HISTOIRE ILLUSTRÉE DE LA GUERRE DE 1914

 

CHAPITRE IV. — L'ALLEMAGNE POLITIQUE.

 

 

La Constitution de l'Empire Allemand. — Les Causes de dissolution. — Les Éléments de discipline. — Le Gouvernement impérial : l'Empereur.

 

EN SOMME, la cause principale de la guerre de 1914, c'est l'existence, au milieu de l'Europe, d'une énorme machine industrielle et militaire, dont la force s'accroît sans cesse et qui ne possède, dans son organisme, aucun frein capable de la dominer ou de la régler.

Au moment où il fondait la Confédération de l'Allemagne du Nord et surtout, plus tard, quand il faisait proclamer l'Empire à Versailles, Bismarck qui, pour aboutir à ses fins, avait accordé au peuple allemand le suffrage universel, mesurait la difficulté du problème. La Prusse serait-elle assez forte pour contenir les particularismes allemands et l'empereur nouveau aurait-il assez d'autorité pour assurer la sécurité extérieure et diriger la politique intérieure ?

Il ne voulait pas entendre parler de cette résurrection de l'empire romain dont le prince héritier était partisan. Il savait, par la vieille histoire de l'Allemagne, ce que ce titre avait d'illusoire. Le roi de Prusse hésitait même à prendre le titre d'empereur ; il disait : Que voulez-vous que je fasse de ce diplôme de commandant honoraire ? Mais Bismarck répondait : Votre Majesté ne peut pourtant pas rester éternellement un substantif neutre : das Prœsidium ! Il y a, dans ce mot de prœsidium, une abstraction. Cette expression : L'Empereur, possède, au contraire, une grande force, un élan puissant !

Le roi de Prusse devint donc l'empereur allemand : et ce titre comporte, en effet, une puissance effective et concrète tout autre qu'une présidence quelconque de Confédération.

Mais, si l'on voulait maintenir, en même temps, le principe et la pratique du suffrage universel, si l'on voulait assurer le contrôle par la presse et par les Chambres — nécessaire pour écarter l'absolutisme pur et simple, — l'Empire ne pouvait éviter le danger des révolutions qu'en s'appuyant sur les classes dirigeantes et possédantes. Bismarck explique très clairement sa pensée : Sans doute, la sagesse supérieure des classes intelligentes a pour base matérielle la préoccupation de conserver leur propriété. Malgré cela, pour la sécurité et le développement de l'état, la prépondérance de ceux qui représentent la propriété est plus utile... Tout grand corps politique auquel manquera l'influence prudente et retardante de ceux qui possèdent, que cette propriété soit du domaine matériel ou intellectuel, en arrivera toujours à une rapidité d'allure analogue à celle de la première révolution française si destructive pour l'État.

Cependant, pour diriger et modérer cet attelage à trois, — le pouvoir royal et impérial, le suffrage universel et l'élite terrienne, — il fallait une main. Bismarck ne tergiverse pas plus sur ce point que sur les autres : cette main doit être celle d'un ministre choisi par la couronne et maintenu tant contre les votes accidentels des majorités que contre les influences de cour et de camarilla.

En un mot, Bismarck constituait l'Empire pour Bismarck. Si le grand ministre disparaissait, l'Empire se retrouvait en présence du redoutable problème.

Et c'est ce qui arriva, en effet. La politique de l'empereur Guillaume n'est qu'une série de coups de barre alternatifs, pour sauver les droits de la couronne et les destinées de l'Empire, entre les deux courants qui convoitent le pouvoir en vue de le faire servir à leurs intérêts ou à leurs passions : le suffrage universel avec tendance de plus en plus marquée vers le socialisme ; le parti des possédants avec le programme agrarien, hobereau, aveuglement égoïste, au dedans et au dehors.

Tout compte fait, il y a, dans la constitution de l'Allemagne moderne, une tendance à la dissociation qui pouvait aller jusqu'à la dislocation complète, s'il ne restait comme intima ratio, le retour aux origines : l'Empire, né de la guerre, ne pouvait, en cas de crise, se retremper que dans la guerre.

LE REICHSTAG.

Le suffrage universel a, dans l'Empire, son organe d'action ou plutôt de contrôle, le Reichstag. Cette assemblée n'a pas le droit d'intervenir dans les affaires intérieures des autres parlements, mais elle se réserve un certain droit de critique qui provoque souvent les protestations des gouvernements confédérés.

Ses pouvoirs sont tellement restreints qu'on les définirait plutôt par des négations : le Reichstag ne peut renverser un ministère ; il ne peut voter une loi sans l'assentiment du Bundesrath ; il ne peut peser directement sur l'exécutif par aucun moyen, sauf par le refus des crédits qui a l'inconvénient d'arrêter toute la machine gouvernementale ; aussi n'y recourt-il qu'avec discrétion. C'est un fait d'expérience qu'en cas de conflit et de dissolution, le peuple donne immanquablement tort au Reichstag.

Cette assemblée n'est donc, dans l'ordre politique, que l'écho sonore et monotone des doléances formulées par une opinion respectueuse et facilement satisfaite. Aussi, le Reichstag s'est-il porté peu à peu vers les seules questions qui lui soient laissées et qui, finalement, intéressent, plus que toutes autres, le monde électoral : les questions économiques. Les partis, leur influence, leurs débats, tout est ramené aux rivalités ou aux discussions d'intérêts. Ici encore, le matérialisme social règne en maître. La vie publique n'est qu'une assurance mutuelle pour le bien-être. Seul le centre, c'est-à-dire le parti catholique, conserve un certain programme d'idées :

Il est inconcevable, écrit M. Sombart, que ce peuple qui a connu des parlementaires comme Benigsen, Lasker, Bamberger, croisant le fer dans le Parlement avec un Bismarck, soit tombé dans l'état de dépression politique où nous le trouvons. Les grands idéaux qui enthousiasmaient nos pères et nos grands-pères ont perdu leur éclat... La phrase creuse dissimule mal le vide intérieur... L'indigence inouïe de notre temps en fait d'idéalisme se décèle dans ce fait remarquable que le parti soi-disant révolutionnaire de l'heure présente, le parti démocrate socialiste, tire tout son attirail de l'arsenal des vieux partis libéraux. Il en est encore au cri poussé le jour de la prise de la Bastille : Liberté, Égalité, Fraternité ! M. Sombart voudrait, sans doute, trouver autre chose ?... En fait, l'Allemagne' moderne n'a aucun ressort politique et le Reichstag ne peut avoir aucune prétention et n'a aucune prétention à être ou à devenir un organe de liberté dans l'Empire.

Faute de ce contrepoids, le suffrage universel des grandes villes s'est porté vers le socialisme. Par le nombre, rien n'est plus imposant que l'armée socialiste, mais peut-elle monter à l'assaut du pouvoir et faire pencher la balance du côté de la Révolution ? Toute la question est là Le socialisme inquiète les classes dirigeantes, il peut les pousser à un coup de tête : mais est-il en mesure de se substituer à elles ?

Grossie de tous les mécontentements, accrue constamment par l'inflation des grandes villes, la social-démocratie remportait, aux dernières élections, in mandats représentant 4 millions d'électeurs. Mais, en s'élargissant et en se fondant dans l'organisme parlementaire, son programme, son évolution, sa ligne de conduite se sont fortement matérialisés et il n'a plus eu en vue que les intérêts économiques de la classe qu'il représente.

Près de lui, de puissantes organisations syndicales se développent ; attelées à sa cause, elles le mènent où il leur plaît. Le syndicalisme en est venu ainsi à faire office d'instrument modérateur. Il se désintéresse de toute lutte violente et se borne à conduire des grèves toujours paisibles et à organiser des résistances toujours légales ; il compte, dans ses caisses, 80 millions de marks, les dépose à la Deutsche Bank et les gère en capitaliste. C'est un socialisme de tout repos. Ainsi tout, dans l'Allemagne moderne, aboutit à l'argent, c'est le pays où la thèse révolutionnaire a pour Bible un livre qui s'appelle le Capital : or, ce n'est pas à coup de marks que l'on fait les révolutions.

Aussi, ce parti, qui est un état dans l'État, dont l'armée de fonctionnaires est considérable, dont les succès électoraux sont éclatants, n'est, en réalité, qu'une machine qui tourne à vide et dont les engrenages ne mordent pas. En lui, l'organisation a tué l'action. Au Reichstag, le groupe n'est impressionnant que par.1a place qu'il occupe, par le temps qu'il fait perdre, par le vide désespérant de sa tactique parlementaire. Il n'a rien créé — que cet impôt de guerre qui est une véritable confiscation et qui apparaîtra sans doute à l'histoire comme la première cause des grandes ruines allemandes.

N'ayant en considération que la bourse, il n'a su, au moment où les destinées du pays se décidaient, que frapper à la bourse, comme les soldats de César frappaient au visage.

Dans la rue, le spectacle que donnent ses manifestations énormes est plus ridicule qu'effrayant : ce sont les balancements amorphes d'un monstre acéphale plutôt que l'élan d'un organisme énergique et conscient. Au parc de Triptow, sur quinze chariots drapés de rouge, cinquante orateurs ont parlé. A perte de vue, s'étend une foule noire sur les pelouses encadrées de vert. Ils sont là deux cent mille, selon les journaux socialistes ; quatre-vingt-dix mille, avoue la police. Des sonneries éclatent ; un grand silence se fait. Les pontifes lisent une formule avec l'onction que comporte une religion nouvelle. Cent mille bras se lèvent vers le ciel ; cent mille mains font au-dessus de la foule sombre comme un ourlet blanc baigné de soleil. Que font ces braves gens ? Ils jurent de conquérir les libertés politiques, même au, péril de leur vie.

La minute est solennelle. Au château, on s'émeut. Est-cc que la révolution serait possible ? La cour du palais regorge de troupes ; des mitrailleuses sont postées ; les ponts sont barrés. Est-ce 1789 ou 1830 ?

Tout à coup, l'énorme troupeau s'ébranle et se disloque avec des cris de terreur. Il a suffi d'une centaine de sergents de ville tombant sur la foule à coups de poings, de pied, de plats de sabre pour s'en rendre maître, sans rencontrer même une velléité de résistance. (Bonnefon.)

Au moment décisif, le vieux servilisme national l'emporte encore, même sur la violence des passions et l'énergie individuelle. Ces gens peuvent être braves : mais ils ne sont soldats que pour le roi et derrière des sous-officiers. Ils ne seraient à craindre que si la bête criait en eux et s'ils avaient faim.

La crainte du socialisme, en tant que corps politique, n'est donc pas une des causes immédiates de la guerre : mais le péril du chômage, l'appréhension des misères extrêmes tombant sur un peuple habitué au bien-être et résumant tout son effort dans une question de subsistance, hantait sans cesse l'esprit des dirigeants allemands.

La véritable puissance d'action du socialisme est une sorte de chantage par le spectre de la famine. De là ses succès devant les électeurs, de là cette puissance électorale qui, sans le rendre maître du pays, envahissait les bancs du Reichstag et se targuait d'arracher le pouvoir au parti agrarien et hobereau. Querelle d'estomacs, rivalité de bien-être, concurrence de ventres, là encore. Les Gracques allemands menaçaient l'aristocratie terrienne. Les 111 voix socialistes apparaissaient comme l'avant-garde de la conquête prolétaire.

Les hobereaux tremblaient pour leurs intérêts, pour leur fortune, pour leurs héritages. La couronne, prise entre les possédants et les convoitants, était obligée de se prononcer. Il est incontestable que l'embarras de choisir, la perspective d'une nouvelle dissolution avec des élections plus violemment socialistes, durent aussi porter le gouvernement impérial vers la seule issue des grandes crises intérieures, la guerre.

LE PARTICULARISME.

Les difficultés inhérentes à la constitution de l'Empire, les impossibilités d'être ne sont pas seulement de l'ordre politique, économique ou social, elles tiennent aussi à l'histoire, à la géographie, à la religion ; la nationalité allemande est unifiée, ses cadres ne le sont pas. C'est encore les disjecti membra... On peut se demander si, parmi les causes de la guerre actuelle, il ne reste pas un dernier effort des particularismes anciens cherchant leur voie et qui, peut-être, la retrouveront dans les arrangements consécutifs à la guerre. L'Allemagne est une nation qui, si l'on s'en rapporte à son passé, trouvera sa forme définitive, non dans la centralisation, mais dans la confédération.

Une lutte sourde, cachée sous les formes correctes du protocole officiel, persiste entre les anciennes formations politiques et le nouveau mécanisme impérial, qui n'a pas su s'adapter. Dans l'histoire de France, ce débat s'est prolongé pendant plusieurs siècles et il a mis plusieurs fois en péril l'existence du pays et de la dynastie : quoi d'étonnant s'il se produit en Allemagne et s'il intéresse, là comme chez nous, les destinées nationales ?

Ce sont, d'abord, les cours d'Allemagne défendant leur indépendance, leur influence, leurs intérêts, contre les empiétements du pouvoir central. Outre les luttes occultes et sourdes renfermées dans la clôture des châteaux et des palais royaux, où princes et princesses se déchirent à belles dents, on en a quelque écho dans le public : c'est par exemple, le discours du prince Louis de Bavière répondant à un maladroit. L'orateur, un industriel allemand de Pétrograd, avait parlé de l'empereur allemand et de ses vassaux : Nous ne sommes pas des vassaux, répondit Louis de Bavière ; nous sommes les égaux et les alliés de l'empereur allemand, primus inter pares, et c'est d'accord avec lui que nous poursuivons le bien et la grandeur de l'Allemagne.

Le roi de Saxe, choisi comme arbitre, ayant attribué au comte de Lippe-Bitterfeld la couronne de la Principauté de Lippe, détenue jusqu'alors par le beau-frère de l'empereur, le prince de Schaumbourg-Lippe, Guillaume II crut pouvoir se venger à sa manière et, à une lettre très respectueuse du comte régent, il répondit par une missive arrogante : Je vous interdis, lui disait-il, de me parler sur ce ton. Le comte de Lippe, sans broncher, publia la lettre qu'il avait adressée à ce monarque irascible. Elle était un modèle de courtoisie déférente. Dans toute l'Allemagne princière, ce fut un murmure violent contre l'empereur. La nation approuva.

A la veille de la guerre, le grand-duché de Bade et le royaume de Saxe se débattaient contre l'égoïsme de la Prusse qui, dans une question de chemins de fer, cherchait à les étrangler.

Quant au grand-duc de Hesse, il ne négligeait pas une occasion de narguer son impérial cousin. L'empereur prononçait-il, contre la horde des sans-patrie, un de ces discours fulgurants destinés à anéantir la Sozial Demokratie, le grand-duc invitait le mois suivant les socialistes hessois et causait avec eux amicalement en leur offrant des cigares.

Je ne parlerai pas des minuscules irréconciliables, les Reuss, ou les Saxe-Meiningen qui, pour des questions de famille ou de personnes, ne mettaient jamais les pieds à Berlin.

Un des incidents les plus frappants, parce qu'il caractérise à merveille les limites du pouvoir central en face du particularisme, concerne les grands-duchés de Mecklembourg-Schwerin et de Mecklembourg-Strelitz. L'un et l'autre sont régis par une constitution qui rappelle celle de la France avant 1789. Une diète composée de chevaliers, de députés des villes et de représentants de la couronne règle toutes les questions de politique financière suivant des méthodes patriarcales, éloigne le peuple des affaires et fronde contre les souverains. Cet état de choses scandalisait toute l'Allemagne. Chaque année, on entendait pieusement, au Reichstag, le discours traditionnel sur le Mecklembourg et ses constitutions médiévales. Les grands-ducs s'entendirent avec l'empereur et avec le chancelier pour mettre fin à une situation qui les importunait au moins autant qu'elle vexait leurs sujets.

Néanmoins, devant la résistance des chevaliers en majorité, l'empereur, les deux grands-ducs et la nation allemande échouèrent. Les duchés ne reçurent pas de constitution moderne, et, malgré le désir qu'ils en avaient, ni le gouvernement impérial, ni le Reichstag n'osèrent intervenir dans une affaire de politique intérieure qui ne les concernait pas.

A ces jalousies entre dynasties rivales, qui se dissimulent le plus souvent sous les dehors de la politesse la plus exquise, viennent s'ajouter l'antipathie profonde et l'aversion instinctive qui séparent l'Allemagne du Sud de l'Allemagne du Nord, ou plus exactement l'Allemagne celto-germanique de l'Allemagne germano-slave. Les Bavarois détestent les Prussiens qui méprisent les Bavarois. Munich a Berlin en horreur et le plus léger incident suffit à jeter l'une contre l'autre, au moins en paroles, ces sœurs ennemies.

Nous l'avons vu à Saverne et à propos des discussions qui suivirent les hauts faits du colonel von Reuter ; mais cet incident militaire, par le dénouement qu'il reçut, indique aussi la borne au delà de laquelle les particularismes sont sans action et qu'ils ne peuvent pas franchir. Ils reculent, dès que le patriotisme allemand entre en jeu.

Au début, l'affaire de Saverne se présente ainsi : il s'agit d'un abus criant commis par un officier prussien et par ses troupes dans un état confédéré qui n'est pas la Prusse. La Bavière et le Wurtemberg sont soulevés par l'indignation. Bavarois et Prussiens se traitent réciproquement de couards et exhument leur défaillance militaire en 1870. Au Reichstag, la majorité s'unit contre les conservateurs, et une partie des nationaux libéraux inflige un blâme au chancelier, à cause de son langage indécis, plutôt favorable à l'armée. Puis tout se calme, tout retombe à plat. M. Erzberger, qui avait été le plus violent dans ses attaques, fait amende honorable et redevient le plus empressé dans ses flatteries. Seuls, les Bavarois catholiques persistent dans leur courroux et appuient, d'ailleurs timidement, les derniers efforts socialistes pour regagner la bataille compromise. Tout le reste du centre catholique, malgré ses tendances particularistes, soutient le gouvernement impérial.

Pourquoi ce revirement subit ? C'est que l'enquête a établi, qu'à Saverne, il existait un vieux courant français hostile à la garnison. Il a suffi que quelques gamins criassent : Vive la France ! pour que le bloc allemand fût instantanément reconstitué.

Il subsiste en Allemagne assez de particularisme local pour s'opposer à l'envahissement de l'autorité administrative ou politique prussienne ou impériale ; c'est tout ce que l'on peut dire pour le moment. Catholiques, féodaux, socialistes même, c'est à leur monarchie, à leur existence propre comme Bavarois, Badois, Saxons qu'ils demeurent fidèlement attachés. Ils n'ont aucun sentiment de loyauté ou de sympathie pour le Prussien dominateur : ce serait plutôt un sentiment de haine et de défiance à l'égard de l'Allemand oriental. Mais le beau rêve d'unité allemande conquis dans le sang et dans l'angoisse reste encore supérieur à toute antre aspiration.

Évidemment, on ne saurait prévoir quelles réactions ou même quelles dislocations pourraient résulter d'une défaite. Les gouvernements locaux ont de puissants moyens d'action sur la presse et sur l'opinion. L'empereur n'a pas toujours été doux à ces vassaux qui ne sont pas toujours indulgents pour lui. A ce point de vue encore, l'Empire a besoin de la victoire. La guerre a été son instrument, la guerre est sa ressource suprême. Si la guerre se prononçait contre lui, le principe du système serait remis en question.

LES CATHOLIQUES.

N'ayant pas à faire un tableau complet de l'état intérieur de l'Allemagne à la veille de la guerre, je n'insisterai pas sur la diversité des religions dans l'Empire : elle ne porte aucune atteinte sérieuse à l'unité ; cependant, comme la présence du groupe catholique au Reichstag n'est pas sans compliquer d'une façon très particulière le fonctionnement des institutions, il convient de considérer, à ce point de vue, une divergence qui intéresse, d'ailleurs, l'âme de la nation.

Nietsche a défini le protestantisme allemand une hémiplégie du christianisme et de la raison ; on ne peut mieux dire que le protestantisme, en son principe, a séparé, par des cloisons étanches, la raison et la foi. Luther est un mystique ; il a dénoncé l'union sur laquelle saint Thomas avait fondé l'autorité de l'Église, en mettant le raisonnement au service de la croyance.

Le caractère subjectif et mystique de la religion protestante, telle que la conçoit l'Allemagne avec l'individualisme de la pensée, ont porté une atteinte irréparable au dogme chrétien. Malgré les efforts du piétisme protestant, la discipline intellectuelle et morale s'est trouvée brisée.

Kant a tenté de la restaurer par sa conception générale de la vie, fondée sur la totalité de la nature humaine et en donnant pour base à la religion le fait de l'obligation morale. Ainsi s'est créé peu à peu, dans le monde allemand, un rationalisme chrétien, une religion de l'élite qui s'intéresse peu au dogme, beaucoup à la morale, mais qui, en raison de son caractère même, ne peut devenir une religion populaire.

Tandis que le luthéranisme aboutissait logiquement à cette doctrine, en quelque sorte aristocratique, le peuple, abandonné à lui-même, sans être soumis à la, rigoureuse emprise d'une église traditionnaliste, tombait dans un athéisme pratique que l'insuffisance de quelques rites vagues ne suffisait pas à refouler. La religion ne renforçait plus par elle-même le lien, social. L'église n'était ni la compagne, ni la servante, ni la collaboratrice de l'État.

Cependant, le catholicisme ultramontain retenait dans ses cadres, des foules assez nombreuses pour que le pouvoir dût compter avec lui ou, peut-être, le cas échéant, s'appuyer sur lui. Aux élections de mars 1871, un parti catholique où des aristocrates bavarois, des Junker prussiens, des magnats polonais coudoyaient des nationaux et des libéraux de la vallée du Rhin, se fondait pour la défense des intérêts catholiques.

On sait par quelles vicissitudes il passa dans la période du Kulturkampf ; après des luttes épiques, il eut raison de l'agression bismarckienne.

La paix s'établit et le centre catholique, précisément parce qu'il réunissait dans son sein les aspirations de populations très diverses, précisément parce qu'il gardait le culte de l'autorité, précisément parce qu'il obéissait à un certain idéal, put se rapprocher, sans trop se contredire lui-même, de la politique impériale. Peu à peu, il s'adaptait à ce rôle nouveau. Il devint le groupe le plus influent du Reichstag. Prenant un moyen terme entre les tendances conservatrices et démocratiques qui se rapprochaient en lui, il se tint à une note progressiste, légèrement teintée de démocratisme.

On s'habitua à gouverner avec lui Guillaume II multiplia les avances à la Papauté et à l'Église, se posant en représentant du germanisme chrétien, en souverain à la fois protestant et catholique. La conception d'un Dieu germain, d'un Dieu national, conciliant au ciel les divergences de la terre, naquit ainsi dans son esprit mystique.

Malgré tout, les antinomies subsistent ; un protestantisme de plus en plus conventionnel, un catholicisme borné et trop politique ne suffisaient pas pour satisfaire les aspirations d'un grand peuple. Certaines faiblesses de la politique impériale et germanique viennent de là. La conscience religieuse de l'Allemagne est obligée de se livrer à un débat continuel et à une perpétuelle transaction, pour se trouver d'accord avec elle-même.

Au Reichstag et dans le pays, le centre catholique, qui n'est pas un parti confessionnel, se divise lui-même en une aile droite et une aile gauche, unies par le même idéal, mais dont l'une, la Silésienne, est conservatrice, tandis que l'autre, la Westphalienne et Bavaroise, est assez nettement démocratique.

Dans les derniers temps, cette tendance l'emporte. Mais le centre catholique, parlementarisé à l'excès, se laisse entraîner comme les autres partis vers la considération presque exclusive des intérêts matériels. Un observateur avisé des choses de l'Allemagne, M. Lichtenberger, a pu le définir en ces termes : Il apparaît aujourd'hui bien plutôt comme un groupement d'habiles opportunistes qui défendent avec une rare maestria les intérêts temporels du catholicisme, que comme un parti purement idéaliste, qui poursuivrait systématiquement la solution, dans le sens chrétien, des grands problèmes internationaux politiques et sociaux de l'heure présente.

EMBARRAS INTÉRIEURS.

Donc, si l'on cherche soit dans les institutions, soit dans les partis, le frein qui peut contrebalancer la pression gouvernementale et militaire de l'Empire, on ne l'y trouve pas. Les considérations économiques primant tout, l'antagonisme des classes et des intérêts se dressait devant le pouvoir comme un dilemme sans solution. La politique agrarienne des Hohenlohe, des Bülow, des Bethmann-Hollweg l'emportait encore : elle poussait avec une violence sans égale le gouvernement, au moment où il abordait les redoutables négociations d'un traité de avec la Russie.

Mais le parti agrarien et ses doctrines étaient battus en brèche avec une vigueur non moindre par tous les partis contraires groupés dans le Reichstag. Le gouvernement était obligé de choisir. De toutes façons, le choix était redoutable. On sentait l'heure où la question vitale pour l'Empire lui-même, la question militaire, se poserait devant l'opinion comme le dernier mot du dilemme. Continuer les armements, c'était se prononcer pour le parti agrarien ; les arrêter, c'était pencher vers l'Allemagne industrielle et commerciale, celle qui demandait le rapprochement avec l'Angleterre, réclamait l'arrêt des constructions navales et une politique plus modérée.

Tous les éléments de dissociation allaient se grouper, consciemment ou inconsciemment, autour de ce programme. Le Reichstag lui-même les voyait s'agiter dans son sein.

Cette assemblée, qui venait de voter d'un élan et presque sans hésitation douze cents millions de francs en vue d'une guerre prochaine, on la sentait lasse, on l'accusait de vouloir affaiblir l'armée en la modernisant et en réprimant les abus du privilège et de l'esprit de caste. On ajoutait, qu'après cet effort de 1913, le Parlement demanderait à souffler. Tandis que les pangermanistes, allant jusqu'au bout de leur système, réclamaient la militarisation complète du pays, avec l'application intégrale du service obligatoire et universel, un long murmure de mécontentement s'élevait, réveillait les oppositions latentes. La Bavière intervenait pour soutenir cette résistance contre des projets démesurés. Le baron de Hertling disait hardiment : Il y a des limites aux forces des peuples et il faut en tenir compte.

Le parti militaire, de plus en plus irrité, poussait sa pointe. Si on laissait faire les éléments de dissociation, ils reviendraient à la charge et, avec le concours du suffrage, irrité par les durs sacrifices que l'on exigeait de lui, ils auraient le dernier mot.

Les chances étaient favorables, l'heure était unique : le pays était prêt, entraîné. Si l'Empire voulait se sauver en sauvant l'armée, en sauvant l'unité allemande, contre tous les périls qui la menaçaient, il ne restait plus qu'une issue, la guerre.

Une alarme justifiée, accrue encore par le scandale des procès qui dévoilaient la démoralisation des sphères dirigeantes — procès Hammerstein, procès Tausch, procès Moltke, procès Eulenbourg, procès Krupp, procès Siemens et Schuckert au Japon, révélations sur les concussions d'un ancien commandant de corps d'armée, révélations d'un ancien chef de la police des mœurs, catastrophes d'argent ou d'amour dans les hautes familles, affaire de Saverne —, tout poussait l'empereur à faire un retour violent vers les origines belliqueuses de la race et de l'Empire. Son propre fils, le kronprinz, traduisant le sentiment de ceux qui se donnaient comme les seuls défenseurs de l'unité allemande, de la royauté prussienne, de la dynastie, ne s'écriait-il pas sur un ton qui sentait le reproche : Y a-t-il une joie supérieure à celle de foncer sur l'ennemi à la tête de ses hussards ?

Ainsi, les causes de dissociation, inhérentes à la constitution même de l'Empire, poussaient, par réaction, vers une issue belliqueuse : or, les éléments d'autorité et de discipline travaillaient, à plus forte raison, dans le même sens.

LES ÉLÉMENTS DE DISCIPLINE.

Le trait caractéristique du peuple allemand résultant de ses origines ethniques, d'une tradition ininterrompue pendant deux mille ans, d'une éducation scolaire fortement organisée, c'est le sens et l'amour du groupement discipliné.

Les Allemands marchent derrière leurs chefs par tribus, par clans, par bandes, par trusts ou par cartels. L'unité, ce n'est pas l'individu, c'est le groupe. L'Allemand aime obéir ; tous marchent au pas de parade, l'escouade derrière le caporal, le régiment derrière le colonel, l'armée derrière l'empereur. Respect de l'autorité, discipline, admirables forces pour un peuple. Disons simplement, pour être exact et complet, que ce goût de la discipline s'accommode, de préférence, des formations restreintes. Dans l'esprit de groupement, tel qu'il existe en Allemagne, il y a un particularisme latent.

Même au sein du parti socialiste qui, selon nos idées françaises, devrait représenter la force de désorganisation la plus agissante, nous retrouvons ce double besoin, celui d'obéir à quelqu'un et de suivre un groupe particulier. Ceux de Bavière, ceux de Bade ou de Wurtemberg n'entendent pas le moins du monde se confondre avec ceux de Prusse. Ils acceptent leurs excommunications, ou leurs remontrances, sourient et continuent à leur guise. De même, la gent Bebel différait de la gent Bernstein ou Wollmar. Parmi les révisionnistes, ces sectionnements se produisent. Tel qui suit Heine s'écartera à certains moments précis de Franck ou de Indekum.

Un particularisme organisé, telle paraît être la meilleure définition de la société allemande. On sent ce qu'une volonté dominante peut faire de cet admirable mécanisme qui se subordonne, de lui-même, à l'arbre de couche, pourvu que les rouages intermédiaires fonctionnent bien.

La suite psychologique de cette disposition originelle, c'est un admirable esprit de méthode : groupement, discipline, méthode, tout s'enchaîne. L'Allemand est robuste et sérieux ; il soumet volontiers sa vigueur physique et morale au travail en commun, il prend sa place et son rang, selon l'ordre accepté pour un but donné ; assoupli de bonne heure par un dressage réfléchi, il coordonne et combine l'économie de son existence avec celle du groupe, pour obtenir un résultat dont il ne réclame que sa part légitime ; peu de vanité, une grande persévérance, un certain goût de l'anonymat, tout le prépare à n'être qu'un chiffre dans un total, un rouage dans un mécanisme, un soldat dans une armée.

Il suit longtemps une même idée, même si elle ne vient pas de lui ; sa marche est progressive et lente, mais sûre ; il cachera pendant des années, au fond de son âme, un projet qui ne doit réussir qu'à force de patience tenace ; l'employé aux manches de lustrine guettera pendant des mois et des mois l'heure propice pour surprendre le secret d'une invention, d'une fabrication ou d'un commerce ; comme le paysan, il pousse son sillon sans bruit, sans tapage, sans repos, jouissant d'avance du succès final et de la moisson plantureuse.

Observateur minutieux, calculateur au millième, mesureur au millimètre, peseur au compte-gouttes, l'Allemand passera maître dans toutes les branches de l'activité humaine qui demandent le soin, l'application, une pratique méticuleuse et tranquille. Spécialiste avec volupté, l'agriculture, l'élevage, la chimie, le trouvent levé à l'aube, couché tard, penché sur le sol, sur le bureau ou sur les cornues, toujours pareil à lui-même, toujours fidèle à lui-même, fidèle surtout à la consigne, donnée et reçue avec joie.

Caporalisé dès l'enfance, il passera sans surprise et sans secousse de la famille au régiment. Jamais il n'a le sens plus plein de ce qu'il est, que quand il appartient à une équipe qui rend selon que les chefs attendent d'elle. Sa manière lourde et pesante l'éloigne de tout écart, de toute fantaisie, de tout brio personnel, de tout gaspillage de forces ou de paroles ; il se sent vivre, quand il fait œuvre de puissance en commun. Sa volonté développe alors, en lui, l'ambition et l'orgueil de servir. Admirable instrument dans la main de ses chefs, tant qu'il a confiance en eux et qu'ils le dirigent bien.

Avec les préoccupations matérielles que créent ses larges besoins et que l'esprit du siècle a exagérées en lui, l'Allemand moderne s'est donné tout entier à ce que les économistes allemands ont appelé l'esprit de l'entreprise. Au fond, c'est l'appétit du gain illimité, avec, comme point de départ, un certain risque de capital et de travail : c'est la spéculation.

Il faut tenir compte de la pauvreté du sol, de la rigueur du climat, des difficultés originelles de l'existence, pour expliquée cet élan, ce goût du hasard, ce jeu de la vie, le tout pour le tout. Pour aborder l'éden des terres heureuses, des jours ensoleillés, des longs repos savoureux, la mise n'est 'jamais trop forte, la partie trop aléatoire, l'attente trop longue, pourvu qu'on aboutisse. La vie elle-même, s'il le faut, n'est, pas de trop comme enjeu.

L'existence nationale devient ainsi, elle-même, une vaste entreprise. On l'expose, on la donne, si elle mène au but, sinon l'individu, du moins la famille, le groupe, Je pays. Il est toujours vrai le mot de Tacite : Germani ad prœdam. Si la paix n'y peut atteindre, va pour la' guerre, pourvu qu'on gagne !

Ainsi s'est développé dans la race, par les grands bouleversements, les puissantes transformations, les prodigieux changements des temps modernes, un goût décidé pour l'action, un culte de la force, qu'on a appelé une volonté de puissance et qui, si elle ne rencontre pas de limite au dehors, n'en trouvera certainement aucune en elle-même. L'Allemagne n'admet plus d'obstacle : elle veut vivre sa vie.

L'ÉCOLE.

Cette conception de l'existence nationale, les Allemands la reçoivent avec le jour. Dès la naissance, l'enfant est élevé sous l'autorité de la consigne ou, plutôt, dans le respect de ce qui est défendu, verboten ; or, on ne s'imagine pas la quantité de choses qui sont défendues en pays allemand.

Quand l'âge vient, tous sont entraînés à marcher en troupe et à sacrifier la volonté particulière à la volonté générale. Après la famille, où le père règne en maître, où la mère sent de bonne heure que ses enfants lui échappent et sont mis en garde contre elle-même, où la sœur, même plus grande, obéit au frère, même plus petit, l'Ecole s'empare de l'enfant et le brise. Le mécanisme scolaire, en attendant la mécanisation militaire, devient le plus puissant moyen de dressage national. L'école est, d'avance, une caserne.

La puissance du système scolaire allemand et l'autorité qu'il exerce sur la formation de l'âme nationale est si connue, qu'il est inutile d'y insister : on en connaît les résultats, soit dans la paix, soit dans la guerre. On disait déjà en 187o, que la Prusse devait ses victoires à ses instituteurs. C'est vrai, dans une certaine limite. Cependant, il y a aussi quelque danger à confier exclusivement la formation d'un grand peuple à une classe d'hommes qui, par métier, est prompte au pédantisme, au formalisme, au mandarinat. Le manuel n'est pas un évangile, pas plus que le magister n'est un homme complet.

Vers 1914, les abus du système se faisaient sentir : maîtres et élèves, gonflés de vanité scolaire, avaient perdu, jusqu'à un certain point, le contrôle sur eux-mêmes ; la fourmilière anonyme des instituteurs vidait la force publique en prétendant la soutenir ; en effet, elle lui enlevait le critérium de la vérité.

Un petit livre édité à Breslau et vendu soixante-dix pfennigs, offre un résumé des connaissances usuelles à l'usage des écoles professionnelles. On le donne, clans les provinces rhénanes, aux élèves des Simultanschulen, c'est-à-dire aux élèves des écoles primaires qui reçoivent des jeunes gens de confessions différentes. Il renferme des notions d'histoire, de géographie, d'histoire naturelle, de physique, de minéralogie et de chimie, de langue allemande et de géométrie. C'est le type du manuel.

Or, comment cette petite encyclopédie des choses nécessaires à tout Allemand procède-t-elle ? Le premier chapitre est consacré à Notre maison impériale, et les pages les plus importantes à Notre Empereur bien-aimé. Guillaume II est un héros, il n'a que des vertus magnanimes, il voit tout, sa compétence est universelle ; il aime son peuple et surtout les travailleurs. Donc, il faut l'aimer et prier pour lui. Le reste de l'histoire du monde tient en quelques pages.

Voici pour 1870 : Les Français ne pardonnaient pas aux Prussiens d'avoir remporté tant de victoires. Ils voulaient humilier le roi Guillaume et, avec lui, tous les Allemands ; ceux de la rive gauche du Rhin devaient devenir Français. C'est pourquoi l'empereur Napoléon III déclara la guerre au roi Guillaume.

Ramassée dans un tel raccourci, l'histoire produit tout son effet d'entraînement nationaliste. Le dernier chapitre est consacré aux mots des Hohenzollern. Le grand électeur dit : Dieu est ma force ; Frédéric Ier : A chacun le sien ; et Guillaume Ier : Dieu est avec nous.

Dieu devient ainsi ce Dieu allemand, appartenant en propre aux Hohenzollern et qui a décrété, de toute éternité, que le peuple allemand était un peuple élu, à qui le monde devait appartenir. Toute critique et toute impartialité disparaissent. La méthode scolaire allemande, comme toutes les méthodes trop absolues et trop exclusives, aboutit à l'absurde : la fameuse science historique allemande se résume, en somme, dans des manuels à la Loriquet.

Dans son école, l'instituteur allemand apparaît vraiment comme un initiateur total. Maître de l'intelligence, il est, en même temps, maître de la morale et de la religion. Avec le calcul et la grammaire, l'histoire et la géographie, la poésie et la littérature, il enseigne le chant, le dessin ; parfois, dans certaines écoles, un métier manuel : modelage, reliure, menuiserie, serrurerie ; il donne l'instruction religieuse, il inculque le respect des pouvoirs publics. Education intellectuelle, éducation morale, éducation religieuse, culture physique : son enseignement embrasse tout ce qui, de l'enfant, peut faire un homme et un patriote. (G. Bourdon.)

L'âme allemande est inhérente à la race, mais elle est modelée par l'instituteur.

Il serait tout à fait injuste de ne pas reconnaître les résultats bienfaisants de cette puissante scolarité. Elle développe et assouplit l'aptitude au groupement organisé, qui est un trait frappant du caractère national. Il n'y a pas en Allemagne un pour mille d'illettrés.

Au-dessus, et pour ainsi dire à la suite de l'enseignement primaire, l'instruction professionnelle reçoit l'enfant et l'adapte à la carrière qui doit être la sienne. Il n'est pas un Allemand qui ne reçoive un certain enseignement technique.

Chaque année, les grandes écoles jettent plus de trois mille ingénieurs dans la vie publique ; ces ingénieurs, dont la surabondance ajoute à la fébrilité du travail intérieur et de l'expansion au dehors, assurent également à l'armée, en temps de guerre, d'excellents collaborateurs. La pléthore qui résulte des carrières encombrées, aux salaires restreints, a sans doute ses inconvénients, mais les organismes eux-mêmes n'en sont que plus résistants. Une fois de plus, l'individu est sacrifié au groupe.

La puissance de l'entreprise allemande tient à ces longues préparations. La hardiesse, l'esprit d'initiative, le perpétuel mouvement et le perpétuel progrès, tout vient de la surabondance des capacités fortement sélectionnées et entraînées. Mais, en même temps, la ruée des ambitions et la mêlée des convoitises donnent lieu à cette instabilité, à ces crises permanentes qui sont le mal, difficilement supportable, de la vie économique allemande.

LES UNIVERSITÉS ET LES INTELLECTUELS.

L'Allemagne est fière de ses écoles professionnelles ; elle est plus fière encore de ses universités : c'est là en effet, que s'entretient et se surexcite le génie de la race. L'intelligence allemande, avec ses qualités et ses défauts, avec sa vigueur logique, sa puissante faculté d'application, sa patience, son orgueil réaliste et son mépris de la mesure, l'intelligence allemande s'achève là : là se nourrit la gent intellectuelle. Elle est l'orgueil de l'Empire et sera peut-être sa perte.

Avec le manque de nuance et de finesse du spécialiste, le savant allemand érige en doctrine son expérience un peu courte et tourne en passion ses convictions trop souvent mal contrôlées. Dès le début de la guerre de 1914, le manifeste des intellectuels a établi, devant le monde, la faiblesse philosophique de ces philosophes, la médiocrité critique de ces savants, la pauvreté intellectuelle de cette intelligence.

Quelqu'un a dit avec raison : L'Allemagne a ses temples laïques et ce sont ses Universités. Ce sont les universités, en effet, ce sont les professeurs qui ont préparé la grandeur de la Prusse et de l'Allemagne moderne. Après Fichte, Arnim, Hegel, ils ont donné, à l'âme allemande, la formule de sa puissance d'action et de conquête, l'élan de sa volonté ambitieuse, le ressort de son entreprise sur le monde. Le professeur a le sentiment profond de la supériorité de la race et il n'écrit pas une ligne, ne prononce pas une parole qui ne tende à cette glorification, ne serve à cette propagande.

La croyance en l'Allemagne au-dessus de tout, répandue par tant de voix autorisées, devient une foi, une religion. Maeterlinck définit exactement ce sentiment, lorsqu'il écrit : L'Allemagne se considère comme la conscience morale du monde.

Mais un autre observateur, non moins attentif et non moins sagace, dit à son tour : Les universitaires qui détiennent l'intelligence et se savent des guides, se croient obligés à un patriotisme particulier, d'une forme peut-être bien étroite. La patrie est leur chose ; ils la contemplent, à travers leurs lunettes cerclées d'or, comme le palladium à jamais sacré de leur gloire, de leur prébende, de leur spécialité. Ils la servent, mais elle leur sert. Ils l'honorent, mais elle les honore.

Dans les cérémonies publiques, coiffé du bonnet carré ou du béret de velours, vêtu de la robe rouge garnie d'hermine, ou de la longue robe noire traînante, aux retroussis de soie, barbe blanche ou barbe blonde, l'œil assuré, le geste tranchant, la voix pleine et rauque, admirez le pédagogue dans toute sa splendeur. Quand il n'y aura plus de refuge au monde pour la morgue allemande, on la retrouvera dans l'âme du Herr Professor.

Sa conscience a le pli professionnel si marqué qu'il en devint aigu et cassant ; il est convaincu que la pédagogie est une force en elle-même et que l'humanité doit être menée comme une classe d'écoliers ou un cours d'étudiants. Toutes les époques de décadence, pour les peuples, ont été précédées d'une apogée universitaire et scolaire : mais à la fin l'âme libre des hommes rompt l'entrave du pédantisme trop longtemps prolongé.

Les intellectuels auront la responsabilité la plus lourde dans les événements auxquels nous assistons, parce qu'ils ont altéré quelques-unes des vertus natives du peuple allemand. Aussi, il était dans la logique des choses que, dans le fameux appel aux nations civilisées, ils aient poussé à l'extrême la doctrine hostile à l'humanité qui fut incontestablement une des origines morales et intellectuelles du conflit : Qu'on se souvienne à jamais de ces cruelles litanies : Il n'est pas vrai que l'Allemagne ait provoqué cette guerre... Il n'est pas vrai que nous ayons violé criminellement la neutralité de la Belgique — le chancelier Bethmann-Hollweg, intellectuel pourtant, l'avait proclamé sans hésiter devant le Reichstag —. Il n'est pas vrai que nos soldats aient porté atteinte à la vie ou aux biens d'un seul citoyen belge, sans y avoir été forcés par la dure nécessité d'une défense légitime, etc. Il n'est pas vrai que nos troupes aient brutalement détruit Louvain, etc. Il n'est pas vrai que nous fassions la guerre au mépris du droit des gens, etc. Enfin, pour mettre le sceau à ces négations tranchantes, cette conclusion qui expose la doctrine elle-même dans son étonnante témérité : Il n'est pas vrai que ce que l'on appelle notre militarisme soit dirigé contre notre culture, comme le prétendent nos hypocrites ennemis. Sans notre militarisme, notre civilisation serait anéantie depuis longtemps. C'est pour la protéger que ce militarisme est né dans notre pays.

L'apologie du militarisme est donc le mot suprême de l'enseignement universitaire. Cette conscience morale du monde s'affirme dans un appel aux armes. L'enseignement allemand n'a qu'une devise, celle de Hobbes : Homo homini lupus.

Le professeur Lamprecht, un des historiens les plus réputés de l'Allemagne, un des hommes qui représente le mieux cette mentalité à la fois courte et brutale du spécialiste arrivé, a donné l'expression la plus complète du sophisme qui égare toute la nation, quand il a écrit ces phrases, mémorables par ce qu'elles ont d'orgueilleusement diabolique : L'Empire n'est plus aujourd'hui un corps politique enfermé dans des limites territoriales, il est une puissance vivante agissant dans l'univers. Il est partout où les intérêts économiques allemands étendent leurs ambitions : il est tentaculaire.

Le culte de la force est une caractéristique de l'époque de la libre entreprise. Il la continue ; car il est devenu capitaliste. Ce qui fait la force de l'armée et de la flotte, c'est le machinisme guerrier créé par le capitalisme.

L'expansion nationale n'a pas fait tort à l'unité. Les Allemands, répandus dans le inonde entier, ont continué à faire corps avec la nation. Celle-ci, comme aux temps lointains (c'est-à-dire à l'époque des invasions germaniques), est unie par un lien personnel au lieu d'un lien territorial.

En un mot, le capitalisme entretient le machinisme militaire qui doit saisir le monde partout où s'étendent les tentacules allemands, voilà toute la doctrine : elle est uniquement mécanique. L'humanité n'a plus ni cœur ni âme ; son idéal, c'est de l'or, du charbon, du fer.

Si l'on va au fond des choses, la guerre actuelle et ses excès viennent de là Le militarisme universitaire, ayant pour suite et pour conséquence l'expansionnisme matérialiste, voilà les causes essentielles de la guerre de 1914. L'Allemagne n'a pas su se garder de cette ivresse des forts, et c'est pourquoi elle trébuche au point culminant de son histoire. Plus généreuse, elle eût été invincible.

LE MILITARISME.

Ainsi, la Kultur allemande, l'intellectualisme allemand aboutissent à la plus étonnante philosophie des sociétés : le militarisme.

Le prodigieux sophisme consiste en ceci : de même que, dans le fait militaire, — ainsi d'ailleurs que dans tous les autres faits de la vie humaine, — l'âme anime le corps, on en conclut que le plus grand office de l'âme est d'entraîner l'homme à la lutte violente.

Pareillement, dans l'ordre social : la société avant à se défendre contre les adversaires qui l'entourent et devant maintenir constamment sa force militaire, cette préparation devient le but et la société est, avant tout, une troupe en armes : l'organisation militaire est l'aboutissant suprême de la civilisation ; la vie, c'est la guerre.

Même quand la guerre n'éclate pas, on la fait encore, en la préparant ; il faut la faire toujours. Une puissance qui n'a pas atteint son plein développement, est en droit de le chercher, de parti pris, même au détriment des autres.

Si les terres ou les richesses lui manquent, le fait seul de son existence l'autorise à s'en emparer là où elles se trouvent.

Le principal théoricien allemand de la guerre moderne, Bernhardi, appuie, sur cette base, tout son système. Comme c'est le dernier mot de la culture allemande, à la veille de la guerre de 1914, il faut citer largement, pour qu'il ne reste aucun doute dans les esprits ; car c'est ici la doctrine franche et avouée de l'agression allemande. Tout le reste n'est que simulacre et ménagements sournois :

Il est impossible que l'agriculture et l'industrie allemande puissent procurer, à la longue, à une masse d'hommes croissant dans de telles proportions, un travail rémunérateur. Nous avons donc besoin d'accroître notre empire colonial... Une pareille acquisition territoriale ne nous est possible, avec les partages politiques d'aujourd'hui, qu'au détriment des autres Etats ou en nous associant à eux (ceci pour la Hollande, évidemment) ; et ces solutions ne sont praticables que si nous réussissons d'abord à mieux assurer notre puissance dans l'Europe centrale... C'est nous dont le développement économique, national et politique est entravé et soumis au préjudice, c'est nous qui voyons, menacée, notre situation mondiale, acquise au prix du sang le plus noble... Nous avons reconnu en nous un facteur aussi puissant que nécessaire du développement de l'humanité entière. Cette certitude nous fait un devoir d'étendre, le plus loin possible, l'action de notre influence intellectuelle et morale et de rendre partout la route libre, au travail allemand, comme à l'idéalisme allemand.

Mais nous ne pouvons remplir ces devoirs suprêmes, imposés par notre degré de civilisation, que lorsque notre travail pour la civilisation sera porté et soutenu par une puissance politique croissante puissance qui doit trouver son expansion dans l'extension de nos possessions coloniales, dans l'élargissement de notre commerce, dans l'influence plus considérable des idées allemandes sur toutes les contrées de la terre et, avant tout, dans le complet affermissement de notre puissance en Europe.

En débarrassant la doctrine de sa logomachie pédantesque, cela veut dire que l'Allemagne, pour jouir d'un plus grand bien-être, considère comme son droit et comme son devoir de faire la guerre au monde, jusqu'au moment où elle aura dominé toutes les contrées de la terre. Toute existence voisine de la sienne est rivale et, par conséquent, hostile.

A cette doctrine de la guerre, les doctrines de la paix sont naturellement antagonistes et odieuses. Bernhardi n'hésite pas à le déclarer et il insiste : Pour un Etat ambitieux et qui n'a pas encore obtenu le rang dont il est digne, qui a impérieusement besoin d'élargir son domaine colonial et qui ne peut, au fond, obtenir celui-ci qu'au prix d'autres sacrifices, les doctrines pacifistes, les tribunaux d'arbitrage, etc., etc., représentent à priori un danger, car ils sont propres à empêcher un déplacement des puissances. En face de la propagande pacifiste qui s'étend d'une manière envahissante, il faut garder les yeux fermement fixés sur ce fait qui la contredit : c'est qu'aucun tribunal d'arbitrage, en ce monde, ne sera capable... de changer, à notre avantage, par l'art diplomatique, le partage de la terre, tel qu'il est établi aujourd'hui.

Voilà donc l'Allemagne bien établie en puissance de rapt : c'est pourquoi le militarisme est sa loi suprême.

Voici la phrase qui résume tout : Dans notre situation, qui appelle absolument un accroissement de puissance dont nous devons venir à bout contre des ennemis supérieurs en nombre, l'instinct de conservation nous ordonne d'augmenter nos armements par tous les moyens possibles, afin de pouvoir jeter, dans la balance décisive, toute la force de nos 60 millions d'hommes.

De cette doctrine brutale résulte une application plus brutale encore, comme il arrive toujours quand on passe des paroles aux actes. Elle est exprimée par la prescription du règlement allemand donnant pour but au combat, — non pas, comme le prescrit le règlement français, — de briser, par la force, la volonté de l'ennemi, mais de détruire l'ennemi.

Dans le système français, l'objectif est-psychologique et momentané ; dans le système allemand, il est matériel et définitif. Ce qu'il prescrit, c'est l'anéantissement complet de l'adversaire. Si les invasions barbares eussent eu un règlement militaire, elles n'en eussent pas adopté d'autres. La force est l'idéal de l'Empire allemand ; il s'agit d'arriver à la destruction de tout ce qui vit auprès de lui et qui, par ce simple fait, lui résiste.

La façon dont la guerre a été conduite en Belgique, en Lorraine, dans le nord de la France est la suite naturelle de ces hautes directions.

Nous y reviendrons, mais il convenait de les signaler à leur origine même, c'est-à-dire dans les conceptions philosophiques qui ont conduit l'Allemagne à l'agression inévitable, fatale, avec le choix de l'heure et de l'opportunité.

Que sont les incidents diplomatiques qui ont amené la rupture, si on les compare aux raisons profondes qui les ont provoqués, voulus, à cet étalage impudent de principes sans frein, à cet orgueil pharisaïque qui, se nourrissant de ses propres fumées, croit avoir fondé une philosophie parce qu'il a couvert par des mots emphatiques, les plus basses convoitises !

Les militaires y mettent quelque forme, les professeurs sont plus audacieux encore. Ils ont établi la synthèse complète du système et le docteur Lasson, dans son livre La Culture idéale et la guerre, réimprimé il y a dix ans à peine, a rédigé, pour la jeunesse, le manuel de la pensée allemande, en ce qui concerne les relations internationales :

D'Etat à Etat, il n'y a pas de loi... Un Etat ne saurait commettre de crime... Ce n'est pas une question de droit, c'est une question d'intérêt d'observer les traités... Le faible est, malgré tous les traités, la proie du plus fort, aussitôt que ce dernier le peut ou le veut... Cet état de choses peut même être qualifié de moral puisqu'il est rationnel... Entre les Etats envisagés comme êtres intelligents, les litiges ne peuvent être résolus que par la force matérielle.

Voici, maintenant, pour le vrai sens de la guerre : La guerre de conquête est aussi légitime que la guerre de défense. C'est une absurdité de s'indigner contre une guerre de conquête. Le seul point intéressant est l'objet de cette conquête.

Voici, maintenant, pour les neutres :

Le droit à l'indépendance n'est pas un droit inné chez un peuple ; il doit être acquis à grand'peine... La valeur morale d'une forme de culture est dans sa force. La culture existe pour se manifester sons forme de force...

Demander un développement paisible des diverses formes de culture (à savoir de développement national), c'est demander l'impossible, renverser l'ordre de la nature, mettre une fausse idole à la place de la véritable moralité. Cet état paradisiaque n'est qu'une phrase dans la bouche des simples ou un mensonge hypocrite et conscient.

Voici, maintenant, pour la valeur des traités :

L'intervention dans les affaires d'autrui est un droit qui n'est limité que par la force d'autrui. Si le succès est assuré, elle n'est pas seulement justifiée ; elle peut devenir un devoir de l'Etat vis-à-vis de lui-même.

Pour tout résumer, enfin, cette conclusion : Si l'occasion se présente, que celui qui a la force et se sent prêt, tranche la question par l'épée : c'est pour les grandes questions historiques, la seule solution rationnelle et durable.

Il importait de démontrer que les déclarations de M. de Bethmann-Holweg devant le Reichstag, déclarations tellement surprenantes qu'elles ont été mal comprises par le public universel, n'ont eu nullement le caractère d'improvisations inopportunes ou malavisées qu'on leur avait, d'abord, attribué. Elles sont, an contraire, l'expression d'une doctrine qui, seule, pouvait donner satisfaction au sentiment et à l'instinct profond du peuple auquel on offrait et qui acceptait, en toute volonté et conscience, la joie de la guerre, c'est-à-dire la réalisation même de son idéal convoiteux.

Quand le chancelier disait que les traités n'étaient que des chiffons de papier et, qu'en matière de relation internationale, nécessité fait loi, il se montrait, non seulement un véritable intellectuel en complet accord avec l'intellectualisme allemand, un apôtre de la véritable culture allemande, c'est-à-dire le militarisme et le culte de la force, mais un homme d'Etat, conscient de ce qu'il faisait, adhérant à la seule manière allemande de traiter les questions internationales. Le chancelier ne se trouve guère diminué aux yeux de ses concitoyens que par une sorte de timidité et de gaucherie dans la façon de présenter des vérités si évidentes. C'est le reproche que lui fait un publiciste allemand d'une grande notoriété, Maximilien Harden.

Le chancelier a manqué de cynisme ; quant à la volonté, il l'a eue ; la responsabilité lui reste tout entière.

LA MORALE ANTIALLEMANDE.

Un tel aperçu sur les doctrines allemandes, génératrices de la guerre de 1914, serait incomplet, si l'on ne plaçait, en face de lui, un exposé des principes adverses, des principes au nom desquels les puissances alliées font la guerre à l'Allemagne.

Il y a heureusement, sur la terre, une autre doctrine des relations individuelles et des relations internationales que celle du droit de la force.

En indiquant ce point de vue, nous signalerons aussi les raisons pour lesquelles, a priori et en dehors de tous incidents et accidents particuliers, l'offensive allemande est infailliblement vouée à la défaite, nous ferons toucher du doigt le point faible et la lacune humaine de cette doctrine erronée et violente, au nom de laquelle une société unique se décrète, d'elle-même, supérieure à l'humanité.

La doctrine opposée à la doctrine allemande est contenue dans cette parole du Christ : Paix sur la terre aux hommes de bonne volonté.

Elle recueille les enseignements de la sagesse antique, les éclaire par ceux de l'Evangile et les applique à la vie politique et internationale, selon les enseignements de la Révolution française. Ses principes sont que tous les hommes sont égaux devant Dieu, que le Christ est venu pour le salut de tous et que les nations ne sont liées que par leur propre consentement. En un mot, chez les hommes, la discipline est volontaire. La contrainte est un mal. La règle exacte de la politique et des mœurs, c'est l'autre parole du Christ : Ne lais pas aux autres ce que tu ne voudrais pas qu'on te fit à toi-même.

Par une connaissance profonde de la nature humaine, cette doctrine se persuade que, si l'homme est pétri de bien et de mal, le bien, avec l'aide de la volonté divine, doit finir par l'emporter. Le règne du mal n'a qu'un temps.

Il y a, dans l'homme, fût-il momentanément le plus fort, un appel constant de l'amour, qui s'oppose à cette force et la limite.

Le fort a son obstacle en lui-même : il a besoin d'aimer ; il sait aussi qu'une heure viendra où il ne sera pas le plus fort ; il sent que sa force s'épuiserait à vide s'il en abusait, qu'elle n'a pas pour objet de détruire, mais de créer.

L'appétit particulier (qu'il s'agisse d'un individu ou d'une société) ne trouve pas sa fin en soi-même.

Si la loi d'amour n'intervenait pas, à quoi bon vivre ? Sans sacrifice, il n'y a pas de justice et, sans justice, il n'y a pas de société.

Sur quelle base repose la justice ? Sur cet axiome, emprunté à la nature et au bon sens, que tout individu qui a reçu la vie, a droit à une part de vie et que si sa vie, c'est-à-dire sa liberté, n'est pas respectée, il est en droit de la défendre.

L'état de guerre serait constant entre les hommes, s'il n'y avait pas un consentement universel sur ce point. La justice est un équilibre entre toutes les vies existantes. Il n'est pas conforme à la loi divine qu'une seule vie se substitue à toutes les vies. Si cette vie particulière le tente, elle va contre les lois naturelles et elle doit périr. Celui qui frappe par le glaive, mourra par le glaive. Qui ne sait pas faire, de lui-même, la part des autres, voit se faire, contre lui, la coalition de tous.

On dit que Guillaume II, systématisant la pensée de l'Allemagne, a proféré cette parole : L'humanité, pour moi, finit aux Vosges. La conséquence, c'est que, tout ce qui est au delà des Vosges, forme l'humanité contre l'Allemagne.

L'exclusivisme allemand, fils de l'orgueil allemand, est, comme tous les exclusivismes, souverainement aveugle et stupide. L'étalage du spécialisme pratique. et du mécanisme scientiste des Allemands ne doit pas nous en imposer. La pensée allemande est en pleine régression barbare si elle aboutit là ; et, — puisque nous en sommes à citer les paroles de Guillaume II, —quand, en 1900, il a dit à ses soldats, partant pour la Chine, de ne rien laisser subsister derrière eux et de se comporter comme des Huns, il s'est réclamé lui-même de cette régression. La barbarie peut être savante : c'est toujours la barbarie.

Cette guerre de 1914 a été voulue et déclarée par l'Allemagne : il était logique et fatal que l'Allemagne, conformément à l'erreur essentielle de sa culture, la déclarât. Mais, il était nécessaire aussi et fatal non moins, que l'humanité, puisqu'elle subissait cette guerre, convoquât à la soutenir, toutes les nationalités libres et qu'elle se décidât à ne mettre bas les armes que quand elle aurait anéanti la puissance de l'Allemagne.

L'Allemagne, selon son principe organique, est antinomique à la paix du monde. Il n'y aurait de paix allemande que si toutes les contrées du globe étaient réduites en esclavage.

L'Allemagne, par une aberration unique dans le monde depuis l'apparition du Christ et, peut-être, depuis l'origine des temps, se vante de ne croire qu'à la force et au succès : il faut donc que l'humanité lui inculque, par la force, le respect du droit et lève sur elle le glaive de la justice, pour bien établir que c'est la justice, finalement, qui obtient le succès.

PACIFISTES ET MILITARISTES EN ALLEMAGNE.

Un document confidentiel, écrit en juillet 1913, juste un an avant la guerre, met en présence les forces qui, en Allemagne, luttaient encore, dans l'âme de la nation, soit pour la paix, soit pour la guerre. Il explique aussi les raisons pour lesquelles les partisans de la guerre l'ont emporté. Ce document complète si fortement et avec un sens si ferme des réalités, le trop court exposé qui vient d'être tenté ici, qu'il nous paraît indispensable d'en donner, du moins, la conclusion :

L'opinion publique allemande est divisée sur la question de l'éventualité d'une guerre possible et prochaine, en deux courants.

Il y a dans le pays des forces de paix, mais inorganiques et sans chefs populaires.

Elles considèrent que la guerre serait un malheur social pour l'Allemagne, que l'orgueil de caste, la domination prussienne et les fabricants de canons et de plaques de cuirassés en tireraient le meilleur bénéfice, que la guerre profiterait surtout à l'Angleterre.

Elles se décomposent ainsi qu'il suit :

La masse profonde des ouvriers, des artisans et des paysans, qui sont pacifiques d'instinct.

La noblesse dégagée des intérêts de carrière militaire et engagée dans les affaires industrielles — tels les grands seigneurs de Silésie et quelques autres personnalités influentes à la cour — et assez éclairée pour se rendre compte des conséquences politiques et sociales désastreuses dune guerre, même victorieuse.

Un grand nombre d'industriels, de commerçants et de financiers de moyenne importance, dont la guerre même victorieuse, amènerait la banqueroute, parce que leurs entreprises vivent de crédit et sont surtout commanditées par des capitaux étrangers.

Les Polonais, les Alsaciens-Lorrains, les habitants du Schleswig-Holstein conquis, mais non assimilés, et en hostilité sourde contre la politique prussienne, soit environ sept millions d'Allemands annexés.

Enfin, les gouvernements et les classes dirigeantes des grands États du Sud, la Saxe, la

Bavière, le Wurtemberg et le Grand-Duché de Bade, sont partagés entre ce double sentiment : une guerre malheureuse compromettrait la Confédération, dont ils ont tiré de grands avantages économiques, une guerre victorieuse ne profiterait qu'à la Prusse et à la prussianisation, contre laquelle ils défendent avec peine leur indépendance politique et leur autonomie administrative.

Ces éléments préfèrent, par raison ou par instinct, la paix à la guerre ; mais ce ne sont que des forces politiques de contrepoids, dont le crédit sur l'opinion est limité, ou des forces sociales de silence, passives et sans défense contre la contagion d'une poussée belliqueuse. Un exemple éclairera cette idée : les 110 députés socialistes sont des partisans de la paix. Pourtant, ils ne sauraient empêcher la guerre, car elle ne dépend pas d'un vote du Reichstag, et, en présence de cette éventualité, le gros de leurs troupes ferait chorus dans la colère et dans l'enthousiasme avec le reste du pays.

Il faut noter enfin que ces partisans de la paix dans la masse croient à la guerre, parce qu'ils ne voient pas de solution à la situation actuelle. Dans certains contrats, notamment clans les contrats d'éditeurs, on a introduit la clause de résiliation en cas de guerre. Ils espèrent, cependant, que la volonté de l'Empereur, d'une part, et les difficultés de la France au Maroc, d'autre part, sont pour quelque temps des garanties de paix. Quoi qu'il en soit, leur pessimisme laisse libre jeu aux partisans de la guerre.

Les partisans de la guerre se divisent en plusieurs catégories ; chacun tire de sa caste, de sa classe, de sa formation intellectuelle et morale, de ses intérêts, de ses rancunes, des raisons particulières qui créent un état d'esprit général et accroissent la force et la rapidité du courant belliqueux.

Les uns veulent la guerre parce qu'elle est inévitable, étant donné les circonstances actuelles. Et pour l'Allemagne, il vaut mieux plus tôt que plus tard.

D'autres la considèrent comme nécessaire pour des raisons économiques, tirées de la surpopulation, de la surproduction, du besoin de marchés et de débouchés ; ou pour des raisons sociales : la diversion à l'extérieur peut seule empêcher ou retarder la montée vers le pouvoir des masses démocratiques et socialistes.

D'autres, insuffisamment rassurés sur l'avenir de l'Empire, et croyant que le temps travaille pour la France, pensent qu'il faut précipiter l'événement. Il n'est pas rare de rencontrer, à la traverse des conversations ou des brochures patriotiques, le sentiment obscur, mais profond, qu'une Allemagne libre et une France ressuscitée sont deux faits historiques incompatibles.

D'autres sont belliqueux par bismarckisme, si l'on peut dire ainsi. Ils se sentent humiliés d'avoir à discuter avec des Français, à parler droit, raison, dans des négociations ou des conférences où ils n'ont pas facilement raison, alors qu'ils ont la force plus décisive. Ils tirent, d'un passé récent, un orgueil sans cesse alimenté par des souvenirs vécus, par la tradition orale et par les livres, et blessé par les événements de ces dernières années. Le dépit irrité caractérise l'esprit d'association des Wehrvereine et autres groupements de la Jeune Allemagne.

D'autres veulent la guerre par haine mystique de la France révolutionnaire.

D'autres enfin, par rancune. Ce sont ces derniers qui amassent les prétextes. Dans la réalité, ces sentiments se concrétisent ainsi : les hobereaux, représentés au Reichstag par le parti conservateur, veulent éluder, à tout prix, l'impôt sur les successions, inévitable si la paix se prolonge. Le Reichstag, dans la. dernière séance de la session qui vient de se clore, en a voté le principe : c'est une atteinte grave aux intérêts et aux privilèges de la noblesse terrienne.

D'autre part, cette noblesse est une aristocratie militaire, et il est instructif de comparer l'annuaire de l'armée avec l'annuaire de la noblesse. La guerre seule peut faire durer son prestige et servir ses intérêts familiaux. Dans la discussion de là loi militaire, un orateur du parti a fait valoir, en faveur du vote, la nécessité de l'avancement des officiers.

Enfin, cette classe sociale qui forme une hiérarchie dont le roi de Prusse est le couronnement suprême, constate avec terreur la démocratisation de l'Allemagne et la force grandissante du parti socialiste et considère que ses jours sont comptés. Non seulement ses intérêts matériels sont menacés par un formidable mouvement hostile au protectionnisme agraire, mais encore sa représentation politique diminue à chaque législature. Dans le Reichstag de 1870, il y avait 162 membres (sur 397) appartenant à la noblesse ; dans celui de 1898, 83 ; dans le Reichstag de 1912, 57. Sur ce dernier nombre, 27 seulement siègent à droite, 14 au centre, 7 à gauche, un sur les bancs socialistes.

La grande bourgeoisie, représentée par le parti national libéral, parti des satisfaits, n'a pas les mêmes raisons que les hobereaux de vouloir la guerre. Elle est belliqueuse, cependant, sauf exception. Elle a ses raisons d'ordre social.

La grande bourgeoisie n'est pas moins affligée que la noblesse de la démocratisation de l'Allemagne. En 1871, elle avait 125 représentants au Reichstag, 155 en 1874, 99 en 1887 ; en 1912, 45. Elle n'oublie pas qu'ils jouèrent le grand rôle parlementaire, au lendemain de la guerre, en servant les desseins de Bismarck contre les hobereaux.

Aujourd'hui, mal assise entre les instincts conservateurs et des idées libérales, elle demande à la guerre des solutions que ne trouvent pas ses représentants incapables et pitoyables. En outre, les industriels doctrinaires professent que les difficultés qu'ils ont avec leurs ouvriers ont leur origine en France, foyer révolutionnaire des idées d'émancipation ; sans la France, l'industrie serait tranquille.

Enfin, fabricants de canons et de plaques d'acier, grands marchands qui demandent de plus grands marchés, banquiers qui spéculent sur l'âge d'or et la prochaine indemnité de guerre, pensent que la guerre serait une bonne affaire.

Parmi les bismarckiens, il faut compter les fonctionnaires de toutes carrières, représentés assez exactement au Reichstag par les conservateurs libres ou parti d'Empire, parti des retraités, dont les idées fougueuses se déversent dans la Post. Ils font école et souche dans les groupements de jeunes gens, dont l'esprit a été préparé et tendu par l'école ou l'université.

L'Université, exception faite pour quelques esprits distingués, développe une idéologie guerrière. Les économistes démontrent, à coups de statistiques, la nécessité pour l'Allemagne d'avoir un empire colonial et commercial qui réponde au rendement industriel de l'Empire. Il y a des sociologues fanatiques qui vont plus loin. La paix armée, disent-ils, est un écrasant fardeau pour les nations, elle empêche l'amélioration du sort des masses et favorise la poussée socialiste. La France, en s'obstinant à vouloir la revanche, s'oppose au désarmement. Il faut, une fois pour toutes, la réduire à l'impuissance pour un siècle, c'est la meilleure et la plus rapide façon de résoudre la question sociale.

Historiens, philosophes, publicistes, politiques et autres apologistes de la Deutsche Kultur veulent imposer au monde une manière de sentir et de penser qui soit spécifiquement allemande. Ils veulent conquérir la suprématie intellectuelle qui, de l'avis des esprits lucides, reste à la France. C'est à cette source que s'alimente la phraséologie des pangermanistes, comme aussi les sentiments et les contingents des Kriegsvereine, des Wehrvereine et autres associations de ce genre. Il convient de noter que le mécontentement causé par le traité du 4 novembre a considérablement accru le nombre des membres des sociétés coloniales.

Il y a, enfin, des partisans de la guerre par rancune, par ressentiment. Ce sont les plus dangereux. Ils se recrutent surtout parmi les diplomates. Les diplomates allemands ont une très mauvaise presse dans l'opinion publique ; mais plus acharnés sont ceux qui, depuis 1905, ont été mêlés aux négociations entre la France et l'Allemagne ; ils accumulent et additionnent les griefs contre nous, et, un jour, ils présenteront des comptes dans la presse belliqueuse. On a l'impression que c'est surtout au Maroc qu'ils les rechercheront, bien qu'un incident soit toujours possible sur tous les points du globe où la France et l'Allemagne sont en contact.

Il leur faut une revanche, car ils se plaignent d'avoir été dupés. Pendant la discussion de la loi militaire, un de ces diplomates belliqueux déclarait : L'Allemagne ne pourra causer sérieusement avec la France que quand elle aura tous ses hommes valides sous les armes. (Livre Jaune.)

C'est fait ; les dés sont jetés. Nous allons voir maintenant qui les relèvera.

L'EMPEREUR.

Menacé sans cesse par les diverses forces rivales qui luttent en lui, l'empire allemand se disloquerait, s'il n'était continuellement surveillé, entretenu, entraîné par la vigilance du maître, l'Empereur. La fonction impériale est le rouage suprême. Tant vaut l'Empereur, tant vaut l'Empire.

Ainsi l'avait voulu Bismarck : il comprenait, d'ailleurs, que le maître avait pour principal devoir de choisir un bon ministre, auquel il s'en remettrait du travail et de la charge.

Guillaume II fut d'une opinion différente ; il pensa qu'il suffirait seul à la tâche. Il assuma toutes les responsabilités. Ainsi, sa nature fit son règne. Par lui, l'Allemagne, non guidée, mais plutôt excitée dans le sens de ses qualités et de ses défauts, fut sans frein.

Quel est donc cet homme, ce souverain qui a déchaîné sur le monde la pire des calamités qu'ait connues l'histoire et qui, en déclarant une telle guerre et en donnant des mains à la façon dont ses généraux et ses soldats l'ont conduite, s'est montré le plus barbare et le plus sanguinaire de tous les hommes, ce souverain dont les œuvres ne sont comparables qu'aux ravages d'un Attila, en un temps où la douceur des mœurs et la noblesse des sentiments pacifiques paraissaient l'acquis indiscutable de la civilisation.

Tâchons de ressaisir ses traits, tels qu'ils apparaissaient à l'observateur impartial, avant qu'ils ne fussent révélés dans leur tragique caractère.

L'Empereur, quand il est à pied, apparaît de taille médiocre, d'aspect disgracieux et presque vulgaire. Si c'était un simple bourgeois, on le verrait comme il est : le crâne en pointe, le front assez bien modelé mais étroit, de petits yeux d'un gris indécis, un regard dur quand il ordonne, caressant quand il veut plaire, la fameuse moustache en croc et le menton fuyant.

Une transformation complète se produit quand il est à cheval et qu'il défile à la tête de ses troupes : grandi par le casque d'argent surmonté de l'aigle d'or, tenant au poing le bâton de maréchal, le verbe éclatant, l'allure noble et grave, il apparaît comme la figure du commandement, le type du héros, sinon légendaire, du moins romantique.

L'Allemagne et l'Europe ont été prises à ces magnifiques apparences ; et l'homme vaniteux et spectaculeux qu'est au fond le monarque, s'y est pris lui-même. Sa nature prompte, mais superficielle, est entrée dans ce rôle, s'y est plu et, peu à peu, s'y est figée. Le surhomme a gâté et altéré l'homme. Enivré par la flatterie, il a perdu complètement le sens des nuances qui n'est déjà pas une qualité allemande. Ainsi, il a rendu moins accessible l'expression d'une physionomie qu'il cachait sous ce masque d'emprunt.

Ne manquant ni d'intelligence, ni d'application, il s'est laissé dominer par le souci de paraître et la crainte d'être méconnu ; ambitieux de tenir les premiers rôles et prétendant les jouer tous, mais le fond solide manquait en lui. Capable de velléités plus que de volontés, il n'avait ni l'ampleur de vue, ni l'énergie nécessaires pour dominer sa propre puissance et encore moins celle d'une nation qui, en pleine croissance et expansion, eût eu besoin pourtant de trouver, dans son chef, un sage, un modérateur.

L'homme qui a décidé d'un des plus grands événements de l'histoire est loin d'être un ignorant : il a des ouvertures sur tout et il en a notamment sur le rôle des princes dans l'histoire. Les uns admirent, les autres critiquent son universelle compétence et le goût qu'il a de l'étaler ; sa mémoire est prodigieuse, son activité sans limites, sa puissance d'assimilation remarquable. Ceux qui l'approchent disent qu'il lit peu, à peine quelques journaux et rapports ; mais, il comprend vite, s'intéresse à tout, saisit au vol et replace au bon moment.

Dans la causerie, où il prend tous les avantages, son désir de plaire ajoute à l'impression de vivacité, de promptitude et d'universalité dans les connaissances qu'il veut donner et qu'il donne. Si ce n'était une certaine vulgarité dans les plaisanteries, des éclats de voix trop débridés et trop bruyants, avec des gestes excessifs, les mains tapant sur les cuisses, une affectation de bonhomie, souvent pénible parce qu'elle ne paraît pas sincère, il atteindrait le but qu'il se propose : non pas tant de gagner et de convaincre que de surprendre et d'étonner.

GUILLAUME II ET LA FRANCE.

Les sentiments réels de l'Empereur, en ce qui concerne ses relations avec la France, ont donné lieu à des appréciations diverses : peut-être espérait-il, à force d'attention et d'avances, parfois heureuses, le plus souvent inopportunes, faire fléchir l'admirable impassibilité nationale. En cela, il connaissait mal ceux à qui il s'adressait et, véritablement, il n'avait pas une conscience exacte de sa mission de souverain : car il faut aborder gravement les sujets graves.

Comme ces étranges prévenances peuvent jeter un peu de lumière sur les événements actuels, il n'est pas inutile de donner ici le compte-rendu de quelques-uns de ces entretiens familiers de l'Empereur, tel qu'il a été rédigé par des Français sur lesquels Guillaume II a essayé d'exercer, bien en vain, une fascination qu'il croyait irrésistible.

En juillet 1907, un ancien ministre français se trouvait en Allemagne. L'Empereur manifesta le désir de le rencontrer et le Français fut invité à se rendre à bord du Hohenzollern. Dîner en tête à tête et en veston, ainsi que l'avait désiré l'Empereur. Après le repas, bierabend (soirée à la bière), dans une brasserie de Kiel. Et là devant les consommateurs muets de surprise et de respect, la conversation s'engagea.

Déjà sur le Hohenzollern, l'Empereur avait abordé la question des relations entre les deux pays : il y revint tout de suite. Je suis toujours heureux de voir des Français. L'interlocuteur le remercia de l'attention avec laquelle il s'intéressait aux détails de la vie publique française : Oui, dit l'Empereur, j'aimerais à parler à ce peuple ; il me semble que nous nous comprendrions. Mais il y a toujours des malentendus.

Le Français demanda l'autorisation de parler avec franchise. Elle fut accordée : Eh bien, nous ne pouvons arriver à comprendre la politique que l'Allemagne suit à notre égard. Tout ce qui émane de l'Empereur est bienveillant, tout ce qui émane du gouvernement est hostile. Pourquoi ?... Suivit un exposé, complet de l'œuvre de la diplomatie allemande au Maroc. Certainement, personne, en France, en tentant de réaliser nos revendications légitimes sur le Maroc, voisin de l'Algérie, n'a eu l'intention de porter atteinte à l'Allemagne ; nul d'entre nous, en obtenant la reconnaissance de nos droits par les autres puissances, n'a eu l'idée de nuire à l'Allemagne, de l'isoler, de l'encercler...

L'Empereur relève le mot : Je sais à quoi m'en tenir sur cela ; rien ne changera mon opinion. Le fond et la forme ont été pitoyables. Je sais que c'est mon cher oncle qui mène tout... Croyez que je sais tout ce qui se fait à Londres. Vous n'écoutez que John Bull. — Mais, répond l'interlocuteur, Votre Majesté voudra bien admettre que les procédés des deux pays à l'égard de la France ont été bien différents dans cette affaire du Maroc qui est, pour nous, chose si considérable et qui nous tient tant au cœur.

Sur de nouveaux détails et sur des précisions indiquant le mauvais vouloir de la diplomatie allemande, l'Empereur, un peu nerveux et impatient, coupe : Tout cela, ce sont des misères, je les arrangerai. Mais ce n'est pas de cela qu'il s'agit et je vous parlerai très nettement, à mon tour. Entre les deux pays, ce qu'il faut, c'est l'Alliance. Alors, les deux pays, s'appuyant l'un sur l'autre, seront les maîtres du monde.

Prenez garde : l'heure est critique. J'ai annoncé et prévu le péril jaune : on m'a traité d'hurluberlu. Eh bien ! les vaisseaux japonais sont maintenant ici, dans les eaux européennes et je vous jure que ce n'est pas moi qui les ai amenés. Il y a deux dangers : celui de l'Asie et celui de l'Amérique. Si nous continuons à nous entredéchirer en Europe, nous serons surpris : il n'y a qu'une issue, c'est l'Alliance.

L'émotion était grande chez l'interlocuteur ; il laissa la conversation prendre un autre cours. Il devait rencontrer, de nouveau, le lendemain, l'Empereur, à un déjeuner à bord d'un yacht présent aux régates de Kiel ; il s'était décidé à reprendre la suite de la conversation : Puisque Votre Majesté m'a permis la franchise, qu'elle m'autorise à lui demander si elle a fait ce rêve de conclure une alliance avec un pays démembré ? Le regard de l'Empereur devint dur comme l'acier et, fixant le ministre français, il lui dit : Et vous, monsieur, avez-vous fait ce rêve que je pourrais changer quelque chose à ce qui est accompli ? Et, regardant ailleurs, il aurait repris à mi-voix : Je vois que nous ne nous comprenons pas.

L'entretien fut de nouveau rompu, puis il reprit sur des choses insignifiantes, l'Empereur toujours le sourire aux lèvres, plein de bonne humeur et d'attention. Il ne parut pas froissé de ce qui avait été dit, mais ne renonça pas à revenir à son idée de convaincre son interlocuteur.

L'affaire du Maroc qui faisait, alors, l'objet de toutes les préoccupations fut de nouveau sur le tapis. Le ministre français signala à l'Empereur l'intérêt qu'il y aurait à chercher, d'abord, une détente et des relations meilleures sur ce point, par la reconnaissance franche et simple de la situation politique prépondérante de la France au Maroc, celle-ci étant disposée à garantir la situation économique de l'Allemagne. Mais, après beaucoup de bonnes paroles, de promesses de détail, Guillaume II ne céda rien sur le fond... L'Allemagne ne voit jamais que le point de vue allemand et l'Empereur se montra un digne chef de son peuple, dans cette circonstance.

Tout ce qu'on put obtenir de lui, ce fut une déclaration dilatoire : Le traité d'Algésiras n'est fait que pour cinq ans ; voilà déjà deux ans passés, attendons trois ans ; nous verrons alors. Après beaucoup de belles paroles et de protestations, l'entretien, voulu et cherché par l'Empereur, ne produisait rien.

Le Français qui y avait pris part n'en rapportait que l'écho d'une vague menace : Réfléchissez bien. Il se prépare des modifications importantes dans les arrangements des puissances en Europe... C'était une allusion à ces éternelles tentatives de rapprochement avec la Russie, sur lesquelles tabla si fréquemment la diplomatie allemande et qui la trompèrent toujours.

UNE AUTRE ENTREVUE.

Deux ans après, au cours de l'année 1909, un homme politique appartenant à la haute aristocratie française prit part à des réunions sportives où se trouvait l'Empereur. Pendant ces rencontres, qui se renouvelèrent plusieurs jours de suite, la personnalité de qui nous tenons ce récit observa que l'Empereur parlait un français extrêmement pur. Il ne releva qu'une seule expression fautive : L'Empereur, à la fin de chaque repas, disait invariablement à ses invités : Bonne digestion !

Guillaume II parle très durement à ses généraux et officiers de service. Les ordres sont cinglants et brefs, même brutaux. Quelqu'un raconta qu'en visitant le château de Hof-Kœnigsburg, en Alsace, il s'était aperçu que sa suite s'approchait de lui pour écouter les explications de l'architecte. Furieux, il avait levé son gant en l'air en se retournant vers ses généraux et leur avait crié : A dix mètres !

Par contre, l'Empereur est très attentif à se concilier les inférieurs, les simples soldats, les gens de peu. Sa voix change dès qu'il leur adresse la parole, elle devient affable ; il plaisante familièrement.

Pendant la course du Météor, deux hommes tombèrent à la mer. L'Empereur les fit repêcher tout de suite et, lâchant la surveillance du bateau, il les reçut lui-même, leur passa les deux mains sur le corps pour faire couler l'eau des vêtements ; il leur dit : Allez tout de suite vous sécher, mes gaillards, ne vous occupez plus de la manœuvre.

Le comte Eulenbourg dit au Français qui assistait à la scène : Quand un général tombe de cheval, l'Empereur ne se retourne jamais !

Le chancelier, prince de Bülow, dit au duc, dans une cabine du Hohenzollern : L'Empereur n'aime pas les fonctionnaires, il n'est à l'aise qu'avec les gens de naissance et les officiers. J'ai souvent beaucoup de peine à décider Sa Majesté à conférer, même avec les diplomates. L'Empereur lui-même dit au duc, et cela dans l'évident désir de plaire, — mais ceci indique sa manière — : Quand Noailles était à Berlin, j'arrivais souvent à huit heures à l'hôtel de l'ambassade. Je montais dans sa chambre sans me faire annoncer ; il était toujours couché à cette heure. Alors, je m'asseyais au bord de son lit et nous causions pendant des heures, comme des camarades. C'était charmant. Mais c'est là un genre de confiance qui s'établit seulement entre seigneurs, entre gens de même monde.

L'Empereur parle du roi Edouard ; c'était sa hantise : Il est incroyable quel prestige mon oncle exerce sur certains hommes d'État chez vous, et la dépendance dans laquelle ils se mettent vis-à-vis de lui, sans se rendre compte des effets qu'elle peut produire. Je ne crois pas, ajouta l'Empereur, qu'il y ait beaucoup de Français m'ayant approché qui soient sortis avec un mauvais souvenir ; il y a peu de gens avec qui les relations soient plus agréables qu'avec vous ; je le déclare en toute sincérité, parce que je le pense.

Autre  conversation.

Ce qu'on dit de l'Empereur à Paris (c'est l'Empereur qui parle) : — On dit chez vous que je suis théâtral, c'est un reproche bien démocratique. J'estime que tout renoncement au décor représentatif équivaut, pour un souverain et même pour tout pouvoir, à une abdication morale. Je sais bien que, chez vous, il y a une fraction politique qui désire cette abdication de tout pouvoir et je comprends bien que je déplais à ces gens. Mais, vous avez pourtant un passé récent très décoratif. Ces choses ne disparaissent pas en un jour. L'Empereur insiste beaucoup sur ce point ; il tient à cœur de se justifier. Si vous supprimez le théâtre, dit-il, vous diminuez tout : la religion, le culte, la justice, tout l'appareil de l'autorité ne vit que de théâtre. On habille les juges, on habille les prêtres, pour qu'ils fassent impression.

Enfin, il en vient, de lui-même, à la question qui, sans doute, est son éternel souci : Vous ne m'avez pas encore demandé, monseigneur, — l'Empereur appelle toujours les ducs français monseigneur, comment je considérais la question du pays d'Empire (l'Alsace et la Lorraine) ; cela m'étonne ; car c'est la grande préoccupation que je lis sur les lèvres de tous les Français qui m'approchent. Eh bien ! oui, cela existe. Que voulez-vous que je fasse ? J'avais onze ans pendant la guerre. J'ai trouvé la situation faite, et faite avec le sang de nos soldats et d'innombrables sacrifices. Je voudrais qu'un Français se mette seulement à ma place un jour.

J'ai souvent envisagé cette question qui me préoccupe plus que vous ne croyez, dit encore l'Empereur, mais, je n'ai pas trouvé de solution. Vous conviendrez bien, n'est-ce pas, que je suis responsable vis-à-vis de la nation du legs qui m'a été fait, que je ne puis pas agir sans peser tous mes devoirs envers tous.

A un autre moment :

J'ai pensé à ériger l'Alsace en duché. J'ai même consulté, à ce sujet, des hommes compétents et quelques autorités des pays annexés. Savez-vous ce qu'ils m'ont répondu ?... Un duché avec un duc prussien ? Jamais. Même avec un prince allemand, mieux vaut le statu quo. Alors quoi ? Un notable du pays que je ferai duc ? Encore non. On m'a dit qu'un homme élevé à ce rang assumerait très vite la haine de toutes les familles. Cette solution est impopulaire. Moi, personnellement, je n'aurais jamais annexé ; j'aurais demandé une indemnité double. Aujourd'hui, nous serions amis ; mais ce n'est pas un coup de chapeau que je veux, c'est une poignée de mains.

Au cours d'un grand dîner, à bord du Hohenzollern : Qui, aujourd'hui, tenterait raisonnablement de coaliser l'Europe contre nous, sans tomber dans le ridicule ? Pour qu'une idée, en ce moment si utopique, devienne possible, il faudrait que l'Allemagne ait assumé la haine de tous les peuples. Et je vous demande si elle fait quelque chose pour cela ?... J'ai fait tout ce que j'ai pu pour m'entendre avec votre gouvernement, mais c'est impossible. Il n'y a rien à faire. Dans dix ans, ce sera trop tard. L'Allemagne aura quatre-vingt millions d'habitants et les situations seront changées. A nous deux, nous aurions été les maîtres du monde...

Le caractère apparaît dans ces conversations où, sous les formes de l'abandon, le calcul âpre et sans franchise se sent toujours.

LE RÔLE DE L'EMPEREUR.

Si l'on considère le rôle de Guillaume II dans l'histoire de son pays, on le reconnaît à la fois très puissant, très efficace, mais imprudent et dangereux jusqu'à devenir néfaste. Il n'exerce une domination haute et vigoureuse, ni sur ses ministres, ni sur son entourage, ni sur son peuple. Il a été l'homme de la politique en zigzag et le bien qu'il a laissé faire a été altéré par le mal qu'il a fait. Il a trop souvent cherché le moyen, non le but ; l'effet, non le résultat.

Il a continué l'œuvre des Roon, des Moltke, des Hœseler ; mais il n'a pas su découvrir de tels hommes ou n'a pas su s'en entourer.

Or, la plus précieuse qualité du souverain est de savoir choisir les hommes et de savoir les soutenir. Si l'Empereur Guillaume a entrepris de tout faire par lui-même, il s'est trompé, et c'est peut-être là sa plus lourde erreur.

Il a poussé jusqu'à l'extrême la préparation et la force offensive de l'armée. Il créa la flotte de toutes pièces, de 1898 à 1914. Il lutta avec succès contre les répugnances de son peuple à ce sujet, il triompha de ses résistances. Puis, il l'emporta d'un élan fougueux vers la politique mondiale. Il a prononcé les grands mots grandia verba, le gantelet de fer, la poudre sèche, l'épée aiguisée ; il a essayé d'achever, par le rêve de l'hégémonie, l'œuvre de l'unité.

Mais l'histoire dira si ces espoirs n'ont pas été trop vastes et ces pensées insuffisamment mûries. Souvent, comme à Tanger, le geste de l'action a remplacé l'action elle-même. Aux yeux de ses sujets les plus dévoués et surtout les plus compétents, cette activité universelle et trépidante de l'Empereur fut déréglée et superficielle.

Au pays de la méthode, ce qui lui manque le plus, c'est la méthode. Les résultats sont annoncés plutôt qu'obtenus. L'Empereur fut porté par des courants, bien plus qu'il ne les dirigea ; il donnait des impulsions et s'en désintéressait trop vite. Il lui manque le coup d'œil, l'intelligence claire et pratique, le souci d'approfondir, la continuité et, pour tout dire, en un mot, le bon sens tranquille.

Malgré tous ses dons, il a gaspillé plus encore qu'il n'a produit, entrepris plus que réalisé. Son intelligence est prompte, mais volage. Il a plus de vanité que d'orgueil, plus de violence que d'énergie. Un valeureux poltron a dit son oncle, Edouard VII, dans un jour de mauvaise humeur : le jugement est peut-être sévère ; on pourrait s'en tenir au diagnostic psychologique d'un grand médecin, le professeur Bergmann : Toutes les qualités, je les lui accorde, sauf celles qui sont nécessaires à un souverain. (Ch. Bonnefon.)

La guerre de 1914 prononcera, sur ce souverain, — où il y a du Frédéric-Guillaume IV plus, sans doute, que du Frédéric II, — le verdict définitif. Il s'est jeté de lui-même dans le trou qui sera son tombeau et qui donne sa mesure.

Après avoir gardé la paix pendant vingt-cinq ans, pourquoi cet homme, que certains proposaient pour le prix Nobel, a-t-il donné, tête baissée, dans la guerre ?

Sans doute, il avait cette impulsion en lui, mais, par crainte des résultats, il n'osait s'y abandonner. Il y a de ces neurasthéniques qui se surveillent eux-mêmes.

Il faut tenir compte, aussi, d'un élément qui dut agir sur sa nature inquiète et affaiblie. Le prince de Bülow, au moment où il se défendait contre les pénibles imprudences du souverain, a dénoncé cette plante exotique la camarilla.

L'Empereur n'a pas su choisir ses serviteurs intimes ; comme à tous les princes, les chambres secrètes lui ont été funestes. Il avouait que sa cour, de même que le pays, était rongée par les puissances des ténèbres. Malade, découragé, vieilli, il trompait son ennui royal et le sentiment de ses propres défaillances, en faisant le bûcheron volontaire dans le parc de Sans-Souci.

La camarilla cherchait à soutenir sa fortune durant le règne actuel et, en prévision du règne futur, par une violente adhésion aux idées belliqueuses. Par là on était sûr de conquérir la bruyante popularité des professeurs, des Vereine, des militaires retraités, des journalistes.

Les Tchirsky, les Conrad von Nœtzendorf, les Radolin et surtout ce jovial prince de Furstenberg, le tenaient dans les parties de chasse et dans les longues soirées de causeries et de plaisanteries faciles qui avaient suivi les parties de musique des Eulenbourg. Tous, par intérêts, par convoitises, par esprit de caste, poussaient vers les décisions suprêmes qui tentaient sa vanité désespérée.

Lui qui avait tant aimé la popularité, il sentait que la popularité le fuyait et allait à son fils, moins intelligent et moins instruit, mais plus net, plus viril, plus soldat. Cet abandon de tout ce qu'il avait aimé et rêvé le rongeait. Ne serait-il pas un grand homme ? N'était-il pas un grand homme ? Déjà on le reléguait dans le passé. Sa moustache n'était plus de mode. Les jeunes gens avaient le visage glabre : il n'était donc plus jeune ?...

Il ne lui restait que quelques années, s'il ne voulait pas sombrer dans l'anonymat des souverains sans gloire. La guerre était la seule issue pour que le théâtre, qui lui avait tant été reproché, devint l'action, pour que le Talma, vieilli, s'achevât en Napoléon.

Le militarisme qui était devenu le mot d'ordre suprême de son peuple, ne devait-il pas se réaliser en lui et par lui ? Il ajouterait ce rôle à tant d'autres. Comme l'autre empereur, le romain, il se résolut, s'il devait périr, à périr dans une immense tragédie : Qualis artifex pereo !

L'EMPEREUR VEUT LA GUERRE.

Depuis un an au moins, le parti était pris, le rêve pacifique était abandonné. Une lettre de M. Jules Cambon, datée du 22 novembre 1913 et relatant un entretien désormais historique avec le roi des Belges, ne laisse aucun doute : Je tiens d'une source absolument sûre la relation d'une conversation que l'Empereur aurait eue avec le roi des Belges, en présence du chef d'Etat-major général, de Moltke, il y a une quinzaine de jours, conversation qui aurait, paraît-il, frappé vivement le roi Albert ; je ne suis nullement surpris de son impression qui répond à celle que je ressens moi-même depuis quelque temps : l'hostilité contre nous s'accentue et l'Empereur a cessé d'être partisan de la paix... Il croit naturellement à la supériorité écrasante de l'armée allemande et à son succès certain...

Au cours de cette conversation, l'Empereur était, du reste, apparu surmené et irritable. A mesure que les années s'appesantissent sur Guillaume II, les traditions familiales, les sentiments rétrogrades de la Cour et surtout l'impatience du militarisme prennent plus d'empire sur son esprit. Peut-être, éprouve-t-il on ne sait quelle jalousie de la popularité acquise par son fils qui flatte les passions des pangermanistes et ne trouve pas la situation de l'Empire dans le inonde égale à sa puissance.

Peut-être aussi, la réplique de la France à la dernière augmentation de l'armée allemande est-elle pour quelque chose dans ces amertumes : car, quoi qu'on dise, on sent qu'on ne peut guère aller plus loin... S'il était permis de conclure, je dirais qu'il est bon de tenir compte de ce fait que l'Empereur se familiarise avec un ordre d'idées qui lui répugnait autrefois et que, pour lui emprunter une locution qu'il aime à employer, nous devons tenir notre poudre sèche.

Surprenante vérification de cette observation psychologique qui est le fond de toute l'histoire des hommes, à savoir que, nul, ici-bas, n'échappe à la destinée de son caractère. Le velléitaire de la politique en zig-zag, poussé par sa nature même, aurait fait le prodigieux zig-zag de la paix à la guerre !

LES CHANCELIERS DE L'EMPIRE.

L'Empereur est le maitre de l'Empire, mais il ne dirige pas, à lui seul, la politique impériale. Bismarck avait soigneusement réservé, dans le système, la place de l'organe de transmission qui, dans sa pensée, devait être le principal organe d'action, le chancelier.

L'Empereur Guillaume rompit avec le prince de Bismarck au sujet de cette limite délicate des pouvoirs et des attributions entre le chef et le premier des subordonnés. Il n'avait pu se passer, cependant, d'un homme de confiance, tenant entre ses mains toute la pratique de la politique allemande.

Le chancelier allemand n'est pas le président du conseil des ministres sous le régime parlementaire ; mais il n'est pas, non plus, un simple instrument aux ordres de l'Empereur. Quelle que soit l'activité du souverain, elle ne saurait s'étendre à tout ; en particulier, elle ne peut entrer en relations suivies avec les assemblées politiques et avec les administrations.

En un mot, le monarque dirige la politique, il ne la fait pas.

Le chancelier a donc une très haute part de responsabilité dans la conduite des affaires ; selon qu'il les engage heureusement ou malheureusement, elles peuvent mener l'Empereur et l'Empire, soit au succès, soit au revers.

Bismarck fut le premier chancelier de l'Empereur Guillaume : il appartient à l'histoire de prononcer le verdict sur la façon dont le jeune Empereur congédia le fondateur et le plus grand homme de l'Empire.

Le Comte de Caprivi, qui le remplaça, était un soldat, esclave de la consigne ; il mit son esprit adroit et patient au service de la politique personnelle du souverain ; mais, sa loyauté ne sut pas se défendre contre les intrigues de la Cour et ce fut encore l'Empereur qui, subissant l'influence de la coterie des Eulenbourg, se sépara de lui, en 1894.

Le prince de Chodowig de Hohenlohe, cadet de famille souveraine, bavarois, catholique, fut chancelier de 1894 à 1900, après avoir été, pendant dix ans, ambassadeur à Paris et, pendant les cinq années suivantes, statthalter d'Alsace-Lorraine. Fine lame, esprit sec et souple à la fois, diplomate expérimenté, attaché par ses origines, à la fois aux conservateurs du nord et aux libéraux de l'Allemagne du sud, il avait pris le parti d'obéir : mais, sa docilité voulue se vengeait en écrivant, chaque soir, les notes ironiques de ses Souvenirs, où personne, pas même l'Empereur, n'est ménagé. Il disait à celui qui écrit ces lignes que sa principale fonction, en tant que chancelier, était de courir aux quatre coins de l'Allemagne pour réparer les imprudences et les intempérances de langage de son maître.

LE COMTE DE BÜLOW.

Le prince de Hohenlohe eut pour successeur le comte Bernard de Bülow, fils d'un des principaux collaborateurs de Bismarck : comme il fut appelé à jouer un rôle prépondérant dans les événements de la guerre de 1914, il n'est pas inutile de rappeler les principaux traits de son caractère et de son activité politique.

Il est né le 3 mai 1849, près de Hambourg, de famille mecklembourgeoise, ayant des origines danoises : c'est plutôt un scandinave qu'un prussien ; il fit ses études dans l'Allemagne du sud et vécut de nombreuses années à l'étranger. Il fut secrétaire d'ambassade à Paris où il connut Gambetta et Jules Ferry, puis ministre en Bulgarie, ambassadeur à Rome où il épousa la comtesse Donhoff, née princesse de Camporeale, fille de Mme Laura Minghetti. Allemand, certes, mais, comme on le voit, Allemand européanisé et humanisé.

Le comte Bernard de Bülow, le cher Bernard put se croire, après quelques années de ministère, l'homme du règne. Par la volonté de l'Empereur, une intimité cordiale s'établit entre le maître et le serviteur. L'Empereur voyait son ministre tous les jours, pour le plaisir de bavarder ; il le tutoyait, le cajolait, le comblait, faisait pavoiser la flotte en son honneur. De son côté, il se croyait assuré d'un serviteur si coulant et si souple, sans deviner peut-être, sous les apparences charmantes, l'esprit perspicace qui le jugeait et l'humeur maligne que l'excès même de ses attentions agaçait parfois.

Le comte de Bülow, promu plus tard, par la grâce impériale, prince de Bülow, est certainement un esprit distingué ; il a l'art d'agencer, le sens du possible, l'application constante quoique assez indolente aux affaires, mais il a toujours paru l'homme d'une seule affaire, en cela diplomate plus qu'homme d'État ; élève de Bismarck, mais n'ayant, du maître, ni la largeur des vues, ni l'autorité.

Sa qualité maîtresse peut-être, fut celle qui se révéla en lui, quand, de ministre des affaires étrangères, il devint chancelier, — l'éloquence. Cet homme, de carrière silencieuse, déploya, devant le parlement, une souplesse oratoire, une abondance, un esprit, une ingéniosité, en un mot, un don de séduction que personne, peut-être dans ce genre, n'a surpassé en Allemagne. Mais on sentait percer, en lui, les défauts du parlementaire, l'excès dans l'habileté manœuvrière, le sacrifice de l'objet aux moyens, le goût de l'approbation, la préoccupation extrême de la presse, et, surtout, le rabaissement de son objectif à ce qu'il appelait le sens des réalités, ce qui revient à dire au terre à terre et au matérialisme politique.

Dans le procédé de cet homme public, élevé sur les genoux de la Cour, adouci par les longs séjours au dehors, atténué par le scepticisme diplomatique, grisé par les succès oratoires, on ne peut pas ne pas remarquer une certaine absence de vigoureux nationalisme et de ferme attache au simple et au solide. Plus proche de Beaconsfield que de Bismarck, il se définit, en quelque sorte, lui-même, dans un de ses derniers discours : Rien n'est éternel en politique ; le but, c'est-à-dire le bien, la grandeur et la puissance de la patrie subsiste, mais les moyens changent selon l'opportunité. Un membre distingué de ce parlement et qui me voulait du bien, M. Bamberger, me disait, un jour : Je crois bien que le secret de la politique étrangère consiste, en réalité, dans une certaine inconséquence audacieuse.

Une certaine inconséquence audacieuse, telle est la méthode de cet esprit, méthode que l'on put croire un moment supérieure, mais qui, se heurtant à la capricieuse intempérance du maître, aboutit à clore sa carrière de chancelier par un retentissant échec.

A l'extérieur, le prince de Bülow donna sa mesure dans diverses circonstances qui ne sont pas sans rapport avec les événements de 1914 ; il fut, après l'Empereur Guillaume, l'endosseur, sinon le créateur de la politique mondiale ; il eut, avec Chamberlain, un débat retentissant et qui ne contribua pas peu à irriter les esprits, réciproquement, en Allemagne et en Angleterre ; il rencontra, sur sa route, la politique d'Edouard VII et ne sut pas y parer ; dans ses relations avec la France, il connut, d'abord, un succès chèrement payé en épuisant l'autorité de l'Allemagne, pour mettre en échec un ministre français, puis un échec, beaucoup plus grave, en ameutant le monde contre l'Allemagne, à la conférence d'Algésiras. A l'égard de la Russie, ses responsabilités sont plus lourdes encore : c'est lui qui soutint l'Autriche-Hongrie contre la Russie, lors de l'annexion de la Bosnie-Herzégovine et qui, en 1908, dans une situation presque semblable à celle qui se reproduisit en 1914, et alors qu'il s'agissait de savoir si on laisserait écraser la Serbie par l'Autriche, donna à la Russie l'avis amical qui devait faire reculer celle-ci, mais qui ne pouvait plus se répéter par la suite.

Dans la politique intérieure, le ministère du comte de Bülow, alternant dans un jeu plus habile qu'efficace auprès des différents partis conservateurs, combattit vigoureusement le socialisme, mais sans en extirper la racine. Il vit se développer les scandales dans l'administration, dans l'armée, dans le monde, dans la cour. Sous ce diplomate indulgent, adroit et superficiel, la vieille Allemagne s'enrichissait et se démoralisait. L'Empereur, toujours adulé et trompé, au fond, par cette insouciance éloquente, s'abandonnait à l'illusion de cette prospérité gangrenée, quand il fut réveillé par les deux coups de foudre du scandale des Eulenbourg et de l'interview du Daily Telegraph. Et, pour comble, le chancelier, qui l'avait laissé s'approcher de l'abîme couvert de fleurs, parut l'y pousser quand l'une et l'autre crise éclatèrent. Il y eut alors, dans cette carrière d'homme politique trop complaisant ou trop aveugle, deux actes qui passeraient pour des actes de courage s'ils n'avaient pas été sans préparation et sans lendemain. Et, dans l'une et l'autre circonstance, c'est l'Empereur qui était visé : le serviteur, le courtisan, l'ami lâchait le maître.

Maximilien Harden avait dénoncé, dans la Zetkunft, les faits qui contaminaient l'Allemagne comme une nouvelle Sodome. Le prince impérial avait dû porter à la connaissance de l'Empereur les articles visant personnellement celui-ci. Voici dans quels termes le chancelier défend l'Empereur, tout en se dégageant lui-même, devant le Reichstag et devant l'opinion : Messieurs, il s'agit d'assertions générales non prouvées qui ne doivent pas être répétées dans cette chambre et que je repousse avec énergie et résolution. Certes : dans la mesure où le procès Moltke-Harden a établi certains manquements individuels à la moralité, j'ai ressenti de cette démonstration un sentiment de honte, et je ne doute pas que l'administration ne fasse tout son possible pour détruire, par le fer et le feu, de telles abominations. De même que personne n'effleure d'un doute la haute moralité et la belle vie de famille dont notre couple impérial donne l'exemple, de même, personne ne prendra l'Allemagne pour une nouvelle Sodome... Si l'on me demande pourquoi le chancelier ne s'est pas chargé de l'initiative, je répondrai que je n'ai connu de faits précis qu'au printemps de cette année, et, si je n'ai pas soumis les articles de la Zukunft à l'Empereur, c'est que, Messieurs, une démarche semblable appartenait à celui qui était le plus près du trône. — Cela revient à dire que le linge sale se lave en famille.

Le Kronprinz a rempli, à l'égard de son père, un acte de piété filiale. Il agissait dans l'intérêt du pays ; son intervention n'avait pas lin caractère officiel. Un ministre responsable ne peut soulever des accusations aussi graves que lorsqu'il est en mesure de produire des preuves... Lorsque Sa Majesté m'a parlé, pour la première fois, des attaques de la Zukunftdonc, cet intime n'eût jamais pris de lui-même l'initiative de porter le fer sur la plaie —, je lui ai simplement dit qu'il fallait uniquement songer à garder de toute souillure son blason, celui du pays et celui de l'armée.

Ce sont des conseils qu'un prince, un homme ne doit pas aimer à entendre.

Le chancelier n'était pas moins énergique, on pourrait presque dire moins cruel, dans l'affaire retentissante de l'interview du Daily Telegraph. L'incident est connu : Rappelons seulement les paroles du ministre de Guillaume II : La constatation que la publication de ses conversations n'a pas produit en Angleterre l'effet que Sa Majesté l'Empereur en attendait, mais a fait, dans ce pays, une sensation profonde et une douloureuse impression, — j'en ai dans ces jours difficiles acquis la douloureuse convictionconduira Sa Majesté l'Empereur à observer désormais, dans ses entretiens privés, cette réserve qui est aussi indispensable pour une politique suivie que pour l'autorité de la couronne. S'il en était autrement, ni moi, ni aucun de mes successeurs ne pourrait porter le poids de la responsabilité gouvernementale.

Et l'Empereur était obligé d'accepter cette autre leçon. Que conclure de ce double incident, qui en révélait mille autres cachés avec peine, sinon que le ministre, rendu plus indépendant par un riche héritage, était las, lui aussi, de surveiller les imprudences du monarque et qu'il laissait à d'autres le soin de pallier les fautes impériales ou d'en partager la lourde responsabilité devant l'histoire.

M. DE BETHMANN-HOLWEG.

Le successeur que le rusé diplomate avait désigné, à l'heure où lui-même se sentait à bout de souffle, était un homme de ressources bornées et même d'ambitions restreintes, mais un serviteur incliné devant l'autorité suprême, fidèle exécuteur de la consigne, en un mot, un fonctionnaire, M. de Bethmann-Holweg.

Gauche et dégingandé, embarrassé de ses mains et de ses jambes, timide et roide au moral, consciencieux et pédant, ce chancelier était l'homme qu'il fallait au monarque qui ne voulait autour de lui ni le génie, ni l'expérience, ni l'indépendance, ni même l'esprit.

Ayant fait de brillantes études, fort en thème, juriste distingué, ancien secrétaire d'État à l'intérieur, le nouveau chancelier était précédé au pouvoir par une réputation d'honnêteté et de loyauté ; il ne s'était jamais occupé des affaires étrangères, mais ne doutait pas qu'elles ne s'apprissent par application et bonne volonté, puisque tout s'apprend. Il est probable que cet homme qui porte la responsabilité formelle de la plus atroce des guerres et qui s'y prit si mal pour la justifier, se croit, de bonne foi, un pacifiste.

Il s'adjoignit d'abord, comme ministre des affaires étrangères, Kiderlen-Wœchter, qui n'était qu'un réaliste brutal et mal élevé ; c'est avec lui qu'il tenta la double manœuvre d'un rapprochement avec l'Angleterre et d'un rapprochement avec la Russie, mais il ne sut les pousser à fond, ni l'une ni l'autre. Kiderlen-Wœchter mourut, et Schœn le remplaça ; c'est un médiocre, malade imaginaire, détestant les villes et faisant son rêve d'une ambassade à Paris qui se passerait sur la Côte d'Azur ; puis ce fut Tchirsky, Jagow, des sous-ordres, n'ayant qu'un programme, lire dans les yeux du maître sa volonté et la précéder toujours.

Le chancelier, parmi ces changements constants, n'avait toujours pas de politique étrangère. Ne pouvant en trouver une de lui-même, il s'attacha à un dogme d'origine bismarkienne et dans lequel Guillaume II s'entêtait au delà même de la raison, — la fidélité inébranlable à l'alliance autrichienne. Avec ces hommes de second plan, l'audace des d'Ærenthal et de l'archiduc François-Ferdinand devaient mener le jeu.

Pourtant, Bethmann-Hollweg trouva son heure dans cette course aveugle au destin. C'est le jour où, pour justifier le projet de loi militaire de 1913, qui fut l'une des origines de la guerre actuelle, il prononça le discours le plus violemment anti-slave qui soit sorti de la bouche d'un homme d'État allemand. On peut dire que, ce jour-là il a déclaré la guerre à la Russie, selon le mot de Bismarck, il a prévenu les desseins de la divine Providence.

Voici le passage fameux, la première des gaffes monumentales du chancelier dont le sort était de mener le inonde aux plus affreux désastres, sans le faire exprès et peut-être en se croyant innocent, — comme il l'est en effet : Un résultat d'une telle guerre, dit ce prophète inconsidéré, ne saurait être douteux ; si, jamais, il se produisait une conflagration européenne qui mette face à face les Slaves et les Germains, il serait pour nous désavantageux que la place occupée autrefois par la Turquie d'Europe dans l'équilibre des forces, fût prise maintenant par des États slaves... Je ne dis point ceci parce que je considère comme absolument nécessaire qu'un choc se produise entre les Slaves et les Germains (Rires parmi les socialistes)... Le gouvernement russe, notre grand voisin slave, entretient avec nous des rapports amicaux ; cependant, les courants panslavistes, dont Bismarck se plaignait déjà ont été puissamment renforcés par les victoires des Slaves dans les Balkans, et ceci peut faire naître un antagonisme russo-allemand, puisque cela a déjà fait naître des polémiques de presse austro-russes et que la fidélité de notre alliance s'étend au delà des ressources de la diplomatie.

Servilisme à l'égard de la politique austro-hongroise, menace directe à la Russie, mépris et crainte de l'élément slave dans les Balkans, tout y est ; pour obtenir les moyens de préparer la guerre, le chancelier décrivait, d'avance, devant le monde, les raisons allemandes de la guerre que l'Allemagne devait déclarer.

Entre le vaniteux sans fermeté qu'est l'Empereur et le serviteur, sans malice, qu'est son chancelier, le parti militaire avait beau jeu. Les affaires de l'Empire n'étaient pas menées.

Personne ne se demandait sérieusement si l'Allemagne n'avait pas un intérêt suprême à éviter la guerre à tout prix : l'accroissement de sa population, de son commerce, de sa prospérité lui assuraient l'avenir ; elle n'avait qu'à attendre... Personne ne voulait s'en apercevoir ou n'osait le dire ; on n'écoutait que les gens pressés, courtisans décavés, généraux fatigués, diplomates rancis, monde pourri, camarilla sans responsabilité, jeunes ambitions ardentes à se presser dans les avenues du futur règne.

Tout ce monde, en l'absence d'une tête ferme, se groupait autour du prince impérial. Les Dauphins, trop impatients de régner, sont de mauvais meneurs de peuple : celui-ci était le pire de tous.

LE KRONPRINZ.

Homme de sport et de noce, hautain, violent, tête étroite, le verbe haut, bridé très rudement par son père, il avait eu une jeunesse d'autant plus pénible qu'il enviait la faveur dont jouissait son frère Eitel-Frédéric, qui naufragea, un jour, dans des histoires suspectes.

A l'aîné, on refusait même de l'argent ; sans cesse aux arrêts, il était accompagné, toute la journée, par un officier d'ordonnance qu'il considérait comme un espion et qui, de demi-heure en demi-heure, tirait sa montre et lui rappelait ses devoirs, d'un ton sec et respectueux. Un moment, il songea à renoncer au trône, à quitter l'armée, à faire un éclat. Mais, il reprit barre par ses défauts mêmes. Grand trousseur de cotillons, il se sentait un homme, parmi les efféminés dont l'haleine empoisonnait l'atmosphère de la cour.

Il parla tout haut, quand les dénonciations de la Zukunft eurent mis la plaie à mi, et c'est lui qui y mit le feu en s'adressant froidement à son père. Celui-ci baissa la tête : de ce jour, il fut subjugué ; le fils qui avait parlé devint le maître du père qui s'était tu. On laissa passer toutes ses incartades ; le prince devint l'homme des partis pris énergiques, des coups de boutoir, des esclandres en plein Reichstag, des menaces retentissantes, en un mot, le chef du parti de la guerre. Tout lui était permis.

L'histoire saura, un jour, les responsabilités de ce jeune homme et de ceux qui ont toléré ses incartades. Peut-être, à l'heure décisive, une parole venue de lui fut-elle la cause déterminante du conflit. Il y a, toujours, une conjoncture — pour employer l'expression allemande — dans la suite des générations : c'est l'heure où un choc se produit par la rencontre des pères qui blanchissent sans vouloir vieillir, et des fils qui mûrissent sans vouloir attendre.