La préparation militaire française. — La loi de Trois ans. — Le canon de 75. — La nation armée.EN 1912, l'armée française comptait 30.000 officiers et 530.000 hommes de troupes métropolitaines, 4.130 officiers et 87.000 hommes de troupes coloniales. Quant au total des forces mobilisables (sans faire acception de l'instruction et des cadres), il était évalué à 4 millions et demi d'hommes. C'est cet état de choses qu'il faut prendre comme la base de nos institutions militaires, au moment où la série des dernières mesures prises en Allemagne commença à ouvrir les yeux. Sous le régime de la loi du 23 décembre 1912, l'infanterie comptait 163 régiments à 3 bataillons de 4 compagnies, 30 bataillons de chasseurs à pied à 6 compagnies, 4 régiments de zouaves à 5 bataillons de 4 compagnies, 4 régiments de tirailleurs algériens, dont 3 à 6 bataillons, 2 régiments étrangers, ayant chacun un nombre variable de bataillons de 4 compagnies. A chaque régiment, sont attachées 2 ou 3 sections de mitrailleuses. En temps de mobilisation, les corps de l'armée active complètent les régiments par les réservistes des plus jeunes classes ; les réservistes des classes plus âgées forment aussi des régiments de réserve. A ces corps actifs, s'adjoindraient, en outre, en cas de mobilisation, 145 régiments territoriaux d'infanterie (un par subdivision de région) ; le nombre de leurs bataillons varie selon les ressources du recrutement, 7 bataillons de chasseurs territoriaux et 12 bataillons de zouaves. L'infanterie française est armée du fusil à répétition modèle 1886-1893 (fusil Lebel, calibre de 8 m/m, avec magasin contenant 8 cartouches). La cavalerie se compose de 91 régiments, savoir 12 régiments de cuirassiers, 32 de dragons, 23 de chasseurs, 14 de hussards, 6 de chasseurs d'Afrique, 4 de spahis. Les régiments français comptent 4 escadrons actifs et 1 escadron de dépôt. Les régiments de spahis comptent 5 escadrons actifs. Les brigades de cavalerie sont pourvues de sections de mitrailleuses sur roues. La cavalerie française est armée de la carabine modèle 1890 (du même système que le fusil Lebel), du sabre et de la lance modèle 1890 pour une partie des régiments de dragons. L'artillerie comprend 62 régiments d'artillerie de campagne à 3 ou 4 groupes de 3 batteries de 4 pièces, au total, 634 batteries montées, dont 15 en Algérie, 16 batteries à cheval et 21 batteries lourdes ; 2 régiments d'artillerie de montagne comptant 18 batteries, dont 4 en Algérie, ii régiments d'artillerie à pied comprenant 89 batteries, dont 57 de place et 32 de côte. L'artillerie de campagne est armée chi canon à tir rapide, modèle 1897, de calibre 75 m/m, à recul sur affût, frein hydraulique, muni d'un bouclier en acier chromé. L'artillerie lourde est armée du canon de 120 court et de 155 court, à frein hydraulique et récupérateur pneumatique. Nous reviendrons sur l'importante question du matériel d'artillerie. Le génie avec les pontonniers, les aérostiers, les employés de chemin de fer, les télégraphistes, les radiotélégraphistes, compose 8 régiments. Le train : 20 escadrons à 8 compagnies. Il faut ajouter les services divers : secrétaires d'État-major, commis et ouvriers, infirmiers, plus 27 légions de gendarmerie, i légion de garde républicaine, i régiment de sapeurs-pompiers. Les troupes coloniales se composent de : 16 régiments d'infanterie coloniale (12 en France, 2 en Tunisie, 1 en Cochinchine, 1 en Chine), 1 régiment de tirailleurs annamites, 4 régiments de tirailleurs tonkinois, 4 régiments de 8 bataillons de tirailleurs sénégalais, 3 régiments de tirailleurs malgaches, 2 escadrons de spahis sénégalais ; 3 régiments d'artillerie coloniale (36 batteries en France), 4 régiments aux colonies. Le territoire français (Algérie et Tunisie comprises) est divisé en 2 gouvernements militaires (Paris et Lyon), plus 21 régions de corps d'armée. En outre, il existe 8 divisions de cavalerie à 3 brigades. NOUVEAU RÉGIME.Une ère nouvelle pour la défense nationale s'ouvrit avec l'arrivée au ministère de la guerre de M. Millerand. On pourvoit à la difficulté la plus grave qui devait se poser en temps de guerre et qui était restée sans solution, parce qu'elle touchait aux fibres les plus délicates des susceptibilités démocratiques, — l'organisation du haut commandement en temps de guerre et le passage de la nation du pied de paix au pied de guerre. A la suite d'une série de longs tâtonnements, on avait fini par déterminer assez logiquement la préparation du haut commandement pour le temps de guerre en temps de paix. Le vice-président du conseil supérieur de la guerre était le généralissime désigné ; il avait pour collaborateurs immédiats les membres du conseil supérieur, désignés comme inspecteurs d'armée. Mais l'autorité du futur généralissime, en vue de la préparation de la guerre, était bornée par celle des bureaux de la guerre, ou, pour parler avec plus de précision, de l'état-major de l'armée. Un décret du 28 juillet 1911, rendu sur la proposition de M. Messimy, avait mis de la lumière et de la clarté dans cette situation confuse. En nommant le futur commandant en chef ou généralissime, chef de l'État-major général, il avait confié la préparation de l'instrument militaire au chef appelé à s'en servir. Par cette mesure, la situation du haut commandement était la suivante : Le futur commandant en chef, désigné dès le temps de paix, 1° préside le Conseil supérieur de la guerre où siègent, auprès de lui, ses collaborateurs d'aujourd'hui et de demain, les commandants éventuels d'armées ; 2° préside les travaux du Comité d'Etat-major, où, sous son impulsion, les officiers supérieurs et généraux, qui seront demain les auxiliaires directs de nos commandants d'armée, préparent avec lui la mission qu'ils auront à remplir ; 3° enfin, le futur commandant en chef a pour devoir (selon les propres paroles du ministre) de surveiller de haut et l'enseignement du centre des hautes études militaires créé, il y a un an, et aussi l'enseignement de cette école supérieure de guerre d'où est sortie l'armée nouvelle. Car, c'est là, dit M. Millerand, que se sont formés ces jeunes officiers qui, chaque année, vont répandre dans l'armée les méthodes nouvelles et la flamme sacrée, allumée à l'École de Guerre. A cet organisme, il manquait un pouvoir essentiel : le généralissime, chef d'État-major général, n'avait pas d'autorité directe sur le personnel ; un chef d'état-major de l'armée restait auprès de lui, chargé, entre autres attributions, de ce soin et de cette responsabilité. M. Millerand comprit qu'il n'y a pas de commandement sans action sur les personnes ; il avait assez de confiance en sa maîtrise propre pour ne pas prendre ombrage de l'autorité agrandie du généralissime et, en supprimant l'emploi de chef d'État-major de l'armée, il confia au généralissime la haute main sur le personnel dans les limites des règlements militaires. Un système parfaitement organisé constitua, près du général en chef, les deux corps qui doivent l'aider de leur concours, en temps de paix comme en temps de guerre : un échelon mobile de l'État-major qui partira au moment de la mobilisation avec le commandant en chef et qui sera sous les ordres du major général de l'armée, et un échelon sédentaire qui restera à Paris, auprès du ministre. Ainsi, le passage de l'état de paix à l'état de guerre était assuré et les choses étaient mises à leur place. Ce résultat était obtenu après quarante années d'hésitations et d'incertitudes. Il suffisait d'avoir de la décision pour résoudre le problème : il l'était à l'heure la plus opportune. M. Millerand complète cette mesure organique par un choix qui fait honneur à son sens psychologique : parmi des compétitions diverses, il confia l'autorité suprême sur l'armée au général Joffre, en qualité de généralissime et de chef d'État-major général. Ces heureuses initiatives attiraient l'attention sur une question d'un ordre connexe : quels seraient les rapports entre l'autorité gouvernementale civile et l'autorité militaire en cas d'hostilités générales ; en un mot, comment la République parlementaire s'adapterait-elle à l'état de guerre ? Sans chef dynastique, avec des pouvoirs dont l'origine exclusive est clans le vote populaire, comment la démocratie laisserait-elle s'affirmer la discipline nécessaire non seulement à l'armée, mais à la nation ? Le ministre fut interrogé, à ce sujet, par M. Maxime Lecomte, sénateur. M. Millerand déclara qu'il lui était impossible de révéler les mesures prises pour le temps de guerre, mais qu'un ensemble des règles portant sur tous les aspects de la vie nationale venait d'être mis au point par le cabinet dont il faisait partie ; et il indiquait l'esprit qui animait ces dispositions : Ce que je tiens à déclarer, parce que cette idée résume et commande tout ce qui a été envisagé en vue de la mobilisation, c'est qu'à ce moment-là tout, absolument tout, devra être subordonné à l'unique pensée qui sera celle de l'unanimité des Français : A tout prix et, par tous les moyens nous assurer la victoire, et, pour l'obtenir, laisser à l'autorité militaire, chargée et responsable de la guerre, sa pleine et entière liberté d'action. Les problèmes les plus ardus s'éclaircissaient, par le simple fait qu'ils étaient abordés franchement. La France et l'armée reprenaient con fiance. Cet état d'esprit nouveau se manifestait aux populations par le rétablissement des sonneries militaires, par la reprise de l'obligation de la table commune pour les officiers du grade de lieutenant, par une considération renouvelée pour l'uniforme et ceux qui le portent. Il passait dans l'air un souffle plus vif ; on assistait à un réveil d'entrain et de crânerie. Le ministre apportait en même temps ses soins à des mesures plus importantes et plus efficaces encore : c'était l'heure où l'Allemagne, par les lois de 1912, entrait, avec une résolution formidable, dans la voie des armements à outrance. Qu'allait-on lui opposer ? Le ministre avait-il, à ce sujet, un système, un programme, des vues d'ensemble, des initiatives prêtes ? La question lui fut posée à la Chambre des députés, à propos de la discussion générale du budget de la guerre et du projet de résolution de M. Joseph Reinach, député, insistant sur la dangereuse réduction, après la libération de la classe, des effectifs susceptibles d'être mis utilement en ligue (on était encore sous le régime de la loi de deux ans) et préconisant, pour remédier, le retour au système napoléonien des troupes d'extrême-frontière. M. Millerand s'expliqua, dans la séance du 12 juin, sur ses vues en tant que ministre de la guerre, pour répondre aux lois militaires allemandes de 1912. Analysant le caractère de ces mesures, il fit remarquer qu'elles constituaient moins un accroissement numérique des forces mobilisées qu'un perfectionnement certain de l'outil de guerre allemand. Et, en écartant le retour à la loi de Trois ans, même pour
la cavalerie et l'artillerie à cheval, il indiqua les précautions qui lui
paraissaient nécessaires et suffisantes pour améliorer, par contre, l'outil
de guerre national. Il rejetait la proposition Reinach qui aurait pour
inconvénient de séparer, pour ainsi dire, l'armée nationale en deux parties,
celle de la frontière et celle de l'intérieur ; et il établissait son propre
programme sur les données suivantes : 1° accroissement du nombre des soldats
et des sous-officiers à long terme, par une amélioration constante des conditions
de l'engagement ; 2° utilisation des ressources en hommes que nous offrent
nos possessions africaines ; 3° passage de 20.000 hommes réservistes ou
territoriaux du contingent de la marine au contingent de la guerre ;
utilisation meilleure et plus adaptée des réserves. Voici le passage du
discours consacré à ce dernier point si important : A
l'heure actuelle, sur treize classes de réserves, il n'en est que six
employées dans les régiments de l'armée active. Est-ce que, par hasard, nous
pourrions renoncer à utiliser, et de la manière la plus intensive, les sept
autres classes. Quelle est donc leur valeur ?... Nous les avons vues au camp de Sissonne. L'impression est
unanime ; ce sont des troupes d'une solidité admirable et qui peuvent
fournir, l'heure venue, un secours décisif, à une seule condition, c'est
qu'elles soient encadrées ; c'est que ces forces de réserve, composées
d'hommes dans la force de l'âge qui, au bout de huit jours passés dans les
rangs, ont retrouvé tout leur esprit militaire, aient, pour les guider, non
seulement les lieutenants-colonels à la tête des régiments, des commandants à
la tête des bataillons, des capitaines à la tête des compagnies, mais
surtout, dans l'intérieur de chaque compagnie, des sous-officiers de l'active
qui en constituent vraiment l'armature. Ainsi encadrées, ces troupes sont, je
ne crains pas de le dire, des troupes de premier ordre. Les diverses réformes préconisées par ce discours d'ensemble furent, en partie, réalisées par les lois et décrets suivants : lois des cadres de l'infanterie (3 décembre 1912) ; loi des cadres de la cavalerie (20 décembre 1912) ; loi des cadres de l'aéronautique militaire (29 mars 1912) ; loi des cadres de la télégraphie militaire (30 mars 1912) ; ensemble des décrets relatifs à l'emploi des troupes indigènes et de l'armée coloniale (janvier-novembre 1912). La carrière ministérielle de M. Millerand, interrompue par un incident secondaire (la réintégration du colonel du Paty de Clam dans un emploi de la réserve) ne laissa pas au ministre le temps d'achever son œuvre ; mais l'armée et la nation ne devaient pas oublier l'homme qui avait eu leur confiance. LA LOI DE TROIS ANS.Avant de quitter le ministère de la guerre, M. Millerand avait obtenu du parlement 500 millions pour compléter l'outillage militaire. Mais, en février 1913, quand le nouveau projet de loi militaire allemand fut connu et, qu'en face des 850.000 hommes prévus par le programme allemand, l'armée française apparut avec ses 5 à 600.000 hommes et ses compagnies-squelette, la nécessité d'une réforme fondamentale s'imposa au cabinet Briand. Un excellent livre, dont le retentissement fut immense et l'influence salutaire au premier chef, les Frontières de l'Est, par le général Maitrot, concluait ainsi la comparaison qu'il faisait entre les deux puissances militaires, même avant le nouveau projet de loi allemand : Les armées française et allemande sont, à des titres divers, de bons outils de guerre, sur l'emploi desquels chacune des deux nations peut fonder des espérances. S'il nous fallait, d'une manière précise, évaluer la valeur réciproque de leurs différentes parties, nous dirions qu'il y a, quant à la qualité : Pour l'infanterie, égalité. Pour l'artillerie montée, supériorité pour la France. Pour l'artillerie à cheval et la cavalerie, supériorité pour l'Allemagne. Pour l'ensemble du machinisme de guerre, égalité. Reste pour l'Allemagne, quant à la quantité, une énorme supériorité de 130.000 hommes dans l'armée active. La balance semble donc pencher en faveur de nos voisins. Pour rétablir l'équilibre, il nous faut des hommes et, seul, un retour à la loi de Trois ans peut nous les donner. Il n'y a pas d'autre solution, tout le reste n'est que verbiage et mirage. La France le comprendra-t-elle à temps ? L'opinion publique n'est pas, nous dit-on, suffisamment préparée à cette idée d'un retour à la loi de Trois ans, elle n'en discerne pas encore la nécessité. Quand la discernera-t-elle ? Quand les armées allemandes seront sur la Meuse ?... D'autre part, le comte de Mun, qui poursuivait alors la plus belle campagne de son ardente carrière militaire ou civile, écrivait : Que faut-il, pour que nos unités soient fortement constituées ? Tous les hommes du métier sont d'accord, même ceux qui avaient, en 1905, accepté la loi de deux ans. Il faut par compagnie, pour les troupes de couverture, au moins 175 hommes en permanence, ce qui, en tenant compte des déficits inévitables, en exige environ 190 à l'incorporation des recrues. Pour les troupes de l'intérieur, il faut au moins 125, et, à l'incorporation, 140. La loi des cadres, récemment votée, n'en a, il est vrai, prévu que 160. Pourquoi ? Justement parce que les termes du problème étaient inversés et qu'au lieu de calculer le recrutement d'après l'effectif, il a fallu subordonner celui-ci à celui-là. Donc, voilà les chiffres reconnus comme indispensables : 190 hommes dans les corps de couverture, 140 à l'intérieur. Pour la cavalerie, il faudrait un effectif initial de 170 hommes par escadron. Je n'ai pas le chiffre exact de l'effectif actuel, mais tout le monde sait que nos escadrons, dans la période où nous sommes, ne sont que des squelettes... Nous ne savons pas encore ce que donneront les nouveaux projets allemands. Mais, si le service obligatoire est, comme le demande le gouvernement impérial, rigoureusement appliqué, alors ce sera 850.000 hommes au moins que l'Allemagne mettra sur pied. Si la France hésite devant une telle menace à se mettre en état de défense, si elle laisse ses compagnies et ses escadrons dans l'état où je viens de les montrer, c'est le suicide... Ainsi, bon gré mal gré, si nous voulons, sérieusement, être en état de combattre, être prêts à la guerre suivant le mot de M. Poincaré, il faut accepter le remède intégral, la loi de trois ans, qui nous donnera 200.000 hommes de plus, et constituera, avec la portion permanente, les engagés et les rengagés, une armée active de 700.000 hommes, solides, exercés, avec quoi la France peut regarder l'avenir sans trembler. (L'Heure décisive.) L'opinion, que l'on disait indifférente, suivait avec un vif sentiment des nécessités de la survie nationale cette polémique passionnante. Si elle n'était pas prête, elle se préparait. Le Conseil supérieur de la guerre, consulté, se prononça à l'unanimité pour le service de trois ans. Le gouvernement adopta son avis et le pays, cette fois, témoigna par un frémissement que son instinct et sa réflexion se prononçaient. Le Times a dit que jamais libre démocratie n'a donné un plus splendide exemple. Et cela est vrai. Si, seulement, cet exemple eût été suivi, dès lors, par l'Angleterre ! Le message du président de la République du 20 février 1913 posait, en ces termes, le problème militaire : La paix ne se décrète pas par la volonté d'une seule puissance, et jamais l'adage que nous a légué l'antiquité n'a été plus vrai qu'aujourd'hui ; il n'est pas possible à un peuple d'être efficacement pacifique qu'à la condition d'être toujours prêt à la guerre. Une France diminuée, une France exposée par sa faute à des défis et à des humiliations ne serait plus la France. Ce serait commettre un crime contre la civilisation que de laisser déchoir notre pays, au milieu de tant de nations qui développent sans cesse leurs forces militaires. Le ministre de la guerre du cabinet Briand était M.
Etienne, que le souvenir de l'amitié de Gambetta et une longue carrière de
vigilance et de dévouement à la grandeur du pays, inspiraient. Il déposa sur
la tribune de la Chambre le projet de loi ayant pour
objet de modifier la loi du 21 mars 1905, notamment en ce qui concerne la
durée du service dans l'armée active et il le fit précéder d'un exposé des motifs où le patriotisme le plus ferme
faisait appel à l'esprit de sacrifice de la nation. Pendant que la Commission de l'armée étudiait le projet et que la majorité favorable luttait pied à pied contre la tactique dilatoire des socialistes et des radicaux-socialistes, le cabinet Briand fut renversé ; le cabinet Barthou le remplaça. Le nouveau ministère résolut de tout subordonner au vote de la loi de Trois ans : c'est l'honneur du chef de ce cabinet d'avoir compris sa haute responsabilité d'homme d'État. Il l'assuma tout entière quand, au mois de mai 1913, estimant que la sécurité du pays était en jeu par l'accroissement des forces allemandes, il décida de conserver sous les drapeaux, le 1er octobre 1913, la classe libérable à cette date. Décision véritablement divinatoire et qui prit, par la suite, le caractère d'une mesure de salut public ! La Chambre approuva, par 322 voix contre 155, l'initiative du gouvernement. A la commission de l'armée, le projet du gouvernement fut modifié. Comme le nombre d'hommes prévu par l'application rigoureuse de la loi de Trois ans et par le principe de l'égalité de tous devant le service militaire, était trop considérable, en raison des nécessités budgétaires, une heureuse proposition de MM. A. de Montebello et Joseph Reinach substitua à ces deux principes celui de la fixité des effectifs, c'est-à-dire qu'on se résolut à livrer à l'armée, grâce au service de trois ans, les ressources en hommes, nécessaires pour que les cadres fussent toujours au complet. Le surplus des contingents pouvait être renvoyé en congé, par anticipation, le 15 novembre et le 15 avril de chaque année. Les soldats, pères de deux enfants légitimes ou ceux qui appartenaient à des familles comptant plus de huit enfants, bénéficiaient du renvoi ; s'il restait encore, du surnombre, les congés étaient attribués par le tirage au sort. Le gouvernement fit sienne cette contre-proposition. Devant la Chambre, la loi de Trois ans fut combattue par MM. Chautemps, Augagneur, Thomas, Thalamas, le général Pédoya ; elle fut défendue par MM. Le Hérissé, président de la Commission, Paté, rapporteur, Joseph Reinach, de Montebello, Raiberti, André Lefèvre : et, avec une éloquence souple et forte, par le président du Conseil : Nous sommes menacés, répétaient les défenseurs de la loi, d'une attaque brusquée, et, faute de couverture suffisante, notre concentration devra se faire à plus de 100 kilomètres de la frontière. M. Jaurès, M. Augagneur, M. Paul Boncour, M. Messimy présentèrent des contre-projets. M. Jaurès, son fameux système des milices avec une zone de concentration en arrière de la frontière, M. Messimy, le projet de service porté de deux ans à trente mois. Ce dernier projet se présentait, avec l'autorité d'un parlementaire qui avait été ministre de la guerre, et qui allait le redevenir : il fut repoussé cependant, par 312 voix contre 266. Même, dans le parti radical, des hommes comme M. Léon Bourgeois, Clemenceau, s'étaient prononcés pour le service de trois ans. La cause semblait gagnée. Mais les défenseurs du régime de deux ans intervinrent. Un député, M. Vincent, proposa en séance la formule démocratique : Tous les hommes reconnus aptes au service militaire sont tenus d'accomplir effectivement la même durée de service militaire. Au nom du principe d'égalité, on risquait d'altérer le caractère militaire de la loi ; l'auteur du projet ne cachait pas son intention de couper court aux libérations anticipées ; or, c'était la soupape indispensable de la fixité des effectifs, les ressources budgétaires ne permettant pas d'enrôler tout le contingent. Une autre atteinte, non moins grave, allait être portée au projet du gouvernement. Pour ne pas retenir sous les drapeaux la classe libérable en octobre 1913 — classe qui avait été convoquée, il est vrai, sous le régime de la loi de deux ans —, le gouvernement, faisant une concession suprême en vue de sauver, à tout prix, le principe du service de trois ans, accepta un amendement Escudier, décidant l'incorporation de la classe à 20 ans au lieu de 21 ans. On ne vit pas que l'on mettait ainsi le pays en présence d'un risque terrible et l'Allemagne en face d'une tentation à laquelle, peut-être, elle ne résisterait pas. L'instruction de deux classes au lieu d'une était un problème très difficile à résoudre, en raison de l'insuffisance des cadres. Après le départ de la classe 191o, la classe de 1911, seule, gardait sa pleine valeur ; les soldats de 1912 et 1913 ne pourraient être utilisés qu'au mois de juin 1914. N'était-il pas à craindre que l'Allemagne, ayant pris désormais son parti de frapper, à l'heure qui lui paraîtrait la plus opportune, le coup qui devait établir son hégémonie en Europe et dans le monde, choisît, pour déclarer la guerre, le printemps ou l'été de 1914, et n'attendît pas, en tous cas, l'année 1916, époque à laquelle la loi de trois ans devait avoir son plein effet ? Cette éventualité était d'autant plus à considérer que la Russie, également en pleine transformation militaire, n'aurait pas achevé, avant cette même date, la complète réorganisation de son armée. Malgré les avertissements venus du dehors, on passa outre. La loi de Trois ans, ainsi modifiée, fut votée, le 19 juillet 1913, par 358 voix contre 204, après une protestation solennelle de M. Caillaux, au nom du parti radical-socialiste, protestation tendant au maintien de la loi de deux ans, avec une organisation de la nation armée, qui eût exigé, de l'aveu même de ses partisans, une préparation de quinze années. Au Sénat, la loi de Trois ans fut votée le 7 août, par 244 voix contre 36. Elle augmentait de 220.000 hommes environ les effectifs de l'armée française, portait à près de 800.000 hommes le total de nos forces en temps de paix, nous mettait à l'abri d'une attaque brusquée, et nous permettait de préparer une armée homogène, bien instruite et bien entraînée. LA LOI DE TROIS ANS ET L'ALLEMAGNE.En face des paroles du général Maitrot qui établissaient, avant 1912, le bilan des deux armées allemande et française, on peut mettre celles du général de Bülow constatant la réalité des choses, après l'épreuve de la guerre, dans son entretien avec le maire de Reims : Votre cavalerie ne compte pas ; elle ne sait pas son métier (et comment faire, en effet, un cavalier en un an) ; votre infanterie est bonne, mais elle n'a pas appris encore l'art de se battre ; dans les guerres modernes, le courage ne suffit pas : il faut voir sans être vu ; vos hommes se montrent sans voir. Quant à votre artillerie, je ne veux pas vous en parler, je la hais ! Pourrait-on affirmer que ces appréciations, très répandues en Allemagne, même avant la guerre, n'ont pas pesé de leur poids dans la résolution prise par le parti militaire d'en finir et de se jeter sur la France, avant qu'elle n'eût mis au point l'outil puissant que la loi de Trois ans avait forgé. Le vote de la loi de Trois ans n'en produisit pas moins en Allemagne une violente irritation. L'attaché militaire, colonel Serret, écrivait, de Berlin, le 15 mars 1913 : Le mouvement patriotique qui s'est manifesté en France a causé, dans certains milieux, une véritable colère ; depuis quelque temps déjà on rencontre des gens qui déclarent les projets militaires de la France extraordinaires et injustifiés. Dans un salon, un membre du Reichstag, et non un énergumène, parlant du service de trois ans, en France, allait jusqu'à dire : C'est une provocation, nous ne le permettrons pas ! De plus modérés, militaires ou civils, soutiennent couramment la thèse que la France, avec ses quarante millions d'âmes, n'a pas le droit de rivaliser ainsi avec l'Allemagne. En somme, on est furieux. C'est du dépit... Au moment où la force militaire allemande est sur le point d'acquérir cette supériorité définitive qui nous forcerait à subir, le cas échéant, l'humiliation ou l'écrasement, voici que, soudain, la France refuse d'abdiquer et qu'elle montre, comme disait Renan, son pouvoir éternel de renaissance et de résurrection !... Et l'attaché naval, M. de Faramond, achevait de dépeindre cet état des esprits en Allemagne : Lors du dernier serment des recrues de la garde à Potsdam, j'ai été frappé d'entendre l'Empereur prendre pour thème de son discours aux jeunes soldats, le devoir d'être plus courageux et plus discipliné clans la mauvaise fortune que dans la bonne. Et c'est parce qu'une première défaite allemande aurait, pour l'Empire, une portée incalculable que l'on trouve, dans tous les projets militaires élaborés par le grand Etat-major, l'objectif d'une offensive foudroyante contre la France. (Livre Jaune.) A égalité de nombre, il ne restait plus aux Allemands qu'à s'en rapporter à la supériorité de leur organisation ; c'était l'avis du vieux prince Henckel de Donnesmarck, se référant, en 1914, à une conversation qu'il avait eue en 1870 sur la valeur comparée des deux armées : J'ai la conviction que vous serez battus pour la raison que voici : en dépit des brillantes qualités que je reconnais aux Français et que j'admire, vous n'êtes pas exacts. Par exactitude, je n'entends pas le fait d'arriver à l'heure à un rendez-vous, mais j'entends la ponctualité dans toute l'étendue du mot. Le Français, qui a une grande facilité de travail, n'est pas, aussi ponctuel que l'Allemand dans l'accomplissement de ses devoirs. Dans la prochaine guerre, la nation victorieuse sera celle dont tous les serviteurs, du haut en bas de l'échelle, seront exacts à remplir leur devoir, si important ou si infime que soit ce devoir. Et le prince de Donnesmarck ajoutait : La ponctualité, qui réussit, quand il s'est agi, il y a quarante ans, de mouvoir une armée de 500.000 hommes, aura une importance encore bien plus grande au cours de la prochaine guerre, où l'on devra mettre en action des troupes autrement nombreuses. Sous cette forme, le vieux prince a exprimé la confiance qu'ont les Allemands dans la supériorité de leur organisation militaire. Les Allemands devaient apprendre, bientôt, à la façon dont s'accomplit en France la mobilisation et le ravitaillement, que le Français avait appris à mettre sa montre à l'heure. Il n'en restait pas moins que, dans son ensemble, l'organisation allemande, poussée à fond pour un objet déterminé et avec une résolution avertie, présentait une grande avance sur l'organisation française. Signalons un autre point qui avait aussi son importance. Malgré que la visibilité de l'uniforme français fût déplorée depuis longtemps, on consacra de longues discussions en 1912 à ce sujet si important, et on ne sut pas aboutir. LE CANON DE 75.La France avait toute raison de se confier en la qualité du canon de 75. C'est une arme admirable. Il fut conçu dès 1892, perfectionné lentement par les soins du colonel Deport et du commandant Sainte-Claire Deville ; patronné par le général Langlois et le général Deloye, directeur de l'artillerie, le canon de 75 fut, aussitôt qu'il fut au point, mis en construction par les soins du ministre de la guerre, le général Billot, M. Méline étant président du Conseil. La France était, alors, dans une période d'ascendant, de prospérité et d'apaisement qui lui permettait d'aborder résolument de telles œuvres. Il s'agissait d'une dépense de 300 millions, et il était du plus haut intérêt national de les obtenir sans éveiller l'attention de l'Allemagne. Le président du Conseil de 1896, M. Méline, par une initiative aussi courageuse que patriotique, soutenu efficacement par son ministre des finances, M. Cochery, s'entendit avec les président et rapporteur de la commission du budget, M. Delombre et M. Krantz. Le président Félix Faure n'hésita pas à engager sa signature et celle de tous les membres du cabinet. Les 300 millions furent trouvés sans qu'aucune indiscrétion fut commise et le canon était entre les mains de nos artilleurs, quand on apprit son existence au dehors. Voici comment le colonel Deport s'explique lui-même au sujet des origines de l'invention. Montluçon, 13 janvier 1915. Comme vous l'exposez, l'origine du 75 remonte à 1892. Vers le mois d'avril, le général Mathieu, directeur de l'artillerie, avait communiqué pour avis, à tous ses établissements constructeurs, un dossier relatif à un brevet pris par un ingénieur allemand nommé Haussner, au sujet d'un matériel de campagne à recul du canon sur l'affût, avec quelques renseignements sur des essais effectués en Allemagne, puis abandonnés. Ce recul du canon sur l'affût était obtenu par l'emploi combiné de longs guidages et d'un frein hydraulique, caractérisé par deux cylindres télescopiques devant, d'après l'auteur, assurer la rentrée en batterie automatique par le vide, disposition au moins étrange de la part d'un ingénieur. Comme il existait déjà depuis longtemps des canons à recul sur l'affût, l'inventeur ne pouvait revendiquer le principe du recul plus ou moins long, mais simplement les dispositifs qu'il avait imaginés. En fait, aucun des établissements consultés ne vit la possibilité d'utiliser ces dispositifs qui, d'ailleurs, en dehors des essais infructueux tentés en Allemagne, n'ont jamais été employés nulle part. C'est donc à tort que votre informateur, se faisant l'écho d'une assertion assez répandue, dit que l'Allemagne, mieux avisée, eût put réaliser ainsi un canon à tir rapide. C'est à l'occasion de ma réponse au général-directeur, que j'ai indiqué par lettre du 10 mai 1892, avec avant-projet à l'appui, la possibilité d'établir un canon de 75 à tir rapide, sans recul de l'affût, ni dépointage, comme le mentionne la réponse du général Mathieu, en date du 3 juillet 1892, qui débute ainsi : Mon cher commandant, Dans la lettre que vous avez adressée au ministre le 10 mai dernier, concernant les affûts Haussner, vous aviez indiqué la possibilité de réaliser un matériel de campagne sans recul ni dépointage, en reliant la pièce à l'affût par un frein de 1 m 40 de course. Je vous prie de me faire connaître dans quels délais l'atelier de Puteaux pourrait être en mesure de livrer un spécimen... Cet intervalle de trois mois entre ma proposition et la réponse du général directeur s'explique ainsi : Depuis l'année 1890, la fonderie de Bourges était appliquée à la création de matériels de campagne nouveaux, dont deux de 75 à tir accéléré du capitaine Becquet, et un de 52 à tir rapide du capitaine Sainte-Claire Deville. Le général pouvait dune espérer que les auteurs de ces matériels, grace à leur haute compétence pourraient, en combinant au besoin leurs dispositions avec celles d'Haussner, établir le matériel à tir rapide de 75 de la puissance demandée. En l'absence de toute proposition, l'étude du 75 à tir rapide m'incomba. Telle est l'origine de ce matériel. Dans une brochure éditée par Lavauzelle, il y a quelques années, j'ai exposé que mon spécimen d'essai fut établi en dehors de tout programme du comite de l'artillerie et achevé en 1894, qu'il se composait du même canon et du même affût qu'actuellement, avec la même puissance, la même rapidité de tir les mêmes fonctions des servants, la même immobilité de l'affût dans le tir. Je rappelais qu'il avait été soumis à des tirs très nombreux à Puteaux, notamment à un tir à outrance de 240 coups en 24 salves rapides, puis expérimenté par la commission de Bourges en 1894, mais démuni de son bouclier sur la demande de la 3e direction. Les propriétés de ce matériel comme canon à tir rapide étaient donc bien établies. Restait à opérer la mise au point final qui s'impose toujours, surtout pour des constructions si nouvelles, et que ma demande de mise à la retraite, motivée par ma non-inscription au tableau d'avancement du Comité en 1894, et par des raisons de famille, ne me permit pas d'achever. Ce soin fut confié au capitaine Sainte-Claire Deville, classé à cet effet à Puteaux en 1895 et secondé ensuite par le capitaine Rimailho. Comme je l'ai exposé dans ma brochure précitée, cet officier distingué apporta à l'organisation intérieure du frein hydropneumatique de l'affût d'heureuses modifications, ainsi qu'au dispositif de mire. Il créa le caisson à renversement et le débouchoir automatique qui complètent si bien le service du canon en batterie. En outre, il eut la lourde charge de préparer les essais en grand dans les corps de troupe, à la suite desquels le matériel fut adopté en 1897, grâce à l'inlassable ténacité du général Deloye, alors directeur de l'artillerie, secondé par le commandant Gaudin, qui, dans toute cette création du matériel de 75, a joué le rôle d'éminence grise. Le capitaine Sainte-Claire Deville eut enfin à assurer la fabrication intensive dans les établissements de l'artillerie. A. DEPORT, Chef du service de l'artillerie de la Cie des Forges de Châtillon et de Commentry. Le génie des inventeurs du canon de 75 fut véritablement précurseur. Le canon de 75 ainsi conçu réalisait d'emblée l'idéal de la pièce de campagne : légèreté suffisante (quoiqu'il y eût quelque amélioration possible sur ce point), rapidité du tir (vingt ou vingt-cinq coups à la minute) et, surtout, réglage parfait sans le moindre dépointage pendant le tir. Grâce au frein hydropneumatique, — c'est-à-dire à l'air comprimé, — qui, comme on l'a dit, forme la beauté secrète de notre canon, le recul est annihilé. Le projectile tiré, la force génératrice du recul cesse d'agir, mais la pièce continue à reculer, en vertu de la vitesse acquise, jusqu'à l'extrémité de la glissière ; à ce moment, l'air comprimé réagit pour ramener le canon en avant, et, comme cet air possède une surpression initiale suffisante pour lui permettre de triompher des frottements, la remise en place est assurée ; deux secondes après la mise de feu, le canon est retourné à son poste, tout prêt pour un nouveau tir. (L. Houllevigue). Cet admirable triomphe sur la matière fut complété par une série de détails qui assurèrent la supériorité absolue du canon de 75 simplification des culasses, cartouches complètes unissant la gargousse et le projectile, hausse indépendante permettant un réglage rapide et sûr, bouclier protégeant les servants ; adaptation du caisson au service rapide du canon. Le canon de 75 devait être le roi de la guerre de 1914. L'Allemagne avait dû mettre à l'écart, avec une perte sèche de plusieurs centaines de millions, son canon modèle 1896, commencé un an avant la réfection de notre artillerie ; et même le canon de campagne allemand de 77 m/m, établi en 1906, avec la collaboration des maisons Krupp et Ehrhardt, quoiqu'il présentât, à l'imitation du nôtre, les avantages du tir rapide, du long recul sur l'affût, ne répondit pas à la vantardise du colonel Gœdke : Enfin ! nous avons réparé l'erreur de 1896 ! L'ARTILLERIE LOURDE.Mais, sur un autre point, les Allemands prirent de l'avance avant la guerre : il s'agit de l'artillerie lourde. Nous avons déjà signalé les raisons qui avaient porté l'État-major allemand à développer ses formations d'artillerie lourde : tir plongeant, portée plus grande, meilleur défilement. Un projet de crédits pour la construction d'une artillerie lourde, complétant nos Rimailho, fut déposé devant le Parlement français. M. Clémentel, rapporteur du budget de la guerre de 1912, se prononça en faveur des dépenses nécessaires à cette construction. Une discussion très vive s'engagea dans la presse technique à ce sujet. Le général Percin, qui s'était déjà montré opposé au service de trois ans, combattit la création d'une artillerie lourde ; le général Langlois, patron du canon de 75, se prononça dans le même sens ; les esprits étaient incertains. En toutes choses, il faut prévoir le pire, disait, avec raison, un des défenseurs de la création ou plutôt du développement de notre artillerie lourde, et, si peu que doive faire l'artillerie lourde allemande, il nous paraît inadmissible qu'on ne cherche pas à l'empêcher et qu'on laisse en définitive les artilleurs à pied allemands tirer sur les nôtres et sur notre infanterie comme à la cible (et c'est ce qui devait arriver, en effet). Toute la question est là On peut discuter à perte de vue sur l'utilité des matériels de gros et de moyen calibres dans la guerre de campagne, dire que les Allemands se sont fourvoyés, enferrés, dans la mégalomanie et le colossal, les voir d'avance empêtrés et s'en réjouir, peut-être à tort. Mais, en fait, leur artillerie lourde existe et ils s'en serviront. Voilà ce qu'il ne faut pas perdre de vue, et cela seul suffit à justifier les appréhensions des nombreux artilleurs et aussi des nombreux officiers des autres armes à cet égard. (Capitaine Glück). Au moment où le Parlement français était appelé à se prononcer sur les crédits nécessaires pour la construction d'une artillerie lourde, le débat fut influencé par la découverte du procédé Malandrin : celui-ci adapte, sur la fusée, un dispositif, une plaquette qui, par la résistance qu'elle oppose à l'air dans le déplacement du projectile, le fait tomber plus vite. On obtient, ainsi, un effet qui a quelque analogie avec le tir plongeant, mais il est loin d'assurer tous les avantages de l'artillerie lourde. Satisfait de ce léger perfectionnement, le Parlement français renonça, pour le moment, à cette réforme On ne crut pas devoir aborder la coûteuse reconstruction du fusil de l'infanterie. Le fusil Lebel a 28 ans ; il était incontestablement, lors de sa création, la meilleure des armes en usage dans les armées européennes. Cependant, il a vieilli. Son principal défaut consiste dans le passage du tir à coup isolé au tir à répétition, qui est laissé au jugement du soldat et qui entraîne parfois le gaspillage des munitions. Le Lebel est un fusil à magasin, le fusil allemand est un fusil à chargeur, de système simple, commode, facile à manier et qui ne permet qu'un seul genre de tir et de chargement. Heureusement, l'adaptation, au fusil Lebel, de la balle D qui est d'une grande puissance, a rétabli, jusqu'à un certain point, l'équilibre, en améliorant beaucoup la force balistique de l'arme française. L'AÉRONAUTIQUE, ETC.L'aéronautique militaire donna lieu à une discussion au cours de laquelle, le 30 janvier 1914, le Sénat, sur la proposition de M. Reymond, vota l'ordre du jour suivant : Le Sénat, regrettant les vices d'organisation de l'aéronautique militaire et confiant dans le ministre de la guerre pour réaliser l'autonomie des services et les réformes nécessaires, passe à l'ordre du jour. A la Chambre, M. le député Girod avait exposé la situation, le 2 janvier 1914, dans les termes suivants : Si nous avons 54 avions mobilisables, nous avons dû, malheureusement, constater, dans l'enquête, que pas une escadrille n'était complètement mobilisable, faute d'appareils de rechange, tracteurs, etc. Depuis, de grands perfectionnements sur ce point, comme dans l'aéronautique, ont été accomplis. N'insistons pas sur certaines lacunes de notre préparation militaire : pour y parer, il a fallu l'habile tactique de nos chefs et la vaillance de nos soldats. Civis murus erat. COMPARAISON DES EFFORTS ACCOMPLIS EN ALLEMAGNE ET EN FRANCE.On peut dire que les mesures prises par l'Allemagne, dans les années 1912 et 1913 ; nous révélaient ses intentions belliqueuses immédiates et sa volonté de vaincre à tout prix. On lisait dans son jeu ; on connaissait ses desseins. Qu'a-t-on fait pour y parer ? La comparaison est instructive. D'avril 1912 à avril 1914, l'Allemagne a dépensé, pour son armée et pour sa flotte, la somme de 2.800 millions de francs, inscrite au budget, en dépenses ordinaires et extraordinaires, et la somme de 1 milliard de francs, produite par la contribution militaire. La loi de 1913 stipulait, en effet, que les sommes votées en 1911 et en 1912 seraient dépensées avant le mois d'octobre 1913. Quoique l'impôt de guerre ne dût être perçu que par échelons, le gouvernement impérial avait licence d'en disposer, au moyen de crédits à recouvrer. Galvanisées et surexcitées par la presse, la bourgeoisie et la noblesse allemande accroissaient encore, par l'initiative privée, l'effort de l'État et créaient des corps d'automobilistes et d'aviateurs volontaires qui, liés par contrat, avec l'administration, devaient, moyennant certaines primes, apporter à l'armée, au jour de la déclaration de guerre, leur concours bien organisé. La loi de 1913 a été entièrement appliquée en octobre et, au lieu de 63.000 soldats nouveaux, on en a incorporé 107.000. En 1914, cette loi avait donc sa pleine application, aussi bien au point de vue de l'enrôlement des recrues que de l'armement et de l'organisation. La couverture est renforcée contre la France : le nouveau corps d'armée de Sarrebruck, 21e corps, est intercalé entre le 15e corps de Strasbourg et le 16e corps de Metz. On dispose, en outre, comme forces de première ligne, du 14e corps (Mulhouse), du 8e corps (Trèves), du 2e corps bavarois (Landau). On peut évaluer à cinq corps d'armée et demi, après la loi de 1912, la force totale de la couverture allemande. La loi de 1913 porte de 190 à 200 hommes les compagnies d'infanterie de frontière ; les escadrons de cavalerie sont fixés à 150 hommes ; on augmente, en même temps, de 26.000 les chevaux de l'artillerie qui, désormais, peut mobiliser la totalité de ses batteries. Dans ces mesures prévues et votées des lois de. 1912 et 1913, se dessine, par avance, tout le plan de l'État-major allemand. Elles révèlent son intention de procéder à une attaque brusquée par la Belgique ; elles établissent le dessein de l'Etat-major d'écraser la France, d'abord, sous une avalanche d'hommes et de matériel, pour se retourner ensuite vers la Russie. Les dernières manœuvres de l'armée allemande, qui eurent lieu en Saxe, sur les bords de l'Elbe, avaient pour thème la donnée suivante : Une armée allemande victorieuse revient de France, pour se porter au-devant d'une armée russe qui a occupé, entre temps, les provinces orientales de la Prusse. Voyons maintenant, du côté français. La France avait le canon de 75. Elle avait la loi de Trois ans qui, du moins, lui donnait le nombre ; elle avait l'élan rendu aux organismes militaires, par les ministères qui s'étaient succédé depuis 1912 ; elle avait, surtout, un admirable corps d'officiers — pas assez nombreux malheureusement. Elle avait le dévouement de toutes les classes de la nation figurant sans distinction dans l'armée nationale. Pour le reste, on se débrouillerait. Et, en effet, la France s'est débrouillée. Comment l'étonnante organisation de l'Allemagne n'a-t-elle pas assuré la victoire à cette puissance ? Comment, après Charleroi, les armées françaises ont-elles pu se ressaisir et courir sus à l'ennemi sur l'Aisne et dans les Flandres ? Cette reprise merveilleuse de la fortune tient du miracle... Miracle de résolution et d'énergie de la part des chefs, miracle d'endurance et d'entrain de la part des troupes, et, au-dessus de tout, miracle dû à la force des âmes, miracle de la France qui ne voulait pas périr, miracle de la loi immanente des choses et de la volonté divine qui ne voulait pas que la France pérît. LA MARINE FRANÇAISE.La politique navale des grandes puissances a profondément varié depuis un demi-siècle. L'introduction de la vapeur, les progrès de l'artillerie, la force donnée aux navires de guerre par la cuirasse qui en a fait, peu à peu, de véritables forteresses mouvantes, a transformé le caractère de la guerre maritime. Les vaisseaux de haut bord ont pris des proportions telles et se sont chargés d'un matériel si considérable que leur prix s'accroît dans des proportions énormes ; en même temps, se développait l'intérêt que l'ennemi pouvait avoir à les détruire, coûte que coûte. L'eau se prête merveilleusement à cette entreprise de destruction des grandes unités navales : les torpilles et les torpilleurs, les mines sous-marines, les sous-marins, devinrent les instruments de l'attaque, égaux ou supérieurs aux moyens de la défense. Les cuirassés allaient toujours s'agrandissant, tandis que les procédés de l'offensive allaient se multipliant. Les dépenses s'accroissaient en raison des efforts concurrents et, de ce côté, les ressources budgétaires opposaient, à leur tour, une barrière aux exigences nouvelles de la politique navale. C'est entre ces difficultés diverses que les gouvernements étaient obligés de trouver leurs voies. Pour un pays comme la France, dont les rivages se développent sur trois mers, qui possède des colonies nombreuses, une population côtière importante, des traditions navales illustres, mais qui, d'autre part, était obligé de consacrer la plus grande partie de ses ressources à la protection de sa frontière continentale, le problème était particulièrement ardu. Aussi, les solutions les plus diverses furent prônées simultanément ou successivement, avec la même ardeur. Le personnel des officiers de vaisseaux a l'esprit ouvert, l'œil attentif, la réflexion prompte... et il a le temps ; dans les longs loisirs du banc de quart, les discussions furent infinies et elles se répercutèrent aux échos du rivage et des ports de guerre. Se compliquant à l'infini de questions de groupements et de personnes, elles multiplièrent encore les raisons d'hésiter provenant de la nature des choses. L'opinion et le parlement assistaient à ces querelles, sans bien les comprendre, et sans oser prendre parti. On peut dire que, depuis la guerre de 1870, la France a eu une politique navale pleine d'incertitude et d'hésitation. Cependant, elle s'est tenue à peu près à flot et a suivi le courant. Pendant de longues années, la France envisageait la possibilité d'une guerre navale contre l'Angleterre : son objectif se limitait à la défense de ses ports et de ses côtes, à la protection de la Manche par les escadrilles de torpilleurs et de sous-marins, à la constitution d'une force suffisante pour protéger ses communications avec ses colonies d'Afrique. Mais quand l'Allemagne se fut donné pour but la domination des mers, les choses chan- gèrent. Un rapprochement se fit naturellement avec l'Angleterre, et les deux puissances, liées par l'Entente cordiale, combinèrent leur action sur terre et sur mer, la France devant porter son effort sur la guerre continentale, tandis que l'Angleterre continuerait à exercer la maîtrise sur la mer. La France n'en restait pas moins fidèle à son ancien objectif, spécialement méditerranéen. Ses forces furent, en grande partie, concentrées à Toulon ; elles avaient toujours pour principal devoir d'assurer le transbordement de nos troupes d'Algérie sur le territoire métropolitain. La politique navale se compliquait d'un autre problème dont la guerre de 1914 allait montrer l'importance. Les hostilités devaient mettre aux prises, non seulement deux armées, mais deux nations ; par conséquent, les conditions économiques de la vie des peuples, pendant la durée de la guerre, étaient appelées à jouer un rôle qui pouvait devenir prépondérant. La lutte pour le ravitaillement, — qu'il s'agisse de l'alimentation ou des matières premières nécessaires au travail national, — était un des caractères futurs des prochaines guerres ; or, à ce point de vue, la maîtrise de la mer devait avoir une efficacité décisive : couper les vivres de l'ennemi, l'isoler commercialement et économiquement, c'était le réduire à merci. Le général Verdy du Vernois dit : La grande difficulté des guerres futures sera d'assurer l'alimentation des masses armées. La production du territoire national sera insuffisante pour assurer la vie, non seulement aux troupes, mais encore à l'ensemble de la population. Il faudra bien avoir recours aux importations de l'étranger et l'on ne pourra compter avec certitude sur les voies de terre. En cas d'un conflit avec la France et la Russie, il ne restera à l'Allemagne que les voies maritimes et, par conséquent, nous avons besoin d'une flotte puissante pour en devenir maître. On comprend la hâte mise par l'Allemagne à la construction de sa flotte de guerre, et l'on voit, par contre, de quelle importance il était, pour les puissances alliées, de garder leur avance et de la maintenir dans une situation telle que la flotte allemande ne pût jamais dominer l'union des deux flottes anglaise et française. Quelle que soit la puissance qui verrait ses communications maritimes définitivement interceptées, elle serait rapidement réservée au sort dépeint par le lieutenant de vaisseau Hache : Des milliers de malheureux privés de travail et de pain se tourneraient vers le gouvernement, impuissant à leur en procurer. Il suffit de songer, un instant, à la crise que déchaînerait dans le pays une pareille détresse intérieure, pour comprendre combien la liberté de la mer est nécessaire à tout peuple combattant dans les conditions de la guerre moderne. Le commandant ajoutait, songeant à la France : Une telle détresse amortirait les résultats de nos premiers succès (sur terre) ou bien rendrait impossible toute velléité de résistance en cas de premier revers. Le raisonnement n'en est que plus fort pour l'Allemagne, plus retirée encore au cœur du continent. Nous dirons bientôt ce que l'Angleterre a fait pour garder, vis-à-vis de l'Allemagne, l'empire de la mer. Voyons ce que la France fit pour ne pas perdre tout à fait son rang : En 1914, la France, après avoir longtemps tâtonné sur le plan de ses constructions navales et avoir, de ce chef, subi des retards déplorables, perdait le deuxième rang parmi les puissances. Cependant, sa force, appuyée sur celle de l'Angleterre, n'était pas à dédaigner : On lui attribuait sur les annuaires officiels :
L'artillerie comporte les données suivantes : 10 pièces de 305 millimètres, 4 de 274, 72 de 240, 96 de 190, 198 de 164, 157 de 134 et 88 de 100. Toutes les unités de premier rang qui figurent sur ces tableaux ne sont pas d'égale valeur. Il convient de considérer surtout la formation de la flotte française, en tant que pouvant être d'une réelle utilité dans un combat moderne. Nos forces navales étant partagées entre l'océan Atlantique (y compris la Manche) et la mer Méditerranée, se présentent ainsi : Nous possédons : 10, dans la mer du Nord, 4 cuirassés (dont un de plus de vingt ans d'âge), 7 croiseurs-cuirassés de 7.700 à 10.014 tonnes et 22 contre-torpilleurs ; 20, dans la Méditerranée, 19 cuirassés (dont un de plus de vingt ans d'âge), 11 croiseurs cuirassés (dont trois de plus de vingt ans) et 35 contre-torpilleurs. La flotte française possède deux dreadnoughts, le Jean-Bart et le Courbet, et six cuirassés, d'une valeur presque équivalente, le Voltaire, le Condorcet, le Danton, le Mirabeau, le Diderot, le Vergniaud. En 1914, doivent être achetés les cuirassés le Paris et la France. Les cuirassés Bretagne, Provence, Lorraine les suivront. La proportion des canons de fort calibre était à l'égard des canons de la flotte allemande comme 18 est à 22. Il faut ajouter, à ces indications, l'existence d'un certain nombre d'unités réparties en divers points du globe : 10 croiseurs de valeur inégale, une flottille de 35 contre-torpilleurs et 5 sous-marins, une flottille de sous-marins et de torpilleurs à Bizerte. |