Le ministère Jules Ferry. — Exécution des décrets. — Interpellations. — Discussion de la loi sur la magistrature à la Chambre. — La politique extérieure. — La réforme scolaire. — Caractère des lois Ferry. — La loi sur la gratuité de l'enseignement primaire. — L'obligation et la laïcité. — L'œuvre scolaire de la République. — Ses résultats. — Vote du droit d'accroissement. — L'anticléricalisme. — La question Gambetta. — Les affaires extérieures. — La conférence de Berlin. — Les frontières de Grèce et la question de Dulcigno. — Gambetta, c'est la guerre. — L'affaire de Tunisie. — Les Kroumirs. — La Tunisie et les puissances. — L'expédition. — Le traité du Bardo. — Les partis à la veille des élections générales. — La révision de la constitution et le scrutin de liste. — Voyage de M. Gambetta à Cahors. — Rejet du scrutin de liste par le Sénat. — Fin de la législature. — La seconde campagne de Tunisie. — Troubles dans le Sud-Oranais. — Prise de Sfax et de Gabès. — La période électorale. - M. Gambetta à Belleville. — Résultats du scrutin. — Pacification de la Tunisie ; occupation de Kairouan. I Cette fois, c'est l'heure de M. Gambetta. Eh bien ! non, M. Jules Grévy ne veut pas. Des démarches sont faites auprès de lui ; on en appelle à ses sentiments républicains ; on allègue le fonctionnement régulier des institutions : — Je garde M. Gambetta comme une réserve, telle fut sa réponse obstinée. Depuis Cherbourg, la guerre était déclarée. La lactique de l'Élysée était, la suivante : forcer M. Gambetta à se découvrir avant les élections, l'embarrasser dans le reproche du pouvoir occulte et l'accabler du poids des responsabilités occultes ; l'acculer à l'action impuissante, aux interventions importunes ; l'entretenir dans une agitation fébrile et décevante, le livrer aux attaques d'une presse étourdie ou vénale, en un mot, harceler et épuiser le taureau avant qu'il entrât dans l'arène. Le tempérament, impétueux et autoritaire du président de la Chambre, les difficultés intimes où il se débattait, aidaient à la manœuvre. M. Wilson, familier de l'Élysée, sous-secrétaire d'État aux -finances depuis décembre 1879, était le chef d'état-major désigné d'une telle campagne. Paris est l'endroit du monde où ces conjurations de petite ville réussissent le mieux ; elles se trament sans péril, à la faveur de l'ignorance où l'on vit les uns des autres et de la profonde indifférence. Chacun est occupé si ardemment, de soi qu'on fait crédit d'avance il ce qui se colporte sur les autres. Quand la calomnie passe, on se range. Dans le monde des dix mille qui mènent les cent mille et les millions, une histoire naît, grandit, s'affirme, saute des couloirs aux cercles et des cercles aux salles de rédaction : bientôt tout le monde croit ce que personne ne sait. Il est une conspiration plus redoutable encore, celle du silence. L'honnête homme accrédite en se taisant : un poignard invisible a frappé, sans laisser de trace. Une personne, dans la situation de M. Gambetta prêtait le flanc, par sa notoriété, sa facilité et son autorité même. Tout le monde comptait sur lui et, par la loi du régime démocratique, il était obligé de compter avec tout le monde. L'admiration universelle a pour contrepartie Une jalousie universelle. Les Foules étant troupeaux, sont toujours prêtes à se jeter d'un extrême à l'autre. Dans tout partisan il v a un rebelle, et dans tout dévot, un iconoclaste. On ne sait de quelle cuisine d'envie certaines flatteries sont Faites. M. Gambetta avait fixé trop longtemps l'attention des hommes pour ne pas être une proie désignée il leur vengeance. Depuis des années, combien de calculs le visaient ; combien d'espoirs déçus, combien de camarades de route oubliés qui n'oubliaient pas ; combien de blessures ignorées qui ne se fermeraient jamais ! Toute convoitise qui a rencontré et applaudi un homme public, le tient pour un débiteur, — débiteur d'une dette qu'il ne connaît pas. Séparations inévitables, négligences involontaires, jugements trop clairvoyants, tout cela forme, peu à peu, le piédestal des grandes impopularités. Plus encore que par son hostilité sourde, M. Jules Grévy, en escomptant et en suscitant chez les autres ces sentiments, avait péché. Son parti pris d'écarter l'homme qui avait été l'initiateur de l'ère nouvelle, ne s'était tiré d'embarras que par l'appel prématuré aux Épigones. Avec des cabinets de six mois, on se mit à remuer les ministres ?1 In pelle, Après tels ou tels avènements, toutes les ambitions furent autorisées. Il suffisait de se comparer. Aux premières heures, une certaine hiérarchie existait encore, même parmi les personnages éminents. Après la mort de M. Thiers, le choix qui s'était porté sur M. Grévy pour la présidence de la République laissait la place libre M. Gambetta pour la présidence du conseil et l'œuvre efficace. Mais dès qu'un des ministères d'attente ou de reflet eut été constitué, dès qu'on eut pris la monnaie de Turenne avant Turenne, ceux qui eussent accepté d'honorables lieutenances ne se satisfirent plus que de grands commandements ; et puis d'autres capacités apparurent, et il fallut compter avec elles. Ainsi se produisit, sur la passerelle du pouvoir, la rencontre, front à front, des cieux hommes les plus remarquables du jeune parti républicain : M. Gambetta et M. Jules Ferry. Il existait entre eux une camaraderie ancienne, une cordialité vraie et une estime réciproque ; il y avait le souvenir de luttes communes, la juste appréciation des mérites respectifs, avec la certitude acceptée de l'avènement inévitable et probablement simultané. On peut même admettre que M. Jules Ferry ne se refusait pas à une collaboration, au besoin subordonnée. Il disait : — Pour devenir président du conseil, il faut porter un nom connu jusque dans les derniers hameaux de France. Et cette parole visait certainement M. Gambetta. Il disait encore, plus tard, à Nancy : — Je serai son lieutenant. Mais il y avait, de l'un à l'autre, antagonisme de tempérament, de points de vue et de méthode. Le Lorrain, contemplateur de la ligne bleue des Vosges, s'opposait naturellement au Latin, fils de la côte génoise et de la Gascogne. M. Jules Ferry était un homme grand, haut et froid ; M. Gambetta était un homme plein, rond et vif. Les cheveux en arrière et la figure expressive du méridional, la volubilité chaude et l'accent musical de sa voix, la souplesse de sa mimique avenante et grave, le charme, en un mot, et la séduction qui émanaient de lui, faisaient contraste avec la carrure athlétique, le visage tourmenté, le front soucieux et l'accueil contraint de l'homme qui, les ongles aux lèvres, étonné lui-même de sa réserve, disait : — Mes roses fleurissent en dedans. Les démarches de l'esprit, l'allure des furies ne différaient pas moins. M. Jules Ferry hésitait et Mitonnait longtemps, mais sa résolution était inébranlable ; M. Gambetta saisissait par intuitions soudaines ; il procédait par sauts et par bonds, avec des détentes souples où l'on sentait les articulations du lion. Tous deux, également désintéressés, patriotes et républicains, s'étaient préparés de longue main aux affaires publiques, avec la conviction que l'heure sonnerait, à la chute de l'empire. Cette clairvoyance commune faisait d'eux des frères d'armes et les qualifiait hommes d'avenir. Mais M. Gambetta, dès que l'événement prévu se fut produit, était apparu, tandis que M. Jules Ferry avait disparu : l'un voué aux œuvres splendides, l'autre aux tâches ingrates : celui-ci assumant la responsabilité th' l'ordre et du pain dans Paris assiégé — Ferry Famine ! — tandis que M. Gambetta tombant en ballon sur la province, jetait le cri superbe destiné à sauver l'honneur. Dès le 4 septembre, les deux carrières, longtemps la bifurcation parallèles, se séparent. Au moment où l'on se partageait les rôles à la place Beauvau, il y eut rivalité sur les attributions et les directions. M. Jules Ferry fut de ceux qui s'opposèrent à ce que M. Gambetta prit le portefeuille de l'intérieur. Une querelle s'éleva entre les deux amis, qui se dirent, en se tutoyant, des choses dures. M. Jules Ferry, resté dans la ville assiégée. eut sa part des anathèmes dont la délégation de Bordeaux accabla le gouvernement de Paris. Ces dissentiments se retrouvèrent, on le sait, sous la contrainte nécessaire d'une stricte discipline, dans les luttes communes de l'Assemblée nationale et des Chambres subséquentes. Gambetta ouvrait ses ailes à l'essor, tandis que Jules Ferry poussait son sillon. Avec des aspirations semblables, ils n'étaient plus sur le même plan, quand, après de longs et honorables ménagements réciproques, leurs destinées parurent se heurter. Il faut bien préciser la situation de M. Jules Ferry aux temps de son premier ministère. M. Jules Ferry fait partie de la gauche républicaine, c'est un modéré. Il l'est par ses origines : fils d'avocat, petit-fils de président de tribunal civil, appartenant à la vieille bourgeoisie de robe provinciale. Il l'est par son passé politique, membre actif du groupe qui se refusa toujours aux réunions plénières, tant prônées par M. Gambetta, et qui entend marquer les étapes ; allié aux autres Jules : Jules Simon, Jules Favre, Jules Grévy, il est un modéré, par des convictions solides et réfléchies, qui se sont affirmées dès la jeunesse : alors que, contre l'empire, tout paraissait permis, lui ne se laissait pas entrainer ; dans une polémique retentissante, il se déclare, en contradiction avec Peyrat, hostile aux jacobins et à ceux qui entendent faire de la Révolution un bloc. Cependant, M. Jules Ferry a une foi qui le met à part parmi les modérés et le signale à la confiance des plus soupçonneux du parti républicain, c'est sa foi anticléricale. Les origines, les entourages, une conviction mûrie, lui ont fait une conscience non catholique. M. Jules Ferry est un libre penseur convaincu, raisonné, pratiquant, si l'on peut dire : il est l'homme d'une doctrine, la doctrine positiviste, non par entrai-liement et ouï-dire, mais par adhésion méditée. Enraciné là où il s'attache, il fait de cette conviction le tronc de son existence vigoureuse. Il n'est pas de ceux qui dorment à l'ombre de leurs idées. Son devoir lui est clair : il le fait, quoi qu'il advienne. La lutte le tente, car elle est un excitant de sa qualité maitresse, — le courage. Plus que personne, il a le souci du problème des âmes. Ce n'est pas par hasard qu'il se donne à la réforme des divers enseignements. Certes, il prend le travail comme il se présente : c'est sa nature ; mais il s'emploie de préférence à celui-là : c'est sa conviction. Il remonte aux principes, comptant sur sa fermeté et sur sa ténacité pour soutenir les conséquences. Ces initiatives hardies forçaient un peu le pas de la jeune République, la République centre gauche de M. Waddington, si proche de celle de M. Dufaure. Mais M. Jules Ferry entraîne tout le monde par la vigueur de sa poigne et par la véhémence de son élan. Ainsi, la République, à peine née, se trouve engagée pour longtemps. Incontestablement, il y eut, dès le début, désordre et confusion dans les idées comme dans les hommes. M. Jules Grévy vivait au jour le jour : il acceptait les conséquences de ses choix. Si M. Jules Ferry dicta la loi à ses collègues de trois cabinets successifs, c'est, qu'il était le plus énergique ; et, si l'ou s'engagea dans cette voie, c'est qu'il l'allait prendre parti et que l'on n'en avait plus d'autres. Consolidée, maitresse, d'elle-même après la victoire sur le Seize Mai, la République parlementaire avait devant elle, au départ, des tâches multiples. Ou bien elle pouvait reprendre en sous-œuvre l'édifice politique improvisé en 1875, s'ordonner elle-même, organiser le suffrage, instituer les libertés nécessaires, en un mot, établir sur des bases solides et rationnelles sou propre gouvernement. C'eut été là, peut-être, le parti le plus logique, et c'est évidemment celui auquel se serait arrêté M. Gambetta. Il n'eut pensé aux autres travaux qu'après avoir achevé celui qui attirait naturellement son génie constructeur. Toujours lui resta au cœur le regret d'un organisme imparfait. La République pouvait aussi se tourner vers les masses populaires et s'appliquer à les gagner par une vaste entreprise de réformes sociales. A ce point de vue, le XIXe siècle avait beaucoup promis, peu réalisé. Louis Blanc, fidèle au souvenir de 1848, avait exposé le programme de certaines améliorations, hardies peut-être, mais non irréalisables. Mais il avait été peu écouté, même dans le parti républicain. Précisément, les souvenirs de 1848 ne s'étaient pas effacés dans la mémoire de la bourgeoisie. Alors qu'elle se ralliait si lentement aux nouvelles institutions, il eût été imprudent, croyait-on, de lui faire, au lendemain de la Commune, de ce passé trop récent u, épouvantail, et de, perdre, d'un seul coup, le bénéfice de son adhésion à la République. Pourtant, on eût pu, dès lors, ouvrir certaines perspectives et fixer les bonnes volontés populaires qui se sont égarées depuis. Mais les bourgeois qui étaient au pouvoir en 1878, étaient mal préparés à ces vues d'avenir. Là, encore, l'influence de M. Jules Grévy rétrécissait l'idéal du parti au lieu de l'élargir. Sous son consulat, trop indulgent à un entourage suspect, un travail d'approche se faisait vers les détenteurs de l'autorité publique, aux frontières mal délimitées des affaires et de la politique. La République, obligée, dès ses origines, de recourir aux grandes opérations financières, distribuait largement les commissions banquières : elle crut devoir, en outre, prêter l'oreille à certaines revendications bruyantes. Les réformes sociales se heurtèrent à des situations acquises, à des intérêts exigeants et fortement défendus. On se payait un peu de mots, quand on répétait en chœur la formule de M. Gambetta qu'il n'y a pas de question sociale. Encore, ajoutait-il, qu'il y a des questions sociales... En écartant M. Gambetta, on renonçait à la réforme constitutionnelle et politique dont il eût été l'ouvrier nécessaire ; en s'appuyant sur la bourgeoisie capitaliste et modérée, on ajournait les réformes sociales. Une fois les grands travaux publics en train, que restait-il pour retenir l'intérêt et donner un aliment aux passions publiques, toutes chaudes des mêlées récentes ?... La lutte contre le cléricalisme. Celui-ci avait prêté le flanc en s'engageant bien imprudemment dans les dernières tentatives monarchiques et réactionnaires. Il avait choisi ; il avait lié son sort au passé qui s'effondrait. Contre lui, tous étaient d'accord ; l'inévitable effort allait se faire là. Enseignement, congrégations, budget des cultes, partout l'organisme catholique s'offrait aux coups. M. Jules Ferry, représentant de la bourgeoisie voltairienne et positiviste (non sans une note de protestantisme dans les cabinets Waddington et Freycinet), M. Jules Ferry était, l'homme nécessaire. Mais son arrivée aux affaires barrait le chemin à M. Gambetta ! Ainsi les choses s'enchainent logiquement. L'exemple de l'Élysée était suivi : personne ne se souciait, maintenant, de cet avènement qui, deux ans plus tôt, était accepté comme fatal. Chez M. Dufaure, chez M. Waddington, chez M. Léon Say, on retrouve ces sentiments peu favorables à M. Gambetta apparus, d'abord, chez M. Jules Simon et M. Jules Grévy. Ils se plaignent tous d'une espèce de surveillance fâcheuse ou de pression occulte qui s'exerce sur leurs moindres actes. La présidence de la Chambre est décidément un refuge périlleux. Du fauteuil, M. Gambetta peut mesurer la hauteur de la roche tarpéienne. Tout le monde le sent menacé, et, lui-même, après de longues hésitations et incertitudes, entend sonner l'heure des grandes résolutions, l'heure où il faudra se jeter eu personne au fort du combat et rétablir, par des coups d'éclat et d'éloquence, les affaires compromises. Rien n'est perdu si l'homme courageux et ardent que les honneurs n'ont pas amolli reparaît à la tête de ses troupes. A supposer que les deux années de la présidence lui aient enlevé quelque chose de son action parlementaire, elles ont accru son autorité sur le pas et au dehors. Il a été mis en relations avec les personnages européens ; il a déjeuné avec le prince de Galles, correspondu avec Bismarck, traité les ambassadeurs et les personnages de marque. Bien des préventions sont tombées, bien des barrières ont été abaissées. L'Europe s'est habituée à lui. Sa physionomie a pris un aspect nouveau et se caractérise par le calme et la maîtrise. Il a grossi, il se plaint de malaises fréquents. Je tousse, je tremble et je m'ennuie, écrit-il en octobre 1880. Mais, de tout cela, rien ne semble inquiétant. Il y a, seulement, dans soit allure quelque chose de ralenti. de posé. C'est la maturité. L'homme d'État se substitue au chef de parti. Les grandes affaires, et notamment les affaires extérieures, ne sont pas matière a improvisation : il le sent ; il les surveille et il se surveille. Ou tonnait ses hésitations au sujet du congrès de Berlin, au sujet de l'entrevue avec Bismarck. En ce qui concerne les affaires coloniales, qui s'engageaient alors, il tient encore son opinion en suspens. On lui reproche d'avoir, dans certaines questions (les affaires de Grèce, par exemple), une politique personnelle. Il suivait depuis longtemps, avec une attention marquée et sur des renseignements particuliers, les affaires d'Égypte. En un mot, son aptitude naturelle le portait à l'étude approfondie des rapports des peuples entre eux. Il comble des lacunes ; il se prépare et s'essaye, n'ignorant pas que le chef du gouvernement attendu par le pays donnera là sa mesure. Gay, malgré tout, il pense que son heure ne peut plus tarder. Il aura raison des obstacles et des résistances. Quelque chose lui reste qui fait son optimisme : la confiance du pays. De cela, il ne doute pas. Personne n'avait été aussi haut, dans l'opinion, depuis M. Thiers ; son nom est dans toutes les bouches. Il a gagné ou séduit personnellement nombre de ses anciens adversaires ; mais ce n'était pas là sa vraie complète. Elle s'était faite de bouche en bouche et de cœur à cœur sur toute l'étendue du territoire français. Dans les provinces, la bataille du Seize Mai était encore vivante, et le chef, plus acclamé que jamais par ceux qu'il avait conduits à la victoire. Ceux qui avaient accepté les accusations et les invectives : le fou furieux, l'homme de Belleville, l'homme de la revanche, ceux-là ne croyaient plus à ce qu'ils répétaient encore. On le voyait sage, pondéré, appliqué. Les attaques inverses l'accusant de réaction et de dictature n'étaient guère répandues que dans la presse de Paris et n'ébranlaient pas la forte adhésion de la France[1]. Il y avait un juge suprême auquel M. Gambetta en appellerait avec confiance, le suffrage universel : Les élections étaient en perspective, et le président de la Chambre ne perdait pas de vue, tant s'en faut, ce rendez-vous prochain donné à tous devant les urnes. Personne ne connaissait comme lui l'échiquier électoral. Il savait exactement le poids, la valeur, la chance de chaque député et de ses concurrents. Selon sa formule, il avait toujours le doigt sur le pouls du pays. Le jour venu, il récolterait ce qu'il avait semé. Bourgeois, paysans, ouvriers, soldats, patriotes, tout le monde lui savait gré de ce qu'il avait donné en dévouement, en confiance, en espérance. Entre l'urne et l'électeur, l'intrigue ne se glisserait pas. Pour cette bataille suprême, il entendait ne rien négliger. La politique, le jeu des partis, c'était son affaire. Et cette affaire, il ne la laissait à personne : le pilote à la barre. L'unité du parti devant les élections causerait l'unité dans le gouvernement de la République. Ainsi, une ère nouvelle s'ouvrirait ; une réalisation complète des espoirs retardés se produirait en apportant une suite logique à l'histoire nationale. C'était à quoi il fallait tout sacrifier. Seules, les élections pouvaient imposer cette indispensable discipline ; seules, elles pourraient établir le cadre robuste de l'autorité publique. Mais à une condition, c'est qu'elles ne reflétassent pas, elles-mêmes, l'état de dislocation du parlement, qu'elles n'émiettassent pas en des milliers de compétitions, s'annulant l'une l'autre, la volonté du pays ; en un mot, qu'elles ne fissent pas de la France, à l'imitation de ce qui se passait à Paris, un miroir brisé. Or, parmi les différentes formes de scrutin, il en était une, une seule, qui permettait de poser la question avec ampleur et d'obtenir une réponse pleine, stridente, un cri électoral : le scrutin de liste ! Sur les listes, toutes les nuances du parti républicain et même toutes les nuances du parti gouvernemental et national se rangeraient, se combineraient. Sur les listes, l'union se ferait, et non ailleurs, ni autrement. Au lieu de laisser la France se déchirer en des centaines de bourgs pourris où pullulent les passions et les calculs mesquins, on l'ordonnerait dans ses quatre-vingt-neuf comices départementaux, d'où une force vive et claire jaillirait. Donc, cette forme de scrutin était nécessaire ; il fallait l'adopter sans retard : le succès, le salut, étaient là ! Ainsi, peu à peu, dans l'esprit du président de la Chambre, futur président du conseil, les voiles se déchiraient ; les questions se sériaient, comme il disait encore, à leur rang d'importance et d'opportunité. En même temps qu'il en préparait la solution et qu'il en dirigeait la propagande, il se soulevait à demi pour descendre sur l'arène et il fixait d'avance, en son esprit, les points où se porteraient ses prochaines et nécessaires interventions[2]. M. de Freycinet ayant glissé du ministère plutôt qu'il n'en était tombé, sa disparition ne changeait pas beaucoup les choses : le cabinet restait debout. M. Varrov, ministre des travaux publics, et l'amiral Jauréguiherry suivirent, seuls, le président du conseil dans la retraite. M. Jules Ferry fut appelé par M. Jules Grévy. Il recueillit la présidence, tout en restant ministre de l'instruction publique (23 septembre). Trois portefeuilles étaient vacants : affaires étrangères, travaux publics et marine. Pour les affaires étrangères, le choix n'était pas des plus faciles. Peu d'hommes politiques avaient, dans le parti républicain, les aptitudes, les titres ou la réputation nécessaires. On prit, au Sénat, l'ancien secrétaire de M. Thiers, son collaborateur dévoué, un vieillard de réelle distinction d'esprit, savant, célèbre par sa traduction d'Aristote et ses études suites religions orientales, ni diplomate ni orateur, mais qui s'était signalé pourtant dans les discussions récentes par des initiatives indépendantes, M. Barthélemy Saint-Hilaire. Ce n'était pas un ami de M. Gambetta : il nourrissait, dans le silence, des humeurs chagrines et n'était pas disposé à accepter certaines ingérences. Il fut fortement entouré, par M. le baron de Courcel à la direction des affaires politiques et par M. René Millet à la direction du cabinet. Au ministère des travaux publics, le sous-secrétaire d'État, Sadi Carnot, remplaça M. Varroy. Portant un des noms les plus glorieux de la République, fils d'Hippolyte Carnot. qui figurait, parmi les Henri Martin, les Charton, les Duclerc, dans la phalange la plus respectable des survivants de 1848, se signalant, lui-même, dès l'Assemblée nationale, comme secrétaire de l'union républicaine et par de nombreux travaux parlementaires, M. Sadi Carnot, honnête, laborieux et sûr, était une des personnalités les plus honorables du parti républicain Il ne faisait partie d'aucune coterie. M. l'amiral Cloué, ministre de la marine, était un esprit distingué, ancien attaché naval à Londres, qu'on représentait comme appartenant au monde hostile à la République. M. Horace de Choiseul fut sous-secrétaire d'État aux affaires étrangères, et le brillant orateur girondin. M. Raynal, sous-secrétaire d'État aux travaux publics. C'était encore une nouvelle promotion. Le premier souci du nouveau cabinet venait de la politique étrangère. Depuis le discours de Cherbourg, on affectait, au dehors (et, par contre-coup, dans les polémiques intérieures), de représenter la France comme nourrissant des velléités offensives il l'égard de l'Allemagne. A la suite du discours de Montauban, le Temps voyait, en M. de Freycinet un défenseur résolu de la politique pacifique. Lui disparu, la France sortirait-elle de son recueillement Les affaires d'Orient trairaient toujours. D'autre part, des complications se produisaient t Tunis, qui excitaient la méfiance de l'Italie. Une partie très serrée se jouait là-bas entre les consuls des deux puissances. Des bruits de toute nature étaient répandus, selon le mot de M. Gambetta, dans la presse de tous les pays. Le moins qu'on puisse dire, c'est que la situation paraissait troublée. Dès le 24 septembre, M. Barthélemy Saint-Hilaire crut devoir adresser aux agents diplomatiques une circulaire qui fut publiée au Journal officiel : Jamais la France n'a attaché plus de prix au maintien de la paix... Ce système inauguré par la sagesse de M. Thiers, dont j'ai été longtemps l'ami, a été suivi avec constance depuis dix ans... Nous resterons fidèles à cette heureuse tradition... etc. On fit confirmer ces sentiments dans un discours que M. Sadi Carnot tint, le 10 octobre, en présidant les fêtes d'inauguration de la statue de Jeanne d'Arc à Compiègne : Nous voulons ardemment conserver à la France cet inestimable bienfait de la paix, au dehors comme au dedans. Le cabinet débutait dans des circonstances difficiles : des attaques violentes, visant la vie privée du général de Cissey, ancien président du conseil et ancien ministre de la guerre, prétendaient que certains secrets intéressant la défense nationale avaient été livrés à une certaine baronne de Kaulla, amie du général. Le procès intenté par le général de Cissey au Petit Parisien et à l'Intransigeant eut pour résultat la condamnation de ces deux journaux. Mais l'opinion publique, passionnée pour ce scandale, avait imposé au général Farre, ministre de la guerre, la mise en disponibilité du commandant du 11e corps, par mesure disciplinaire. Une enquête fut ordonnée, plus tard, par la Chambre, sur les actes du général de Cissey comme ministre de la guerre et n'aboutit pas davantage. La démocratie s'essayait à ces affaires bruyantes, qui allaient amuser, passionner, fausser trop souvent la vie politique et la vie sociale. Quelques mutations dans le haut personnel se produisent, comme à l'ordinaire, lors des changements de ministère. M. le baron Boissy d'Anglas est nommé ministre de France an Mexique ; M. Patenôtre, ministre de France en Suède et Norvège ; M. le comte de Moüy, ministre de France à Athènes, en remplacement de M. le baron Des Michels. A la cour des comptes, M. Bethmont, vice-président de la Chambre, remplace, comme premier président, M. Petitjean ; nomination qui provoque la démission d'un personnage destiné, plus tard, à une sorte de célébrité, M. Humbert. Cependant, les partis prenaient position à l'égard du nouveau cabinet. La droite perdait, il est vrai, de sa force : dans la dislocation du bonapartisme, proclamée officiellement après une réunion tenue au cirque Fernando, par les lettres échangées entre le prince Napoléon et les partisans de son fils, le prince Victor, plusieurs membres considérables du parti, M. Raoul Duval, M. Dugué de La Fauconnerie, commençaient le mouvement des premiers ralliés vers la République[3]. Le comte de Chambord essayait sans succès d'appeler à lui les débris du bonapartisme autoritaire. Seule, la question religieuse faisait, entre ces espoirs déracinés, un dernier lien. A gauche, les sentiments étaient plus ardents que jamais. En vain, M. Floquet, dans un discours prononcé à Valence[4], travaillait à maintenir l'union, sans abandonner le programme des réformes nécessaires au progrès de la République : en vain il relevait, avec une grande bonne foi, les allégations erronées au sujet des prétendues tendances belliqueuses de M. Gambetta, la campagne était engagée, avant même que le parlement fût réuni, à la fois contre le président de la Chambre et contre le cabinet. On les jetait l'un contre l'autre pour les user l'un par l'autre. C'est M. Clémenceau qui ouvre le feu : Le gouvernement n'est pas dans le ministère... Des Chambres ? Pas question ! Ainsi se reconstitue le pouvoir personnel, moins la franchise ; ainsi s'établira la dictature oblique. Et il se trouvera un journal républicain (la République française) pour ériger en doctrine l'obéissance l'homme qui a le privilège d'être le récepteur de l'opinion. Le cabinet, serré et étranglé en quelque sorte entre les critiques et les prétentions contradictoires, n'a de ressources que dans l'action. L'exécution des décrets lui offre une occasion. Du 30 octobre au 6 novembre, ils sont appliqués aux congrégations non autorisées. Un grand effort avait été fait par Rome, par les évêques, par les intermédiaires les plus autorisés, pour obtenir quelque, répit ou quelque adoucissement. En fait, les congrégations d'hommes sont seules frappées ; mémo les congrégations d'étrangers, soutenues par les ambassades, furent épargnées. Cependant, 261 communautés d'hommes comptant 5.643 religieux furent dispersées. Les incidents furent relativement peu graves et peu nombreux. Sur certains points, à Montpellier, à Poitiers, les évêques, en habits pontificaux, excommunièrent les agents du gouvernement ; à Frigolet, à Solesmes, à Tarascon, les portes des couvents étant fermées ; il fallut requérir la troupe. Les défenseurs des congrégations recoururent, pour la plupart, à la voie judiciaire et portèrent plainte contre les préfets et les commissaires de police chargés de l'exécution. Mais les précautions étaient prises : le tribunal des conflits évoquait l'affaire. Le 22 décembre 1880, un arrêt de principe déclarait que l'autorité judiciaire ne peut, sans méconnaître le principe de la séparation des pouvoirs, connaitre d'une poursuite dirigée en réalité contre un acte administratif... Le dernier mot restait au gouvernement. On essaya de créer un mouvement de protestation parmi les magistrats et les fonctionnaires. Le pays, dans sa grande majorité, resta indifférent. Les protestataires furent remplacés et les protestations tombèrent dans le silence. Les Chambres rentrent, le 9 novembre. Le président du conseil lit la déclaration ministérielle ; M. J. Ferry pose carrément les questions : Il faut que l'entente soit complète entre la majorité et le cabinet. Nous ne saurions nous contenter d'une confiance apparente et d'une approbation précaire. Nous ne voulons pas que la majorité nous subisse ou nous tolère...[5] Accueil froid, à la Chambre comme au Sénat. M. Jules Ferry demande à la Chambre d'aborder immédiatement la discussion des lois sur l'enseignement. Mais, sur l'insistance de M. Waldeck-Rousseau qui, par un discours extrêmement habile, fonde sa réputation, la priorité pour les lois scolaires n'est pas accordée. Le débat sur la magistrature est mis en tête de l'ordre du jour. Le ministère est battu. Il donne sa démission. Dans l'intervalle des deux séances, les choses finissent par s'arranger. M. Gambetta a fait sentir sa force ; il contient ses amis. Répondant a une interpellation de M. Louis Legrand (11 novembre), M. Jules Ferry s'explique adroitement sur la crise et sur le programme du cabinet. On ne veut en venir aux extrêmes. Malgré une intervention très vive de M. Clémenceau, un ordre du jour, signé par les membres notoires des gauches et par les amis de M. Gambetta, maintient le cabinet, par 280 voix contre 149. Quelques membres du parti radical se sont abstenus. Aussitôt, par la loi d'opposition alternative qui est la fatalité du gouvernement il cette époque. le cabinet est obligé de l'aire face, en sens contraire, au Sénat. Le 15 novembre, M. Buffet interpelle le gouvernement sur la crise ministérielle et sur l'exécution des décrets. Après M. Buffet, M. Jules Simon. On essaie de glisser la pointe entre M. de Freycinet et M. J. Ferry. L'ordre du jour de M. Jules Simon est ainsi conçu : Le Sénat, regrettant que la politique de conciliation qui avait été d'abord adoptée par le gouvernement sous l'inspiration de M. de Freycinet n'ait pas été suivie et dans l'espoir qu'elle le sera à l'avenir, passe à l'ordre du jour. En réponse au discours de M. Jules Simon, agressif et implacable, le Sénat entend la parole fière de M. Jules Ferry et la parole aussi habile que loyale de M. de Freycinet : ce fut, pour celui-ci, à la fois un succès de franchise et un succès de sagesse. Il ne voulut pas se prêter à la politique anecdotique... Par 143 voix contre 137, le Sénat adopte l'ordre du jour pur et simple, dont le cabinet se contentait. Cependant, la Chambre discutait longuement la loi sur la magistrature. Ce fut une belle joute oratoire où éclata une floraison nouvelle d'orateurs, celle qui devait illustrer bientôt la jeune République parlementaire, les Waldeck-Rousseau, les Ribot, les Coblet. M. Ribot et M. Goblet défendaient l'inamovibilité de la magistrature. M. Waldeck-Rousseau soutenait la thèse de la nouvelle investiture. C'était la thèse politique, la thèse de M. Gambetta et de l'extrême gauche, la thèse jacobine et autoritaire. Le projet fut, adopté le 22 novembre[6]. En somme, le ministère s'était raffermi. Il eut assez facilement raison des interpellations agressives de l'extrême gauche, visant en particulier l'amiral Cloué (25 novembre). Il lui restait encore à s'expliquer sur sa politique extérieure. Des interprétations erronées, des insinuations fâcheuses qui s'étaient produites au moment de la démission de M. de Freycinet, un certain flottement était resté dans l'opinion. Un débat engagé au Sénat, sur une question de M. de Contant-Biron à propos du budget des affaires étrangères, et une interpellation de M. Jules Delarosse (2 décembre) à la Chambre, permirent au gouvernement de dissiper les inquiétudes. L'ordre du jour de confiance fut adopté par 293 voix contre 96. Les deux Chambres se remirent plus paisiblement à leur travail courant, c'est-à-dire aux projets de lui sur l'organisation de l'enseignement primaire et à la préparation du budget de 1881. II C'est l'époque des grands débats sur les fameuses lois scolaires. Ici, M. Jules Ferry est sur son terrain. Il tient en main la Chambre et l'opinion. Les trois idées maitresses de la réforme primaire : gratuité, obligation, laïcité, font l'objet de deux projets de loi : ils seront longuement discutés par les deux Chambres, dans cette fin d'année 1880. Un débat qui touche aux fibres les plus sensibles de l'aine française, passionne le pays. M. Jules Ferry a, pour accomplir la tâche qu'il s'est proposée, deux collaborateurs : l'un parlementaire, M. Paul Bert, président ou rapporteur des commissions spéciales, et l'autre administratif, M. Ferdinand Buisson, directeur au ministère de l'instruction publique. Mais l'œuvre ne lui appartient pas moins en propre. Elle dormait en sa pensée depuis longtemps. Le 10 avril 1870, à la salle Molière, M. Jules Ferry avait prononcé un discours sur l'égalité d'éducation. Il disait : Je me suis fait un serment : entre toutes les nécessités du temps présent, entre tous les problèmes, j'en choisirai un auquel je consacrerai tout ce que j'ai d'âme, de cœur, de puissance physique et morale : c'est l'éducation du peuple[7]. Ce serment, M. Jules Ferry le tenait dix ans plus tard. La nécessité de refondre l'enseignement du peuple, de réformer par l'instruction et l'éducation la mentalité du pays, s'était emparée des esprits, dès les premiers revers : Guizot écrivait, en 1873 : Le mouvement en faveur de l'enseignement obligatoire est sincère, sérieux, national ; et Augustin Cochin, avec plus de force encore : La question de l'obligation légale est de celles que la guerre avec l'Allemagne a tranchées. La consécration du suffrage universel et l'avènement du système démocratique faisaient de cette nécessité une loi, Comment admettre que l'électeur ne sache pas lire le bulletin qu'il déposera dans l'urne ? Personne n'eôt soutenu que l'instruction Mt un mal, et la droite disputait à la gauche le mérite des initiatives et des efforts. Mais on ne put s'entendre sur les conditions et les doctrines de cette réforme si évidemment nationale. L'esprit de discorde, qui est, trop souvent, l'esprit politique, envenima et faussa les débats. Tous les partis se réclamaient de la liberté et de la tolérance : ils se ruaient à l'envi dans la fureur et la superbe. A la lumière des faits accomplis, l'homme qui parait sage, modéré, malgré une certaine promptitude de parole, provoquée trop souvent par l'aiguillon de l'attaque, c'est M. Jules Ferry. Il exprimait sa véritable pensée, la pensée de toute sa vie, lorsqu'il disait aux instituteurs, en mai 1881 : Le président du conseil se croirait déshonoré s'il faisait jamais de l'école la servante de la politique, et c'est la République elle-même qui pourrait être singulièrement compromise si l'on pouvait dire, : Voilà un gouvernement qui fait les élections avec les instituteurs comme ceux qu'il a remplacés ont essayé de le faire avec les curés... Et, quand il écrivait : Rien n'est plus désirable que l'accord du prêtre et de l'instituteur... Tous deux sont revêtus d'une autorité morale... Un tel accord vaut bien qu'on fasse, pour l'obtenir, quelques sacrifices. Donc, on avait en vue cet idéal l'accord des deux maîtres de morale ; mais on ne sut pas le ménager. Les circonstances, la disposition des esprits, le caractère national vif et querelleur, l'indiscipline du temps ne s'y prêtèrent pas. C'est trop de demander aux hommes la patience de la vie commune... Pourtant, s'il est une fleur sur laquelle tous devraient se pencher, d'un même geste attendri, c'est l'enfance. Elle est pareille à l'espérance. L'enfant, c'est l'avenir : or, l'avenir n'est à personne. Pourquoi l'accaparer, cette jeune âme, avant même qu'elle ait conscience d'elle-même ? Sons prétexte de l'élever, on l'abaisse si on lui apprend, d'abord. la haine. Faire de son premier geste un geste de menace ! Lui léguer, comme un précieux héritage, la momie des vieux cadavres et des querelles mortes ! On excite l'une contre l'autre les deux jeunesses. Ces joueurs de barres apprennent, des hommes d'État et des hommes d'Église, que leurs camps sont deux armées ! M. Jules Ferry croyait éviter l'écueil de la perpétuité des haines et s'arracher à la secte. Il disait : Il n'est pas de conscience plus vénérable que celle de l'enfant. Ses sentiments ne peuvent être mis en doute : mais l'entreprise était pleine de difficultés. Les lois qu'il propose, les lois Ferry, s'inspirent de la philosophie du XVIIIe siècle. Leur doctrine, c'est l'optimisme. Nous croyons à la rectitude naturelle de l'esprit humain, dit-il en s'adressant aux membres de la droite qui le combattent, au triomphe définitif du bien sur le mal, à la raison et à la démocratie ; et, vous, vous n'y croyez pas... Le livre et la puissance de se l'assimiler sont considérés par vous et par nous à deux points de vue très différents. Pour nous, le livre, quel qu'il soit, c'est l'instrument fondamental et irrésistible de l'affranchissement de l'intelligence. Sa doctrine oppose les livres à un livre, la libération des savoirs aux servitudes de la tradition. Dans le discours initial de 1870, M. Jules Ferry rappelle qu'il a reçu le coup de fondre de l'inspiration, trouvé la voie de sa conversion en rencontrant, dans l'œuvre de Condorcet, ce plan magnifique et trop peu connu d'éducation républicaine, avec ses trois étages, correspondant à nos trois ordres d'enseignement, avec la même morale de l'éducation, c'est-à-dire l'art de faire des hommes et des citoyens de la base jusqu'au sommet[8]. Cet édifice a un objet social et civique : il aura donc un caractère social et civique. La cité a un droit sur l'enfant. Elle représente le permanent et l'avenir, tandis que la famille représente sinon ce qui est passé, du moins ce qui passe. On ne peut rompre, sans une volonté énergique, le lien de la cité ; ceux de la famille se dénouent : Tu quitteras ton père et ta mère. Travaillons pour la cité et en vertu du droit de la cité. Cette thèse est exprimée dans sa forme absolue, et dans toute sa rigueur exclusive, au cours du débat, par le rapporteur, M. Paul Bert : C'est chose grave et qui mérite qu'on y réfléchisse, de venir placer la loi au foyer de la famille, entre le père et l'enfant pour ainsi dire... Mais je prie ceux qui en sont frappés de se retourner et d'envisager l'autre face, de considérer non plus l'intérêt du père de famille, sa volonté, son caprice plus ou moins excusable, mais de considérer l'intérêt général de la société. Vaut-il redire encore combien l'instruction publique est cause de prospérité matérielle et morale pour In société ? Faut-il répéter ces banalités — s'il est permis de donner à ces vérités éternelles cette caractéristique irrespectueuse ; faut-il répéter que la richesse sociale augmente avec l'instruction, que la criminalité diminue avec l'instruction, qu'un homme ignorant, non seulement est frappé d'infériorité personnelle, mais qu'il devient ou peut devenir, pour l'intérêt social, une charge et un danger ? Si l'intérêt de la société est ainsi engagé, si l'intérêt de l'enfant est ainsi compromis, que devient le caprice ou la mauvaise volonté du père de famille ? Il a contre lui l'intérêt de l'État et l'intérêt de l'enfant ? La société, la nation a un droit et un devoir d'enseignement sur les générations futures. Elle a le droit d'imposer : d'où l'obligation ; elle a le devoir de livrer cet enseignement : d'où la gratuité ; elle a, tout ensemble, le droit et le devoir de faire respecter les croyances diverses : d'où la laïcité. Ces trois principes sont depuis longtemps les trois
pointes du triangle républicain. Puisque les hommes du parti étaient aux affaires,
c'était fidélité et logique, de leur part, de les appliquer. Le premier cri pons4,
dès les temps de l'Assemblée nationale, l'id celui de M Gambetta, il Grenoble
: Instruire la démocratie pour préparer l'avènement
des nouvelles couches sociales. M. Barodet avait rédigé un projet dans lequel il cherchait à réaliser la triple formule. Une commission, dont M. Paul Bert est président et rapporteur, reprend la proposition Barodet, la refond, la remanie et crée une sorte de code de l'enseignement primaire en 109 articles qui, tenant compte à la fois des desiderata théoriques et des nécessités pratiques, jetait les bases solides d'un édifice harmonique et complet. Le rapport de M. Paul Bert fut déposé à la Chambre le 6 décembre 1879. L'esprit du projet est expliqué ainsi qu'il suit par son auteur : Par la suppression des matières religieuses de l'enseignement public, on assurait la liberté de conscience de l'enfant, celle du père de famille et celle de l'instituteur. Par l'obligation, on rappelait au sentiment de leur devoir les pères de famille presque indignes de ce beau nom ; par la gratuité, on établissait, dès l'école, les sentiments de l'égalité civique. Par le mode de recrutement des instituteurs, leur hiérarchisation nouvelle, l'amélioration de leur situation matérielle, la régularisation de leur code disciplinaire, on augmentait leur indépendance, leur sécurité et, par suite, leur dignité. Par la suppression de la lettre d'obédience, on rétablissait le principe de l'égalité devant la loi. Par la laïcisation du personnel enseignant, on confiait l'instruction publique à des fonctionnaires qui n'obéissent qu'à la loi civile et ne reçoivent d'ordre que de leur supérieur hiérarchique. Par la réorganisation des conseils départementaux et de l'inspection de l'enseignement primaire, on mettait le sort de cet enseignement entre des mains véritablement compétentes et, sans porter atteinte à la liberté d'enseigner, on reprenait ce droit à la surveillance de l'éducation de tous les enfants de France, trop longtemps abandonné par la nation. Ainsi une pensée unique animait tout cet ensemble de dispositions, reliant et résolvant tant de questions, en apparence disparates. Ce projet, ample et logique, émanant de la commission, ne fut pas adopté par le gouvernement. On désirait, évidemment, atténuer l'effet en modérant l'intervention législative. Non sans quelque résistance, la commission suivit le gouvernement. En 1876, le chiffre des enfants fréquentant les écoles publiques laïques s'élevait à 2.337.193 (garçons et filles), plus 311.369 fréquentant les écoles laïques privées ; les élèves des écoles congréganistes publiques étaient au nombre de 1.698.289, plus 440.084 pour les écoles congréganistes privées. Donc, 2 millions d'élèves dans les écoles congréganistes pour 2.600.000 élèves seulement dans les écoles laïques. Puisque l'objet des lois nouvelles était de modifier cet état de choses et de ressaisir, selon le mol de Paul Bert, le droit à la surveillance de l'éducation des enfants de France, on comprend l'ardeur et la vivacité avec lesquelles les projets de lois furent combattus par la droite catholique. Faisant flèche de tout bois, on déploya, un peu au hasard, une nuée d'objections : arguments de doctrine et arguments de méthode, considérations morales, matérielles, financières. L'État n'aurait pas les ressources, les moyens ni le personnel nécessaires ; il accablait la nation d'un fardeau qu'elle ne pourrait supporter. Il violait les droits du père de famille. Il créait l'école athée, l'école sans Dieu, l'école contre Dieu ; les auteurs de la réforme n'avaient en vue qu'un instrument politique : on attentait gravement à la constitution morale du pays ; pas de morale sans Dieu. Ces lois étaient une œuvre de tyrannie, un acte de persécution ; elles ramenaient la France à l'époque des guerres civiles ; elles préparaient une ère de désordre, de licence, avec, pour aboutissant, l'anarchie. Le premier projet discuté par la Chambre des députés avait été mis à l'ordre du jour, le lundi 5 juillet 1880. Il établissait la gratuité, base de tout le système : l'obligation, en effet, ne pouvait être imposée que si le père de famille était dispensé des frais de la scolarité. D'ailleurs, la rétribution scolaire, abolie dans la plupart des villes depuis la loi de M. Duruy, ou non exigée dans les établissements congréganistes, réduite à des subsides de moins en moins nombreux dans la plupart des départements, ne représentait plus, au budget des communes, qu'une somme de 16.9oo.000 francs. En la supprimant, la loi n'opérait pour ainsi dire qu'un jeu d'écritures ; elle inscrivait, comme obligatoires, aux budgets des communes, les quatre centimes spéciaux destinés à l'instruction populaire et autorisés par la législation antérieure ; en cas d'insuffisance, l'État interviendrait par une subvention. La discussion, qui avait occupé les séances des 5, 6 et 13 juillet, fut reprise le 25 novembre, et, enfin, l'ensemble du projet fut adopté le 29 novembre. Les objections des adversaires du projet étaient les suivantes : les communes ne sont pas assez riches pour qu'il soit possible de leur imposer d'autorité de telles charges. M. de Cassagnac disait : Inscrivez les charges nouvelles au budget de l'État et nous sommes d'accord. La gratuité est un leurre, ajoutait-on ; le contribuable subira plus lourdement la charge, et si les catholiques prétendent soutenir leurs écoles, ils paieront deux fois. Le plus habile et le plus autorisé des adversaires de la loi, à la Chambre, fut Mgr Freppel, évêque d'Angers, qui, après des débuts contestés, s'assurait une situation éminente parmi les orateurs de la droite. D'origine alsacienne, avant joué le rôle le plus honorable pendant l'invasion allemande, patriote, ultramontain, âme chaude, esprit loyal et prompt, Mgr Freppel donnait, par son langage simple, nerveux, familier, l'impression très moderne d'un évêque de combat. Il déploie à la tribune son éloquence vigoureuse et ce mouchoir ronge dans lequel les éclats de son grand nez retentissent comme la trompette de Jéricho... Ce n'est assurément, ni une intelligence très haute ni une nature très fine ; l'ensemble pourtant est savoureux. Il a, si je puis dire, une éloquence houblonneuse, qui sent la bière natale, épaisse et nourrissante, parfois amère[9]. MM. Jules Ferry et Paul Bert répondirent à Mgr Freppel, à MM. Beaussire, Ferdinand Boyer. Ils attestent la force du courant qui, depuis de longues années, pousse le pays vers la gratuité. L'objection principale contre la rétribution scolaire, c'est qu'elle divise, dans les communes rurales, les enfants en riches et pauvres, et qu'elle porte ainsi atteinte à l'égalité naturelle. La neutralité étant assurée à l'école publique, les enfants ne peuvent être empêchés par la préoccupation confessionnelle. Quant à la dépense, évaluée à 40 millions, elle sera couverte par des centimes additionnels, par diverses ressources locales et par les subventions de l'État, qui seront désormais inscrites au budget. La rétribution scolaire est le plus mauvais de tous les impôts. C'est un impôt inique, non proportionnel. Il frappe au rebours des besoins, au rebours de la fortune. Il pèse d'autant plus lourdement que le père de famille a donné plus d'enfants à la patrie[10]. Le projet de loi fut voté, le 29 novembre, par 356 voix contre 120. Il fut déposé au Sénat le 7 décembre. Le Sénat le vota, à son tour, dans sa séance du 17 mai 1881, sur le rapport de M. Ribière, en n'y apportant que de légères modifications. Celles-ci furent ratifiées par la Chambre le 11 juin, et la loi fut promulguée le 16 juin 1881. Ce n'était qu'une amorce et comme le prologue — prologue indispensable et habilement choisi — de la pièce qui allait se jouer. Le projet de loi instituant l'obligation et la laïcité al ait été déposé par le cabinet Ferry le 20 janvier 1880. La commission s'en saisit, le fit sien, non sans d'assez graves dissentiments avec le ministre, qui se montra toujours favorable aux solutions les plus libérales. L'obligation est 'établie par l'article 4 : L'instruction primaire est obligatoire pour les enfants des deux sexes, âgés de six ans révolus à treize ans révolus. Mais la fréquentation des écoles publiques n'est pas imposée : Elle peut être donnée, soit dans les établissements d'instruction primaire ou secondaire, soit dans les écoles publiques et libres, soit dans les familles, par le père de famille lui- meule ou par toute autre personne qu'il aura choisie... Le caractère, et notamment le caractère laïque de l'enseignement public, est déterminé par l'énumération des matières de l'enseignement (art. Ier) : L'instruction primaire comprend : l'instruction morale et civique, la lecture et l'écriture, la langue et les éléments de la littérature française ; la géographie, particulièrement celle de la France ; l'histoire, particulièrement celle de la' France jusqu'à nos jours ; quelques notions usuelles de droit et d'économie politique : les éléments des sciences naturelles, physiques et mathématiques, leurs applications à l'agriculture, à l'hygiène, aux arts industriels ; travaux manuels et usage des outils des principaux métiers ; les éléments du dessin, du modelage, de la musique ; la gymnastique ; pour les garçons, les exercices militaires ; pour les filles, les travaux à l'aiguille... Programmes un peu chargés peut-être, et dont l'aspect encyclopédique rappelle les origines de la réforme. Le caractère laïque résulte encore des prescriptions suivantes : La loi ne permet pas que l'instruction religieuse soit donnée dans l'intérieur de l'école ; elle retire aux membres du culte le droit d'inspecter les écoles, droit que la loi du 15 mars 1850 leur avait reconnu, mais elle autorise et favorise la simultanéité de l'enseignement religieux et de l'enseignement laïque en déclarant (art. 2) : Que les écoles primaires publiques vaqueront un jour par semaine, en outre du dimanche, afin de permettre aux parents de faire donner, s'ils le désirent, à leurs enfants l'instruction religieuse, en dehors des édifices scolaires. La discussion du projet de loi s'engagea à la Chambre, le 4 décembre 1880, par un discours du rapporteur, M. Paul Bert. M. Paul Bert est un Bourguignon, rond, vif, alerte et bien tangué. Né à Auxerre, dont le proverbe dit : Auxerre, vignerons diligents, tel il fut, en effet ; levé de bon matin, et des premiers dans la vigne. Etudiant en médecine, docteur es sciences, professeur en Sorbonne, réussissant partout ; vivant, vibrant, confiant, sympathique, avec sa figure ouverte, son œil vif, ses larges épaules, une allure et un entrain du diable, une verve de bon garçon et de brave homme. Toute sa philosophie se résume en un mot : la Science ; parmi les sciences, il fonde presque uniquement son espoir sur les sciences naturelles. A aucune époque, l'homme ne compta autant sur son cerveau que quand il le reconnut de nième nature que celui du gorille. En s'enfonçant dans le déterminisme universel, il prétendit le dominer. Avec le compas qui mesurait les crânes, il prenait le point de l'univers. Paul Bert était le clerc et un peu le clairon de cette école. Carabin, vivisecteur, matérialiste, comme on disait alors, adoptant et adaptant Darwin, se réclamant des grands maitres de l'expérimentation, Claude Bernard et Pasteur, il avait résonné à toutes les vibrations du siècle. Aussitôt après la guerre, son âme généreuse se donne à M. Gambetta. Il se jette corps perdu dans la politique. Entré, en i874, à l'Assemblée nationale, il y devient l'homme de science du parti, M. Gambetta lui confie le feuilleton scientifique de la République française. Dans les discussions, on appréciait sa chaleur d'âme, son esprit résolu et ses formules promptes. La main à la pâte, il savait préparer le pain quotidien des assemblées ; ne boudant ni sur la besogne ni sur les besognes, il se chargea de refaire les Provinciales contre les jésuites et porta, un jour, le fameux toast à la destruction de tous les phylloxéras. Il restait rue Guy-de-la-Brosse et voisinait avec le Disciple de Paul Bourget. Ne compte-t-il pas parmi les maitres de ce Paul Boutheiller qui endoctrinait, d'après les principes de Hegel, l'escouade des Nancéens : Le monde est une cire à laquelle notre esprit, comme un cachet, impose son empreinte. Fier de sa vigueur, de sa technique, de son courage, il avançait dans la vie, la crinière au vent, comme un jeune lion. Il avait l'entrain des esprits absolus et aussi leur candeur. Il se dévoue, avec un grand zèle, à toutes les œuvres appelées à soutenir, selon les données de la doctrine démocratique, la France abattue : préparation militaire, entreprises politiques et coloniales et surtout lois scolaires. Président de la commission, il se prononça toujours pour les solutions les plus énergiques. Quand il s'agit de proposer la loi d'obligation et de laïcisation, ce fut lui qu'on désigna pour livrer l'assaut. Toujours sur la brèche, il prononça, le 4 décembre 1880, le discours qui couronna le long effort. Sa thèse, c'est la supériorité de la morale universelle : ... la morale universelle, toujours une, toujours identique, au milieu des variations innombrables que lui imposent les temps, les lieux, les races ; éternelle et non suspendue à telle ou telle croyance religieuse, parce qu'elle pousse des racines au fond de la conscience humaine. Que dira l'instituteur ? L'instituteur dira à l'enfant : tu ne mentiras pas ; cela est mal, parce que tu te dégrades à tes propres yeux, parce que tu te dégrades aux yeux de tes camarades : tu ne mentiras pas au nom de ta dignité, au nom de ton propre intérêt et de celui des autres... Que dira le prêtre ? La même chose d'abord, puis il ajoutera ceci : tu ne dois pas mentir parce que Dieu l'a défendu ; tu ne dois pas mentir parce que un jour, le créateur de toutes choses, le maître du ciel et de la terre est apparu à Moïse, son serviteur fidèle, et lui a remis, gravées sur les tables de la loi, en caractères de feu, ces paroles : Tu ne mentira pas ! Du moins l'enseignement dogmatique ne sera pas seul à donner l'enseignement moral. Et cela sera juste, et cela sera bon, car l'enseignement religieux, pour porter ses fruits, suppose la foi, la foi suppose la grâce, et la grâce ne l'a pas qui veut, et combien qui, l'ayant reçue, la perdent en route ! Voilà de grosses questions bien allègrement résolues. La droite combattit le projet avec une ardeur sans égale : ce qui était en cause, ses yeux, c'était l'âme de la France. M. de La Basselière, Mgr Freppel, M. Ferdinand Royer, M. Keller, se jetèrent successivement dans l'arène. Les droits du père de famille et la part de Dieu, c'était le rond d'une argumentai ion qui n'ébranlait que les convaincus. On invoquait la liberté et la tolérance... Trop tard. La tolérance, après les abus des âges antérieurs, était du côté des auteurs de la loi, s'ils savaient se contenir et se modérer. M. Jules Ferry disait, en défendant : Notre loi est toute faite de contrainte, mais de contrainte morale. Il disait, en défendant la laïcité : La neutralité confessionnelle est une neutralité qui importe désormais à la sécurité de l'État et à l'avenir des futures générations... Elle est d'intérêt général. L'ensemble de la loi fut voté, le 24 décembre, par 329 voix contre 134. Elle fut discutée au Sénat le 3 juin suivant. Le débat philosophique s'engagea, à nouveau, devant la haute Assemblée. Si l'esprit d'une époque s'est jamais manifesté clairement, c'est dans ces joutes, où les champions des idées contraires ne ménagèrent rien et jouèrent leur va-tout. Un amendement de MM. le duc de Broglie et Ravignan demandait l'adjonction, aux matières des programmes, des mots : instruction morale et religieuse. M. Jules Ferry précise sa pensée : Est-ce que jamais, quand j'ai en l'honneur de parler au nom du gouvernement, est-ce que jamais, avant que j'eusse l'honneur de diriger les affaires publiques, est-ce que jamais, comme député, comme philosophe, on m'a entendu proférer une parole d'outrage sur la foi d'un citoyen français ? J'ai toujours pensé, quant à moi, qu'il n'est pas d'un homme politique, d'un homme de gouvernement, de déclarer, directement ou indirectement, la guerre à la conscience d'un si grand nombre de nos concitoyens. J'ai toujours pensé que l'ouvre du gouvernement de la République n'est point œuvre de sectaires ; que nous n'allons ni le devoir ni le droit de faire la chasse aux consciences... que nous sommes institués pour défendre les droits de l'Etat contre un certain catholicisme qui n'est pas le catholicisme religieux et que j'appellerai le catholicisme politique... Uni, nous agnus voulu la lutte anticléricale, mais la lutte antireligieuse, jamais, jamais ! M. Jules Simon intervient ; il dépose, à son tour, un amendement. L'ombre de Victor Cousin plane sur lui : Les maîtres enseignent à leurs élèves leurs devoirs envers Dieu et envers la Patrie. Dans cette mémorable séance, écrit M. Rambaud[11], on vit en présence deux doctrines philosophiques : la doctrine déiste, soutenue par M. Jules Simon, et la doctrine positiviste, à laquelle se rattachait M. Jules Ferry. — Quel Dieu ? Voilà la seule réponse de M. Jules Ferry à M. Jules Simon. Charger l'instituteur d'enseigner les devoirs envers Dieu, à côté du prêtre, qui a la même mission, n'est-ce pas instituer, en face de l'autre, deux professeurs de religion ? Et alors ce cri, d'un ton si haut et, au fond, si respectueux : Il ne s'agit pas de voter ici pour ou contre Dieu, on ne voie pas Dieu dans les assemblées. L'amendement Jules Simon fut adopté par 139 contre 126. Le projet de loi était, ainsi, renvoyé à la Chambre, qui ne put le discuter avant les élections de 1881. Il devait être de nouveau débattu, enfin, sanctionné par une législature ultérieure sous un autre cabinet Jules Ferry, cl promulgué le 28 mars 1882, complétant ainsi le cycle des grandes lois scolaires qui représente, à l'intérieur, l'œuvre magistrale, à la fois l'honneur et la limite du gouvernement de Jules Ferry : œuvre religieuse, œuvre de foi, quoi qu'on en ait dit, et qui, pour de longues années, orientera, en France, le gouvernement des âmes. Ces lois, les lois Ferry, ont été complétées, plus tard, par une série de mesures législatives et administratives, notamment la loi du 30 octobre 1886, votée sous le ministère Goblet, et par les décrets organiques du 18 janvier 1887, du 7 avril 1887 et du 28 mai 1887. Ainsi, la pensée initiale se trouva pleinement réalisée. C'est le plus magnifique effort idéaliste qui ait été accompli aussi rapidement et aussi résolument dans aucun pays, et la République, pour aboutir, s'est imposé, sans compter, les plus lourds sacrifices. Seul, un ministre de la trempe de Jules Ferry pouvait concevoir une telle œuvre et la poursuivre jusqu'à l'achèvement. Depuis Napoléon, la France n'a reçu d'aucun homme d'État une telle impulsion. Pour être complet, il faudrait énumérer toutes les manifestations de la même pensée : création des écoles maternelles, des écoles manuelles d'apprentissage, des cours d'adultes, organisation de l'enseignement secondaire des jeunes filles, réforme de l'enseignement secondaire et de l'enseignement supérieur, amélioration du sort des maîtres, garanties exigées de leur préparation technique, organisation du système des bourses ; réforme du conseil de l'instruction publique, institution des conseils départementaux et des commissions scolaires ; il faudrait mentionner encore l'action constante et parallèle d'une foule d'associations, notamment de la Ligue de l'enseignement ; la multiplication des cours, conférences. voyages scolaires, la surveillance de l'hygiène, l'enseignement par l'image, par les projections, les jardins scolaires, les institutions post-scolaires ; puis, les bibliothèques, livres, méthodes ; l'action par la presse technique ; la refonte générale des manuels, la recherche de la psychologie enfantine pour la détermination des carrières et des vocations ; le tout dominé, suscité par la vigilance constante et généreuse des parlements, des assemblées départementales et communales ; il faudrait citer, enfin, l'ensemble des mesures préparant et faisant aboutir la loi de juillet 1901, qui finit par supprimer l'enseignement congréganiste, le système ayant ainsi, pendant vingt-cinq ans, évolué vers la conclusion qu'il portait dans ses prémisses. Ce quart de siècle a poursuivi, avec une persévérance indomptable son entreprise. Sa volonté, sa foi se sont manifestées non seulement par des m'ivres, mais par des monuments qui en seront, pour l'avenir, le surprenant témoignage. Dans les métropoles, dans les grandes villes, des quartiers bouleversés ont vu s'élever des Vaticans pédagogiques : Sorbonne, universités, facultés, instituts, lycées, collèges, juxtaposant ou exhaussant les uns au-dessus des autres leurs quadrilatères rectilignes, imposant, à l'époque, leur formule rigide, développant, en enfilades immenses, les laboratoires, les amphithéâtres, les salles d'enseignements divers et d'éludes que tous les arts ont illustrés. Temples élevés à la déesse sans visage, la Science ! Dans le moindre des villages, la pierre aussi a été remuée. Elle a opposé à l'église vieillie et moussue le fronton blanc du savoir laïque. Le fondateur du régime, M. Jules Ferry, désirait l'accord entre les deux principes. Il écrivait : L'instituteur ne se substitue ni au prêtre ni au père de famille ; il joint ses efforts aux leurs pour faire de chaque enfant un honnête homme. Mais cette pensée n'a pas été suivie. L'accord ne s'est pas fait. Toul au contraire, le conflit s'est aggravé et invétéré. On cherchait l'unité morale et, jusqu'ici, du moins par cette voie, on l'a manquée. Quel est le résultat des lois scolaires ? M. Levasseur l'expose d'après les statistiques : En somme, si l'on embrasse la période entière de vingt-huit ans qui s'est écoulée de 1877 à 1905, on trouve que le nombre des écoles primaires, de toute catégorie, a augmenté de 14 % (10.258 écoles de plus) ; celui des instituteurs et institutrices de 36 % (40.158 maîtres de plus) ; celui des élèves de 20 % (851.006 élèves de plus), mais en y comprenant les élèves d'Algérie qui ne comptaient pas dans les anciens dénombrements. L'enseignement public a gagné 548.000 élèves, 2.109.500 élèves de plus dans les écoles laïques ; 1.561.768 de moins dans les écoles congréganistes, et l'enseignement privé en a gagné 303.009. Il faut ajouter, à ces chiffres, 2.261 écoles maternelles, absorbant 753.708 enfants. En tout, 6.161.871 enfants recevant l'instruction dans les établissements publics ou privés. La plupart des écoles ont été reconstruites, le mobilier et l'hygiène améliorés, les maîtres mieux instruits, les programmes augmentés et mieux combinés. Au coefficient matériel, il est donc juste de joindre un coefficient intellectuel ; et ainsi se produit un total d'entrainement et d'action qui se retrouve dans l'activité des générations nouvelles, à tous les degrés de l'échelle sociale. En 1870, le budget de l'enseignement primaire était de 61 millions de francs. Il était de 94.297.000 en 1877 (non compris les contributions extraordinaires des communes) ; en 1902, il est de 236.598.000 francs (Algérie incluse) sans compter les frais de construction. Les dépenses pour constructions d'écoles, y compris les écoles normales, mais sans compter les autres bâtiments scolaires, se sont élevées à 1 milliard de francs. Donc, accroissement de 851.000 élèves en vingt-huit ans ; 96,5 conscrits sachant écrire leur nom au lieu de 85 % en 1877 ; 96,1 époux et 94,1 épouses sachant écrire leur nom en 1901, au lieu de 81,5 époux et 70 épouses en 1877. Cependant, en Bretagne et dans le centre de la France, 12 et même 17 % des jeunes gens de vingt ans ne savent ni lire ni écrire. L'obligation est loin d'être complètement observée. Sur 100 élèves inscrits, on compte, au cours de l'année scolaire 1901-1902, 79 présents le 2 décembre et 74 présents le 2 juin (chiffres fournis par les instituteurs). Dans les départements montagneux, comme la Lozère, la fréquentation tombe à 51,1 %. Est-ce bien là le succès prévu, escompté ? Est ce, par contre, comme on l'a dit, la faillite des lois scolaires ? L'éminent statisticien M. Levasseur conclut : Obligation, gratuité, laïcité, nous avons toujours pensé que si ces principes, par eux-mêmes, étaient vraiment démocratiques, ils étaient loin de résoudre toute la question de l'éducation populaire ; en effet, ils ont déplacé la dépense, et la dépense a augmenté sans qu'ils aient poussé davantage la jeunesse dans les écoles[12]. Mais, au-dessus des statistiques, d'autres résultats et peut-être d'autres conclusions apparaissent. La République a fait son devoir en offrant aux générations naissantes un vaste cadre d'instruction et d'éducation. Ce devoir, elle ne pouvait pas ne pas le remplir. Dans le monde entier, pas un gouvernement qui n'ait assumé une telle tâche. L'organisme a été mûrement conçu, fortement établi, largement pourvu. En somme, il a soulevé la masse de la nation comme un cric formidable qui l'arracherait à ses vieilles assises d'ignorance et de routine. Mais, au cas où la masse viendrait à s'appesantir de nouveau, à qui faudrait-il s'en prendre si ce n'est à la nation elle-même ? Ces pères de famille, ces communes, ces innombrables responsabilités locales, qui sont chargées de seconder l'effort législatif, l'ont-elles fait avec persévérance, avec conscience ? Toutes les volontés particulières ont-elles répondu à l'appel de la volonté générale ? Les discussions et les polémiques violentes qui ont entretenu la discorde et la zizanie n'ont-elles pas contribué au partiel échec ? N'a-t-on pas aussi quelque reproche à faire à cet esprit anti-égalitaire qui craint la présence simultanée de tous les enfants sur les lianes de l'école démocratique ? Et la dignité populaire, à laquelle faisait appel M. Paul Bert, a-t-elle été comprise, comme elle eût dû l'être, par tous les Français ? Voilà ce qui reste douteux... Peut-être les hommes de bonne foi qui prirent de telles initiatives et réalisèrent une telle œuvre, ne se sont-ils pas trompés sur la valeur de l'éducation par l'enseignement et par le livre ; mais ils ont pu se tromper sur l'efficacité des lois... Les choses ne sont pas si simples. Dans la discussion du budget de 1881, qui achève la session parlementaire, la préoccupation anticléricale se manifeste constamment et domine les débats. M. Brisson a préparé depuis longtemps et déposé, comme amendement au budget, un système fiscal qui, sous le nom de droit d'accroissement, a pour objet de soumettre les biens des congrégations, reconnues ou non, au contrôle du fisc et à une taxe représentant les droits de mutation payés par la généralité des citoyens. L'esprit de la mesure est exprimé dans deux des articles proposés : Art. 3. L'impôt établi par la loi du 29 juin 1872 sur les produits et bénéfices annuels des actions, parts d'intérêts et commandites, sera payé par toutes les sociétés dans lesquelles les produits ne doivent pas être distribués en tout ou en partie entre leurs membres... Art. 4. Dans toutes les sociétés ou associations civiles qui admettent l'adjonction de nouveaux membres, les accroissements opérés par suite de clauses de révision an profit des membres restants, de la part de ceux qui cessent de faire partie de la société ou association, sont assujettis au droit de mutation par décès ou par donation... Cette mesure tend il refréner des abus constants. Elle permettra d'avoir l'ail dans les affaires des congrégations. Les administrations fiscales sont autorisées a se servir de tous les moyens de preuves pour connaître la situation exacte des sociétés. C'était un prétexte pour ouvrir une vaste enquête sur l'état et les progrès de la fortune du clergé régulier[13]. L'amendement, soutenu par la commission et accepté par le gouvernement, combattu par Mgr Freppel, fut adopté par la Chambre et voté par 350 voix contre 113. Le Sénat le modifia et en adoucit certaines rigueurs, d'accord avec le gouvernement, mais il en respecta l'esprit. Finalement, l'amendement fut inséré dans la loi du budget. Sur l'initiative de M. Hérold, sénateur, préfet de la Seine, anticlérical militant, les emblèmes religieux sont enlevés des écoles publiques. Le Christ descend des murs de la cité. Grand émoi aux fuites pieuses ! MM. Buffet, de Lareinty, interpellent. Un ordre du jour de M. de Rozières, regrettant l'acte qui a fait l'objet de l'interpellation, est adopté par 159 voix contre 85. Derniers spasmes d'une antique tradition qui meurt ! Au même moment, dans une manifestation solennelle, M. Gambetta adhérait publiquement à l'école positiviste. Le 12 décembre 1880, au grand amphithéâtre de la Sorbonne, où l'on célèbre le cinquantième anniversaire de l'Association polytechnique, il disait, acceptant les formules du plus puissant penseur du siècle et les appliquant adroitement aux œuvres de la politique : Oui, la démocratie est sur la grand'route qui mène au but suprême ; et à ceux qui me demandent ce que c'est que le but suprême, je répondrai qu'il ne peut y avoir d'équivoque ; le but suprême, c'est le progrès dont la définition a été donnée par le philosophe éminent qui a tracé votre première charte : Qu'est-ce que le progrès ? C'est le développement de l'ordre. La République française donnait à cette harangue la portée d'une profession de foi en l'honneur de la science, la science vraie, positive, dans ses joyeuses et audacieuses investigations, toute moderne et si différente de la vieille science sorbonique mâchant et remâchant éternellement les mêmes lieux communs ou les mêmes essais séculaires. Et, pour achever l'unité de cette vie et de cette pensée, qui bientôt se réaliseront en un effort suprême, on rappelait la définition de la politique, telle que l'avait produite ce même M. Gambetta, en janvier 1873, au diner en l'honneur de Littré : Nous ne sommes que les interprètes modestes, souvent incomplets, de votre pensée, de la doctrine que vous avez mission de féconder... Mais il viendra certainement un jour où la politique, ramenée à son véritable rôle, ayant cessé d'être la ressource des habiles et des intrigants, renonçant aux manœuvres déloyales et perfides, à l'esprit de corruption, à toute cette stratégie de dissimulations et de subterfuges, deviendra ce qu'elle doit être, une morale, expression de tous les rapports des intérêts, des faits et des mœurs... Ce jour-là, votre philosophie, la nôtre, aura vaincu ! M. Gambetta allait s'apercevoir que cette ère messianique n'était pas arrivée. Le budget est voté. Le ministère est consolidé. Les Chambres se séparent le 29 décembre, au moment où tombe dans le passé cette année 1880 qui avait vu les premières grandes réalisations républicaines[14]. III Quand les Chambres rentrèrent, le 11 janvier 1881, il y avait décidément une question Gambetta. C'était le lieu commun des conversations, des polémiques de presse, des combinaisons de parti. Gouvernement occulte, ce mot répondait à tout, expliquait tout. Une confusion extrême régnait ; M. Gambetta avait une autorité incontestable, mais nul moyen de l'exercer. Le ministère, irrité de cette prétendue servitude qu'on lui reprochait, n'avait qu'une pensée, établir, aux yeux de tous, sa pleine indépendance. De part et d'autre, des bouderies, des froissements non avoués, des dispositions mai éclaircies. La lourdeur orageuse des temps de crise troublait l'atmosphère et la peuplait de fantômes. Jamais l'opinion ne fut plus ridiculement crédule et plus sottement alarmée. Quelques esprits ingénieux essayaient vainement de donner an sens aux choses et de polariser les courants. M. Weiss, qui s'attachait à la fortune de M. Gambetta, posait la question dans son article fameux : M. Gambetta et le gouvernement[15]. L'auteur de l'article ne niait pas l'influence du président de la Chambre, il disait seulement qu'elle n'avait rien d'occulte ni de dangereux : elle s'exerçait au grand jour, dans la limite de la constitution et des lois ; loin de la blâmer, il la louait. Il conseillait à tous les conservateurs de s'en féliciter : Étant supposé que c'est M. Gambetta qui gouverne et étant démontré qu'il peut gouverner sans que la constitution soit pour cela déchirée, la méthode de gouvernement qu'on lui attribue et de laquelle on s'indigne tant, est la bonne ; c'est l'unique... De sorte qu'après avoir reconnu avantageux pour l'État qu'il y ait enfin quelqu'un qui gouverne ou qui inspire avec suite le gouvernement, on se demande s'il n'est pas relativement heureux, pour les libéraux conservateurs... que le quelqu'un qui gouverne ou inspire le gouvernement soit M. Gambetta et non un autre. Il n'est pas tout à fait sûr que cette louange fût, alors, la plus favorable ni même la plus agréable à M. Gambetta. Pourtant, les adversaires ne voulurent pas laisser l'article sans réponse. M. Schérer, littérateur considérable dans le genre terne, prit ce soin ou reçut ce mandat. M. Schérer était sénateur : son article est l'écho de ce qui se colportait entre le Luxembourg et l'Élysée : ... Est-il défendu de supposer que M. Jules Grévy, politique aussi avisé que patriote sincère, ait reconnu, pour sa part, la légitimité des calculs de M. Gambetta ? N'est-il pas permis de croire que si M. Gambetta se réserve, M. Grévy a compris, de son côté, la nécessité de le réserver... Il me parait, quant à moi, tout à fait conforme au caractère de M. Grévy d'admettre qu'il se soit prêté aux vues d'un homme politique dont les tendances ne lui inspirent pas une confiance absolue, mais dans lequel il ne peut s'empêcher de reconnaître une des forces du pays... A renverser les ministres actuels pour obliger M. Gambetta à prendre leur succession, on risquerait d'avoir, au lieu de M. Gambetta, une administration formée de quelques-uns des personnages de son entourage, un cabinet que caractérisent suffisamment des noms que tout le monde a présents à l'esprit, mais qui ne pourraient se produire au Journal officiel sans que le crédit de la France en souffrît quelque peu dans l'estime de l'Europe...[16] Voilà qui est clair, M. Gambetta et son futur cabinet seront, un péril public, une cause de mésestime pour la France au dehors. Un modéré parmi les modérés, un sénateur de gauche, un professeur de morale, donne à la France cette leçon et M. Gambetta cet avertissement. On juge de la violence des oppositions de droite et de gauche. Une coalition de haine et de fureur se dresse contre l'homme du lendemain et lui barre la route. Le Figaro prépare une brochure, tirée à 100.000 exemplaires : Gambetta, c'est la guerre. Toute une littérature de pamphlets pullule, comme d'ordinaire, à la veille des grands évènements ou des grands écroulements. M. Gambetta est serré, étouffé entre l'excès de la confiance des uns et l'excès de la méfiance des autres. Il va connaître, maintenant, les déceptions des maturités. Même au milieu des honneurs et des vaines distractions de sa vie officielle il goûte ce quelque chose d'amer. Il écrit à son amie : Tes magnifiques fleurs ont ébloui et charmé tous nos convives... Tu vois ce qui manque, à présent, à mon bonheur, c'est ta présence dans ces fêtes et le bien que tu trouverais l'occasion d'y faire... Tu n'as qu'un mot à dire, qu'un signe faire, il est vrai, devant M. le Maire ; mais il est bref, il est héroïque et nous entrons dans la terre promise... Il entrait dans la terre de Chanaan. Il fallait livrer bataille pour l'enjeu de l'avenir : Et cet enjeu était enfermé dans la boîte du scrutin. Au fait et au prendre, l'excessive violence et la tension extrême des partis venaient de là : qui ferait, comme on dit, les prochaines élections ? Le 20 janvier, M. Gambetta est élu président de la Chambre par 262 voix, seulement, sur 307 volants. M. Brisson, qui n'avait pas posé sa candidature, obtint 30 voix. M. Gambetta prend l'attitude qui sera désormais la sienne, celle de l'homme qui regarde par-dessus les événements immédiats pour viser au but qu'il se propose : l'organisation d'un gouvernement fort. Il espère encore pouvoir entraîner avec lui sinon l'adhésion du parti de gauche, du moins la confiance des masses populaires. Les modérés sont sourdement contre lui, parce qu'ils retrouvent, toujours, chez lui, cette fidélité aux origines, ce sentiment peuple qu'ils ne lui arracheront pas, quoi qu'ils fassent, mais qu'ils ne lui pardonneront pas, quoi qu'il leur concède. Les hommes vertueux du centre, puissants par le talent, les relations et la fortune, sont de bien dangereux adversaires ! On déclare M. Gambetta atteint, ébranlé, par le vote qui l'a désigné ; mais il fait tête et paye de sa personne. Il adresse à la Chambre un long discours, un véritable discours programme, où il expose ce qui a été accompli au cours de la législature, ce qui reste à achever en vue des prochaines élections : les institutions sont sur pied ; elles fonctionnent. Il faut, maintenant. réunir autour de la République tous les patriotes, tous les Français. Ces paroles ont un grand retentissement. Le vieux parti républicain s'alarme. M. Haentjens et M. Rouher ouvrent, le 22 janvier, à la Chambre, une discussion au sujet des ressources du second compte de liquidation et du budget extraordinaire de 1881 : on dénonce la politique de gaspillage, dont M. Gambetta est rendu responsable. Il y a du vrai dans cette critique acerbe et passionnée. Les finances de la France sont administrées avec un optimisme inquiétant : La dette flottante est beaucoup trop importante ; on vit d'emprunts. On vante les excédents budgétaires, mais on n'amortit pas. Le 27 janvier, le 28 janvier, le 4 février, M. de Gavardie interpelle le gouvernement, avec une insistance pénible, sur le gouvernement occulte : l'enfant terrible de la droite porte à la tribune les propos qui bourdonnent dans les couloirs. Si, enfin, une sorte de panique s'est emparée des esprits, si tout le monde crie, on ne sait pourquoi : La guerre ! la guerre ! : si M. Gambetta est obligé d'affirmer, dans son discours présidentiel, que la France ne cache ni desseins secrets ni aventures : si M. Spuller proteste à Vitry-le-François ; si le ministre des affaires étrangères, M. Barthélemy Saint-Hilaire, prend des airs effrayés pour déclarer que la France doit, avant tout, se dégager de la politique suivie dans l'affaire grecque : si M. Devès, d'accord avec le président de la Chambre, se décide à interpeller le ministère pour donner à M. Gambetta l'occasion de s'expliquer, c'est que l'on fait flèche de tout bois, que l'opinion est alarmée par une campagne menée de longue main et que la fameuse formule : Gambetta, c'est la guerre ! ne peut plus être laissée sans réponse sans causer le péril qu'elle prétend dénoncer. On en était encore à gloser sur les paroles prononcées à Cherbourg ! En Europe, les suites du congrès de Berlin traînaient. Personne n'était satisfait. Les états des Balkans avaient tous quelque chose à regretter, quelque chose à réclamer. Mais la Turquie ayant repris des forces, il fallait, de nouveau, compter avec elle. Les chancelleries se remuaient beaucoup. Les puissances ne savaient pas très exactement ce qu'elles voulaient, mais elles le voulaient aigrement. On craignait des complications et on s'acharnait sur ce qui pouvait les faire naître. On travaillait toujours à la délimitation du Monténégro et aux nouvelles frontières de la Grèce. Les longues négociations qui finirent par régler ces questions n'ont d'autre intérêt que de faire pénétrer dans le jeu secret des grandes puissances en permettant d'apprécier l'instabilité de leur conduite. Il y eut, entre elles, un constant chassé-croisé dont l'incohérence même trompa plus d'un calcul. Il n'y a, dans la partie engagée, qu'une politique véritablement stable et claire, celle du prince de Bismarck. Elle s'est attachée, une fois pour toutes, il la fortune de l'Autriche et lui reste fidèle. Mais elle s'efforce, en même temps, de ne pas pousser à bout le mécontentement de la Russie ou l'inquiétude de l'Angleterre. Surtout, elle travaille à laisser la France dans l'isolement. Le Monténégro n'ayant pu entrer en possession de la totalité des districts albanais qui lui avaient été attribués par le congrès, diverses propositions de compensations avaient été formulées par les puissances. La Porte élevait constamment des objections, travail dans les procédures dilatoires : elle invoquait le vœu des populations. Le Monténégro, soutenu par la Russie, en appelle de nouveau à l'Europe. Les cabinets s'appliquaient également, avec une humeur croissante, au règlement rte l'affaire grecque. Athènes réclamait une modification de frontières qui, en étendant le territoire du royaume jusqu'en Macédoine, eût donné une force imprévue à l'hellénisme et eût décidé, probablement, du sort futur de la péninsule balkanique. La Russie, quoique opposée, en principe, à l'idée d'un grand empire grec, appuyait ces revendications. On la soupçonnait de faire traîner les choses en longueur pour pouvoir, le cas échéant, rouvrir son gré les hostilités. La France s'était faite, devant l'Europe, l'avocat des réclamations helléniques, mais elle agissait très prudemment, craignant, avant tout, de mettre le doigt dans un engrenage. L'Autriche et l'Allemagne, que les aspirations helléniques laissaient assez indifférentes, n'avaient qu'un but : consolider ce qui avait été fait à Berlin ; elles prenaient, non sans précaution toutefois, la défense de l'empire ottoman : tout ce travail très couvert, très nuancé, très équivoque, car personne ne voulait s'engager à fond et l'on se réservait, les uns et les autres, une porte de sortie. Dans cette crise, comme dans celle qui avait amené le congrès de Berlin, le mile de l'Angleterre devait être prépondérant. Et le rôle de l'Angleterre dépendait de son attitude générale dans les affaires européennes. Se lierait-elle au prince de Bismarck ? Il y avait, pour l'affirmative, les plus graves raisons depuis que l'Allemagne s'était dégagée si nettement de toute solidarité avec la politique russe et depuis qu'elle s'était définitivement alliée avec l'Autriche-Hongrie. Aussi, lord Beaconsfield et lord Salisbury, gagnés dès les prémisses du congrès de Berlin, et n'ayant pas encore discerné, à ce qu'il semble, le véritable effet du traité, c'est-à-dire l'installation de la puissance germanique dans les Balkans, ne s'inquiétaient nullement de l'hégémonie bismarckienne. Lord Salisbury accueillit l'entente austro-allemande comme une œuvre de grand salut. En Orient, l'Angleterre restait fidèle au principe de l'intégrité de l'empire ottoman et, se retrouvait ainsi d'accord avec les deux puissances unies : elle se montrait non moins froide à l'égard des réclamations grecques. On discute longtemps sur ces données : la Grèce éplorée, la Turquie fort calme, puisqu'elle se sentait soutenue (février 1879-avril 1880). Dans cette affaire, comme dans celle du Monténégro, les diverses propositions où s'épuisait l'ingéniosité des géographes échouaient au moment où il fallait passer des paroles aux actes. Les diplomates turcs, pour gagner du temps, sont pleins de ressources. Ils ne se rendaient pas compte de l'instabilité des mouvements d'opinion en Angleterre. Au mois d'avril 1880, le parti conservateur est battu. M. Gladstone arrive aux affaires. Personne ne s'est prononcé plus hautement que M. Gladstone dans le sens asti-turc ; personne ne s'est prononcé plus sévèrement que lui sur la politique autrichienne[17] ; personne ne partage moins que M. Gladstone, en Angleterre, le préjugé anti-slave. C'est donc une volte-face complète, et, en effet, le premier ministre anglais déclare, dès le 21 mai, à la Chambre des communes, que l'Angleterre n'a aucun intérêt particulier au maintien de l'empire ottoman[18]. Il prend en mains, très énergiquement, la cause des Arméniens. L'ambassadeur anglais reçoit l'ordre d'exiger l'exécution des réformes imposées à la Turquie par le congrès de Berlin. Lord Granville, nouveau ministre des affaires étrangères, propose une action collective des puissances pour peser sur la Turquie. Ce fut aux autres puissances à faire volte-face. La France, si ardente, la veille, dans ses réclamations en faveur de la Grèce, laisse entendre qu'elle ne veut, rien pousser à l'extrême ; l'Autriche refuse de suivre M. Gladstone, si tant est qu'il faille prendre au sérieux ses déclara lions au parlement anglais : et l'Allemagne, plus doucement, se rallie, comme d'habitude, à la politique autrichienne. Il ne restait plus à M. Gladstone que la Russie ! Finalement, pour tirer tout le monde d'embarras, et, aussi, parce que la diplomatie des protocoles et des circulaires ne mène pas à grand'chose, on se rallia, de commun accord, à l'idée d'une conférence se réunissant à Berlin et où l'Europe, s'appuyant sur le protocole 13 du traité de Berlin, qui lui confiait la médiation au cas où la Turquie et la Grèce ne parviendraient pas à s'entendre, prendra sur elle de trancher le double différend des revendications monténégrines et des frontières helléniques. La conférence se réunit le 18 juin 1880. Ni la Turquie, ni la Grèce, ni le Monténégro n'y étaient convoqués. M. Gladstone avait traité les affaires du Monténégro avec le même zèle que les affaires grecques. Il avait d'abord proposé aux puissances de reconnaître à l'Albanie une demi-autonomie sous la suzeraineté du sultan. La Turquie armait, la Grèce mobilisait. On craignait des complications plus graves. La conférence de Berlin servit, au moins, à conjurer le danger. Un projet français réduisant, autant que possible, les prétentions grecques, n'accordait qu'un agrandissement appréciable, mais non décisif, en Épire et en Thessalie, laissait la Macédoine et la Crète à la Turquie. Quant au Monténégro, une nouvelle proposition anglaise attribuait au prince Nicolas, à la place des territoires albanais de la montagne, le district maritime de Dulcigno. Double avantage, puisque Dulcigno augmentait la principauté d'un lion port et qu'en même temps la prise de possession pouvait se faire sous l'œil et, au besoin, avec le concours des puissances. La conférence de Berlin accepta ces deux solutions et les sanctionna, non comme des conseils aux parties intéressées, mais comme des décisions. La Porte était mise en demeure. Pour Dulcigno, elle acquiesce en principe (août 1880), mais laisse occuper la ville par des contingents albanais soi-disant indépendants. Quant aux territoires attribués à la Grèce par la conférence, le gouvernement d'Athènes entend en prendre possession immédiate : la Turquie envoie des troupes dans les provinces menacées. La France était dans l'embarras. Elle avait défendu, au congrès de I3erlin, les réclamations helléniques ; à la conférence, c'était, son projet qui était adopté : la Grèce se serrait, contre sa grande amie, elle demandait sans cesse des conseils, de l'argent, des instructions, des armes. Le cabinet Waddington, puis le cabinet Freycinet (avec plus de zèle encore peut-être) avaient encouragé ces sentiments et cette confiance. On affirmait que le gouvernement français avait promis à la Grèce 30.000 fusils sortant des arsenaux de l'État, et il semble bien que ces fusils devaient être, tout au moins, livrés a des intermédiaires. Et, tout a coup, on se trouve en présence de complications possibles. Imposer les décisions de la conférence à la Turquie, soutenir les justes revendications helléniques ?... Qui sait, mais c'est, peut-être, une conflagration générale, la guerre. Ce fut l'heure de l'affolement. Depuis le discours de Cherbourg, il y avait un revirement complet dans l'attitude du prince de Bismarck à l'égard de M. Gambetta. Probablement l'échec de l'entrevue projetée en 1877 lui était restée sur le cœur : sur l'heure il n'en avait rien fait paraitre : mais ce sont des plats qui se mangent froids. En parlant à Cherbourg, M. Gambetta avait voulu surtout se dégager de toute compromission avec l'Allemagne. Il était, à ce moment, influencé par la politique anglaise et cherchait les voies d'une entente pour l'action commune en Égypte ; déjà, également, de vagues projets de rapprochement franco-russe se faisaient jour en France. Fatalement, l'alliance austro-allemande devait avoir cette conséquence. La France n'avait plus rien à faire du côté de Berlin ; si l'occasion s'en présentait, elle n'avait qu'à sortir de son isolement. Quoi qu'il en soit, le fameux mot sur la justice immanente, qui devait être souligné bientôt, à Belleville, par l'invocation à la majesté du droit. ces formules vigoureuses avaient causé à Berlin une sorte de surprise. On ne croyait pas la France si fière. Aussi, de toutes parts, en Europe, et eu France même, partout où l'insinuation bismarckienne pouvait se glisser, on commença à répéter : Gambetta, c'est la guerre. Bismarck, qui avait aussi le don des formules, émit, devant ses familiers, l'apophtegme qui fit le tour des chancelleries : Gambetta, au pouvoir en France, agirait sur les nerfs de l'Europe comme un homme battant le tambour dans une chambre de malade. On était loin des propos transmis par le comte Henckel de Donnesmark ! En résumé, quand le cabinet Jules Ferry arriva aux affaires (septembre 1880), la France se trouvait un peu plus engagée qu'elle ne l'eût voulu, peut-être, dans les affaires de Grèce : on tirait parti contre elle de ses velléités généreuses et on l'eût accusée de chercher à brouiller les cartes. Du moins, c'est ainsi que le nouveau ministère, — et surtout le nouveau ministre des affaires étrangères, M. Barthélemy Saint-Hilaire, — comprit les choses. Avant tout, ce qu'il désirait, c'était d'avoir une physionomie bien à lui et de ne pas passer pour l'exécuteur des volontés d'un autre. Il n'aimait pas M. Gambetta. M. Gambetta passait pour favorable à la Grèce et à l'Angleterre libérale. Il avait prononcé les paroles de Cherbourg, relevées par M. Jules Grévy, dès le discours de Dijon, et atténuées, assurait-on, par M. de Freycinet à Montauban. M. Barthélemy Saint-Hilaire renchérit sur cette politique de réserves, de blâme indirect et de précautions ; et quand l'Europe et la Grèce cherchèrent la France dans les affaires de l'Europe et de la Grèce à la place où elles s'étaient habituées à la rencontrer, elles ne la trouvèrent plus. Pour les affaires du Monténégro, comme la cession de Dulcigno ne s'accomplissait pas, l'Angleterre avait proposé l'exécution des décisions de la conférence par les flottes des puissances. Cette proposition fut passée au laminoir des chancelleries. Ni l'Autriche-Hongrie ni l'Allemagne ne voulaient s'engager, l'Angleterre et la Russie pensaient que la majorité des puissances déciderait de l'intervention. Mais, déjà, le mouvement de recul s'était produit dans l'opinion française : on ne voulait entendre parler d'action d'aucune sorte ; on en avait assez de jouer les Don Quichotte ; des malheurs récents, cette sagesse, du moins, était restée : les sacrifices faits par la France pour restaurer sa flotte et son armée n'avaient pas pour objectif la grandeur du Monténégro. M. de Freycinet, dans les derniers jours de son ministère, avait fait savoir au cabinet de Londres que l'escadre française ne prendrait part qu'à une démonstration navale ayant pour seul objet d'exercer une pression morale et sous la condition que pas un coup de canon ne serait tiré. Les autres puissances se réglèrent sur cette réponse : si bien que la démonstration dont l'effet comminatoire était annulé d'avance, tournait au parfait fiasco. Pendant deux mois, les flottes combinées stationnèrent devant la ville, défendue par les bandes albanaises, sans obtenir le moindre résultat. Heureusement pour le prestige de l'Europe, la Turquie, intimidée par une nouvelle tentative de l'Angleterre en vue d'une action plus efficace, la Turquie céda, au moment où les puissances déclinaient les propositions britanniques. L'affaire s'arrangea le plus simplement du monde. Les soldats monténégrins, d'entente avec les commissaires ottomans, prirent possession de Dulcigno (26 novembre). Du côté grec, les choses tournèrent à peu près de la même façon. M. Barthélemy Saint-Hilaire n'a qu'une pensée, se dégager et dégager la politique française. Dans une circulaire du 24 décembre 1880 aux puissances, il déclare que les mesures prises à Berlin n'étaient nullement conformes au texte du protocole, la médiation n'ayant de valeur que si elle est acceptée par les deux parties intéressées ; et il substitue à la proposition de médiation une proposition d'arbitrage. C'était tout remettre en question. La France se dérobait. L'Angleterre et la Russie ne pouvaient plus compter sur le concert des puissances pour l'action collective. La Grèce se sentait perdue et abandonnée si elle faisait la folie d'attaquer la Turquie. Or, cette fois encore, à l'heure où on y comptait le moins, la Turquie céda. Elle avait trop de raisons de craindre des complications qui tourneraient fatalement à son désavantage. L'honneur, en somme, était sauf. La Sublime Porte proposa, d'elle-même, aux puissances de rechercher en commun, avec leurs représentants Constantinople, un tracé satisfaisant (mars 1881). Les choses devaient aboutir, en juillet 188i, à l'accord qui attribuait à la Grèce l'Epire et la Thessalie. Cette puissance y trouva un demi-succès, et l'Europe, un grand soulagement. C'est au moment où l'affaire de Dulcigno venait d'être réglée, au moment où, dans les affaires de Grèce, malgré l'évolution du gouvernement français, la Turquie adhérait à une solution honorable (la proposition turque est du 8 février), c'est à ce moment même, qu'avec l'opportunité ordinaire à l'esprit de parti, l'opposition répandait la panique à Paris : les journaux faisaient rage contre la pression occulte exercée par M. Gambetta sur le gouvernement ; une clameur s'élevait contre le ministère, qui se laissait pousser par le président de la Chambre aux pires catastrophes et jusqu'à la guerre. M. Barthélemy Saint-Hilaire avait eu l'occasion d'expliquer à diverses reprises devant les Chambres sa politique de prudence et de réserve peut-être excessives : il abondait en communications, en circulaires, en articles, en interviews confiés même à la presse étrangère. Si sa conduite était sage, sa manière paraissait bizarre, tatillonne, vieux jeu : ses mœurs et son éloquence dataient. On le lardait d'épigrammes auxquelles il n'était pas insensible. Cet, helléniste adversaire des Grecs passait à l'état de tête de Turc. Les amis de M. Gambetta ne l'aimaient pas. Ils affirmaient que la politique du ministre n'était faite que de pusillanimité et de crainte. M. Gambetta lui-même suivait le ministère, mais les yeux fermés, comme il allait le dire bientôt. Il laissait faire[19]. Tout à coup, un Livre bleu, paru le 20 février, publie des lettres du chargé d'affaires anglais à Athènes, affirmant que le gouvernement français a pris vis-à-vis de la Grèce des engagements plus étendus qu'on ne le croit dans le public Les dispositions de la France à abandonner ou tout au moins à modifier le rôle actif que le gouvernement de la République devait prendre en vue du règlement de la frontière grecque, dispositions manifestées par le Ion de la presse française, par le retard dans l'arrivée ici des officiers chargés de réorganiser l'armée grecque, par le soudain retrait de l'escadre française et par le non-accomplissement de la promesse faite par le gouvernement français de fournir 30.000 fusils à la Grèce, ont causé un sentiment de désappointement dans le pays. Qui donc a pu faire naître de pareilles espérances Ce n'est pas le ministère. Donc, c'est M. Gambetta. Voilà le gouvernement occulte pris sur le fait. Ce n'est qu'un cri. Il faut rendre des comptes à l'opinion. On met sur la sellette à la fois le cabinet et le président de la Chambre. L'occasion est trop belle pour M. Gambetta. Un de ses amis, M. Devès, président de l'union républicaine, demande à interpeller le ministère au sujet des faits révélés par le Blue Book. M. Jules Ferry s'explique avec la plus grande netteté sur le rôle de la France et écarte les allégations du gouvernement grec qui relèvent, en somme, du dicton populaire : On croit volontiers ce que l'on désire. M. Paul de Cassagnac et, surtout, M. Pascal Duprat mettent en cause le président de la Chambre. Alors celui-ci se donne à lui-même la parole pour répondre à l'attaque. On visait directement en lui le chef de parti, le chef éventuel d'un gouvernement. Il parle en cette double qualité et retourne contre ses adversaires la vraie question : Pourquoi M. Gambetta n'est-il pas au pouvoir ? Il oppose d'abord sa propre politique à celle du ministère. Celui-ci veut être libre ; et il l'est. Dans l'affaire grecque, M. Gambetta n'a eu ni à faire des promesses, ni à donner des conseils qu'on ne lui demandait pas. On a parlé de la mission du général Thomassin : M. Gambetta n'a connu le général que quand celui-ci est venu lui apprendre que la mission avait échoué. Pour la politique suivie par la France quand elle est allée à Berlin, quand elle a envoyé sa flotte à Dulcigno, quand elle s'est unie au concert des puissances ou s'en est détachée, M. Gambetta n'a pas eu à se prononcer ; mais cette politique n'était pas la sienne : Ce n'est pas devant des pays comme ceux-là que je conseillerai d'envoyer croiser la flotte française. On parle du rôle joué par le président de la Chambre dans l'affaire de Tunis : Est-ce que je suis monté à cette tribune, est-ce que j'ai cherché, par des moyens légaux qui nous appartiennent à tous, à pousser l'esprit de mes concitoyens, de mes amis politiques, de tues collègues, vers une politique d'expansion à outrance ? En aucune façon ; j'ai toujours gardé le silence. Pour un gouvernement occulte, je suis un gouvernement bien fainéant. L'orateur s'explique sur les paroles de Cherbourg, qui lui sont tant reprochées : Quand j'ai parlé à Cherbourg, pendant huit jours personne ne s'est aperçu qu'il y eût dans mon discours des menaces, des provocations, des criminels desseins. On a attendu que le discours fia commenté par les passions. Et, quand il est revenu commenté, il y a eu un mot d'ordre général par delà et en deçà des monts et des mers, et ces accusations sont devenues une opinion générale. Le discours que j'ai prononcé à Cherbourg n'était pas plus un discours belliqueux que celui qui a été prononcé, a la même époque et dans les mêmes circonstances, par le chef de l'Etat. La question politique, la question de personnes, la question de gouvernement, en un mot, toutes les obscurités de l'heure sont éclaircies : Pour ce qui concerne le gouvernement, je lui donne ma confiance, mais, permettez-moi de le dire, je la lui donne les yeux fermés. Je n'ai pas à dire si j'ai une politique ; je n'ai pas à faire connaître si cette politique différerait de celle du gouvernement ; j'ai mes sentiments, nies opinions sur les affaires extérieures ; je saurai attendre. Je saurai attendre ! C'est un défi, une sommation. Rupture avec le cabinet, rupture avec le président de la République. M. Gambetta se tourne, désormais, vers le corps électoral. Ou bien on lui confiera le ministère pour faire les élections, ou bien il se présentera au suffrage, libéré de tout engagement. Quoi qu'il en soit, on ne peut plus passer son nom par prétérition. C'est une rentrée décisive. Le héros sort vainqueur de cette première rencontre, dont il a su choisir le terrain. Les adversaires du gouvernement et du président de la Chambre (car ce sont les mêmes) ont parfaitement compris qu'ils arrivaient au but qu'ils s'étaient proposé en jetant la méfiance et la zizanie dans le parti de gouvernement, en séparant M. Gambetta de M. Jules Ferry. Tel était le funeste effet de cette tactique dangereuse où survivait la pensée si longtemps hostile aux réunions plénières. Maintenir l'unité du parti, c'était la pensée constante de M. Gambetta ; ses adversaires ne cherchaient qu'à la détruire. Le résultat de la séance du 2I février les encourage. Le
duc de Broglie revient à la charge devant le Sénat, le 24 février : opposant
M. de Freycinet à M. Barthélemy Saint-Hilaire, il couvre celui-ci d'éloges,
tandis qu'il accable M. Gambetta d'épigrammes. M. Jules Ferry se débat, avec une
mauvaise humeur visible, contre ces interpellations indirectes, ces interpellations occultes, comme il les appelle ; il
donne des explications aussi claires que probantes sur la mission Thomassin
et sur la précaution prise par le gouvernement de suspendre les livraisons
d'armes aux intermédiaires. Quant aux attaques contre le président de la
Chambre, il les juge d'un mot quand il y dénonce une
machine de guerre ridicule, tant on en abuse. Huit jours après (5 mars), M. Clemenceau, à la Chambre, rouvre encore le débat. Il nie la sincérité du ministère et accuse M. Jules Ferry d'hypocrisie gouvernementale. Le ton s'anime, les esprits s'irritent. L'ordre du jour Clemenceau est repoussé par 298 voix contre 152. M. Gambetta, ayant brûlé ses vaisseaux, se prépare à renverser le ministère. Il écrit le 17 mars : Nous voilà lancés à toute vitesse dans l'inconnu parlementaire. Les positions sont prises, les orateurs désignés : j'ai passé la soirée à styler tout mon monde...[20] Pourtant, soit que l'occasion ait manqué, soit que la volonté ait hésité, l'événement ne se produit pas. Mais le président de la Chambre tient, tout autant que les membres du cabinet, à dissiper toute équivoque. Il saisit la première occasion qui se présente de Marquer sa situation politique, indépendante de celle du cabinet, en se prononçant publiquement pour le scrutin de liste. — Discours prononcé à l'Assemblée générale de l'Union du commerce. 20 mars, et autre discours au banquet des Chambres syndicales de l'Union du commerce et de l'industrie, 25 mars. — Or, on sait que le président de la République et le président du conseil sont hostiles à la réforme. Le destin de l'homme et l'avenir du pays s'emparent de cette déclaration ; ils travaillent désormais à en développer les lointaines et mystérieuses conséquences. Quant au cabinet, sa position est, de jour en jour, plus fausse ; il vit, non de confiance, mais de tolérance ; il subsiste de l'impuissance où l'on est de le remplacer. M. Jules Ferry tient tête bravement, mais il est très embarrassé pour lutter : en l'attaquant, on vise ailleurs, et au moment où il fait son devoir avec une énergique abnégation, il est obligé de se défendre contre des coups fourrés qui ne s'adressent pas à lui. A l'occasion d'un événement terrible, la mort du tsar Alexandre II (3 mars), l'Intransigeant, le Citoyen, ont fait l'apologie du régicide. Des poursuites sont intentées. M. Madier de Montjau interpelle et M. Barthélemy Saint-Hilaire est pris à partie pour des articles vieux d'un demi-siècle et publiés dans la Revue des Deux Mondes ! Les rapports du gouvernement avec l'opinion publique parisienne sont des plus difficiles. Le retour des amnistiés a donné une ardeur extrême à l'opposition. L'autonomie communale est devenue le mot d'ordre qui couvre des desseins assez obscurs et groupe des hommes bien surpris du rapprochement. Le point de contact entre l'État et la Ville est aux deux préfectures : la préfecture de la Seine et la préfecture de police. Pour le moment, c'est la préfecture de police qui est visée. M. Andrieux y exerce, avec une désinvolture irritante, des fonctions qui le mettent en rapports perpétuels avec le conseil municipal. Le conflit est à l'état aigu. Le conseil municipal prétend interpeller le préfet de police sur la sécurité de Paris. Le gouvernement annule la délibération, ce magistrat exerçant ses fonctions soit de police générale, soit de police municipale, sous l'autorité immédiate des ministres. M. Pascal Duprat, au nom des députés de Paris, interpelle à la Chambre. Le ministre de l'intérieur, M. Constans, non sans un certain détachement, couvre le préfet de police et promet d'arranger les choses. Le gouvernement l'emporte pour cette fois, et un ordre du jour de blâme est écarté à une très forte majorité. Certains amis de M. Gambetta ont voté avec l'extrême gauche. Déjà, les esprits sont ailleurs. Le gouvernement est engagé dans une affaire de grande conséquence qui va provoquer les attaques les plus violentes et mettre à l'épreuve son savoir-faire et son énergie : c'est l'affaire de Tunisie. Il ne fallait pas moins que la vigueur imperturbable et la ténacité robuste de M. Jules Ferry pour risquer une telle partie dans les conditions pénibles où se traînait son existence ministérielle : mais les obstacles ne lui faisaient pas peur. Puisque le congrès de Berlin avait eu pour résultat de projeter, en quelque sorte, l'Europe hors d'elle-même, il était inévitable que chacune des puissances s'appliquât à recueillir la part que des consentements explicites ou tacites lui avaient reconnue. Bismarck a raconté que, dans sa première entrevue avec lord Beaconsfield, à la veille du congrès de Berlin, il aurait dit au ministre britannique : Vous devriez, au lieu de contrecarrer la Russie, en venir à une entente avec elle ; vous devriez la laisser à Constantinople, prendre vous-même l'Égypte. La France recevrait Tunis ou la Syrie comme compensation[21]. Ce n'était, d'ailleurs, que la répétition pure et simple des propos tenus par l'empereur Nicolas dans sa fameuse conversation avec lord Seymour. Ces éventualités diverses étaient le lien commun de l'hypothèse diplomatique de cette époque. On eût pu croire que la France, forte de ces assurances, se hâterait de réaliser son gage et de se garnir les mains. Mais elle craignait tout, alors. M. Waddington avait caché, au fond de son portefeuille, les dépêches échangées avec le gouvernement anglais. M. Gambetta, comme on l'a vu, n'était nullement favorable à ce qu'il appelait l'expansion à outrance ; ni M. de Freycinet ni même M. Barthélemy Saint-Hilaire n'étaient des foudres de guerre. L'opinion n'avait qu'un objectif, la paix, et, en tout cas, qu'une préoccupation, la frontière de l'Est : Ce n'était pas pour les envoyer dans ces pays exotiques qu'on avait reconstitué les forces militaires de la France. On appréhendait la coalition de certaines puissances, notamment de la Turquie et de l'Italie ; pour rien au monde, on n'eut voulu passer pour trouble-fête en Europe. Il était donc à craindre que le titre emporté-par M. Waddington ne se périmât lentement sous la poussière des archives, si la force des choses ; plus habile et plus puissante que la volonté des hommes, n'eût conduit les événements à leur but inéluctable. On ne peut pas dire que le problème de la politique coloniale ait été envisagé, dès la première heure, avec toutes ses conséquences. M. Jules Ferry, le plus hardi, certes, et le plus pénétrant des hommes d'État français qui donnèrent l'impulsion, hésita et n'entrevit, d'abord, qu'une opération locale intéressant la sécurité de l'Algérie. Si on eût deviné les suites de ce premier pas hors du giron européen, on eût, probablement, hésité plus encore. Salluste rapporte que des doutes analogues tinrent en suspens la décision du Sénat romain à l'heure où il eut à se prononcer sur les guerres de conquête en Afrique. Les hommes politiques, les chefs de parti, les maitres de l'opinion, personne n'avait oublié les leçons de 1870. L'expédition du Mexique et même les guerres d'Algérie étaient incriminées comme les causes directes ou indirectes du désastre. Qui songeait à répandre au loin le sang de la grande blessée, quand la plaie au flanc restait ouverte Si la discussion se fût engagée entre deux thèses, deux doctrines, deux systèmes, elle eût divisé bien cruellement renne de la nation. Mais on n'eut pas le temps de délibérer : des faits pressants, des nécessités urgentes exigèrent des résolutions immédiates. Ainsi furent mis à l'épreuve les ministres qui étaient au pouvoir. Or, la fortune de la France voulut qu'ils fussent des hommes d'énergie. Ils agirent, d'abord. Une décision vigilante et prompte précéda et éclaira la raison par l'autorité du fait accompli. Le sort de la Tunisie était une préoccupation pour la France, même avant la conquête de l'Algérie. La terre qui fait face à Marseille ne fut jamais indifférente à la puissance qui avait pris en charge l'ordre méditerranéen. Quand Alger et Constantine furent occupées, le beylicat parut destiné à suivre le sort des provinces voisines. Les difficultés de la conquête algérienne, l'opposition de certaines puissances. et notamment de la Turquie, l'incohérence de la politique impériale retardèrent un événement fatal. A diverses reprises, il faillit se produire. Mais, de délai en délai, on arriva à une époque où une nouvelle puissance méditerranéenne était née, l'Italie. Aux yeux d'un certain impérialisme italien que la défaite de la France exalta, tout ce qui a été romain dans la Méditerranée est appelé à le redevenir. La proximité des rivages tunisiens et siciliens donnait aux ambitions de l'Italie sur la régence une force singulière : mais c'est précisément celle proximité qui prépara leur irrémédiable échec. La route méditerranéenne, resserrée au goulot étroit que déterminent le cap Bon et la pointe de Marsala, serait dominée par la puissance qui occuperait à la fois les deux rivages. L'Angleterre, qui veille en sentinelle, à Malte, pour s'assurer le libre passage, a toujours considéré cette affaire comme son affaire : si elle ne peut s'assurer, en male temps, Tunis et Palerme, elle s'arrangera toujours pour que ces deux villes ne tombent pas dans la même main. En janvier 1871, au moment où une grave insurrection éclate en Algérie, le consul italien à Tunis profite d'un incident pour amener son pavillon ; une escadre est armée à la Spezzia. Mais l'Angleterre et la Turquie s'opposent avec succès au départ de la flotte et à des projets qui eussent pu compromettre l'indépendance du beylicat. An congrès de Berlin, ce fut l'Angleterre, comme on le sait, qui fit des avances à la France et imposa le cadeau aux ambitions timorées de M. Waddington. Cette invite ouvrit la porte aux destinées. Beaconsfield, avec son île de Chypre, déchaîna cette rafale de la politique coloniale, qui donna tant de soucis à ses successeurs. Pour Tunis, une faute de l'Italie mit le sceau à la détermination anglaise et força la France à précipiter ce qu'elle eût préféré retarder. Le bruit courut dans la presse, — non, apparemment, sans qu'on y veillât, — que le prince de Bismarck, au congrès de Berlin, avait offert la Tunisie au comte Corti. Peut-être les ministres italiens n'étaient-ils pas fâchés de laisser s'accréditer une opinion qui couvrait un peu leur échec relativement à l'Adriatique. Quoi qu'il en soit, les esprits s'échauffèrent, et Tunis commença à exciter les imaginations si facilement inflammables de la nation la plus politique qu'il y ait au monde. Par crainte d'un malentendu, M. Waddington prit ses précautions. Le 13 octobre 1878 (quelques semaines après l'échange des lettres avec lord Salisbury), il chargea le marquis de Noailles, ambassadeur à Rome, de prévenir le gouvernement italien du danger de toute illusion sur ce sujet : Rien de ce qui se passe à Tunis ne peut être indifférent au gouvernement français ; aussi, depuis longtemps, a-t-il considéré la régence comme un pays destiné à graviter dans l'orbite des intérêts français et devant être soumis à notre influence... Il est absolument nécessaire que le gouvernement italien se pénètre bien de cette idée que l'Italie ne peut caresser de rêves de conquête en Tunisie sans se heurter à la volonté de la France et sans risquer de conflit avec elle. On ne peut pas dire que l'Italie ne fut pas avertie. Elle ne devait pas non plus se tromper beaucoup sur les sentiments de l'Angleterre. Le député Damiani disait à la Chambre, le 21 juillet 1879 : L'Angleterre laisse faire la France à Tunis. Mais quelqu'un, en Europe, avait intérêt à pousser, sinon aux difficultés, du moins aux malentendus, c'était le prince de Bismarck : il traçait alors, dans sa pensée, les premiers linéaments de la triple alliance. C'est l'heure où il irritait les impatiences de l'Italie en disant au comte Andrassy, qui songeait à reprendre les provinces perdues par l'Autriche dans la péninsule : — Nous ne nous y opposerons pas ; l'Italie n'est pas de nos amis. C'est l'heure où, abattant froidement une carte qui lui a toujours réussi, il entrait en conversation avec le Vatican au sujet d'une restauration possible du pouvoir temporel[22]. L'Italie était prise, comme elle le sera éternellement, entre ses deux politiques : guelfe ou gibeline. La plus grande crainte ou le danger le plus immédiat la poussa, cette fois, vers l'Allemagne, dans l'espoir d'obtenir son concours dans la Méditerranée. Des événements secondaires, nés de cette situation générale, précipitèrent bientôt les événements. Le ministre responsable était alors Cairoli[23], vieux et loyal serviteur de la cause de l'indépendance, qu'une certaine pénurie d'hommes avait amené aux affaires ; insuffisamment préparé peut-être, mais sincère avec lui-même et véritablement courageux. La politique lui a été sévère ; mais l'histoire lui rendra justice. Il a évité à sa patrie et à l'Europe des malheurs inutiles. Il prit sur lui toutes les tristesses, renferma en son sein toutes les amertumes et mourut dans le silence. Que pouvait-il faire ? Les véritables difficultés échappaient à son emprise. A Tunis, le régime s'écroulait. La régence en était à cette crise suprême où arrivent fatalement les peuples qui ne savent pas conduire leurs affaires et se conduire eux-mêmes. Le plus puissant des agents de destruction, c'est l'emprunt. Il transforme les conditions des rapports entre les peuples et accélère, même sans guerre, et sans invasion, les décadences. Dans les pays orientaux, le danger est plus grand parce que l'administration financière est médiocre et que l'abîme entre les mœurs antiques et la civilisation moderne est plus profond : on ne le comblerait qu'à coups de milliards. La Turquie, l'Égypte, la Tunisie, le Maroc, voient, leur sécurité menacée chaque fois que, au nom de la civilisation, les marchands, prêteurs sur gages et les banquiers, émetteurs d'emprunts, frappent aux portes de leurs sérails. Quand Metternich disait aux gens de Constantinople : Restez Turcs, il leur donnait le seul conseil capable de sauver leur indépendance. Le principal agent de la destruction à Tunis fut un homme qui resta ministre et maitre de la régence pendant trente-cinq ans, sous trois règnes successifs, de 1837 à 1873, Mustapha le kasnadar. Clp ancien mameluck, esclave grec affranchi, fils de l'aventure, bàlard de la civilisation, fut l'instrument de la destinée. Il enseigna les méthodes de la prodigalité aux trois beys successifs : Achmed, qui passa pour un ami de la France et vint, à Paris sous Louis-Philippe (mort en 1855) ; Mohammed bey, prince fastueux et grand bâtisseur ; Mohammed Saddock, enfin, qui paya pour tous les autres. Ce dernier avait succédé à son frère le 23 septembre 1859. De 1859 à 1867, la Tunisie fut exploitée, rasée à blanc, mise à l'encan ; le gouvernement beylical touchait toujours, empruntait et ne payait plus rien : Les populations, si endurantes pourtant, n'en pouvaient plus ; la famine et la révolte étaient endémiques. Des rivalités de sérail compliquèrent encore les conditions d'existence gouvernementale. De Mustapha kasnadar à Khéreddine, de Khéreddine à Mustapha ben Ismaïl, on se disputait les restes d'une autorité publique méprisée et les dernières dépouilles d'un pays ruiné. A la faveur de ces querelles, les influences étrangères prenaient position en vue de la conquête. Le sultan de Constantinople prétendait, comme calife, établir son autorité sur la régence. Un agent anglais, M. Wood, qui demeura vingt-trois ans à Tunis, s'efforçait d'y créer, malgré la négligence de ses compatriotes, des intérêts anglais. Les concessionnaires et les créanciers de la Tunisie superposaient leurs intrigues personnelles à ce chaos. En juillet 1869, une commission financière européenne fut constituée avec mandat de faire la lumière et de sauver ce qui pouvait être sauvé. Cette commission s'installa à Tunis et rendit de réels services de 1870 à 1875. On vit clair dans les dettes et dans les ressources de la Tunisie. On sut qu'elle avait emprunté plus de 160 millions, dont l'intérêt annuel était de 20 millions de francs. On procéda à une liquidation ; le total des dettes fut ramené à 125 millions de francs, avec un intérêt réduit à 6.250.000 francs (arrangement du 23 mars 1870). La Tunisie n'en restait pas moins cruellement obérée. La zizanie se mit entre les commissaires de la Dette, les représentants européens, les ministres du bey. Ce fut un jeu inexprimable de partialités, de luttes couvertes et de haines. Le kasnadar saute en 1873. Khéreddine lui succède : puis, Mustapha ben Ismaïl, joli garçon dont s'entiche le vieux Mohammed Saddock. Il y avait dix ans que les agents l'écrivaient : cela ne pouvait plus durer. Nous sommes dans la nécessité d'occuper la régence dans un avenir peu éloigné. Je ne crois pas que cette occupation puisse désormais être évitée, écrit et répète, à partir de 1870, le consul français, M. Botmiliau. Bientôt, les directeurs de la politique française furent au pied du mur. M. Roustan, antérieurement consul général à Beyrouth, fut nommé à Tunis en décembre 1874. M. Roustan, né à Aix en 1834, était ce qu'on appelle, dans la carrière, un agent d'Orient ; ne se laissant étonner ni surprendre par rien, plein de sang-froid et d'entrain, avec ce flegme souriant des natures ardentes quand elles se dominent. Venant des pays de protectorat catholique, il ne s'était pas encore habitué à l'idée que la France ne doit pas être la première dans la Méditerranée. Il s'entend avec Khéreddine, qui cherchait un appui, et enlève à des rivaux, soutenus par M. Wood, la concession de la voie ferrée principale qui doit, relier Tunis à l'Algérie : il la fait attribuer aussitôt à une société française, la société de Bône à Guelma. Le général Chanzy, gouverneur général, aide, de tout son pouvoir, le consul général et hâte l'entreprise des travaux. Khéreddine tombe ; M. Roustan trouve moyen de gagner Mustapha ben Ismaïl : il ne fait pas le dégoûté. Mustapha ben Ismaïl vient en France, à l'exposition de 1878, et se rend compte de la puissance du pays reconstitué. Au même moment, M. Waddington échange à Berlin, avec lord Salisbury, les propos qui décideront de l'avenir de la régence. M. Wood est désavoué, son couvre, bien vaine d'ailleurs, anéantie. Il est rappelé. Mais un nouveau consul italien, M. Maccio, poursuit son entreprise antifrançaise. Partout, M. Roustan se heurte au travail souterrain de son collègue. L'Italie prend décidément l'offensive. Elle n'ignore pas les entretiens qui ont eu lieu entre lord Salisbury et M. Waddington. Et c'est ce qui l'excite. M. le marquis de Noailles, conformément à ses instructions, prévient le gouvernement italien du péril que les procédés de son agent font courir aux relations entre les deux pays. L'ambassadeur français est un diplomate ingénieux, nuancé ; causeur abondant et utile, d'une finesse de race et de tact qui ne se laisse pas prendre en défaut, sachant parler et sachant se taire ; loyal, mais maître de lui, — le diplomate né d'une telle circonstance. Ce qu'il avait à dire, il le disait ; mais il se fiait à l'intelligence de ses interlocuteurs et n'insistait pas. Ces façons discrètes surprennent parfois des esprits plus didactiques et moins avertis, tels que paraît bien avoir été M. Cairoli. L'Italie croyait toujours pouvoir compter sur un certain appui de la part des puissances, et notamment de l'Angleterre[24]. Elle ne veut pas comprendre les avis que lui prodigue le marquis de Noailles. M. Damiani, le parti radical et, dans la coulisse, M. Crispi, soutiennent et excitent M. Maccio. Un journal publié en arabe, mais imprimé en Sardaigne et distribué à profusion dans la régence, le Mostakel, anime les populations indigènes contre la France. M. Maccio réclame, contrairement au monopole accordé à cette puissance, la concession d'un câble sous-marin entre la Sicile et la Tunisie. La concession chi port de Tunis a été attribuée à une compagnie française : on prétend l'annuler par une concession rivale. Une société française ayant acquis le vaste domaine de l'Enfida, un procès est engagé contre elle par un israélite protégé anglais et on espère jeter ainsi à nouveau, dans la lutte, le poids de l'influence britannique. Cette campagne irritante a pour couronnement le rachat de la ligne de La Goulette à Tunis, ligne dont la possession décide des communications aux abords de la capitale ; ce fut la goutte d'eau qui fit déborder le vase. Malgré la promesse réciproque que se sont faite les deux gouvernements de ne pas intervenir dans l'affaire, la compagnie Rubattino a reçu, sous main, nue subvention officielle qui lui permet d'enlever l'adjudication, au prix exorbitant de 4.1 .5.000 francs. C'était annuler l'effet de la concession accordée à la société Bône-Guelma. M. Roustan obtient, il est vrai, par une pression énergique sur le bey, la concession des chemins de fer de Tunis à Bizerte, de Tunis à Sousse, celle du port de Tunis, qui réduira singulièrement un jour la valeur de la voie La Goulette-Tunis. Le bey promet, en outre, de ne concéder aucune ligne de chemin de fer sans s'être mis d'accord avec le gouvernement français. Le mal est réparé, mais les projets italiens se sont dévoilés. Le conflit entre les deus puissances est public. Il faut en finir. A Paris, la question est posée dans la presse et bientôt dans les conseils du gouvernement. Oui ou non, l'heure est-elle sonnée d'en finir avec la Tunisie, d'enrayer l'anarchie croissante et la ruine imminente, de couper court à la rivalité d'une puissance entreprenante, de réaliser les avantages recueillis à Berlin, d'assurer, enfin, pendant qu'il en est temps encore, la sécurité de l'Algérie et l'ensemble des intérêts français dans la Méditerranée ? Si on veut agir, il faut le faire avant qu'une trame plus serrée se soit nouée et expose le pays à une complication européenne. A Paris, on hésite encore : près d'une année s'écoule. Comme le dit M. Barthélemy Saint-Hilaire, on voulait épuiser les moyens diplomatiques. Le général Farre, ministre de la guerre était peu enclin à l'expédition. Par contre, en Algérie les esprits s'étaient échauffés peu à peu, et M. A. Grévy, successeur du général Chanzy, écrivait lettre sur lettre pour demander qu'on en finit. Les conseils du gouvernement étaient divisés. Au ministère des affaires étrangères, M. Roustan trouvait un défenseur actif et avisé de la politique d'action dans la personne du directeur des affaires politiques, M. de Courcel. M. le baron de Courcel fut le patient et persévérant initiateur de l'entreprise. Énergique et tenace, il frappait à toutes les portes. M. Barthélemy Saint-Hilaire, froid au début, s'était laissé convaincre. Mais M. Jules Ferry n'avait pas encore pris son parti. Il disait à M. Barthélemy Saint-Hilaire, qui avait entretenu le conseil de l'éventualité d'une expédition : — Une affaire à Tunis, dans une année d'élections, mon cher Saint-Hilaire, vous n'y pensez pas[25]. L'Élysée était de glace ; M. Wilson travaillait ouvertement contre le projet. En somme, le ministre des affaires étrangères une fois convaincu, tout dépendait de M. Gambetta. Lui seul pouvait encourager ou décourager, à son gré, la presse, l'opinion et le monde parlementaire. Or, M. Gambetta se montrait plutôt hostile. M. de Courcel a raconté la démarche décisive qu'il fit auprès du président de la Chambre : Mon audience fut fixée à sept heures du matin. Me voilà donc, par une belle matinée de printemps, franchissant le court espace de la rue de l'Université qui sépare le ministère des affaires étrangères de la présidence de la Chambre. A cette heure, la rue était déserte, mais déjà baignée par les rayons d'un soleil étincelant. Le cœur me battait fort. L'incertitude, le secret nième de la démarche nie harcelaient de scrupules. Car il avait fallu ne rien dire à M. Barthélemy Saint-Hilaire, qui se serait gendarmé, et il me semblait que je trompais la confiance à laquelle avait droit mon excellent chef. Introduit auprès de M. Gambetta, il me reçut avec affabilité, satisfait en apparence et un peu flatté de nia démarche. J'entrai vite en matière. Le ton dont je lui parlai était nouveau pour lui... Il m'écouta avec une attention soutenue, me suivant, comme si je l'introduisais dans un cercle supérieur d'idées, pendant que je développais les avantages, la nécessité d'une action prompte en Tunisie, l'honneur qui en rejaillirait, l'espèce de baptême diplomatique qu'en recevrait cette République qu'ils avaient l'ambition d'instituer, les dispositions favorables, mais peut-être éphémères des puissances, etc. Sous l'air de réserve dont il ne se départit pas, dans ce premier entretien, je sentis l'intérêt que nies paroles éveillaient en lui... Son regard s'éclairait, sa physionomie devenait plus curieuse et plus confiante. Son patriotisme ardent, son amour de l'action, sa large intelligence, son désir des choses élevées et toute la générosité de sa nature se trahissaient peu à peu dans ses traits, avec la satisfaction d'échapper, ne fût-ce que pour quelques instants, au bas souci des intrigues parlementaires, son amère pitance quotidienne. Quand je sortis, après une longue audience de plus du deux heures, je commençais de respirer. M. Gambetta m'avait donné rendez-vous pour le surlendemain, dans l'après-midi... Il se montra plus expansif, entrant dans mes idées et les discutant. Je n'eus pas de peine à triompher de ses objections, surtout au point de vue italien... Lorsque je le quittai, cette seconde fois, j'avais cause gagnée. Dès lors, tout nie devint aisé. Je sentis partout la main de Gambetta, son activité, son rayonnement et, en même temps, sa sollicitude, sa prévoyance, son remarquable don d'autorité. Personne ne songea plus à m'objecter les élections de l'automne. M. Jules Ferry se décida à son tour. Son ride dans l'affaire ne se dessina qu'à la fin, mais il fut essentiel ; il endossa les responsabilités suprêmes avec une décision dont il a mérité de garder l'honneur[26]. Le 31 mars, on apprit à Paris qu'un fort groupement de tribus tunisiennes appartenant aux populations montagnardes de la Kroumirie avait pénétré dans la province de Constantine. Un engagement avait eu lieu : cinq soldats français tués et cinq blessés. Quelques jours après, les bandes se grossissent et atteignent plusieurs milliers d'hommes. On affirme que des fusils ont été débarqués par des bateaux italiens. M. Roustan réclame auprès du bey une action commune de nos troupes et des troupes beylicales sur la frontière. Le bey, conseillé par M. Maccio, se retranche derrière sa dignité pour refuser une coopération qui le diminuerait aux yeux de ses sujets. Il s'agissait de savoir si c'était la France ou le bey qui devait être diminué en Afrique. C'était l'heure où la mission Flatters venait d'être massacrée par les Touareg ; les Ouled Sidi Cheik tentaient leur suprême effort contre la domination française. Bou-Amarra fomentait l'insurrection du Sud-Oranais. Si les Kroumirs n'étaient pas vigoureusement refoulés, la régence devenait, aux portes de l'Algérie, le centre de la résistance. Tout était à craindre. Dans de telles circonstances, un simple retard est une défaite. Le 4 avril, le gouvernement fit aux deux Chambres une déclaration relatant les faits et prévenant le parlement et le pays de son intention arrêtée de rétablir l'ordre sur la frontière et, par une action vigoureuse en Tunisie même, Min d'en empêcher le retour. M. Jules Ferry s'exprima en ces termes : Je viens dire au Sénat que cette situation impose au gourer-liement des devoirs qu'il saura remplir. Toutes les mesures sont prises pour mettre un terme à une situation intolérable. Des forces suffisantes sont réunies, en ce moment, pour châtier ces populations insoumises et pour les mettre hors d'état de recommencer leurs agressions. Quelques jours après, le gouvernement demandait les crédits nécessaires à l'envoi d'un corps expéditionnaire (six millions de francs), et ces crédits étaient votés par la Chambre entière, sauf quelques abstentions ; par le Sénat, à l'unanimité. Était-ce la guerre ?... Les oppositions épiloguèrent sur ce point de droit, tandis que les puissances intéressées, étonnées d'une décision si brusque, cherchaient quelle ligne de conduite adopter. La plus active de toutes — diplomatiquement parlant — fut la Turquie. La Turquie, depuis qu'elle avait réoccupé la Tripolitaine, en 1835, revendiquait une lointaine suzeraineté sur la Tunisie. En fait, le royaume de Tunisie était indépendant depuis un temps immémorial. Il faisait la guerre et traitait pour son compte avec les puissances européennes. En 1705, Hussein ben Ali, renégat corse, avait fondé la dynastie des Hussinites et ses héritiers s'étaient succédé sans s'occuper de la Porte, sauf l'envoi au sultan, en qualité de calife, de riches cadeaux, à chaque changement de règne. Les efforts de la Turquie pour lutter contre la prépondérance française en Tunisie depuis la conquête d'Alger s'étaient renouvelés chaque fois que les gouvernants en France avaient paru manquer d'autorité ou de vigilance. A diverses reprises, sous la monarchie de Juillet, sous le second empire, il avait fallu rappeler la Porte au respect des situations acquises. En 1863, M. Drouyn de Lhuys dut menacer de faire couler bas la flotte turque, mouillée à la Goulette. En 1871, profitant de nos désastres et répondant à l'appel du bey, conseillé dans cette politique par M. Wood, la Porte rendit un firman établissant sa suzeraineté nominale sur la Tunisie. Le firman fut lu au Bardo le 18 novembre 1871. La France protesta et déclara qu'il était, pour elle, nul et non avenu ; mais il ne fut pas révoqué. Quand les régiments français reçurent l'ordre de pénétrer sur le territoire de la régence, la Sublime Porte invoqua le firman. Les troupes de la Tripolitaine furent renforcées ; deux bâtiments de guerre turcs à la Canée, prêts à lever l'ancre pour la Goulette ; l'ambassadeur Essad pacha multiplia les plaintes au quai d'Orsay ; dans les circulaires adressées aux puissances, on faisait allusion à la réunion d'un congrès. M. Barthélemy Saint-Hilaire coupa court à ces velléités en notifiant à Constantinople qu'on ne laisserait passer aucun bâtiment de guerre ottoman et que toute intervention effective de la Turquie exposerait celle-ci aux plus baves conséquences. Les puissances, inquiètes pour la paix, repoussaient hautement les démarches du gouvernement turc : celui-ci se le tint pour dit et s'appliqua à la rédaction de plus en plus négligeable de ses inévitables circulaires. Les cabinets de Berlin et de Vienne, celui de Saint-Pétersbourg, plus désintéressé encore si possible, laissèrent les mains libres à la France. Le prince de Bismarck déclara à l'ambassadeur, comte de Saint-Vallier, qu'on n'apporterait aucun obstacle à notre action, quel qu'en fût le caractère et s'agît-il même d'une annexion. Ces dispositions parurent même trop favorables pour ne pas provoquer de nombreux commentaires à Paris. Les uns y découvraient la volonté du chancelier allemand de brouiller la France avec l'Italie, les autres, son désir de l'absorber, pendant de longues années, dans les entreprises coloniales. L'esprit avisé du puissant ministre discernait certainement ces avantages. Que la politique française dérivât vers la Méditerranée comme la politique autrichienne dérivait vers le Danube, l'Allemagne ne pouvait que s'en réjouir. L'heure n'était pas venue où cette puissance eût, elle-même, à se préoccuper des grands chemins de la mer, et en particulier de ceux qui suivent la Méditerranée. Restaient l'Angleterre et l'Italie. Ces deux puissances allaient-elles s'unir pour faire obstacle à l'initiative française Londres avait pris des engagements formels ; l'intérêt général de sa politique était opposé à l'établissement de l'Italie dans la régence ; mais la marche rapide des événements réveillerait, peut—être, ces vieilles jalousies que provoquait séculairement tout accroissement, de la puissance maritime française. Le gouvernement anglais avait été prévenu d'avarice par une habile confidence faite directement à sir Charles Dilke par le baron de Courcel. Lord Granville, après avoir offert sa médiation, n'insista pas. Il découragea le sultan et s'en tint à quelques bonnes paroles à l'adresse de l'Italie. Les documents échangés avec la France, livrés à la publicité, empêchèrent toute opposition sérieuse de la part des conservateurs. L'Angleterre borna son action diplomatique à exiger la confirmation des traités avantageux pour son commerce qui avaient été conclus sous l'influence de M. Wood et à obtenir certaines garanties au sujet de la transformation éventuelle de Bizerte en port militaire[27]. L'Italie restait donc seule. Elle était avertie si bien qu'en juillet 1880, le général Cialdini, de la part de M. Cairoli, venait entretenir M. de Freycinet du droit, qu'en cette hypothèse, l'Italie croyait avoir à un dédommagement[28]. Selon la juste remarque de M. Francis Charmes : Toute l'Europe savait ce que nous pouvions et ce que nous ne pouvions pas accepter. La nature des choses parlait pour nous. Mais, en présence des projets de l'Italie et du commencement d'exécution qui se produisait, nous avons dû parler nous-mêmes... L'Italie n'a pas pu se tromper sur nos dispositions. Ce débat rétrospectif et qui fut longtemps envenimé par des polémiques intéressées, se résume en une phrase de Jules Ferry : Au mois de mai 1881, Cairoli fut déçu et surpris, il ne fut pas trompé[29]. Le sentiment de l'isolement et de l'impuissance n'en causèrent pas moins, à Rome, une véritable stupeur. Le cabinet fut interpellé, le 7 avril. M. Cairoli pouvait encore ignorer officiellement l'échange de lettres Waddington-Salisbury, qui ne furent publiées que quelques jours après. Il affirma que la France n'a d'autre objectif que d'obvier aux désordres sur ln frontière algérienne. Pourtant, les déclarations des ministres aux Chambres françaises ne pouvaient plus laisser de doute. La position du cabinet italien est insoutenable. Interrompant la discussion, il offre sa démission, séance tenante. Personne n'accuse la France : le ministère s'écroule dans le silence. La situai ion est telle que l'impossibilité de constituer un cabinet force M. Cairoli à reprendre le pouvoir, après un intérim de quinze jours. A Tunis, M. Maccio, cesse de venir au Bardo. C'est au milieu de l'attention universelle que le cabinet Jules Ferry prépare une opération militaire à la fois difficile et délicate, la première que la France ait entreprise depuis 1870, et qui met à l'épreuve la nouvelle année. Les crédits avaient été votés le 8 avril. Malgré un temps affreux, l'armée française était devant Tunis, le il mai. A l'époque, ce court délai de six semaines parut interminable. Pourtant, on avait eu la sagesse d'en imposer à la Tunisie et à l'Europe par le déploiement d'une force considérable. C'est une véritable armée, une armée de 30.000 hommes qui est mobilisée. 23.000 hommes sont envoyés de France (31 bataillons empruntés à 13 régiments différents, 15 escadrons à 5 régiments, le 80e et le 141e d'infanterie au complet). 8.000 hommes appartiennent aux troupes d'Algérie, dont 5 bataillons de tirailleurs indigènes. Tant par terre que par mer, ces forces sont concentrées dans la région de Soukharas, sur la frontière tunisienne. Elles sont placées sous les ordres du général Forgemol de Bostquenard, commandant la division de Constantine. Le corps expéditionnaire, réuni dès le 20 avril, est divisé en deux colonnes : l'une, celle du Nord, qui longe la mer, a pour chef le général Delebecque ; l'autre opère plus au sud sous les ordres du général Logerot. La colonne Delebecque, qu'accompagnait le commandant en chef, marchait contre les Kroumirs et devait se porter sur Tunis ; le général Logerot avait à contenir les tribus du Sud et à accomplir un mouvement tournant qui refoulerait, le cas échéant, les troupes du bey et envelopperait les rebelles. La marelle se produisit dans un ordre parfait, avec un entrain admirable. Cependant, comme il est habituel à Paris, les esprits s'étaient échauffés par l'attente ; la presse ne contenait pas son indignation, blâmant les retards incompréhensibles, les fatigues excessives imposées au soldat, l'incurie de l'intendance et les incohérences du commandement ; en sens inverse, on se plaignait du manque de brillants faits d'armes, d'une marche inglorieuse et sans combats. Rochefort lance un à-peu-près très drôle sur le nom du général Forgemol. Le 24 avril, les forces françaises étaient entrées dans la régence. Malgré le temps et les difficultés naturelles à un pays hostile, sans ressources et sans communications, la colonne Logerot occupe, dès le 26, le Kef, grâce à l'énergie de l'agent consulaire français, M. Roy, qui reste à son poste et persuade le gouverneur de la ville, Si Rechid, de renoncer à toute résistance. C'était un pas décisif. Dans le nord, les troupes chassent devant elles les Kroumirs qui, toujours tournés et menacés par des forces supérieures, ne tiennent pas pied et, après quelques coups de feu, se réfugient aux lieux inaccessibles de leurs montagnes ou de leurs marais. Le fort de Tabarka est occupé il la fois par terre et par mer. A Souk el Arba, le général Logerot rencontre une certaine résistance des tribus : il en a facilement raison. Il se porte sur l'armée beylicale, commandée par Ali, frère du bey, et a une entrevue avec celui-ci. M. Roustan a obtenu la promesse que les troupes beylicales n'engageront pas le combat, et se retireront devant les troupes françaises. Ali s'exécute de mauvaise grâce ; mais la supériorité trop évidente du général Logerot lui en impose. Il n'y avait plus d'obstacle, jusqu'à Tunis. D'ailleurs, un fait nouveau, un fait considérable s'était produit : le 1er mai, une escadre française, placée sous les ordres de l'amiral Conrad, avait fait son entrée dans le port de Bizerte ; un corps de débarquement fort de 8.000 hommes, commandé par les généraux Bréart et Maurant, avait mis pied à terre sans coup férir. Le 8, ce nouveau corps expéditionnaire marche sur Tunis. Le bey et son entourage avaient conservé, jusque-là, certaines illusions. Les conseillers qui l'avaient trompé jouaient, avec fureur, leur dernière carte. L'arrivée de quelques stationnaires étrangers dans le port, de la Goulette entretenait l'espoir d'une intervention des puissances. M. Broadley, correspondant du Times. le narrateur de la dernière guerre punique, assiste à la crise suprême où alternent la colère et le désespoir. Il crie, jusqu'à la dernière minute : — Les grandes puissances ! Mais le bey dit à la fin : — Qu'ont-elles fait pour nous ? M. Roustan, très calme et très ferme selon son habitude, prépare tout pour l'arrivée des forces françaises. Il reçoit les nouvelles des divers corps qui se concentrent vers la capitale et se sait maître de la position. Il s'applique à ne rien brusquer, à ne rien forcer, à obtenir tout ce qu'on peut gagner par le sang-froid, le conseil et l'intimidation dans une situation si complexe ; il ne perd pas de vue, un instant, son devoir de diplomate et le souci de l'avenir. Cette admirable possession de soi-même décide de l'heureuse issue de la crise et du sort même de la Tunisie. Il agit, non en vainqueur et en conquérant, mais en sauveur et en protecteur. Quelle gratitude la France et la Tunisie ne doivent-elles pas à cet homme si raisonnable dans son triomphe M. Roustan charge le consul suppléant, M. Lequeux, d'aller au-devant du général Bréart et de lui porter le texte d'un traité que les instructions télégraphiques, envoyées de Paris, lui prescrivent de proposer et au besoin d'imposer au bey. Le 11 mai, le général Bréart est à Djedeidah ; le 12 mai, M. Roustan demande, pour le général, une audience au bey. Les instructions ont prescrit chacune de ces démarches. Si le bey refusait l'audience ou la signature, M. Roustan avait un successeur tout prêt, Taïeb bey. Le 12, de bon matin, les troupes françaises, musique en tête, entrent à la Manouba. M. Roustan était près du bey. Celui-ci, non sans de longues hésitations, se décide à voir le général Bréart. L'entrevue eut lieu au Ksar Saïd, près du Bardo ; le bey, ayant près de lui son ministre Mustapha, reçoit, debout, le général, que M. Roustan a précédé. Le général Bréart salue, tire de sa poche le traité, le lit au bey et, sur la demande de celui-ci, lui fait savoir, selon ses instructions, qu'il lui accorde la journée pour réfléchir. Que faire ? Fuir, impossible. Abdiquer, c'est laisser la place à un successeur détesté. Mustapha est le premier, maintenant, à conseiller la soumission. Vers sept heures du soir, parmi les pleurs et les lamentations des femmes du sérail et les objurgations de l'entourage, qui le supplient de céder, Sidi Saddock, abattu, impuissant, vaincu sans combattre, appose le sceau beylical sur les cieux exemplaires du traité. Avant de consentir, pourtant, la ruse orientale lui a suggéré une réserve qui, acceptée, sera l'origine de nouvelles et graves difficultés : au nom de sa dignité, il demande que les troupes françaises n'occupent pas Tunis, et il obtient satisfaction. Les Chambres se réunissaient après les vacances de Pâques, le 12 mai, au jour même où le bey adhérait au traité de Ksar Saïd. L'émotion avait été telle, pendant ces courtes vacances, que M. Jules Ferry, sans attendre la nouvelle imminente, crut devoir prendre les devants : une déclaration fut hie aux Chambres, pour faire connaître au pays et à l'Europe les intentions du gouvernement : Les sacrifices que la France s'impose, en ce moment, pour la sécurité de sa grande colonie africaine ne seraient pas suffisamment payés d'une soumission apparente ou précaire ou de promesses vite oubliées. Il faut, à notre sûreté, des gages durables : c'est au bey de Tunis que nous les demandons. Nous n'en voulons ni à son territoire ni à son trône : la République française a répudié solennellement, en commençant celle expédition, tout projet d'annexion, toute idée de conquête ; elle renouvelle, à cette heure nie le dénouement est proche, les mêmes déclara-lions. Mais le gouvernement du bey est tenu de nous laisser prendre sur son territoire, pour la sauvegarde de nos possessions et dans la limite de nos intérêts, les mesures de précaution qu'il est manifestement hors d'état d'assurer par ses propres forces. Des consentions devront mettre à l'abri des retours hostiles et des aventures notre légitime influence dans la régence... Le lendemain, M. Jules Ferry exposait au Sénat les clauses et le caractère du traité de ksar Sed ou du Bardo, conclu entre la République française et le bey : c'est l'acte d'institution du protectorat. Il avait été rédigé avec le plus grand soin par le directeur des affaires politiques, M. le baron de Courcel, s'inspirant, des traditions du ministère et des exemples empruntés à la domination britannique dans les Indes : ce n'était pas seulement une entente internationale, c'était une charte[30]. Protéger, c'est défendre, et par conséquent organiser : tel est, précisément, la portée des clauses principales du traité. Rarement une œuvre plus sage, plus clairvoyante et mieux équilibrée fut conçue et réalisée dans le plein entrainement de la victoire, parmi les oppositions et les obstacles intérieurs et extérieurs qui eussent pu faire trembler la main des rédacteurs du traité : la France peut être fière du faisceau de bonnes volontés, de compétences et d'énergies qui se groupèrent pour mener à bien cette difficile et délicate affaire. Une fois de plus, au cours de son histoire, la douceur et l'équité envers les faibles et les vaincus furent les meilleurs instruments de la conquête[31]. Les armées françaises occupent la régence (art. II) — car, nulle autorité sans force — ; la France prêtera son appui au bey contre tout danger qui menacerait sa personne et sa dynastie — maintien du pouvoir autochtone — (art. III). Au point de vue des relations avec les puissances et pour éviter toute ingérence plausible de leur part, la France garantit les traités passés par elles avec la régence (art. IV), mais elle assume désormais le contrôle et la représentation diplomatique du la Tunisie au dehors (art. VI et VII). Quant au gouvernement futur de la régence, il y est pourvu par deux clauses, salis plus : Art. V. Le gouvernement de la République française sera représenté auprès de Son Altesse le bey de Tunis par un ministre résident, qui veillera à l'exécution du présent acte et qui sera l'intermédiaire des rapports du gouvernement français avec les autorités tunisiennes pour toutes les affaires communes aux deux pays... — Art. VII. Les deux gouvernements fixeront, d'un commun accord, la base d'une organisation financière de la régence qui soit de nature à assurer le service de la dette publique et à garantir les droits des créanciers de la Tunisie. Dans l'exposé des motifs adressé aux Chambres, le cabinet expliquait les avantages de la politique adoptée : Nous y gagnerons, pour notre part, la sécurité absolue de notre grande colonie africaine, sans inquiétude désormais sur ses frontières... La Tunisie y gagne tous les bienfaits que lui apportera notre civilisation... Nous n'avons pour le bey de Tunis que les sentiments d'une sincère bienveillance, et nous sommes tout disposés à la lui prouver de nouveau, aux termes du traité, si son Altesse venait à être menacée dans son autorité légitime et dans son indépendance... Donc, la France, la Tunisie, les puissances, chacune des parties en jeu se trouvait à la fois visée et ménagée. Le protectorat était établi dans sa conception simple, droite, merveilleusement équilibrée : le protecteur, c'est celui qui protège. Ce traité étant soumis au parlement, des critiques se produisirent de la part de M. Delafosse et de M. Clémenceau à la Chambre, de la part de M. de Gontaut-Biron, au Sénat ; mais elles parurent de la simple casuistique parlementaire. La loi portant approbation du traité fut adoptée à la Chambre, le 23 mai, par 430 voix contre une et, au Sénat, le 27 mai, à l'unanimité ; elle fut promulguée le 27 mai. Au dehors, l'acte, dans sa portée un peu imprévue, s'imposa par l'autorité du fait accompli. Les gouvernements allemand, austro-hongrois et espagnol, approuvèrent et félicitèrent. La Sublime Porte, envoya aux puissances force circulaires ; personne ne songea à les lire. En Angleterre, il y eut un mouvement de surprise en présence d'une opération si rapide et si bien menée ; un débat s'ouvrit à la Chambre des communes, mais M. Gladstone n'eut pas de peine à repousser la thèse de ses adversaires, en visant les déclarations de lord Salisbury. A Rome, le cabinet Cairoli, assailli par une opposition d'autant plus violente qu'elle était plus embarrassée, succomba et, après une longue période d'incertitude et de troubles, fut remplacé par une combinaison Depretis-Mancini. Le succès était indubitable. M. Gambetta, prévenu de la signature de l'acte, aussitôt que la nouvelle était arrivée à Paris, avait écrit à M. Jules Ferry : Mon cher ami. Je te remercie de ta communication et je te félicite du fond du cœur de ce prompt et excellent résultat. Il faudra bien que les esprits chagrins en prennent leur parti, un peu partout : la France reprend son rang de grande puissance. Je te serre cordialement la main. L. GAMBETTA. Ce 13, vendredi (que valent les augures ?). IV Le désarroi était tel dans les esprits que cette opération si utile, si opportune, si bien conduite, de portée si haute et si lointaine, ce coup de maitre, en un mot, fut reçu comme une défaite ou du moins comme un fiasco par la coterie qui, de Paris, prétend dicter la loi à l'opinion. Ce fut, pendant quelque temps, une bonne plaisanterie, sur le boulevard, de chercher le kroumir. Le cabinet Jules Ferry ne recueillit de son succès aucune satisfaction, nul réconfort. Le ministre de la guerre, général Farce, fut ébranlé par les attaques, les reproches absurdes, les coq-à-l'âne de revues : le brave militaire, appliqué et consciencieux, fut voué au ridicule. Sa sagesse et sa modération, celles des généraux les désignèrent comme plastrons aux moqueurs qui avaient tant raillé les culottes de peau et le général Boum. Ces Parisiens ont tant d'esprit ! Avec la timidité ordinaire aux officiers français depuis 1870, le ministre chercha à pallier ses services par une condescendance aux critiques, qui devait bientôt les justifier. On se hâta de parler d'autre chose : les adversaires, pour écarter un sujet où, malgré tout, leur obstination était fâcheuse et pénible ; le ministère, parce qu'il était hanté par la grande préoccupation du jour : les élections. On était en mai : la date du scrutin serait-elle fixée au début, ou à la fin de l'été ? Quelle époque serait la plus favorable aux combinaisons diverses des partis ? L'autorité croissante du ministère, l'avènement probable de M. Gambetta, le succès de la République modérée, graves sujets d'inquiétude pour les oppositions de droite et de gauche, Comment ébranler une situation si forte ? Tous ceux qui n'espéraient, que dans le gâchis, les hommes que toute stabilité et toute grandeur offensent, s'apprêtaient à livrer un dernier assaut. Situation d'autant plus singulière que cet assaut, si dangereux pour la consolidation républicaine, était encouragé sous main par les hauts personnages que leurs fonctions eussent désignés pour le repousser. La place était minée par ses propres défenseurs. Jamais la partie n'avait été plus belle pour la République. Sous son égide, la France reprenait au dehors, comme le disait M. Gambetta, son rang de grande puissance ; au dedans, les partis hostiles aux institutions étaient divisés, réduits, anéantis. Le royalisme, affaibli, depuis longtemps, par la rupture entre orléanistes et légitimistes, perdait le peu qui lui restait de vigueur par suite de l'abandon où le laissait l'Église. Le pape Léon XIII avait coupé le câble. Le comte de Mun, dans un discours prononcé Vannes, s'était efforcé, non sans quelque témérité, de maintenir l'union entre les deux causes. Il s'écriait : Je suis royaliste dans la sincérité de ma conscience de catholique et de Français, sans rien confondre et sans rien séparer de tout ce qui fait battre mon cœur d'amour, d'espérance et de foi (8 mars 1881). Son discours se terminait par un vibrant appel au comte de Chambord. Celui-ci avait répondu, par une lettre datée de Goritz, 25 mars : Je n'attendais pas moins de vous, mon cher de Mun... On ne démontrera pas mieux que vous l'avez fait ces grandes vérités ; on ne prouvera pas mieux, pour recouvrer tant de bienfaits perdus, la nécessité de rendre à la France son Dieu et son roi[32]. La netteté même de ces affirmations avait provoqué un véritable conflit dans l'opinion conservatrice. A l'instigation du nonce, l'évêque de Vannes avait interdit aux prêtres du diocèse d'assister il la concérence rin comte de Mun et le journal /Murera, organe officieux de la cour pontificale, avait approuvé l'attitude prise par l'évêque de Vannes, par l'évêque de Poitiers, Mer Bellot des Minières, et par les prélats qui, se ralliant aux directions du Vatican, s(...paraient la cause de la royauté et celle de : L'Église, mère de toutes les nations, veut conserver l'empire universel des times pour les conduire au bien suprême. Comment une institution aussi immense, dont la mission est si vaste, pourrait-elle se lier à telle ou telle forme politique, à tel ou tel parti, à telle ou telle dynastie ? Ces avis divers jetaient le trouble dans les âmes pieuses, alarmaient même les fidélités. Le comte de Chambord s'efforçait de galvaniser son parti par des circulaires et une refonte de l'organisation des comités, à laquelle le comte de Mun, secondé par MM. Lucien Brun et Mayol de Lupé, apportait l'appui de sa parole convaincue. Mais les traits émoussés tombaient sans force au milieu de l'indifférence générale[33]. Les orléanistes s'étaient retirés sous leur tente, et M. Hervé, qui gardait, au journal le Soleil, le contact avec l'opinion, en était réduit à faire chorus avec le comte de Mun sur la thèse des réformes sociales, tout en ménageant les préventions politiques et économiques des milieux philippistes et bourgeois. Les vieilles gardes mouraient autour des vieux drapeaux usés. Le bonapartisme était plus maltraité encore. L'activité de la fraction autoritaire et cléricale, celle qui s'était l'alliée à la personne du prince Victor, s'épuisait en invectives contre les institutions et l'administration républicaines. Elle n'avait plus d'autre force que celle de l'outrage. Les fidèles du prince Napoléon avaient cru trouver une plate-forme, en lançant une proposition de révision constitutionnelle, inaugurant ainsi une politique qui affectait un certain parallélisme avec celle de l'extrême gauche. En somme, le parti républicain ne courait plus d'autre danger que celui dont le menaçaient ses propres divisions. L'opposition de gauche et d'extrême gauche était plus ardente que jamais. Elle s'affirmait surtout par son hostilité à M. Gambetta et à M. Jules Ferry en les accusant, l'un et l'autre, d'une prétendue évolution à droite, bien éloignée de leur pensée. La vie est fatalement une différenciation. En politique, comme dans la nature, les énergies non satisfaites cherchent leur développement en attaquant, chez les énergies rivales, les moyens de la survivance et de la reproduction. De là, l'importance des lois d'enseignement. Mais la portée philosophique et, pour ainsi dire, naturelle de ce combat échappait, même à ceux qui l'avaient engagé. La lutte contre le cléricalisme, poussée à outrance, et devenant presque l'unique plate-forme du parti, embarrassait les chefs républicains, qui, croyant devoir ménager les transitions, avaient abandonné la thèse traditionnelle de la séparation de l'Église et de l'Étal. Les premières demandes de modifications aux lois militaires, votées après la guerre, étaient un autre thème dangereux aux yeux des hommes d'État qui s'étaient consacrés de toute leur Finie à la restauration de la patrie. Or, c'étaient lit les premières exigences du programme radical. Le 28 mai 1881, la Chambre vota. après de nombreuses péripéties, une proposition de loi Labuze, qui imposait aux instituteurs et aux séminaristes le service militaire. M. Jules Ferry, et M. Paul Bert lui-même, durent se séparer de l'extraie gauche et combattre des amendements particulièrement rigoureux pour les aspirants aux ordres. Ces mesures visaient le clergé dans son recrutement ; les évêques protestèrent plus haut que jamais et crièrent, de nouveau, à la persécution. La campagne de laïcisation est abordée avec une énergie farouche par le conseil municipal de Paris. Dans les hôpitaux, le corps médical est, en majorité, républicain et libre penseur. Certaines ingérences sensibles dans les contacts quotidiens ont donné prise aux critiques, et atténué, parfois, les admirables services rendus par les sœurs. Entre les congrégations mêmes, des dissentiments ont provoqué l'intervention tic l'État. A l'hôpital de la Pitié, ce sont les religieuses de la communauté de Sainte-Marthe qui demandent à être remplacées et rompent avec les autres congrégations. Des infirmières laïques leur succèdent et sont introduites successivement aux hospices des Ménages, de La Rochefoucauld, etc. M. Lambert de Sainte-Croix interpelle au Sénat. Le ministre de l'intérieur, M. Constans, répond que l'assistance publique prépare des infirmières laïques parce qu'elle ne veut pas être à la merci des communautés religieuses. L'ordre du jour de M. Lambert de Sainte-Croix, contraire au principe de la laïcisation, est voté par le Sénat. M. Mayran s'écrie : Il y a encore un Sénat ! (30 mai). La haute Assemblée n'a pas craint de prendre position au moment où sa constitution, sinon son existence, sont en suspens. La campagne de révision fait partie du programme de l'extrême gauche. Diverses propositions de loi émanant de MM. Lenglé, de Laroche-Joubert, de Gasté, tendent à la révision dans le sens de l'appel au peuple. L'urgence a été repoussée le 15 mars. Mais M. Barodet dépose aussitôt une autre proposition de révision constitutionnelle dont l'objet, plus nettement défini, tond à assurer le recrutement du Sénat par un mode de scrutin différent, supprime l'inamovibilité et assure la prédominance de la Chambre basse dans l'organisme constitutionnel. Ce projet visait, dans la Constitution de 1875, les pouvoirs de stabilité et de conservation, ceux qui y avaient été introduits par l'inquiétude monarchique et auxquels le parti républicain mail, adhéré, à titre de concessions, pour obtenir le vole de la République ; la révision était donc dirigée principalement contre le Sénat, contre son indépendance relative à l'égard du suffrage universel. Cette arme, habilement maniée, pouvait servir comme moyen de pression non seulement sur le Sénat, mais indirectement sur la présidence de la République. La question de la révision s'élargit dont, tout à coup, jusqu'à devenir une plate-forme électorale. Mais il y a une contrepartie : c'est la question du scrutin de liste. A l'heure suprême, on se battra sur l'une ou l'autre de ces deux positions. On sait tout le prix que M. Gambetta attachait à l'établissement du scrutin de liste. C'était, à ses yeux, le moyen d'obtenir l'unité d'action dans le gouvernement. Seul, le scrutin de liste apporterait à un chef de parti une confiance efficace, et lui accorderait, en quelque sorte, un blanc-seing gouvernemental. Et c'étaient justement ces raisons qui avaient, par contre, polarisé autour de la question du scrutin de liste toutes les forces hostiles à M. Gambetta, tous les adversaires de la dictature. Il était lancé. Dans sa confiance eu son autorité, en son éloquence, eu sa popularité, il marcherait droit au but, quoi qu'il advînt. La politique n'est-elle pas un combat ? Il n'avait pas écarté la pensée de brandir, le cas échéant, contre ses adversaires, la menace de la révision. Jeu très serré, de part et d'autre, où la moindre faute pouvait entraîner une irrémédiable défaite. Il était dans la logique des choses qu'une belle journée de stratégie parlementaire marquât l'avènement de la République constitutionnelle. Le projet de loi sur le scrutin de liste avait été déposé par M. Bardoux en juillet 1880. M. Gambetta avant fait, de cette réforme, sa chose, travaillait ostensiblement au succès et se découvrait, pour la première fois peut-être, depuis qu'il était président de la Chambre et M. Jules Grévy, président de la République. Dans des entretiens particuliers nombreux, il se livrait à une véritable propagande individuelle : Au fond, la question du scrutin de liste était devenue la question Gambetta. Le projet Bardoux est soumis aux formalités ordinaires. Or, la commission nommée dans les bureaux compte huit adversaires contre trois partisans du projet. M. Boysset, radical, hostile notoirement à M. Gambetta, est désigné comme rapporteur. Quel était l'avis du gouvernement ? Le conseil des ministres était embarrassé et, en fait, divisé. Les amis de M. Gambetta étaient partisans de la réforme ; les autres, dont M. Jules Ferry, président du conseil, se sentaient portés plutôt à maintenir le scrutin d'arrondissement. L'Élysée démasque ses batteries. M. Wilson fait une campagne ardente dans les couloirs ; on remarque l'appui que lui prête le ministre des affaires étrangères, M. Barthélemy Saint-hilaire. Le 23 mars, M. Jules Ferry, appelé par la commission, déclare que le gouvernement conservera la neutralité : La question est modifiée ; elle a changé de caractère ; elle a pris un caractère particulier, qui l'a fait sortir de ses limites naturelles. Le gouvernement voudrait pouvoir remplir le rôle de médiateur avant, ou après. C'est pourquoi il ne prend pas parti... Il veut l'apaisement ; il ne veut pas aggraver le conflit. Il a donc pour devoir de ne pas se prononcer... Attitude qui s'imposait au cabinet, en raison des circonstances ambiantes et en présence de ses propres divisions, mais qui ne contribuait pas à débrouiller une affaire si complexe et si dangereuse. Le 16 mai, M. Boysset lit son rapport à la tribune et conclut au rejet de la proposition. Le rapport est d'un ton déplaisant, l'argumentation rapetisse le débat ; plus d'une fois, elle vise M. Bardoux et ses puissants amis. Discussion le 19. M. Gambetta a quitté le fauteuil. Il a pris, à son banc, la place qui était la sienne sous l'empire, connue s'il avait le sentiment que cette bataille doit décider encore, — après de si longues années chargées de tant de services, — de son existence et de sa destinée. On n'attend que lui. C'est lui qui est l'acteur, le champion, le spectacle. Il occupe à lui seul l'arène autour de laquelle les milliers de regards luisent... Journée anxieuse. L'Assemblée, muette, garde le secret de ses obscurs desseins. Début familier, comme si le dompteur voulait !latter la bête ; la voix est lente et aine ; elle s'échauffera peu à peu. La cause personnelle est traitée rapidement et les attaques injurieuses repoussées du pied : Je pense que je n'ai à nie défendre, ni devant la Chambre sans distinction de partis, ni devant le pays, de visées, qui seraient criminelles si elles n'étaient ridicules, qu'on s'est plu à me prêter dans cette grave question du régime électoral de la démocratie républicaine. Je parle ainsi pour couper court à des propos indignes de républicains. Aussitôt, la discussion. L'argumentation est, comme d'ordinaire, actuelle et, selon le mot que l'orateur emploie, politique ; il ne s'attarde pas aux théories. Le scrutin de liste est une nécessité traditionnelle du parti ; c'est lui qui a fondé la République malgré les dispositions de l'Assemblée nationale ; c'est lui encore qui, élevé à sa plus haute puissance, l'unité de liste (allusion aux 363), a battu le Seize Mai. Le scrutin d'arrondissement a été rétabli par la droite : c'est un scrutin d'intimidation et de corruption. Pour fonder véritablement la République, il faut revenir au scrutin de ses origines... Peu à peu, le silence s'anime, les figures s'ouvrent, les âmes se dégèlent. Le discours porte et mord sur l'impassibilité voulue des premiers moments. Alors se produit la pesée où cet étonnant ouvrier de la persuasion exerce sa puissance : Je sais, par expérience, combien il est difficile d'entretenir une Assemblée des conditions de sa naissance et des conditions de sa renaissance. — M. PAUL DE CASSAGNAC. Le mot est joli. M. GAMBETTA... mais si épineuse que soit cette tâche, comme je n'ai pas cri vue la satisfaction d'intérêts personnels, que je ne suis préoccupé que d'une question d'État, que j'ai la conviction profonde qu'il n'y a pas possibilité, dans ce pays, de fonder un gouvernement républicain à la hauteur de sa mission, à la hauteur de ses devoirs, sans convoquer le pays dans ses assises les plus étendues, sans faire reposer la consultation du pays sur la base la plus large et la plus unitaire (la droite plébiscitaire applaudit), je combattrai jusqu'au bout pour cette solution... Le jusqu'au bout est un engagement, un pacte avec la destinée. Quand un homme se donne ainsi, il ne peut pas ne pas obtenir quelque chose en échange. Porté par l'attention et la faveur croissantes de l'auditoire, l'orateur s'élève, il retrouve les beaux cris de sa grande manière : Je parle ici au nom des intérêts supérieurs de la démocratie française. Oui, je pense que dans un pays où les intérêts locaux ont des organes attitrés qui fonctionnent admirablement, je pense que lorsque, dans ce pays, on représente la France, c'est-à-dire la plus haute personne morelle qui soit dans le monde, je pense que l'on peut bien se demander si on fera sortir les représentants des idées, de la tradition historique qui ont tait cette gloire universelle, si on les fera surgir de cent mille électeurs ou de six mille... Et, enfin, la péroraison, qui dit tout et emporte le succès. L'avenir est dans vos mains, car il dépend du régime que vous choisirez. Il dépend de vous que la République soit féconde et progressive ou bien qu'elle soit vacillante et chanci,- Jante entre les partis ; il dépend de vous qu'il surgisse, ici, nu véritable parti de gouvernement compact et sérieux pour mener la France jusqu'au bout de ses glorieuses destinées. Vous êtes les mitres. Oui, vous prononcerez. A votre tour, vous direz Beati possidentes, ou vous reviendrez à la tradition vraie, à la tradition républicaine. Je vous adjure : Pensez au pays. Passez en revue les vices, les abus, l'impuissance du régime auquel nous sommes condamnés et considérez, de l'autre côté, ce torrent de forces, de puissances, d'énergies, que vous pouvez recueillir à même dans le plein courant de la souveraineté nationale et, alors, vous n'hésiterez pas à porter résolument la main sur un régime qui ne peut donner au pays aucune vitalité. Vous voudrez échapper à cet amer reproche par lequel je finis ; vous ne voudrez pas encourir la sentence du poète romain u four sauver leur vie, ils ont perdu les sources mêmes de la vie. Propter vitam vivendi perdere causas. L'Assemblée s'est passionnée en sens divers. L'heure est venue pour les votants de se prononcer et, peut-être, de se compromettre. Les prudents se consultent, mais les ardents se donnent ; la partie est gagnée, la bête est domptée. Le grand artiste était égal même. Son regard, sa voix, le magnétisme de sa personne agissent une fois encore sur un auditoire habitué à subir ce prestige. Oui, il est le chef, seul digne, seul prêt. Un tel accent ne trompe pas. L'avenir lui appartient. Les accusations tombent au pied de cette figure sereine et droite, sont balayées au revers de ce geste large et dédaigneux. Il faut le suivre. La France, la République, salueront en lui, demain, le noble et cligne conducteur de leurs prochaines destinées !... Le vote s'impose, immédiat. La droite demande le scrutin de liste, scrutin secret. Par 243 voix contre 235, la Chambre décide le passage à la discussion des articles. C'est le succès ; mais à huit voix ! Après un tel effort !... Qu'importe ! Ces voix sont des voix reconquises, la victoire a été arrachée au moment où elle chancelait. Tout dépendait de ce tournant. L'ensemble du projet est adopté par 267 voix contre 202. M. Gambetta sortait grandi et rayonnant de l'épreuve. Sa nature optimiste et confiante s'épanouissait. La route s'ouvrait sans obstacle devant lui. Il ne se méfiait pas. Depuis dix ans il n'était pas retourné dans sa ville natale, dans la ville où il avait fait ses études, où ses modestes parents avaient vécu leur vie, Cahors. L'inauguration d'un monument élevé aux mobiles du Lot morts pendant la guerre fut l'occasion d'une cérémonie à laquelle le président de la Chambre avait promis d'assister. L'accueil fut enthousiaste. Les populations ardentes du Midi, animées par le soleil et par leur propre, ardeur, se portèrent au-devant du compatriote parvenu si haut. Ces trois jours ne furent qu'une longue acclamation. Le département du Lot ne se ralliait pourtant qu'avec peine à la République : mais la satisfaction locale emportait tout. C'est à peine si, dans l'apparat des cérémonies officielles, quelques visages restaient fermés. De tous les points dit département, même des départements voisins, une foule d'hommes politiques, de fonctionnaires, de fidèles, étaient accourus faisant cortège au président. Nombre d'officiers en uniforme. A l'inauguration du monument, à la réunion du 'comice agricole, à la réception du collège, au banquet, du 29 mai, où onze cents souscripteurs assistaient, M. Gambetta parla ; il parla, serra les mains, distribua les accolades jusqu'à épuisement. C'est le rite et la rançon de ces solennités... il s'abandonnait à ces mouvements dont les démocraties sont prodigues ; il en revenait sans cesse à l'union, an relèvement de la patrie, aux espérances militaires et civiles, à l'armée, à la grandeur de la France relevée. Il mêlait aux effusions d'habiles dithyrambes en l'honneur du président Grévy, vantant la solidité de son caractère, la sagesse de ses intentions et de ses idées, ce passé qui est le gage, du présent et fait la sécurité de l'avenir. Surtout, ce qui se répétait à diverses reprises dans ces harangues renouvelées, c'était la foi dans l'union républicaine„ un appel incessant à la stabilité, à l'harmonie, à la concorde : Encore un coup de collier du suffrage universel et nous tiendrons celle communauté d'efforts et de volontés sous un gouvernement libre et définitif. Oui, rappelons-nous, souvenons-nous, surtout soyons indulgents les uns pour les autres : car il est certain que de telles catastrophes (la guerre) ne tombent pas sur un grand peuple sans qu'il y ait de la faute commune... L'orateur ne perd pas de vue la situation politique. La partie liée du scrutin de liste et de la révision sollicite son esprit vigilant. Il n'oublie pas de lui consacrer quelques phrases qui, à cette date (29 mai), frappent l'attention universellement éveillée, comme une avance et une invite au Sénat. M. Gambetta dit : donnant, donnant ; en volant le scrutin de liste vous vous épargnerez la révision : Messieurs, nous sommes à la veille d'un grand rendez-vous devant le suffrage universel ; nous allons le consulter, j'en ai le ferme espoir, — bien que le Sénat ne se soit pas encore prononcé, — par la voie la plus large, la plus franche, la plus haute, la plus concluante... Mais ne nous égarons pas, ne mettons pas à la fois tout en question. Je demande qu'on attende que les pouvoirs établis par cette constitution aient accompli leur résolution. Quelles que soient les difficultés que puisse soulever cette déclaration, je n'hésite pas à le dire : on ne peut toucher sans imprudence à la constitution. En somme, le marché à la main. Cette confiance un peu autoritaire, au milieu des acclamations trop bruyantes, quelques paroles imprudentes échappées à des compatriotes trop émus ou à des fonctionnaires trop zélés, en un mot, la fougue méridionale de ces fêtes, tout cela fut exposé, traduit à Paris avec les accommodements d'usage dans les polémiques de presse. Ce fut comme un coup de baguette. Il semblait que les yeux se dessillaient. La cérémonie patriotique devient une manifestation politique savamment préparée. On rapproche le voyage de Cahors des tournées de Louis-Napoléon en 1851. Enfin, le tribun lève le masque : c'est la fête inaugurale de la dictature : en passant le Lot, César a franchi le Rubicon. Ces niaiseries, habilement colportées par des voix assourdies, reçues par des oreilles complaisantes, imprimées dans des journaux à grand tirage et diligemment hostiles, créèrent une atmosphère nouvelle. La démocratie est soupçonneuse. De toutes les foules, la foule parlementaire est la plus impressionnable, la plus mobile, la plus crédule. Elle se groupe parfois autour du mérite, mais elle ne l'aime pas : une assemblée de ténors qui, sans cesse, se comparerait avec admiration et envie au fort ténor. En vérité, le voyage de Cahors fut, une faute. L'homme utile doit s'effacer. C'est trop qu'il ait si souvent raison. Sa récompense est au delà des temps. La sagesse est tenue à l'humilité. Il y a un talent — talent indispensable — de se dérober. Tant pis s'il manque aux natures sincères. Le moyen de parvenir, manuel que la loyauté n'ouvre guère, l'ambition le bourre de signets. Il faut bien que les serviteurs de la démocratie subissent ses caprices, puisqu'ils s'exposent aux caresses du lion. Quand M. Gambetta revint à Paris, la haine, lâchée au grand jour, était sur ses talons. Elle ne le quitta plus désormais. Au Sénat, la commission du scrutin de liste est hostile, sauf une voix. Animation extraordinaire dans les couloirs du Luxembourg. M. Wilson ne les quitte pas. M. Jules Simon négocie avec le duc de Broglie. Le général Paul Grévy cause beaucoup. On ne vit jamais tant de sénateurs à l'Élysée. On colporte le mot du président Grévy : Le scrutin de liste, c'est la voiture du sacre pour les princes et pour les généraux. Toutes les déceptions se coalisent. M. Waddington est nommé rapporteur[34]. Au même moment, la Chambre des députés discute la proposition Baroda sur la révision de la constitution. Scrutin de liste au Sénat, révision à la Chambre ; le parallélisme s'affirme. Débat approfondi, grave, plutôt académique. M. Gambetta préside la séance. M. Clémenceau, dans un discours dangereux par son exagération même, réclame la suppression du Sénat, la suppression de la présidence, le retour aux principes républicains, c'est-à-dire une Convention. — Il fait calme ; il est temps de déployer les voiles et de nous confier à la République. M. Cazot, ministre de la justice, ami de M. Gambetta, répond et combat la révision. M. Jules Ferry également. La Chambre, à une très forte majorité (245 voix contre 184), repousse la prise en considération (31 mai). Le 3 juin, M. Waddington, au Sénat, lit son rapport sur le projet de loi relatif au scrutin de liste. C'est un réquisitoire, le procès du gambettisme, avec l'accusation à peine dissimulée de dictature : Que deviendra l'autorité du président si un chef de parti, si un soldat heureux, si un prétendant quelconque se fait nommer dans un grand nombre de départements ? Lui serait-il possible de résister longtemps à une pareille pression ? Aurait-il la moindre liberté pour le choix de ses ministres ? Et ne serait-il pas contraint bientôt ou de se résigner à un effacement complet ou de céder la place à celui que l'on appellerait l'élu de la nation ? L'opinion du président de la République est jetée dans le débat. Une manière pédante et lourde s'appesantit sur ces allusions délicates. Discussion le 9. Le Sénat a entre les mains les destinées de M. Gambetta, qui avait été son créateur, son constant défenseur. La majorité était républicaine. Mais la droite et quelques dissidents de gauche étaient radicalement hostiles à l'avènement prévu. Le débat est pénible, sans éclat. Deux amis de M. Gambette, M. Édouard Millaud et M. Dauphin, défendent le scrutin de liste ; presque sans contrepartie (car la harangue de M. Waddington fut, plus fâcheuse encore que son rapport), le Sénat, votant au scrutin secret sur la proposition de la droite, refuse par 118 voix contre ttift de passer à la discussion des articles. La majorité comprend 105 membres de droite et 13 républicains du centre et de la gauche ; 32 absents ou abstentionnistes. M. Gambetta échouait au port. Le Sénat a assumé la responsabilité de cet échec. L'effet ne se fit pas attendre : Dès le 10 juin, la majorité de la presse républicaine, tant à Paris qu'en province, était gagnée à la cause de la révision. Du fait de ce vote, M. Gambetta lui-même était rejeté à gauche. Il prépare désormais la campagne électorale en rupture ouverte avec l'Élysée, en désaccord accepté avec le Sénat. Ait cours de cette campagne, il se servira de l'arme qu'il avait hésité à saisir et, dans le discours de Tours, contredisant les paroles de Cahors, il se prononcera pour la révision. La session et la législature elle-même louchent leur fin. Du 20 juin au 29 juillet, c'est une liquidation des projets de lois urgents. De tontes ces décisions, prises un peu en à ttc, celle qui devait avoir le plus de portée dans l'avenir avait pour objet de consacrer l'existence légale des syndicats professionnels et de rayer, par ce fait, toute la doctrine de la Révolution en matière d'organisation du travail. C'était la porte ouverte à la réforme sociale. Ch. Floquet était président et M. Allain-Targé, rapporteur de la commission[35]. Des organisations de cette nature pouvaient-elles se multiplier sans que des atteintes graves fussent portées à la liberté du travail ? Le projet de la commission reconnaissait aux syndicats professionnels soit de patrons, soit d'ouvriers, la personnalité civile. Un amendement Trarieux, soutenu éloquemment par M. Ribot, soumettait cet avantage à une autorisation préfectorale après examen des statuts. Le gouvernement s'était prononcé pour l'amendement. Mais l'intervention énergique de M. Antonin Dubost et de M. Ch. Floquet emporte le vote de la Chambre, qui accorde la personnalité civile, sous la seule condition que les membres chargés de la direction du syndicat fussent Français. Le projet devait attendre longtemps encore la sanction du Sénat. Pendant tout le cours de cet hiver, le parlement avait employé de nombreuses séances à l'étude d'un projet de loi sur la liberté de la presse. La République se devait de consacrer ce principe. Dans un pays libre, le pouvoir n'est contrôlé que si l'opinion est avertie ; l'opinion n'est avertie que par une presse où l'erreur mime et même la mauvaise foi ont libre carrière, sous l'égide des lois. Il n'y a pas de demi-liberté. Tout système de mesure préventive a échoué. Mieux vaut s'en rapporter à la force de la vérité et à la sanction de l'opinion. Telle fut la doctrine générale adoptée par la commission de la Chambre des députés chargée de procéder à une sorte de codification des lois sur la presse. De brillantes joutes oratoires entre MM. Allain-Targé, Ch. Floquet., Ribot, Goblet, Clémenceau, Cazot, ministre de la justice ; Lisbonne, rapporteur, illustrèrent cette discussion. M. Allain-Targé en exposa, pour ainsi dire, la philosophie : La presse aujourd'hui, c'est l'image, c'est l'organe de tous les intérêts qui existent dans une société démocratique ; c'est l'instrument des passions généreuses comme des haines et des rancunes, de tout ce qu'il y a de bon et de tout ce qu'il y a de mauvais dans une grande société comme la nôtre. Le débat porta principalement sur certaines formules de la loi visant, des questions particulières, l'outrage à la République, aux Chambres, au président de la République, la responsabilité, en cas de fausses nouvelles, de provocation à des crimes ou délits suivie ou non d'effet. Sur tous ces points, les légistes s'en donnèrent à cœur joie. M. Ch. Floquet demandait, en thèse générale, le droit commun ; M. Clemenceau se réclamait uniquement de la liberté. Il écarte l'amendement Marcou, qui crée l'outrage à la République : Il faut avoir le courage de faire un choix entre les deux
systèmes, car il n'y en a que deux : le système de la répression et le
système de la liberté. Je sais bien que la tentation est forte, quand on
arrive au pouvoir, de ramasser les armes — des armes apparentes — dont les
gouvernements précédents se sont servis. Tous les gouvernements l'ont essayé,
tuais tous ont échoué fatalement. Et, encore, dans une séance ultérieure : La liberté que nous demandons, ce n'est pas seulement la liberté du parti qui est au pouvoir, ce n'est pas notre liberté à nous, républicains ; c'est la liberté des autres, c'est la liberté de nos adversaires, c'est la liberté de tous... Il n'y a de sécurité vraie que dans la liberté. Laissez tout attaquer, comme disait W. Jules Simon, 't condition qu'on puisse tout défendre... Je dirai même : laisse/ tout attaquer, afin qu'on puisse tout défendre ; car on ne peut défendre honorablement que ce qu'on peut attaquer librement. En somme, après une mise au point assez difficile. la loi votée par la Chambre consacra les principes suivants : liberté de publication des journaux, institution du gérant responsable, suppression des délits d'opinion, compétence du jury sauf en matière d'injures et de diffamation contre les particuliers et pour les infractions purement matérielles ; droit de faire la preuve étendu aux diffamations contre les corps constitués. La loi fut votée, en deuxième délibération, par 444 voix contre 4 (17 février). Aussitôt envoyée au Sénat, elle fut étudiée par une commission qui confia le rapport à M. Eugène Pelletan. Certaines modifications, pour la plupart de tendances très libérales, furent apportées par la commission au projet de la Chambre. On écarta le délit de provocation non suivie d'effet, sauf s'il y a eu tentative de crime ; on supprima le paragraphe relatif aux tentatives d'embauchage, on visa l'offense au président de la République au lieu de l'outrage ; on adoucit les articles relatifs à la diffamation des morts, aux imputations diffamatoires dirigées contre les chefs d'entreprises faisant appel au crédit ; on ramena à la responsabilité du droit commun celle des propriétaires de journaux, etc. M. Jules Simon se prononça pour toutes les mesures libérales et essaya vainement de faire écarter le délit de fausses nouvelles répandues de mauvaise foi ; il ne put obtenir non plus l'abrogation du droit sur le papier (du 18 juin au i6 juillet). La Chambre vola la loi telle qu'elle revenait du Sénat, et elle fut promulguée le 29 juillet. Ce fut un des actes les plus considérables de cette féconde législature. La vie morale de la France nouvelle dépendait de ces graves délibérations. La plus hardie de toutes les entreprises de tolérance sociale était inaugurée par une telle loi, où le parti républicain avait mis toute sa fidélité à titi-mène, toute sa conscience, tout son optimisme ut toute sa foi. De nombreuses séances sont occupées, en outre, par le vote de la loi sur la gratuité de l'enseignement primaire, par la discussion, tant à la Chambre Juillet 188a. qu'au Sénat, du projet de loi établissant l'obligation, projet de loi qui, après deux délibérations, ne peut être voté, à Sénat ayant modifié les résolutions de la Chambre sur les programmes, sur l'enseignement donné dans les familles ; enfin, par la discussion du budget de 1882. La situation financière, à ce stade de l'évolution républicaine, n'est pas satisfaisante[36]. Les dépenses s'accroissent avec une rapidité extrême, les recettes se développent plus lentement ; les dégrèvements donnent au contribuable une fausse sécurité ; l'emprunt à jet continu, patent ou dissimulé, voile le déficit et fait face aux exigences coûteuses du nouveau régime. Ces dispositions peu vigilantes du parlement et des hommes politiques entrainent la démocratie sur une pente où elle glisse trop volontiers. Elles entraveront, plus tard, la marche normale des affaires, assurant aux influences financières une prépondérance excessive. Une administration plus ménagère des deniers publics, aidée de la prospérité et de l'épargne, aurait laissé au gouvernement de la République plus de ressources pour accomplir le devoir social qui lui incombait. Le 17 mars, un décret du ministre des finances a autorisé l'émission d'un emprunt d'un milliard en rentes 3 % amortissables. La souscription a lieu le 17 mars, au taux de 83,25. L'emprunt est couvert près de quinze fois, la grande majorité des souscriptions étant de 15 fr. de rente, ce qui affirme le caractère démocratique du classement. Le pays, riche et économe, fait crédit sans hésiter au gouvernement. Celui-ci s'y fie un peu trop et il présente aux Chambres un budget aussi fâcheux que celui de 1882. Ce budget est l'œuvre de M. Magnin, ministre des finances ; le rapporteur général est M. Rouvier. Les dépenses s'élèvent, après les remaniements de la commission du budget, à 3.389.305.000 fr. et les recettes seulement à 2.789.486.000 fr. C'est un déficit de près de 600 millions qui s'explique, d'ailleurs, par près de 200 millions de dégrèvements, par les dépenses de la guerre de Tunisie (34 millions), l'organisation de l'enseignement gratuit, les augmentations de traitement des instituteurs et des pensions militaires, les remises à la marine marchande, l'accroissement de dotation de la Dette publique pour faire face au service des emprunts[37]. L'argent coulait par toutes les veines. Cet énorme déficit fut dissimulé au budget et couvert, soit par les ressources exceptionnelles, soit par la dette flottante. Les grands travaux, les grandes réformes et les grands programmes se payent. Au cours de la discussion, l'opposition critique âprement la méthode financière du gouvernement. M. Rouvier, ami de M. Gambetta, le défend avec éloquence, mais non sans quelque témérité. Le budget fut voté, du 16 juin au 28 juillet, dans les deux Chambres, et la loi promulguée le 29 juillet[38]. On était en vue des élections générales. Déjà M. Jules Ferry, dans un discours prononcé à Épinal le 29 juin, avait tracé le programme du gouvernement. Les élections prochaines, avait-il dit[39], ne seront pas seulement libres, elles seront pures. Le programme était celui du parti républicain modéré. Sur la question la plus délicate alors, celle de la révision, M. Jules Ferry, comme l'avait fait M. Gambetta à Cahors, s'était montré hostile : On n'arrache pas un arbre pour voir si les racines ont pris. Cependant, le gouvernement hésitait encore à fixer la date de la convocation des électeurs. Le cabinet, après tant de peines et de labeurs, n'avait conquis ni la faveur publique ni la confiance absolue du parlement. On le supportait. Il était pris entre l'exigence radicale, la mauvaise volonté évidente des gambettistes et les suspicions croissantes du Sénat. Celui-ci avait écarté le scrutin de liste, s'était encore mis en conflit avec la Chambre en protestant contre la laïcisation des hôpitaux. Ni l'une ni l'autre des deux Chambres n'avaient, ménagé au cabinet de sévères admonestations sur les questions à l'ordre du jour, notamment dans la discussion du budget, dans les débats relatifs à l'Algérie, etc. Le 18 juillet, à la Chambre, un incident des plus pénibles s'était produit au sujet d'une prétendue arrestation arbitraire par le service des mœurs. A la suite du débat, quoique la demande en autorisation de poursuites contre M. Andrieux, préfet de police, eût été écartée par 307 voix contre 89, celui-ci, en dissentiment avec le ministère sur le caractère obligatoire des dépenses de police au budget municipal de Paris, avait cru devoir donner sa démission. Il fut remplacé par M. Camescasse (18 juillet). Des circonstances plus graves, la reprise imprévue des opérations militaires en Tunisie, une agitation générale et des insurrections dangereuses en Algérie, causèrent de l'inquiétude et ajoutèrent au trouble des esprits. Le bruit se répand que le gouvernement veut précipiter les élections pour échapper au contrôle immédiat, des Chambres. Le 26 juillet, M. Clémenceau pose une question sur la date des élections. M. Jules Ferry répond avec hauteur que le gouvernement est maitre de sa décision. La question est transformée en interpellation. Par 214 voix contre 201, l'ordre du jour pur et simple, demandé par le gouvernement, est voté. 13 voix de majorité, dont les voix des ministres et des sous-secrétaires d'État ! C'est la mort par anémie et épuisement... Non ! Le ministère, conscient des diverses Miches qu'il a assumées et qu'il doit achever, se relève par un coup de vigueur. 1,e mercredi 29 juillet, au Journal officiel, parait un décret, en date du 28 Juillet convoquant, les électeurs pour le 21 août. La session ordinaire est close : c'est aussi la fin de la législature. Il était temps. Soudain, la figure des choses est changée ! M. Jules Ferry et ses amis de la gauche modérée restant au pouvoir, c'est M. Gambetta qui se trouve dans une situation fausse, président d'une Chambre qui a achevé son mandat, chef d'un parti démembré, en butte aux diverses oppositions de droite, du centre et de l'extrême gauche, aussi embarrassé pour attaquer que pour se défendre, à demi vaincu par l'échec du scrutin de liste, ayant, pour ainsi dire, rompu d'avance avec la Chambre nouvelle d'où dépend son avènement. Sous l'impression de sentiments pénibles et presque douloureux, irrité par les fils invisibles qui se nouent autour de lui, il se décide à user de l'arme laissée entre ses mains. Parlant à Tours, dès le début de la campagne électorale (4 août), par une volte-face imprévue, il se prononce en faveur de la révision. Le Sénat s'est mis a la traverse du mouvement gambettiste ; M. Gambetta, en se déclarant brusque-nient contre le Sénat, prétend retrouver à gauche une majorité plus énergiquement républicaine. La manifestation est, d'ailleurs, extrêmement prudente et mesurée. M. Gambetta ne demande que la révision partielle, la révision avec le concours du Sénat : Comme il y a des fautes commises et qu'il s'agit aujourd'hui d'en subir les conséquences, j'ajoute qu'il est devenu nécessaire de modifier les attributions et le recrutement du Sénat[40]. Le reste du discours est un programme, un manifeste électoral. M. Gambetta réclame, comme il l'a toujours fait, l'unité du parti républicain, l'union, la fusion, pour soutenir un gouvernement fort : Je demande que les groupes abdiquent leur personnalité et qu'ils se fondent dans une majorité que j'appelle de son vrai nom — comme dans les pays de régime vraiment parlementaire — que j'appelle une majorité ministérielle ; non pas une majorité asservie à un ministre, mais une majorité maitresse d'elle-même, sachant où elle va, ce qu'elle veut, mettant à sa tête des hommes en état d'exécuter ses vœux et de suivre fidèlement sa ligne de conduite. Il vante les organes nécessaires du système tel qu'il le conçoit : l'administration, qui est l'intendant de la démocratie, l'armée, l'État, en un mot, la coordination de toutes les forces publiques pour les réformes dignes de la République et de la démocratie : il réclame l'impôt sur le revenu, le développement des assurances, les améliorations économiques et sociales. Toujours et par-dessus tout, une autorité, un gouvernement. Ce discours décide du courant électoral sur la question de la révision. Le lendemain, il n'y avait plus que des révisionnistes dans le parti républicain. Le gouvernement trouve son chemin de Damas, et M. Jules Ferry, dans un discours prononcé à Nancy le 10 août, est obligé de revenir sur ses déclarations d'Épinal et de se rallier à la révision, qu'un grand orateur a proposée à Tours. Par ce succès, bien précaire, la situation de M. Gambetta est-elle devenue meilleure ? Il a ébranlé le ministère sans l'abattre : il s'est rejeté vers les partis de gauche sans faire ses conditions et sans obtenir d'assistances certaines. Il n'a plus de recours qu'en son incontestable popularité, et dans la volonté très nette et très réelle du pays de le prendre pour chef. Mais les .avenues lui sont barrées par le travail souterrain qui a miné le monde politique et par l'habile réseau des hostilités et des embûches dressées contre lui. La situation n'est pas plus claire pour le gouvernement, qui n'ose ni s'entendre avec le grand tribun, ni rompre avec lui. Elle n'est pas plus claire pour le pays, qui ne comprend rien à ces marches et contre-marches, à ces manœuvres, à ces divisions, et va droit devant lui, prêt à frapper fort quand il faudrait frapper juste. Les brouillons et les fauteurs de gâchis ont beau jeu. A l'Élysée, des gens se frottent les mains. Ils ont, derrière leur barbe blonde, un sourire d'autant plus satisfait que, dans la ruine de M. Gambetta, ils commencent à entrevoir la perte d'autres illustrations du parti. V M. Jules Ferry se débat contre ce qui fut l'entrave cruelle de toute sa carrière, l'impopularité. De même qu'il doit devenir, plus tard, le Tonkinois, il est déjà le Tunisien. Les affaires se gâtaient en Afrique et on l'accusait hautement d'avoir hâté la convocation des électeurs pour distraire l'attention du pays. En fait, les élections étant fixées au 21 août, et les pouvoirs de la Chambre ancienne n'expirant qu'en octobre, la décision du ministère mettait le pays dans cette situation irrégulière que ni l'une ni l'autre des deux Chambres existantes ne pouvait être convoquée. Cette décision était donc hardie et presque téméraire. Mais il est des heures où l'énergie gouvernementale doit savoir risquer un peu pour sauver beaucoup. M. Jules Ferry avait ce caractère. Capable de renfermer en lui-même le dessein d'une campagne politique et de porter le poids du silence, il ne fléchissait ni devant les critiques ni devant l'insistance, parfois très légitime, de l'opinion. Rien ne l'ébranlait, quand une fois sa conviction était faite et sa conscience tranquille. Il résistait avec bonheur. Ames vigoureuses, dignes du pouvoir dans les démocraties, parce qu'elles sont de roc parmi le tumulte capricieux et irascible des Rôts ! Il n'est pas dans la destinée de la France de trouver souvent des hommes de cette trempe, flambés au feu des vieux atavismes de la montagne. Le désarroi régnant dans le monde parlementaire, la violence des polémiques, l'affolement de la majorité, la gravité des événements, la crainte de voir échouer, sur un caprice ou un affolement de l'opinion, cette affaire de Tunisie si heureusement commencée, et, pour tout dire, une compréhension juste et ferme des véritables sentiments et des véritables intérêts du pays, tous ces motifs autorisaient la résolution prise par le ministère. La Chambre n'était plus en état d'agir ; on était à une de ces heures où il faut savoir assumer des responsabilités. Il y avait eu des fautes commises en Tunisie. On s'était cru un peu trop rapidement maitre de la situation ; on avait été trompé par l'apparente soumission du bey et de son ministre. Les corps de troupes venus d'Algérie sous le commandement du général Forgemol avaient, il est vrai, occupé tout le nord de la régence, notamment la Kroumirie et, au moyen de colonnes volantes, pacifié le pays jusqu'à Tunis, en s'installant au Kef, à Béja, à Mateur, etc. L'opération paraissait achevée le 1er juin. Mais ce succès trop facile compromit le résultat. La presse parisienne décida que le nombre des troupes employées dans la régence était beaucoup trop considérable et réclama à grands cris le rapatriement. Les maladies, les fièvres éprouvaient les jeunes soldats, qui avaient été exposés aux intempéries extrêmes d'un printemps pluvieux et d'un été torride. On ordonna, hâtivement, une première dislocation (10 juin). L'ordre fut donné de ramener en France dix mille hommes des troupes métropolitaines, tandis que huit mille hommes des troupes d'Algérie regagneraient leurs garnisons. Le 3 juillet, l'état-major du général Forgemol était licencié. Quinze mille hommes seulement restaient en Tunisie. Ce fut un effet de pompe aspirante ; toutes les difficultés reparurent et se ruèrent vers le vide ainsi produit. En cédant li la demande du bey et en n'occupant pas la capitale, on avait paru hésiter. Le bey, par un télégramme adressé au sultan, protesta contre le traité du Bardo ; la discorde se mit entre les diplomates français et les généraux ; des actes de violence se multiplièrent jusqu'aux portes de Tunis, l'excitation du ramadhan, la propagande antichrétienne des marabouts, l'intrigue des agents étrangers, soulevèrent les esprits ; les troupes françaises, trop peu nombreuses, furent comme cernées sur les points qu'elles occupaient. Les fils du télégraphe coupés, les puits infestés, la sécurité de la ligne de chemin de fer, unique communication avec l'Algérie, menacée. ces faits et mille autres, commentés et aggravés par les journaux de l'opposition, donnèrent au public l'impression que la première partie de la campagne n'avait été qu'un leurre et le traité du Bardo une mystification. En réalité, l'œuvre n'était qu'ébauchée : on l'avait interrompue trop tôt. Le sud de la régence n'avait pas vu un soldat français ; il était en pleine insurrection ou plutôt en pleine anarchie. Kairouan, la ville sainte, était le centre de la résistance ; sur les bords de la, mer, Sfax et Gabès en étaient les boulevards. Situation d'autant plus inquiétante qu'elle se compliquait d'un péril analogue en Algérie. Les affaires d'Algérie étaient dans un état médiocre depuis que M. Albert Grévy avait succédé au général Chanzy. Le premier gouverneur général civil n'avait pas su saisir les rênes d'une main ferme dans la crise qui devait fatalement accompagner son avènement. Le népotisme, qui l'avait désigné, le diminuait : c'était un homme lourd et de caractère faible. En plus, sa nomination coïncidait avec un trouble et une agitation générale dans le monde musulman. Le colonel Milliers, envoyé dans le Sahara à la tête d'une forte expédition pour étudier le tracé du futur chemin de fer vers le Soudan, avait été massacré à Bir-el-Gharama, par les Touareg, le 16 février ; les survivants de la colonne, parmi lesquels nul Français, avaient regagné les postes du Sud, seulement en avril. Aussitôt après, et, à l'heure précise où commence la campagne de Tunisie, la puissante confédération des Ouled Sidi Cheikh se soulève et le Sud oranais est en feu à l'instigation de Bou Amama. Parti de la région, alors non colonisée, de Tiaret et de Géryville, il se porte vers le Tell, bat le colonel Innocenti dans un engagement oh la troupe française est décimée (34 tués, 20 blessés, 16 prisonniers) ; ne rencontrant aucune force sérieuse devant lui, il s'avance jusqu'aux chantiers d'alfa de Saïda, massacre les ouvriers espagnols qui y sont employés et passe devant le corps du colonel Mallaret, qui ne sait, pas profiter de l'occasion pour en finir avec le rebelle. Les députés de l'Algérie, M. Jacques. M. Gastu, ont, le 30 juin, interpellé le cabinet sur ces faits, accusant l'incapacité et l'imprévoyance du gouverneur général. Ni la réponse du général Farre, ni celle de M. Jules Ferry, excusant assez maladroitement les erreurs militaires et le manque trop évident de direction, n'ont paru topiques à la Chambre. M. Henri Brisson a clos le débat par une philippique véhémente contre l'administration algérienne et contre ses chefs. Le gouvernement ne fut sauvé que par le vote d'un ordre du jour de confiance mitigée, déposé par M. Méline. Ces pénibles événements eurent toutefois l'heureux résultat de faire désigner, à nouveau, pour le commandement du 19e corps, le général Saussier. Une commission administrative fut chargée de mettre à l'étude la question du gouvernement général de l'Algérie. Les travaux de cette commission aboutirent bientôt au déplorable système des rattachements. L'envoi du général Saussier en Algérie avec mission de parer au double péril, dans l'Oranais et en Tunisie, change heureusement la face des choses au point de vue militaire. L'unité de vues et l'autorité dans le commandement suffisent. Dans le Sud oranais, la marche célèbre du colonel de Négrier sur la Kouba des Ouled Sidi Cheikh et la destruction complète de ce centre religieux, si elles exaltent le fanatisme, l'atteignent en même temps ; la construction de la voie ferrée de Saïda à Mecheria aura raison de Bou Amama, et des opérations bien conduites le forceront à se réfugier sur le territoire marocain. En Tunisie, un grand coup est frappé, avant la séparation des Chambres, par une opération vigoureuse dans le Sud, l'occupation de Sfax (22 juillet), suivie bientôt de celle de Gabès. Des faits graves s'étaient produits à Sfax. L'insurrection, levant l'étendard du prophète, avait chassé les autorités marocaines, attaqué l'agent consulaire français, pillé le quartier franc et mis en fuite la colonie européenne. Ali ben Khalifa avait été proclamé chef de l'insurrection (2 juillet). Sfax étale en balcon sur la mer la défense plus apparente que réelle de ses murailles blanches. Le petit bâtiment français le Chacal, la canonnière la Pique arrivent, précédant une escadre sous les ordres de l'amiral Garnault et composée du Colbert, portant les couleurs du commandant, du Trident, du La Galissonnière, du Marengo, de la Surveillante, de la Revanche, du Friedland, du Desaix, de plusieurs canonnières et transports. Des troupes de débarquement appartenant au 92e et au 136e de ligne, sont sous le commandement du colonel Jamais. Les plus petits navires et les transports ne peuvent approcher qu'il deux cents mètres environ du rivage. Murailles désertes, portes fermées, la place parait décidée à se défendre. Après des préparatifs minutieux qui retardent de plusieurs jours (au grand émoi des journaux de Paris) les opérations décisives, trois corps de débarquement, gagnent le rivage soit au moyen des canots de bord, soit au moyen des chalands et d'espèces de radeaux improvisés. Les artilleurs insurgés ont établi quelques batteries sur la plage ; mais bientôt leurs pièces sont réduites au silence par la puissante artillerie des vaisseaux français ; marins et soldats se jettent, à l'envi vers le portail de la ville. Un matelot de l'Alma (commandant Miot) fait sauter la porte avec une torpille. La ville est occupée promptement, malgré la fusillade nourrie ; un combat corps à corps s'engage dans les rues, au pied de chaque maison. Avant le soir, les couleurs françaises flottent sur la casbah. Les dernières résistances dans la ville et au dehors sont brisées (15 juillet). A Gabès, une opération rapide et dirigée par le commandant Marcq de Saint-Hilaire, qui s'est déjà distingué à Sfax, assure la possession de la ville et des bourgs environnants. L'escadre, en regagnant le nord, se montre à Mehedia, à Monastir, à Sousse, où les gouverneurs tunisiens ont gardé leur autorité et s'inclinent devant les couleurs françaises. L'amiral Conrad est détaché plus au sud, sur l'île de Djerba et sur Zarzis, à la frontière Tripolitaine. Toute la côte méridionale est pacifiée. Il ne reste plus que le vaste champ de l'intérieur et la région mystérieuse qui s'étend des hauteurs de Zaghouan à la frontière algérienne et où règne, sur une solitude presque désertique, la ville sainte, Kairouan. Mais les chaleurs torrides de l'été, l'insuffisance des troupes, laissent tout en suspens. Les choses en sont là quand M. Jules Ferry coupe court à la session des Chambres (29 juillet) et convoque les électeurs pour le 21 août. La période électorale est ouverte. Cornaient s'étonner que les choses d'Algérie et de Tunisie soient le principal objet des polémiques ? Le ministère était pris en flagrant délit d'une guerre à demi avouée et à demi avortée. Tandis que les opposants criaient de toute la force de leurs poumons, détaillant et amplifiant les erreurs et les accidents, M. Jules Ferry ne pouvait que se taire. Il ne fléchissait pas, pourtant ; mais son énergie n'était plus faite que de, sa fierté. Il n'était pas seul à souffrir de l'étrange désordre où un travail obscur avait plongé l'opinion. M. Gambetta était sur la sellette comme s'il eût été directement responsable et obligé de faire bon visage à une fortune qui, paraissant lui sourire, se détournait de lui. Rarement ténèbres plus dangereuses sous une apparence plus brillante. En présence du corps électoral, les partis s'étaient alignés pour la lutte. La droite monarchiste et impérialiste gardait ses positions de combat. Les centres, épuisés dans la lente agonie des cabinets Dufaure et Waddington, disparaissaient dans le parti républicain modéré, mettant leur espoir en M. Jules Ferry, malgré sa vivacité anticléricale, par hostilité contre M. Gambetta. Cantonné au Sénat, les yeux tournés vers la présidence, leur groupe, non consolé de la perte du pouvoir, se ralliait à toute force capable de contrebalancer, ne fût-ce qu'un jour, l'avènement des nouvelles couches. On aura quelque peine à comprendre, dans l'avenir, l'action complexe de ce parti restreint, vieille garde de la bourgeoisie expirante, de ces hommes pleins de talent, de prestige, d'ambitions réalistes et de rancunes. Le ministère, c'est-à-dire le président du conseil, s'était maintenu à force de volonté et de persévérance, mais M. Jules Ferry n'était pas aimé. Il était miné sournoisement même par ceux qui se servaient de lui. Les amis de M. Gambetta, qui restaient en contact constant avec l'opinion, affectaient à son égard des airs détachés. On le rejetait à droite, alors qu'il essayait visiblement de se reporter à gauche. Ces évolutions se succèdent avec une rapidité fuyante, presque insaisissable. Par exemple, M. Jules Ferry avait suivi le mouvement sur la question de la révision et, à Nancy, le 10 août, il avait déclaré son intention de servir sous les ordres de M. Gambetta comme son lieutenant. Le National écrivait, après avoir lu ce discours : Le seul homme qui pût contenir l'envahissante fortune de M. Gambetta a fait sa soumission. Et pourtant, ce rapprochement n'était ni absolu ni cordial. Il restait, au fond, de part et d'autre, des réserves et des suspicions. Deux hommes, nés pour être alliés, restaient, devant l'opinion, des rivaux. L'affaire de Tunisie, sur laquelle M. Gambetta se taisait obstinément, quoiqu'il eût contribué à la décider, ne créait même pas un lien entre eux. De part et d'autre, les entourages irritaient des blessures que la grandeur des services et la noblesse des âmes tendaient seules à fermer. M. Gambetta, partagé encore entre l'ambition du pouvoir et les raisons multiples, soit publiques, soit privées, qui l'en éloignaient, était dans la plus cruelle incertitude. La bataille du scrutin de liste était restée, au fond de son esprit, comme un avertissement. Chef désigné du futur cabinet, il entrait, pour ainsi dire, malgré lui, dans ce rôle et n'arrivait pas à déterminer exactement sa tactique entre le pouvoir et l'opposition. Outre la révision, il réclamait l'impôt sur le revenu, l'abolition du volontariat, la réduction du service militaire, la liquidation des immeubles des congrégations ; et ces revendications, qui séparaient sa politique de celle du cabinet, donnaient prise aux soupçons de la bourgeoisie. Celle-ci, plus que jamais, lui reprochait de ne pas couper sa queue. D'autre part, les gauches extrêmes ne tenaient nul compte de ses avances. On n'avait plus, de ce côté, aucun ménagement. Comment la confraternité des luttes récentes pouvait-elle être oubliée à ce point ? Les colères d'amis sont les plus implacables. Il n'était bon qu'à détruire, à anéantir. Le peuple de Paris, travaillé par une longue campagne de presse, commençait à se méfier. Qu'elles étaient loin les journées, si proches pourtant, de 1878 ! M. Gambetta était député de Paris. Le XXe arrondissement (Belleville et Charonne), auquel il appartenait par ses origines électorales, formait désormais, par suite de l'accroissement de la population, deux circonscriptions. Il résolut de se porter à la fois dans les deux, renonçant aux nombreuses candidatures qui lui étaient offertes en province. Un comité républicain, constitué à Paris sous sa présidence, consacra l'union entre toutes les nuances du parti, depuis M. Tirard jusqu'à M. Clemenceau ; mais cette union apparente n'empêchait pas la violence des passions et des polémiques. Le 10 août, le comité qui soutenait la candidature de M. Gambetta dans le XXe, lança un manifeste-programme plus verbeux qu'efficace. Le 12 août, M. Gambetta tint une première réunion à l'Élysée-Ménilmontant. Deux mille électeurs environ y assistaient. L'orateur parla sur un ton de simplicité -et d'autorité qui en imposa : Je ne choisis pas. Je joue cartes sur table. Je connais mes amis et je dédaigne mes adversaires. Il fit front, n'abandonna rien, ne désavoua rien : Voilà ce qui m'a inspiré de rompre avec ce passé et de nie Aire : tu consacreras ta vie à soutirer l'esprit de violence qui a tant de fois égaré la démocratie, à lui interdire le culte de l'absolu, à la diriger vers l'étude des faits, des réalités concrètes... Tu te présenteras comme une sorte de conciliateur entre les intérêts des uns et des autres, et si tu pouvais arriver à réaliser cette alliance du peuple et de la bourgeoisie, tu aurais fondé sur une assise inébranlable l'ordre républicain. De haut, sans concessions, sans caresses, il répéta son éternel appel à l'union : Quant à moi, j'ignore les nuances ; je no veux pas chercher les distinctions et les qualifications. Je l'ai dit une fois pour toutes : que me font, à moi, vos querelles personnelles, vos divisions en groupes et sous-groupes, que une font les noms et les surnoms ? Tout cela ne m'intéresse pas et n'intéresse pas la France. Il donne la formule la plus précise peut-être qu'il ait jamais apportée de sa méthode politique, c'est-à-dire, maintenant, sa méthode de gouvernement. Après avoir insisté une fois de plus sur l'importance qu'il attache au scrutin de liste, il ajoute : A côté de cette réforme partielle, il y a tout un ensemble de réformes politiques et sociales qu'il faut accomplir. Seulement, vous connaissez la méthode que j'ai toujours préconisée devant vous : elle ne consiste pas à tout aborder de front, à toucher à la fois à toutes les questions, à se mettre, pour ainsi dire, tous les matériaux de la maison à construire sur les bras. Non, ma méthode consiste à sérier les questions, à leur donner des numéros d'ordre et d'urgence... Le programme politique est, en tout, pareil à celui qui a été exposé à Tours. Quant à la politique étrangère, les positions du discours de Cherbourg sont également maintenues : Il n'y a pas que l'épée pour délier les nœuds gordiens ; qui donc oserait dire qu'il ne viendra pas un jour de consentement mutuel pour la justice, dans cette vieille Europe dont nous sommes les aînés l Je ne crois pas dépasser la mesure de la sagesse et de la prudence en désirant que mon gouvernement (il parle déjà comme si le fait était accompli), que ma République, la République démocratique que vous savez, soit attentive, vigilante, toujours mêlée avec courtoisie aux affaires qui la touchent dans le monde, mais toujours éloignée de l'esprit de conflagration, de conspiration et d'agression... Étant ainsi, lui-même, tout entier, plein d'ardeur et de confiance, il comprime pour ainsi dire de la voix, du geste, en un mot, de sa présence, les passions à demi soulevées et prêtes à bondir contre lui. C'est au milieu des applaudissements qu'il donne à son auditoire rendez-vous pour le jour du scrutin. Quatre jours après, le 16 août, nouvelle réunion publique
dans l'autre circonscription, à Charonne. M. Gambetta avait promis de parler
des réformes sociales. Le local était
mal choisi : c'était, rue saint-Blaise, une vaste salle ou, mieux, un enclos
fermé simplement par des toiles, couvert en partie, mal éclairé, la foule,
debout, se bousculant ; il pleuvait. Huit mille personnes s'étaient entassées
dans cet espace, parmi lesquelles les familiers des carrières et les rôdeurs
des fortifs. Le silence ne se fit jamais
complètement ; à aucun moment, la voix de M. Gambetta, si puissante rôt-elle,
ne put dominer le bruit M. Métivier préside. M. Gambetta est près de lui. Une
foule de trois ou quatre cents personnes, qui ont forcé l'enceinte par derrière,
sont aux premiers rangs. M. Gambetta est debout sur l'estrade. A peine a-t-il prononcé le mot Citoyens, que les cris s'élèvent : Réties ! Réties ! C'est le nom de son concurrent. Il essaye de parler. Les cris redoublent. La salle entière prend parti pour ou contre ; le tumulte tombe et reprend de lui-même. Chaque lois que l'orateur s'avance, le tapage venait. Aux rares accalmies, dans une lutte de plus d'une heure, M. Gambetta, épuisé, irrité, congestionné, crie, d'une voix rauque, les fameuses invectives : Je ne demande qu'il parler... Comment ! je viens ici !... Comment ! vous seriez impuissants à rétablir l'ordre et la liberté !... Silence aux braillards, silence aux gueulards !... Vous accusez l'homme qui est ici d'être un dictateur. Savez-vous ce que vous êtes ? Le savez-vous ? Vous êtes des esclaves ivres, par conséquent irresponsables... Le scrutin des vrais et loyaux citoyens me vengera de cette infamie... Sachez-le bien, je saurai vous trouver jusqu'au rond de vos repaires !... A neuf heures, M. Gambetta salue et quitte l'estrade. Pour la première fois, il apparaissait qu'en République les amis du peuple ne peuvent parler au peuple. Cette soirée, racontée et commentée à l'infini par les journaux, fit une impression énorme. Le tribun était atteint dans ce qui faisait sa force, la popularité. Il y eut des rires sournois et des conciliabules joyeux. L'intrigue et l'argent ne s'étaient pas dépensés en pure perte. On prenait confiance. Ce n'était, pourtant, qu'un incident. Les amis de M. Gambetta n'en restaient pas moins nombreux et résolus, à Paris, et surtout dans les départements. D'après les professions de foi, la distinction était pour ainsi dire impossible entre eux et les amis du ministère. M. Jules Ferry disait sagement à Nancy : Il y a deux groupes... Ils avaient des origines diverses ; mais depuis quatre ans, que font-ils autre chose que de travailler, de voter ensemble ?... Eh bien ! pourquoi les diviser, pourquoi les opposer l'un i l'autre, puisque, à force de vivre ensemble, ils sont devenus un excellent ménage parlementaire La vérité était là. Mais il fallait compter avec les semeurs de zizanie. A gauche de M. Gambetta s'ébauchait un parti qui cherchait. sa voie entre l'opportunisme et l'intransigeance de l'extrême gauche. Composé en majorité d'anciens amis de M. Gambetta, il attirait à lui des hommes de talent qui ne se sentaient pas tout à fait à leur rang, MM. Allain-Targé, Charles Floquet, Éd. Lockroy, Henri Brisson. Ce groupe était l'embryon d'un parti gouvernemental de grand 'avenir, le parti radical. Plus à gauche, les intransigeants avaient pour chef notoire M. Clémenceau, illustre désormais par sa verve, son entrain, son ironie gouailleuse, sa critique destructive, sans mesure et sans ménagements. Il avait près de lui les brillants rédacteurs du journal la Justice, M. Camille Pelletait, M. Laguerre, M. Pichon, M. Millerand. M. Henry Maret fonde le Radical en août 1881, en vue des élections. M. Clémenceau avait son programme, accepté par tout le parti : révision de la constitution ; suppression du Sénat et de la présidence de la République ; séparation des Églises et de l'État ; suppression du budget des cultes droit de l'enfant à l'éducation intégrale ; service militaire obligatoire pour tous ; substitution progressive des milices nationales aux armées permanentes ; justice gratuite et égale pour tous, magistrature élective et temporaire ; scrutin de liste ; décentralisation ; autonomie communale ; impôt progressif sur les mutations et successions ; divorce ; retraites pour les vieillards et les invalides ; syndicats ouvriers, etc. Sauf les incidents de Paris, la période électorale fut à la fois très courte et très calme. Aux jours du scrutin, le 21 août et le 4 septembre, les électeurs se portèrent avec entrain aux urnes. Ce qui semblait obscur sur le théâtre politique, paraissait très simple au parterre. On vota d'abord contre les monarchistes et conservateurs de toutes couleurs : il y eut 5 millions de suffrages républicains pour 1.700.000 opposants ; 467 élus républicains pour 90 conservateurs (au lieu de 141 dans la Chambre précédente) avec 45 bonapartistes. La droite perd environ soixante voix. Le centre gauche conserve une quarantaine de voix. La majorité républicaine, suivant les drapeaux unis de M. Gambetta et de M. Jules Ferry, s'élève à 400 représentants. Ou se hâte, par dés calculs un peu précipités, de la désunir et d'opposer ses deux principales fractions l'une à l'autre : la gauche républicaine (parti Ferry), 168 voix : l'union républicaine (parti Gambetta), 204 voix (y compris le groupe radical proprement dit). Enfin l'extrême gauche obtenait 46 sièges. Ces chiffres présentaient, à l'étude, des particularités assez frappantes. Avec le concours du centre gauche, M. Jules Ferry pouvait disposer d'environ 207 voix. M. Gambetta était maitre de 204 voix, c'était donc partie égale. Mais si, à droite ou à gauche du groupement central de 410 voix, le centre gauche, d'une part, ou le parti radical, d'autre part, se retirait, tout gouvernement de majorité devenait impossible. Il n'y avait de chance de durée, pour un cabinet quelconque, que par une étroite union des gauches. L'art des adversaires consisterait donc à maintenir le dissentiment entre les deux chefs et entre les deux équipes. M. Gambetta fut élu dès le premier tour, à une infime majorité, dans la première circonscription du XXe arrondissement (Belleville) ; il se désista au deuxième tour, dans l'autre circonscription, par une proclamation qui consomma la rupture avec l'extrême gauche : Il suffit. Cette élection, en dépit de la bassesse et de la violence des efforts de tous nos ennemis réunis contre nous, est décisive ; la preuve est faite ici comme dans le reste de la France ; ce ne sont pas les commentaires d'une presse exaspérée, les criailleries furibondes des démagogues, les sarcasmes démodés des vaincus de la réaction, qui pourront en affaiblir le caractère et la portée... A gauche, MM. Bardoux, Léon Renault, Cyprien Girerd, Pascal Duprat, Camille Sée ; à droite, MM. Blachère, Keller, Anisson-Duperron ; parmi les bonapartistes, MM. Ganivet, Niel, baron Haussmann, Jérôme. David, ne furent pas réélus. MM. Roulier et Robert Mitchell s'étaient retirés avant le vote. MM. de Bourgoing et de Mun furent élus. L'extrême gauche fit nommer M. Tony Révillon (contre M. Gambetta dans le XXe arrondissement), M. Henry Maret à Paris, M. Clovis Hugues à Marseille. Le 4 septembre, la nouvelle Chambre était nominée ; mais les pouvoirs de l'ancienne n'étaient pas expirés. Cette situation singulière donnait quelque latitude au ministère ; il en usa. Des devoirs multiples attiraient son attention et le plus pressant de tous, la nécessité de maintenir l'autorité de la France dans l'Afrique du Nord, en Algérie et surtout en Tunisie. Le sort de la campagne était encore incertain, mais l'été touchait à sa fin : on pouvait agir. Le gouvernement fit connaître au public sa résolution de prendre son temps et de retarder la réunion des Chambres jusqu'à la fin d'octobre. Ce fut un tollé dans la presse et dans les groupes politiques. Conduite inqualifiable ! Coup d'autorité On parla, dès lors, de mise en accusation. Les députés de Paris, sur l'initiative de M. Delattre et de M. Louis Blanc, se réunirent pour procéder à une enquête sur les événements d'Afrique. Une délégation, désignée par eux, se rendit chez M. Jules Ferry, demandant une convocation anticipée des Chambres. Le président du conseil les reçut froidement et les paya de raisons quelconques. D'où, un manifeste fulminant : L'embrasement de l'Afrique n'est pas le seul malheur qui soit sorti de cette fatale expédition de Tunisie ; elle a brisé les liens qui nous unissent à l'Italie... ; elle nous a présentés à l'Europe comme toujours tourmentés par l'esprit de conquête ; là est le secret de l'artificieux empressement mis par M. de Bismarck à l'encourager. Ces manifestations bruyantes tombaient sur une opinion parfaitement placide et patiente, décidée à attendre l'avènement qu'elle avait désiré et imposé par son suffrage, l'avènement de M. Gambetta. Celui-ci se sentait désigné et consacré. Il travaillait à établir la base de son prochain gouvernement, soit au dedans, soit au dehors. Dans un voyage qu'il fait en Normandie, au Commencement de septembre, il prononce, au Neubourg, un discours singulièrement ferme et pondéré : Il ne s'agit pas de ne pas marcher ; mais il faut le faire avec mesure... Croyez bien qu'il y aurait un grand péril à se porter en avant de l'opinion ; on serait à la merci d'événements qui pourraient causer de bien profondes et douloureuses surprises. On dirait qu'il s'applique à se dégager de la campagne du scrutin de liste et même de celle de la révision. Il songe évidemment à ménager les deux Assemblées : le Sénat, que la menace de la révision tient en méfiance, et la Chambre, qui est en somme la fille du scrutin d'arrondissement. Acculé au pouvoir, il manœuvre : Je le dis bien haut, pour répondre à certaines rêveries ou à certaines insinuations, il ne serait pas politique, il ne serait pas sage de remettre en question la législation électorale à la rentrée de cette Chambre. Non, Messieurs, la question du scrutin de liste, il ne faut pas y renoncer, mais il faut l'ajourner jusqu'à l'expiration des pouvoirs de cette Assemblée ou à une rénovation constitutionnelle, si elle a lieu. Sages dispositions qui n'auront pas de suite. Pour le dehors, il veut se préparer par une vue immédiate des choses. Il accomplit un voyage rapide en Allemagne, où l'on dit qu'il visite la demeure du prince de Bismarck, à Friedrichsruhe. Au retour, il se rend chez le président Grévy. Car, maintenant, il n'attend plus ; il prend les devants. Il ne se subordonne pas, il s'impose. S'il hésite encore, ce n'est que dans de courts moments de lassitude ou de prescience, prêtant alors l'oreille à certains conseils que résume une phrase remarquable, mise dans sa bouche par un homme devenu son ami et son défenseur, M. J.-J. Weiss : Je ne me charge pas de gouverner quand on m'en a préalablement refusé les moyens. On a rejeté le scrutin de liste, je ne peux pas gouverner sans lui... Le pouvoir m'est offert comme un piège. Je refuse le piège et le pouvoir...[41] Mais ce n'étaient que des moments ; la force du destin l'entrainait. M. Jules Ferry poursuivait avec une conscience et un sang-froid imperturbables son métier de ministre. Il tenait droit le timon, ayant il cœur de livrer les choses en bon état et une affaire terminée en Tunisie. Le gouvernement avait compris que, pour en finir d'un seul coup, il fallait accabler la régence sous le poids d'une occupation effective formidable. On déride de porter le corps d'occupation à 50.000 hommes. Mais pas un homme ne fut déplacé avant les élections. Immobilité complète (justifiée par la saison) jusqu'au 31 août. Le lendemain, tout se met en mouvement. Le général Saussier a eu le temps de préparer son plan, en Algérie d'abord, puis en Tunisie. L'envoi des troupes de renfort en Tunisie et la relève de celles qui avaient été éprouvées par le climat sont assurés par la création d'un quatrième bataillon ou, pour être plus exact, d'un bataillon de marche dans quatre-vingt-quatre régiments de la métropole. Ces troupes sont amenées et concentrées dans la régence vers la fin de septembre. Il était temps. Le 11 septembre, l'aqueduc de Zagliouan, qui alimente Tunis, a été coupé par les insurgés. Vers la lin du mois, les trains de la ligne qui relie Tunis à l'Algérie n'arrivent pas. Le général Saussier a débarqué en Tunisie le 3 septembre. Il établit tranquillement le plan de ses opérations, tandis que la presse fait rage à Paris, que les journaux ministériels eux-mêmes commencent à désespérer. L'objectif est Kairouan. Pour occuper cette ville, un mouvement général, en forme d'éventail, balaiera toute la régence. Une des colonnes, celle du Sud, partira de Tebessa, en Algérie, sous les ordres du général Forgemol ; une deuxième colonne partira de Tunis sous les ordres du général Logerot ; une troisième, dite colonne de ravitaillement, et commandée par le général Étienne, partira de Sousse, le port le plus rapproché de Kairouan. Il est décidé en même temps que les troupes françaises entreront dans Tunis. Le 10 octobre, sous les ordres du général Logerot, elles pénètrent sans incident dans la ville : c'est le premier acte de l'occupation définitive. Le même jour, le général Saussier est nommé commandant en chef. Le 14, il adresse aux populations tunisiennes un ordre du jour affirmant que l'armée française n'a d'autre but que de rétablir, d'accord avec le gouvernement du bey, l'ordre et la paix. Le signal du départ général pour Kairouan est donné le 16 à la colonne d'Algérie, le 17 à la colonne de Tunis, dont la route est plus courte. Un immense effort d'approvisionnement en eau, en vivres, en munitions, en subsistances de toutes sortes, a été fait par l'intendance. Tout est réglé minutieusement. Ce fut, connue l'a dit plus tard M. J. Ferry à la tribune, une des opérations les plus remarquables et les plus savantes qu'ait connues l'histoire militaire. Comme il disait encore : Jadis on partait peu nombreux pour Constantine, mais on revenait battu. Le général Forgemol doit accomplir la marche la plus longue et la plus pi cible à travers des régions désertiques, bousculant devant lui les tribus révoltées du Sud. En onze jours, il est en vue de Kairouan ; le général Étienne, après quelques engagements où périt lé chef insurgé Bou Amara, est arrivé le 2G, au matin, à proximité de la ville. Ses cavaliers font le tour des murailles dont les portes sont fermées. Kairouan apparaît comme une île élevée sur la plaine vide et nue. Un interprète, accompagné de quelques cavaliers, s'approche : il frappe du pommeau de son sabre. Alors un drapeau blanc est hissé ; la porte s'ouvre et le gouverneur de la ville sort, apportant la soumission sans condition : la casbah est aussitôt occupée. Le général Saussier arrive également le 26 au soir. Le lendemain, la troisième armée étant exacte au rendez-vous, les forces françaises entourent la cité sainte. Les troupes font, dans la ville, une entrée solennelle, musique en tête et drapeaux déployés. La nouvelle d'un tel succès, remporté pour ainsi dire sans coup férir, par la supériorité écrasante du nombre et de l'organisation, a, dans tout le monde arabe, un immense retentissement. Quelques opérations de second ordre achèvent la pacification du Sud. La plupart des tribus, isolées ci cernées, demandent l'aman. La sagesse du principe adopté en vertu de la conception du protectorat, qui laisse eu place les caïds tunisiens et les rend responsables de la paix publique, aide partout au succès de la force militaire. Le 19 novembre, le corps du général Forgemol, dans sa marche de retour vers l'Algérie, occupe Gafsa. Le corps du général Logerot a pris possession de Gabès, où il installe, comme gouverneur, l'un des plus fidèles serviteurs de la cause française, Allegro. Une colonne volante poursuit les tribus non soumises, qui hâtent, vers le Sud, leur exode désespéré. Elles sont rejetées sur le territoire turc, d'où elles harcèleront longtemps encore les postes du Sud. Le général Logerot, par une série d'opérations qu'accomplissent des colonnes mobiles, a coupé aux maraudeurs toute communication avec le centre. A la fin de l'année, la régence entière était pacifiée. |
[1] Voir les propos courants recueillis par FIDUS, République opportuniste (p. 181) : Allez chez M. Gambetta, il est riche et donne beaucoup. — Quoi ! M. Gambetta ! — Oui, mon ami, il est immensément riche : la Décentralisation de Lyon imprime tous les jours en tête de ses colonnes et en gros caractères : On affirme que M. Gambetta a une fortune de plusieurs millions ; nous attendons qu'il le démente. M. Gambetta, ayant des millions, peut bien vous donner ; il n'avait rien, il y a dix ans ; aujourd'hui, vous voyez ce qu'il possède...
[2] M. GAMBETTA écrivait en octobre 1880 : L'état de ma gorge ne me permet pas de penser à une manifestation orale quelconque d'ici à quelque temps, malgré le besoin que j'éprouverais de jeter un peu de lumière dans les ténèbres accumulées à plaisir tous les jours par la presse de tous les partis et de tous les pays sur mes intentions et sur mes projets. Revue de Paris, janvier 1907 (p. 70).
[3] FIDUS (p. 181).
[4] Discours, t. I (p. 427).
[5] ROBIQUET, Discours et Opinions de Jules Ferry, t. III (p. 359).
[6] Le projet, renvoyé au Sénat, fut retiré par le ministère Gambetta. Repris plus tard, il aboutit à la loi du 30 août 1883.
[7] RAMBAUD, Jules Ferry (p. 134).
[8] RAMBAUD (p. 134).
[9] Les hommes de 1889, par TESTIS.
[10] Discours de J. FERRY, t. IV (p. 34 et suivantes).
[11] RAMBAUD, Jules Ferry (p. 159).
[12] LEVASSEUR, Questions ouvrières et industrielles en France, p. 32
[13] A. DANIEL, Année politique (p. 416).
[14] Lois principales votées pendant la session extraordinaire de 1880 :
11 décembre. — Loi sur les écoles d'apprentissage.
15 décembre. — Loi portant prorogation des encouragements à la grande pèche maritime (loi du 22 juillet 1851).
21 décembre. — Loi sur l'enseignement secondaire des jeunes filles. V. FERRY, Discours, t. IV (p. 1).
25 décembre. — Loi sur la répression des crimes commis dans l'intérieur des prisons.
28 décembre. — Loi relative au Journal officiel. Le ministre de l'intérieur est autorisé à acquérir le matériel de l'imprimerie du Journal officiel (1.700.000 fr.). Le Journal officiel sera exploité en régie.
30 décembre. — Loi portant ratification de la cession faite à la France, par S. M. Pomaré V, de la souveraineté pleine et entière des archipels de la Société dépendant de la couronne de Taïti ; etc.
[15] Revue politique et littéraire, 22 janvier 1881.
[16] Revue politique et littéraire, 1881 (p. 130).
[17] Voir la lettre d'excuses de GLADSTONE dans Mémorial diplomatique du 15 mai 1880.
[18] CHOUBLIER (p. 173).
[19] Voir le recueil des actes diplomatiques de M. BARTHÉLEMY SAINT-HILAIRE, publié sous le titre : Fragments pour l'histoire de la diplomatie française, 1882, in-8°, et les articles de M. Joseph REINACH dans la Revue bleue. — Je ne résiste pas la tentation d'emprunter aux Souvenirs inédits du baron DE COURCEL un portrait achevé de M. Barthélemy Saint-Hilaire : Le nouveau ministre des affaires étrangères se recommandait partout du souvenir de M. Thiers ; il avait, cependant, une valeur personnelle, que faisaient trop souvent méconnaitre certaines bizarreries de son attitude et de son langage. Il parlait par apophtegmes, se drapait en philosophe antique, souriait avec compassion, sinon avec mépris, aux petitesses et aux misères de ses contemporains. Parfois il s'emportait, ses sorties étaient virulentes. Il eût voulu que tout le monde fût stoïcien : il l'était pour son compte, sans, cependant, ignorer entièrement l'art de se tirer d'affaires... Au fond, c'était un excellent homme, plein de bonté et d'indulgence, réellement probe, dévoué à l'intérêt public, travailleur infatigable, acceptant avec modestie les seconds rôles... Il avait beaucoup pris à M. Thiers et à M. Cousin, les deux guides de sa vie.
[20] F. LAUR, Le Cœur de Gambetta (p. 190).
[21] Correspondance de M. DE BLOWITZ dans le Times du 4 avril 1881. L'auteur dit tenir le récit de Bismarck lui-même.
[22] RAFAELLE CAPPELLI, La politica externa del conte de Robilan, Rome, 1897.
[23] Il était rentré au pouvoir depuis le 2 juin 1879.
[24] Lettres de M. PERUZZI, Revue Bleue, 23 juillet 1881.
[25] Souvenirs inédits du baron DE COURCEL sur l'affaire de Tunisie.
[26] Souvenirs inédits du baron DE COURCEL.
[27] Voir la lettre de M. BARTHÉLEMY SAINT-HILAIRE dans le Livre jaune : Il n'entre nullement dans nos projets de dépenser aujourd'hui les sommes énormes et de commencer les travaux gigantesques qui seraient nécessaires pour transformer Bizerte en un port militaire avec ses quais, ses bassins, ses arsenaux, etc. (20 mai).
[28] Voir la lettre de M. Jules FERRY au journal l'Estafette du 22 octobre 1889. Publiée dans Discours et Opinions, t. V (p. 534). Cf. l'interview de M. CRISPI parue dans le Figaro du 29 septembre 1890.
[29] Voir toute la préface de M. Jules FERRY au livre de M. FAUCON, La Tunisie avant et pendant l'occupation française. En rapprochant ce document capital de la lettre à l'Estafette, déjà citée, des lettres de MM. Jules FERRY et BARTHÉLEMY SAINT-HILAIRE et du marquis DE NOAILLES, publiées en octobre 1892, au sujet des polémiques soulevées dans la presse des deux pays ; en consultant, notamment, au point de vue italien, l'article très modéré publié dans la Revue Bleue du 23 juillet 1881, avec les réponses qui y ont été faites dans les numéros suivants ; en comparant enfin les publications de M. BARTHÉLEMY SAINT-HILAIRE (Fragments, p. 204 et s.) avec les Livres jaunes et les ouvrages principaux sur l'histoire de l'affaire de Tunisie, notamment La politique française en Tunisie, par P. H. X... (D'ESTOURNELLES DE CONSTANT), qui a eu communication des documents diplomatiques, on peut se renseigner exactement sur un point de fait qui a longtemps influé sur la politique des deux puissances amies. — J'ai eu aussi des communications verbales très intéressantes de M. le marquis DE NOAILLES, de M. le baron DE COURCEL et de M. André LEBON, auteur de l'article publié dans les Annales de l'École libre des sciences politiques, sous ce titre : Les Préliminaires du Traité du Bardo (numéro de juillet 1893).
[30] Voici quelques détails précis empruntés aux Souvenirs inédits de M. le baron DE COURCEL : ... Il s'agissait de rédiger les instructions qui, Roustan aurait ù communiquer au général Bréart. Je trouvai Ferry et Barthélemy Saint-Hilaire, dans le cabinet de celui-ci, et assez embarrassés... Ces messieurs me demandèrent de tenir la plume et je m'assis au bureau du ministre, dans le fauteuil de Guizot et de Drouyn de Lhuys, pour dresser les instructions qui devaient donner Tutus à la France, pendant que Ferry et Barthélemy Saint-Hilaire, dans une agitation visible, arpentaient ensemble, à grands pas, le cabinet ministériel. Je commençai d'écrire, une dictant, tout haut, à. moi-même, chaque phrase et entrainant l'assentiment des deux ministres : ce ne fut pas sans avoir à vaincre encore quelques résistances.
Il leur semblait énorme que l'on prescrivit au général Bréart de débarquer avec une escorte armée et en nombre, d'éviter tout esclandre, il est vrai, mais d'entourer silencieusement le château de Ksar Saïd, résidence du bey, puis de se présenter devant Son Altesse à l'heure de l'audience demandée d'avance par Roustan, de parlementer avec Elle, en lui témoignant tous les égards, tous les respects possibles, de lui soumettre le projet de traité, comme seul moyen de mettre fin aux malentendus, et, en cas de dénégation, de révéler la présence des troupes ; enfin, si les refus persistaient, de déclarer au Bey qu'il cessait de régner et que l'héritier du trône, dont nous nous étions assuré le concours, était appelé à sa place. Cette procédure sommaire, aux moyens extrêmes de laquelle il ne l'ut d'ailleurs pas besoin de recourir, nous était imposée par la force des circonstances... Que de complications pouvaient mitre d'atermoiements qui exposeraient peut-être à une trop forte épreuve les bonnes volontés sur lesquelles nous comptions ! Engagés dans l'affaire, si nous hésitions à la terminer, nous risquions de tout perdre.
Enfin, M. Barthélemy Saint-Hilaire signe la dépêche. Le télégraphe l'emporte à Tunis et les événements se déroulent comme il avait été prévu...
[31] V. Histoire du cardinal de Richelieu, t. I (p. 358) : Respect des autonomies locales.
[32] Le comte DE CHAMBORD, avait même adhéré à la campagne sociale du comte de Mun ; il écrivait, le 30 avril 1880, à propos du marquis de Moy : J'ai reconnu en lui un ne ces vaillants chrétiens qui se dévouent si généreusement, sous la noble bannière d'Albert de Mun, pour les revendications des droits de Dieu, la liberté des Ames et le salut de la classe ouvrière. Henri de France, par Henri DE PÈNE (p. 468).
[33] On sentit, peu après, combien ces formules intransigeantes étaient dangereuses pour affronter le scrutin, et M. Mayol de Lupé dut écrire au Figaro (27 mai) que, d'après les instructions reçues, les royalistes ne doivent pas être un parti fermé, étroit, exclusif, qui se replie sur lui-même... Et pourtant, c'était, désormais, sa seule définition.
[34] Discours de Gambetta, t. IX (p. 342).
[35] V. Discours de Ch. FLOQUET, t. II (p. 117).
[36] V. NEYMARCK, Finances contemporaines, t. II (p. 159) et AMAGAT, Gestion républicaine (p. 346).
[37] Un rapport de M. Sadi Carnot au président de la République, publié au Journal officiel du 8 août 1881, établit que 850 millions ont été dépensés, en trois ans, pour les chemins de fer, les canaux et les ports maritimes. Pour 1881, le chiffre des dépenses montera à 400 millions. On est loin des 80 millions, à peine, dépensés en moyenne de 1850 à 1870.
[38] Lois votées pendant la session ordinaire de 1881 :
20 janvier. — Loi sur la marine marchande. V. DANIEL (p. 31).
4 février. — Décret portant création et organisation de l'école militaire d'infanterie de Saint-Maixent (Deux-Sèvres).
9 avril. — Loi portant création d'une caisse d'épargne postale.
11 avril. — Loi ayant pour objet l'amélioration des pensions de retraite attribuées aux inscrits maritimes.
21 avril. — Loi ayant pour objet la restitution à la ville de Lyon de ses droits municipaux et le rétablissement de sa mairie centrale.
7 mai. — Promulgation de la convention concernant le droit de protection au Maroc, conclue à la suite de la conférence de Madrid, le 3 juillet 1880.
7 mai. — Promulgation de la loi établissant le nouveau tarif général des douanes, adoptée par le Sénat le 24 mars (M. Pouyer-Quertier, rapporteur), reprise par la Chambre le 2 avril et ratifiée finalement pur le Sénat le 8 avril.
15 juin. — Loi ayant pour objet la création d'une école nationale d'art décoratif et d'un musée national à Limoges (Haute-Vienne).
19 juin. — Loi portant modification de l'article 336 du Code d'instruction criminelle : suppression du résumé du président devant les assises.
30 juin. — Loi sur la liberté de réunion.
8 juillet. — Loi relative aux capitaines montés.
12 juillet. — Loi portant ouverture de crédits supplémentaires pour les frais de l'expédition de Tunisie, 14.226.000 francs ; loi portant ouverture d'un crédit supplémentaire de 1.184.100 francs pour les grandes manœuvres.
21 juillet. — Malgré l'opposition de M. Georges Perin, la Chambre adopte, par 300 voix contre 82, le projet de loi portant ouverture de crédits supplémentaires (2.400.000 francs) pour le renforcement de la division navale au Tonkin.
21 juillet. — Loi sur la police sanitaire des animaux.
23 juillet. — Loi ayant pour objet le rengagement des sous-officiers.
26 juillet. — Loi ayant pour objet la création par l'Étal d'une école normale destinée à préparer des professeurs femmes pour les écoles secondaires de jeunes filles.
29 juillet. — Décret sur l'organisation des écoles maternelles : loi ayant pour objet d'augmenter de 120 millions de francs les fonds de dotation de la caisse des lycées, collèges et écoles primaires.
30 juillet. — Loi relative aux indemnités à accorder aux victime- : du coup d'État du 2 décembre 1851 et de la loi de sûreté générale de 27 février 1858 (6 millions de rentes).
18 août. — Loi relative aux pensions des anciens militaires et marins et de leurs veuves.
20 août. — Lois relatives au code rural (chemins et sentiers d'exploitation, chemins ruraux, mitoyenneté des clôtures, aux plantations et au droit de passage en cas d'enclave).
22 août. — Loi relative à la reconstruction et à l'agrandissement des bâtiments de la Sorbonne (11.100.000 fr.). Loi relative à la reconstruction de la cour d'appel de Paris et à l'acquisition des bâtiments de la préfecture de police (500.000 fr.).
26 août. — Décrets dits de rattachement relatifs au gouvernement et à l'administration de l'Algérie.
27 août. — Loi réduisant de 10 à 6 % le taux de l'intérêt légal de l'argent en Algérie.
[39] Discours FERRY, t. VI (p. 55).
[40] Discours, t. IX (p. 368).
[41] Revue politique et littéraire, 22 octobre 1881.