit M. Renan, il n’est pas facile d’en mesurer l’étendue. On a vu que les origines de l’israélisme doivent être cherchées avant tout dans la Chaldée ; mais les rapports entre l’Égypte et Juda ont été fréquents en tout temps, au témoignage du Livre des Rois ; l’Égypte paraît avoir été un refuge toujours ouvert aux Judéens menacés chez eux, et on nous dit, en particulier (II, XXV, 26), qu’après la chute de Jérusalem, il y eut une émigration générale de Juda en Égypte [17]. Au contraire de la circoncision, la Pâque est censée établie par la Loi, et rapportée à la sortie d’Égypte (Ex., XII, 2-27). Je me suis déjà expliqué sur l’origine très antique et certainement astronomique de cette fête. Mais, en la rattachant au souvenir de l’exode des Juifs, la Loi en a fait, on peut le dire, la fête des exilés : Vous le mangerez ainsi (l’agneau de la Pâque), les reins retroussés, la chaussure aux pieds et le bâton à la main ; vous le mangerez en hâte. Par là encore, le judaïsme semblait se déclarer une religion d’opprimés et de fugitifs. Les deux autres grandes solennités annuelles (XXIII, 36) se rapportent aussi aux révolutions des saisons. Toutes les fêtes religieuses ont été d’abord des fêtes de la nature, et c’est un caractère qui ne s’efface jamais. Je ne puis entrer dans le détail des sacrifices et de tout l’appareil du culte. Rechercher les origines de ce culte et de ses cérémonies serait une question curieuse, niais difficile, et que je ne suis pas tenu de résoudre. Il ne faut pas oublier, en lisant les magnificences de la description du sanctuaire, qu’elle ne répond probablement à aucune réalité[18]. Il y a dans l’Exode un passage très célèbre, III, 14, mais qui doit sa célébrité et son importance à la traduction qui en a été donnée : Je suis celui qui est (ou, celui qui suis), traduction qui ne répond pas au texte. Il sera temps d’en parler quand j’arriverai à l’époque où a été faite la version grecque du Pentateuque. Je passe aux préceptes qui se rapportent, non plus au dieu, mais aux hommes, et qui ne sont pas la partie la moins intéressante de la Loi. On a vu qu’elle est née des épreuves les plus fortes de la nation juive et les plus capables d’amener une révolution morale. Dans l’affaiblissement et dans la chute de la royauté, deux puissances se sont agrandies : l’une est l’autorité religieuse ; je n’appellerai pas l’autre l’opinion publique, de peur que le mot ne semble trop moderne ; mais je dirai le sentiment populaire, mis en liberté par la ruine même. Un désastre, dans les cités grecques, rendait toujours les citoyens moins orgueilleux et moins durs envers les sujets et les esclaves ; mais les Juifs reçurent plus qu’aucun autre peuple cette éducation du malheur. Et leur dieu se montre en effet particulièrement ami et protecteur des faibles. Ce n’est pas que de ce côté non plus la Loi soit toujours conforme à l’idée qu’on se ferait aujourd’hui d’une loi divine, c’est-à-dire d’une loi selon l’humanité ; car l’idéal de l’humanité est précisément ce que nous appelons divin. Quand le législateur, en déclarant coupable le maître qui a tué son esclave sous le bâton, (XXI, 20), ajoute que, si pourtant l’esclave a survécu un jour ou deux, le maître ne sera pas puni, parce que c’est son argent, nous ne croyons pas volontiers que ce soit un dieu qui parle. Un pareil trait a grand besoin de l’excuse que Jésus donne à Moyse dans l’Évangile : Il parlait ainsi à cause de vos esprits rudes et grossiers ; et cette excuse ne nous satisfait pas encore, si on suppose qu’il s’agit non plus de Moyse seulement, mais du dieu lui-même ; car nous ne comprenons guère qu’un dieu se plie à la barbarie de son peuple au lieu de la corriger[19]. Mais les populations du monde antique avec qui les Juifs communiquaient n’avaient pas sur tout cela nos délicatesses. Elles ne pouvaient pas s’étonner qu’un esclave eût été tué impunément ; mais au contraire elles devaient accueillir avec respect et avec amour, dans la Loi juive, bien des préceptes de justice et de charité. Et d’abord Israël, d’après la Loi, est une république. Il n’y avait pas encore de rois au temps où elle est censée promulguée par Moyse ; il n’y en avait plus au temps où elle a été faite en réalité. On n’y voit que le peuple, avec ses magistrats et ses prêtres. Quand plus tard il y eut de nouveau une royauté juive, l’esprit du judaïsme n’en demeura pas moins républicain. D’ailleurs le pouvoir des rois était enfermé dans la Judée, tandis qu’il y avait de tous côtés, en pays étranger, des Juifs qui comme tels n’avaient affaire qu’à la Loi. Ce fut là encore, sans aucun doute, une des forces de la propagande juive, et on ne peut la méconnaître quand on voit le Juif Philon répéter si volontiers dans ses écrits que la démocratie est le gouvernement par excellence. Le Juif Joseph a demandé à la langue grecque, pour exprimer ce gouvernement des Juifs, qui ne reconnaissaient d’autorité suprême que la Loi de leur dieu, le mot de théocratie, qui a fait fortune, mais qui n’a pas toujours été entendu comme il doit l’être[20]. Il n’implique nullement l’asservissement à un prêtre, dont la volonté est regardée comme celle même du dieu : il n’y avait chez les Juifs rien de semblable. Point d’autre souverain que la Loi elle-même, et la Loi était interprétée par un conseil où ni le grand prêtre, ni même les prêtres en général n’avaient tout pouvoir. Ils partageaient l’autorité avec les Anciens du peuple. Les paroles célèbres de l’Exode (XIX, 6) : Vous me serez un royaume de prêtres et un peuple saint, loin d’indiquer que les prêtres commandent dans Israël, signifient au contraire que tout fils d’Israël est lui-même une sorte de prêtre et de personne sacrée. Iehova dit à son peuple : vous êtes tous prêtres, comme on aurait dit ailleurs : vous êtes tous nobles. Le grand-prêtre était une espèce de roi ou de président héréditaire ; mais il s’en fallait de beaucoup qu’il fût un maître. Israël n’avait de maître que Iehova[21]. Je n’oserais dire qu’il n’y eût pas d’aristocratie dans cette république, puisque le sacerdoce était un privilège de race, et je suppose que ceux qu’on appelait les Anciens n’étaient pas pris indifféremment dans toute famille ; mais on n’aperçoit aucun vestige de la domination et de l’oppression d’une caste. Si quelque chose était donné à la naissance, cela était dans les mœurs et non dans la Loi, qui ne contient rien à ce sujet et ne distingue pas entre les fils d’Israël. On a remarqué qu’il n’est jamais parlé dans la Loi de la question ni d’aucune espèce de torture. C’est encore un signe de liberté et d’égalité. Quant à l’esclavage, la Loi n’admet pas qu’un Juif puisse être l’esclave d’un Juif, et il se loue plutôt qu’il ne se vend, pour un espace de sept ans, après lequel il est libre (XXI, 2). Il est vrai que les enfants qu’il a de la femme que son maître lui a donnée demeurent esclaves avec elle ; aussi prévoit-on qu’il ne voudra pas sortir seul, et le commandement est éludé, en ce sens que l’esclave est admis à aliéner sa liberté pour toute sa vie, et à servir à perpétuité avec sa femme et ses enfants. Il y avait donc, en réalité, des esclaves israélites ; mais le texte sacré n’en subsistait pas moins, rappelant toujours au maître que son esclave était son frère[22]. La Loi dit encore : Si, en frappant ton esclave, mâle ou femelle, tu lui crèves l’œil, il sera libre pour son œil (XXI, 26). Nous regrettons presque qu’elle ajoute : Si tu lui casses une dent, il sera libre pour sa dent. C’est beaucoup, c’est trop, en ce sens qu’on n’ose croire que cela s’exécutât, et qu’on se demande si toutes ces prescriptions ne demeuraient pas à l’état de lettre morte, quoique sacrée. On verra d’ailleurs plus tard, dans le livre de Jésus fils de Sirach, de tristes témoignages sur les esclaves, qui montrent assez que l’esclavage est toujours l’esclavage, c’est-à-dire quelque chose d’incompatible avec le respect de l’humanité. On doit croire cependant qu’à défaut de résultats plus positifs, les paroles du saint livre ont eu une certaine valeur morale, et que, respectées de tous et vénérées des fidèles, soutenant les consciences en même temps que soutenues par elles, elles ne pouvaient manquer de faire du bien. La Loi dit aussi : Tu ne fouleras point et tu n’opprimeras point l’étranger ; car toi-même tu as été étranger au pays d’Égypte[23]. Ce retour touchant explique bien le caractère de la loi juive ; elle est celle d’un peuple qui sait ce que c’est que de souffrir. C’est à Babylone peut-être plus qu’à l’Égypte que pensait l’écrivain sacré. Il ne nomme que l’Égypte, parce que c’est au sortir de l’Égypte qu’il représente Moyse donnant des lois à son peuple ; et puis on vient de voir que tous les Juifs n’étaient pas à Babylone au temps même du grand exil, et que beaucoup d’entre eux s’étaient réfugiés en Égypte. Non que ce soit là l’unique raison de la charité de la loi juive ; elle tenait sans doute aussi à la nature et aux habitudes de la race. Les intérêts d’ailleurs fortifiaient les sentiments. Cette petite nation si faible n’avait pas de plus grande ambition que dé se grossir ; quiconque venait accroître la population était bien traité. La Loi protégé, avec l’esclave et l’étranger, l’orphelin et la veuve (XXII, 22). Elle a une véritable sollicitude pour le pauvre ; elle le défend même contre les duretés du droit strict. Elle interdit à son égard l’intérêt de l’argent, cet âpre et impitoyable intérêt des temps antiques, qui a rendu odieux à jamais le mot d’usure, quoique ce mot latin ne signifie par lui-même que l’intérêt. Si on lui a pris, à titre de gage, la couverture qui le met à l’abri du froid, elle exige qu’on la lui rende avant le coucher du soleil : Car il n’a que cela pour s’envelopper et pour dormir ; s’il crie à moi, je l’écouterai, car je suis compatissant[24]. Je ne veux rien exagérer, ni prétendre que tous ces sentiments et ces habitudes morales n’appartinssent qu’aux Juifs ; il y a là des pensées qui sont de l’histoire de tous les lieux et de tous les temps. J’ai recueilli ailleurs chez les Grecs, et déjà dans Homère, bien des exemples de charité. Et dans le fameux Livre des morts des Égyptiens, on a trouvé ces paroles : J’ai donné du pain à celui qui avait faim, de l’eau à celui qui avait soif, des vêtements à celui qui était nu ; c’est le texte même de l’Évangile. Partout, d’ailleurs, bien des choses peuvent être dans les mœurs sans être écrites, comme au contraire tel précepte a pu être écrit dans la Loi, qui n’était pas observé dans les mœurs. Ce n’en est pas moins un grand titre pour les enfants d’Israël, que cette morale ait été consacrée chez eux par le texte des Écritures et ainsi perpétuellement répétée, transmise de bouche en bouche et toujours présente aux esprits, à qui elle se produisait avec un caractère divin. Tous les petits, tous les humbles devaient aimer à entendre de telles paroles et à les faire à leur tour entendre à d’autres[25]. L’Exode fait suite à la Genèse, mais la date en est plus précisément déterminée par celle de la rédaction de la Loi. Il n’est pas d’ailleurs défendu de croire que dans la Loi, aussi bien que dans le récit, nous retrouvons quelquefois des traditions qui remontent jusqu’à des temps plus anciens. Telle formule, par exemple, comme celle-ci : Œil pour œil, dent pour dent, main pour main, pied pour pied, brûlure pour brûlure, plaie pour plaie, meurtrissure pour meurtrissure (XXI, 24), pouvait bien être déjà dans de vieux livres. On ne peut guère séparer la Genèse de l’Exode : au contraire, le Lévitique et les Nombres paraissent des additions faites après coup à l’Exode, et qui peuvent s’en détacher. Les prescriptions de ces deux livres ne sont pas toujours d’accord avec celles de l’Exode ; mais il y a de ces divergences et de ces contradictions même entre les chapitres différents, d’un même livre. On peut dire cependant que ces livres, dans leur ensemble, paraissent faits pour compléter et perfectionner la Loi, telle qu’elle avait été donnée dans l’Exode. Néanmoins, le caractère général de ces livres ne différé pas sensiblement de celui des deux premiers, et n’invite pas à les rapporter à un autre âge, comme on verra qu’on doit faire nécessairement pour ce qui regarde le Deutéronome[26]. Je rappelle que c’est dans le Lévitique qu’on trouve pour la première fois une preuve matérielle constatant qu’on a sous les yeux un texte écrit postérieurement à la Dispersion. Le Lévitique ne contient pas de récits, sauf celui de la consécration d’Aaron, mais seulement un complément de la Loi. Il est rempli presque tout entier de prescriptions qui se rapportent aux détails du culte juif, les sacrifices, les fêtes, les impuretés légales ; il a ainsi en général peu d’intérêt pour l’histoire des origines du christianisme[27]. Le Lévitique contient la défense, sous peine de mort, de sacrifier à Iehova partout ailleurs que devant la Tente sacrée ou tabernacle (c’est-à-dire au Temple) ; cette défense n’est pas dans l’Exode. On a même cru que l’Exode la contredisait formellement par ces paroles (XX, 21) : Tu me dresseras un autel... où tu me feras tes sacrifices. Dans tout lieu où je ferai faire mémoire de mon nom, je viendrai à toi et je bénirai. — Je ne vois pas qu’il y ait là de contradiction. L’écrivain qui fait parler Moyse, bien avant l’existence du Temple, devait naturellement lui mettre dans la bouche une expression très générale, et qui pût s’appliquer à Silo aussi bien qu’à Jérusalem. La défense du Lévitique est la condamnation expresse des Hauts Lieux, dont le livre des Rois parle si souvent, mais dont le nom ne se trouve qu’une ou deux fois dans le Pentateuque. Une autre loi défend de pratiquer la divination et de consulter les devins (XIX, 26, 31). L’explication de cette défense est qu’il y avait une divination officielle : elle était exercée par le grand prêtre, on ne sait pas au juste de quelle manière, au moyen des insignes sacrés qu’on appelait ourim et toummin. Un sacerdoce jaloux ne souffrait pas qu’on cherchât à pénétrer autrement que par lui les secrets d’en haut. Il en était de même en Égypte, d’après Hérodote (II, 83) ; on n’y voyait pas de devins, mais certains dieux rendaient des oracles. Chez les Juifs, il n’y avait qu’un seul oracle, comme il n’y avait qu’un seul dieu et un seul Temple, et il semble qu’on ne le consultait que d’une manière s6lennelle sur les choses d’intérêt public. Cela ne pouvait suffire ; on courait donc aux devins, mais la défense est formelle, et le Deutéronome l’a répétée avec plus de force. C’est sans doute que les divinations diverses se rattachaient à toute sorte de cultes défendus. On devinait, comme on le voit dans Ézéchiel (XXI, 26), par les teraphim ; or, les teraphim sont des images ou idoles ; — par le foie des animaux ; c’est l’haruspicine des Latins, qui suppose des sacrifices de tous les jours. L’astrologie tenait à l’astrolâtrie. Ceux enfin qui évoquaient les ombres des morts, semblaient en faire des espèces de dieux. Des pratiques mêmes innocentes en apparence pouvaient être accompagnées d’invocations ou d’offrandes adressées à des divinités .suspectes. Les Juifs tinrent donc, sur ce point comme sur bien d’autres, à se séparer soigneusement des autres peuples. C’est ainsi que cette fois encore leur haine pour les cultes étrangers concourut avec la critique philosophique pour ruiner une institution religieuse immémoriale et universelle. Sous l’action de la propagande juive et chrétienne, en même temps que tombaient les temples et les images, tomba aussi la divination, c’est-à-dire une chose qui tenait une place immense dans le monde antique, et qui y paraissait inséparable de la religion. La divination sans doute a reparu depuis, aussi bien que les temples et les images ; mais c’est la forme de l’idolâtrie qui fut le plus profondément atteinte, et elle n’a jamais retrouvé son ancien éclat[28]. C’est le Lévitique qui nous renseigne sur ces enfants qu’on brûlait en offrande au molek. C’est aussi ce livre qui nous fait connaître de la même manière, c’est-à-dire en les condamnant, les sacrifices aux Velus (XVII, 7) qui étaient des espèces de démons des bois ou de satyres. Mais voici un autre culte qu’il ne condamne pas, qu’il consacre expressément au contraire : c’est le sacrifice à l’Azazel (XVI, 5), c’est-à-dire, à ce qu’il paraît, au Préservateur, à celui qui détourne le mal (c’est l’averruncus des Latins). Le grand Prêtre plaçait deux boucs devant l’autel ; le sort décidait lequel serait pour Iehova et lequel pour l’Azazel ; celui de Iehova était égorgé ; l’autre était chassé dans le désert pour l’Azazel. Le Lévitique contient la loi terrible contre celui qui aura blasphémé le nom (le nom sacré de Iehova), XXIV, 10. Le peuple s’assemblera ; chacun mettra la main sur la tête du coupable, et il sera tué à coups de pierres. Ce n’est pas précisément là ce que nous appelons intolérance religieuse ; c’est plutôt fanatisme patriotique. Blasphémer le nom, c’est maudire Israël et sa Loi ; c’est renier les siens et déserter à l’étranger. Cela est si vrai que le récit, qui suppose cette loi donnée à propos d’un cas particulier, n’imagine même pas que le coupable ait pu être un fils d’Israël : c’est un Égyptien, né seulement d’une femme israélite. C’est dans le Lévitique (XVIII, 27), que se trouve l’institution de la fête de l’expiation ou du Kippour, placée au milieu de l’année, au dixième jour du septième mois, et qui est restée si considérable parmi les Juifs. Outre les lois sur le culte, le Lévitique contient aussi d’autres prescriptions. Il règle particulièrement ce qui regarde les rapports sexuels ; sur ce sujet l’Exode ne contient que la condamnation de l’adultère dans les Dix Paroles. Le Lévitique promulgue des règles sévères, austères même : le zèle des Juifs pour l’accroissement de la population leur a fait tout d’abord condamner les plaisirs qui portent le désordre dans la famille ou ceux qui vont contre les fins de la nature. La Loi prononce la mort contre ces impuretés, et, ce quia été sans doute plus efficace que les menaces les plus terribles, elles sont signalées comme l’opprobre des peuples qui occupaient avant Israël la terre que Iehova lui a donnée (XVIII, 27). C’est le titre des Juifs entre les nations, que d’être restés purs de ces souillures[29]. Il ne faut pas croire cependant, d’après Philon, que la Loi ait interdit sous peine de mort la prostitution dans Israël ; il la vante à tort d’une sévérité qui n’a été possible en aucun temps et chez aucun peuple. Le verset qu’il interprète ainsi (et qui ne prononce pas la mort), ne condamnait que la pratique des prostitutions religieuses consacrées par certains cultes. Mais l’illusion même que Philon s’est faite témoigne que, sous l’influence des saints livres, l’esprit public en Israël ne prenait légèrement aucune immoralité, et qu’il était loin des Grecs, de leurs mœurs faciles, de leur foi au plaisir et des exemples de leurs dieux[30]. Le Lévitique a aussi des enseignements de charité : Iehova y ordonne de laisser le pauvre glaner après la moisson et grappiller après la vendange (XIX, 10). Il prescrit de ne pas remettre au lendemain le salaire de l’ouvrier (ibid., 13). Il condamne celui qui injurie le sourd, celui qui fait achopper l’aveugle (ibid. 14). Enfin c’est là que se trouve une parole fameuse (18) : Tu aimeras ton prochain comme toi-même. On s’est exagéré cependant la portée de ce verset, parce qu’on l’a pris, non tel qu’il est dans le texte, mais tel que le Nouveau Testament le donne : Toute la Loi, dit Paul, est accomplie en une seule parole ; c’est celle-ci : Tu aimeras ton prochain comme toi-même[31]. Dans l’Évangile (Marc, XII, 30, etc.), la Loi est ramenée, non plus à une seule parole, mais à deux : Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur... Tu aimeras ton prochain comme toi-même ; deux textes qui dans l’Ancien Testament ne sont nullement rapprochés ainsi. Le premier n’est nulle part dans les Quatre livres, mais seulement dans le Deutéronome (VI, 4) ; le second est bien dans le Lévitique, mais il ne s’y détache pas d’une manière particulière ; il y est jeté en passant, et comme perdu dans la foule des préceptes. De plus, le prochain, c’est seulement l’Israélite ; la phrase complète est celle-ci : Tu n’useras point de vengeance et tu ne garderas point de rancune envers les enfants de ton peuple, mais tu aimeras ton prochain comme toi-même (XIX, 18). Et cette formule, comme toi-même, n’a pas toute l’énergie qu’on veut quelquefois lui prêter ; elle signifie simplement : tu ne le traiteras pas en ennemi ; son droit sera respecté comme le tien. Mais le Discours sur la montagne est souverainement injuste envers la Loi, quand il l’accuse d’avoir dit : Tu aimeras ton prochain et tu haïras ton ennemi. Non seulement ces dernières paroles ne sont nulle part dans le texte de la Loi, mais elles ne sont pas non plus dans son esprit. La Loi n’inspirait de haine que contre l’ennemi public, contre l’étranger qui faisait la guerre à Israël et à son dieu, et non contre l’ennemi personnel[32]. C’est en vain que le Discours sur la montagne rappelle ces mots de l’Exode (XXI, 24E) que j’ai rappelés moi-même tout à l’heure : Œil pour œil et dent pour dent ; c’était là un article de code pénal, non un précepte de morale : la pénalité antique prononçait : œil pour œil, dent pour dent, bras pour bras, comme la pénalité moderne prononce encore aujourd’hui, dans le monde chrétien, vie pour vie. Mais en dehors des sévérités nécessaires de l’action publique, bien loin que la Loi autorise l’homme à haïr son ennemi, nous venons de voir qu’elle condamne au contraire la vengeance et la rancune. Et elle disait déjà dans l’Exode (XXXII, 4) : Si tu rencontres le bœuf ou l’âne de ton ennemi qui s’est égaré, ramène-le lui. Si tu vois l’âne de celui qui te hait abattu sous sa charge, ne le laisse pas là, mais aide-le à porter son fardeau. Cela est aussi évangélique que l’Évangile même. Les Nombres, ainsi appelés du dénombrement qui ouvre le livre, contiennent d’abord la suite de l’histoire de ce qui se passa dans le désert, après là promulgation de la Loi sur le Sinaï et la consécration de la sainte Tente ou du tabernacle. Le reste du livre consiste en prescriptions diverses qui viennent s’ajouter à la Loi. C’est dans les Nombres qu’on trouve cités pour la première fois des écrits antiques aujourd’hui perdus. A propos du passage des Israélites à Arnon, ville frontière entre les Moabites et les Amorrhéens, l’écrivain cite un fragment du Livre des guerres de Iehova (XXI, 14). Un peu plus loin (27) il cite encore des poésies antiques ou moschlim. L’histoire de Balaam forme les chapitres XXII-XXIV. Elle se détache tout à fait du reste de la narration, dont elle interrompt là suite, et parait y avoir été ajoutée après coup. C’est le seul morceau considérable, au delà de la Genèse et du début de l’Exode, oit on reconnaisse un récit élohiste remanié par un écrivain jéhoviste. Cette fois les deux éléments du récit sont plus étroitement mêlés et plus malaisés à distinguer. On reconnaît sans peine que l’épisode de l’ânesse, au chapitre XXII, est une addition ; on en est averti par la contradiction formelle qui existe entre le verset 20 et le verset 22 de ce chapitre. Il me paraît d’ailleurs vraisemblable que les tentatives répétées de Balac et de Balaam n’étaient pas dans le récit primitif, et que le prophète n’y rendait qu’un seul oracle (XXIII, 7-10). Enfin, la quatrième prophétie, celle qui termine le chapitre XXIV, et qui n’est plus provoquée par Balac, est probablement une interpolation, la plus récente de toutes, et qu’on peut croire infiniment plus moderne qu’on ne l’a supposé jusqu’ici. Elle est peut-être d’un temps très postérieur au temps où a été écrit le livre des Nombres, et je ne serais pas étonné que, pour en trouver la date, il fallût descendre jusqu’à l’époque des Asmonées, ou même, pour les derniers versets, jusqu’à celle des Romains. Je ne puis expliquer en ce moment ma pensée : on la comprendra sans difficulté plus tard, quand on aura lu le chapitre des Prophètes[33]. Reste le cinquième livre du Pentateuque, ou le Deutéronome ; mais j’ai déjà dit qu’il faut le mettre tout à fait à part des quatre autres, et je ne crois pas que le moment soit venu d’en parler. Je reprendrai d’abord l’histoire des Juifs. Quand on sépare de la Loi le Deutéronome, on la diminue beaucoup, il faut l’avouer ; car on lui ôte ses pages les plus éloquentes et les plus touchantes. C’est avec le Deutéronome que les Gentils l’ont connue, et que les chrétiens la lisent, et l’effet est ainsi bien plus grand ; mais réduite même aux Quatre livres, elle les aurait encore vivement frappés. Ce culte grave d’un dieu unique et caché, que des yeux humains ne peuvent voir, même en image ; ce Temple, unique ainsi que le dieu ; ce sabbat, qui rendait ce dieu présent et sensible, en quelque sorte, au dernier jour de chaque semaine, suspendant partout le travail pour que tous soient tout à lui : c’était là une religion d’une grande originalité ; incomparable aussi, dans un autre sens, par l’étroite union entre Iehova et Israël, qui est moins son peuple que sa famille. Ajoutez à cela cette histoire sainte, sans mythologie, sans appareil poétique, où il n’y a rien de grand que le dieu, où les hommes sont toujours petits et humbles, mais toujours aussi placés sous la main de ce dieu qui les a choisis, et qui ne les perd pas de vue depuis qu’il a béni Abraham leur père. Enfin une constitution imprégnée d’égalité, des mœurs sévères, une fraternité fidèle et compatissante[34] : voilà ce qui se montrait d’abord dans la Loi, relevé par une langue et un style essentiellement populaires, et faits pour être entendus et sentis de tous. On pouvait douter si jamais des hommes qui n’étaient pas nés Juifs liraient ces livres ; mais il ne se pouvait guère qu’ils y fussent initiés et qu’ils y demeurassent indifférents. |
[1] Voir XXXII, 28 ; vingt-trois mille dans la Vulgate, sans doute d’après Nombres, XXV, 9.
[2] Exode, XXXIV, 28 ; en grec, le Décalogue.
[3] I, Rois, XX, 23. Voir aussi, sur ce sentiment commun à tous les peuples de l’antiquité, le livre de M. Alexandre Bertrand : Essai sur les dieux protecteurs des héros grecs et troyens dans l’Iliade, Rennes, 1868 (thèse de doctorat).
[4] Il y a dans le livre de Josué (XXII, 25) un exemple curieux de jalousie religieuse en sens inverse. Les fils de Ruben et de Gad, se trouvant séparés par le Jourdain du reste d’Israël, expriment la crainte qu’un jour leurs frères no veuillent plus les reconnaître comme Israélites, et qu’en conséquence ils ne les empêchent de servir Iehova. Les Juifs encore mal établis pouvaient voir là un danger de la part de toute une population limitrophe ; mais ce danger disparut bientôt, et on ne retrouve plus cette préoccupation dans leur histoire. Sous Hyrcan, au contraire, lorsqu’ils conquirent l’Idumée, ils forcèrent les Iduméens à se faire Juifs. Et quant à la conquête morale qui fait de l’étranger un prosélyte, ils la poursuivirent avec la passion la plus obstinée.
[5] Les dieux de la poésie grecque ne peuvent pas non plus être vu des hommes sous leur figure propre. Sémélé a été consumée, pour avoir vu Zeus dans sa splendeur.
[6] Augustin, De civ. Dei, IV, 31.
[7] L’auteur du livre Sur la déesse de Syrie dit plus généralement que les plus anciens temples d’Égypte n’avaient pas d’images, et qu’il a vu des temples en Syrie a qui sont à peu près de la même antiquité.
[8] Sanchoniathon, p. 20 d’Orelli. — Renan, Mission de Phénicie, p. 215. — Callimaque, Hymne à Déméter. — Apulée, Metamorph., XI, 11 : Rerebatur ab alio cista secretorum capar, penitus celans operta magnificæ religionis.
[9] Idolâtrie, pour idololatrie, qui est la vraie forme grecque : culte des images. Ce mot se trouve pour la première fois dans Paul, I Cor., X, 7.
[10] Aque chao densos divum numerabat amores.
Georg., IV, 346.
[11] Remarquez qu’au temps où les Juifs furent en rapport avec les peuples helléniques, l’arche elle-même n’existait plus, comme on le verra plus tard.
[12] Voir A. H. Sayce, dans the Academy, 1875, II, p. 554. M. Sayce renvoie aux travaux de M. Oppert et de M. Schrader.
Dion Cassius croyait la semaine d’origine égyptienne, XXXVII, 18.
M. Alfred Maury, dans une note de 1850 (Mémoires de l’Académie des sciences, t. XII), avait fait voir que l’existence de la semaine n’était bien constatée alors que chez les Juifs ; mais il ajoutait sagement : Nous manquons de données à l’égard des Phéniciens et des Assyriens.
M. Sayce dit que le mot sabbat est lui-même chaldéen.
[13] Économiques de Théophraste, attribuées à Aristote, chap. V.
[14] Sur ce livre, voir Maspero, p. 85-88.
[15] Le jour en est fixé dans un verset du Lévitique, XII, 3.
[16] Contre Apion, I, 22. — Le témoignage d’Hérodote est confirmé par les monuments égyptiens : voir M. Chabas dans la Revue archéologique de 1861, page 298.
[17] Vie de Jésus, 1867, p. 6. — M. Michel Nicolas dans ses Études critiques sur la Bible, 1862, avait résumé en quelques pages (96-100) les ressemblances qu’on a signalées entre les pratiques religieuses des Égyptiens et celles des Juifs. — Voir aussi Léon Carré, l’Ancien Orient, 1875. Je citerais plus souvent ces quatre volumes, œuvre d’un très bon esprit, s’il n’avait manqué à l’auteur une certaine précision d’érudition, faute de laquelle on ne peut pas toujours se reporter facilement aux textes qu’il a étudiés. Sa critique est d’ailleurs très philosophique : il ne croit pas, par exemple, et je ne crois pas plus que lui au prétendu monothéisme de l’antique Égypte.
[18] Ainsi il est dit (XXXVIII, 24), qu’il y avait de l’or pour près de trois millions dans le sanctuaire.
[19] M. Wallon, dans un livre mémorable, qui a été comme la préface des grandes lois françaises pour l’abolition de l’esclavage (Histoire de l’esclavage dans l’antiquité), a été obligé de recourir à cette excuse, pour échapper à l’objection que lui faisaient ses adversaires, et qui, pour un chrétien, était si grave, que l’esclavage a été consacré par la Loi de Dieu (t. I, p. 7).
[20] Réponse à Apion, II, 16.
[21] C’est ce qui a été très bien saisi par Joseph Salvador dans son Histoire des Institutions de Moyse, 3e édition, 1860, p. 149.
[22] Dans le Lévitique, la Loi déclare les enfants affranchis avec leurs parents, mais la durée de la servitude peut s’étendre jusqu’à sept fois sept ans (XXV, 40). C’est le Lévitique qui ajoute à la Loi ce beau commentaire (XXV, 55) : Car les enfants d’Israël n’ont pas d’autre maître que moi : c’est pour être à moi que je les ai tirés de l’Égypte.
[23] Chap. XXII, 21 ; XXIII, 9, etc.
[24] Exode, XXII, 26. Comparez Amos, II, 8. Le verset XXII, 25 de l’Exode ne parle que du pauvre qui est Juif, mais le Lévitique étendra le précepte au pauvre étranger qui est en Judée (XXV, 85).
[25] Pour le passage du Livre des morts, voir ce livre, traduit par M. Pierret, et un article de M. Maspero qui en reproduit un long passage dans la Revue critique du 30 novembre 1812. Comparez Matthieu, XXV, 35.
[26] On peut comparer Ex., XXI, 2, avec Lév., XXV, 40, ou Ex., XIII, 13 et XXXIV, 20, avec Nombres, XVIII, 16. On comparera aussi dans l’Exode, XX, 26 avec XXVII, 1 ; dans les Nombres, IV, 3, avec VIII, 24. Voir à ce sujet l’Histoire critique des livres de l’Ancien Testament, traduite de Kuenen, par Pierson, p. 49-51, libr. Michel Lévy, 1866.
[27] Sur les impuretés légales, comparez : les fargards ou chapitres V et suivants du Vendidad, et le livre V des Lois de Mani.
[28] Cependant ces pratiques superstitieuses ont de si profondes racines dans les faiblesses de l’imagination, qu’elles se conservent beaucoup mieux et beaucoup plus longtemps qu’on ne serait tenté de le croire. Tout le monde sait combien l’astrologie a eu une longue vie, je dis même une vie publique et officielle ; mais l’haruspicine elle-même, c’est-à-dire la divination par la viande des botes, a subsisté jusqu’aujourd’hui. M. Georges Perret, dans ses Mémoires d’archéologie, d’épigraphie et d’histoire, 1875, au milieu d’un morceau des plus curieux intitulé : Quelques croyances et superstitions des Grecs modernes, nous la montre pratiquée encore de notre temps, et il en cite deux exemples (p. 388, 389). Il reproduit d’abord un récit qui lui a été fait en 1857, par un général qui avait pris part, en 1826, à la guerre pour l’indépendance de la Grèce : ce général avait vu un chef de palicares, Karaïskakis, dans une situation difficile et embarrassante, faire tuer un mouton, en examiner l’omoplate, et se décider d’après les signes qu’il avait trouvée. Il traduit ensuite un passage du livre de M. Curtius Waschsmuth : Das alte Griechenland im neuen (je n’en sais pas la date précise), que je transcris d’après lui : C’est le samedi matin que l’on commence à tuer solennellement les animaux qui seront mangés dans les fêtes du mariage. Le fiancé doit immoler lui-même la première des têtes de bétail qui sont destinées au repas.... Tout a son importance : la manière dont a jailli le sang de l’animal, en droite ligne et d’un jet vigoureux, ou en zigzag, la langue que la bête s’est mordue, l’écume sanglante qui lui est venue aux lèvres ; vieilles femmes et vieillards commentent ces phénomènes.... et savent en tirer d’infaillibles augures sur l’avenir du mariage qui s’apprête... A la page suivante, M. Perrot montre que les Grecs n’ont pas perdu non plus la croyance aux auspices tirés du vol des oiseaux, et qu’ils parlent encore aujourd’hui comme parlait Aristophane : Une chouette, avant le combat, avait traversé l’armée. (Guipes, v. 1109).
Dans l’Occident même, la divination par l’omoplate d’un mouton était pratiquée au douzième siècle, comme en témoignent des vers d’un poème de cette époque (le Cycle de la croisade et de la famille de bouillon, 1877, thèse de doctorat, par M. Pigeonneau, p. 178).
[29] Augendæ tamen multitudini consulitur.... hinc generandi amor.... Tacite, Hist., V, 5.
[30] Lévit., XIX, 29 (et Deutér., XXIII, 17).
[31] Gal., v. 14 et Rom., XIII, 8-9.
[32] L’étranger lui-même, quand il est établi parmi les enfants d’Israël, s les mêmes droits que s’il était du pays : Tu l’aimeras comme toi-même (XIX, 34).
[33] Voir, sur l’épisode de Balaam, une note de M. Derenbourg lue à l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, dans la séance du 1er septembre 1816. M. Albert Réville a donné, dans la Revue moderne (10 octobre 1869) une traduction et un commentaire de l’histoire de Bataam. On lit avec profit cette intéressante étude, mais on n’admet pas aisément, avec l’auteur, que ce morceau ait été componé par un contemporain de David.
[34] Apud ipsos fides obstinata, misericordia in promptu. Tacite, Histoires, V, 5.