HISTOIRE DE LA FRANCE CONTEMPORAINE (1871-1900)

 

IV. — LA RÉPUBLIQUE PARLEMENTAIRE

CONCLUSION.

 

 

L'échec du cabinet Gambetta coupe les ailes à l'espérance et déconcerte la logique des événements. Au cours des années suivantes, le détail des querelles intérieures est si pauvre qu'il mérite à peine d'être relevé. L'œuvre patriotique ne sera reprise que sous le ministère Ferry et l'œuvre démocratique que beaucoup plus tard.

Le principat de M. Jules Grévy est, en somme, une restauration médiocre du régime bourgeois. Diminuée par cette direction déprimante, la France assiste d'abord à l'échec de sa politique séculaire dans l'Orient méditerranéen. Une phrase de M. Clémenceau, prononcée le 29 juillet 1882, résume la philosophie du système et décide de la non-intervention, soit en Égypte, soit sur le canal de Suez, soit ailleurs :

Ma conclusion est : l'Europe est couverte de soldats, tout le monde attend. Les puissances réservent leur liberté pour l'avenir ; réservons la liberté de la France.

Ceci est dit à l'heure mime où il faut prendre un parti. Le 11 juin, une émeute, suite du mouvement militaire et panislamique, avait éclaté à Alexandrie ; plusieurs Européens avaient péri.

L'Angleterre, si timorée quelques mois auparavant, déploie soudain cette énergie réaliste qui lui assure si souvent le succès. La politique française est timide et entravée : c'est le moment de couper le fil.

Le 11 juillet, l'amiral français commandant la division qui avait été envoyée dans les eaux d'Alexandrie de concert avec une division anglaise, est sommé par l'amiral Seymour de participer aux opérations contre la ville. Or, l'amiral Conrad lève l'ancre, conformément à ses instructions.

L'Angleterre, désormais maîtresse et seule maîtresse des événements, débarque des troupes, s'empare de l'autorité effective. Bientôt, avec le concours de Chérif pacha, elle abolira le contrôle à deux.

Dès le 1er juin, un article de la République française avait prédit les conséquences de la politique d'abstention :

En perdant l'Égypte, nous perdons, en outre, notre influence dans la Méditerranée. Au delà de Gabès, on cessera de compter avec nous. L'Angleterre, qui est si loin de la Méditerranée, y possédera Gibraltar, Malte, Chypre ; elle aura la haute main sur le canal de Suez, jusqu'au jour où la dislocation de l'empire ottoman lui donnera bien plus et bien mieux. Ce jour-là, condamnés à une irrémédiable décadence, nous nous demanderons s'il ne faut pas évacuer Constantine et Oran pour nous concentrer à Alger.

M. Gambetta intervient deux fois : le 1er juin, pour dénoncer les conséquences de la politique d'abstention, qui cherchait alors à se réfugier dans le concert européen :

Vous avez dû livrer à l'Europe le secret de vos faiblesses. Il suffira de vous intimider pour vous faire consentir.

Et, une seconde fois, le 18 juillet, au lendemain de l'étonnant départ de l'amiral Conrad, il définit, en ces termes, la politique de l'entente à deux, telle qu'il la concevait en Égypte :

Précisément, et je livre toute ma pensée, car je n'ai rien à cacher, précisément, ce qui me sollicite à l'alliance anglaise dans le bassin de la Méditerranée et en Égypte, c'est ce que je redoute le plus, entendez-le bien, — outre cette rupture néfaste, — c'est que vous ne livriez à l'Angleterre, et pour toujours, des territoires, des fleuves et des passages où votre droit de vivre et de trafiquer est égal au sien.

Paroles prophétiques et qui complétaient cette vue si juste de psychologie internationale :

Soyez convaincus que les Anglais, en bons politiques qu'ils sont, n'estiment que les alliés qui savent se faire respecter et compter avec leurs intérêts[1].

C'était la dernière fois que M. Gambetta se faisait entendre à la tribune. Ses amis et lui votèrent, quelques jours après, contre le cabinet Freycinet dans le scrutin qui refusa au ministère les nouveaux crédits nécessaires pour une action concertée avec l'Angleterre sur le canal de Suez ; ce vote mit fin aux velléités suprêmes d'intervention en Égypte et renversa le cabinet (29 juillet).

M. Duclerc, qui succéda à M. de Freycinet, était des amis personnels de M. Gambetta. Une sorte de détente parut se produire, sous ce cabinet, dans les préventions qui poursuivaient l'illustre orateur. La Chambre était accablée et découragée de sa propre impuissance. On ne sait si l'avenir n'eût pas donné raison à ceux des partisans de M. Gambetta qui n'avaient pas désespéré.

Assidu au Palais-Bourbon et aux bureaux de la République française, il reprenait l'existence affairée et directrice qui avait été la sienne à la présidence de la Chambre. Il attirait tous les regards. Mais son corps

Gambetta s'affaiblissait visiblement. A demi couché sur un sofa, malade, souvent il portait la main à la ceinture, en répétant, devant ses intimes : — Ils ne savent pas ce que je souffre ! Et puis, il se relevait, emporté par la nécessité d'agir et le tourbillon d'une vie qui ne devait lui laisser jamais de repos.

Le 6 juillet, il avait défendu devant la commission spéciale son projet de loi sur l'armée. De quel ton découragé il écrivait, à cette date :

Je juge bien misérable de me dérober à mon vrai bonheur pour le sacrifier aux décevantes chimères de la politique. J'ai, cependant, accompli une assez utile besogne depuis deux jours : j'ai fait, approuver par la commission de la Chambre mon projet de réorganisation militaire et je tiens encore, par ce dernier lambeau, aux intérêts de la patrie ; je livrerai ce dernier combat et, si j'échoue, je saurai me résigner à ne plus fatiguer mes aveugles contemporains de mes projets de restauration nationale.

Le patriotisme sait se taire, comme disait M..Gambetta, le 18 juillet : Puisqu'on passe son temps, de nos jours, à pleurer sur des faits accomplis !....

Il n'avait plus qu'une pensée, réaliser cette union qu'une raison mystérieuse retardait depuis si longtemps :

Quand tu le voudras, ma chère femme, écrivait-il à son amie, nous mettrons à profit les inventions de notre code civil, ici ou au delà des frontières, à ton choix. Je ne serai jamais satisfait de cœur et d'âme que le jour où tu porteras le titre de cette union indissoluble qui nous lie à jamais.

Il voulait et elle ne voulait pas. Ce drame appartient à l'histoire intime. Enfin, pendant les vacances, sa volonté parait l'emporter : le mariage est décidé. Il écrit le 21 septembre :

Je compte bien que tu es déjà installée à Ville-d'Avray, que tu y passeras les quinze jours de la séparation, que tu y présideras à la rigoureuse exécution des travaux et que tu seras, comme il convient, une maîtresse de maison, préludant ainsi au rôle définitif qui t'attend et le plus vite possible.

C'est dans ce bonheur, si ardemment, si follement convoité, qu'il veut cacher sa vie blessée :

Je m'assure de plus en plus de mon bonheur. Je me réjouis d'avoir si bien choisi ma compagne, et j'ai hâte d'aller retrouver celle d'où dépend toujours la félicité de ma vie, le calme de mon cœur et l'ineffable jouissance de posséder un trésor inappréciable.

Il rentre à Ville-d'Avray au début d'octobre : la modeste maison des Jaillies, qu'avait habitée Balzac, est prête. Le mariage est annoncé aux quelques amis intimes. M. Gambetta prolonge son séjour à la campagne et y voit arriver l'hiver. Le 27 novembre, à onze heures moins le quart du matin, un coup de revolver manié imprudemment le blesse à la main droite : la balle a pénétré dans la paume, au-dessous du pouce : elle a suivi l'avant-bras et est ressortie sur la face interne à quelques centimètres au-dessus du poignet.

Au bout, de trois semaines, le blessé parait guéri. Mais, le 16 décembre, M. Gambetta commence à souffrir au côté droit du ventre. Une pérityphlite, suite d'une appendicite, se déclare. Une intervention chirurgicale eût, peut-être, sauvé le malade : on hésita. La perforation intestinale amena la mort le 31 décembre 1882, quelques instants avant minuit. Le héros n'avait pu franchir le seuil de cette fatale année. Il avait quarante-quatre ans.

Paris et la France tirent à Gambetta des obsèques dignes d'une si belle existence. Le corps fut enveloppé d'un drapeau tricolore avant d'être déposé dans le cercueil. Il fut transféré à Paris, au Palais-Bourbon, accompagné de la famille, des amis, au premier rang, le plus cher, M. Spuller. Pendant trois jours, des délégations venues de toute la France, le veillèrent dans la salle des fêtes, transformée en chapelle ardente. Le 4 janvier, vers trois heures, Victor Hugo, avec ses petits-enfants, vint saluer le cercueil. Une foule innombrable, un cortège ininterrompu défila jour et nuit. La façade du Palais-Bourbon était tendue d'un voile de crêpe.

Les obsèques eurent lieu le 7 janvier 1883. Le char funèbre, portant seulement, sur le drap mortuaire, la couronne rouge offerte par la ville de Thann, fut disposé par Bastien Lepage. Des fleurs, des adresses, avaient été envoyées des départements, des colonies et de nombreux pays étrangers. Devant la mort, on ne se souvenait plus que des services, et tous les cœurs français saluaient le grand patriote.

M. Jules Grévy se fit représenter par le général Pittié. Le char s'ébranla à huit heures du matin et s'achemina vers le Père-Lachaise, en suivant la place de la Concorde, la rue de Rivoli, la rue de Turbigo et la rue de Charonne : Le convoi s'étendit sur Paris comme une écharpe de deuil. La population se pressait sur les trottoirs, sur les maisons, sur les arbres, sur les toits. On n'arriva au cimetière qu'à la nuit tombante. L'émotion était poignante, indicible.

Au Père-Lachaise, des discours furent prononcés par M. Brisson, M. Peyrat. Le vieil Henri Martin pencha son grand corps voûté et accablé sur le cercueil : il plaignit cette destinée épuisant, en quatorze rapides années, trois phases dont chacune eût suffi à créer une gloire. Il répéta le mot qu'un illustre royaliste avait dit d'un illustre révolutionnaire : Il était magnanime. L'historien apportait le jugement de l'histoire.

La foule redescendit et se dispersa dans la nuit, emportant la douleur et comme le remords de cette carrière si tôt brisée. Pourtant elle ne connaissait que les litres publics et elle n'avait pas le secret de cette existence si cruellement écartelée entre la gloire et l'autour.

 

La chute et la mort de M. Gambetta achèvent la première période de l'histoire de la troisième République en France, celle qu'il appela lui-même l'âge héroïque. Durant ces douze années, il avait été le témoin et l'un des principaux acteurs des événements : chute du second empire, guerre contre l'Allemagne, Commune de Paris, échec de la royauté des Bourbons, constitution de 1875, Seize Mai, fondation de la République parlementaire. Son rôle dans ces  circonstances extraordinaires avait été plus considérable même que celui de M. Thiers : car il avait été l'homme de la guerre et l'homme de la paix. Au gouvernement de la Défense nationale et à la tête du parti républicain, il avait accompli, si jeune, le cycle entier d'une carrière d'homme d'État. Il avait un cœur noble, le don du commandement et un génie spécialement organisateur. Son éloquence était faite de la chaleur de son âme et de l'opportunité de son action.

Il avait expliqué cette génération à elle-même. La France avait compris, en écoutant ses harangues, ce qu'elle était et ce qu'elle voulait. Étrange et rare lucidité, capable de lire la psychologie obscure des foules et de discerner le présent comme le verra l'avenir ! Nul n'est, sans doute, prophète en son temps ni en son pays : mais de tels hommes sont de ceux qui entraînent les foules et font avancer l'histoire.

Cette époque, ainsi révélée à elle-même, fonda la République démocratique. Elle y cherchait l'alliance de la bourgeoisie et du peuple, faisant très large, dès le début, la part du peuple.

Ce qui distingue ces fondateurs, c'est qu'ils eurent la volonté et l'art de ménager les transitions ; ils s'appliquèrent à utiliser les assises séculaires et à ne pas déranger les cadres établis de la société française : révolutionnaires en prudence et douceur.

De 1851, ils avaient conservé cette sagesse : la crainte des réactions, suite des actions téméraires. Ils s'efforcèrent d'habituer la France à la liberté et l'Europe à l'exemple unique d'une grande puissance républicaine.

Depuis le jour où M. Thiers fut qualifié par l'Assemblée nationale chef du pouvoir exécutif de la République française jusqu'au jour où M. Jules Grévy fut élu président de la République définitivement constituée, ce fut dans le parti extrêmement nombreux, ardent et divisé, qui avait pris le pas de M. Gambetta, une dépense ininterrompue et presque surhumaine de patience, de tact, d'endurance et d'ingéniosité. Le courage civique et l'éloquence s'y employèrent par surcroît. Cette étonnante autorité sur soi-même de la partie la plus active du peuple ne fonda pas seulement la République, elle releva la nation.

 

Après l'élection de M. Jules Grévy, il y eut une sorte de relâchement. On s'attarda sur les positions conquises. Or, la politique n'est pas une tente pour le repos. L'idéal démocratique, tant prôné, fut négligé. La chute précipitée de M. Gambetta, les discussions mesquines qui suivirent, trompèrent les pronostics favorables qui avaient accompagné l'avènement du régime. Seule, la poigne vigoureuse de M. Jules Ferry le releva : mais il se laissa retomber bientôt dans les divisions, l'indiscipline et l'incohérence.

Certaines fautes plus graves eurent des suites plus fâcheuses encore. Le système ne sut pas se garder de son plus dangereux écueil, la corruption, et M. Jules Grévy, en dépit de sa circonspection, assista à la banqueroute de cette ère néo-bourgeoise que son élection avait inaugurée en antagonisme avec la conception plus large de M. Gambetta.

Les masses populaires se jugèrent trompées. Quand les scandales éclatèrent, elles alléguaient leur déception en acclamant un cheval noir.

Plus tard, malgré l'honnête liquidation à laquelle présida la loyauté de M. Carnot, elles rompirent le pacte conclu, à grand'peine, par l'opportunisme pour entrer dans les voies périlleuses de la République sociale, dont des défections bien inattendues hâtèrent l'avènement.

La République se fût-elle arrêtée plus longtemps au stade démocratique tel que l'avait indiqué M. Gambetta ? c'est la question que la mort de cet homme d'État et la dispersion de son escorte ont laissé sans réponse.

On espérait beaucoup de son autorité, de son dévouement, de son coup d'œil, de son savoir-faire. Mais sa confiance en ses propres forces, sa promptitude, sa superbe croissante n'étaient pas toujours en harmonie avec la déférence pour le suffrage populaire qui était le principe même de son gouvernement. Il n'avait pas la volonté, mais parfois le geste du dictateur. Et les régimes égalitaires sont ombrageux.

Après lui, les équipes politiques, incessamment renouvelées par une suspicion qui ne veut laisser durer personne, se bousculent les unes les autres et se remplacent, précipitamment au pouvoir, mal préparées, mal averties, souvent médiocres.

Ses adversaires survivants deviennent, à la fin, ses successeurs. Les temps et l'évolution des idées ont porté vers de nouveaux rivages les destinées de cette République qu'il avait fondée. La République sociale, arrivée aux affaires à l'heure où le siècle finit (juin 1899), aura dépassé ses promesses si elle fait le bonheur du peuple sans porter atteinte à la grandeur et à la prospérité de la nation...

 

La génération de 1870 s'était donné à elle-même une autre tâche, le relèvement du pays, tombé si bas en 1871. Elle a reconstitué l'armée, restauré les finances, perfectionné l'outillage national, illustré le pays par ses titres scientifiques, littéraires et artistiques, assisté dignement et même fructueusement aux assises de Berlin, ouvert les voies de la politique coloniale.

Par contre, elle ne sut pas ménager sagement les ressources abondantes que son propre labeur lui fournit : si elle n'aggrava pas, elle ne répara pas la diminution nationale : elle perdit une partie de son héritage séculaire dans la Méditerranée, ne le compensant qu'insuffisamment par l'occupation de la Tunisie et la fondation de Bizerte en face de Toulon. L'empire colonial reconstitué au Tonkin, au Congo, à Madagascar, dans l'Afrique du Nord, maintient dans l'univers la gloire du nom Français : mais c'est seulement après de longues incertitudes que l'alliance russe rétablit l'équilibre européen rompu par l'erreur impériale.

Tout pesé, la troisième République, avec les alternatives inhérentes aux choses humaines, — chargée du legs à jamais déplorable que l'empire lui avait laissé, — a conquis pour la France, en Europe et dans le monde, la place que ni la première ni la seconde n'avaient pu obtenir. Sans jactance et sans fausse honte, elle s'est imposée : elle s'est fait aimer par les peuples et écouter par les rois : elle n'est pas l'arbitre des combinaisons politiques, mais elle a été souvent la maîtresse des conciliations et l'ouvrière de la paix. C'est là, peut-être, son plus beau titre.

La France a vécu, maintenant, quarante ans sous son égide. Aucun des régimes antérieurs, depuis plus de deux siècles, ne soutient, devant l'histoire, la comparaison.

Ces grandeurs et ces faiblesses, ces gloires et ces tares, — intérieures et extérieures, — étaient en germe dans les événements qui présidèrent à la naissance de la troisième République. Les fées favorables et contraires étaient assises à son berceau. Ses déchirements viennent du long conflit de sa parturition contrastée : elle n'a pas encore rejeté le délivre de ce laborieux enfantement. Née et grandie dans le sang longtemps combattue, acceptée à peine, même après que la génération de ses fondateurs a disparu, elle subit l'empreinte de cette fatale hérédité.

La nation semble, sous sa loi, plus énervée, plus indocile et plus téméraire : mais elle est aussi plus ardente, plus sincère et plus vibrante : elle se réalise France.

Cette trépidation anxieuse, ce labeur acharné, ces heureuses souffrances d'un peuple et d'une époque, ne sont pas en pure perte s'ils ont répandu dans le monde l'idéal inscrit si haut par ces fils de la Révolution qui ont rêvé d'une humanité libre, juste et sage dans la fraternité.

 

FIN DU QUATRIÈME VOLUME

 

 

 



[1] Ce discours, plein d'une émotion contenue, fut prononcé par M. Gambetta le jour même où mourait sa mère qu'il adorait. Il quitta le Palais-Bourbon pour assister aux derniers moments. V. Le cœur de Gambetta (p. 308).