HISTOIRE DE LA FRANCE CONTEMPORAINE (1871-1900)

 

IV. — LA RÉPUBLIQUE PARLEMENTAIRE

CHAPITRE VI. — DÉMISSION DU MARÉCHAL DE MAC MAHON. - LA PRÉSIDENCE DE M. JULES GRÉVY.

 

 

Le socialisme. — Débuts du collectivisme. — Le socialisme chrétien.— Les cercles catholiques d'ouvriers. — Les vacances de 1878. — Le ministère et les vieux républicains. — Campagne oratoire de M. Gambetta dans le Dauphiné. — La session extraordinaire. — Invalidations. — Le budget de 1879. — Les élections sénatoriales de janvier 1879. — Succès républicain. — L'interpellation Senart. — Le cabinet est victorieux, mais prisonnier. — Situation difficile de M. Gambetta. — Démission du maréchal de Mac Mahon. — M. Jules Grévy est élu président de la République. M. Jules Grévy. — Ses origines. — En 1848. — M. Jules Grévy et Lamartine. — La présidence de l'Assemblée nationale. — M. Jules Grévy et Gambetta. — L'idéal de la France. — Ce que doit être la présidence. — L'élection de M. Grévy fut une faute.

 

I

Au moment où la politique internationale universelle est bouleversée par l'émergence de l'Allemagne nouvelle, la France aborde, à l'intérieur, la plus difficile des expériences, essayant d'appliquer le système démocratique absolu a une nationalité ancienne, unifiée, centralisée.

Weiss disait avec son sens aiguisé et dépris : La République conservatrice est une bêtise[1]. Comment supposer que les armes modernes : le suffrage universel, la presse libre, l'égalité civile et politique, resteront inactives et impuissantes ? A-t-on tant attaqué pour tout respecter, tarit ébranlé pour tout, conserver ? M. Thiers n'était pas logique, à supposer qu'il fût sincère : on ne fait pas à la Révolution sa part.

L'histoire de la Révolution ne pouvait s'arrêter à la victoire remportée sur le Seize Mai : succès trop platonique, s'il s'agissait simplement de remplacer M. Jules Simon par M. Dufaure ou M. Dufaure, ministre du maréchal, par M. Dufaure, ministre du président. Ce n'est pas pour ce maigre butin que l'on avait livré bataille.

Ce qui était en cause, c'était le sort de la société, — de la société des classes dirigeantes, qui avait connu son apogée sous Louis-Philippe et qui régnait encore en 1878. Place aux nouvelles couches sociales ! Les vainqueurs du Seize Mai, c'étaient, en somme, les moyens et les petits bourgeois ; ceux-là, aussi, restaient attachés au code civil, au régime de la famille et de la propriété. Mais, derrière la troupe qui avait planté le drapeau, on en voyait monter une autre... Les girandoles de l'exposition n'étaient pas éteintes que le procès de la société bourgeoise était repris par les revenants de la Commune et les disciples du marxisme, amenés dans les fourgons de l'invasion intellectuelle allemande.

L'objet de la société civile, c'est d'adoucir le sort de l'homme sur la terre. Son procédé, c'est l'accumulation et la répartition la plus équitable possible des ressources matérielles, de même que la promesse des compensations futures est le procédé de la société religieuse. L'homme est à la fois conservateur pour accroitre le capital terrestre et prodigue pour en jouir.

La vie de l'homme est extrêmement courte. Mais une de ses facultés les plus singulières, l'espérance, prolonge son existence dans l'avenir et le satisfait de joies simplement prévues, soit pour lui, soit polir ses successeurs. La société devient ainsi une personne dont chaque individu ressent, comme siens, les plaisirs et les douleurs, de même qu'un atome se réjouirait ou s'attristerait de l'allégresse ou de la débilité du corps dont il fait partie. L'acceptation du passé et le détachement du présent, en espoir de l'avenir, telles sont les dispositions puissantes et mystérieuses qui animent et soutiennent la société. L'homme est fonction de ses aïeux et en fonction perpétuelle de ses enfants.

Les révolutions sont filles de l'espérance... Afin que ton règne arrive. C'est pourquoi elles ont, le plus souvent et au début du moins, un caractère désintéressé qui leur assure l'indulgence de l'histoire. Au nom de la justice et de la fraternité, la Révolution de 1789 abolit les distinctions sociales, dépouilla la noblesse et le clergé de richesses dues aux vieilles conquêtes ancestrales ou à la panique testamentaire des mourants.

Cette expropriation se fit par l'autorité de l'État. Celle-ci est, en effet, l'instrument nécessaire des révolutions. Dans la lutte des particularismes, ceux qui sont établis l'emporteraient toujours si, à de certaines heures, la société tout entière, soulevée par un mouvement intime, extraordinaire et inconscient, ne jetait son épée dans la balance.

Les partis populaires se persuadèrent, dès le milieu du XIXe siècle, qu'une opération économique beaucoup plus vaste que celle qui s'était produite au 1789, pourrait se renouveler au bénéfice d'une quantité beaucoup plus grande de nouveaux profitants. L'idée du partage pur et simple, mise en avant d'abord, fut, abandonnée bientôt, comme d'application difficile et de portée précaire. On passa au communisme, selon les formules laborieuses ou fantasques élaborées par Saint-Simon, Enfantin, Fourier, Cabet. Karl Marx et Engels, pressant le suc des polémiques antérieures, après avoir, dans le fameux manifeste de 1847, déterminé et nommé les deux adversaires des luttes futures, la bourgeoisie et le prolétariat, créèrent la doctrine qui parut la plus forte et la plus pressante : le collectivisme.

Le problème est surtout économique et industriel : le travail fourni par l'ouvrier n'est pas payé en entier ; le produit d'une partie de ce travail est usurpé sur le travailleur, et c'est ce qui fait une place aux oisifs dans la société. Il est juste que la classe des ouvriers rentre dans la récompense équitable de son activité et, à l'avenir, elle ne doit plus se laisser ravir ce profit légitime. Donc, reprise par la collectivité de la plus-value accaparée par quelques-uns, et attribution à la collectivité des instruments de travail, y compris la terre et les richesses naturelles. Les spoliateurs seront dépouillés et la spoliation sera impossible. La collectivité est l'héritière exclusive et la réparatrice de toutes les injustices accumulées par l'erreur individualiste ; elle fait rafle du travail passé, présent et futur. La révolution sera de plus en plus étatiste, centraliste et autoritaire.

Les collectivistes sont des organisateurs et des pessimistes. Ils n'ont pas confiance dans la nature humaine. Ils la jugulent pour son bonheur.

Les anarchistes sont des optimistes : ils ne se croient pas eux-mêmes, plus qu'ils ne croient les autres, aptes à mener cette machine si compliquée, la société. La trouvant mauvaise et l'homme bon, ils pensent qu'il n'y a qu'à la détruire pour que tout rentre dans l'ordre : ni Dieu, ni maitre, ni-loi ; chacun fera ce qu'il voudra, et les choses n'en iront que mieux. Disciples de Rousseau, ils remontent avec lui jusqu'à l'origine des sociétés, mais pour déchirer le contrat social. Les anarchistes ne veulent pas encourir le reproche de chercher un profit personnel dans la Révolution. Ils méprisent les collectivistes ou socialistes, qu'ils soupçonnent, d'être prêts aux transactions avec la société actuelle, en attendant l'avènement problématique de la société future.

Donc, entre les deux écoles, il y a opposition d'idées, différence d'objectif, antagonisme de tempérament. Méfiances, envies, blessures secrètes, tout cela était latent et obscur, dans un même sentiment d'hostilité à l'égard de la société bourgeoise, quand les choses commencèrent il paraitre au grand jour et à se préciser, aux environs de l'année 1878.

En septembre 1877 avait eu lieu, à Gand, un congrès socialiste international, ou s'était produite la première tentative de conciliation entre collectivistes et anarchistes, marxistes et bakouninistes. On avait rédigé eu commun un programme d'agression contre le régime établi : reprise par l'État de la richesse accaparée par quelques-uns ; action politique du prolétariat ; union internationale du prolétariat sur la base de l'association professionnelle[2].

Bien lût, M. Jules Guesde faisait paraitre (18 novembre 1877) le premier numéro de l'Egalité, avec la collaboration de MM. Emile Massard, Gabriel Deville, Gerbier (pseudonyme de M. Girard, professeur de droit), Oudin.

Dans un congrès ouvrier, tenu à Lyon du 28 janvier au 8 février 1878, la thèse collectiviste prétendit s'imposer ; mais, par l'intervention de M. Isidore Finance, peintre en bâtiments, l'amendement collectiviste fut écarté[3].

Les collectivistes allaient prendre leur revanche : à l'occasion de l'exposition, on avait décidé la réunion d'un congrès international à Paris. La police intervint. M. Jules Guesde prit la tête du mouvement. Les organisateurs furent arrêtés (4 septembre), poursuivis et condamnés. M. Jules Guesde comparut devant le tribunal, le 22 octobre, et défendit ses coaccusés. Il affirma sa doctrine et réclama la substitution de la société égalitaire à la société féodale d'aujourd'hui. Son nom fut mis en évidence.

Une grève longue et pénible, à Anzin, la grève des cochers de fiacre à Paris pendant l'exposition, attirèrent l'attention ; on voulait faire peur aux bourgeois. Ceux-ci commençaient à s'émouvoir. M. de Marcère, à Mortagne, prononça un discours où il se rassurait et rassurait ses auditeurs contre le péril socialiste (25 août 1878). M. Gambetta disait, le 8 novembre, à la délégation des ouvriers de l'Aveyron à l'exposition :

Ceux-là sont dupes d'une chimère qui imaginent qu'il est prescrit et qu'il est possible au gouvernement de faire le bonheur de tous. Le gouvernement ne doit strictement à tous qu'une chose : la justice. Chacun s'appartenant, il convient à chacun de se rendre heureux ou malheureux par le bon ou mauvais usage de sa liberté. L'État se contente d'assurer également les droits de chacun, du pauvre comme du riche, du petit comme du grand[4].

On ne pouvait plus fermer les yeux. La répression de la Commune avait suspendu, non arrêté le mouvement. La misère des pauvres, et notamment des ramilles ouvrières, l'insuffisance des salaires, la prornisc.uit4 des mœurs et l'exploitation de la faim par l'industrialisme étaient des maux patents et qu'un régime démocratique ne pouvait nier on accepter indéfiniment.

 

Déjà, la thèse du laissez faire, laissez passer était battue en brèche. Des catholiques illustres, suivant les traces de M. Le Play, MM. Augustin Cochin, Maurice Meignen, vicomte de Melun, s'étaient préoccupés du sort des ouvriers et se consacraient à une double tâche : rapprocher les diverses parties de la nation dans un effort commun, conforme aux lois de la morale catholique, réorganiser les associations professionnelles comme un précieux héritage de l'expérience traditionnelle. M. Harmel avait donné l'exemple, au Val-des-Bois, dès 1846. Les cercles ouvriers, fondés en 1864, au boulevard du Montparnasse, par Augustin Cochin et Maurice Meignen, périclitent un instant, puis reprennent vigueur après la Commune.

Deux officiers, René de La Tour-du-Pin, alors capitaine d'état-major, Albert de Mun, lieutenant de chasseurs à cheval, donnent une vie nouvelle à cette œuvre. L'un, le plus âgé, esprit vigoureux et véhément, instruit des choses de l'étranger, nourri de fortes lectures et animé d'une foi héroïque, noble survivant des âges disparus ; l'autre, le plus jeune et le plus éloquent, un grand et puissant orateur, Albert de Mun, — se levant à l'appel de M. Meignen, deviennent les apôtres de la nouvelle doctrine. Le but se précise : c'est la refonte sociale de la société par l'idée catholique ; la devise, c'est : Contre-Révolution opposée à Révolution[5], le procédé, la constitution des cercles catholiques ouvriers qui, dans la pensée des initiateurs, représentent une forme à peine modernisée des anciennes corporations[6].

La doctrine catholique sans tare libérale, l'obéissance ù la papauté et aux évêques, le Syllabus, la doctrine de Joseph de Maistre, l'ultramontanisme avec l'impulsion particulière de la société de Jésus et quelque chose même de son organisation militaire, inspirent cette nouvelle croisade. A partir d'avril 1872, un progrès incessant couronne les efforts des initiateurs. Partout les cercles catholiques se fondent. Le comte de Chambord félicite le comte de Mun en termes chaleureux. Pie IX donne aux cercles catholiques le beau nom d'armée de Dieu[7]. M. le comte de Mun s'écrie : J'ai parcouru la France entière et, sur toute la route, j'ai rencontré notre œuvre bien-aimée avec son drapeau, ses insignes et sa joyeuse fraternité... Quand, sur l'estrade, où l'évêque ouvre la séance par la bénédiction pastorale, entouré des autorités locales, du préfet, des hauts fonctionnaires, des magistrats, des patrons, le capitaine de cavalerie s'avance vers un auditoire où se sont groupés les confédérés de saint Vincent de Paul, les membres du cercle catholique, les pauvres secourus, les familles aidées et encouragées par la large charité confessionnelle, les personnes pieuses ; quand il apparait. vêtu de l'uniforme ; quand, après un court recueillement, sa voix vibrante se fait entendre ; quand il évoque les souvenirs poignants de sa vie militaire, quand il dit sa rencontre avec La Tour-du-Pin, aux champs de bataille de Gravelotte et de Saint-Privat ; quand il ouvre sur les splendeurs catholiques les ailes de la foi, quand il descend jusqu'aux palpitations les plus tendres et les plus intimes de la prière, alors l'ébranlement se produit, un frisson circule, les âmes s'émeuvent, les mains calleuses se lèvent et battent frénétiquement.

Le comité des cercles catholiques, qui réunissait et groupait les initiatives locales, fut fondé sous cette impulsion[8].

A la fin de 1875, on compte 130 comités, 150 cercles, 18.000 membres, dont 15.000 ouvriers. C'est encore l'heure des espérances. Que ne rêve-t-on pas ? On songe, alors, à réunir en une vaste association la France redevenue catholique. On oppose à la proclamation des Droits de l'homme la proclamation des Droits de Dieu.

En septembre 1878, au moment où la doctrine collectiviste s'affirme dans son attaque contre la société individualiste et libérale, au moment où la République s'enorgueillit du triomphe de l'exposition, le comte de Mun, dans une réunion de pèlerins catholiques ouvriers, tenue à Chartres et à laquelle assiste l'évêque, Mgr Renault, s'écrie :

Il n'y a plus de loi religieuse ni de loi morale... La loi de l'intérêt envahit tout... La petite industrie est écrasée ; le travail professionnel tombe en décadence ; les salaires s'avilissent ; le paupérisme s'étend comme une lèpre hideuse... Qu'importe ! Laissez faire, laissez passer ! C'est l'arrêt du libéralisme. Voilà votre liberté. Elle n'a qu'un nom, c'est la liberté de la force !... S'il est, dans la tragique histoire des souffrances du peuple, un sujet qui nous émeuve entre tous, c'est le spectacle de son aveugle confiance dans les hommes qui abusent de lui et qui exploitent ses maux pour soulever sa colère au profit de leur ambition... Un grand mouvement commence... Ce que nous voulons, c'est reconquérir le droit de réunion professionnelle supprimé au nom de la liberté du travail, c'est la renaissance des corporations catholiques et de l'association professionnelle !

Cette fois les libéraux — même les libéraux catholiques — s'émeuvent. L'élan du début commençait à s'arrêter, les concours sur lesquels on avait compté se dérobaient, les évêques se contentaient de bénir, les patrons s'alarmaient. Le Nestor des luttes parlementaires pour la liberté, le collaborateur de M. Thiers en 185o, le comte de Falloux, élève la voix. Il dénonce cette guerre civile au sein du catholicisme, déjà si affaibli :

On prend, de plus en plus, dans une fraction de la presse catholique, comme mot d'ordre, le mot de contre-révolution. Je ne crois pas qu'il puisse y avoir un symbole moins vain et plus mal choisi...[9]

Et ailleurs :

Ne savez-vous pas que le gros du public traduit toujours Contre-Révolution par Ancien Régime... ? Agir ainsi, c'est frapper en aveugle ; c'est combler de joie les radicaux, vos ennemis naturels, leur fournir des armes victorieuses et compromettre l'Église...[10]

Le conflit fut grave et divisa profondément les catholiques. M Freppel, évêque d'Angers, menaça M. de Falloux d'excommunication, et l'Univers n'eut pas trop de mépris pour ce rallié à la Révolution.

Les querelles s'aigrirent pour longtemps. Les œuvres catholiques ouvrières n'y gagnèrent rien. On sentit, à partir de cette date, un certain fléchissement dans leur succès. L'apogée du recrutement fut atteinte aux environs de 30.000 adhérents. Cependant, parmi ces crises et ces luttes, une espérance restait aux néo-socialistes catholiques. Si leur premier protecteur, Pie IX, était mort, Léon XIII occupait le trône pontifical : et on attendait, de l'ancien nonce en Belgique, une parole qui devait, disait-on, changer l'orientation du monde catholique sur le devoir de l'Église à l'égard des pauvres et sur son asile social.

 

II

Au témoignage de M. de Marcère, ministre de l'intérieur du cabinet Dufaure, ce ministère, fort des services rendus, se croyait assuré d'une certaine longévité. Il se trompait. Chacun avait assigné in petto un terme à sa patience : l'échéance des prochaines élections sénatoriales. Le maréchal de Mac Mahon était mécontent et méfiant.

La majorité de la Chambre avait un chef, et ce n'était pas M. Dufaure, mais bien M. Gambetta. Le parti républicain pouvait se contenir pendant quelque temps encore, mais se sentant maître du pays et de la majorité dans la Chambre, s'il consentait à la halte que ses chefs les plus prudents lui conseillaient, il n'entendait pas piétiner longtemps dans le désintéressement et dans l'impuissance. Coûte que coûte, il occuperait le pouvoir. La politique n'est pas une tente pour le repos.

Le ministère restreignait sa tache au minimum : gérer les affaires et assurer de bonnes élections sénatoriales. M. Dufaure, sans manquer de vigueur, manquait d'entrain : l'âge l'attardait. Et puis, il en avait connu des urgences !

Pour le moment, on ne pensait qu'à une question : la question du personnel ou, pour être plus exact, la question de l'administration, de la bureaucratie. Le rôle de cette institution est expliqué avec beaucoup de pénétration par lord Palmerston ; jugement précieux, parce qu'il vient du dehors :

Il y a, dans les services publics sur le continent (Palmerston a en vue à la fois la France et la Prusse), un grand nombre d'hommes qui ont passé la majeure partie de leur vie dans les bureaux. Grâce à leur longue expérience, ils connaissent parfaitement ce qui a été fait autrefois et aussi la manière la plus commode et facile de faire ce qui peut être exigé du temps présent...

Sur le continent, des changements de ministres sont plus souvent des changements d'individus, motivés par des raisons personnelles, que des changements de partis, dus à des mouvements politiques. Aussi, lorsque le chef se retire, les chefs de service administratifs restent... Cette classe de subalternes a, en fait, un pouvoir tel qu'on l'a baptisée dans l'argot du jour : Bureaucratie.

Or, après un bouleversement complet dans les institutions, après une crise gouvernementale qui abolit définitivement la monarchie et lui substitue la République, ce pouvoir la bureaucratie, les administrations, tout le legs du passé devait-il rester en place Telle était la première difficulté il laquelle se heurtait le cabinet Dufaure ; c'était la pierre de louche de son dévouement aux institutions nouvelles. Tout, ce qu'il pouvait faire pour défendre les conceptions un peu attardées de M. Thiers, c'était de gagner du temps.

L'été de l'année 1878 étant consacré aux l'êtes de l'exposition, fut une trêve. Dans quelques harangues ministérielles, M. Lepère à Auxerre, MM. de Freycinet et Léon Say à Boulogne, on constatait que le combat, à droite, finissait faute de combattants, et on se montrait surtout désireux de gérer sagement la chose publique.

La droite, en fait, était désarçonnée. On se disputait entre conservateurs. comme il est de règle après les défaites. En vue des élections sénatoriales, on constituait (août 1878) un comité des droites qui s'efforçait vainement de faire l'apaisement entre bonapartistes, orléanistes et légitimistes.

Ku août, session très occupée des conseils généraux : dans les matières les plus diverses, vicinalité, chemins de fer, instruction primaire, l'organisation républicaine jette ses bases. La bourgeoisie déploie ici ses qualités habituelles de prudence, de savoir faire et de pondération ; elle accepte l'ordre établi et le consolide par son zèle discret. La véritable histoire s'accomplit là, loin du tapage et de la parade des tréteaux. La France, comme toujours, vit et prospère du bien qu'elle fait sans bruit en étonnant le monde du bruit qu'elle fait sans bien.

L'Europe s'accoutume au nouveau personnage que joue, parmi les gouvernements, celui de la République. Le maréchal de Mac Magon, entre autres mérites, remplit un rôle délicat et utile : il présente les hommes nouveaux et facilite les premiers contacts. Le 15 septembre, il passe en revue, à Vincennes, les troupes du IVe corps d'armée et celles du gouvernement militaire de Paris : 55 bataillons, 35 batteries et 6 escadrons. Le président de la République parut à cheval, accompagné du maréchal de Canrobert et d'une brillante escorte. Les grands-ducs Alexis et Constantin Constantinowitch, le duc de Cambridge et le landgrave de liesse avaient pris place dans la tribune d'honneur. Le maréchal félicite les troupes dans un ordre du jour où l'on sent quelque lassitude personnelle sous les paroles de satisfaction et de confiance.

L'hiver s'approchait ; les vacances tiraient à leur fin. Pendant le mois de septembre, M. Gambetta, recherchant le terrain de ses précédents succès oratoires, fait une campagne de parole et une campagne d'action, par une série de discours dans le Dauphiné. Il se rend, les 17 et 18 septembre, à Valence et à Romans. Réceptions enthousiastes dans les pays traversés : guirlandes, fanfares, drapeaux. Voyage triomphal. Auprès de l'orateur, les députés et sénateurs de la région : MM. Loubet, Madier de Montjau, Richard : les préfets, les sous-préfets, les fonctionnaires. Le vieux Madier de Montjau, survivant de 1848, chef du parti radical dans la région, est surpris lui-même par cet, enthousiasme. A Valence, il porte le toast à la République et donne un avertissement à son jeune ami. Les premières phrases de ce discours font tableau et évoquent une époque :

Pendant le court, mais émouvant voyage qui a rempli notre journée, lorsque, sur nos pas, ces populations aimantes, généreuses, que vous connaissez tous comme moi, faisaient retentir des cris ardents, passionnés, à l'honneur exclusif de l'hôte éminent que nous félons, notre honorable collègue, tout en les remerciant, ne cessait de leur répéter d'une voix émue, mais ferme : Criez : Vive la République ! Aussi, serait-il le premier surpris, j'en suis persuadé, si les sympathies qui nous poussent vers lui, si les entraînements de l'hospitalité que nous lui offrons, avec une joie si complète et si sincère, me faisaient porter ici d'abord, un autre toast que celui qui est dans son cœur, comme dans le mien, comme dans le vôtre, avant tout : A la République !

M. Gambetta confirme :

Il faut se garder du prestige des personnalités il n'y a rien de plus dangereux que de se faire d'un homme une idole.

Cependant, les adversaires surveillent ces mouvements où le peuple s'offre avec tant de bonne foi et ils observent, d'autre part, la fissure qui, au moindre choc. apparaîtra entre les enthousiasmes et les méfiances, on attend de M. Gambetta la direction. Comment la République entend-elle le ménage do la bourgeoisie sans laquelle elle ne peut vivre et du peuple sans lequel elle n'existerait pas t Les discours de cette période critique sont toit de sagesse et de prudence, éminemment opportunistes : Les temps héroïques sont finis, dit encore M. Gambetta ; il faut remplacer la violence par la raison... Pour fonder quelque chose, il faut être de l'opinion de la France, non de l'opinion d'une école... Il s'adresse, par-dessus les figures qui l'écoutent, à l'auditoire, disséminé dans le pays, des électeurs sénatoriaux.

A Romans, célèbre dans l'histoire gambettiste, il est chez lui ; on lance des fleurs sous ses pas. C'est une explosion d'allégresse. Il parle devant une grande réunion publique, dans un cirque qui peut contenir 6.000 personnes. Il parait souffrant. Sa correspondance intime révèle ces lassitudes croissantes. Cette fois, il expose le programme : maintenir le maréchal, assurer la vraie stabilité gouvernementale, celle qui ne se fait que par la dévolution de la loi, faire durer le ministère. Je suis un ministériel résolu et décidé. Ne rien modifier brusquement : Je suis un ennemi de la table rase... Prendre les problèmes les uns après les autres.

A Grenoble (9-11 octobre), ce ne sont plus seulement les idées d'ensemble, mais le programme spécial des prochaines élections sénatoriales. Tout s'atténue et s'estompe encore. Autrefois, on disait aux paysans que la République, c'était le partage ; qu'elle menaçait les propriétaires, la famille ; on a renoncé à répéter ces mensonges et ces calomnies. Il faut un Sénat, mais qu'il soit une assemblée de contrôle, non de conflit...

Je voudrais que le Sénat se transformât, par la seule pénétration de l'esprit démocratique, et qu'il devint, d'une façon permanente et pour ainsi dire perpétuelle, la véritable citadelle de la République.

Ces appels à la prudence, à la patience, ces concessions perpétuelles, commencent à faire froncer le sourcil des vieux républicains. À Paris et dans quelques grandes villes, les élections prennent un caractère anti-opportuniste. M. Gambetta fait un retour sur lui-même ; il se plaint des amertumes de la vie publique.

Je sais bien ce qu'il y a au fond de vos acclamations... Il est bon que le peuple ait, à certaines heures, comme un excès de la générosité et de bonté pour ses mandataires... C'est là que je puise la force qui m'est nécessaire... Avec de pareils motifs de consolation, on peut laisser crier sans s'émouvoir. Jamais je n'ai fléchi et je ne fléchirai sur les principes ; mais je ne suis pas de ceux qui compromettraient le succès de leur cause pour la satisfaction d'écrire une vainc formule...

Un maladroit interrompt : Vive la politique opportuniste ! M. Gambetta proteste contre ces appellations vagues. Il ne demande qu'il prendre corps il corps les difficultés réelles. En quittant Grenoble, il se dit réconforté... Il a donc besoin de réconfort.

Pour réparer ses forces atteintes, il a cherché une retraite près de Paris où il puisse trouver parfois le repos, près de la femme qui devient, es lors, indispensable à sa vie. La femme et la nature, suprêmes consolatrices ! Il écrit, le 28 juillet, à la confidente adorée :

Comme j'aime les plaisirs, nouveaux pour moi, de la solitude, ce grand et bienfaisant silence, ces admirables retraites des bois, ces eaux calmes et endormies aux pieds des bruyères parfumées et, surtout, la volupté de se recueillir, de penser et méditer à son aise, sans choc, sans railleries du dehors. Ce n'est pas à mon corps, c'est à mon esprit que j'ai rendu la liberté, le calme, le repos réparateur.

Et, le 3 novembre, au retour de la campagne oratoire du Dauphiné :

J'avais retenu M. Testelin à dîner. Il occupait la place. Il a couronné le repas par un petit toast intime qui m'a été au cœur. Il a vidé un verre de vin du Cap à la gloire de la belle hamadryade qui, sous les ombrages de Ville-d'Avray, m'avait rendu à la santé, à l'avenir... etc.[11]

Le lundi 21 octobre, le maréchal de Mac Mahon, entouré des notabilités du pays, du roi François d'Assise, du prince de Galles, Au prince de Danemark, du prince de Suède et de Norvège, du duc d'Aoste, clôt l'exposition universelle par la distribution des récompenses. C'est la dernière fois que le maréchal parle en public :

On a pu voir la solidité de notre crédit, l'abondance de nos ressources, le calme de nos populations, l'instruction et la bonne tenue de notre armée. Notre ambition nationale ne s'arrêtera pas là. Si nous sommes devenus plus prévoyants et plus laborieux, nous devons encore au souvenir de nos malheurs de maintenir et de développer parmi nous l'esprit de concorde, le respect absolu des institutions et des lois, l'amour ardent et désintéressé de la patrie.

Les Chambres se réunissent le 28 octobre. Le Sénat a perdu plusieurs hommes notables, le général Chareton, M. Renouard, Mgr Dupanloup. Le 15 novembre, la haute Assemblée élit, en remplacement, trois inamovibles, tous trois appartenant à la droite : MM. Oscar de Vallée, le comte d'Haussonville et M. Baragnon. La majorité est de dix voix environ sur les candidats de gauche : le général Gresley, M. Alfred André, le comte de Montalivet. Mais, là aussi, c'est le chant du cygne. L'union des droites publie un manifeste, non signé d'ailleurs, adressé aux électeurs sénatoriaux. On leur conseille l'union contre la République. Rien d'autre. Tout le monde sait que l'accord n'existe pas.

A la Chambre, cette courte session est consacrée alternativement à des débats irritants à propos des validations et à la discussion du budget. M. de Cassagnac se défend en attaquant. M. Floquet se signale au premier rang des orateurs de gauche en expliquant la tactique de l'invalidation :

Vous dites que vous défendez vos dix mille électeurs : eh bien ! nous défendons des millions d'électeurs que vous avez, pendant cinq mois, mis véritablement hors la loi.

M. de Cassagnac est invalidé. Après lui, M. de Mun est sur la sellette. Rapport de M. Allain-Targé concluant à l'invalidation. M. de Mun défend sa personne, son système, son principe. Il réclame son titre d'apôtre  des cercles catholiques : une thèse nouvelle surgit, pour la première fois, au grand jour de la tribune :

Il y a, Messieurs, dans l'œuvre des cercles catholiques d'ouvriers, une idée fondamentale que je ne désavoue pas... Je veux parler de la Contre-Révolution... Il y a quatre-vingts ans, quand la nation s'assembla pour porter remède aux maux qui la dévoraient, si, à cette heure solennelle, se souvenant qu'elle était la fille aînée de l'Église, elle était retournée franchement à la vocation chrétienne, elle aurait pu se sauver par la réforme de nos mœurs et de nos institutions. Au lieu de cela, elle a renié, d'un seul coup, son titre et sa tradition pour se jeter dans les bras de la Révolution, et cette erreur funeste a décidé du sort de tout un siècle.

Le comte de Mun fut invalidé, mais il reçut, de Frohsdorf, une lettre, datée du 20 novembre, et qui, par son adhésion explicite aux doctrines politiques et sociales préconisées par le député de Pontivy, rompait définitivement avec les libéraux de l'école de M. Falloux. La royauté se refusait à quitter les sommets de la doctrine et de la foi.

Je vous remercie d'avoir insisté avec tant d'autorité et de franchise sur les bases fondamentales, sur les vérités éternelles et les principes nécessaires pour toute société qui veut vivre dans la paix et s'assurer un lendemain... Auprès de ces classes laborieuses, objet constant de nos préoccupations, auprès de ces chers ouvriers, entourés de tant de flatteurs et de si peu d'amis vrais, vous pouvez, mieux que tout autre, me servir d'interprète.

Le Moniteur Universel, exprimant l'avis des modérés, écrivait que ce langage, à la veille des élections sénatoriales, dépassait le but et était entaché d'une exagération regrettable. Mais le comte de Chambord avait pris son parti ; il résumait sa conception politique dans cette phrase lapidaire :

Il faut, pour que la France soit sauvée, que Dieu y règne en maitre pour que j'y puisse régner en roi.

A la Chambre, ce fut ensuite le tour du Seize Mai, en la personne de M. de Fourtou. L'ancien ministre de l'intérieur se défendit, non sans vigueur et à propos. Son discours fut une véritable interpellation sur la politique générale du gouvernement. M. Dufaure était mis en contradiction avec ses principes, avec sou parti, avec lui-même.

Quand un parti politique ne représente rien, ne dirige rien, ne gouverne rien, c'est le malaise public qui s'accentue, c'est l'anarchie qui règne, c'est la dictature révolutionnaire qui approche.

Ce ton échauffe la bile de M. Dufaure. Le président du conseil se lève et répond à M. de Fourtou. Ce fut un des beaux succès du vieux lutteur. Il adresse au représentant du Seize Mai la vigoureuse apostrophe :

Vous qui me parlez et qui nie demandez ce que je représente, voulez-vous bien me dire quelle opinion vous représentez ? Oui, Messieurs, il y a dans nos Chambres comme dans la presse, un parti sans nom, auquel il est impossible de trouver un nom et un programme, qui est puissant par le talent, qui peut créer des obstacles sérieux t tout gouvernement, qui en créerait, s'ils revenaient, au gouvernement impérial, au gouvernement, de la Restauration, qui en crée aujourd'hui au gouvernement de la République. Voilà le parti auquel appartient l'honorable M. de Fourtou. Pour nous, nous disons qui nous sommes. Nous sommes les représentants de ce principe libéral qui a vécu dans ce pays depuis 1814. A ces principes, que nos pères nous ont transmis, nous adaptons la forme du gouvernement républicain telle qu'elle a été établie par la constitution de 1875. Nous sommes des républicains libéraux.

M. Dufaure fut acclamé. La gauche entière était autour du vieillard, ardent encore, mais épuisé à son banc. La séance rappela celle où avait été célébré le libérateur du territoire. M. de Fourtou avait l'art de déchaîner ces ovations enthousiastes. Il fut, bien entendu, invalidé. Une interruption violente de M. Gambetta amena une rencontre entre lui et M. de Fourtou. Deux balles sans résultat : symbole de ces fameuses joules oratoires qui font tant de bruit et retombent dans le néant.

Le duc Decazes, élu à Puget-Théniers, fut invalidé ! Le baron Reille, ancien sous-secrétaire d'État, fut invalidé. Pas un seul membre du cabinet de Broglie qui ne fût soumis à cette désagréable formalité !

 

Le mois de novembre fut consacré à la discussion du budget de 1879. M. Léon Say défendit le système de l'emprunt amortissable, que la finance mécontente dépréciait et qui se plaçait lentement.

M. Étienne Lamy avait déposé son fameux rapport sur le budget de la marine, point de départ d'une restauration des forces navales françaises, un peu négligées depuis la guerre : malgré son indéniable autorité, ce rapport ne suffit pas pour donner an pays en matière navale une ligne de conduite que la multiplicité des devoirs militaires rend malheureusement si difficile à tracer.

M. Fallières était rapporteur du budget des cultes. Un crédit de 200.000 francs, supprimé par la Chambre sur le chapitre des desservants, fut rétabli par le Sénat. Au Sénat, également, un débat de principe s'engagea sur la gestion des finances républicaines.

Chesnelong fut amer, M. Bocher prédit les pires catastrophes financières. On se plaignait de l'énorme accroissement des dépenses budgétaires. On annonçait le désordre, le gaspillage, la dilapidation. M. Léon Say répondit aux orateurs de l'opposition par un discours fleuri, spirituel et trop optimiste[12]. Il y eut, comme d'ordinaire, quelques tiraillements entre les deux Chambres au sujet de certains crédits rétablis par le Sénat. Assez rapidement, on se mit d'accord. Le budget fut promulgué le 23 décembre au Journal officiel.

Simultanément, les Chambres poursuivent, avec une suffisante activité, le travail de réorganisation nationale : discussion, devant l'une et l'autre Chambre, des projets de loi relatifs aux chemins de fer d'intérêt local ; première délibération, à la Chambre, de la proposition Devès, sur la défense des vignobles français contre le phylloxéra (17 novembre) ; vote de la convention postale universelle (Chambre, 21 novembre : Sénat, 13 décembre).

La question de l'enseignement congréganiste commence à se poser. Le cabinet tend à remplacer, par voie d'arrêtés préfectoraux, les instituteurs et institutrices congréganistes par des laïques. La Chambre prend en considération (9 décembre) la proposition de M. Camille Sée sur l'enseignement secondaire des jeunes filles.

La session est close le 21 décembre.

 

III

Voici donc l'échéance de ces élections sénatoriales que tout le monde s'est assignée pour terme. Il s'agit de savoir si le Sénat entrera dans le cadre normal. des institutions républicaines démocratiques, s'il fonctionnera dans le sens de ces institutions, ou si, selon l'espoir de ceux qui l'ont établi, il fera office de frein, de contrepoids et sera un point d'appui pour la résistance. Il s'agit de savoir si les anciennes classes dirigeantes ont conservé sur le pays une prise telle qu'elles puissent, sinon garder le pouvoir, du moins rester dans la société nouvelle, à l'état de corps privilégié ayant ses droits, ses armes et ses moyens de défense. Telle est la question qui est posée au suffrage...

Le 5 janvier, dans le calme le plus parfait et avec une autorité d'autant plus forte qu'elle était plus mesurée, les électeurs sénatoriaux, les électeurs du suffrage à deux degrés, se prononcèrent en faveur des institutions républicaines et démocratiques.

Tout, le travail de l'Assemblée nationale avait été conduit en vue de cette journée... Eh bien ! la réponse était claire : en acceptant, le rendez-vous dans les conditions et sous la forme que les partis monarchiques lui avaient imposées, la France faisait une adhésion nouvelle et définitive à la République.

Le renouvellement portait sur 75 sièges de sénateurs de la série B et sur 7 sièges appartenant aulx autres séries, à pourvoir par suite de démission ou de décès : soit au total 82 élections.

47 sénateurs conservateurs se représentaient : 14 seulement furent réélus ; 2 nouveaux conservateurs furent élus ; en tout, 16 conservateurs. 16 sénateurs républicains se représentèrent ; tous furent réélus. 13 députés furent élus sénateurs. 37 autres candidats républicains furent nommés. En somme, 66 sénateurs républicains entraient dans la haute Assemblée, assurant ainsi, aux gauches réunies, une majorité de 40 à 50 voix. Sur 37 départements qui eurent à voter, 7 seulement donnèrent la majorité aux monarchistes.

Le parti bonapartiste s'effondra ; seuls, deux de ses membres réussirent. Les légitimistes (appuyés fortement par l'influence cléricale) parurent relativement favorisés.

Le caractère du scrutin, à droite comme à gauche, était une extrême modération. Combat d'arrière-garde après le Seize Mai. La coupure se fit là. Cet effet subsistant suffirait pour prouver à quel point la manœuvre avait été risquée et maladroite.

Les grands départements de la Gironde, du Nord, de la Manche, de la Haute-Garonne, dont toute la représentation au Sénat était hostile, furent conquis. Trois anciens ministres du 24 mai et du 16 mai : MM. Daru, de Meaux, Depeyre, restèrent sur le carreau. Dans la Loire, M. de Meaux et M. de Montgolfier furent battus ; dans le Lot, le maréchal Canrobert et M. Depeyre ; dans la Nièvre, le comte de Bouillé et le marquis d'Espeuilles. Dans la Haute-Garonne, les républicains, MM. de Rémusat, Hébrard et Camparon furent élus contre MM. Niel, Lacase et de Belcastel.

La vérification des pouvoirs se passa sans incident. C'en était fait : la haute Chambre était républicaine.

L'échec des conservateurs était dû surtout à leurs divisions ; les trois partis monarchiques continuaient à se faire la guerre. Pas de programme commun, pas de revendication précise, pas de drapeau. Quel avenir et quel lendemain leur succès équivoque, s'il se fût produit, assuré au pays ?

C'était la dernière carte.

Dans les jours qui précédèrent le scrutin, une vague intrigue bonapartiste avait essayé de se nouer autour du maréchal de Mac Mahon. Le prince impérial prenait en mains plus effectivement la direction du parti : il écrivait, le 26 décembre 1878, à un de ses agents : J'ai organisé un travail d'information par lequel je recevrai des notes précises sur le personnel militaire, administratif, judiciaire, politique de la France... Là aussi la question du personnel était la grande affaire. On n'avait plus d'espoir que dans quelques vieux généraux, mûrs pour le cadre de réserve. Le cardinal de Bonnechose, qui est le chef patenté de l'entreprise, s'était rendu, dès 10 septembre, à Arenenberg, près de l'impératrice Eugénie et du prince impérial. Il a travaillé avec le prince plusieurs fois : le prince a revu avec lui tout notre plan de constitution... D'autres questions. et des plus importantes, ont été soulevées[13] : — C'est très bien, aurait dit le cardinal : mais avez-vous des hommes ? Toujours la même question. On sentait le maréchal troublé et inquiet ; on résolut de s'adresser à lui. Le 9 décembre, le cardinal de Bonnechose se rend chez le président. Il eut avec lui un entretien nit il essaya de le pousser. Mais son premier mot, à la sortie, fut : Il n'y a rien à faire...[14] Les élections assénèrent le coup de grâce.

Si loyale que fût, une lois de plus, la conduite du maréchal, il n'en était pas moins, lui-même, atteint. Tout ce qu'il aimait, tout ce qu'il avait défendu, le monde pour lequel il était sorti du rang de soldat pour s'élever au calvaire de la présidence, tout, cela succombait ; qu'allait-il faire ? On peut penser que, dès ce jour, sa résolution fut prise. Il avait tenu bon tant que l'un des deux pouvoirs parlementaires restait avec lui : le Sénat lui manquait : c'était fini. Vaincu, la seconde fois dans sa vie, pour des fautes que d'autres avaient commises.

La vraie question qui se posait pour lui était celle-ci : gouvernerait-il avec la majorité nouvelle, — majorité dans les deux Chambres, — c'est-à-dire appellerait-il à la présidence du conseil M. Gambetta ? Il n'y avait pas d'autre procédure claire et logique. M. Gambetta n'avait été reçu ni invité une seule fois à l'Élysée. Il attendait, non sans humeur, non sans belle humeur aussi : porté, malgré tout, vers la figure martiale et honnête du maréchal, il se disait, à certaines heures, qu'entre cette Mile de soldat et son finie de patriote il y avait assez de points de contact pour que l'accord ne fût pas impossible, une fois la glace rompue. Des amis s'employèrent encore à un rapprochement qui, peut-être, eût, épargné bien des misères[15]. Une entrevue fut préparée : d'autres amis intervinrent, et le maréchal s'excusa au dernier moment. Tout lui était difficile.

M. Gambetta n'insista pas, blessé, au fond, parce que cette voie, la plus régulière et la plus droite, en somme, se fermait devant lui à l'heure où les pièges l'entouraient. Tandis que le vaste monde retentissait de ses services et de sa gloire[16], on commençait à le discuter en France[17]. L'opinion était travaillée avec persévérance, selon un plan très évident. On visait l'homme d'État et on atteignait nomme. Il souffrait. Il sentait bien qu'il ne pouvait se défendre, maintenant, qu'il coup de services, étant dans ces positions périlleuses où les paroles ne suffisent plus et où, seuls, les actes comptent : or, tout en le sommant d'agir, on lui liait les mains. Les bourgeois à redingote boutonnée, les hommes corrects et froids, les visages de bois et les yeux blancs le guettaient.

On s'en prenait à lui et à son entourage. Il dut intervenir (1er-8 janvier 1879) pour soutenir le procès intenté par son ami, M. Challemel-Lacour, à un journal obscur, la France nouvelle, qui avait accusé le sénateur éminent d'avoir triché au jeu. M. Gambetta, pour la première fois depuis 1869, avait repris sa robe d'avocat. Ce qu'il défend, c'est son ami, son parti, et aussi un peu lui-même :

On se met à plusieurs pour commanditer la calomnie, dit-il au tribunal ; il y a des tontines en France pour ce genre d'exploitation ; à Paris, à Lyon, à Marseille et dans d'autres villes, des fabriques sont tenues par des Basiles modernes qui distillent le poison et le venin. Messieurs, ce n'est pas celui qui a fabriqué la calomnie dont nous nous plaignons, ce sont ceux qui se cachent derrière lui[18].

Tout lui était à crime : sa vie trop facile, sa main trop ouverte, sa façon rabelaisienne ; il avait bien de l'esprit ; des mots ailés, nés sur ses lèvres, se posaient parfois sur des cœurs ulcérés et les piquaient, au vif. On se vengeait de sa supériorité, de son indépendance, de son autorité. Sa vie privée était devenue l'objet des conversations et des hochements de tête. Elle appartient à l'histoire par la publication d'une correspondance intime où les accents d'une âme généreuse et sincère jusqu'à la candeur alternent avec le perpétuel souci d'une situation difficile. Son génie ne palissait pas, mais son astre s'assombrissait : il sentait grandir en lui, secrètement et silencieusement, les premières ténèbres. Sa journée, en plein midi, se précipitait hâtivement vers le soir.

Emporté par sa destinée, poussé par son propre parti, M. Gambetta n'était pas plus libre que le maréchal de Mac Mahon. Le ministère n'était qu'une barrière temporaire entre les deux forces qui se précipitaient l'une contre l'autre : barrière fragile et il demi ruinée. Tout le monde le sentait, le comprenait, sauf peut-être le cabinet lui-même. La République avait triomphé aux élections sénatoriales : les ministres prenaient le succès pour eux et se croyaient consolidés.

Le premier son de cloche moins rassurant fut donné par la démission du général Borel, ministre de la guerre. Il prétexta des raisons de santé ; en fait, il était gêné du rôle pénible qui lui était laissé. Il fallait le remplacer. Aussitôt, des questions délicates se trouvèrent posées : l'armée, le ministère de la guerre, c'était la chose du maréchal. Or, M. Gambetta avait ses vues sur le haut personnel militaire ; il pensait que, s'il y avait encore un danger pour la République, ce ne pouvait plus être que dans l'infidélité de quelque grand chef. Il voulait donc, au ministère de la guerre, un homme ne dévoué ; ses préférences personnelles étaient pour le général Farre, qui avait été, pendant la guerre, le lieutenant distingué de Faidherbe ; bon officier, rien de plus. Mais M. Gambetta avait fait de ce choix mue question d'orientation politique. Le maréchal de Mac Mahon ne voulait pas entendre parler du général Farre. On transigea sur le nom du général Gresley (ancien ministre de M. Thiers), choix qui ne satisfit personne[19].

Avant hème que les Chambres fussent réunies, le maréchal de Mac Mahon commença à vider, goutte à goutte, le calice. Les nominations qu'il dut signer, comme joyeux avènement du régime nouveau, furent probablement ce qui lui fut le plus sensible. Avec la politique il y a des accommodements : mais les questions de personnes sont si pénibles et irritantes Le 1er décembre, l'amiral Jaurès avait été nommé ambassadeur près le roi d'Espagne, en remplacement du comte de Chaudordy, admis dans le cadre de disponibilité. Le 14 janvier, M. Challemel-Lacour, sénateur, dont le nom venait de faire tant de bruit, était nommé ambassadeur près de la Confédération suisse, en remplacement de M. le comte d'Harcourt, mis en disponibilité. Le 18 janvier, M. Denormandie, sénateur, était nommé gouverneur de la Banque de France, en remplacement de M. Rouland décédé.

Nouvelle amertume du côté du ministère de la guerre : le général de Miribel, chef d'état-major général, dont les relations avec le général Ducrot pendant la période du Seize Mai, sont notoires, est relevé de ses fonctions et mis en disponibilité. Il est remplacé par le général Davoust, duc d'Auerstadt. Dans l'armée, dans la magistrature, dans les administrations, partout les mouvements se faisaient dans le même sens. Le ministère jetait du lest ; mais cela suffirait-il ?

Sous la pression d'une polémique extrêmement vive, les esprits s'étaient échauffés, à Paris surtout, au sujet des condamnés de la Commune. Après huit ans, ne pouvait-on pas passer le linge de l'oubli ? La gauche demandait l'amnistie. Le ministère crut devoir prendre les devants. Une note, parue le 17 janvier au Journal officiel, établit, pour l'opinion, la situation exacte. Le nombre des détenus de la Commune livrés à la justice militaire avait été de 51.107. Les condamnations contradictoires prononcées s'élevaient au chiffre de 10.522. 4.023 condamnés avaient été déportés à la Nouvelle-Calédonie. Au 31 décembre 1878, on comptait encore à la Nouvelle-Calédonie 2.647 déportés ; en ajoutant ceux qui subissaient leur peine en France, il restait 3.147 condamnés de la Commune.

Le ministère proposait d'accorder, par mesure générale et non plus particulière, la grâce à tous les condamnés n'ayant pas commis, pendant l'insurrection, de crimes de droit commun (assassinat, incendie, pillages). 2.245 condamnés étaient graciés par un décret daté du 15 janvier. Après la mise à exécution de ce décret, on ne compterait plus que 1.067 condamnés, dont 891 à la Nouvelle-Calédonie et 176 graciés, détenus comme dangereux, mais dont le retour pourrait être bientôt autorisé.

Ces signatures tombaient, l'une après l'autre, de la main qui avait écrit la lettre du Seize Mai.

Voici le récit un peu appuyé, mais vrai en somme, d'un témoin :

Le Seize Mai avait avorté ; le maréchal s'était soumis. Le ministre de l'intérieur avait présenté à sa signature une pièce importante et pressée concernant le département de M. D..., que le président remettait à signer de jour en jour. — Allez voir le maréchal, dit le ministre au député. Nous sommes dans une période où il vous recevra. Audience donnée, le député est accueilli avec rondeur et même une chaleur qui le surprend. Le maréchal lui demande s'il n'est pas parent d'un capitaine D..., qu'il a connu autrefois à Autun. Le député cherche en vain dans sa mémoire. Le maréchal insiste : pas moyen de le faire sortir de là. Enfin, le député aborde l'objet de sa visite et dit qu'il vient pour demander la signature d'une pièce urgente. Aussitôt la figure du maréchal se ferme, se rembrunit. Le député revient à la charge. Ce fut une explosion : — Demandez-moi tout, excepté ça. Des paperasses, encore des paperasses ! criait le maréchal. Je ne vois pas autre chose. Et puis, signer, toujours signer ! Je déteste signer ; tenez, je le dis de bonne foi : je ne signerai plus !...[20]

Les Chambres se réunissent le 14 janvier. Les deux présidents d'âge, MM. Gauthier de Rumilly au Sénat et Despeaux à la Chambre, sont des républicains et célèbrent la victoire de la République.

Le duc d'Audiffret-Pasquier, malgré son libéralisme notoire et les services rendus pendant la crise du Seize est écarté de la présidence du Sénat et remplacé par M. Martel ; celui-ci est élu par 153 voix cwilre au duc Pasquier. Tel est le chiffre de la nouvelle majorité.

Elle est franchement républicaine. mais aussi tris modérée, centre gauche. Elle se réclame du muni de M. Thiers. Seulement, dès le premier jour, dans la haute Assemblée, où exige au pouvoir exécutif cette fermeté de direction et d'action qui doit être le propre d'un cabinet, solidaire, et responsable.

Le 16, lecture de la déclaration ministérielle par M. Dufaure au Sénat, par M. de Marcère à la Chambre. Approbation chaleureuse au Sénat. Accueil glacial à la Chambre. Le programme parait long, diffus, sans nerf, à une assemblée qui est tout nerfs. Le cabinet, si fier de la majorité sénatoriale, en était-il venu à croire qu'elle lui suffirait ? M. Gambetta est décidé à faire sentir son action[21]. Un vétéran de 1848, M. Senart, attache, de la meilleure foi du monde, le grelot. Il annonce son intention d'interpeller le ministère.

Le débat a lieu le 20 janvier. M. Dufaure défend son terrain pied à pied ; toutefois, en reculant. Sa voix s'émeut :

S'il me fallait donner des gages de l'attachement réfléchi que je porte aux institutions républicaines, je rappellerais, qu'il y a huit ans, le mot de République a été, pour la première fois, officiellement proclamé, lorsque quelques amis et moi nous avons proposé à l'Assemblée de déclarer que M. Thiers était chef du pouvoir exécutif de la République française.... J'ai encore pris part à l'événement qui vient de se passer et qui a été un progrès nouveau. Je ne sais si je serai témoin de la dernière épreuve que l'institution républicaine doit subir en 1880, par le renouvellement du pouvoir exécutif, mais je demande au ciel qu'elle se passe avec autant de calme et de fermeté que l'épreuve qu'elle vient de subir le 5 janvier...

M. Madier de Montjau parle au nom de l'extrême gauche. Il réclame, franchement, la démission du cabinet ; tendant, sans façon, le tablier : Vous êtes à bout de bail, dit-il, il faut faire place nette. La France vent être débarrassée de ceux qui l'ont tyrannisée. Le mot et le discours visent le maréchal. M. Floquet, plus doux, n'est pas moins net : Le cabinet, tel qu'il est constitué, n'est pas en harmonie avec la situation nouvelle créée par les élections du 5 janvier.

Entre la gauche modérée et l'extrême gauche, que  vont faire les républicains de gouvernement ? M. Gambetta revient à ses hésitations. Pourquoi ? Il semble bien qu'il n'ait pas dit tout à fait adieu à l'espoir qui fut un moment le sien, de gouverner avec le maréchal :

Je réfléchis au petit discours que je peux être exposé à tenir au vieux militaire, si la fantaisie lui prenait de me faire appeler. Je te prie d'y songer, de ton coté, et de nie donner des instructions. Je ne peux ni ne veux accepter de gouverner en sous-ordre ; pars de lit et écris selon ton cœur.

M. Jules Ferry dépose l'ordre du jour suivant :

La Chambre des députés, confiante dans la déclaration du gouvernement et convaincue que le cabinet, désormais en possession de su pleine liberté d'action, 'l'hésitera pas, après le grand acte national du 5 janvier, il donner à la majorité républicaine la satisfaction qu'elle réclame depuis longtemps au nom du pays, notamment en ce qui concerne le personnel administratif et judiciaire, passe à l'ordre du jour.

Le gouvernement accepte l'ordre du jour, qui lui accorde une confiance si marchandée.

L'ordre du jour Jules Ferry est adopté par lie voix contre 116. Après réflexion, M. Gambetta, suivi de quelques amis, s'est abstenu[22].

Pour le ministère, c'est une victoire à la Pyrrhus. Il essaye en vain de défendre la présidence. Il a assez de se défendre lui-même.

Le maréchal est excédé ; toujours des signatures ! Et quelles signatures ! M. Hérold, protestant, franc-maçon notoire, est nommé préfet de la Seine en remplacement de M. Ferdinand Duval (24 janvier). M. Laferrière, maitre des requêtes au conseil d'État, est nommé à la direction générale des cultes rétablie pour lui (28 janvier). Une campagne ardente, engagée dans la Lanterne, par M. Yves Guyot, contre la préfecture de police, sous la signature du vieux petit employé, prétend faire payer aux agents de la police politique les services rendus il la cause du Seize Mai. Un arrêté ministériel charge une commission de procéder à une enquête sur la police de Paris (27 janvier). L'abomination de la désolation ! Bientôt, on porte la main sur la gendarmerie. Un décret du 28 janvier constitue une commission mixte chargée d'étudier une organisation de ce corps, sur lequel repose, en province, l'ordre public.

Et il n'est question, d'antre part, que de rouvrir la porte aux condamnés de la Commune. M. Dufaure présente un projet de loi étendant même aux contumax de l'insurrection de 1871 le bénéfice possible de la grâce : c'est l'amnistie sans le mot. Immédiatement, M. Louis Blanc dépose une proposition générale d'amnistie signée par lui et par un grand nombre de ses collègues. M. Louis Blanc dit : L'amnistie, c'est la grâce des peuples.

En même temps, les Chambres réclament instamment le retour à Paris. L'hiver est exceptionnellement rigoureux. Les déplacements de Paris à Versailles et réciproquement sont très pénibles. Le Sénat décide que les commissions siégeront à Paris. Et, pour que l'on ne se trompe pas sur les vues d'avenir, le modéré M. Bardoux dépose à la Chambre un projet de loi, imposant l'obligation de l'enseignement primaire pour les enfants de six à treize ans. On se hâte de façonner l'âme populaire ! Le maréchal signe tout : nominations, mesures, projets de loi. Mais il est à bout.

On reparle maintenant, avec insistance, du procès suspendu sur la tête des ministres du Seize Mai... M. H. Brisson prépare un rapport accablant. Ut le ministère, tenu en lisière par l'ordre du jour Jules Ferry est obligé de marcher.

Le 28 janvier, au conseil des ministres, le général Gresley présente à la signature du président un décret relevant de leurs fonctions de commandant de corps d'armée, les généraux de Lartigue, Bataille, Bourbaki, de Montaudon et du Barail.

Pendant que le ministre de la guerre lit le décret, le maréchal s'agite, sa figure s'empourpre : il jette la plume qu'il tient à la main. — Non, dit-il, je ne puis pas consentir à frapper de braves officiers, de vaillants soldats, mes compagnons d'armes. S'ils sont indignes, qu'on me le démontre. Mais s'il s'agit d'une disgrâce et de satisfaire l'esprit de parti, je ne les sacrifierai pas. Qu'un autre le fasse : moi je préfère me retirer. Qu'a fait Bourbaki ? qu'a fait Bataille ? Et du Barail, un de nos meilleurs généraux de cavalerie, qu'avez-vous à lui reprocher ? Je veux bien vous céder Lartigue et Montaudon ; ils sont malades et demandent à se retirer. Mais, pour les autres, pourquoi précipiter l'heure ?... Au train dont vont les choses, il se peut que vous ayez besoin, avant peu, de l'armée à l'intérieur. Il importe de ne pas la blesser. Destituez des magistrats, des préfets, soit : des généraux, non, Je m'en irai plutôt que d'y consentir. Si, depuis un an, j'ai consenti à avaler tant de couleuvres, c'est uniquement pour protéger l'armée. Si je l'abandonne aujourd'hui, si je faisais une chose que je considère comme attentatoire à ses intérêts, à ceux du pays, je me croirais déshonoré : je n'oserais même plus embrasser mes enfants !... Ce dernier trait partait du cœur : il disait la peine du maréchal, pris par tant de liens sacrés.

En fait, il ne s'agissait nullement de frapper des hommes distingués, mais seulement d'abréger une faveur qui prolongeait leur commandement au delà des limites établies par la loi. Mais, toute discussion était superflue.

Le maréchal laissa passer deux jours. Le 30 janvier, il vint au conseil, à Versailles : — Eh bien, Messieurs, dit-il, dès que la séance fut ouverte, avez-vous quelque communication à me faire ? avez-vous réfléchi et persistez-vous dans vos résolutions ? Les ministres restèrent muets. Le maréchal de Mac Mahon comprit : — Votre silence me prouve que vous persistez, reprit-il. De mon côté, je n'ai rien à changer à mes précédentes déclarations : je vous apporte ma démission. Voici la lettre que j'ai préparée pour le président du Sénat et pour celui de la Chambre des députés.

La lettre lue, le maréchal demande à M. Dufaure de bien vouloir la contresigner. M. Dufaure lit observer que c'était là un acte tout personnel qui n'avait pas besoin de .contreseing : il se chargeait de faire parvenir la lettre de démission. En quittant la salle du conseil, M. Dufaure dit : — C'est un honnête homme et un grand citoyen[23].

Il était près de midi. La nouvelle, attendue depuis deux jours, se répandit rapidement dans les couloirs du palais. Ceux-ci étaient animés, remplis d'une foule curieuse plutôt qu'émue.

Tout paraissait réglé d'avance... Et pourtant, un drame latent déroulait, au fond des aines, ses dernières péripéties. Quelle allait être l'orientation de la République dans cette crise soudaine ? Sera-t-elle parlementaire, bourgeoise ou démocratique ? Trois noms répondaient à ces trois directions : Dufaure, Grévy, Gambetta. Depuis la mort de M. Thiers, M. Gambetta était obstinément écarté : surpris, déçu, il n'avait pas insisté. Il eût préféré, croit-on, le succès de M. Dufaure. Mais les choses étaient si bien préparées en faveur de M. Grévy qu'elles étaient comme faites.

A la Chambre et au Sénat, la séance s'ouvre à trois heures un quart. Lecture est donnée par chacun des deux présidents, de la lettre du maréchal. M. Grévy est pale, sa voix trahit, d'abord, une certaine émotion. Bientôt il se reprend, et parait, comme d'ordinaire, impassible. A trois heures vingt-cinq, la séance est levée dans les deux Chambres. Tout le monde dans les couloirs.

Une réunion des délégués des groupes républicains de la Chambre et du Sénat a lieu à quatre heures. Elle est présidée par M. Feray, sénateur de Seine-et-Oise. Celui-ci annonce que les sénateurs républicains, réunis en assemblée générale, ont décidé, à l'unanimité, de porter M. Jules Grévy à la présidence de la République. C'est donc le Sénat, ce Sénat si fraîchement renouvelé, qui prend l'initiative. Le nom de M. Jules Grévy est adopté, sans discussion et à l'unanimité, par les délégués.

L'Assemblée nationale, aussitôt convoquée, se réunit, à quatre heures et donne, dans la salle de la Chambre des députés, sous la présidence de M. Martel. Lecture du message présidentiel, puis des dispositions constitutionnelles.

L'appel nominal, fait par l'un des secrétaires du Sénat, M. Scheurer-Kestner, commence à cinq heures cinq par la lettre T. M. Tailhand, ancien garde des sceaux, vote le premier.

Quand M. Dufaure parait à la tribune, où il monte d'un pas allègre, une double salve d'applaudissements part des bancs du centre et de la gauche.

A six heures cinquante, le scrutin est clos. A sept heures cinquante, le président fait connaitre le résultat :

Nombre de votants

713

Bulletins blancs ou nuls

43

Suffrages exprimés

670

Majorité absolue

336

Ont obtenu :

MM.

Jules Grévy

563

suffrages

Général Chanzy

99

Gambetta

5

Général de Ladmirault

1

Le duc d'Aumale

1

Général de Gallifet

1

M. Martel ajoute : M. Jules Grévy ayant obtenu la majorité des suffrages, aux termes de la constitution, je le proclame président de la République pour sept ans.

Les applaudissements et les cris de Vive la République ! éclatent à gauche et dans les tribunes. Enfin, la République est fondée ! Enfin Isère de la liberté commence[24]. La droite proteste ironiquement.

Le nom du général Chanzy avait été choisi par la droite, sans entente avec lui. Ce nom eût été glorieux, pourtant : mais le courant était ailleurs. Le général Chanzy vota lui-même pour M. Grévy[25].

A sept heures cinquante-cinq, la séance est levée. La Chambre siège pour entendre lecture de la lettre de démission de son président, M. Jules Grévy.

Il s'est retiré. Le conseil des ministres, conduit par M. Dufaure, vient lui notifier le résultat du vote et le féliciter. On raconte que M. Dufaure était ému : le vétéran parlementaire avait les larmes aux yeux : sa voix tremblait. Quant à M. Jules Grévy, froid comme d'ordinaire, il écouta sans sourciller l'homme qui eût pu être son concurrent et qui s'inclinait devant lui.

Dès que le maréchal de Mac Mahon connut la décision de l'Assemblée nationale, en habit civil, accompagné d'un aide de camp, il se rendit chez M. Jules Grévy. Le maréchal entra en disant : — Monsieur le Président, je veux être le premier à vous saluer. Puis, avec beaucoup de cordialité, il fit des vœux pour le bonheur du pays.

Les politesses échangées, il rentra à Paris, joyeux et soulagé. Sa démarche fut approuvée par tous et entoura, dès le premier jour, sa retraite d'une auréole d'estime et de respect.

M. Gambetta se présenta aussi pour rendre hommage au président de la République et ou assure qu'il l'embrassa avec effusion[26].

La nouvelle de la démission du maréchal et celle de l'élection de M. Jules Grévy furent connues dans la même soirée et même en beaucoup d'endroits de la France et de l'étranger simultanément. Le lendemain, à Paris, la rente monte de près d'un franc. Dans un très grand nombre de villes, les rues furent pavoisées et illuminées. A l'étranger, la presse fut favorable. On savait qu'il serait un président sage et pacifique. Les apologistes comparaient M. Jules Grévy à Washington et répétaient les paroles de Chateaubriand : Cet homme, qui frappe peu, parce qu'il est dans les proportions justes, a confondu son existence avec celle de son pays : sa gloire est le patrimoine de la civilisation : sa renommée s'élève comme un des sanctuaires publics où coule une source féconde et intarissable[27].

 

IV

M. Jules Grévy était âgé de soixante et onze ans, étant né à Mont-sous-Vaudrey (Jura) le 15 août 1807. Son grand-père avait été juge de paix du canton sous la Révolution. En 1792, son père, engagé volontaire, avait répondu à l'appel de la patrie en danger ; les biographes officieux affirment qu'il fut élu chef de bataillon par ses compagnons d'armes ; qu'il servit six ans et prit sa retraite comme capitaine d'infanterie[28].

Il vivait, à Mont-sous-Vaudrey, dans une maison confortable et qu'on appelle, dans le pays, un château. Origines bourgeoises et républicaines.

Ayant fait ses études classiques à Poligny, à Dôle, puis à Paris, M. J. Grévy était étudiant en 1830. En 1839, il se fait inscrire au barreau de Paris. Bientôt, il plaide dans le procès Barbès, pour un des coaccusés, Philippet. Il faisait son chemin sans bruit, mais avec un grand esprit de suite, selon le caractère de sa province. En 1848, il compte parmi les avocats républicains. Il aime le bureau plus que la barre : c'est un jurisconsulte appliqué, — le droit en personne. Dans le groupe du National, il rencontre M. Thiers.

Ledru-Rollin l'envoie comme commissaire du gouvernement dans le Jura. Précisément parce que ses opinions républicaines sont notoires, elles lui permettent la modération. Son sang-froid et son tact lui concilient les esprits. Il rassure. — Je ne veux pas que la République fasse peur, dit-il en entrant dans le département. Il entendait pourtant gouverner avec son parti, en cela manifestant l'aptitude politicienne, car le politicien est, avant tout, celui qui sacrifie au groupe. Il disait encore : — Le temps de la démocratie est venu.

Bientôt, il est candidat à l'Assemblée constituante. Même les partis d'opposition à la République viennent vers lui. L'Écho du Jura déclare que ses compatriotes ont apprécié sa haute capacité, son activité, ses opinions sincèrement républicaines et l'exquise urbanité de ses manières.

Il a quarante ans. L'homme se dessille. A l'Assemblée constituante, son rôle, tout de mesure et de pondération, eût été assez effacé si, au cours de la discussion des lois constitutionnelles, il n'eût déposé le fameux amendement sur la fonction présidentielle (7 octobre 1848), dont voici le texte :

Le chef du pouvoir exécutif est élu par l'Assemblée. Il prend le titre de président du conseil des ministres. — Il est élu pour un temps illimité au scrutin secret et à la majorité absolue des suffrages. Il est toujours révocable. — Il nomme et révoque les ministres.

Le régime proposé n'est rien autre chose que le gouvernement d'une seule assemblée, c'est-à-dire, en somme, la Convention : le pouvoir exécutif n'a pas de vie propre. Rien ne caractérise mieux M. Jules Grévy que cette initiative. Toute sa vie, en effet, tend à atténuer, en politique, la personnalité, à l'effacer, à la noyer dans un groupe, un parti, une classe. Le vieux passé révolutionnaire, égalitaire et soupçonneux dort sous cette eau tranquille.

M. Jules Grévy flaire, voit, dénonce, avant tout le monde, le péril dont la candidature du prince Louis-Napoléon, à peine née, menace la liberté. Le discours par lequel il défend son amendement est animé d'une passion contenue : Jusqu'ici, toutes les républiques sont allées se perdre dans le despotisme : c'est de ce côté qu'est le danger : c'est contre le despotisme qu'il faut les fortifier... Tout pouvoir réside dans le peuple, par conséquent, dans les élus du peuple, dans les assemblées.

On sait que l'amendement fut écarté et la présidence instituée sur le fameux discours de Lamartine : alea jacta est. Lamartine dit à ce conventionnel rigide : Vous vous appelez la Terreur ! Jules Grévy lui avait répondu d'avance : Vous vous appelez l'empire. Le poète et l'avocat sont aux deux pôles entre lesquels la France oscille. Toute la carrière politique de M. Jules Grévy est dans ce contraste. En opposition aux noms glorieux, M. Jules Grévy sera toujours l'anonyme.

Anonyme sous l'empire parmi les gloires du barreau : Berryer, Jules Favre, Allou. C'est à peine si on le devine : il est là, pourtant, et monte d'un mouvement imperceptible :

Il parle avec une simplicité extraordinaire, écrit un de ses confrères en 1809, sans faste et presque sans bruit, comme un homme qui ne s'attache qu'au raisonnement et ne fait aucun cas des suites. Il parle d'une voix claire, nette, peut-are un peu molle, contraste singulier avec sa dialectique... Il plait néanmoins, malgré lui, par une espèce de bonhomie ronde et malicieuse en mètre temps, qui donne à sa logique une saveur particulière et fait de lui une sorte de Phocion légèrement teinté de Franklin.

Il y a aussi du Béranger là-dedans, et cela au temps où la France se passionnait pour Victor Hugo. Inutile de dire que M. Grévy n'aimait pas plus Hugo que Lamartine.

Dans ses goûts, il est classique. Sa bibliothèque est peu nombreuse, bien choisie ; il lit, Horace et récite des vers de Boileau. Au numéro 8 de la rue Saint-Arnaud, où il habite : ameublement riche et sévère, dit un visiteur : bibliothèque en bois noir : salon de satin rouge ; sur des chaises, des piles de dossiers : aux murs, quelques toiles de maitre. Le soir, il va, au café de la Régence, faire la partie d'échecs avec le comédien Maubant.

Sous ce bourgeois cossu, sous cet avocat silencieux, il y a un paysan madré, qui se retrouve lui-même et en prend à son aise quand il rentre à Mont-sous-Vaudrey. Le voilà en blouse ou bien botté, coiffé d'un large chapeau de paille et en gros sabots, courant les champs, le fusil au poing, causant récolte et prix du bétail avec le paysan ; il est bon enfant., populaire, quoique toujours un peu distant. A la fin de l'empire, ce prudent, ce modéré, cet effacé est bâtonnier de l'ordre des avocats, il est député du Jura, élu aux élections de 1868 et de 1869. Il est mûr pour les hautes destinées.

Comme M. Thiers, il évite de se mêler à l'événement du 4 septembre. Membre de l'Assemblée nationale, il la préside du 16 février 1871 au 2 avril 1873. Avec M. Dufaure et plusieurs membres éminents de l'Assemblée, il signe la proposition nommant M. Thiers chef du pouvoir exécutif de la République française. Sur un incident assez minime, il donne sa démission, le 2 avril 1873, et, par l'avènement de M. Buffet au fauteuil, rend possible la manœuvre du 24 niai. A son banc, il s'abstient, parle peu, ne s'emploie ni au travail parlementaire ni aux besognes du métier. Il se réserve et l'on sait déjà pourquoi. Sa candidature est posée ou plutôt elle se pose, elle s'impose.

Il publie en novembre 1873, une brochure sur le Gouvernement nécessaire. C'est une défense de la République, gouvernement de la démocratie. Le morceau parut très fort.

Ainsi, des rares interventions de M. Jules Grévy. Elles sont excellentes, justes et adaptées au moment. Les moindres mots portent, ils ont, une valeur singulière, tombant de cette bouche aux lèvres minces. La figure de marbre ne prononce que des oracles. M. Thiers aurait voulu secouer cette immobilité, animer ce front impassible. Il lui offrait la direction du parti. L'autre branlait la tête. — La présidence de la Chambre me suffit.

Il n'est sorti de son mutisme, à l'Assemblée nationale, que pour s'opposer à la tactique de M. Gambetta, alors que celui-ci faisait voter la constitution et instituait, sur un malentendu volontaire, la République. Au Seize Mai, M. Grévy est avec la gauche ; mais l'effort n'est pas son affaire ; il juge les coups, et quand M. Gambetta, dans l'entraînement de l'action, s'échauffe il le refroidit d'un imperceptible sourire. Dans ces luttes, où les deux tempéraments se heurtent, le vieillard a toujours raison. Il est la mesure, le jugement : il a le sens des proportions et des circonstances. M. Thiers meurt. M. Jules Grévy est l'homme nécessaire. Le 30 janvier 1879, il succède au maréchal de Mac Mahon.

Il était sur la brèche depuis cinquante ans. Ce couronnement d'une longue carrière fut le triomphe de l'anonymat et de la réserve. On appliquait au nouveau président, la parole de Tacite : Magna auctoritas eloquentia, sententia et nutu.

Il faut opposer les deux noms : Jules Grévy, Gambetta, pour apprécier la valeur exacte de l'élection. En 1848, Jules Grévy avait en devant lui Lamartine ; en 1875, il avait en face de lui Gambetta : deux natures contraires, l'action et l'abstention, le don de soi et l'économie de soi. Celui qui s'était prodigué était écarté, celui qui s'était gardé était choisi.

Ce choix était-il le meilleur ?

M. Jules Grévy amenait avec lui au pouvoir la bourgeoisie républicaine. Dans le tiers-état, ce n'étaient plus les héritiers des vieilles familles parlementaires, mais ce n'étaient pas encore les nouvelles couches : entre les deux, les hommes de loi et les hommes d'affaires, les gens méticuleux et prudents qui avaient sauvé la mise pendant cette longue attente du XIXe siècle et qui avaient vécu. il l'abri des principes et des doctrines, lits assagis des grands révolutionnaires. M. Jules Grévy, c'était le jacobin assis, adouci, humanisé.

Un ministre a peint M. Jules Grévy tel qu'il lui apparut, dès la première séance du conseil où ce ministre assista : Je le vis, tout de suite, tel que je l'ai retrouvé toujours : calme, impénétrable, jusqu'à la fin de discussions les plus mouvementées, après lesquelles il disait tranquillement : — Savez-vous, Messieurs, ce que je ferais à votre place ? On se penchait, on prêtait l'oreille, en retenant son souffle. — Eh bien ! Je ne ferais rien[29].

Quand le gouvernement ne fait rien, quelqu'un usurpe : à défaut du chef, l'entourage, la coterie...

On a répété un autre mot de M. Jules Grévy, un mot d'avocat : — Pour moi, la politique est une affaire. La politique, ce fut, pour d'autres, auprès de lui, les affaires.

Si gouverner, c'est ménager et durer, bien ; mais si gouverner, c'est diriger, conduire, élever, le programme est un peu court.

L'irresponsabilité du président est une fiction : il est responsable devant le pays et devant l'histoire. Le président de la République peut et doit régner par l'autorité personnelle, par la vigilance assidue, par le conseil et l'aide qui créent la confiance et l'harmonie ; et, puisqu'on a vanté ce fameux silence, par le silence... et nutu.

Le président de la République étant le chef le plus indépendant, le moins mêlé au détail des choses, le mieux abrité contre les compétitions et les brigues, doit être le serviteur le plus utile du pays. Son mandat présente ce double avantage d'avoir une durée certaine et un terme connu. Sept ans, c'est une longue journée de la vie d'un homme public : qu'il remplisse donc sa journée !

Et.re appelé, par le choix, à représenter cette force obscure et mystérieuse faite du consentement de tous, l'État : obtenir, des égaux, cette adhésion, cette soumission, n'est-ce pas offrir, en échange, un zèle sans égal, un don de soi sans restriction ?

Le système républicain rompt avec cette force, l'hérédité ; il réclame, par contre, cette garantie, la capacité. Il prétend parer aux erreurs ou aux défaillances de la nature par la raison. Si le choix se trompe, le système est en défaut.

L'homme digne d'être le chef d'une République peut faire preuve d'activité sans avoir Filme d'un usurpateur. L'exemple d'une famille corse où l'intransigeance de la personnalité étouffa la loyauté, la sagesse et l'honneur ne fait pas preuve pour toujours. La France a fourni des exemples qui suffisent saris qu'il soit nécessaire d'invoquer ceux d'un autre continent : on peut mettre au gouvernement un homme de gouvernement sans que la République soit en péril.

Si la nation française ne se sent pas soutenue, excitée, animée par la main qui la conduit, elle s'étonne, elle s'effare, elle cherche. En 1878, il y avait là, pour la jeune République, plus qu'un besoin, une nécessité. L'élection de M. Jules Grévy fut une faute.

L'instinct populaire, on le vit bientôt, fut surpris, déçu, prêt à se porter vers de nouvelles aventures.

Il ne s'agit pas de mettre eu doute les qualités du président Grévy, son sang-froid, sa connaissance de la France. des hommes, sa finesse sceptique, sa forte éducation de légiste, son autorité, son intégrité tant vantée, corsée, d'ailleurs, d'une vigoureuse économie. Ces qualités étaient louables, au moment où la France, mal rétablie de sa défaite et de ses crises, avait besoin d'apaisement et de repos. Étaient-elles suffisantes et efficaces ? Non ! Il y avait alors, il y a eu et il y aura toujours, dans l'âme de ce peuple, des sentiments, des mouvements, des enthousiasmes qu'un tel choix ne pouvait satisfaire. Tout gouvernement est un délégué à l'idéal : on prenait l'idéal de la France un peu bas.

Cette bourgeoisie provinciale, qui se mirait dans le rêve réalisé par un des siens, restait, même après les terribles commutions de la guerre, bien attardée, trop absorbée par les intérêts étroits, les agitations médiocres de son existence quotidienne ; elle ignorait le monde, au moment où le monde s'ouvrait, elle ignorait la vie internationale, les grandes choses. Elle n'avait rien oublié, rien appris, confinée au foyer, les pieds dans ses pantoufles et n'ayant guère de souci de l'avenir que par la machinale précaution de l'épargne. Le peuple, d'où elle sort, elle ne le commit guère que par la crainte qu'il lui inspire ; positivement, elle ne le voit pas, ne sait pas ce qu'il est, ni s'il est.

Le mouvement généreux des esprits et des âmes, les œuvres illustres, la douceur des beaux-arts, la vibration et l'émotion de la pensée... de tout cela elle ne reçoit qu'un écho indirect et affaibli. Elle aime la France et ne la comprend pas. Lisez donc, à ces gens-là, Bérénice ! Beyle n'en revient pas de la médiocrité de la classe dont il est. Il voulut qu'on mît, sur sa tombe : milanese.

Cette beauté si palpitante et si dramatique de Filme française, cette joie de la recherche et de la création, ces affres de l'achevé et du parfait, et puis ce charme, ce rayonnement, cet esprit léger et fin par quoi fleurissent le goût et la mode, le bourgeois de province les ignore. En plein romantisme, la poésie n'est pour lui que des phrases. S'il pouvait le saisir, il piquerait au mur, avec une épingle, le corps radieux du papillon.

Non, le gouvernement n'est pas seulement une affaire ou une série d'affaires. C'est par leurs beaux collés que l'on mène les peuples et selon leurs tendances nobles. Les rapetisser, c'est une manière de les l'aire périr : pour de telles fautes il y a aussi, devant l'histoire, une responsabilité. Si l'on ne connaît pas la France, si l'on ne connait pas Paris, qu'on ouvre, du moins, les fenêtres toutes grandes, quand on entre à l'Élysée.

A l'heure où la République démocratique naissait, il eût fallu, en ce palais consulaire, une fine populaire : au moment où le gouvernement de la République avait il gagner son rang et sa place dans l'amphyctionie de l'Europe, il eût fallu, lit, une intelligence athénienne ; au moment où la France avait à répandre en elle et au dehors plus de chaleur et de sympathie, il eût fallu un cœur vibrant, ardent et généreux.

La candidature de M. Jules Grévy écarta celle de M. Gambetta. Au fond, c'est pour cela qu'elle avait été préparée de loin, truquée, manigancée. Entre les deux hommes, il y avait opposition de caractère, de tempérament, de race. De l'avis de ceux qui ont vu les choses de près, des deux le moins indulgent pour l'autre, c'était le président Grévy. Il avait M. Gambetta en détestation.

Plus d'une fois, on essaya d'un rapprochement : ils s'y prêtaient, l'un et l'autre, par politique ; la conversation paraissait confiante et cordiale. Le dos tourné, tout était à recommencer. M. Gambetta sortait déçu, la bouche amère : — Vous voyez bien, disait-il, qu'il n'y a rien à faire. Sentant sa force, il eût préféré la lutte à visage découvert : mais, sur la cuirasse invulnérable, les coups n'auraient pas porté. M. Jules Grévy se nourrissait de son humeur. Grévy, dit un familier, ne revenait jamais. Il ne jugeait favorablement, en M. Gambetta, ni le caractère, ni l'action, ni même l'éloquence : — Ça, répétait-il, en lisant un discours du tribun, ça, du français ? C'est du cheval !

La popularité de M. Gambetta l'offusquait comme un manque de tact. Et parfois, le tact manquait en effet. Voici une de ces piqûres qui blessent parfois si profondément.

Lors du fameux voyage de Cherbourg où le président de la République était accompagné de M. Léon Say, président du Sénat, et de M. Gambetta, président de la Chambre, on avait organisé un banquet de 1.800 couverts. M. Grévy parla brièvement au milieu du respect ; M. Gambetta longuement, au milieu de l'émotion et des applaudissements. Après le dîner, on sortit. Il y avait, dans les rues, un peuple immense et sympathique. M. Jules Grévy, fatigué du repas, préféra marcher ; il était accompagné d'un seul officier. Il se promena, d'abord inaperçu. Reconnu, il fut entouré et salué, M. Gambetta s'était mis dans un landau. On le vit passer, le cigare aux lèvres. Aussitôt la foule se porte vers lui avec des acclamations enthousiastes. La rencontre se produisit. Alors, sans se lever et sans descendre, M. Gambetta dit : — Monsieur le Président, voulez-vous monter et prendre place dans la voiture ? M. Jules Grévy répondit simplement : Non, Monsieur, continuez : il me convient d'être à pied.

M. Jules Ferry n'eut, pas plus que M. Gambetta, à se louer de M. Jules Grévy. Combien de fois revint-il du conseil des ministres en jetant le portefeuille sur la table : — Cet homme démolit tout ce que je fais...

Pourtant, cette sagesse indolente et chagrine fut, parfois, d'un précieux secours. Le même Jules Ferry disait : — Quel critique ! Ses mots sont frappés en médaille !... Lors de l'affaire Schnœbelé, la puissante autorité déductive de l'homme de loi et du jurisconsulte eut raison des imprudences et des calculs qui mirent la paix en péril

Jusqu'à la fin, et dans cette déchéance que tant de fautes, d'erreurs — et la plus grave de toutes, l'acceptation d'une réélection, — avaient rendue inévitable. M. Jules Grévy conserva celle possession de soi, cette gravité du corps et de la parole qui avaient fait son ascendant. A la suite du scandale Wilson, la Chambre, décidée à imposer la démission au président, se mit en permanence en attendant les propositions du gouvernement.

M. Rouvier, président du conseil, alla, avec ses collègues du cabinet, porter cet ordre du jour à l'Elysée... C'était tendre le lacet au vieux président. Mais celui-ci lutta jusqu'au bout. Il fit un exposé des droits respectifs de l'exécutif et du législatif : à cette heure suprême, il donna une consultation, comme il l'avait fait toute sa vie. M. Spuller, ministre de l'instruction publique, rentrant le soir, tout ému et haletant encore d'une journée qui avait été presque tragique, se jeta sur un fauteuil en s'écriant : Il a été prodigieux, il a été incomparable... il a été plus fort que Gambetta !

 

 

 



[1] Le Combat constitutionnel (p. 127 et 183).

[2] WINTERER, Le Socialisme contemporain (p. 80).

[3] DE SEILHAC, Les Congrès ouvriers en France (p. 25).

[4] Discours, t. VIII (p. 379).

[5] V. le livre de M. le marquis DE LA TOUR-DU-PIN LA CHARGE, Vers un ordre chrétien, Jalons de route, 1882-1907, in-8°.

[6] V. Discours du comte Albert DE MUN, t. I. — Questions sociales. Fondation de l'œuvre des Cercles catholiques (p. 1 et suivantes.)

[7] E. LECANUET, t. Ier (p. 401).

[8] Le marquis DE LA TOUR-DU-PIN, dans son livre cité ci-dessus, rappelle, à diverses reprises, l'influence qu'eut, sur les deux amis prisonniers en Allemagne, la lecture de l'ouvrage de M. Em. KELLER : l'Encyclique du 8 décembre 1864 et les principes de 1789. Il dit : Ce fut notre livre de chevet. Et le comte DE MUN écrit, d'autre part : Tel fut le livre qui tomba providentiellement entre les mains de deux soldats..., etc. Tous deux se réclament également des exemples et de l'enseignement de Mgr Ketteler.

[9] V. l'article de M. DE FALLOUX dans le Correspondant du 25 août 1878, intitulé De la Contre-Révolution. Recueilli dans Discours et Mélanges, t. II (p. 363). — V. DANIEL (p. 204 et s.), une lettre de Mgr THIBAUDIER, évêque de Soissons. — Cf. E. LECANUET, t. I (p. 420). — DEBIDOUR, t. I (p. 163). — Voici le paragraphe le plus important de la lettre de Mgr THIBAUDIER, au sujet des déclarations du comte de Mun à Chartres : Je n'hésite pas à affirmer que ces formules, isolées de leur contexte... et prises avec la signification qu'elles ont pour la généralité des lecteurs, seraient écartées ou soumises à des amendements essentiels par l'immense majorité des catholiques et n'obtiendraient pas l'approbation d'un seul évêque. — V. pourtant, la Vie de Monseigneur Pie, t. II (p. 488). Le prélat compare le comte de Mun à Judas Macchabée, surtout parce qu'il ne voulait pas transiger avec les ennemis de la foi : Rogabat cos ne hostibus reconciliarentur.

[10] Union de l'Ouest du 23 septembre 1878.

[11] Revue de Paris (p. 61).

[12] V. Les finances de la France sous la troisième République, t. III (p. 373).

[13] Journal de FIDUS, t. II (p. 209). — V., pour le détail, la Vie du cardinal de Bonnechose par Mgr BESSON. Le cardinal avait emporté une note pour servir de texte à ses entretiens avec le prince. Cette note commence ainsi : Si le prince me demande ce que le clergé sera pour lui, ma réponse est facile : Nous serons pour lui ce qu'il sera pour la religion, l'église et le pape... t. II (p. 273).

[14] FIDUS (p. 227).

[15] J. REINACH, Le ministère Gambetta (p. 18).

[16] V. dans la Revue Bleue de 1878 un article au sujet de l'opinion que le monde russe professait sur Gambetta.

[17] Campagne de M. DUPORTAL, député de la Haute-Garonne, dans le Mot d'Ordre, de M. Henry Maret, etc.

[18] Discours, t. VIII (p. 318). — Le gérant et le rédacteur en chef du journal la France nouvelle, M. Maggiolo, furent condamnés, sur la demande de M. Gambetta, au nom de M. Challemel-Lacour, à dix mille francs de dommages et intérêts.

[19] M. GAMBETTA le 13 janvier : Nous touchons au terme des négociations clandestines : il va falloir en découdre en plein soleil. Soit, nous irons sur le pré. On vient de renvoyer le ministre de la guerre, mais on le remplace par le général Gresley et on repousse mon candidat, le général Farre : c'est bien la guerre ; ils l'auront et nous verrons. Revue de Paris (p. 62).

[20] Quant j'étais ministre (p. 63).

[21] Me voilà tout à fait résolu ; je laisserai tomber dans l'urne le vote de mort contre le cabinet, et sans qu'il soit besoin d'ajouter un mot, je le tiens pour défunt. Loc. cit. (p. 62).

[22] M. GAMBETTA écrit le 20 janvier : Nous sommes battus : le ministère est battu, la majorité est divisée, le programme à vau-l'eau ; et je suis content, car je n'ai pas mis le bout du doigt dans le gâchis, ne trouvant pas l'heure propice pour frapper le coup décisif. Le silence dans lequel je me suis renfermé, a permis au vieux Dufaure de ne pas sombrer, lui et son esquif : mais il a bu un fort coup d'eau salée. Il n'ira plus que le laps de temps que je lui laisserai, et ce ne sera pas long.... Je n'ai pas dépassé la limite que je m'étais tracée : ébranler le cabinet et ne pas le remplacer. Loc. cit. (p. 64).

[23] M. MARCÈRE, Le 16 mai. Cf. Général DU BARAIL, Mes Souvenirs, t. III (p. 562).

[24] BARBOUX, Jules Grévy.

[25] V. CHUQUET, Le général Chanzy (p. 254).

[26] BARBOUX, Jules Grévy.

[27] BARBOUX, Jules Grévy (p. 198).

[28] Des recherches faites aux archives du ministère de la guerre n'ont fourni aucun renseignement sur la carrière militaire du père de M. Jules Grévy. Les mêmes biographes ont fait naître M. J. Grévy en 1813.

[29] Quand j'étais Ministre... (p. 33).