HISTOIRE ILLUSTRÉE DE LA GUERRE DE 1914

 

CHAPITRE PREMIER. — LES ORIGINES DIPLOMATIQUES DU CONFLIT.

 

 

La politique de l'Allemagne à la suite de la guerre de 1870. — L'Allemagne entre l'Autriche-Hongrie et la Russie. — La Triple Alliance. — L'Alliance Franco-Russe.

 

LA GUERRE de 1914 se rattache directement à la guerre de 1870. En consacrant, au traité de Francfort, le démembrement de la France, Bismarck (qui a protesté souvent ne l'avoir pas fait de son plein gré) laissait, dans la plaie saignante au flanc de ce noble pays, le germe des maux futurs. Il ne se faisait pas d'illusion à ce sujet, et il déclarait lui-même que c'était une faute d'avoir réclamé Metz et la Lorraine.

Il disait, dès le 13 août 1871, à M. de Gabriac, chargé d'affaires français à Berlin : Je ne me fais pas d'illusions ; il ne serait pas logique de vous avoir pris Metz qui est français, si des nécessités impérieuses ne nous obligeaient à le garder... L'État-major déclarait : Metz est un glacis derrière lequel nous pouvons mettre cent mille hommes. Nous avons donc dû le garder. J'en dirai autant de l'Alsace et de la Lorraine. C'est une faute que nous aurions commise en vous les prenant, si la paix devait être durable ; car, pour nous, ces provinces seront une difficulté, etc.

Le madré politique n'avait pas voulu, après Sadowa, abattre l'Autriche et ses alliés ; il le raconte lui-même, avec son ironie puissante et réaliste : Après Sadowa, mon gracieux maître avait décidé d'enlever un morceau de territoire à chacun des princes battus, comme punition : Je vais, me répétait-il sans cesse, exercer la justice de Dieu. Je finis par lui répondre qu'il valait mieux laisser Dieu exercer sa justice lui-même.

De même, après la guerre de 1870, il devinait quel péril courrait l'empire fondé par lui, si cette création de son génie avait perpétuellement comme adversaire une France inapaisée.

Outre les preuves officielles de cette hésitation de Bismarck, preuves qui abondent maintenant, voici un récit singulièrement dramatique, puisqu'il appelle en témoignage deux grands artistes allemands, contemporains de Bismarck, dont l'un du moins, Lenbach, avait su gagner sa confiance :

Une seule fois, un fait précis, d'ordre historique, s'échappe des lèvres de l'artiste (Lenbach) à propos d'une récente sortie de Wagner : Bismarck a commis le pire et le plus imbécile des crimes, s'est écrié le poète musicien, s'adressant à des amis français. De gaîté de cœur, comme une brute, abusant impudemment de la guerre, il a pris Strasbourg et Metz à la France. Pour combien de siècles a-t-il ouvert un abîme entre deux nations qui ont besoin l'une de l'autre et qui s'habitueront à se haïr au lieu de se tendre les mains pour travailler ensemble au progrès de l'humanité !

Lenbach réplique vivement : Wagner se trompe. Bismarck n'a pas voulu l'annexion de la Lorraine et de l'Alsace à l'Empire germanique ; c'est de Moltke qui l'a exigée au nom des intérêts militaires. Bismarck a résisté tant qu'il a pu ; il a dû fléchir devant l'arrêt de l'empereur. Voilà la vérité[1].

Ainsi, malgré sa clairvoyance et sa volonté affirmée, Bismarck ne fut pas assez puissant pour dominer l'orgueil prussien dont il n'était, d'ailleurs, lui-même, que l'émanation supérieure. L'ambition victorieuse fut plus forte que la pondération diplomatique du grand homme d'état. Cette lutte entre la prudence inquiète et la folie ambitieuse, on peut la suivre pendant les quarante-quatre ans qui séparent 1870 de 1914 ; toujours la sagesse est battue, toujours elle recule, toujours l'esprit d'imprudence et d'erreur affole l'orgueil allemand, jusqu'au moment où la passion aura été érigée en système, et où le pangermanisme aura ameuté contre l'Allemagne la rancune et la haine de l'univers blessé ou menacé.

L'INCIDENT DE 1875

Le premier mouvement d'humeur se manifesta en 1875, quand Bismarck, après avoir menacé la France, dut reculer sous la pression de la Russie et de l'Angleterre. Déjà on retrouve, dans cet incident, le rudiment des faits qui devaient se reproduire, infiniment plus accusés, en 1914.

Le 10 mai 1875, Gortschakow, chancelier de l'empereur Alexandre II, mit la main sur le bras de Bismarck, au moment où celui-ci le levait pour frapper la France ; l'ayant arrêté, le ministre russe put envoyer aux chancelleries le fameux télégramme qui donnait à la Russie l'arbitrage de la paix ou de la guerre : Maintenant, la paix est assurée. Bismarck, furieux, dit à Gortschakow, à peu près dans les mêmes termes dont l'empereur Guillaume s'est servi récemment à l'égard du roi Georges V, que ce n'est pas un procédé de bonne amitié de sauter à l'improviste et par derrière sur un ami confiant et qui ne se doute de rien... En même temps, il reprochait à la reine Victoria et à la diplomatie anglaise d'avoir agi avec duplicité, en affirmant qu'elles étaient convaincues de l'intention de l'Allemagne d'en venir à une rupture. L'Allemagne croit, de bonne foi, que les autres puissances doivent une crédulité absolue à ses naïfs mensonges diplomatiques.

Dès cette époque, la chancellerie allemande devait sentir, pourtant, qu'elle aurait éventuellement contre elle l'union des trois grandes puissances européennes. Bismarck s'en prenait à tout le monde : il eût mieux fait de s'en prendre à lui-même.

Cette inquiétude inavouée commença à peser dès lors, très lourdement, sur les sentiments et les déterminations de la chancellerie allemande. Bismarck reconnaît, dans ses Souvenirs, qu'il avait le cauchemar des coalitions. Il crut prendre une précaution suprême en fondant la Triple Alliance, sans voir qu'en se liant avec l'Autriche-Hongrie et l'Italie contre la Russie, il jetait la Russie dans les bras de la France, et qu'ainsi il fabriquait, de ses propres mains, la tenaille qui devait, un jour, serrer l'Empire allemand dans sa pince redoutable.

Mais, dès lors, la passion antirusse l'aveuglait, comme elle devait aveugler peu à peu ses successeurs.

Sa sagesse l'avertissait en vain. Il crut qu'il obtiendrait un adoucissement dans la politique antiallemande de la Russie, en lui laissant le champ libre vers Constantinople ; il contracta, avec elle, ces fameux traités de réassurance, dont l'ambiguïté essayait de tromper à la fois Saint-Pétersbourg et Vienne, multipliant les démarches obséquieuses auprès des tzars et auprès de leurs familles ; une intrigue allemande permanente travaillait, à Saint-Pétersbourg, pour la cause de l'Allemagne.

Simples palliatifs !

Malgré tout, les Russes se méfiaient : ils savaient que tout ce manège n'était pas sincère et que la haine de l'Allemand pour le Slave, la jalousie d'un empire contre l'autre, l'inquiétude de voir grandir, à l'Orient, le colosse moscovite, l'emporteraient sur les avis de la prudence et de la prévoyance. On savait, en un mot, à Saint-Pétersbourg, que Bismarck, interrogé par Gortschakow dans les termes suivants : Si, en cas de guerre entre la Russie et l'Autriche, l'Allemagne resterait neutre (automne 1876), avait répondu que l'Allemagne ferait tout le possible pour éviter la guerre, mais qu'elle ne pourrait abandonner l'Autriche.

Telle est, exactement, l'une des origines diplomatiques les plus indéniables du conflit actuel. L'histoire marche lentement, mais elle s'oriente, à certaines heures, vers d'inéluctables destinées.

 

La Russie, barrée en quelque sorte du côté de l'Europe par la coalition des deux empires du centre, essaya de se retourner vers l'objectif traditionnel de sa politique européenne : Constantinople et les Balkans. Mais, là encore, elle trouva l'opposition de l'Autriche-Hongrie, entraînant à sa remorque celle de l'Allemagne.

A l'entrevue de Reichstadt (juillet 1876), il se fit une sorte de partage de la péninsule des Balkans entre l'influence russe et l'influence Austro-hongroise, la Russie se réservant les populations slaves situées à l'orient de la péninsule et abandonnant, en quelque sorte, à l'Autriche les territoires occidentaux. C'est à la suite de cet arrangement, dont nous allons voir les conséquences sur les événements de 1914, que la Russie fit la guerre contre la Turquie en 1878. Ses victoires furent laborieuses et sanglantes ; mais, au moment où elle allait, à San-Stefano, aux portes de Constantinople, recueillir le fruit de ses efforts, elle vit l'Autriche et l'Allemagne, unies à l'Angleterre, se lever contre elle.

Le Congrès de Berlin réunit les représentants des grandes puissances européennes, sous la présidence du prince de Bismarck, et celui-ci se donna la satisfaction orgueilleuse de traduire la Russie, en la personne du chancelier Gortschakow, à la barre de l'Europe. La Russie dut déchirer de ses propres mains le traité de San-Stefano et apposer sa signature sur le traité que les puissances rivales, qui s'étaient arrangées d'avance entre elles, lui imposèrent.

L'AUTRICHE OCCUPE LA BOSNIE ET L'HERZÉGOVINE.

Le traité de Berlin (1879), au lieu de régler définitivement la question turque, reconstituait une Turquie opposée à la Russie ; il replaçait les populations de la Thrace et de la Macédoine sous le joug ottoman, laissant ainsi un germe pour les futurs conflits ; tout en consentant à la constitution de la Bulgarie comme principauté indépendante, il réprimait le sentiment national bulgare et créait une cause de dissentiments entre la puissance libératrice et le peuple libéré.

Mais, de toutes les combinaisons qui furent tissées avec un art machiavélique, à Berlin, par le génie de Bismarck : aidé de celui de lord Beaconsfield, la plus grave fut l'occupation, par l'Autriche-Hongrie, des territoires serbes de la Bosnie et Herzégovine, du consentement de l'Europe. C'était créer, comme on l'a dit, une Alsace-Lorraine slave dans les Balkans.

L'Autriche, l'Allemagne, l'Europe elle-même devaient subir, par la suite, le châtiment de la disposition néfaste que la volonté de Bismarck avait introduite, comme une mine explosive, dans les dessous des affaires européennes. Désormais les deux empires germaniques étaient liés jusqu'à la mort.

L'ALLEMAGNE ENTRE L'AUTRICHE-HONGRIE ET LA RUSSIE.

Il faut ici s'élever au-dessus des événements secondaires pour bien apprécier la nature de ces larges évolutions de l'histoire.

Si l'on considère l'ensemble des faits qui se sont passés en Europe depuis un demi-siècle, on s'aperçoit que le vainqueur de Sadowa fut, en somme, depuis 1866, le prisonnier de sa victoire. Une fois l'empire d'Allemagne du Nord constitué, la politique allemande ne resta pas une politique exclusivement prussienne ; elle se subordonna, dans une certaine mesure, à la politique austro-hongroise. Dans les prétentions comme dans les réalisations, c'est souvent le brillant second qui mène le jeu.

En fait, ce qui reste et restera l'anxiété suprême de l'Allemagne du Nord, c'est la fidélité de l'Allemagne du Sud. Malgré la volonté d'être une, l'Allemagne ne l'est pas. La thèse des nationalités et la phraséologie romantique du milieu du XIXe siècle se sont trompées en ceci : elles chantaient l'unité allemande sans tenir compte de la réalité, à savoir qu'il existe deux Allemagnes, l'une du Nord, la face tournée vers les mers septentrionales, l'autre du Sud, la face tournée vers les mers méridionales ; l'une protestante, l'autre catholique. Et peut-être même, faudrait-il distinguer encore une Allemagne uniquement centrale et continentale, très embarrassée entre les deux autres.

Quoi qu'il en soit, la politique et même la conquête militaire ne peuvent atténuer les conflits latents entretenus par la géographie, l'ethnographie, la religion. Le nouvel empire allemand ne pouvait garder une certaine sécurité qu'en unissant à son sort l'Allemagne austro-hongroise ; mais, en créant le lien, il s'attachait lui-même.

Cette unité aux deux fronts, bifrons, ne pouvait se constituer que si elle tenait compte des deux intérêts, des deux aspirations qu'elle contenait en son sein. L'Allemagne du Nord ne pouvait s'assurer la fidélité de l'Allemagne du Sud que si elle prenait en charge les intérêts de celle-ci. L'Autriche-Hongrie, refoulée et en quelque sorte expulsée des territoires où elle avait régné, ne trouvait plus d'autre expansion que vers le Danube. C'est ce que Bismarck explique parfaitement dans ses Souvenirs, quand il écrit : Il est naturel que les habitants du bassin du Danube puissent avoir des intérêts et des vues qui s'étendent au delà des limites actuelles de la monarchie austro-hongroise. La manière dont l'Empire allemand s'est constitué montre comment l'Autriche peut grouper autour d'elle les intérêts entre les populations de race roumaine et les bouches du Cattaro. Ces paroles étaient, pour l'Autriche, tout un programme d'action. On voit donc que les origines de la guerre de 1914 étaient incluses dans le parti que prenait l'Allemagne de lier son sort à celui de l'Autriche-Hongrie.

Puisque l'Allemagne nouvelle imposait cette politique à l'Autriche-Hongrie, elle devait lui en garantir le bénéfice. S'il en eût été autrement, la politique austro-hongroise se serait probablement retournée, et, unie à la politique française, elle eût fait courir les plus grands risques à la domination prussienne en Allemagne ; Sadowa et Sedan auraient associé leur revanche.

L'ALLEMAGNE SE PRONONCE POUR L'AUTRICHE-HONGRIE.

L'Allemagne, ayant pris le parti de pousser l'Autriche sur le Danube et vers les Balkans, devait chercher ses instruments dans les représentants et les directeurs de la politique austro-hongroise. Elle n'avait qu'à se baisser, en quelque sorte, pour ramasser des coopérateurs et des complices : c'étaient les ministres hongrois. Les Hongrois n'aiment pas les Slaves. Bismarck, qui connaissait bien ce sentiment, résolut de l'exploiter, sans perdre, d'ailleurs, la liberté de son jugement. Il gardait son ascendant sur la politique austro-hongroise, parce qu'il en avait prévu les lacunes et les faiblesses.

Il écrit, dans ses Souvenirs : Si les considérations d'une politique réfléchie avaient toujours le dernier mot en Hongrie, ce peuple brave et indépendant comprendrait vite qu'il n'est, en quelque sorte, qu'une île au milieu de la vaste mer des populations slaves et que, étant donnée son infériorité numérique, il ne peut garantir sa sécurité qu'en s'appuyant sur l'élément allemand. Mais l'épisode de Kossuth et d'autres symptômes encore prouvent que, dans des moments critiques, la suffisance des avocats-hussards hongrois est plus forte que leur prévoyance politique et que leur empire sur eux-mêmes. Maint Hongrois ne fait-il pas jouer, par les ambulants, l'air connu : L'Allemand est un j...-f... ?

Il résolut donc d'exploiter ce qu'il appelle lui-même le chauvinisme hongrois, sans en être dupe. Andrassy fut son instrument : il conclut avec Bismarck le traité d'alliance entre les deux empires, qui fut un pacte, assurant à l'Autriche-Hongrie un développement facile dans les Balkans, et s'opposant à l'expansion slave dans la péninsule.

Ce pacte, puisqu'il était anti-slave, était fatalement antirusse. Toutes les habiletés de Bismarck ne pouvaient modifier cet état de choses fondamental. Si bien que l'Allemagne payait, de sa sécurité sur la frontière russe, sa complaisance pour la politique austro-hongroise.

Bismarck avait peut-être entrevu cette conséquence ; il la vise dans ses Souvenirs. L'avenir d'une alliance avec l'Autriche-Hongrie laisse la porte ouverte à bien des appréhensions : la question religieuse, la possibilité d'une bonne entente avec la France sur la base du catholicisme, le manque de coup d'œil politique de l'élément allemand austro-hongrois, c'est-à-dire, en somme, une certaine indépendance politique se manifestant à Vienne, tout cela inspirait des craintes sérieuses. Quand ce changement surviendra-t-il ? Personne ne peut le prévoir.

Mais il ferme les yeux sur ces conséquences possibles de la faute qu'il avait commise, plus ou moins volontairement, en arrachant à la France deux provinces françaises : il veut en imposer à l'histoire et faire croire qu'il a paré à tout, quand, au contraire, l'édifice qu'il a constitué est miné par la base et fatalement destiné à périr.

Ou l'Allemagne, échappant à l'Autriche, voyait l'Autriche lui échapper, ou l'Allemagne, se séparant de la Russie, voyait la Russie se séparer d'elle : tel était le dilemme où l'Allemagne était prise. C'est pourquoi une politique plus sage se fût assuré, du côté de la France, les sécurités indispensables pour pouvoir se consacrer aux deux problèmes austro-hongrois et slave. Faire tête des trois côtés à la fois, c'était s'exposer fatalement à une faillite finale.

MÉPRIS DE BISMARCK POUR LES ÉTATS BALKANIQUES.

La politique bismarckienne a commis une autre faute non moins grave : elle a fermé les yeux volontairement sur l'avenir des peuples balkaniques. Bismarck répétait sans cesse, et, au début du moins, de bonne foi, que la question d'Orient tout entière ne valait pas les os d'un grenadier poméranien. Au Congrès de Berlin, il n'avait que du mépris pour ces petits peuples des Balkans, qui devaient, pourtant, un jour, déterminer la crise où la puissance germanique devait être mise en péril.

Pour ce qui est des populations orientales, écrit Carathéodory-Pacha dans ses Mémoires inédits, voici quelques traits qui donneront une idée des sentiments que le prince-chancelier entretient à leur égard : La discussion sur la question bulgare se prolongeant (devant le Congrès de Berlin), le prince s'impatienta. Voilà deux jours, dit-il, que nous discutons sur la question bulgare : c'est là un honneur auquel les Bulgares ne s'attendent pas. Pour ce qui me concerne, je ne dissimule pas que, comme plénipotentiaire allemand, je prends fort peu d'intérêt à tous ces détails. Nous avons décidé qu'il y aura une principauté de Bulgarie, nous ne savons pas si on trouvera un prince de Bulgarie ; si on le trouve, tant mieux ; mais je pense qu'il est inutile de s'appesantir sur le point de savoir de quelle nature sera la constitution que les notables bulgares élaboreront et sur laquelle mon opinion est déjà faite.

Un autre jour, en donnant lecture de l'article 7 du traité de San-Stefano, il rencontre, dans l'énumération des différentes populations non bulgares auxquelles il s'agissait de garantir des droits politiques, la désignation des Koutzo-Valaques : Koutzo-Valaques, dit-il, voilà un mot qu'on a le droit d'effacer. Et il passe le crayon dessus.

Salisbury ayant demandé, pour la seconde fois, qu'on assignât un jour pour ce qu'il appelait la question arménienneEncore une ! s'écria Bismarck impatienté.

Les plénipotentiaires ottomans et russes discutaient sur le nombre des Lazes. Les Anglais s'en étant mêlés : Milord, dit le prince, s'adressant à lord Salisbury, je ne doute pas que les Lazes ne fassent partie des intéressantes populations orientales ; seulement, je me demande si cela vaut réellement la peine qu'on leur consacre son temps, surtout aux approches de la canicule.

En un mot, le prince de Bismarck n'a jamais manqué une occasion de faire voir qu'à son avis, la question orientale, en tant que se rapportant à des peuples et à des formes de gouvernement placés en quelque sorte en dehors du cercle de la civilisation européenne et n'ayant aucun avenir, ne doit intéresser l'Europe que par les conséquences qu'elle peut avoir sur les relations des grandes puissances européennes entre elles.

Si je reproduis textuellement cette citation, ce n'est pas seulement pour établir l'erreur colossale de Bismarck, considérant les populations balkaniques comme n'ayant aucun avenir ; c'est surtout pour préciser, en la recherchant dans ses origines, l'idée contre laquelle il serait bon de mettre en garde les élèves de l'école bismarckienne, à savoir que la question orientale n'existe qu'en fonction des relations des grandes puissances entre elles.

Trente-cinq ans se sont écoulés, et par ce raccourci d'histoire, il est possible de constater tout ce que l'Europe eût gagné si ses chefs eussent eu, alors, une vue plus claire et plus profonde des réalités.

LA RUSSIE SE DÉTACHE DE L'ALLEMAGNE.

C'est de là en effet, que devait naître l'orage destiné à ébranler l'édifice construit par Bismarck avec tant de soin. Il avait bien raison de dire, dans un mot prophétique dont il a essayé en vain de se disculper : Les Slaves, il faudrait leur casser la tête contre le mur !

L'unité allemande, menacée par la grandeur slave, sans avoir su se concilier les apaisements de la France, telle est la raison diplomatique essentielle de la guerre actuelle. Cette raison suffirait à tout expliquer, si l'Allemagne, par un excès d'imprudence, n'avait trouvé le moyen de s'assurer, en même temps, l'hostilité de l'Angleterre. Mais, avant d'en venir à ce point, il faut suivre les conséquences du choix fait par l'Allemagne quand, entre l'Autriche et la Russie, elle se prononça pour l'Autriche.

Le Congrès de Berlin était à peine clos que la Russie ouvrait les yeux sur la faute qu'elle avait commise en 1870. L'Allemagne se liant à l'Autriche, elle n'avait qu'à se tourner vers la France.

La France n'avait eu qu'une habileté, conforme d'ailleurs à sa dignité. Vaincue, elle s'était repliée sur elle-même, avait réparé ses blessures, s'était préparée à tenir tête, le cas échéant, à une nouvelle attaque, et elle avait attendu l'heure de la justice immanente, que les fautes de son ennemi ne manqueraient pas de faire sonner un jour.

Une psychologie raffinée signale, au peuple français, les erreurs de tact de ses adversaires ; son sens averti se plaît à attendre et à marquer les coups. Le colosse allemand, dans ses gestes démesurés et immodérés, se rendait insupportable à tous. L'art consistait à laisser faire et à voir venir les puissances, blessées par les erreurs de son intolérable orgueil. La Russie vint la première.

LA TRIPLE ALLIANCE.

Peut-être la conclusion du traité de Berlin n'eût pas suffi pour arracher la politique russe aux hésitations du gouvernement impérial, si un fait infiniment plus considérable ne s'était produit : la conclusion d'une alliance formelle de l'Allemagne avec l'Autriche-Hongrie, alliance destinée à devenir bientôt Triple alliance, par l'adjonction de l'Italie.

Le Congrès de Berlin avait à peine terminé ses séances que le prince de Bismarck s'était rendu à Vienne.

Le 27 octobre 1881, le roi Humbert, accompagné du président du Conseil italien et de M. Mancini, ministre des affaires étrangères, était venu dans la même capitale. Le public, très attentif à ces démarches, en ignorait le véritable caractère.

Le prince de Bismarck s'était mis à tisser la toile qui, dans sa pensée, devait réduire la France à l'impuissance et à l'isolement en Europe. Il commença par l'Autriche-Hongrie. Le ministre des affaires étrangères austro-hongrois, le comte de Beust, d'origine saxonne, entendait pratiquer, à l'égard de l'Allemagne, la politique des mains libres, ce qui n'excluait pas, disait-il, une collaboration active et pacifique en vue du bien et de la prospérité des deux empires. Le comte de Beust avait ses idées : lui aussi, comme Gortschakow, prétendait tenir tête à l'autre chancelier. Bismarck le joua, lui tira les vers du nez, s'entendit sous main avec le hongrois Andrassy, et amena ainsi François-Joseph, le vaincu de Sadowa, à remettre le sort de son empire entre les mains du ministre qui avait chassé l'Autriche de l'Allemagne. Une entrevue des deux souverains eut lieu à Salzbourg.

Salzbourg devint, selon la propre expression de François-Joseph, le linceul du comte de Beust.

Le 7 octobre 1879, fut signé, à Vienne, le traité dont le texte fut publié le 3 février 1888, et qui consacrait une alliance défensive entre l'Allemagne et l'Autriche-Hongrie.

Voici le texte de ce traité :

ARTICLE PREMIER. — Si, contrairement à ce qu'il y a lieu d'espérer, et contrairement au désir sincère des deux hautes parties contractantes, l'un des deux Empires venait à être attaqué par la Russie, les deux hautes parties contractantes sont tenues de se prêter réciproquement secours, avec la totalité de la puissance militaire de leur empire et, par suite, de ne conclure la paix que conjointement et d'accord.

ART. 2. — Si l'une des deux hautes parties contractantes venait à être attaquée par une autre puissance, l'autre haute partie contractante s'engage, par le présent acte, non seulement à ne pas soutenir l'agresseur contre son haut allié, mais, tout au moins, à observer une neutralité bienveillante à l'égard de la partie contractante. Si toutefois, dans le cas précité, la puissance attaquante était soutenue par la Russie, soit sous forme de coopération active, soit par des mesures militaires qui menaceraient la puissance attaquée, alors l'obligation d'assistance réciproque avec toutes les forces militaires, obligation stipulée dans l'article 1er de ce traité, entrerait immédiatement en vigueur et les opérations de guerre des deux hautes puissances contractantes seraient aussi, dans cette circonstance, conduites conjointement jusqu'à la conclusion de la paix.

ART. 3. — Ce traité, en raison de son caractère pacifique, et pour éviter toute fausse interprétation, sera tenu secret par toutes les hautes parties contractantes.

Il ne pourrait être communiqué à une troisième puissance qu'à la connaissance des deux parties et après entente spéciale entre elles.

Vu les dispositions exprimées par l'empereur Alexandre à l'entrevue d'Alexandrowo, les deux parties contractantes nourrissent l'espoir que les préparatifs de la Russie ne deviendront pas, en réalité, menaçants pour elles ; pour cette raison, il n'y a, actuellement, aucun motif à communication.

Mais si, contre toute attente, cet espoir était rendu vain, les deux parties contractantes reconnaîtraient comme un devoir de loyauté d'informer, au moins confidentiellement, l'empereur Alexandre qu'elles devraient considérer comme dirigée contre elles deux toute attaque dirigée contre l'une d'entre elles.

En foi de quoi, les plénipotentiaires ont signé de leur propre main ce traité et y ont apposé leurs sceaux.

Signé : ANDRASSY.

PRINCE HENRI VII REUSS.

Fait à Vienne, le 7 octobre 1879.

Les raisons de la Triple alliance ont été exposées, par Bismarck lui-même, dans ses Souvenirs Il dit, avec une grande précision : Contre une alliance franco-russe, le coup qu'il faut jouer est une alliance austro-allemande. Et, envisageant, à la fois. le fait et ses conséquences, il s'exprime ainsi dans une lettre adressée au roi de Bavière : Je considérerais comme une garantie essentielle de la paix européenne et de la sécurité de l'Allemagne une convention de ce genre... Une nouvelle coalition Kaunitz (c'est-à-dire de la Russie et de la France) n'aurait pas de quoi désespérer l'Allemagne, si l'Allemagne savait rester unie et que ses armées fussent habilement dirigées : ce n'en serait pas moins un événement fâcheux et que notre politique doit s'appliquer à éviter, autant que possible. Si les forces unies de l'Autriche et de l'Allemagne avaient la même cohésion et la même unité de commandement que celles de la France et de la Russie, je ne considérerais pas l'agression simultanée de nos deux voisins comme une menace de mort, l'Italie ne dût-elle même pas faire partie de notre alliance...

Mais il fait, aussitôt, la réflexion suivante, qui explique toute sa pensée : Comme allié de l'Autriche, l'empire allemand ne manquerait pas de l'appui de l'Angleterre... C'est ici qu'on aperçoit la différence capitale de l'esprit politique d'un Bismarck et de celui de ses successeurs. L'intervention de l'Angleterre eût été certainement son cauchemar, et il eût tout fait pour l'empêcher.

En somme, la politique allemande rompait expressément avec la Russie et avec la politique des Trois Empereurs, puisque, dans le texte du traité, la Russie seule était visée.

Ce traité était, d'ailleurs, uniquement défensif : l'un des deux empires n'était tenu de prêter secours à l'autre que si celui-ci venait à être attaqué par la Russie. Au cas où l'un des deux empires était attaqué par une autre puissance, l'empire allié n'était engagé qu'à ne pas soutenir l'agresseur contre son allié ou tout au moins à observer une neutralité bienveillante à l'égard de la partie contractante. Et c'était seulement dans le cas où la puissance attaquante était soutenue par la Russie, qu'il y aurait obligation d'assistance réciproque. Les deux parties contractantes s'engageaient enfin à conduire les opérations de guerre conjointement jusqu'à la conclusion de la paix.

Les dispositions visant la communication du traité à la Russie étaient, au fond, un moyen d'intimidation dont on se réservait, le cas échéant, de se servir contre cette puissance. Ces finesses et ces précautions devaient avoir leur effet dans les circonstances qui précédèrent la rupture de 1914.

Bismarck ne considérait pas qu'une combinaison si forte fût suffisante. Il voulait donner toutes les sécurités possibles à l'Autriche-Hongrie : celle-ci, en 1866, avait eu l'Italie comme adversaire. L'Italie était ou pouvait devenir un adversaire dangereux ; c'était tout au moins un voisin gênant. Bismarck se chargea d'arranger les choses.

L'ITALIE DANS LA TRIPLE ALLIANCE.

L'Italie en avait voulu grandement à Napoléon III d'avoir défendu le pouvoir temporel du Pape ; en outre, elle avait éprouvé un vif désappointement à la suite de l'établissement du protectorat français en Tunisie. L'Italie n'aime pas l'Autriche, elle la sent toujours menaçante sur la frontière vénitienne ; elle n'oublie pas le mot d'un diplomate autrichien, disant de l'empereur François- Joseph : Si on lui ouvrait le cœur, on y trouverait écrit le mot : Vénétie. Mais elle pouvait craindre pour son unité, si Bismarck prenait en main la question du pouvoir temporel. Bismarck explique, avec son cynisme habituel, les raisons et les procédés qu'il employa pour peser sur l'Italie.

Quoi qu'il en soit, en 1882, fut signé à Vienne le traité entre l'Allemagne, l'Autriche-Hongrie et l'Italie, traité qui, complétant celui de 1879, concluait la Triple Alliance.

Le texte n'en a pas été publié, mais on sait que ses clauses différaient sensiblement de l'acte passé entre l'Allemagne et l'Autriche-Hongrie ; elles avaient un caractère uniquement défensif, se bornant à instituer une garantie territoriale réciproque, chacun des trois contractants s'étant obligé à contribuer à la défense du territoire des autres, qui ferait l'objet d'une agression étrangère. La France et la Russie, isolées toutes deux, se trouvaient ainsi entourées, par l'habileté du prince de Bismarck, d'un formidable cercle de trois millions et demi de baïonnettes. La diplomatie allemande se sentait la maîtresse de l'Europe.

L'alliance avait été conclue pour cinq ans ; mais, renouvelée régulièrement en mai 1882, en mars 1887, en juin 1891, en mai 1898 (pour six ans), en mai 1904, en mai 1909, elle devint la base normale de la politique des trois puissances qui l'avaient conclue : l'Italie seule, se trouvant un peu plus libre, faisait parfois, à la date des renouvellements, sentir le prix d'une nouvelle adhésion. Le dernier renouvellement est de juin 1913 ; la formule très prudente qu'avait signée l'Italie lui permit, sans violer le texte du traité, de garder la neutralité.

Le prince de Bismarck pensa qu'il lui restait un nouveau pas à faire. Maintenant qu'il avait pris ses précautions contre la Russie, il considéra comme d'une diplomatie supérieure d'obtenir satisfaction et sécurité du côté de la Russie elle-même. Ce qu'il craignait, c'est que cette puissance, menacée par la Triple Alliance, ne se tournât vers la France. Il eut donc l'habileté d'amener la chancellerie moscovite à lui faire confiance. Au mois de septembre 1884, il obtint du gouvernement impérial, que le fantôme de la France révolutionnaire épouvantait, la signature d'un traité, aux termes duquel l'Allemagne et la Russie s'engageaient réciproquement à une neutralité bienveillante, au cas où l'une d'elles serait attaquée par une puissance étrangère.

C'est cet acte que Bismarck a baptisé : un contrat de réassurance. Toutes les précautions étaient prises. Bismarck lui-même, dans le débat qui s'est élevé à ce sujet en 1896, a soutenu que l'Autriche-Hongrie et l'Italie n'ignoraient pas la garantie supplémentaire prise par l'Allemagne du côté de la Russie. Mais le baron de Marshall, répondant à Bismarck, porta un jugement sévère sur cette politique hypocrite, quand il dit à la tribune du Reichstag : Ce système d'assurances et de réassurances ne peut inspirer à personne une confiance parfaite et chacun pouvait se demander quel était celui des traités qui prévaudrait au moment voulu. La diplomatie allemande se jugeait elle-même.

La Russie, sentant le péril de cette situation obscure, n'avait accédé qu'à un engagement d'une durée de trois ans. A partir de 1887, elle reprenait sa liberté.

En mars 1887, le traité de la Triple Alliance, arrivé à son échéance, fut renouvelé. Bismarck était toujours là et veillait. Mais, en 1890, un événement très grave se produisit en Allemagne. Le nouvel empereur Guillaume II, monté sur le trône le 15 juin 1888, s'était débarrassé des services trop illustres du prince de Bismarck et l'avait congédié. Le contrat de réassurance ne fut pas renouvelé par le général de Caprivi.

Bismarck, incapable de contenir sa colère, et voulant faire connaître au monde l'étendue de l'ingratitude dont il était la victime, révéla, d'abord dans des conversations privées, puis dans des publications de plus en plus précises en 1896, à la suite de la visite du tzar en France et des toasts échangés à Châlons, tous les dessous de la diplomatie germanique. Si la Russie avait pu douter encore, la duplicité allemande s'étalait devant elle avec la plus insolente des impudences, en mettant à jour toute l'intrigue des contrats d'assurance et de réassurance.

L'ALLIANCE FRANCO-RUSSE.

Bismarck avait quitté le pouvoir le 27 mars 1890 ; le 11 mai 1890, le grand-duc Nicolas, généralissime des armées russes, vainqueur de Plevna, vint à Paris et demanda à rencontrer le président du Conseil, ministre de la guerre français, M. de Freycinet. Il posa des questions précises sur la reconstitution de l'armée française et dit à son interlocuteur qu'il s'intéressait à elle comme à la sienne propre : Si j'ai voix au chapitre, ajouta-t-il, les deux armées n'en feront qu'une en temps de guerre. Et cela, étant bien connu, empêchera la guerre. Car personne ne se souciera d'affronter la France et la Russie réunies. Et il dit encore en partant : La France a en moi un ami. Le caractère militaire de la prochaine alliance franco-russe se dessinait dès cette première démarche.

Bientôt, il s'affirma en public et de la façon la plus éclatante. L'attaché naval français à Saint-Pétersbourg fut averti discrètement que la visite d'une escadre française en Russie serait accueillie par des manifestations qui traduiraient aux yeux de tous les sympathies existant entre les deux gouvernements et les deux pays. L'empereur lui-même désirait saisir cette occasion de faire connaître ses sentiments à l'égard de la France.

En juillet 1891, une escadre française, commandée par l'amiral Gervais, partait de Cherbourg pour la Baltique.

L'accueil qui lui fut fait à Cronstadt est inoubliable ; l'empereur Alexandre III écouta debout la Marseillaise, jouée par la musique de la marine russe. C'était la main tendue, au-dessus de l'Allemagne, par l'empire des tzars à la République française.

Quand elle eut quitté Cronstadt, l'escadre de l'amiral Gervais, avant de rentrer en France, se rendit à Portsmouth, pour établir à tous les yeux que le rapprochement franco-russe n'était en rien hostile à l'Angleterre.

L'année suivante, la visite rendue à Paris par les marins de l'amiral Avellan fut accueillie par la population parisienne avec des démonstrations de joie et un enthousiasme qui ne laissaient aucun doute sur les sentiments unanimes de la nation française. Pour la première fois, on sentait se soulever le poids dont la politique bismarckienne, depuis vingt ans, avait accablé l'Europe.

Les chancelleries ne restaient pas inactives : M. Carnot était alors président de la République. La loyauté et la fermeté de son caractère, la noblesse un peu mélancolique de sa figure historique avaient inspiré au monde une haute estime.

M. de Freycinet, l'homme de la défense nationale, l'organisateur des chemins de fer français, le restaurateur de l'ordre dans l'armée, le créateur de l'état-major, était président du Conseil et ministre de la guerre ; M. Alexandre Ribot, parlementaire considérable, grand orateur, personnage universellement respecté, était ministre des affaires étrangères. Une telle équipe pouvait faire figure près de n'importe quelles autorités gouvernementales européennes. La République s'honorait en mettant à sa tête, par un libre choix, des citoyens si dignes.

A Paris, l'ambassadeur baron de Mohrenheim, actif et vigilant, prompt et ingénieux, secondait les vues de son gouvernement ; l'ambassadeur français à Saint-Pétersbourg, M. de Laboulaye, avait su conquérir la pleine confiance du tzar Alexandre III.

Sur un rapport de M. de Mohrenheim, précisant la réponse du gouvernement français à une proposition faite par M. de Giers, ministre des affaires étrangères russe, l'Empereur lui-même avait écrit au crayon bleu, de sa grosse écriture : Il en sera ainsi.

Et il en fut ainsi.

LA CONCLUSION DE L'ALLIANCE.

Les bases de l'Alliance Franco-Russe étaient jetées, le 27 août 1891. Elles étaient uniquement pacifiques et défensives : par conséquent, quelque peu platoniques. Aussi, demandaient-elles un double développement : d'abord, une précision en cas de conflit exigeant l'intervention simultanée des deux armées : c'était affaire aux militaires ; ensuite, une sanction par l'entente constante des deux gouvernements dans les questions internationales : c'était affaire aux diplomates.

La convention des états-majors, qui fut la hase précise de l'alliance russe, fut négociée, l'année suivante, à Saint-Pétersbourg, par le général de Boisdeffre, envoyé en qualité de chef de l'état-major français, et elle fut ratifiée à Paris sous le ministère de M. Casimir-Perier.

Quant à l'entente permanente des deux diplomaties, elle fut réglée par une série de mesures qui la manifestèrent au public : d'abord, la déclaration du ministre des affaires étrangères du cabinet Dupuy, M. Hanotaux, répondant à une interpellation Millerand, les 31 mai et 10 juin 1895, et proclamant l'alliance à propos de l'action commune des deux gouvernements à Kiel ; puis, par les deux voyages respectifs des souverains russes en France et du président Félix Faure en Russie, et par l'échange des fameux toasts du Pothuau, déclarant les deux nations amies et alliées (26 août 1897).

Depuis lors, une entente permanente, emportant une absolue confiance, s'est établie entre les deux diplomaties et les deux puissances. La volonté expresse et soutenue de l'empereur Nicolas II restait fidèle à la pensée initiatrice de l'empereur Alexandre III.

Appelé au trône par la mort prématurée d'un père pour lequel il avait la plus profonde vénération, Nicolas II assuma ces hautes responsabilités avec un sentiment de modestie qui touchait presque à l'effroi. C'est un timide : dans les premières heures, le fardeau parut l'accabler. Il avait, auprès de lui, un conseiller expérimenté, qui guida ses premiers pas, mais qui disparut trop tôt, le prince Lobanow. Le jeune empereur resta seul en présence d'une des tâches les plus lourdes qui aient jamais accablé une conscience humaine. Heureusement, il pouvait s'appuyer sur sa mère, fille de la dynastie danoise, fidèle aux souvenirs douloureux de sa propre famille, à la volonté de son mari, en garde contre les influences et les intrigues allemandes.

Nicolas II vint à Paris dès les premiers temps de son règne. Il eut, avec celui qui écrit ces lignes, un entretien où il dépeignit, de lui-même, les graves préoccupations qui l'assaillaient en montant sur le trône. Par une vue presque prophétique, il devinait les périls qui menaçaient son trône de tous les côtés à la fois, en Finlande, en Pologne, au Caucase, en Orient, en Extrême-Orient, et, à l'intérieur, les projets redoutables des nihilistes ; il pesait les nécessités gouvernementales, obligées de tenir compte des violences agressives et des réactions brutales ; il se voyait ainsi ballotté entre les flots déchaînés ; il se sentait sans appui, sans personnalités désignées pour lui venir en aide. Mais il avait foi en deux choses : les destinées de la Russie et l'amour de son peuple.

Dans un des salons du palais de Versailles, ce jeune homme blond, petit de taille, aux yeux bleus, bien pris dans son uniforme d'officier de vaisseau, interrogeait l'horizon de ses yeux rêveurs, et, passant sa main fine sur sa barbe courte, il cherchait, devant son interlocuteur ému, le secret de l'avenir qui s'ouvrait devant lui. Mais le point sur lequel sa résolution se portait avec cette obstination douce qui est de sa nature, c'est, qu'au dehors, il ne se départirait jamais de la volonté de son père et de sa méfiance à l'égard de l'Allemagne,, et, qu'au dedans, il chercherait dans les sentiments d'affection et de confiance réciproques entre lui et ses peuples la solution des difficultés que la politique et l'histoire lui avaient léguées. Instinctivement, il se décidait à traiter les problèmes les plus ardus par la droiture de l'esprit et l'inspiration du cœur.

Depuis cette époque, la France et la Russie sont restées constamment fidèles aux engagements réciproques. Tout en conservant une certaine liberté d'action pour la défense et l'extension de leurs intérêts particuliers, elles se sont tenues étroitement associées toutes les fois que des affaires d'intérêt général ont été soumises au tribunal des puissances.

L'Alliance Franco-Russe ou Double Alliance, fondée depuis vingt ans, a traversé les crises les plus graves, a subi les assauts les plus dangereux, a été entourée des tentations les plus fortes sans en être ébranlée : elle a donné ainsi l'exemple d'une stabilité internationale des plus rares dans l'histoire. Il existait, en effet, entre le grand Empire et la République démocratique, un pacte supérieur à tous les incidents secondaires : c'était celui que les âmes avaient contracté dans le sentiment commun du péril que l'hégémonie allemande faisait courir à l'indépendance du monde.

Un jour devait venir où cette conception fondamentale de l'alliance rallierait autour d'elle d'autres inquiétudes, d'autres clairvoyances, et d'autres énergies.

L'EXPANSION COLONIALE.

De 1890 à 1910, l'Alliance Franco-Russe n'eut, pour ainsi dire, qu'à préserver l'avenir : c'est la période de l'expansion coloniale des peuples européens. La France, qui a déjà occupé la Tunisie et le Tonkin, assure le maintien de son autorité mondiale en s'établissant au Congo, à Madagascar, en Indochine, dans tout le Nord-Ouest africain ; elle commence à jeter ses vues sur le Maroc. Elle comprend qu'en assurant à ses armées l'immense réservoir d'hommes du continent noir, elle fortifie sa situation européenne. Un jour, le roi Léopold de Belgique disait à celui qui écrit ces lignes : Mais que diable allez-vous donc chercher en Afrique ?Sire, vous allez y chercher de l'or, et nous, des soldats !

Cette politique d'expansion coloniale devait être réalisée pendant qu'il en était temps encore : si on n'y eût paré rapidement, toutes les places eussent été prises sur la planète ; c'est ce qui devait arriver à l'Allemagne.

Bismarck avait répété longtemps qu'il n'était pas un homme colonial. Mal lui en prit : sur la fin de sa vie, il dut s'inquiéter, comme les autres, du monde qui s'ouvrait. C'est lui qui conclut, avant de quitter le ministère, l'arrangement avec l'Angleterre, qui fondait, en échange de Zanzibar, la colonie allemande de l'Est africain. Il ramassa aussi, et ses successeurs après lui, quelques miettes de la table coloniale : l'archipel des îles Samoa, le Togoland, le Cameroun, Kiao-Tchéou dans le golfe du Pé-tchi-li ; mais l'Allemagne éprouva en somme, du fait de ses gouvernants, une véritable déception coloniale.

Une des thèses chères au pangermanisme fut que l'Allemagne devait trouver au dehors des débouchés plus vastes pour ses émigrants et ses produits : puisqu'elle n'avait pas su se les réserver, elle les prendrait aux autres. Cette irritation jalouse fut la raison des incidents marocains qui, à la fin de la période de l'expansion coloniale, faillirent troubler la paix de l'Europe. Cette ambition découvrit son brutal cynisme quand, à la veille de la guerre de 1914, l'Allemagne ne cacha pas à l'Angleterre que, en cas de victoire, elle entendait exiger de la France la cession de tout ou partie de son domaine colonial.

La France, au contraire, grâce à la vigilance de Jules Ferry et de ses successeurs, avait sagement pris les devants : la République avait réparé les pertes de l'ancien régime, par la rapidité de ses vues et l'audace de ses entreprises : avec une dépense d'hommes et d'argent extrêmement minime, elle étendait son autorité sur un des plus vastes domaines coloniaux qu'ait connus l'histoire. En moins de vingt ans, l'opération était accomplie.

Telle qu'elle fut conçue et exécutée, la campagne d'expansion coloniale présentait un grand avantage : elle maintenait, en France, l'esprit militaire à une époque où une action antimilitariste des plus dangereuses menaçait de l'affaiblir ; elle créait une phalange d'officiers ayant vu le feu, s'habituant à manier les hommes, à développer le contact moderne entre le chef et le soldat ; elle réaccoutumait l'armée et le pays lui-même à la confiance et à la victoire. Le soldat colonial devint un type dont la nation était fière et qui s'entraînait, par les expéditions lointaines, à d'autres services, si l'heure sonnait de les rendre.

Mais cette même politique avait un inconvénient grave : elle nous mettait, partout sur la planète, en rivalité avec l'Angleterre et, de ce chef, elle exposait nos relations internationales à quelque coup fourré de la diplomatie allemande.

Celle-ci ne sut pas profiter des circonstances favorables qui se présentaient à elle. D'ailleurs, notre diplomatie avertie prenait soin de ne pas pousser les choses à l'extrême dans les débats coloniaux engagés avec l'Angleterre. Grâce à cette prudence, tous les conflits anglo-français s'arrangèrent peu à peu dans la période difficile qui s'étend de 1885 à 1900. L'Angleterre se résigna à nous laisser à la fois le nord de l'Afrique, le Congo, Madagascar, nos colonies d'Asie et d'Océanie. L'incident de Fachoda n'eut pas de suite et l'affaire du Maroc devint l'occasion d'un rapprochement définitif entre les deux pays.

LA GUERRE RUSSO-JAPONAISE MOUKDEN.

Les conséquences de la politique d'expansion furent plus graves pour la Russie. Son champ d'action était l'Asie. Poussée par les conseils de l'Allemagne, elle s'engagea dans une rapide mainmise sur les territoires prolongeant la Sibérie vers l'océan Pacifique. Quand elle se fut établie en Mandchourie, en Corée, à Port-Arthur, elle éveilla les susceptibilités du Japon.

La force du Japon était méconnue en Europe et notamment à Saint-Pétersbourg. La guerre russo-japonaise exposa l'empire du tzar au plus grand péril qu'il ait couru depuis la guerre de Crimée. Une crise intérieure, fomentée en partie par le dehors, ajouta aux périls de la crise extérieure. Nicolas II vit tomber autour de lui, sous la bombe ou le revolver, ses serviteurs les plus fidèles. Sa douceur résignée connut des heures tragiques ; mais sa confiance dans l'affection de la grande famille slave pour le père qu'est l'empereur lui donna la force de sauver à la fois la dynastie et l'empire. M. Witte signa la paix avec le Japon sous le haut arbitrage des États-Unis et jeta les fondements d'une constitution, en même temps que sa haute capacité financière sauvait le crédit de l'empire. M. Iswolski, ministre des affaires étrangères, marquait une évolution décisive de la politique russe par un rapprochement avec l'Angleterre qui devait être suivi d'un rapprochement avec le Japon.

Ainsi, la politique générale de l'Europe s'allégeait, la campagne d'expansion coloniale touchait à sa fin. Aux environs de l'année 1908, l'Europe rentrait chez elle.

La Russie avait trouvé, dans le concours financier et diplomatique de la France, les moyens de franchir les passes les plus difficiles de la crise. Elle reprenait par la base l'œuvre de sa restauration économique, administrative et militaire. Mais, en même temps, elle se trouvait en présence de l'effort fait par l'Autriche-Hongrie et l'Allemagne pour profiter des circonstances qui l'avaient forcée de s'absenter de l'Europe.

Pendant qu'elle combattait en Extrême-Orient, ses rivaux avaient fait de grands progrès en Orient. La politique austro-hongroise n'avait pas caché son dessein de tirer parti de la défaite de Moukden.

Le comte d'Ærenthal, ambassadeur d'Autriche-Hongrie à Saint-Pétersbourg, avait à peine quitté son poste pour devenir ministre des affaires étrangères de l'empire austro-hongrois qu'il mettait les fers au feu pour l'annexion de la Bosnie et de l'Herzégovine.

LES SUITES DE MOUKDEN - LES BALKANS ET LE MAROC.

C'est alors que se découvrent les desseins des deux empires germaniques, se combinant avec une suite et une duplicité remarquables pour aboutir, en même temps, à une fin commune. L'Autriche entend profiter de la position de recueillement où la Russie croit devoir se confiner, pour étendre définitivement son autorité sur le bas Danube et la péninsule des Balkans. L'Allemagne entend profiter des complications ultimes que la conquête du Maroc impose à la politique française pour établir, au détriment de la France et même de l'Angleterre, son autorité maritime et coloniale.

Les deux empires suivront, pour arriver à leur but, une marche parallèle. Tantôt c'est la question des Balkans qui est sur le tapis et tantôt c'est la question marocaine : les deux jeux alternent et ont parfois des trêves et des retours apparents[2].

Mais ce qui lie les deux parties, de la façon la plus évidente, c'est l'accord fondamental des deux empires avec le gouvernement ottoman — par le moyen duquel on espère fomenter des révoltes aux Indes, au Caucase, en Perse, en Algérie — ; et c'est, d'autre part, la politique des armements à outrance, inaugurée à partir de 1910 et qui prouve, jusqu'à l'évidence, que les gouvernements allemand et austro-hongrois s'attendent à quelque chose ou, mieux, préparent quelque chose.

La politique anti-slave, la politique antifrançaise ne sont que des manifestations particulières de ce grand dessein conçu sinon par l'empereur Guillaume, du moins par ceux qui l'entourent et le dominent : assurer coûte que coûte l'hégémonie allemande ; donner à l'Allemagne, comme l'a écrit un de ses publicistes, les moyens de respirer. Car elle ne respire pas quand quelque autre puissance vit près d'elle dans le même air.

Cette impatience est fatale chez tous les conquérants ; elle finit toujours par se heurter à la résistance des peuples menacés dans leur liberté ; c'est la politique dite napoléonienne. Pour l'appeler par son nom, dans le cas spécial de l'Allemagne, c'est l'impérialisme ou le pangermanisme. Ses excès, après avoir ouvert, depuis longtemps, les yeux à la Russie et à la France, allaient ouvrir, enfin, ceux de l'Angleterre.

 

 

 



[1] Je tiens ces détails de l'interlocuteur même de Lenbach, personnage considérable par sa situation dans son pays. Il m'a malheureusement interdit de le nommer.

Le maréchal bavarois von der Thann raconta plusieurs fois le même fait à Munich, en regrettant que le point de vue prussien ait prévalu, dans le Conseil de l'empire, sur le point de vue allemand défini par le chancelier. Le renseignement m'a été fourni, en 1878, par M. Lefèvre de Béhaine et confirmé à Rome par la princesse de Sayn-Wittgenstein, cousine du maréchal. Mais Lenbach tenait sûrement son information de Bismarck lui-même. (L. de Foucauld, dans un article sur Lenbach, Revue de l'Art, 10 janv. 1906, p. 73.)

[2] Voir plus loin l'exposé des deux questions.