HISTOIRE DE LA FRANCE CONTEMPORAINE (1871-1900)

 

IV. — LA RÉPUBLIQUE PARLEMENTAIRE

CHAPITRE X. — LE MINISTÈRE GAMBETTA.

 

 

Rentrée des Chambres. — Les interpellations sur l'affaire tunisienne. — Formation du ministère Gambetta. — Débuts difficiles.  — Weiss et Miribel ! — M. Gambetta prend le contact avec la nouvelle Chambre. — La situation extérieure. — La Triple alliance. — Les affaires d'Égypte. — La révolte d'Arabi pacha et le condominium anglo-français. — M. Gambetta et l'Angleterre. — Activité du ministère. — Les projets de réforme. — État de l'opinion. — Renouvellement triennal du Sénat. — Le projet de révision constitutionnelle et le scrutin de liste. — Le débat ; le gouvernement est battu. — Démission du cabinet Gambetta. — Le second ministère Freycinet. — Mort de M. Gambetta.

 

I

Les Chambres étaient convoyées pour le 28 octobre. Ce jour mène arrivait le télégramme du général Saussier annonçant l'occupation de Kairouan. Communication en est donnée, aussitôt au parlement ; M. Guichard, président d'fige, lit la dépêche à la Chambre. Cette lecture est accueillie par un immense éclat de rire : C'est une comédie ! crie un député. L'effet est raté ! ajoute un autre. Le ministère, vainqueur, était parfaitement ridicule. Il est décidé qu'on ne croira à rien de ce qui se rapporte à la Tunisie.

M. Jules Ferry était condamné. Mais, selon sa manière, il avait résolu de lutter jusqu'au bout. Avant de quitter la place, il entendait s'expliquer sur les affaires de Tunisie.

La Chambre nouvelle a d'autres pensées. Elle cherche l'homme qui doit être ou son chef ou sa victime, M. Gambetta. Née de ce scrutin d'arrondissement que le maitre de l'heure a si hautement répudié, elle porte en ses origines cette double et contradictoire destinée. Elle désigne M. Gambetta comme président provisoire par 317 voix sur 364 votants. Après cette manifestation, M. Gambetta décline toute candidature à la présidence définitive. C'est comme s'il déclarait qu'il se tient à la disposition du président de la République et de la majorité. Pourtant, il hésite encore, au carrefour des chemins. Il écrit, le 8 novembre, à son amie :

Oui, il vaudrait mieux être à Zerpat et, surtout, à Sorrente. Il en est temps encore ; veux-tu partir, laisser là tout ce vilain inonde se déchirer tout à son aise P Je suis prêt et je nous sauve ; — un mot, un oui, un simple oui, et nous sommes libres, et pour toujours[1].

M. Henri Brisson est élu président, le 3 novembre, par 347 voix contre 33. Au Sénat, M. Léon Say est réélu.

Le 5 novembre, débat sur les affaires tunisiennes (interpellations de MM. Paquet, Amagat, de Roys). M. Jules Ferry prend les devants. Il déclare tout d'abord que, quelle que soit l'issue du débat, le ministère est démissionnaire. Il s'exprime fièrement et rudement, relevant, l'une après l'autre, les critiques et les secouant, pour ainsi dire, non moins que les critiqueurs. Expédition électorale, a-t-on dit, plan de campagne électoral, rapatriement des troupes par préoccupation électorale, et puis, le grief le plus grave : la France a été lancée dans une guerre par surprise et sans que les Chambres aient eu à se prononcer. M. Jules Ferry n'avait qu'ii laisser parler les faits, c'est-à-dire le résultat :

Messieurs, à entendre tout ce qui se dit, à lire tout ce qui s'écrit sur cette affaire de Tunis, il semble, en vérité, que nous sommes au lendemain de quelque désastre national. Les partis de droite et de gauche ne cessent de nous répéter que l'expédition de Tunisie est un grand malheur, que cette expédition nous fait perdre nos alliances en Europe, qu'elle a désorganisé notre armée, qu'elle doit être placée sur la même ligne que l'expédition à jamais lamentable du Mexique... Il s'est fait, sur cette expédition, une sorte de légende.

On veut attribuer à la campagne le caractère d'une guerre, quand elle est une œuvre de pacification par l'utilisation de notre supériorité militaire :

Nous n'avons pas eu ou plutôt ceux qui dirigent les opérations militaires n'ont pas eu d'autre stratégie que de réunir de grandes masses qui agissent tout autant par Ferret imposant que produit, sur le moral de tribus barbares, le déploiement d'un grand appareil militaire que par la destruction des individus eux-mêmes.... Je prie la Chambre, dans la délibération à laquelle elle va se livrer, d'éviter avec un soin scrupuleux tout ce qui pourrait entraver, si peu que ce fût, cette action bienfaisante de pacification. A l'heure, qu'il est, notre véritable ennemi dans la régence, ce n'est pas l'indigène, ce n'est pas l'étranger qui nous regarde et nous jalouse : c'est l'incertitude, l'incertitude apparente seulement, qui règne sur les résolutions définitives du gouvernement français.

Et enfin, sans forfanterie, sans colère, sans chaleur presque, le cri de l'humilie d'Étai, l'appel au patriotisme :

Deux grands intérêts sont en présence dans ce débat : un grand intérêt politique et un grand intérêt utilitaire. Ces deux choses, au milieu de toutes nos discussions, doivent nous être sacrées. Ne faites rien qui compromette l'intérêt français ; ne faites rien qui puisse porter une atteinte à la juste reconnaissance que nous devons à l'armée et à ceux qui la conduisent. Ne touchez pas, si légère que soit la main, à ces deux grands intérêts : ne touchez pas à la France, ne touchez pas à l'armée.

Le débat se prolongea pendant quatre séances. Un discours eût suffi, celui de M. Clemenceau. Il faisait balle de toute la polémique soulevée depuis six mois : le ministère n'avait pas dit dès le début toute sa pensée ; donc il avait trompé l'opinion ; la Chambre et le pays ne voulaient pas cette expédition ; on l'a faite malgré eux et pour donner satisfaction à des intérêts financiers, aux bailleurs de fonds de l'Enfida, aux organisateurs d'un crédit foncier tunisien, aux actionnaires du Bône-Guelma. Au point de vue international, on a eu tort d'occuper la Tunisie, puisque la France aura ainsi une frontière commune avec l'empire ottoman, et qu'on l'a brouillée avec l'Italie. En cas de guerre européenne, l'échiquier militaire serait modifié.

M. Jules Ferry dut répondre : les accusations relatives aux compromissions financières furent repoussées de haut ; le reproche visant le silence gardé à l'égard du parlement permettait un retour vers les réalités :

Je fais appel à toutes les consciences : à droite où l'on voulait nous faire parler, à gauche où l'on nous engageait à nous taire. Je demande si la Chambre a entendu nous investir seulement du pouvoir de chasser quelques Kroumirs. Le contrat se faisait sur un ordre du jour. Ne vous avions-nous pas dilue nous voulions des garanties, que nous irions jusqu'où il faudrait aller ?...

La critique visant les relations avec l'Italie avait plus de force. C'était l'heure où cette puissance déçue se jetait dans les bras du prince de Bismarck et s'offrait à la Triple alliance. M. Jules Ferry n'eut à répondre qu'un mot, mais juste :

L'honorable M. Clémenceau disait : en cas de guerre européenne, est-ce que l'échiquier utilitaire ne serait pas modifié ? — Je réponds : oui, il sera modifié, mais à notre profit, en fermant une porte par laquelle on peut entrer chez nous.

Les choses parlementaires sont telles que cette grave affaire de Tunisie n'était pas l'objet de la préoccupation principale ni le véritable nœud du combat. La majorité se cherchait elle-même ; les oppositions voulaient l'empêcher de se former. Tout le monde avait une pensée unique : quel sera le ministère de demain ? Ferry, Gambetta, les deux personnalités étaient ballottées dans le même remous. Les Kroumirs étaient bien oubliés.

Après quatre jours de discussion, on était en pleines ténèbres. Vingt-trois ordres du jour motivés avaient été déposés. Plusieurs demandaient la mise en accusation du ministère ; M. Clémenceau et ses amis proposaient une enquête. Les habiles s'en tenaient à la clôture pure et simple, solution qui ne compromettait personne tout en prolongeant le gâchis. Le ministre, qui n'avait plus besoin de la confiance, puisqu'il s'en allait, et qui ne comptait pas sur la gratitude, puisqu'il existait encore, se serait contenté de ce quitus négatif.

Toutes ces propositions furent mises aux voix et toutes. quelles qu'elles fussent et quelle que fût leur origine, se trouvèrent successivement repoussées. Les deux groupes, le groupe Ferry et le groupe Gambetta, qui divisaient la majorité républicaine, se heurtaient, laissant ainsi les extrêmes de droite et de gauche, alternativement, maîtres du vote. La nouvelle Chambre, à son premier pas, était hors d'elle-même, affolée. Elle ne savait ni ce qu'elle devait faire de la Tunisie ni ce qu'elle voulait faire du pays.

Au cours de la discussion, le comte de Mun, avec une âpreté singulière, avait dit que le gouvernement de la République était impuissant à sauvegarder l'honneur national. A ce moment, M. Gambetta, jusque-là silencieux, avait demandé la parole. Mais le président de la Chambre, M. Henri Brisson, ayant fait justice de cette invective, M. Gambetta s'était tu. Il avait voté l'ordre du jour pur et simple et 'il était sorti de la salle des séances. Tandis que le tumulte des votes contradictoires continuait au dedans, il s'était assis sur une banquette dans un des salons d'attente. Ses amis l'entouraient ; on lui apportait des nouvelles. Sa figure était rouge, anxieuse. Courbé, les doigts sur les genoux, il s'interrogeait ; parfois son regard se levait comme s'il cherchait une aide, mais restait perdu dans le vide. On respectait son silence. Sa carrière, sa vie, se décidaient en cette espèce de rémission intérieure et d'inconscience où se prennent les grandes résolutions.

Enfin, comme on votait depuis plus de deux heures et que le désarroi était au comble, il se leva et rentra dans la salle. On venait de rejeter un amendement Casimir-Perier, qui était une approbation timide de la politique tunisienne. Tous les yeux se tournent vers l'homme qui s'avance. Il demande la parole sur la position de la question, et quelques mots suffisent :

Sans entrer dans des querelles qui sont des querelles personnelles, je demande que la Chambre, par un vote clair et de nature à fixer l'opinion au dedans et au dehors, déclare que les obligations qui figurent dans ce traité seront loyalement, prudemment, mais intégralement exécutées. En conséquence, je propose l'ordre du jour suivant : La Chambre, résolue à l'exécution intégrale du traité souscrit par la nation française le 12 mai 1881, passe à l'ordre du jour.

Les applaudissements éclatent. Les urnes circulent. 355 voix pour, 68 voix contre. La séance est levée. Le soir même, 9 novembre, M. Gambetta écrit :

Enfin, nous venons de sortir de l'interminable affaire tunisienne ; vers neuf heures du soir, tout a été terminé et assez bien, grâce à un mouvement d'indignation qui m'a poussé à la tribune après dix-huit votes successifs sur des ordres du jour plus sots les uns que les autres. Je n'ai pas cru pouvoir tolérer un tel aplatissement de la France républicaine devant l'Europe, et je suis intervenu. En quelques minutes, je leur ai fait ratifier une politique d'exécution et de fierté nationale, et ils ont répondu par 379 voix. Mais mon intervention m'engage ; et je suis obligé de discuter avec le président de la République, s'il est prêt à subir la dictature, puisque dictature il y a. J'ignore ce qui va se passer...[2]

Le 10 novembre, M. Jules Ferry remet au président de la République la démission du cabinet, et M. Gambetta est aussitôt chargé de la formation du nouveau ministère.

Il n'y avait pas un mois que M. Gambetta, à son retour d'Allemagne (13 octobre), avait vu M. Jules Grévy, et le futur président du conseil avait fait connaître ses projets et son programme du ton d'un homme qui n'en était plus à attendre et encore moins à bouder. A l'Élysée, on avait compris qu'il fallait s'exécuter. Le 22 octobre, M. Wilson, député, sous-secrétaire d'État aux finances, avait épousé Mlle Alice Grévy, fille du président. M. Wilson était un adversaire déclaré ; les situations étaient nettes : c'était la lutte. Mais M. Gambetta, confiant dans le manifeste du pays, se découvrait au fur et à mesure qu'il avançait, tandis que le président Grévy, tenant son jeu fermé et les lèvres serrées, laissait venir.

Il y eut, parmi les adversaires de M. Gambetta, un mouvement de joie quand on le vit, comme l'écrit M. Henry Maret, acculé à la porte du conseil.

M. Grévy donna carte blanche à M. Gambetta. Dans le public, un mot courut aussitôt : C'est le grand ministère ! La personnalité de M. Gambetta était si haute qu'on ne le voyait qu'entouré de l'élite du parti républicain. N'était-il pas le successeur désigné de M. Thiers ? Il avait toujours promis l'union ; on le savait assez généreux pour oublier tous les dissentiments personnels. Et les hommes les plus distingués du parti ne se presseraient-ils pas avec joie autour de lui ?

On considérait donc comme acquise la combinaison des cinq présidents : M. Gambetta, M. de Freycinet, M. Jules Ferry, M. Léon Say et M. Henri Brisson. M. Gambetta avait sa liste dans sa poche, assurait-on, et l'on n'attendrait pas longtemps pour la connaître. Trois jours se passent. Va-et-vient habituel à ces sortes de crise, escaliers montés et descendus, redingotes boutonnées, visages énigmatiques, journalistes aux champs. Puis, rien. Le 13, l'Officiel est muet ; le 14, enfin, les décrets paraissent : pas un seul des présidents n'y figure. C'est le ministère de la déception, le petit ministère.

Voici ce qui s'était passé : M. Gambetta n'avait pas été sans tâter le terrain avant d'être appelé par le président de la République. Il avait désiré, lui aussi, grouper les plus hautes notoriétés du parti. Mais il avait rencontré de sérieuses difficultés. Le principal des personnages avec lesquels il avait à s'entendre était M. Jules Ferry ; mais, parlementairement parlant, celui-ci, après la séance du 10 novembre, était en échec ; d'autre, part, sa situation personnelle était si considérable, — chef reconnu d'un des groupes formant la majorité, — qu'on ne pouvait lui faire une place dans le cabinet qu'en acceptant, à la fois, la responsabilité de ses actes et, jusqu'il un certain point, son programme. Or, il y avait entre les deux hommes politiques une divergence d'opinion allirun...e au sujet, du scrutin de liste. M. Gambetta, sur ce point, était irréductible et M. Jules Ferry. irrité ir bon droit de l'injustice des partis, n'était pas pri.s.t à toujours céder. M. Gambetta avait attendu pour faire les premières ouvertures, — trop longtemps, peut-être. Les dispositions réciproques n'étaient pas hostiles, mais les situations respectives étaient difficiles, et aucune parole décisive ne fut prononcée.

M. Gambetta s'était adressé de bonne heure à M. de Freycinet. Après la première présidence de celui-ci, il y avait eu quelque froideur entre eux. Un rapprochement avait été ménagé par M. Challemel-Lacour. Le 16 septembre, M. Gambetta avait vu M. de Freycinet. Il lui dit qu'il n'avait aucune envie de prendre le pouvoir : que sa santé ne lui permettrait pas d'en supporter longtemps le fardeau cependant, il sentait qu'il ne pourrait se dérober absolument. Il demandait donc à M. de Freycinet de l'aider il constituer le futur cabinet : — Ce sera notre cabinet à tous deux, avait-il ajouté, et je vous laisserais bientôt la direction, ne désirant rester aux affaires que quelques mois et devant ensuite me retirer du pouvoir pour me reposer et voyager en Europe. Vous prendrez, donc le portefeuille de la guerre et vous serez mon principal collaborateur.

On dressa une liste sur les données suivantes : Tous ceux qui ont été présidents du conseil et tous ceux qui peuvent le devenir. M. Léon Say aux finances, M. Jules Ferry à l'instruction publique, M. Challemel-Lacour à l'intérieur, M. Brisson à la justice, M. Tissot aux affaires étrangères. Quant à M. Gambetta, il était président du conseil sans portefeuille. Il s'épargnait ainsi la fatigue de la gestion directe d'un ministère particulier ; sa pensée était, en outre, de grandir la situation du président du conseil. Seul celui-ci, dorénavant, communiquerait avec le président de la République, qui n'aurait plus à présider le conseil des ministres. C'était toute une révolution dans la pratique de la constitution, — le premier devenant le véritable et unique chef du gouvernement.

M. de Freycinet fit quelques objections ; cependant, il ne se refusa pas à entrer dans la combinaison.

Pendant un mois, il ne revit pas M. Gambetta. Au début de la crise ministérielle, il n'entendit parler de rien. Le 11, M. Gambetta vint le voir, et selon l'entretien qui avait eu lieu précédemment, fit appel de nouveau à son concours. Mais le cabinet qu'il s'agissait de former et à la constitution duquel M. de Freycinet n'avait nullement collaboré, était tout différent de la première combinaison. Ni M. Jules Ferry, ni M. Léon Say, ni M. H. Brisson n'y figuraient. M. de Freycinet, lui-même, au lieu d'être ministre de la guerre, devenait ministre des affaires étrangères, M. Gambetta, président sans portefeuille, devant s'occuper particulièrement des affaires extérieures. Sur la liste figuraient déjà la plupart des hommes nouveaux qui devaient former le ministère définitif. Après une nuit de réflexion, M. de Freycinet écrivit à M. Gambetta qu'il ne se sentait pas en état de remplir convenablement le rôle que le futur président du conseil lui destinait et qu'il lui demandait la permission de demeurer à son banc de sénateur, où il lui resterait toujours un ami sûr et dévoué [3].

M. Gambetta avait, obtenu, le même jour, après des hésitations analogues, une réponse identique de M. Léon Say. Il y eut un dissentiment précis sur le programme financier du cabinet. M. Léon Say exigeait que la déclaration ministérielle contint la formule : ni conversion, ni emprunt, ni rachat. Attitude purement expectante, cadrant mal avec le caractère réformateur que M. Gambetta entendait donner à son ministère. M. Gambetta, d'accord probablement avec M. Allain-Targé, à qui il réservait. le ministère des travaux publics, était disposé à racheter le chemin de fer d'Orléans pour un essai d'exploitation par l'État.

Le 12 novembre au malin, M. Léon Say déclinait définitivement le portefeuille des finances[4].

Les jours se passaient. Il fallait finir. M. Gambetta eut l'impression qu'il se heurtait à des refus concertés et crut reconnaître l'intervention de l'Élysée. Il comprit que s'il voulait être maitre dans son propre cabinet, il devait renoncer il la conception du grand ministère. Il se retourna donc brusquement. Selon son mot familier, il prit, le parti de former un ministère avec les camarades. L'équipe fut facilement embarquée :

Ministre des affaires et étrangères, président du conseil : M. Gambetta.

Ministre de la Justice : M. Cazot.

Ministre de l'Intérieur : M. Waldeck-Rousseau.

Ministre de la Guerre : général Campenon.

Ministre de la Marine : capitaine de vaisseau Gougeard.

Ministre de l'Instruction publique et des Cultes : M. Paul Bert.

Ministre des Finances : M. Allain-Targé.

Ministre des Travaux publics : M. Raynal.

Ministre du Commerce et des Colonies : M. Bouvier

Ministre de l'Agriculture : M. Devès.

Ministre des Beaux-Arts : M. Antonin Proust.

Étaient désignés comme sous-secrétaires d'État : aux affaires étrangères, M. Spuller ; à la guerre, M. Blandin ; M. Cochery, aux postes et télégraphes ; M. Félix Faure, aux colonies ; M. Challamel, à l'instruction publique ; M. Margue, à l'intérieur ; M. Lelièvre, aux finances ; M. Caze, à l'agriculture ; M. Lesguillier, aux travaux publics.

M. Gambetta soumit cette liste à l'approbation de M. Jules Grévy. Celui-ci la prit, la lut et dit : — C'est ça votre ministère !... et M. Paul Bert aux cultes ! c'est complet ! Puis, il signa les décrets.

Telle fut la note qui se répandit aussitôt dans Paris : ministère de commis, disent les uns ; ministère de la dictature, ajoutent les autres. Des inconnus ; un capitaine de vaisseau, ministre de la marine ! M. Gambetta avait eu quelque peine à trouver un ministre de l'intérieur. Il avait dû insister pour obtenir le concours du très jeune M. Waldeck-Rousseau. Mais celui-ci avait déjà une réputation d'orateur impeccable et de parlementaire laborieux : En tout cas, il ne bredouillera pas à la tribune, écrivait M. Ranc dans le Voltaire, et M. J.-J. Weiss : Je n'ai pas l'honneur de connaître M. Waldeck-Rousseau, mais je serais très étonné s'il ne pouvait soutenir la comparaison, pour l'entente des affaires, avec M. Beulé, de l'Institut, et, pour l'éloquence, avec M. Barthélemy Saint-Hilaire.

Dans le cabinet, il n'y avait qu'un seul membre du Sénat, M. Cazot. Deux nouveaux ministères du cabinet étaient créés et il y avait heu de demander au parlement le vote des crédits nécessaires. M. Gambetta, selon sa promesse, avait fait peu de cas des divisions en groupes et sous-groupes. Toutefois, en s'assurant la collaboration de M. Allain-Targé et de M. Paul Bert pour les principaux portefeuilles, il avait sensiblement incliné vers la gauche. Il désobligeait la finance en n'embarquant pas M. Léon Say. De ce fait, il avait à compter avec la froideur du centre.

La déclaration ministérielle fut lue, le 15 novembre, à la Chambre par M. Gambetta, et au Sénat par M. Cazot. On annonçait une politique graduellement, mais résolument réformatrice : révision sagement limitée, réforme de la magistrature, diminution des charges militaires et des impôts pesant sur l'agriculture, traités de commerce, œuvres d'assistance et de prévoyance, stricte application du régime, concordataire.

C'était, peut-être, ce dernier article du programme qui, sous la plume de M. Paul Bert, était le plus digne de frapper l'opinion. M. Gambetta et ses collaborateurs abandonnaient un peu rapidement la vieille thèse du parti républicain sur la séparation de l'Église et de l'État, du moins par mesure unilatérale[5]. M. Waldeck-Rousseau écrivait à son père le jour même de la formation du cabinet : Si nous tombons, ce sera là-dessus, mais cela m'est joliment égal ! Tu vois que nous devenons cléricaux ; au moins, les intransigeants vont le proclamer[6].

L'accueil fait à la déclaration fut froid : au Sénat, à la Chambre, dans le public.

La polémique se saisit immédiatement de la formule révision limitée. Là était, en effet, la marque gambettiste, l'empreinte du génie constitutionnel, propre au fondateur de la République. Dans cette formule était latente la querelle du scrutin de liste. C'était le terrain -fatal du premier corps à corps. M. Gambetta l'avait annoncé à Tours, répété au Neubourg, affirmé à l'Élysée, comme attiré et hypnotisé par ce nœud inextricable. Il donnait prise ; on ne le lâcherait pas.

Séance tenante, M. Barodet — qui vient de demander à la Chambre de faire procéder au recueil des professions de foi parlementaires — M. Barodet, par opposition à la révision limitée, rédige une proposition de révision illimitée, ou plutôt indéterminée, c'est-à-dire comportant, purement et simplement, la réunion du congrès : La révision de la constitution est la première des réformes qu'ait réclamées le suffrage universel aux dernières élections. Il réclame l'urgence.

Le président du conseil s'engage aussitôt en personne et s'élève contre la proposition Barodet. M. Clémenceau la soutient avec vigueur. M. Gambetta insiste. Il l'emporte. L'urgence est repoussée par 345 voix contre 120 sur 465 votants. Ce n'est qu'une escarmouche. Mais la vivacité du débat est un premier indice du peu de faveur que M. Gambetta trouve auprès du parlement. Il le sent et il s'en irrite. On dirait qu'il va au-devant d'une rupture.

Quelques jours après (8 décembre), discussion plus pénible encore. Il s'agit des crédits supplémentaires demandés aux Chambres pour les deux ministères et les deux sous-secrétariats d'État créés : crédit minime, 125.000 francs. La commission, sans faire une opposition absolue, cherche chicane au ministère. Son opinion chagrine se manifeste dans un passage du rapport de M. Leroy : La majorité a émis le vœu qu'à l'avenir aucun ministère ne fût créé sans l'assentiment préalable des Chambres. On accorde les crédits, mais on blâme le ministère ; situation ambiguë qui permet aux mécontents du centre de manifester leur humeur : M. Franck-Chauveau, homme d'esprit, s'écrie : Il faut repousser les théories d'une école qui, selon le mot de Montesquieu, coupe l'herbe pour avoir le fruit !

M. Gambetta est obligé d'intervenir encore : il demande à la Chambre la suppression du vœu inséré dans le rapport de la commission ; mais il ne peut, au sujet de la radiation d'un vœu, poser la question de confiance. Le piège est finement tendu. M. Ribot en serre le nœud avec une habileté dialectique supérieure et enveloppe le président du conseil dans les mailles d'une argumentation que ni l'éloquence ni le savoir-faire parlementaire de ce dernier ne peuvent rompre. M. Ribot est applaudi. M. Gambetta se défend, non sans une fatigue visible ; finalement, il est battu ; la Chambre vote les crédits et ne supprime pas la phrase.

Le 13 décembre, nouvel incident, plus significatif encore, dans sa cruelle brièveté : M. Clovis Hugues a interpellé le ministre de la guerre, général Campenon, au sujet de la nomination du général de Miribel comme chef d'état- major général de l'armée : Vous confiez la République, dit le député, à ceux qui, de tout temps, ont essayé de l'assassiner. Le général Campenon avait parlé une première fois et se préparait à remonter à la tribune. Le président du conseil lui fait signe de ne pas insister. M. Henry Maret, de s'écrier alors, s'adressant au général Campenon Ne parlez pas ; César le défend. M. GAMBETTA. — Parlez donc en français. M. MARET. — Soit ; je ne dirai pas César, je dirai Vitellius. L'incident ne fut pas mentionné au procès-verbal et M. Henry Maret ne fut pas rappelé à l'ordre.

On eût dit que M. Gambetta se plaisait à braver cette opinion parlementaire si chatouilleuse et de laquelle il dépendait. Attaché, malgré lui, à ce banc du pouvoir, il secouait sa chaîne. Au plus fort de ses tourments publics et privés — il attendait de la femme qu'il aimait une parole apaisante — sa pensée était partagée et entravée. Il rugissait. Écoutons ses cris :

J'ai hâte de te revoir et je me fais une fête de me mettre à tes genoux, t'adorer, chère idole, en pleurant sur mes violences involontaires. J'en ai honte et j'en ai confusion encore... (17 novembre).

... La nuit a été mauvaise et le bien ineffable que tu laissais dans mon cœur, l'apaisement moral que tu m'avais apporté, l'espoir que tu avais mis en moi, n'avaient pas produit une réaction suffisante pour chasser la vilaine fièvre... Crois-moi, tu peux nous saliver tous les deux ; oui, nous sauver, car sans toi, une vie découronnée et vide n'a plus ni valeur ni charme (29 novembre)... Laisse-toi vaincre à mon grand amour... et tu surmonteras l'horrible destinée qui t'accable depuis trop longtemps. Une nouvelle année va s'ouvrir pour nous ; nous restons les maitres de changer le sort et la fortune. Tu as épuisé la coupe des afflictions ; j'ai personnellement connu, sans en être ému ni troublé, toutes les extrémités du bonheur, de ce qu'on est convenu d'appeler, parmi les hommes, les joies du pouvoir et de la renommée ; mais rien ne m'est rien sans toi, sans ton amour, sans ta présence, sans la revanche contre une injuste destinée. Ouvrons ensemble cette nouvelle ère, jette-toi sur mon cœur et restes-y...

Une raison mal connue, peut-être un désintéressement surhumain, empêchait cette union qu'il désirait si ardemment et qu'il ne pouvait réaliser.

Rien de tout cela ne transpirait dans le public. On remarquait seulement la physionomie tendue, les yeux rougis, les traits souvent tirés du président du conseil, malgré le sourire toujours ramené de sa complaisance attentive et de sa bonté. Son cœur était bourrelé, mais son intelligence rayonnait. Ces troubles intérieurs et extérieurs électrisaient son ardente nature... Jamais poème humain fut-il plus émouvant en des circonstances plus critiques ?

M. Gambetta avait accepté le pouvoir en considération de son parti. À quelqu'un qui lui conseillait de décliner la charge, il répondait : — Et tous les gens qui comptent sur moi ? Mais il avait toujours répété qu'il ne gouvernerait pas seulement avec ses amis et qu'il essaierait de grouper autour de lui les forces vives de la nation. Il ne cessait de vanter les services rendus par l'administration française : partisan déclaré, comme M. Thiers, comme M. Challemel-Lacour, selon la tradition jacobine et patriote, de la centralisation, cet illustre parlementaire, au pouvoir, ne concevait le pouvoir qu'indépendant et agissant près du parlement contrôlant et délibérant. Il entendait aussi tenir en respect certaines influences financières qui s'ingéraient de plus en plus dans les affaires de la République[7]. Ce sont là des entreprises qu'un homme d'État ne peut mener à bonne fin qu'avec une majorité solide et résolue. Le courage, la persévérance individuels n'y suffisent pas.

M. Gambetta ne disposait pas d'une telle majorité. Pourtant, ses premiers actes et ceux de ses collègues affichent cette politique hardie. M. le capitaine Gougeard dit au corps des amiraux, à la puissante famille des archevêques : Ne vous dissimulez pas que vous avez besoin de gagner ma confiance. M. Paul Bert, parlant au personnel de l'administration des cultes :

Je ne vous demande pas une approbation secrète pour tout ce que je pourrais faire... La nation, au nom de qui, si chétif que je sois, j'ai l'honneur de parler ici, m'a donné les pouvoirs nécessaires pour faire obéir sa volonté souveraine...

Mais le comble, ce fut la circulaire de M. Waldeck-Rousseau aux préfets :

Un système de gouvernement qui reposerait sur cette idée que l'avis d'un préfet n'est rien et que la recommandation d'un député est tout, serait un régime également funeste à l'indépendance de l'électeur, du député et des ministres.

Il prétendait soustraire l'élu à l'intimité par trop pressante de l'électeur, et il priait les préfets de rester dans leurs départements et de ne pas encombrer les antichambres ministérielles. C'était toute une méthode gouvernementale nouvelle.

Quelle agitation dans la fourmilière ! Les premières mesures financières prises par M. Allais-Targé alarmaient, la Bourse, qui suivait les impulsions de la haute finance. M. Léon Say racontait le propos attribué à M. Gambetta, s'adressant à son ministre des finances : — Tu veux faire la hausse de la Bourse : c'est bien facile, tu n'as qu'à donner ta démission[8].

La série des nominations qui marquèrent l'avènement du cabinet, affirmèrent le système, mais déterminèrent l'explosion. Le général Campenon, ministre de la guerre, avait été un des rares protestataires que l'armée eût comptés contre le coup d'État de 1851. Il avait payé ses opinions républicaines d'un long séjour clans les postes les plus pénibles de l'Algérie du Sud. Il avait l'esprit ferme, le coup d'œil prompt, le caractère énergique. Il n'avait pas gardé rancune aux grands chefs, car une des premières mesures qu'il prit, de concert avec M. Gambetta, qui s'occupait très activement des choses militaires, fut d'appeler au poste de chef d'état-major de l'armée le général de Miribel, ancien chef d'état-major du général Ducrot, et quelque peu engagé dans les intrigues de ce chef turbulent au Seize Mai. Le général de Miribel passait pour une capacité hors de pair : on ferme les yeux sur son passé et il est désigné d'emblée pour la plus haute fonction de l'armée.

Au conseil supérieur de la guerre réorganisé, le général Campenon appelle le maréchal Canrobert, les généraux Chanzy, Gresley, de Galliffet, Carteret-Grécourt et Saussier. Canrobert, Miribel, Galliffet !... Mais si ces gens-là avaient trouvé M. Gambetta au coin d'une rue, après la Commune, ils l'auraient fait fusiller, s'écrie M. Clovis Hugues à la Chambre ; et M. Henry Maret : Prenez Bazaine, alors ![9]

Dans le corps diplomatique, M. de Chaudordy succède au général Chanzy, qui a donné sa démission. M. de Courcel, directeur des affaires politiques, remplace, à Berlin, M. le comte de Saint-Vallier qui, embarrassé par une correspondance très hostile à M. Gambetta adressée de Berlin au département, croit devoir se retirer également. A la place de M. de Courcel, M. J.-J. Weiss est nommé directeur des affaires politiques... M. J.-J. Weiss ! le publiciste le plus connu et, d'ailleurs, le plus spirituel du parti conservateur, un apologiste du Seize Mai, un homme de lettres, un journaliste ! Ce fut un scandale parmi les journalistes et les hommes de lettres : le valet de plume de M. de Fourtou ! l'homme des coups d'État ! Un écrivain ! M. Liébert et autres illustrations de la presse républicaine étaient indignés. M. Edmond About, qui se comparait, raillait son cher camarade, entré dans la carrière diplomatique comme un moineau dans une cathédrale !

Weiss et Miribel ; Miribel et Weiss !, telle fut la clameur qui retentit dans Paris. On eût dit qu'au parti républicain en général, et à chaque républicain en particulier, on avait pris quelque chose ; la moindre ambition était lésée dans ses droits. M. Gambetta avait dit : On gouverne avec son parti, on administre avec des capacités. Les capacités faisaient donc défaut ?...

D'autres nominations, non moins importantes, réparties sur les diverses nuances du parti républicain, ne comptaient pas. M. Magnin, administrateur de la Banque de France ; M. Firman, gouverneur général de l'Algérie ; M. Castagnary, journaliste républicain, directeur des cultes ; M. Ch. Floquet, député de Paris, et si populaire dans la ville, préfet de la Seine : tout cela était passé par prétérition. Les amis de M. Gambetta vinrent protester auprès de lui. Ses adversaires ramassaient la balle et le compromettaient par leurs applaudissements ironiques :

Voilà quinze ans que je crie après la République, écrivait M. Paul de Cassagnac ; voilà quinze ans que je la décoiffe, que je lui trousse les cotillons et que je la fesse à tour de bras tant que je peux. Il me semble que cela vaut bien une petite place...

M. Gambetta laissait crier : — Cela importe peu, disait-il à ceux qui lui rappelaient les longues hostilités volontairement oubliées. Et à ses amis : — Ils en verront bien d'autres ! Ou encore : — Je rue dans les brancards : les voyageurs crient.

 

Ce n'étaient là que des prolégomènes, une sorte de hourvari que l'avènement, l'allure, les premiers pas de M. Gambetta ministre devaient fatalement provoquer. Maintenant, il fallait en venir aux actes, aux affaires sérieuses. Comment le nouveau président du conseil entendait-il exercer le pouvoir ?

Une difficulté intéressant au plus haut point la dignité et l'avenir du pays était en suspens, la question tunisienne. Le dernier vote de la Chambre n'avait eu qu'une portée pour ainsi dire intérieure et parlementaire. Le cabinet Ferry une fois renversé, que déciderait-on sur le fond des choses ?

M. Gambetta, sagement, résolut d'ouvrir un nouveau débat avant la séparation des Chambres. La solidarité des deux pouvoirs, l'exécutif et le législatif, était, à point nommé, mise en jeu. On allait se tâter. L'opinion était encore vivement, émue par des polémiques récentes ; un procès pendant devant le jury de la Seine, le procès Roustan, la tenait en haleine. Seules, des explications claires, des positions nettement prises en public, pouvaient dégager les situations et purifier l'atmosphère. C'est l'avantage et la ressource du régime ; pour remède suprême : la lumière !

Une demande de crédits supplémentaires, montant à la somme de 2g millions de francs, est déposée par le nouveau cabinet. La discussion a lieu à la Chambre le rr décembre, et au Sénat les 10 et 12 décembre. A la Chambre, les conclusions du rapporteur de la commission, M. Goblet, sont favorables. M. Gambetta trouve devant lui les adversaires habituels, tant ceux de droite, M. Delarosse, M. Cunéo d'Ornano, que ceux de gauche, M. Camille Pelletan, M. G. Périe, etc. La tactique, à droite comme à gauche, consiste à accabler le nouveau président sous le poids des reproches adressés à l'ancien cabinet, ou, décline ce qu'il a appelé lui-même l'hérédité ministérielle, de le séparer de la fraction de la majorité attachée à M. Jules Ferry.

Mais M. Gambetta, guidé par l'intérêt du pays, échappe au double piège. Il donne, dès lors, la formule exacte de la politique française à Tunis : Ni l'annexion ni l'abandon : le protectorat. S'il n'apporte pas encore le projet d'organisation du nouvel établissement, il en trace, à diverses reprises, les grandes lignes. C'est bien la voix de la France que l'on entend quand, dans un mouvement qui le remet à son rang et à sa place d'homme d'État, et de conducteur de peuples, il s'écrie :

Ce qui a manqué aux politiques précédentes, c'est la netteté, c'est la fermeté. Oui, quand on dira au parlement français, ici ou dans l'autre Chambre, qu'on lui apporte une révolution de nature à conserver le patrimoine colonial de la France... quand on viendra dire nettement quels sacrifices il faut consentir, à quelles limites ils s'arrêtent, à quelles charges ils répondent. à quels besoins supérieurs ils donnent satisfaction, je suis convaincu que, pourvu qu'on dise sincèrement, nettement les choses. il y aura toujours on écho dans le pays et dans le parlement pour juger et approuver cette politique.

Cet écho, sa voix l'éveille en effet. La Chambre accepte cette large définition de la politique tunisienne, définition qui couvrait, en même temps, les actes de ses prédécesseurs :

Le traité de Kasar-Saïd, que vous avez ratifié et voté et dont les stipulations sont parfaitement honnêtes et réalisables, constitue pour nous, à l'heure actuelle, la charte et le contint qui lient le bey à la France et la France au bey.

La Chambre suit et l'ensemble du projet est adopté par 400 voix contre 52.

Le Sénat lui-même se dégelait. A l'occasion de ces mêmes crédits, un débat a lieu le 10 et le 12 décembre. Le duc de Broglie, M. Fresneau, M. Andren de Kerdrel, représentant les droites conservatrice, légitimiste, orléaniste, portent le poids de la discussion, mais le duc de Broglie avec tant de compétence de finesse et d'autorité, que c'est la véritable rencontre oh M. Gambetta donne sa mesure. Celui-ci déploie tout sou tact, tout son esprit et une bonhomie si opportune qu'il désarme ses adversaires. Au début, il s'est concilié la haute Assemblée par une déclaration faite pour la rassurer et l'honorer à la fois :

Le gouvernement croit pouvoir dire. Messieurs, que ce qu'il recherche aujourd'hui, dans les conditions sagement limitées et sagement pondérées de l'institution d'une Chambre haute, c'est son affermissement, c'est l'augmentation de son prestige... Je tenais à m'associer à la pensée de M. le duc de Broglie sur l'importance et la nécessité des débats politiques dans une Chambre haute et sur la nécessité de l'existence d'une Chambre haute elle-même.

La glace est rompue. La discussion longue, précise, minutieuse parfois, a pris le ton qui convient entre le pouvoir d'action et le pouvoir de contrôle,

Les critiques du duc de Broglie — qu'elles portent sur les inconvénients du protectorat ou sur les périls de l'expansion lointaine — ont leur valeur. Mais M. Gambetta répond avec à propos. S'il s'agit de l'Italie, il dit :

Il ne m'en coûte pas de faire cette concession ; on n'a pas dit assez clairement, assez nettement à l'Italie ce qu'on voulait faire, ce qu'on devait faire dans l'intérêt de la France, sans chercher aucunement à blesser les susceptibilités et les traditions italiennes. Avec de la patience et de la modération, les choses seront remises à leur place.

Et encore :

La situation a été grossie à dessein ; on l'a exagérée à tous les points de vile, au point de vue des risques internationaux à courir, comme au point de vue des charges financières.

Le Sénat eut la vive et immédiate impression que, malgré les malentendus originaires, il s'arrangerait avec cc ministre si raisonnable. M. Gambetta, qui dut, remonter plusieurs fois à la tribune, fut de plus en plus favorablement écouté. Les crédits furent votés à l'unanimité de 227 votants.

Après des débuts parlementaires pénibles, le gouvernement remportait sa première victoire, et sur une question de haute portée nationale : grâce à M. Gambetta, le fait tunisien réalisé par M. Jules Ferry était enregistré et acquis.

En même temps M. Gambetta mit fin aux polémiques irritantes en honorant un bon serviteur de la France. Une campagne du journal de M. Rochefort, inspirée par les racontars d'un camarade de carrière et par les prétendues révélations d'un tunisien réfugié en Italie, avait accusé M. Roustan de s'être mêlé à des tripotages financiers et à des intrigues louches à Tunis. Sur l'ordre de M. Barthélemy Saint-Hilaire, M. Roustan avait intenté un procès à M. Rochefort. L'affaire était appelée devant le jury de la Seine le 15 décembre. M. Rochefort ne put apporter aucune preuve sérieuse à l'appui de ses allégations : l'honorabilité personnelle de M. Roustan fut solennellement reconnue par tous les témoins. Cependant, l'avocat de M. Rochefort ayant plaidé la bonne foi, M. Rochefort fut acquitté.

La presse hostile conclut immédiatement à la condamnation de M. Roustan. Mais, M. Gambetta était ministre. Il fit venir M. Roustan, s'exprima auprès de lui dans les termes de la plus haute estime et lui donna l'ordre de regagner immédiatement son poste, comme si rien ne s'était passé. Ce trait de courage politique est, dans sa simplicité, l'un des plus honorables qu'ait accomplis ministre parlementaire.

M. Gambetta était en selle. Il se sentait plus fort plus fort de son autorité oratoire reconquise sur les Chambres, plus fort de son assiette politique affirmée, plus fort d'une sorte d'adhésion tacite qui se produisait dans le pays et qui prenait l'intrigue à reNers.do papi.

Sa méthode était donc la bonne : marcher sans peur et aborder l'obstacle de front. Comme M. Thiers, il était résolu à gouverner an besoin contre le vent, sans craindre de foncer sur ses adversaires, tant qu'il n'aurait pas obtenu du parlement la confiance absolue et loyale que son passé et ses services lui paraissaient mériter.

 

II

Les Chambres s'étant ajournées du 16 décembre au 10 janvier, M. Gambetta avait quelques semaines pour reprendre haleine et s'adapter à ses doubles fonctions de ministre des affaires étrangères et de président du conseil. Une charge énorme l'accablait. La France politique, qui, depuis des années, vivait dans l'attente de cet avènement, se précipitait vers son antichambre. Les escaliers et les salons d'attente étaient envahis ; une organisation nombreuse de secrétaires, d'attachés, d'hommes de confiance ne suffisait pas à protéger sa porte. Il recevait beaucoup, avec cette générosité d'âme qui ne savait pas se refuser ; les régimes populaires entourent leurs chefs jusqu'à l'obsession et ne leur laissent ni le temps du travail, ni le temps de la réflexion, ni le temps du repos. En butte aux attaques les plus violentes, sentant l'irritation sourde des événements et des hommes contre lui, il pliait parfois sous le fardeau. Adossé à la cheminée de son cabinet du quai d'Orsay, il se laissait aller à de courts abattements ; la force physique fléchissait tandis que le ressort moral était tendu à se rompre.

Pourtant, il fallait brasser à même les affaires, ces grandes affaires internationales qui exerçaient sur son imagination un attrait invincible depuis si longtemps. Le métier exige de longues préparations et de patientes élaborations ; et le nouveau ministre était jeté en pleine tourmente. Il prenait sur ses nuits et se brûlait les yeux pour parcourir les dossiers. Peine légère, car elle avait pour récompense la satisfaction suprême de l'homme d'État, l'action.

Le Times avait dit, lors de la formation du ministère : L'avènement de M. Gambetta marque une crise clans l'histoire de la France républicaine et fera peut-être époque dans l'histoire européenne.

Le tsar Alexandre II avait été assassiné le 13 mars 1881, et avait été remplacé par son fils, Alexandre III. Depuis cette époque, le prince de Bismarck était inquiet sur les relations de l'Allemagne et de la Russie. Il avait la conviction, exprimée si souvent dans ses Souvenirs, que la politique allemande ne peut pas rompre les ponts avec l'empire slave, sous peine d'être à la merci de l'Autriche-Hongrie et d'être entraînée au delà de ses propres intérêts dans les affaires du Danube et des Balkans. La prudence extrême de ses démarches entre les deux puissances voisines est la preuve la plus frappante de la qualité éminente de ce puissant esprit, la mesure.

L'empereur Alexandre III, époux d'une princesse de la famille de Danemark, n'offrait pas les mêmes garanties que son père Alexandre II à la famille royale de Prusse et à la politique bismarckienne. En confiant les fonctions de premier ministre au comte Ignatieff, il avait affiché ses tendances nationalistes et absolutistes[10]. Les manifestations favorables à un rapprochement franco-russe se multipliaient. Katkoff était le conseiller écouté du nouveau tsar. Skobeleff, le héros des guerres d'Europe et d'Asie, adversaire déclaré de l'hégémonie allemande, se préparait à venir à Paris[11].

Mais le tsar Alexandre III avait, en même temps, horreur du libéralisme, qui n'était, à ses yeux, que l'avant-garde du nihilisme, meurtrier de son père. Partagé entre ces deux sentiments, il hésitait. Bismarck, par l'intermédiaire, assure-t-on, de la famille régnante de Danemark, avait su ménager une rencontre entre les deux empereurs, à Dantzig, en septembre 1881 : On avait parlé surtout du danger socialiste et de la nécessité de le combattre[12]. Le prince de Bismarck avait gagné, affirme-t-il, la confiance du nouvel empereur, et l'intimité imprévue entre les deux cours avait mis en méfiance l'Autriche[13]. Le cabinet de Vienne, pour semer la zizanie, avait laissé paraître la fameuse, dépêche de l'ambassadeur d'Autriche à Saint-Pétersbourg : La modération inattendue du prince de Bismarck a produit un bon effet sur le tsar et son ministre, M. de Giers.

Le prince de Bismarck n'était qu'à moitié rassuré ; pour plus de tranquillité, il cherchait à compléter la combinaison à deux qu'il avait constituée au centre de l'Europe et à la transformer en une combinaison à trois. Il avait ouvert l'oreille aux avances, si longtemps déclinées, de l'Italie. A la fin de décembre 1881, les représentants diplomatiques du roi Humbert à Vienne et à Berlin informaient les gouvernements des deux empires que l'Italie contracterait volontiers avec eux un traité d'alliance défensive[14]. Les pourparlers étaient engagés aussitôt et ils étaient conduits avec tant de secret que leur conclusion (20 mai 1882) devait coïncider bientôt avec la signature d'un traité de commerce franco-italien (15 mai 1882), sans que la France se doutât de la situation fâcheuse qui lui était faite.

De cet ensemble de circonstances, la tactique de Bismarck à l'égard de la France se dégage : travailler à rendre le nouveau cabinet Gambetta suspect à l'Europe — c'est précisément à cette date qu'il prononçait son fameux apophtegme où il comparait Gambetta au tambour dans une chambre de malade —, mais ne pas pousser les choses au delà. Car la Russie, moins encore qu'en 1875, laisserait l'Allemagne menacer l'équilibre européen. D'autre part, exciter les méfiances russes en entretenant le bruit d'une entente étroite de la France avec l'Angleterre. La Gazette allemande de Vienne disait, sous une inspiration qu'il est facile de deviner : Il y a quelque chose dans l'atmosphère qui indique une alliance des États libéraux. Bismarck n'ignorait pas, d'ailleurs, que, sous les apparences de l'intimité. les relations des deux- puissances passaient par une période de tension au sujet des affaires égyptiennes, et il comptait bien tirer parti de ces difficultés et les compliquer au besoin.

Le condominium anglo-français en était à la crise inévitable de ces unions inégales et mal assorties. Les exigences du contrôle blessaient de nombreux intérêts particuliers. Or la France assumait bien légèrement tout l'odieux de la réforme, tandis que l'Angleterre s'appliquait à ménager le sentiment populaire. Par hostilité contre l'ingérence étrangère et pour d'autres raisons mal débrouillées, un certain esprit nationaliste se développait, notamment parmi les officiers des régiments tenant garnison au Caire. Sur l'attitude à adopter vis-à-vis de ce mouvement, il y avait dissentiment entre les agents français : M. de Ring, consul général, voulait l'encourager et, s'appuyer sur le parti national, pour faire échec à la prépondérance britannique. M. de Blignières, plus européen ou plus financier, conseillait de réprimer, au besoin par la force, toute tentative de résistance à l'autorité combinée des deux puissances.

Pendant qu'on hésitait à Paris, le colonel Arabi se mettait à la tête d'une émeute (1er février) qui le rendait maitre de la ville et lui donnait barre sur le gouvernement égyptien. M. de Ring fut rappelé ; M. de Blignières l'emportait. M. Barthélemy Saint-Hilaire, comptant sur une entente sincère avec l'Angleterre, avait affirmé plus que jamais l'autorité du condominium.

Mais les paroles prononcées à la tribune et les déclarations diplomatiques n'étaient pas suffisantes pour intimider les fauteurs du mouvement. Le 10 septembre, en l'absence des agents français, Arabi, à la tête des régiments, avait entouré le palais du khédive ; les colonels exigent immédiatement la destitution de tous les membres du cabinet Riza pacha, la convocation des notables, l'établissement d'une constitution et l'élévation à 18.000 hommes de l'effectif de l'armée, que les mesures de réformes avaient réduite à 4.000 homles. Les seuls agents européens présents à leur poste et que put consulter le khédive étaient le contrôleur anglais, M. Colvil et M. Cookson, gérant du consulat général. Le khédive accepta, avec une condescendance remarquable, les conditions du colonel Arabi et constitua un ministère nationaliste, à la tête duquel fut placé Chérif pacha. Celui-ci s'engagea à donner suite à toutes les revendications d'Arabi et de ses collègues.

Le condominium venait de recevoir le coup de grâce. Par quoi serait-il remplacé ? Un gouvernement national, selon la fameuse formule l'Égypte aux Égyptiens, paraissait impossible, et, en tout cas, n'était nullement agréable aux financiers. Les révoltés eux-mêmes avaient plutôt une certaine tendance panislamique à s'appuyer sur la Porte, dont on trouvait la main dans les intrigues menées, alors, contre la France dans toute l'Afrique du Nord. Croyant l'occasion favorable, le sultan essayait de ressaisir son ancien héritage. Mais ni la France ni l'Angleterre n'entendaient laisser le moindre jour â cette intervention. Le Times parlait de confier un mandat européen quelque puissance tierce, nommément l'Espagne. La politique française, conseillée, par M. de Blignières, cherchait à restaurer tout simplement le condominium écroulé.

L'automne de 1881 s'était employé à emmêler l'écheveau. Les deux puissances, d'accord pour écarter l'ingérence directe de la Turquie, se surveillaient l'une l'autre, tirant l'horoscope du parti nationaliste, soit pour l'enrôler, soit pour le combattre. Des commissaires turcs ayant été envoyés au Caire par le sultan, les cabinets de Paris et de Londres se mirent d'accord pour les faire surveiller par deux cuirassés, l'un français et l'autre anglais, détachés simultanément à Alexandrie. C'était un commencement d'action concertée (17 octobre 1881). Jamais les deux gouvernements n'avaient paru plus unis. Le Foreign office avait proposé que les deux consuls généraux au Caire s'entendissent pour faire ensemble une communication au khédive et à Chérif pacha.

Ces agents avaient pour instructions communes de déclarer au gouvernement khédivial que les deux puissances l'aideraient à maintenir l'indépendance de l'Égypte, telle qu'elle était établie en vertu des firmans du sultan ; ils devaient employer leurs bons offices, en cas de besoin, pour arrêter toute tentative que feraient les envoyés ottomans en vue de contrôler l'action du ministre...

Par cette démarche, les commissaires turcs avaient été réduits à l'impuissance. L'Égypte était maintenue sous la tutelle combinée des cieux puissances[15].

Pourtant, dans la note adressée le 4 novembre 1881 par lord Granville à sir Edward Malet, consul général au Caire, note communiquée au cabinet de Paris, certaines phrases prêtaient à des interprétations qui eussent dû ébranler l'optimisme de la diplomatie française. Il y avait à la fois des engagements et des réserves ; le parti nationaliste pouvait y trouver soit des menaces, soit des encouragements.

Ces déclarations et ces démarches n'en liaient pas moins ostensiblement la politique des deux cabinets, et M. Gambetta ne pensait pas, assurément, qu'il innovât outre mesure lorsque, dans son premier entretien avec lord Lyons, il se posa comme partisan vigilant de l'entente confiante et, le cas échéant, efficace, entre les deux puissances.

L'entretien eut lieu le 14 décembre. M. Gambetta avait eu le temps d'étudier le dossier ; il fit à l'ambassadeur un exposé à la fois exact et impressionnant de la situation créée au Caire par les actes d'Arabi et de ses collègues :

Une force peu redoutable en elle-même est absolument dépourvue de contrepoids ; l'assemblée des notables qui se réunit n'est, en définitive, qu'un assemblage d'hommes inexpérimentés sollicités en sens divers par toutes les rivalités qui se partagent l'Égypte.

Prenant, une initiative que les précédents autorisent, le président du conseil ajoute :

Il pourrait arriver que des circonstances étrangères à notre volonté vinssent ébranler le gouvernement du khédive. Serait-il prudent que la France et l'Angleterre se laissassent prendre au dépourvu par une catastrophe de ce genre ?

Il précise :

Je pense qu'il serait utile que les deux gouvernements se missent d'accord, sans plus de retard, sur les moyens les plu, propres à prévenir une crise, s'il est possible d'en empêcher l'explosion, soit à y remédier si elle est inévitable[16].

Cet entretien fut transmis à Londres par lord Lyons, et le fait incontestable, c'est qu'il fut considéré par le cabinet et le public anglais comme l'indice d'une politique nouvelle et, particulièrement entreprenante[17].

A ce moment, M. Gladstone était premier ministre. Il avait affirmé, dans un discours récent, l'union cordiale des deux puissances. Mais le ministre des affaires étrangères, lord Granville, était un esprit timoré ; le sous-secrétaire d'Etat, sir Charles Dilke, avait des vues personnelles sur la question d'Égypte. Déjà la rédaction de la note du 4 novembre indiquait quelques réserves au sujet de l'application de l'entente cordiale. La réputation d'homme énergique et a allant faite à M. Gambetta, le ton, le caractère de la conversation, des dessous financiers et internationaux, la connaissance où l'on était à Londres du peu de solidité réelle du cabinet Gambetta, enfin, la crainte de voir la France, à cette période critique, prendre le devant de la scène et mener le jeu, toutes ces raisons agirent probablement à la fois sur la décision du cabinet anglais ; car, à la grande surprise de M. Gambetta, au lieu d'éveiller une vigilance active et confiante, sa démarche ne rencontra que réserve méfiante et précautionneuse. Le 23 décembre, lord Lyons lui répond :

... Le gouvernement de la reine est d'avis qu'il faut assurément rendre manifeste l'entente cordiale au sujet de l'Égypte, mais que, dans son opinion, il y a lieu de réfléchir mûrement pour déterminer la conduite à tenir au cas où les désordres se renouvelleraient.

M. Gambetta reçut cette réponse du gouvernement anglais, le 24 décembre. Il avait été averti déjà, par M. Challemel-Lacour, de l'impression produite à Londres. S'emparant de la déclaration de lord Granville qu'il y avait lieu de rendre manifeste l'entente relativement aux affaires d'Égypte, il insista pour que l'accord des deux puissances ne restât pas à l'état platonique ; désirant que l'on poursuivit ensemble un but précis et déterminé, il proposa comme première et immédiate mesure que les deux gouvernements chargeassent leurs représentants au Caire de donner effectivement à Tewlik pacha l'assurance de la sympathie et de l'appui de la France et de l'Angleterre et d'encourager Son Altesse à maintenir et à affermir sa propre autorité.

Ce n'était plus qu'une simple manifestation assez analogue, en somme, à celle dont l'Angleterre' avait pris l'initiative du temps de M. Barthélemy Saint-Hilaire. Pourtant le cabinet de Londres marche encore

L'Angleterre se à pas comptés. Le 6 janvier, lord Lyons dit à réserve encore.

Le gouvernement de Sa Majesté adhère au projet de déclaration contenu dans votre note du 30 décembre dernier, avec cette réserve qu'il ne doit pas être considéré comme s'engageant par là à quelque mode particulier d'action, si une action devait être trouvée nécessaire.

Que de précautions !

Le projet de note commune n'en est pas moins accepté. Elle est rédigée à Paris, télégraphiée par les deux gouvernements à leurs agents respectifs en Égypte. Ceux-ci déclarent, le 8 janvier, à Tewlik pacha que les gouvernements français et anglais considèrent le maintien de son Altesse sur le trac comme seul capable de garantir l'avenir de l'Égypte :

Les deux gouvernements, étroitement associés dans la résolution de parer, par leurs communs efforts, à toutes les causes de complications intérieures ou extérieures qui viendraient à menacer le régime établi en Égypte, ne doutent pas que l'assurance publiquement donnée de leur intention formelle à cet égard ne contribue à prévenir les périls que le gouvernement du khédive pourrait avoir à redouter, périls qui, d'ailleurs, trouveraient certainement la France et l'Angleterre unies pour y faire face.

Ces dentiers mots étaient une manière d'engagement, sauf, bien entendu, la réserve formulée sur l'action et le mode d'action. En somme, la note affirmait un accord qui devenait de plus en plus douteux. Lord Granville disait à M. Challemel-Lacour : Ce qui importe le plus, ce n'est pas que le concert anglo-français soit réel, c'est qu'il suit apparent.

La correspondance de M. Challemel-Lacour ne laisse pas de doute sur le peu d'enthousiasme de lord Granville ; on sent, dans l'opinion anglaise, une méfiance qu'exprime l'article du Times du 4 janvier :

Les Anglais verraient avec une sérieuse inquiétude tonte nouvelle immixtion dans les affaires intérieures de l'Égypte. L'idée d'une intervention militaire commune créerait les embarras les plus graves et ne serait, en tout cas, acceptée qu'avec la plus grande répugnance... Le débarquement prématuré de troupes étrangères serait, dans la situation actuelle de l'Égypte, une cause de désordres plutôt que d'apaisement et pourrait facilement conduire à des complications dont personne ne saurait prévoir l'issue. Nous le déclarons franchement et nettement, il ne faut pas s'attendre à ce qu'une alliance durable puisse se cimenter entre l'Angleterre et la France.

S'étonnera-t-on que, clans une situation si délicate et si ambiguë, l'opinion publique française, influencée par un travail occulte, s'affole tout à coup à l'idée du péril que la témérité de M. Gambetta fait courir à la paix générale ? Le demi-succès qu'il a obtenu et sur lequel il compte pour attacher la politique française aux pas de la politique anglaise, lui est reproché comme une impardonnable imprudence. Le cliché est repris : Gambetta, c'est la guerre ! A aucun moment depuis 1870, même en 1875, on n'avait vu dans les cercles, dans les bureaux de rédaction, dans les couloirs de la politique, une pareille agitation, une telle pusillanimité. Il n'est question que de cette note audacieuse[18], — la note commune, — qui va mettre le feu aux poudres.

Au même moment, l'Europe, mue par un ressort invisible, s'ébranle : on apprend que les cabinets de Berlin, Saint-Pétersbourg, Vienne et Rome se concertent. En réponse à une protestation de la Porte contre la note du 7 janvier, ils rédigent un mémorandum commun destiné à Constantinople et qui les introduit en arbitres dans l'incident ; ils déclarent que leur concert n'admettra pas qu'aucune atteinte soit portée au statu quo par l'action particulière des deux puissances. De toutes parts on voit grandir le péril, et le plus effrayant de tous, le péril européen.

Le prince de Bismarck, consulté, a dit à M. de Courcel que sa seule crainte serait qu'une entente spéciale anglo-française, telle qu'elle est prévue dans la note collective, ne produisit un conflit anglo-français ! Au fond, il était d'accord avec Londres[19].

Donc, M. Gambetta, avec ses prévisions trop pessimistes et ses précautions trop promptes, est bien un trouble-fête en Europe. Il bat le tambour. A Paris, le parti des financiers, étroitement uni au centre, soutient dès lors catégoriquement la politique d'abandon gratuit qui l'emportera dans un lointain avenir.

L'occasion était-elle bonne pour que la France entre énergiquement en action ? Si ardent que l'on soit à revendiquer une politique extérieure digne et ferme, comment ne pas voir que les intérêts français en Égypte déclinent de jour en jour ? Bientôt, il n'y aura' pins là qu'un souvenir... L'Égypte ne saurait être, pour la France, un centre de colonisation... L'Angleterre absorbera peu à peu l'Égypte ; une grande partie de la Dette restera sans doute la propriété de citoyens français ; mais c'est à titre individuel que les négociants et créanciers ont désormais droit à la protection de la France. lis ne représentent plus une cause nationale...[20]

Le système de l'abstention résignée est donc opposé à la politique périlleuse de M. Gambetta, périlleuse d'autant plus qu'elle devenait un embarras pour l'Angleterre par sa modération même. M. Gambetta n'avait pas oublié le mot de M. Thiers : Surtout n'abandonnez jamais l'Égypte ! On lui prouva qu'en France on n'est pas impunément le défenseur avisé des causes uniquement françaises[21].

 

III

Quand les Chambres se réunissent (10 janvier), le cabinet Gambetta, par l'active fécondité de ses membres, est en mesure de présenter au parlement et au pays l'ensemble des travaux législatifs qui doivent mériter à ce parlement le nom de réformateur. Le système opportuniste se développe dans une série de projets de loi soit déposés, soit en préparation, qui jalonnent en quelque sorte le progrès démocratique, selon la formule : union du peuple et de la bourgeoisie[22].

Les plus importantes de ces réformes visent soit l'action du gouvernement et de l'administration, soit l'allégement des charges qui pèsent sur le pays, soit, enfin, l'organisation du corps social lui-même.

Dans l'œuvre administrative proprement dite : création d'un ministère de l'agriculture et d'un ministère des beaux-arts ; réforme complète de la magistrature, non seulement par des modifications dans le personnel et la suspension de l'inamovibilité, mais par la refonte des cours et des tribunaux ; exécution stricte des lois concordataires, réorganisation de l'administration maritime, création du sous-secrétariat d'État des colonies distinct du ministère de la marine, création du sous-secrétariat d'état civil au ministère de la guerre, etc., etc.

Dans l'ordre financier, budgétaire et économique : conversion et unification de la dette nationale ; dégrèvement agricole et projet d'ôrganisat.ion d'un crédit mobilier agricole ; projet d'impôt sur le revenu ; négociations engagées avec les compagnies de chemins de fer et projet éventuel de rachat. Dans l'ordre économique : libre-échange, conclusion des traités de commerce avec les Pays-Bas, le Portugal, la Suède, l'Espagne, la Suisse, négociations très actives pour le renouvellement du traité de commerce avec l'Angleterre, etc.

Quant aux améliorations sociales : projet de réduction du service utilitaire i trois ans avec la constitution de cadres solides de sous-officiers ; projets de lois sur les caisses d'assurances, les agents commissionnés des chemins de fer, les invalides du travail, projet, déposé par le ministre de l'agriculture favorisant les échanges parcellaires, projet de loi portant modification à la loi des sociétés en vue de réprimer des fraudes commises au détriment de la petite épargne[23] : par-dessus tout, projet, de loi Waldeck-Rousseau établissant la liberté d'association, c'est-à-dire autorisant les syndicats professionnels, sous la seule condition que l'objet de l'association et le principe de son organisation soient licites : enfin, projet de loi sur la transportation des récidivistes.

Cet, exposé suffit : l'impulsion donnée par un chef de gouvernement qui vent, agir, menace les situations acquises, les intérêts particuliers, les routines, sans satisfaire les appétits et les exigences révolutionnaires. On peut s'imaginer l'émotion qui, du centre aux extrémités, se répand partout où il existe un sinécuriste tapi, mais toujours tremblant, fonctionnaire ou rentier. Le parlement se sent-il l'énergie nécessaire pour afficher, avant même de pouvoir en aborder le détail, un tel programme ? L'art du gouvernement est aussi l'art des préparations. Pourquoi alarmer et coaliser, par conséquent, toutes les parties de la nation hostiles aux réformes particulières et prêtes à se grouper contre la réforme générale ?

M. Gambetta est résolu à peser de tout son poids. Dans les circonstances où il a accepté le pouvoir, harcelé par une opposition sournoise, il veut arracher les masques ou périr. Il sait bien que ses projets : réforme de la magistrature, rachat, conversion, impôt sur le revenu, vont ameuter contre lui toutes les oppositions de clocher. Mais justement sa thèse gouvernementale est que ces oppositions, il faut les briser. Son arme suprême, le rétablissement du scrutin de liste, il l'a toujours sous la main. Un instant il a paru y renoncer, mais il est décidé maintenant à la tirer du fourreau. Dans l'état de surmenage où on l'a mis, au milieu de la crise d'impopularité où la violence de la polémique le précipite, il préfère se colleter franchement avec ses adversaires, donner sa mesure, prendre la leur, l'emporter d'un seul coup ou tomber tout entier.

Il écrit, le 12 janvier 1882 :

L'orage s'amoncelle, les nuées s'épaississent ; je compte bien que tout ce gonflement diluvien va crever dans quelques jours sur nia tête. Je poserai carrément la question, je jouerai franc jeu : quitte ou double. Ils passeront sous les fourches caudines ou je les abandonnerai à leur irrémédiable impuissance. Je me sens à la fois plus libre et plus résolu. La fortune prononcera[24].

Au début de janvier avaient eu lieu dans un calme absolu les élections pour le renouvellement du tiers sénatorial. Ce fut un nouveau succès pour la République et, au fond, pour le ministère. Dans trente-trois départements, le programme de Seine-et-Oise, rédigé par M. Léon Say selon les idées gambettistes — suppression de l'inamovibilité, révision limitée, scrutin de liste dans un délai plutôt rapproché —, ce programme avait été accepté par les candidats et les électeurs[25].

Dès le 14, M. Gambetta dépose sur la tribune le projet de résolution tendant à la révision partielle des lois constitutionnelles. C'est le champ clos du combat. Révision limitée, et, en somme, assez anodine : mais l'exposé des motifs, long et diffus, annoce en débutant l'intention du président du conseil de régler par la constitution le mode de scrutin désignant la Chambre des députés, de même qu'y est réglé déjà le mode de scrutin désignant la haute Chambre.

La révision proprement dite porte sur les ponds suivants :

1° Modification au mode de scrutin pour l'élection des sénateurs : à l'avenir, le nombre des délégués des communes appelés à voter sera proportionnel au chiffre des habitants de chacune de ces agglomérations ; la commune de 500 électeurs et moins ayant droit à 1 délégué, celles de 500 jusqu'à 1.000 à 2 et ainsi de suite jusqu'à Paris ayant droit à 855 délégués ; 2° Sénateurs inamovibles. Suppression du mandat viager, remplacé par mi mandat de neuf ans ; mais soixante-quinze sénateurs seront élus par le collège national composé des deux Chambres ; tous les trois ans, cent sénateurs sortiront, dont soixante-quinze devront se représenter devant le collège départemental et vingt-cinq devant le collège national ; 3° Droits de la Chambre haute en matière budgétaire. Le Sénat n'a qu'un droit de contrôle ; la Chambre issue du suffrage universel a le premier et le dernier mot ; 4° Disposition constitutionnelle relative aux prières publiques : cette disposition est abrogée.

Le gouvernement demandait donc aux Chambres, par le texte de ce projet de loi, la réunion du congrès pour délibérer exclusivement sur la révision ainsi limitée. Le gouvernement ayant réclamé l'urgence, le projet est envoyé à l'étude d'une commission parlementaire, qui, vu l'importance du sujet, comprend trente-trois membres. Toute affaire cesse devant cette unique affaire.

La commission est nommée le 19 janvier. Elle est presque entièrement hostile au projet. La plupart des adversaires déclarés de M. Gambetta y figurent. Elle désigne pour son président M. Margaine et convoque immédiatement le président du conseil pour entendre ses explications.

Le projet de loi a été accueilli par une levée de bouchers, à droite et à gauche. Pour les uns, on saccage tout, pour les autres, on tolère tout ; les uns crient au vandalisme, les autres à la trahison. Mais les clameurs s'en prennent surtout au projet de scrutin de liste ; cette fois, c'est bien la dictature, la dictature perpétuelle et constitutionnelle : — M. Gambetta veut être le maître de la Chambre, dit un député du centre. Il faut choisir entre la Chambre et lui.

Toute l'antienne des vieilles calomnies et des vieilles injures est reprise en un chorus effroyable : ce n'est pas seulement la dictature, c'est la guerre, la spéculation éhontée, la ruine du pays, l'égorgement de la liberté. M. Wilson promène dans les couloirs de la Chambre sa barbe blonde et son rire sardonique. La belle et simple carrière de l'orateur dérange, depuis l'empire, ses combinaisons ténébreuses. Il ne ménage plus rien, maintenant, car il faut vaincre : — Le président de la République est contraire au projet. D'ailleurs, nous sommes prêts, le cabinet du lendemain est tout constitué. Des conciliabules ont eu lieu. Les chefs des partis modérés et M. Jules Ferry lui-même y participent. Tous les mécontentements, toutes les ambitions déçues, toutes les prudences alarmées font cortège.

M. Gambetta écrit le 19 janvier :

Voici enfin que les nuages se dissipent et que je vois en face "mes adversaires de tout ordre. Nous nous battrons en plein soleil. Quel beau terrain de bataille ils viennent de Ille livrer : Il ne s'agit plus, en effet, en présence de cette explosion tic haines et de sottises, de politique, de textes et de lois constitutionnelles, de droit public et de droit électoral ; il s'agit de deux intérêts supérieurs : Y aura- t-il, oui ou non, un gouvernement digne de ce nom ? Je leur dois des remerciements pour avoir institué et assuré au débat, à la crise, toute sa grandeur, toute son importance... Je me réjouis à l'idée de livrer un dernier et beau combat et, quoi qu'il advienne, de retrouver l'occasion de dire la vérité au pays. Et puis, et puis, je chanterai comme le prophète : Liberavi animam meum, j'ai affranchi, j'ai délivré ma vie. C'est le cœur joyeux que je vais au-devant de cette rencontre ; car, vainqueur, je les tiens ; vaincu, je me reprends.

Dans l'entretien qu'il avait eu avec la commission, le conflit s'était précisé : le gouvernement proposait la révision limitée, visant, nommément, certains articles de la constitution. Par une contradiction assez étrange, la commission réclamait, pour le congrès, pleine liberté d'appréciation sur l'étendue de la révision, tout en énumérant les articles sur lesquels devait porter le débat. Chinoiserie parlementaire, mais lactique dangereuse par son ambiguïté mime. D'autre part, le gouvernement insistait pour que le principe du scrutin de liste fût inscrit dans la constitution. La commission était hostile. Le débat fut vif et pressant entre le président du conseil et ses adversaires de la commission :

M. BARODET : — Qu'arrivera-t-il si le congrès se déclare pouvoir souverain et ne se considère pas comme engagé par le vote des Chambres ? — M. GAMBETTA. Le congrès se mettrait dans une situation révolutionnaire. Le troisième pouvoir de l'État interviendrait ; ce serait au président de la République, gardien de la constitution, à aviser. — M. CLÉMENCEAU. Il faudrait alors que le président de la République trouvât un ministre pour contresigner ses actes. — M. GAMBETTA. Le président ne manquera pas d'en trouver...

Tempête dans la presse. Comment douter maintenant des projets du dictateur ?... Apparemment avec le concours de M. Grévy.

Discussion publique le 26 janvier. Salle comble. Le corps diplomatique, les toilettes, un froufrou de curiosité et d'émotion. Comme dit M. Clemenceau, qui mène la bataille : l'Anglais va voir égorger le dompteur.

Choc immédiat entre le rapporteur de la Commission, M. Andrieux, et le président du conseil, M. Gambetta. Andrieux, ancien préfet de police, non apaisé encore de son récent échec, est un adversaire dangereux ; manière brève, geste coupé et cassant, ton élégant et nerveux. C'est un machiavéliste raffiné, avec l'art de mettre le fer au bon endroit et d'enfoncer sans y toucher. Familier de l'Élysée, il joue, d'un air dépris et avec une audace avertie, la partie qui doit le mener aux hauts emplois.

M. Gambetta est en forme, débarrassé du fatras dont sa thèse s'était alourdie dans les exposés des motifs et les considérants. Il lutte pour sa vie politique, pour son rôle historique. Désintéressé et plutôt dégoûté, il est plein de hardiesse et de superbe, sans prudence pour lui-même et sans ménagements pour ses adversaires. Il tient bien en mains l'arme puissante et, splendide des anciens combats.

Interrogé directement par le président de la commission, M. Gambetta monte à la tribune. Épaissi, mais alerte, le torse en arrière, la figure rouge au début, puis pâle, la main frottant la tribune dans ce geste élargi, d'abord et puis ramené sur lui-même qui est le sien, il parle. Il parle sur la révision limitée, et bientôt sur le vrai débat, le débat, personnel, à propos du scrutin de liste.

En ce qui touche la révision nécessairement limitée, son bon sens aiguisé triomphe :

On vient dire : Nous reconnaissons la compétence absolue. définitive, complète du congrès ; nous reconnaissons la compétence absolue de chaque membre du Sénat et de la Chambre de soulever toutes les questions ; mais il y a une collection de parias parlementaires à laquelle nous ne reconnaissons ni droit ni qualité pour aborder les questions, ce sont les ministres.

Or, les ministres ont un rôle naturel, nécessaire, indispensable. C'est à eux qu'il appartient, en traçant les limites de la révision, de créer l'accord préalable entre les deux assemblées, accord sans lequel foule révision est impossible :

La constitution l'a prévu : car le sens de cet accord préalable, c'est de protéger l'assemblée la plus exposée, qui a la moins grande force numérique, contre les entreprises irréfléchies qui peuvent se produire.

Et alors, prenant à partie ses adversaires de l'extrême gauche et s'assurant sur le terrain de la République organique et constitutionnelle :

Je sais qu'une assemblée unique, n'ayant ni contrepoids ni frein, livrée à l'expansion de ses propres mouvements et de si s propres théories. est une doctrine encore caressée dans les rangs de la démocratie : mais ce que je sais aussi, c'est que cette théorie succombe, à la lumière des événements, à l'expérience de chaque jour ; celle que nous faisons depuis quinze jours démontre l'utilité, l'importance capitale dans une démocratie de l'existence d'une hante Chambre, ne fût-ce, Messieurs, que pour donner le temps de la réflexion à tout le monde.

Ainsi, la position adoptée par le cabinet, après mûre réflexion, est éclaircie : on sait où il est ; mais avant de faire le grand effort de la journée, l'orateur aborde le sujet dont son auditoire est impatient ; ce sujet, c'est lui-même. Paroles nombreuses et sincères, où tressaille de la vie vivante ; déchirements de pensée ; morceaux d'âme pantelants !

Messieurs, je veux m'expliquer devant cette Chambre ; car, de toutes les douleurs qu'on peut ressentir dans la vie politique — et Dieu sait s'il m'en a été épargné ! — il y en a une que je ne peux supporter et subir en silence : c'est d'être présenté au parti républicain tout entier comme un homme qui méditerait de se séparer et de s'écarter de lui. Et par qui donc pourrait-on espérer de remplacer la force et l'honneur du parti républicain dans la nation ? Est-ce qu'on osera venir à cette tribune et dire que j'ai, sous la suggestion de je ne sais quelle passion personnelle, par je ne sais quelle avilissante pensée, qu'on décore du none de dictature et qui ne serait que la risée du monde si je pouvais descendre jamais à la conception d'une pareille et si misérable idée... (Triple salve d'applaudissements.)

Messieurs, il y a des heures dans la vie où il faut que tout soit apporté sous le regard vérificateur de la France. Vous me connaissez avec mes défauts, et j'ose dire aussi avec la passion que j'apporte au service de la démocratie. Qu'ai-je fait ? J'ai fait ce que j'ai pu... (Interruption.) J'ai partagé, vous l'avez tous vu, et je puis bien dire que, des adversaires généreux et loyaux qui sont là peuvent l'attester, j'ai partagé avec vous la lutte au grand jour, contre les adversaires de la République que j'ai combattus, non à cause de leurs personnes, non à cause de leurs doctrines, mais parce qu'il m'apparaissait, comme il m'apparaît encore, que leur triomphe n'était pas compatible avec la liberté, la prospérité et la grandeur de la France moderne. Messieurs, nous nous sommes débarrassés de nos adversaires ; il nous reste à nous gouverner nous-mêmes (profond mouvement), à lutter contre les incessantes causes de division qui nous assiègent, à dépouiller la préoccupation des personnes pour ne voir que le pays...

L'émotion est il soir comble. On dirait que l'homme est redevenu le maitre cl qu'il l'emportera, cette fois encore ; mais les passions veillent, les interruptions se pressent. L'orateur s'épuise à dominer le bruit. A un moment il s'écrie, comme si la victime était déjà prête pour le sacrifice :

J'ai formé le dessein aujourd'hui de ne répondre à aucune interruption... C'est peut-être l'embarras que j'éprouve, mais enfin je subirai encore cette humiliation...

Que de retours cependant, que de mots émus et vibrants, avant d'arriver au passage capital qui pose le dilemme et, qui, bravement, évoque la figure du personnage qui veille, de l'Élysée... N'est-ce pas là, en effet, tout le sens caché de ce débat constitutionnel dont la Chambre est l'arbitre ?

J'ajoute un mot, parce que c'est le mot de la situation : je dis que, pour mener à bien ces diverses réformes, ces réalisations législatives que nous allons vous proposer, pour les réaliser sans embarras, sans difficulté, avec promptitude, il est nécessaire pour tout le monde, pour le pays comme pour vous-mêmes, de répéter ce que je disais il y a un an. On me disait : Changez votre pouvoir occulte en un pouvoir réel ; et je répondais à cette tribune : Changez la législation électorale et je suis prêt ! Quand on m'a fait appeler, j'ai dit à celui qui dispose de l'existence ministérielle, avant que votre propre prérogative, Messieurs, ait été mise en mouvement : A votre appel je pourrais répondre que du moment que la Chambre n'est pas élue au scrutin de liste, je la récuse. J'aurais pu tenir ce langage, je ne m'en suis pas reconnu le droit... Mais j'ai la conviction intime et profonde, quand je vous résiste, quand je lutte contre vous, d'être dans le douloureux, mais impérieux devoir de vous déclarer que c'est une nécessité de gouvernement.

Enfin la péroraison, où l'orateur se découvre pleinement, faisant appel à la confiance, non pas à la confiance parlementaire qui encombre les ordres du jour, mais à la confiance qui lie les hommes aux hommes, qui engage la vie et l'honneur :

Je ne puis mettre en face de vos appréhensions que ma loyauté, que la sincérité de nies paroles, que les projets que nous avons préparés, enfin que mon passé (vifs applaudissements), et je fais appel à vos consciences... Oui, je crois que cette légion républicaine avec laquelle j'ai débuté, avec laquelle j'ai passé à travers les luttes et les épreuves, ne nous fera pas plus défaut au jour du succès qu'elle ne nous a fait défaut au jour de la bataille. Dans tous les cas, ce sera sans amertume, sans l'ombre d'un sentiment personnel blessé que je m'inclinerai sous votre verdict. Car, quoi qu'on en ait dit, il y a quelque chose que je place au-dessus de toutes les ambitions, fussent-elles légitimes, c'est la confiance des républicains, sans laquelle je ne pourrai accomplir ce qui est — j'ai bien quelque droit de le dire — ma tâche dans ce pays, le relèvement de la patrie.

Des applaudissements éclatent, retombent et reprennent. La Chambre soulage son anxiété intérieure et sa conscience bourrelée, en acclamant l'orateur. Mais c'est 'a l'artiste que vont ces acclamations, non à l'homme et au chef. Ceux qui lisent sur les visages fermés comprennent qu'il est sacrifié. Quand il regagne le banc, où il tombe épuisé, il peut dire, comme le Pharaon des stèles : — Mes archers et mes chars m'ont abandonné !

M. Andrieux est à la tribune. Son intervention a pour effet de couper et de cisailler l'émotion. Après quelques épigrammes acérées, il ramène la discussion au point précis où elle permet la coalition de tous les adversaires du cabinet :

Nous déclarons qu'il n'y a plus qu'un seul point en discussion : c'est la question du scrutin de liste à introduire dans la constitution. Il s'agit de savoir si le gouvernement persiste à poser, sur ce terrain, la question de confiance. Et quand, sur cette résolution ainsi précisée et expliquée, la Chambre aura prononcé, il n'y aura plus d'équivoque ; le devoir de chacun sera nettement tracé.

M. Gambetta a reconnu le piège. Quoi qu'en dise M. Andrieux, il y a une autre question : celle de la révision limitée ou non limitée, et il demande la priorité sur ce point, espérant obtenir ainsi, peu il peu, le vote des autres articles.

Une question de priorité décidera donc, une fois de plus, du sort des institutions. On vote sur ce texte : Il y a lieu à révision des lois constitutionnelles. Le gouvernement considérait cette formule comme favorable à la révision illimitée et, par conséquent, en demandait le rejet. La Chambre avant, au début de la séance, écarté la proposition Barodet, il semble que le résultat soit certain.

Par 268 voix contre 218, le texte proposé par la commission, le texte qui réclame la révision, est, cette fois, adopté pur la Chambre. 62 députés se sont déjugés, séance tenante, pour faire pièce au gouvernement. C'est donc bien un vote hostile, directement hostile à M. Gambetta, toute question de doctrine mise à part.

M. Gambetta et ses collègues quittent immédiatement la salle des délibérations.

Le Journal des Débats écrivait le lendemain :

Le dissentiment entre le ministère et la Chambre était trop profond pour être susceptible d'accommodements.

Et la République Française, en réservant l'avenir :

Les députés voulaient M. Gambetta au pouvoir puisqu'ils ne le voulaient pas ailleurs ; mais ils entendaient qu'une fois à la présidence du conseil, il se contentât de ce titre sans gouverner et sans appliquer ses idées politiques. Seul, croyons-nous, M. Gambetta comprit cette équivoque... Désormais, elle n'existe plus. Quand, à l'avenir, on s'adressera à M. Gambetta, on saura qu'il faut le prendre tel qu'il est, avec son programme de réformes profondes dont le scrutin de liste est la condition essentielle.

Le soir même, il y avait dîner à l'Élysée. M. Gambetta rentra au quai d'Orsay pour signer sa démission et celle de ses collègues qu'il porta au président de la République.

Le lendemain, à la première heure, M. Gambetta écrirait du quai d'Orsay :

Voilà bien la date prévue et bénie pour la délivrance ; je la sentais venir, je la saluais dans mon cœur, la date libératrice... Tout ce qui arrive doit arriver pour la leçon de l'avenir. Je ne nie plains pas, parce que je devine que le pays en sera mieux éclairé et que, dans quelques années, il pourra faire justice et reprendre la vraie tradition. Hier soir, j'ai eu les prémices de la vengeance, bien que ce mets délicat doive se manger froid. La mine des vainqueurs était absolument lugubre ; je te laisse à penser si j'ai abusé de ma gaieté. Je suis sorti par la grande porte ; ceux qui vont entrer seront obligés de passer sous la petite.

Sa satisfaction était sincère. Il avait déchiré l'équivoque, s'était délivré des entravés où les événements, l'intrigue et sa propre témérité l'avaient embarrassé. Il attendrait son heure, — si l'heure devait se présenter jamais.

Il ne sentait pas encore que sa destinée était accomplie, ou, s'il éprouvait en lui-même cette lassitude de tout l'être qui avertit de l'inutile effort, il ne voulait pas céder encore et gardait la foi des optimistes, celle qui ne tombe qu'avec la vie. Son corps était épuisé, son fine meurtrie, son cœur déchiré : mais la passion, l'enthousiasme de l'action qui le possédaient, saisissaient encore l'avenir.

La chute connue, il n'y eut qu'un cri dans la presse républicaine de province, une surprise ironique dans l'opinion étrangère. Ces Français n'en feront jamais d'autres. Ils élèvent une idole pour l'abattre dès qu'ils l'ont dressée sur l'autel...

M. Gambetta partit pour Nice et, de là, pour l'Italie, pendant que se constituait rapidement le cabinet du 30 janvier, celui dont on annonçait la formation avant le vote de la Chambre : le grand ministère sans le grand homme ; les présidents sans président.

Présidence du conseil et Affaires étrangères : M. de Freycinet.

Intérieur : M. René Goblet, député : sous-secrétaire d'État : M. J. Develle, député.

Finances : M. Léon Say, sénateur.

Justice et Cultes : M. Humbert, sénateur : sous-secrétaire d'État : M. Varambon, député.

Instruction publique et Beaux-Arts : M. Jules Ferry, député : sous-secrétaire d'État : M. Duvau, député.

Guerre : Le général Billot, sénateur.

Marine et Colonies : M. l'amiral Jauréguiberry, sénateur ; sous-secrétaire d'État ans colonies : M. Bodel, député.

Travaux publics : M. Varroy, sénateur : sous-secrétaire d'État : M. Rousseau, député.

Commerce : M. Tirard, député.

Postes et Télégraphes : M. Cochery, député.

Agriculture : M. de Mahy, député.

C'était un cabinet selon le cœur de M. Jules Grévy, terne malgré la valeur de plusieurs de sus membres, impuissant parce que les diverses politiques qui y étaient représentées s'annulaient. M. Léon Say, qui s'était fait prier, avait dicté le programme purement négatif : Ni conversion, ni rachat, ni emprunt. Les nations ne vivent pas seulement de politique, elles vivent aussi d'affaires et d'intérêts matériels, etc., etc. On réclamait la révision de la constitution, mais sans conviction. Il n'était plus question du scrutin de liste. La nouvelle Chambre ne demandait qu'à vivre, maintenant qu'elle avait détruit les raisons de sa vie. Quant au cabinet, il suffisait qu'il durât pour ménager à la fois les calculs et les transitions...

 

 

 



[1] Le Cœur de Gambetta (p. 194).

[2] Le Cœur de Gambetta (p. 195).

[3] V. le texte de la lettre dans Discours, t. X (p. 27). — J'ai reçu aussi des renseignements précieux de la bouche de M. de Freycinet.

[4] V. la lettre adressée à M. Pallain par M. Léon Say, dans G. MICHEL, Léon Say (p. 544).

[5] Sur les idées de pacification religieuse et sur les relations de Gambetta avec le pape Léon XIII par l'intermédiaire de Léonie Léon, en 1879, voir le curieux chapitre du livre de M. LAUR, Le Cœur de Gambetta : Leur œuvre commune ; notamment p. 263. M. Gambetta précise ainsi sa pensée et ses questions : Étant donné que le statu quo ne peut plus être conservé en France en ce qui concerne le concordat, en veut-on la dénonciation pure et simple ou la révision ?... La révision aurait pour objet de laisser l'Église romaine soumise aux règlements de police constituant le droit commun, mais en supprimant le budget des cultes et en remettant la nomination des évêques au Pape. C'était bien l'Église libre dans l'État libre. V. le projet, ibid. (p. 269).

[6] Henry LEYRET, Waldeck-Rousseau, t. I (p. 186).

[7] V. discours de Waldeck-Rousseau, à Rennes, le 14 juillet 1882, prenant à partie l'oligarchie des grands monopoles, qui reçoivent encore la dîme du commerce et de l'industrie ; l'oligarchie de la haute banque assez hardie pour avoir mis le crédit en ferme ; l'oligarchie de tous les intérêts égoïstes, qui n'ont jamais assez d'aversion pour le novateur dont l'audace prétend qu'il y a quelque chose à remanier, à modifier, à reconstruire.

[8] G. MICHEL (p. 365).

[9] Séance du 13 décembre 1881.

[10] Manifeste du tsar parti le 29 avril 1881 : La voix de Dieu nous ordonne de nous mettre avec confiance à la tête du pouvoir absolu... Nous tâcherons, avec la grâce de Dieu, de ramener notre pays dans ses voies traditionnelles. — G. LIWOLF, Michel Katkoff et son époque (p. 301).

[11] (Janvier 1882.) V. Mme ADAM, Le général Skobeleff (p. 32).

[12] SIMON, Le prince de Bismarck (p. 460).

[13] Souvenirs, t. II (p. 304).

[14] Baron DE STIEGLITZ, L'Italie dans la Triple Alliance (p. 120).

[15] BARTHÉLEMY SAINT-HILAIRE, Fragments (p. 351 et 372).

[16] Lettre à M. Challemel-Lacour du 15 décembre 1881, Livre jaune.

[17] Sir Alfred MILNER, l'Angleterre en Égypte, trad. par MAZUC (p. 50).

[18] Année politique, 1882 (p. 32).

[19] La Question d'Égypte, par M. C. DE FREYCINET (p. 219).

[20] L'Année politique, 1882 (p. 32).

[21] Aussitôt la chute de M. Gambetta (31 janvier), Arabi imposait à l'assemblée des notables la constitution nationaliste (proposée dès le 16 janvier), obtenait le renvoi de Chérif pacha, prenait lui-même le ministère de la guerre, mesure qui mettaient fin au contrôle. M. de Blignières donna sa démission le 5 février.

[22] Pour le détail du programme qui, naturellement, ne put être qu'esquissé par le cabinet Gambetta, V. le chapitre du livre de M. Joseph REINACH, Le Ministère Gambetta, intitulé : le Programme et les Réformes (p. 168-338) ; et le texte des projets de loi et mesures projetées, dans Discours (t. X, p. 267 et suivantes).

[23] Le krack de l'Union générale avait eu lieu dans les derniers mois de l'année 1870 et motivait indirectement ces mesures.

[24] Le Cœur de Gambetta (p. 202).

[25] M. de Freycinet est élu à Paris sans opposition marquée du côté intransigeant. Le major Labordère est élu, également à Paris, comme une protestation contre le ministère.