HISTOIRE DE LA FRANCE CONTEMPORAINE (1871-1900)

 

IV. — LA RÉPUBLIQUE PARLEMENTAIRE

CHAPITRE IV. — LE SECOND CABINET DUFAURE ET LE PARTI LIBÉRAL.

 

 

Constitution du second cabinet Dufaure. — Message présidentiel. — Changements dans le personnel administratif. — Les élections municipales. — Session ordinaire de 1878. — Les grands travaux publics. — Le 3 % amortissable. — Le régime économique. — Travaux parlementaires. — La majorité sénatoriale. — Le budget de 1878. — La liquidation du Seize Mai. — Mort de Victor-Emmanuel et de Pie IX. — Projet d'entrevue entre le prince de Bismarck et M. Gambetta. — Voyage de ce dernier à Rome. — Élection de Léon XIII. — Suite de la session ordinaire de 1878. — Lois et propositions diverses. — L'exposition universelle.

 

I

Le maréchal de Mac Mahon, en acceptant de conserver la présidence de la République, s'était rendu aux objurgations de ses amis personnels et de ses conseillers politiques habituels. Quand on avait parlé de faire venir M. Dufaure, son premier mot avait été jamais. Il avait rédigé son message de démission. À la fin du dernier conseil des ministres, quand le général de Rochebouët avait déclaré nettement au maréchal qu'il fallait se prononcer et quand M. de Ranneville avait fait part de l'inquiétude que lui causait, pour la paix, la coïncidence de la démission du président avec la reddition de Plewna et l'état de santé du pape, le maréchal de Mac Mahon avait dit : — A l'unanimité vous m'assurez que j'ai encore un devoir à remplir. Je suis forcé de vous croire... J'aimerais mieux être fusillé que de prendre la résolution que vous m'indiquez. C'est mon honneur que vous me demandez. Eh bien, je vous le donne. Puissiez-vous ne pas me le reprocher un jour !

Il eut quelques paroles amères pour les ministres du Seize Mai[1]. Puis, il retomba dans le silence. Ce poignard lui resta dans le cœur ; il eut, dès lors, le geste plus bref, le visage tendu, la figure congestionnée. On l'entendait, dans les escaliers de l'Élysée, grommelant et sacrant. Pour le déterminer, on n'avait pas été sans faire valoir auprès de lui l'appui qu'il pourrait rencontrer encore dans la majorité du Sénat. En somme, cette majorité étant conservatrice, l'accord subsistait entre deux des pouvoirs. Tout n'était pas absolument perdu, jusqu'au prochain renouvellement triennal de la haute Assemblée.

Le maréchal de Mac Mahon n'avait aucune prévention personnelle contre M. Dufaure. Il estimait sa droiture, faisait cas de son autorité et ne détestait pas ses manières un peu bourrues. Autour du maréchal, on sentait bien que, du moment où on cédait, la constitution d'un cabinet Dufaure était une ressource permettant d'échapper à l'imminence d'un cabinet de majorité, qui eût eu nécessairement à sa tête M. Gambetta.

M. Dufaure avait son ministère tout prêt. M. Léon Say, M. Teisserenc de Bort étaient autour de lui. On s'assura du concours de M. de Marcère pour le ministère de l'intérieur. Le principe qui présidait à la constitution du nouveau cabinet, principe que M. Dufaure avait affirmé, dès le début, dans une lettre au maréchal, c'était l'entière responsabilité et l'absolue solidarité ministérielle, le président renonçant à désigner particulièrement les titulaires de la guerre, de la marine et des affaires étrangères. Non sans résistance, le maréchal de Mac Marion avait dei s'incliner.

On avait eu quelque peine à trouver un ministre des affaires étrangères ; le choix s'était porté, filialement, sur un ancien collaborateur de M. Thiers, M. Waddington, sénateur de l'Aisne. Le général Borel, ancien chef d'état-major, ayant servi en cette qualité sous les ordres du maréchal de Mac Mahon, reçut le portefeuille de la guerre.

Le ministère fut composé ainsi qu'il suit :

Justice, présidence du conseil : M. Dufaure.

Intérieur : M. de Marcère, député.

Affaires étrangères : M. Waddington.

Instruction publique : M. Bardoux, député.

Guerre : M. le général Borel.

Marine : M. le vice-amiral Pothuau, sénateur.

Finances : M. Léon Say, sénateur.

Agriculture et Commerce : M. Teisserenc de Bort, sénateur.

Travaux publics : M. Charles de Saulces de Freycinet, sénateur[2].

L'évolution, on pourrait dire la révolution politique qui s'accomplissait, affirmée par un premier fait, la liberté pleine et entière laissée au chef du cabinet pour la constitution du ministère, devait être consacrée surtout par un message présidentiel. Communiqué aux Chambres et accepté par elles, il aurait l'autorité d'un pacte et fixerait, une fois pour toutes, l'interprétation des lois constitutionnelles sur les attributions du président. Le message devenait ainsi l'acte d'abdication du septennat. M. Dufaure eut une entrevue, seul à seul, avec le maréchal et lui soumit le projet. Voici les phrases décisives :

Pour obéir aux règles parlementaires, j'ai formé un cabinet choisi dans les deux Chambres, composé d'hommes résolus à défendre et à maintenir les institutions républicaines par la pratique sincère des lois constitutionnelles... L'exercice du droit de dissolution n'est qu'un mode de consultation suprême auprès d'un juge sans appel et ne saurait être érigé en système de gouvernement. J'ai cru devoir user de ce droit, et je me conforme à la réponse du pays... La constitution de 1875 a fondé une République parlementaire en établissant mon irresponsabilité, tandis qu'elle a institué la responsabilité solidaire et individuelle des ministres. Ainsi sont déterminés nos droits et nos devoirs respectifs ; l'indépendance des ministres est la condition de leur responsabilité...

Le reste du message faisait appel à l'apaisement et à la confiance.

Dans l'entretien particulier que le maréchal de Mac Mahon eut avec M. Dufaure, il fit quelques observations, dont le président du conseil s'empressa de tenir compte ; puis la séance du conseil s'ouvrit. Le maréchal entra. Il était rouge, affecté et comme humilié. Il paraissait un soldat rendant ses armes. Son salut fut froid et brusque et il s'assit. Le maréchal dit qu'il formait le cabinet contraint et forcé ; qu'il aurait dû, peut-être, se retirer avec les hommes qui, avec lui, avaient concouru à l'acte du Seize Mai ; que, s'il ne le faisait pas, c'était par un sentiment du devoir ; qu'il était convaincu que sa présence à la tête du gouvernement était utile à la France, au point de vue extérieur. Les ministres, M. Dufaure surtout, étaient troublés de l'état presque misérable où ils voyaient le maréchal. M. Dufaure lut le programme en tremblant et comme mettant une sourdine à sa voix nasillarde. Un silence suivit... Le maréchal s'empara du papier, saisit brusquement la plume, hésita encore. Son visage se colora subitement, ses yeux s'emplirent de vraies larmes ; et, enfin, après un moment, il signa violemment et jeta la plume sur la table en disant : — Enfin ! puisqu'il le faut ! Il se leva aussitôt et s'enfuit plutôt qu'il ne sortit, comme un homme que la colère suffoque et qui ne peut supporter davantage[3].

Dans le parti républicain et dans le pays en somme, ce fut un immense soulagement. Les journaux de droite montrèrent de la colère, de l'humeur, du dédain ou de l'ironie, suivant les caractères. Le Gaulois écrit : Le maréchal a pris son parti ; sachons prendre le nôtre. La Défense : Nous demeurons battus et mécontents. Les journaux catholiques sont désappointés et amers : l'Univers publie un article de Louis Veuillot : Le maréchal s'est rendu en même temps que Plewna.

Le parti républicain, insuffisamment rassuré par une victoire si longtemps disputée et qui avait paru incertaine jusqu'à la dernière heure, se tenait sur la réserve. On entrait lentement dans les voies nouvelles : on hésitait à prendre figure de gouvernement : on cherchait quelqu'un à pourfendre, et il y avait, dans ces allures inutilement violentes, quelque chose d'embarrassé et de contraint[4].

Le cabinet seul avait son sang-froid. Le parti libéral trouvait que les choses étaient enfin à leur place et que les solutions auxquelles on aboutissait, inscrites de toute éternité sur les tables de l'Histoire, étaient définitives : La France est centre gauche.

Le message fut lu, le 14 décembre, au Sénat et à la Chambre, accueilli par les applaudissements des gauches, dans le silence des droites. Puis on se mit au travail.

La Chambre avait tenu en suspens, comme l'arme parlementaire par excellence, le vote du budget. On était aux derniers jours de l'année 1877 et les ressources pour 1878 n'étaient pas votées. Dès le 15 décembre, la Chambre des députés, selon la proposition du ministre des finances, accorde à l'unanimité deux douzièmes provisoires sur le budget de 1878, mais pas davantage ; on se méfiait encore. Au Sénat, M. Lucien Brun réserve, au nom de la droite, l'autorité financière de la haute Assemblée, et le projet est adopté à l'unanimité.

La liquidation du Seize Mai est entamée par un projet gouvernemental, déposé le 18 décembre, et portant amnistie pour les crimes et délits de presse ; par une proposition de MM. Marcou et Bonnet tendant à la répression de la candidature officielle. La Chambre, depuis le début de la session, c'est-à-dire depuis le 7 novembre, a validé 414 de ses membres dont M. Jules Grévy, élu deux fois à Paris et à Dôle. Sept députés de la droite avaient été invalidés. Il restait à vérifier les pouvoirs de 107 députés.

Le 18 décembre, la session extraordinaire est close.

La question la plus urgente, avec la procédure de l'enquête sur les actes du Seize Mai, c'est celle du personnel. M. de Marcère, ayant d'accepter le portefeuille de l'intérieur, avait demandé carte blanche. Les fonctionnaires compromis, armés des belles déclarations que leur avaient prodiguées les cabinets précédents sous la signature du maréchal, n'avaient qu'il plier bagage. Ils ne se faisaient pas d'illusions. Le cabinet Broglie-Foullon avait donné l'exemple des coupes sombres. Ils subissaient la loi que leurs amis avaient dictée.

Un premier mouvement préfectoral parut à l'Officiel le 19 décembre : 46 préfets étaient révoqués, 7 étaient mis en disponibilité, 27 avaient devancé la mesure et avaient offert leur démission, certains en claquant les portes. Le reste suivit : sous-préfets, secrétaires généraux, conseillers de préfecture, agents des différents ministères ; ce fut une nouvelle hécatombe.

De son côté, M. Dufaure réintégrait dans leurs fonctions les juges de paix cassés par M. de Broglie. Il déplaça ou mit à la retraite quelques magistrats des parquets qui s'étaient mêlés ostensiblement aux luttes politiques.

Dans le corps diplomatique, des changements importants se produisent. M. Fournier est nommé ambassadeur à Constantinople, en remplacement du marquis de Vogüé, qui a donné sa démission. A Berlin, M. de Contant-Biron dut quitter l'ambassade.

Depuis de longs mois, la personnalité de M. de Gontaut-Biron était devenue insupportable au prince de Bismarck. Celui-ci, qui menait la Prusse, l'Allemagne et un peu l'Europe avec ses nerfs, ne trouvait de résistance qu'à la cour et dans la famille de l'empereur Guillaume, c'est-à-dire auprès de l'impératrice Augusta et de la princesse impériale, celles qu'il appelait les Anglaises. M. de Gontaut-Biron, dont l'activité et la sûreté diplomatiques n'avaient d'égales que la dignité et le tact, avait auprès de ces groupes une situation privilégiée. A diverses reprises, il avait recueilli, par ces voies, des renseignements précieux. Bismarck le sentait, le savait, et son hostilité s'affichait publiquement : — L'impératrice, disait-il un jour à l'ambassadeur Odo Russell, est le véritable ministre des affaires étrangères de l'empire et M. de Gontaut est le ministre de notre souveraine. Il faut que cela cesse ou que je me retire[5]. M. de Gontaut-Biron, à qui le propos fut répété, répondit finement : — Je ne me croyais pas si puissant.

La crise du Seize Mai, qui balayait tout le personnel antérieur, devait emporter M. de Gontaut-Biron. Il ne s'était pas engagé dans la lutte, mais ses opinions monarchiques étaient notoires. Le duc Decazes n'était plus au ministère ; on pouvait se demander si le maintien d'un ambassadeur en rupture déclarée avec le dictateur de l'Europe ne deviendrait pas un péril pour le pays lui-même. M. de Gontaut-Biron ne crut pas devoir, comme plusieurs de ses collègues, offrir sa démission, mais il envoya son fils à Paris. Le maréchal ne pouvait que s'incliner devant la loi qui lui était faite. M. Waddington allégua les nécessités politiques et le vicomte de Gontaut-Biron quitta Berlin, dignement, sans bruit, entouré de l'estime publique[6].

M. de Gontaut-Biron fut remplacé à Berlin par M. le comte de Saint-Vallier, diplomate de carrière, collègue au Sénat de M. Waddington, et dont le nle auprès du maréchal de Manteuffel avait été apprécié au moment de la libération du territoire.

A Paris, M. Albert Gigot est nommé préfet de police en remplacement de M. Voisin. M. Petitjean est nominé premier président de la Cour des comptes et M. Humbert, sénateur, procureur général.

Le gouvernement prépare l'enquête parlementaire sur les actes du Seize Mai. Des circulaires ministérielles lèvent les mesures ou les peines disciplinaires dont les fonctionnaires républicains avaient été frappés. Des discours indiquant l'orientation nouvelle sont prononcés par les ministres à l'occasion des réceptions du jour de l'an. Ces documents se résument dans une phrase de M. de Marcère : — Nous voulons aller, non jusqu'au bout de la légalité, mais jusqu'au bout de la liberté.

Le 6 janvier ont lieu, par toute la France, les élections pour le renouvellement intégral des conseils municipaux. Ces élections ont une portée politique, puisqu'elles décideront du caractère des élections sénatoriales en janvier i 879. Or, c'est un nouveau progrès pour la République. Celle-ci se consolide et se sent maîtresse de l'avenir.

Mais, en même temps, elle sent naître en elle les premiers dissentiments, naturels, il est vrai, aux sociétés humaines, mais dont l'excès est particulièrement redoutable aux peuples de liberté récente et de centralisation forte. Le spectacle de l'histoire de France va s'abaisser souvent aux questions de personnes et au jeu des ambitions mesquines. Les partis de droite, par la plus décevante des erreurs, surveillent ces crises, dans l'espoir de les pousser jusqu'à la catastrophe ; ils pratiqueront la politique de l'excès du mal, et le pays souffrira à la fois de ces querelles violentes et de ces calculs médiocres[7]. Pourtant, sous le travail des passions et des ambitions, le courant de la démocratie monte et gagne l'étale. Une lame de fond soulève et emporte les remous superficiels ; si on ne sentait croître l'effort de cette puissante marée, l'histoire de ces années stagnantes mériterait à peine d'être écrite.

M. Louis Blanc parle, le 5 janvier ; c'est le doctrinaire du régime :

L'opinion, après sa victoire, eût dû balayer le maréchal de Mac Mahon. Le premier devoir actuel, c'est la révision de la constitution dont le clérical M. Wallon et ses collaborateurs du centre droit ont fait la camisole de force de la République. Il faut prendre garde à l'armée : le pire danger pour les républiques, c'est la présence dans leur sein d'une force militaire constituée.

Les grands chefs militaires, par leur participation notoire aux événements et à la préparation éventuelle du coup d'État, ont prêté le flanc à ces reproches. Le g janvier, le général Ducrot est, relevé de ses fonctions de commandant du Se corps d'armée, à Bourges, et nommé membre de la commission mixte des travaux publics.

M. Gambetta parle, le 7 janvier, à Marseille ; c'est le discours opportuniste :

Je redoute ayant tout l'ivresse du succès. Il faut faire une halte dans les positions conquises pour les fortifier. Jusqu'aux élections sénatoriales de 1879, pas de fautes, pas de témérités, pas de dissidences.

M. Léon Renault parle, le 8 janvier, en prenant la présidence du centre gauche ; c'est le discours modéré.

Le cabinet Dufaure doit craindre cieux écueils : l'hostilité du Sénat contre la République et l'impatience des républicains. Il faut ajourner les réformes jusqu'à l'heure où le parti républicain aura la majorité au Sénat.

Sur ce triple canevas les événements se développent.

Le 11 janvier, le comité des dix-huit se dissout spontanément ; on revient à l'organisation antérieure. L'entente entre les partis républicains se fera désormais, s'il y a lieu ; par les bureaux des divers groupes. C'est une réponse à l'appel de M. Gambetta : Pas de dissidences ! On reprend, contre lui, le mot des jours antérieurs au Seize Mai : Pas de dictature.

Le cabinet se consacre aux lois d'affaires : les affaires ne lui manquent pas.

Les Chambres se réunissent le 8 janvier. Le duc d'Audiffret-Pasquier est élu président du Sénat par 172 voix. MM. Duclerc, Rampon, général de Ladmirault et Audren de Kerdrel sont vice-présidents. M. Jules Grévy est élu président de la Chambre par 355 voix. MM. Bethmont, Rameau, Henri Brisson et de Durfort de Civrac sont nommés vice-présidents. M. Wilson, ami particulier de M. Jules Grévy, est désigné comme rapporteur général de la commission des finances en remplacement de M. Cochery, également familier du président de la Chambre, nommé sous-secrétaire d'État des postes et télégraphes. On devine le jeu des influences. M. Jules Grévy, dans son discours, conseille une politique modérée, conciliante, juste, respectueuse des droits de tous ; il préconise l'accord nécessaire entre les grands pouvoirs. Politesse significative au Sénat.

Un projet de loi, déposé par M. Bardoux, ministre de l'instruction publique, marque la philosophie des temps nouveaux : c'est une demande de crédits relatifs à l'agrandissement de la Sorbonne et à la construction d'un bâtiment spécial pour la faculté des sciences de-Paris.

Mais, voici qui porte davantage et qui engage autrement l'avenir. Au ministère des travaux publics est arrivé un personnage qui n'a rien du parlementaire classique. C'est un administrateur et un homme d'action, M. de Freycinet. M. Charles de Saulces de Freycinet appartient à une famille protestante du Midi de la France. Ancien élève de l'École polytechnique, ingénieur des mines, chef de l'exploitation des chemins de fer du Midi, spécialiste sur les questions d'hygiène et d'assainissement, il faisait partie de cette classe d'hommes distingués que l'École jette, chaque année, sur le marché des hautes aptitudes françaises. Il n'avait, de l'esprit de l'X, ni la rigidité, ni la morgue, mais, au plus haut degré, l'initiative et l'ardeur au travail. Une faculté d'assimilation prodigieuse, une souplesse et une finesse extrêmes, une éloquence lucide et pure, rappelant celle de M. Thiers ; le tout, tempéré par une surveillance un peu timide-de soi et des autres, où l'on sentait encore le fonctionnaire. Ces qualités exceptionnelles seraient restées, cachées derrière les cartons verts d'un bureau, si M. Gambetta, aux temps de la Défense nationale, n'avait eu la bonne inspiration et la bonne fortune de confier à M. de Freycinet les fonctions de délégué à la guerre. On sait les services que rendit, alors, celui-ci. Il mobilisa, habilla, arma et envoya au champ de bataille 500.000 hommes. Le plus beau titre recueilli dans ces heures tristes, c'est à M. de Freycinet, collaborateur de M. Gambetta, qu'il appartient. Il rentra dans l'ombre après la guerre. Mais, en 1876, sa candidature était posée aux élections sénatoriales dans le département de la Seine et il était élu, le 30 janvier. Il fait le premier de ses remarquables rapports sur la réorganisation militaire, combat le Seize Mai, et M. Dufaure remet le portefeuille des travaux publics à cet homme nouveau.

Le premier signe de la foi en l'avenir, aussi bien chez le gouvernement que dans le pays, c'est l'essor des travaux publics. M. Gambetta pensait ainsi. D'ailleurs, des nécessités absolues et urgentes forçaient l'attention. Le progrès économique, arrêté par la guerre et par la Commune, avait soudainement repris. L'agriculture, l'industrie, le commerce, en présence des résultats extraordinairement favorables des années 1872-1876, réclamaient un développement immédiat de l'outillage national. Par contre, certaines entreprises de chemins de fer régionaux, concédées dans les dernières années de l'empire ou immédiatement après la guerre, notamment dans le Nord et dans l'Ouest, périclitaient. Plusieurs compagnies particulières étaient en déconfiture[8]. Déjà, les Chambres avaient dû aborder un programme général de reprise ou d'entreprise pour la sauvegarde, l'extension ou la création d'un nouveau réseau de voies ferrées[9].

L'intervention des pouvoirs publics dans la construction et dans l'exploitation de cette partie si importante de l'outillage national posait d'autres problèmes : an premier rang celui de la garantie d'intérêts. Ce concours, indispensable au début, présentait, à l'user, des inconvénients graves ; trop souvent, il était une prime à la stagnation et à la routine. Les adversaires de la garantie prônaient soit la subvention, soit le rachat et l'exploitation par l'État, soit même la libre concurrence. L'exploitation par l'État avait une tendance socialiste qui flattait les partis de gauche et qui, par contre, alarmait les économistes et les financiers. Les grandes compagnies n'étaient pas non plus entièrement satisfaites. Le Midi était peu prospère ; l'Orléans se sentait comme perdu sur son vaste domaine ; par contre, l'Ouest, resserré sur un champ trop étroit, souffrait de la concurrence fluviale et maritime ; l'Est avait dû céder à l'Allemagne les parties les plus actives de son réseau ; en outre, cette compagnie avait à répondre aux exigences nouvelles de la mobilisation sur la frontière.

De partout, les yeux se tournaient vers l'État. Dans un pays centralisé, comme est la France, l'État est le régulateur et l'arbitre. Au-dessus d'une population inorganisée et abandonnée à la rivalité des producteurs et des marchands, l'État seul est riche ; seul, il a des vues d'avenir. Dans un pays d'égalité, l'État détient l'unique autorité capable d'imposer une discipline et d'apaiser les conflits.

Le sort politique du pays, sa destinée historique étaient intéressés, non moins que sa prospérité économique, à ces questions. Tout organisme vivant a l'âme de sa circulation. Le corps et les membres cherchaient un nouvel équilibre ; les organes directeurs ayant failli à leur mission, une réclamation montait de la province et de la démocratie. Elles demandaient à être quelque chose dans ce pays où Paris et l'élite avaient été tout.

La crise des transports était une crise de croissance et même une crise de vitalité.

La marine marchande était frappée depuis les traités de commerce et elle attirait, par ses plaintes nombreuses et sa décadence trop évidente, la sollicitude des pouvoirs publics.

Le réseau des voies fluviales et des canaux, si remarquablement conçu par l'ancien régime, ne suffisait plus. La cession de l'Alsace et de la Lorraine l'avait diminué ; l'augmentation du trafic exigeait des tracés, des écluses et des biefs plus largement établis ; mais une rivalité sourde existait entre les compagnies de chemins de fer et les entreprises de batellerie. Les premières, puissantes, actives, maitresses de capitaux immenses, s'efforçaient de retarder un progrès où elles ne voyaient qu'une dangereuse concurrence.

A l'extrémité des fleuves et des canaux sont les ports. Tous réclamaient à la fois. Partout il fallait des quais, des bassins, des cales de radoub. Les dimensions nouvelles des navires de commerce et dos navires de guerre réclamaient des améliorations que le travail de la mer, ennemie des ports français, rendait non moins urgentes. Après le succès du canal de Suez, tandis que le foret des ingénieurs creusait les montagnes, une fièvre s'emparait de la planète et la stimulait pour la vie trépidante des âges prochains. On remuait de grands desseins : le canal du Midi, le tunnel de la Manche, la mer du Sahara. Il n'y avait plus un isthme sur le globe qu'il ne fût question de percer. Le monde tendait les mains vers l'Europe et lui demandait ses ingénieurs, ses programmes et son argent.

La France pouvait-elle s'attarder et se tenir en dehors de l'activité universelle ?

La Chambre précédente avait été saisie, par une proposition Cochery, de la question des chemins de fer. M. Savary, ayant repris cette proposition, la Chambre désignait, dès le 15 décembre, une commission de trente-trois membres chargée de procéder à une enquête parlementaire sur le régime général des chemins de fer et de la navigation.

A peine arrivé aux affaires, M. de Freycinet, ramassant, clans une décision unique, l'ensemble de ces considérations et de ces projets, résolut d'agir et d'agir vite. Un décret, rendu le n janvier, sur sa proposition, institua six commissions techniques et administratives, correspondant aux six régions du Nord, de l'Est, de l'Ouest, du Centre, du Sud-Ouest et du Midi, chargées d'établir, après enquête, un plan général d'achèvement du réseau ferré. Les lignes de chemins de fer devant figurer sur ce programme seraient distinguées en deux catégories, selon qu'elles se rapporteraient à l'intérêt général ou à l'intérêt local.

Le 12 janvier, M. de Freycinet déposait sur le bureau de la Chambre un projet de loi tendant au rachat de dix des compagnies secondaires d'intérêt général ou d'intérêt local, formées dans le centre ou dans le sud-ouest de la France. L'urgence fut prononcée. Le 14 janvier, le ministre des travaux publics, par une circulaire. aux préfets, ordonne une enquête auprès des autorités compétentes sur la convenance des voies projetées ; et, le 19, une autre circulaire prescrit une enquête analogue sur l'opportunité des travaux dans les ports de commerce et sur les voies navigables. Le 15 janvier, un nouveau décret établit cinq commissions techniques et administratives correspondant aux bassins de la Seine, de la Loire, de la Garonne, du Rhône et des tributaires de la mer du Nord, en vue d'étudier le programme des travaux. La dépense était évaluée de ce die par M. de Freycinet, à un milliard. Avec les projets relatifs aux voies ferrées, là mise en état de l'outillage de transport et de trafic causerait une dépense de 4 milliards. On voyait grand !

M. Léon Say, ministre des finances, n'était pas sans s'inquiéter des proportions que prenait la fresque ébauchée par son collègue. Le gouvernement assumait une lourde responsabilité en ouvrant au pays de telles perspectives, six ans après les emprunts de M. Thiers. On raconte qu'un soir, M. Gambetta réunit M. Léon Say et M. de Freycinet et que ce fut son éloquente intervention qui détermina l'adhésion du ministre des finances aux projets du ministre des travaux publics. Il convient de rappeler, toutefois, que M. Dufaure, ancien ministre des travaux publics en 1839, était partisan déclaré de l'extension des voies ferrées et de l'amélioration des ports : il n'eut pas besoin d'être poussé pour seconder les projets de M. de Freycinet[10].

La décision une fois prise, les deux départements des finances et des travaux publics mènent de front la double tâche : celle de préparer le programme (si vaste soit-il) des travaux publics jugés indispensables et celle de pourvoir aux charges (si lourdes soient-elles) que doit entraîner l'exécution de ce programme. Le conseil  supérieur des communications est inauguré avec une certaine solennité. On veut frapper l'opinion. M. de Freycinet préside ; il est assisté du ministre des finances et de trois sous-secrétaires d'État. Les études de ce conseil embrasseront toutes les questions se rattachant aux transports : construction, exploitation et trafic.

Après ces mesures préparatoires, le problème est abordé de front. Tout d'abord, il faut assurer les ressources. Le 7 février, M. Léon Say dépose un projet de loi portant : 1° création de la dette amortissable par annuités ; 2° ouverture, au ministère des travaux publics, d'un crédit de 331 millions pour le rachat de certains chemins de fer[11] ; 3° autorisation au ministre des finances d'émettre pour la même somme de rentes 3 % amortissables et de convertir les obligations pour le service des travaux publics.

Il s'agit de créer l'instrument financier. La première pensée qui guide le ministre, c'est de proportionner, chaque année, la disponibilité des ressources à l'importance des opérations prévues : de là, l'idée d'un type de rente présentant des analogies avec les obligations de chemins de fer. Le type est du 3 % avec coupures de 15 francs de rente. La durée de l'opération est combinée avec la durée contractuelle de la concession du réseau français aux grandes compagnies. La date de retour à l'État étant, pour les six réseaux, de 1950 à 1960, le délai d'amortissement de l'emprunt des travaux publics est de soixante-quinze ans, avec échéance en 1953. Intérêts et amortissement compris, la charge sera de 5 % du capital effectif. On doit donc prévoir au budget une somme de 50 millions pour chaque milliard de travaux à exécuter. La première opération, c'est-à-dire le rachat des dix compagnies secondaires et frais annexes, emporte une première avance. On la prélève en partie sur les excédents budgétaires et en partie sur l'amortissement des autres comptes budgétaires.

Maintenant, l'exécution : le ministre des travaux publics dépose, le 1er mars, sur le bureau du Sénat, un projet de Ibi l'autorisant à entreprendre l'exécution des travaux de superstructure des chemins de fer non concédés, énoncés à l'article 1er de la loi du 16 décembre et aux articles 1er et 3 de la loi du 31 décembre 1875. C'est le premier pas dans la voie de la constitution d'un réseau d'État. Malgré l'opposition de M. Buffet, le Sénat vote, le 28 mai.

Du 7 au 15 mars, le grand débat se déroule devant la Chambre sur le programme des travaux publics, sur les modalités de réalisation et sur le système financier du gouvernement.

Selon M. Keller, l'État, est trop généreux pour les compagnies faillies ; le plan Freycinet est une entreprise folle ; l'État est déjà accablé de dettes.

Comment comblera-t-il l'abîme sans fond qu'on ouvre devant lui ? Mieux vaudrait recourir aux six grandes compagnies pour liquider le passé et préparer prudemment l'avenir. M. des Rotours dénonce l'agiotage sur les titres des sociétés en déconfiture. M. Rouher approuve le projet général de construction de 16.000 kilomètres ; mais il est opposé au rachat et à l'exploitation par l'État. On fait un cadeau aux compagnies faillies avec l'argent du contribuable.

M. Allain-Targé, M. Sadi Carnot, M. Léon Say, M. de Freycinet, enfin soutiennent le projet. Le ministre des travaux publics, par un discours très habile et qui intéresse vivement la Chambre, rattache le programme nouveau au passé et à un vote émis par la Chambre précédente, presque à l'unanimité, le 22 mars 1877. Il fait le tableau ingénieux des travaux réclamés par chaque région et esquisse l'image séduisante d'une prospérité nouvelle pour la France relevée. Sa parole est un charme. La discussion est close. L'ajournement, proposé par M. Cherpin, est repoussé par 317 voix contre 155, aux applaudissements prolongés de la gauche. Le projet est voté, le vendredi 15 mars. Il est déposé au Sénat le 18 mars. L'urgence est déclarée.

La décision de la Chambre emporte l'adhésion au projet d'emprunt 3 % amortissable. Le 16 mars, le projet du gouvernement est à l'ordre du jour, sur le rapport de M. 'Wilson. Pas de discussion. M. Rouvier signale le silence de la Chambre et fait des réserves au sujet du système de l'amortissement automatique. Il eût préféré la conversion. Amortir, c'est emprunter de nouveau, dit-il, et l'avenir devait, quand l'heure des lourds amortissements sonnerait, prouver qu'il avait raison. Le projet est adopté par 314 voix contre 59.

Le réseau des chemins vicinaux doit se développer en même temps que celui des voies ferrées. Le second empire, par la loi du 11 juillet 1868, a ouvert une caisse ad hoc ; mais le gouvernement de la République l'a trouvée à peu près vide. M. de Marcère réunit la commission technique et l'invite à délibérer sur les améliorations à apporter à la loi de 1836, sur les ressources à créer, sur le mode de concours des départements et des communes et sur les travaux à entreprendre.

Autre réforme, non moins indispensable, non moins urgente, non moins logique, à l'avènement de l'ordre de choses nouveau. Sur le rapport de M. Ch. Floquet, la Chambre adopte, à l'unanimité, le projet de loi constituant la caisse des écoles. Go millions, payables en cinq annuités, sont mis à la disposition du ministre de l'instruction publique pour être répartis à titre de subvention entre les communes en vue de l'amélioration ou de la construction de leurs bâtiments scolaires et 60 autres millions sont offerts, à titre d'avance, aux communes qui se proposent d'emprunter pour le même objet.

Les bâtiments scolaires sont dans un état d'insuffisance ou de délabrement notoires. Une ferveur remarquable s'empare de tous pour la cause de l'enseignement populaire. Ce sentiment conscient, durable et fort, se manifeste par l'édification de monuments, fiers ou humbles, qui imposeront au pays l'empreinte de la foi moderne en la science, comme les monuments religieux du moyen âge lui ont hissé l'empreinte de la foi religieuse. La Chambre, sur la proposition de M. Barodet, nomme une commission de vingt-deux membres chargée d'examiner les projets relatifs à l'enseignement primaire.

Caisse des chemins de fer et des voies navigables, caisse des chemins vicinaux, caisse des écoles, autant de budgets spéciaux qui, avec le compte de liquidation et la caisse de réfection du matériel de l'armée, s'établissent, parallèlement au budget ordinaire déjà si lourd. Ainsi s'affirme, dès la première heure, l'un des traits les plus frappants du gouvernement populaire, une certaine profusion dans les dépenses publiques, — thème tout prêt pour les attaques de l'opposition. Cependant, ces charges paraîtront supportables si elles coïncident avec une période de calme et si les dépenses qu'elles entrainent sont soigneusement combinées et contrôlées.

Il faut donner aux finances publiques plus d'élasticité. Diverses mesures sont prises dans ce sens : décret du 31 janvier, mettant à l'étude la révision du décret de mai 1862 sur la comptabilité publique ; vote, par la Chambre (31 janvier), d'une loi soumettant à des règles plus strictes le droit du gouvernement d'ouvrir par décret des crédits supplémentaires en l'absence des Chambres ; dépôt par le ministre des finances d'un projet de loi portant approbation d'une convention nouvelle avec la Banque de France et autorisant le gouvernement à procurer des disponibilités au Trésor en élevant l'avance permanente de la Banque de 60 à 140 millions. Cette convention sera valable pour dix ans, c'est-à-dire jusqu'à l'échéance du privilège de la Banque.

Le gouvernement s'occupe également de la situation du Crédit foncier, qui touche à des intérêts financiers et agricoles si importants. M. Albert Christophle, ancien ministre de M. Thiers, est nommé gouverneur de cet établissement en remplacement de M. Grivart.

La loi du 31 janvier 1878 suspend la fabrication des pièces de 5 francs en argent. Le timbre-poste pour la lettre de 15 grammes est abaissé à quinze centimes.

Un autre fait signale l'avènement d'un système nouveau, c'est l'évolution des idées économiques.

Depuis quelques années déjà, les conventions, de formules pour la plupart très libérales, conclues entre la France et plusieurs des puissances touchaient successivement à leur échéance et elles n'étaient plus renouvelées que pour de courts délais. Le 20 décembre, le traité de commerce et la convention de navigation avec l'Italie, datant de 1862 et 1863, avaient été prorogés jusqu'au vr avril 1878 ; le 24 décembre, la convention avec l'Autriche-Hongrie l'avait été jusqu'au 30 juin 1878. 11 fallait adopter, désormais, une ligne de conduite : soit persévérer dans le libre-échange, ce qui était la tendance des groupes avancés de la majorité, ou évoluer vers la protection. Les hommes qui arrivaient au pouvoir étaient très embarrassés, hésitant entre des principes trop vantés et des réalités mal débrouillées : on eût bien voulu faire sans dire. Le 21 janvier 1875, M. Teisserenc de Bort déposa sur le bureau de la Chambre un projet de loi relatif à l'établissement d'un tarif général des douanes.

Le projet, comme on pouvait le prévoir, était une cote mal taillée. Deux tendances se dessinaient plus ou moins nettement dans l'exposé des motifs : d'une part, le désir d'assurer à la France des armes contre les systèmes protectionnistes de l'étranger, principalement de l'Allemagne ; en outre, l'envie de tirer, des douanes, les ressources nécessaires pour alimenter les lourds budgets que l'on prévoyait.

On procédait par voie de centimes additionnels au tarif général précédent, ce qui facilitait singulièrement la tache du législateur et permettait de laisser entr'ouverte la porte du libre-échange, puisque, le cas échéant, il eût suffi de rayer d'un trait ce que l'on ajoutait par une simple opération arithmétique : le tarif majoré était relevé en moyenne de 8 à 15 %, qui n'était pas excessif et paraissait suffisant.

En somme, on se contentait de mesures hâtives et improvisées. Les Chambres françaises, embarrassées de leur pesant attirail de discussion, inauguraient la série de ces réglementations par à peu près qui devaient faire tant de mal à notre commerce, à notre industrie et — grâce à l'irréflexion des intérêts eux-mêmes — nous exposer, avec une préparation incomplète, à la lutte pour laquelle d'autres puissances étaient en train de forger leurs armes.

Le 23 mars 1878, la Chambre approuva la convention de commerce signée le 8 décembre 1877 entre la France et l'Espagne. Déjà, la situation pénible du vignoble français, frappé par le phylloxéra, apparaît : pour la première fois, l'industrie vinicole abandonne-ses traditions libre-échangistes pour réclamer la protection des tarifs.

 

II

Des discussions animées s'engagent devant les Chambres et, d'abord, sur les sujets qui ont ému particulièrement le personnel parlementaire, encore chaud des ardeurs de la lutte. Un projet de loi proclamant l'amnistie pour les condamnations politiques prononcées du 16 mai au 14 décembre est à l'ordre du jour. M. Goblet, rapporteur. La droite, par une tactique de violence un peu puérile, à laquelle elle recourra trop souvent, propose l'amnistie générale, c'est-à-dire l'amnistie des condamnés de la Commune. Elle prétend embarrasser ainsi la gauche : comme si la polémique était jamais à court d'arguments ! M. Dufaure, dans un excellent discours, qualifie le Seize Mai une grande entreprise électorale qui a échoué ! Il demande aux adversaires du gouvernement un peu de bonne grâce et de bonne foi laits la défaite. L'amendement de la droite est écarté (24 janvier 1878).

Pour compléter le cycle des mesures de méfiance prises à l'égard du pouvoir exécutif, M. Pascal Duprat dépose, le 19 janvier, à la Chambre, deux propositions relatives, l'une à la responsabilité présidentielle et l'autre à la responsabilité des ministres. C'est la campagne de révision qui commence.

Le 8 février, discussion de la proposition de M. Bardoux sur l'état de siège. En temps de session, l'état de siège ne sera proclamé que par une loi el dans le cas de guerre étrangère ou d'insurrection à main armée. En cas d'ajournement des Chambres, le président de la République décrète, s'il y a urgence, l'état de siège de l'avis des ministres ; mais les Chambres se réunissent alors de plein droit. Si ta Chambre était dissoute, l'état de siège ne pourrait être établi qu'en cas de guerre el dans les départements envahis. La loi est votée, sur le rapport de M. Franck-Chauveau, presque sans discussion. Le même jour, vote de la loi réglementant le colportage : le colportage des journaux est libre, sauf une déclaration préalable.

Ces mêmes projets de loi provoquent. au Sénat. des débats intéressants. Que va faire la majorité sénatoriale ? Restera-t-elle attachée il la politique du Seize Mai ? Boudera-t-elle la République et le gouvernement ou acceptera-t-elle les faits accomplis ? Ses orateurs ordinaires l'excitent à ne rien céder, même au gouvernement modéré qu'a choisi le président de la République. Il faut poursuivre la lutte contre la gauche. Dans les élections pour remplacer les inamovibles défunts, ce sont ces sentiments qui paraissent l'emporter d'abord. Mais, le 23 janvier, quand il s'agit de pourvoir au siège du général d'Aurelles de Paladine, un fait significatif se produit : le candidat du groupe constitutionnel, le duc Decazes, est abandonné par la droite. M. de Carayon-Latour lui est substitué et est élu contre M. Victor Lefranc : c'est la scission entre le groupe constitutionnel et la droite : 140 voix contre 135.

En réponse, le 11 février, quand la loi sur le colportage vient au Sénat, le groupe constitutionnel commence une évolution inverse. La droite est battue, par 136 voix contre 123, et le projet du gouvernement est voté. Plus significative encore la discussion sur le projet de loi relatif à l'état de siège. M. Bocher, membre influent du groupe constitutionnel, intervient pour sauver l'union de toutes les droites et soutenir le projet de la commission sénatoriale, qui prétend mettre le gouvernement en minorité. Mais, par 153 voix contre 100, l'ensemble du projet de loi est adopté. Le bon sens l'emporte ; c'est l'échec, au Sénat, de la politique de résistance quand male. Le duc d'Audiffret-Pasquier surveillait, du coin de l'œil, ces importantes journées. Une fois de plus, l'hostilité à l'empire aplanissait les voies de la République.

Cependant, les partisans d'une restauration bonapartiste croient l'heure venue de prendre position et de se déclarer, plus nettement que jamais, candidats à la succession, en cas de faillite des institutions nouvelles. Ou essaye de faire quelque bruit à l'occasion du tirage au sort du prince impérial, né à Paris en 1857. Le tout aboutit à une simple formalité remplie, au nom du prince, par M. Rouher, au palais de l'Industrie. Le conscrit par procuration tire le n° 307. Vers cette même époque, le prince impérial charge M. Tristan Lambert et M. Eugène Loudun (Fidus) d'étudier un projet de constitution qu'il leur présente tout rédigé. Les grandes lignes de ce projet marquent l'évolution des idées bonapartistes vers le système conservateur : c'est un désaveu de la politique démocratique qui avait été, si longtemps, le trompe-l'œil impérialiste et napoléonien[12].

Les manifestations du suffrage consolidaient la République. Le 27 janvier et le 3 mars, 26 élections législatives avaient lieu dans les départements par suite d'invalidations ou de décès. Vingt succès pour les républicains, six sièges aux conservateurs.

C'est le débat sur le budget qui est le véritable instrument de l'action parlementaire dans les gouvernements libres : par une sorte de confusion entre les deux autorités, législative et exécutive, le mécanisme des trois pouvoirs trouve son engrenage dans ce débat et fonctionne ensuite sans trop de heurt[13]. Les conditions du contact et du frottement rie sont pas exactement précisées dans la constitution. Des problèmes délicats s'étaient déjà posés dans les esprits sur les droits de la Chambre et sur l'autorité financière du Sellai. Ces difficultés sont de celles dont le cardinal de Retz disait qu'elles ne s'arrangent jamais aussi .bien que dans le silence.

De ce silence de la loi constitutionnelle, tous les partis profitent pour faire, du budget, l'arme de leurs revendications ; la discussion du budget deviendra l'arène des partis et le champ trop vaste de l'ingérence législative. Dès le premier débat budgétaire républicain, M. Talandier, de l'extrême gauche, affirme, au nom du groupe, que le budget n'est pas seulement l'instrument nécessaire pour fournir les dépenses publiques : il devi.ait être le plus puissant organe pour créer le bien-être de la nation et des classes laborieuses.

Mais le vote du budget était considéré alors, en raison de l'usage qu'en avait fait la Chambre pendant le Seize Mai, comme un moyen d'action politique. Le projet, déposé par le cabinet Broglie avait été repris et fortement amendé par le cabinet Dufaure. On vivait, depuis le 1er janvier, sur les douzièmes provisoires. La commission du budget fit diligence et la discussion commença le 28 janvier. M. Léon Say avait établi un projet prudent : dans son exposé, il n'avait pas manqué de rappeler aux Chambres le redoutable passif accepté par la République. La discussion fut rapide. Le budget des dépenses fut voté à part et suivant le désir du gouvernement. Il y eut quelques discours importants sur des questions touchant à la réorganisation, notamment celui de M. Lamy sur le rôle et les réformes de la marine, discours magistral, entendu avec faveur, trop peu écouté ; M. Georges Périn demande que des ressources nouvelles soient affectées aux études et aux missions extra-européennes : la porte s'ouvrait à la politique coloniale. M. Gambetta approuva de son banc, non, cependant, sans une certaine réserve[14].

Les questions religieuses, les questions de doctrine excitèrent, comme d'habitude, les passions, à propos du budget des cultes. Pour la première fois, on demanda la suppression pure et simple de ce budget. M. Boysset fut l'initiateur tenace de celte proposition. La droite s'exerce, dès lors, sur ces matières, à une opposition aussi acerbe que stérile ; M. de Mun parle éloquent-ment, selon sa manière chaleureuse et pénétrante. L'ardeur des polémiques ambiantes emporte certainement son noble esprit et affaiblit son action, quand il pose, en ces tenues, une question à M. Dufaure : Etes-vous le ministère de la liberté ou celui de la proscription ? — Le ministre de la proscription... M. Dufaure !

Le vote du budget des dépenses était terminé, le 21 février, à la Chambre. Il est immédiatement déposé au Sénat. La haute Assemblée fait encore preuve de bonne volonté. Sur l'intervention de M. Paris, ancien ministre du Seize Mai, et malgré l'opposition de M. Buffet, elle vote l'urgence et accorde au gouvernement un troisième douzième provisoire, qui permet de voter le budget pour le 25 mars.

Jusqu'alors, la Chambre, par une méfiance prolongée i l'égard des intentions du maréchal, a tenu en réserve le budget des recettes. On croit toujours ou on affecte de croire à un revirement, possible vers la politique du Seize Mai aggravée. Le 12 mars, cependant, M. Léon Say insiste auprès de la Chambre pour qu'elle mette à son ordre du jour le budget des recettes afin que la marche normale des affaires soit rétablie avant l'expiration du nouveau douzième provisoire. M. Madier de Montjau conseille d'attendre encore. Mais M. Gambetta, à qui on laisse presque toujours le beau rôle, parle le langage de la sagesse : En hommes d'État, en hommes sûrs du lendemain, sûrs de l'avenir de la France, vous jugerez que l'heure est venue de voter le budget. Ce qui fut fait, malgré l'avis de M. Louis Blanc, le 21 mars, par la Chambre, et, le 26 mars, par le Sénat.

Le budget des dépenses, retour du Sénat, est voté par la Chambre avec les changements introduits par la haute Assemblée, sauf une légère modification relative aux bourses clans les séminaires, modification que le Sénat ratifie à son tour. A la suite de ce va-et-vient, qui inaugure une des procédures fondamentales du nouveau système constitutionnel, M. Varroy, rapporteur, constate que les droits financiers du Sénat ne sont plus contestés.

Le budget est promulgué le 31 mars.

La fin de la session approche. Pourtant, il faut donner cours aux passions politiques que les affaires urgentes ont contenues. Du 26 au 29 mars, grand débat, au Sénat, sur le projet de loi relatif à l'amnistie au sujet des faits se rapportant au Seize Mai, voté par la Chambre. M. Eugène Pelletan fait le procès du Seize Mai. Le duc de Broglie tient tête : Je n'implore pas l'indulgence de nos adversaires, je n'ai jamais rien attendu de leur justice, je ne redoute pas leur vengeance. Il met le Sénat et le ministère en garde contre les projets des radicaux et les ambitions de M. Gambetta :

Nous avons, comme les anciens, un oracle, et il faut que ce qu'il prédit s'accomplisse. Or, le jour où il prophétisait la capitulation du Sénat, il a ajouté que le ministère actuel devait durer le temps nécessaire pour déplacer définitivement la majorité conservatrice du Sénat, que c'était là sa lâche et qu'ensuite il devrait faire place à d'autres, qui auront aussi leur œuvre à faire. Il faut que cet oracle s'accomplisse...

En répondant, M. Dufaure expose que la manœuvre du Seize Mai a causé 845 condamnations personnelles, 321.000 francs d'amende à percevoir pour procès se rattachant à la pression électorale. Peut-on demander au ministère de liquider un pareil bilan autrement que par l'amnistie ? La vivacité de la réponse de M. Dufaure donne au vote la signification d'un blâme contre le Seize Mai. Et pourtant, le Sénat adopte la loi telle que sa commission la lui présente, par 229 voix contre 1 !

A la Chambre, de violents incidents se sont produits, au cours de la session, dans les débats sur les validations. Vives polémiques entre M. Gambetta, M. Rouher, M. de Cassagnac, M. Albert Joly, l'Officiel est encombré de ces discussions, si vaines aujourd'hui. Exemple : M. de Cassagnac s'écrie, s'adressant à M. Gambetta : Vous avez dit à M. Rouher que la droite impérialiste était composée de traîtres et de jouisseurs. Les traîtres... c'est le Quatre Septembre. Résultat : invalidation des députés de la droite.

La discussion sur la loi relative à l'état de siège, adoptée avec modification par le Sénat, revient devant la Chambre. Elle est votée et promulguée le 3 avril.

On règle, avant de clore la session, quelques affaires urgentes : M. Léon Say dépose, le 2 avril, le projet de budget pour 1879. M. Cazeaux et. M. Spuller saisissent leurs collègues d'une proposition de retour des Chambres à Paris (29 mars). On vote un crédit de 2.722.500 francs pour frais de représentation au président de la République et indemnités aux agents de l'État à l'occasion de l'exposition universelle qui va s'ouvrir. M. le baron Lafond de Saint-Mur pose une question au sujet des arrérages de la dette turque (dont 2 milliards, d'après l'orateur, sont entre les mains des Français). On vote la nouvelle convention passée entre l'État et la Banque de France ; enfin, le 3, la Chambre et le Sénat s'ajournent au 29 avril.

Quelques mouvements dans le haut personnel : le baron Bande, ambassadeur près du Saint-Siège, est mis en disponibilité et remplacé par le marquis de Gabriac. Le comte Duchâtel, ministre en Danemark, est nommé à Bruxelles et remplacé, à Copenhague, par M. Victor Tiby. Le général de Cissey prend le commandement du 11e corps d'armée, à Nantes, succédant au général Espivent de la Villeboisnet. Le général de Geslin, commandant la place de Paris, est relevé de ses fonctions pour avoir, dans un ordre du jour aux troupes, qualifié d'électeur un perturbateur de l'ordre public.

 

III

Au cours de l'hiver qui touchait à sa fin, quelques grandes figures avaient disparu. En France, Raspail, le 13 janvier 1878 ; Claude Bernard, enterré aux frais de l'État, le 11 février : Regnault, Becquerel. Au dehors, le 8 janvier, mourait Victor-Emmanuel, roi d'Italie et, enfin, le 7 février, le pape Pie IX.

La nouvelle de la mort du roi Victor-Emmanuel fut annoncée par une note au Journal officiel. Le maréchal Canrobert et le fils du maréchal de Mac Mahon furent envoyés en mission spéciale aux obsèques, à Rome, le 17 janvier. Le même jour, un service solennel fut célébré à l'église de la Madeleine. M. Gambetta écrit, le 16 janvier, un billet qui marque bien à la fois sa situation personnelle et l'esprit du temps :

Demain, j'irai à la messe malgré mes répugnances anticléricales ; je me dis tout bas pour m'excuser et sans vouloir plagier le Béarnais : Rome Vaut bien une messe. Je m'attends à bien des railleries ; mais j'en ai vu bien d'autres, et ce ne sont pas les quolibets qui pourront me l'aire peur et me barrer la route. Je lirai, à l'office, une jolie Provinciale de Pascal sur Part d'entendre la messe, dans un bijou de volume que je conserve, depuis la mort de M. Thiers, pour ces sortes de cérémonies.

Le Rome vaut bien une messe signale une disposition, sinon nouvelle, du moins plus catégoriquement affirmée chez M. Gambetta au fur et à mesure qu'il se rapprochait du pouvoir. La mort de Pie IX devait achever bientôt cette évolution.

Les hommes de cette génération étaient sincères, quand ils distinguaient entre le cléricalisme et la religion. Ce qu'ils combattaient, c'était l'ingérence du sacerdoce dans la politique. Le prêtre à l'église, telle était leur devise. Ils ne se refusaient pas à rechercher, un jour, à l'exemple des gouvernements précédents, les conditions d'un accord entre le catholicisme et la République laïcisée. Le souci de la paix intérieure et de l'expansion extérieure de la France animait, cette politique nourrie aux leçons de M. Thiers. Il y avait, donc, une modération essentielle sous la vivacité des polémiques.

On croit toujours ce que l'on désire, et les chefs du parti républicain, assez mal renseignés sur les dessous de la politique romaine, se persuadaient que Rome s'était laissé entrainer hors de la véritable doctrine en publiant le Syllabus et en proclamant les actes du concile du Vatican. La France de leur jeunesse avait entendu la voix de Lamennais, celles de Lacordaire, de Montalembert, de Mgr Darboy. Quand le pape Pie IX, bon vieillard chambré par les jésuites, disparaitrait, on verrait se lever les temps nouveaux.

Justement, le pape Pie IX meurt, un mois après Victor-Emmanuel, et les deux adversaires, réconciliés dans la tombe, paraissent emporter avec eux la grande querelle du siècle. A Paris, la mort de Pie IX fut l'objet d'un cérémonial remarquable. Un service solennel fut célébré, le 14 février, à Notre-Dame. Les Chambres levèrent leur séance en signe de deuil. M. Gambetta écrit, le 20 février :

...Aujourd'hui sera un grand jour, la paix venue de Berlin et peut-être la conciliation faite avec le Vatican. On a nommé le nouveau pape : c'est cet élégant et raffiné cardinal Pecci, évêque de Pérouse, à qui le vieux pape Pie IX, jaloux, avait essayé, en mourant, d'enlever la tiare en l'instituant camerlingue. Cet italien, plus diplomate que prêtre, est passé au travers de toutes les intrigues des jésuites et des clergés exotiques : il est pape, et le nom de Léon XIII qu'il a pris me semble du meilleur augure. Je salue cet avènement plein de promesses. II ne rompt pas ouvertement avec les traditions et les déclarations de son prédécesseur ; mais sa conduite, ses actes, ses relations, vaudront mieux que les discours et, s'il ne meurt pas trop tôt, nous pouvons espérer un mariage de raison avec l'Église.

Toute une politique était inscrite dans cette lettre remarquable. Le fond des pensées de M. Gambetta se dessinait, pour lui-même et pour la génération qu'il représentait. Mais, qui donc avait instruit, de ces détails et de ces nuances, le chef du parti républicain français ? Quel était, au moment où la crise des choses et des êtres troublait ainsi la France et l'Europe, le secret des relations entre l'Europe et la France ?

 

A huit lieues de Paris, le château de Pontchartrain étale sa longue façade et ses pavillons carrés, coiffés d'ardoises, au fond d'une vallée riante et au milieu d'un domaine dont les perspectives largement taillées donnent à l'ensemble un caractère de noblesse et de repos. Un des serviteurs de Louis XIV, le chancelier de Pontchartrain, arrangea lit sa retraite. Grande et riche terre, aimable demeure, dit Saint-Simon : et La Bruyère : Les beaux plants, les belles eaux ! Je suis fou de Pontchartrain[15].

Comme le second empire était sur son déclin, Pontchartrain fut la propriété d'une femme, célèbre à Paris, la marquise de Païva. Russe, juive, née dans la misère, venue à pied à Paris, femme d'un tailleur polonais, lancée par le pianiste Herz, enfin marquise de Pava, Thérèse Lachmann était arrivée, connue choses et gens arrivent dans un certain monde, avec du savoir-faire, du bonheur, mais aussi avec une force de volonté implacable. La cour impériale lui avait tenu rigueur. Vieillie, belle encore ou plutôt étrange, terrible, silencieuse sur le passé, elle avait bâti le fameux hôtel des Champs-Élysées, tenait table ouverte en face des Tuileries, et surveillait, du haut d'un luxe insolent, la fortune d'une femme qu'elle détestait, l'impératrice.

A ses dîners célèbres, où s'asseyaient Eugène Delacroix et Paul Baudry, Sainte-Beuve et Taine, Théophile Gautier et Goncourt, Émile de Girardin et Arsène Houssaye, on apercevait un personnage allemand, que l'un des habitués dépeint ainsi : muet et bellâtre, un gandin de la Borussie, dominant la fête de sa raie au milieu de la tête et d'un sourire diplomatique[16]. Ce personnage, le comte, surveillait, lui aussi, mais à sa manière, la fête impériale, calculant ce que pourrait rapporter la ruine pressentie de la France. Il était de bonne naissance, propriétaire de mines, employé par Bismarck dans les affaires, très riche déjà, mais avide de nouvelles jouissances et de plus grandes richesses.

Le comte Henckel avait administré la Lorraine pendant la guerre. Au cours des négociations pour la paix, Bismarck le présenta à M. Thiers avec Bleichrœder : Deux de nos financiers considérables, avait dit le chancelier, qui ont étudié une combinaison moyennant laquelle vous paierez les six milliards (demandés alors) sans que vous vous en aperceviez. M. Thiers, on le sait, se passa de leurs services. A quelques semaines de là, celle que Paris appelait la Païva avait épousé le comte Henckel, — le diadème de l'impératrice sur la tête[17].

Après le mariage, malgré la guerre et la Commune, le couple possédait toujours Pontchartrain. Les dîners reprirent[18]. On dit que c'est M. Thiers qui mit M. Gambetta en relations avec le comte Henckel[19]. Il n'est pas impossible que le projet d'un rapprochement franco-allemand, qui parait avoir occupé l'esprit de M. Thiers quelque temps avant sa mort, ait motivé ces relations.

En août 1877, le financier prussien se targuait d'avoir reçu des confidences qui lui permettaient d'affirmer le succès de la gauche aux élections et, le 17 octobre, il écrivait au prince de Bismarck qu'il était assez intime avec M. Gambetta pour inviter celui-ci à son château de Pontchartrain. Il se mettait à la disposition du chancelier pour tout service rendre, grâce à ces rapports familiers[20].

Le comte Herbert de Bismarck se hâta de répondre, au nom de son père, sous la date de Varzin, 30 octobre ; il envoyait des instructions au comte Henckel, le félicitant de son initiative, parlant avec estime de M. Gambetta et faisant observer il son correspondant qu'il l'allait prendre soin de ménager le prestige de l'homme d'État français en évitant de le compromettre par des rapports notoires avec le prussien Bismarck, à l'ascendant duquel il ne pourrait se soustraire à plus d'un égard. Il ajoutait qu'on croyait à une longue paix avec la France si cette puissance échappait A l'influence ultramontaine :

Nous ne voulons pas et n'avons pas besoin d'une guerre avec la France ; nous croyons aussi qu'elle n'éclatera pas fatalement tant que le pape n'en donnera pas l'ordre exprès.

La lettre révélait l'intention de chercher, dans les idées anticléricales, un terrain commun pour un rapprochement entre les deux pays, au moment où les élections confirmeraient, en France, la victoire du parti républicain. Ou sait que M. de Bismarck avait, à diverses reprises, soit officiellement, soit officieusement, fait certaines ouvertures A ce sujet, et même, au fort de la crise de 1875, les entretiens du prince de Hohenlohe avec le duc Decazes avaient, une fois au moins, pris cette tournure.

Le comte, encouragé par une telle confiance, fit du zèle : le 28 décembre 1877, au moment où, selon son expression, on connaissait à Berlin tous les détails du changement de front du maréchal de Mac Mahon, il écrivit au chancelier que M. Gambetta venait de lui communiquer, par une source sûre, les indications suivantes sur les vues du nouveau gouvernement. Le comte Henckel ayant fait savoir que le gouvernement allemand ne pouvait entrer en rapports plus particuliers avec le gouvernement français tant que celui-ci était entre des mains cléricales et tant que M. de Gontaut-Biron serait ambassadeur à Berlin[21], M. Gambetta aurait fait observer que le choix d'un protestant, M. Waddington, comme ministre des affaires étrangères et le remplacement de M. de Gontaut-Biron par M. de Saint-Vallier étaient de nature à prouver le désir qu'on avait, en France, de mettre les rapports avec l'Allemagne sur un autre pied. En échange, M. Gambetta demandait que l'Allemagne témoignât de ses sentiments réciproques par une manifestation officielle, par exemple en participant à l'exposition qui se préparait. Le comte Henckel avait répondu en agitant, plus que jamais, le spectre ultramontain. Quant à l'observation du comte Herbert, relative à la nécessité de ménager le prestige de M. Gambetta, il affirmait qu'une entrevue de celui-ci avec le prince de Bismarck pourrait se produire sans que l'autorité de M. Gambetta, qui était resté, pour son parti, le dictateur de Tours, en souffrit :

Si vous voulez m'en croire, je prends sur moi de vous amener Gambetta à Varzin soit publiquement, soit en secret, selon que vous le préférez, et sur un signe de vous. C'est un rapprochement et une collaboration avec la France, que le Père Joseph du gouvernement actuel et le chef de la majorité vous proposera. Cela lui paraît nécessaire pour amener des relations stables en Europe et pour parer à la crise industrielle et commerciale ; l'entente portant, nommément, sur une position prise en commun, par l'Allemagne et la France, contre Rome, le rétablissement de la confiance entre les deux pays et des éclaircissements respectifs au sujet des budgets de la guerre.

A ce même moment, M. Gambetta partait pour Rome et il méditait un prochain voyage en Allemagne. Il écrivait, en effet, à son amie, le 21 décembre :

A demain cinq heures : nous causerons à fond ; je crois que tu as trouvé le vrai itinéraire et, dès le mois prochain, nous filons sur Vienne. Entre temps, je vais suivre ton conseil et partir sur-le-champ pour Rome. J'ai rendez-vous avec le ministre des affaires étrangères ; je ne rentrerai à Nice qu'après cette pointe de reconnaissance à Rome.

Ce voyage, cette reconnaissance, avait lieu, écrivait-il encore à son amie, pour les raisons les plus impérieuses[22]. M. Gambetta l'accomplit très rapidement. Le 1er janvier, il écrivait, de Rome :

Ce que je voulais faire est fait ; demain je règle mes dernières visites, je dîne, le seul dîner que j'aie voulu accepter, chez notre ambassadeur, et je file sur Nice.

M. Gambetta fut reçu par le roi, déjà très malade, probablement par le prince royal, qui allait devenir le roi Humbert. Il écrivait, en effet, le 16 janvier :

Je reçois les communications les plus intéressantes d'Italie et il parait bien que le nouveau roi ne répudiera pas la politique paternelle et cherchera à se rapprocher des Gaulois qu'il passait pour détester étant prince royal... Celui-ci ne démentira pas son sang, j'en ai les meilleures espérances.

Et il ajoute ces mots :

Il s'agira simplement de faire ici, c'est-à-dire en France, de la politique avisée et nous pourrons marcher de concert au bien commun[23].

C'est dans cette même lettre, à propos du service funèbre en l'honneur du roi Victor-Emmanuel, que se trouve la phrase déjà citée : Rome vaut bien une messe ; elle prouverait, s'il en était nécessaire, que la politique avisée dont on étudiait le programme était, à tout le moins, complètement indépendante.

Bismarck avait répondu, le 28 décembre, au comte Henckel. La nouvelle du remplacement de M. de Gouttait-Biron lui avait causé une grande joie ; le prince de Bismarck ne se refusait pas à reconnaître, dans cette mesure, un signe des sentiments pacifiques de la France. La question de la participation à l'exposition était éludée[24]. Quant au projet de rencontre, le prince de Bismarck pensait toujours que, dans l'intérêt de M. Gambetta, il était préférable que celui-ci ne se risquât pas légèrement à compromettre une autorité à laquelle on attachait trop de prix pour l'exposer ainsi. Cette force que, par sa nature, il a su obtenir parmi les partis divisés en France, est un capital qu'il vaut mieux ménager.

Le 7 février, trois semaines après Victor-Emmanuel, un mois après le voyage de M. Gambetta, Pie IX meurt. De nouvelles perspectives s'ouvrent simultanément devant les hommes d'État allemands et devant les hommes d'État français. On a lu, plus haut, la lettre de M. Gambetta à propos de l'élection de Léon XIII : Je salue cet avènement plein rie promesses... Si ce pape ne meurt pas trop tôt, nous pouvons espérer un mariage de raison avec l'Église. Or, le 20 février, c'est-à-dire le jour où M. Gambetta écrivait cette lettre, le pape Léon XIII, à peine monté sur le trône pontifical, fait parvenir, par l'intermédiaire du nonce en Bavière, à l'empereur Guillaume, un télégramme oh il exprime son désir de voir rendre aux sujets catholiques allemands la paix et la tranquillité de leur conscience. Le nouveau pape savait que, depuis quelque temps, les sentiments se modifiaient à la cour de Prusse. Saisissant la main qui lui était offerte, l'empereur Guillaume devait adresser, un mois après, le 24 mars, au souverain pontife, une lettre déférente, contresignée du chancelier de Bismarck, et qui annonçait la fin prochaine du culturkampf[25].

Au même moment, les Russes achevaient leur campagne victorieuse contre la Turquie : l'armée russe était aux portes de Constantinople ; le gouvernement ottoman demandait la suspension des hostilités. Le 14 février, la flotte anglaise recevait l'ordre de franchir les Dardanelles. On était à la veille des plus graves événements et peut-être d'une guerre générale européenne.

Ces faits simultanés, divers et également dramatiques, étaient suivis avec une attention anxieuse à Berlin et à Paris. Le 19 février, Bismarck parle au Reichstag[26]. Il fait un tableau très hardi et très large de la situation et des relations internationales. M. Gambetta lit avec émotion le discours du Monstre. Il y cherche le commentaire des événements publics et, aussi quelque allusion à ce qui se passe dans la coulisse. Le 20 février, il écrit :

J'ai pu lire le discours du Monstre avant de m'endormir. Je suis ravi, enchanté ; c'est bien ce que j'avais désiré, attendu, sans oser y compter. Nous y occupons, sous le voile de l'allusion, une place importante et distinguée[27]. L'équilibre et la répartition des forces continentales y sont admirablement indiqués... C'est, en vérité, plus que nous ne pouvions espérer de l'esprit fantasque et véhément de l'aventurier de génie qui a fait la nouvelle Allemagne par le fer et le feu... Voici que se lève, maintenant, dans cet homme, l'aurore radieuse du droit. C'est à nous, à présent, de profiter des circonstances, des dispositions, des ambitions rivales, pour poser nettement nos plus légitimes revendications et de fonder, d'accord avec lui, l'ordre nouveau. Je suis donc au comble de mes vœux, la paix assurée pour plusieurs années, l'exposition universelle mise hors de péril, les puissances en demeure de se rapprocher de la France si elles veulent agir et même si elles veulent seulement délibérer et maintenir. Aujourd'hui sera un grand jour, etc.[28]

La correspondante de M. Gambetta, avec une finesse féminine, a éprouvé, au contraire, une sorte de déception à la lecture du discours. M. Gambetta insiste. Ce qu'il aperçoit, d'un coup d'œil qui, trop large peut-être sur les détails, groupe les ensembles, c'est la guerre évitée, la fin d'une période de tension insupportable à la France depuis sept ans, et la rentrée, comme grande puissance, de la République française dans le concert européen, à la veille des événements qui se préparent. L'évolution de la politique à laquelle il a présidé, à la suite de M. Thiers, peut être critiquée : mais elle est, en somme, en conformité avec l'effort des cabinets précédents et elle n'est pas sans résultats : La France a-t-elle intérêt il se déclarer plus longtemps absente de l'Europe ?

Il devient de plus en plus certain que, pour mettre fin à la crise orientale, un congrès se réunira bientôt à Berlin, sous la présidence du prince de Bismarck. C'est l'heure des suprêmes résolutions. La France doit-elle accepter l'invitation qui lui est adressée et se rendre à l'appel du vainqueur ? M. Gambetta débattit longtemps avec lui-même, avec ses amis, avec les confidents intimes de ses pensées, le pour et le contre. On put croire qu'il penchait d'abord vers la négative[29]. A la fin, logique avec lui-même, il se prononça pour l'acceptation : il écrivait, le 6 mars :

Je rends les armes à la sage Minerve ; les paroles ont triomphé de mes dernières hésitations et, si on se réunit à Berlin sous la présidence du Monstre, il faut y aller, surtout si c'est de lui que vient l'invitation. J'ai passé la soirée avec notre ministre ; je me décide, et vais préparer la note pour défendre le sentiment d'action... Les terribles mots : une lâcheté ou une agression (c'est-à-dire : le refus serait une lâcheté ou une agression) résument tout.

Le 7 mars, sur une nouvelle déclaration de Bismarck, il y a une minute de doute encore. Mais la résolution est prise : à l'heure de la réunion des puissances, la France ne fera pas défaut. Une fois encore, le projet d'une rencontre avec l'homme qui va présider l'Europe renait dans l'esprit de M. Gambetta. Espère-t-il, dans un entretien personnel, poser nettement nos légitimes revendications et arracher, par un cri d'éloquence suprême, ce que n'a pu obtenir M. Thiers ? Osera-t-il aborder l'angoissant problème ? Une négociation préparatoire au congrès rouvrira-t-elle, à la France intacte, les portes de l'avenir et deviendra-t-elle, pour l'Europe, le prélude de la paix sans les armes ?

Le 6 avril, le comte Henckel est chargé de proposer l'entrevue. Cette fois, Bismarck est disposé. Le 12, le voyage est retardé par la mort d'une tante qui oblige M. Gambetta à se rendre à Nice. Bismarck, dans une lettre du 14 avril, indique, lui-même, l'itinéraire et les conditions matérielles de la rencontre. Le 22 avril, un entretien entre M. Gambetta et le comte Henckel fixe tous les détails. Le 23 avril, M. Gambetta écrit : J'ai vu, j'ai promis ; le Monstre rentre pour me recevoir... Et le comte Henckel, de son côté, télégraphie à Friedrichsruhe : Envoi part dimanche ; arrive Berlin lundi soir ; sera mardi à votre disposition L'entrevue est fixée au 30, à Berlin, où Bismarck se rend pour la session du Reichstag.

Le lendemain, 24 avril, le comte Henckel reçoit de M. Gambetta la lettre suivante :

L'homme propose... le parlement dispose. Quand j'ai accepté hier avec empressement, je n'avais pas compté avec l'imprévu qui nous tient tous en échec. Les questions relatives au ministère de la guerre ont pris les proportions les plus considérables... Je ne puis abandonner mon poste parlementaire... Je me trouve donc dans la nécessité d'ajourner, tout au moins après la session, l'exécution du projet. Après la séparation des Chambres, vous me permettrez, s'il est toujours temps, de faire appel à votre intervention.

Le prétexte parlementaire n'était qu'une défaite. Au dernier moment, M. Gambetta se dérobait. Les pourparlers ne furent pas repris malgré les amabilités du Monstre[30], et l'entrevue n'eut pas lieu. Le comte Henckel n'avait pu, selon sa promesse si catégorique, disposer de M. Gambetta et l'amener, sur un signe, à Berlin[31].

Ces faits ont provoqué des commentaires et des interprétations diverses. Reproduits avec exactitude[32] et rapprochés des événements contemporains, ils s'expliquent, — ainsi que le projet de M. Gambetta, non mis à exécution d'ailleurs, — par des pensées politiques que la gravité des circonstances autorise. La France avait beaucoup il sauver et beaucoup à reprendre, dans l'état d'abaissement où la politique du prince de Bismarck la tenait depuis longtemps. Au cours de l'incident de 1875, on avait tremblé, on avait recouru aux tiers, — ce qui est toujours fâcheux. En 1878, l'épuisement de la Russie, même après une guerre victorieuse, pouvait autoriser une politique différente, plus profitable peut-être que le thème vague de la revanche, accompagné d'une constante inquiétude. Or, quelle occasion plus favorable que celle des assises solennelles qui allaient s'ouvrir à Berlin ?

Rentrer dans le concert ou ne pas y figurer. Rester à l'écart, bouder, attendre ; quel avantage et quelle sanction ? Ou l'Europe se serait passée de la France pour modifier des traités conclus avec le concours et sous la présidence de celle-ci, ou bien la France eût dû rester seule en hostilité déclarée avec le nouveau droit public européen ; ou bien encore sa réserve eût motivé un désaccord tel qu'un conflit général s'en fût suivi. L'idée de reprendre sa place, non sans essayer d'y gagner quelque chose, était juste. Une rencontre entre M. de Bismarck et M. Gambetta n'eût probablement pas produit le résultat que celui-ci et certains de ses amis espéraient ; mais elle eût provoqué d'utiles et féconds éclaircissements. M. Gambetta, quoi qu'en ait dit le comte Henckel, y eût joué sa popularité : on peut penser que ce sentiment, ainsi que la divination d'une demi-déception au retour l'arrêtèrent.

Un des nœuds de cette nouvelle politique était à Rome. On prévoyait, dès lors, la mort de Victor-Emmanuel, en tout cas celle de Pie IX et le prochain conclave ; là, comme au congrès de Berlin, la France avait à reprendre son rang et sa place, à soutenir ses intérêts séculaires. M. Gambetta était d'avis que de tels intérêts valaient un voyage, de même que Rome vaut bien une messe. Qu'il y eût, dans les pensées où son ardente imagination se laissait emporter, une part d'illusion, la ligne politique n'en reste pas moins nette et ferme. La preuve, dans les circonstances particulières qui accompagnent ce singulier incident de l'histoire contemporaine, c'est que le changement de personne sur le siège pontifical amène, à Paris et à Berlin, un revirement pareil et soudain. Bismarck fait le premier pas vers Canossa, au moment où M. Gambetta prévoit un mariage de raison entre la République et l'Église... Et le projet de rencontre s'évanouit. De part et d'autre, on était libre. De part et d'autre, on adopte de nouvelles directions et on court à d'autres destinées.

C'est donc à Rome qu'il faut chercher la nouvelle péripétie du drame dont, ces projets ne furent qu'un épisode.

 

Victor-Emmanuel était mort, presque subitement, à cinquante-huit ans. Il avait eu le temps de signer (1er janvier 1878) le décret réglant, dans la Rome unifiée, les funérailles du souverain pontife. Pie IX lui survécut. Il eut le temps, à son tour, d'accorder au roi, qu'on lui affirma repentant, l'absolution et l'inhumation en terre sainte ; il eut le temps de protester contre le titre de roi d'Italie pris par Humbert Ier, et il mourut[33].

Le problème politique et religieux, tranché par la force, en 1870, était posé de nouveau par le décès du pape. Rome, définitivement  italienne, demeurerait-elle pontificale ? ou bien le catholicisme secouerait-il les traditions qui l'attachaient à la Ville éternelle et le pape s'en irait-il, le bâton à la main, chercher un autre asile dans l'univers ?

Question plus immédiate : le conclave serait-il libre ? L'élection pourrait-elle se faire dignement, loyalement, sûrement, dans cette capitale conquise, parmi ce peuple divisé, sous la garde d'un gouvernement frappé d'interdiction ? Et ce gouvernement était précisément aux mains des adversaires notoires de l'Église et de la papauté : un vieillard sceptique, Depretis ; un franc-maçon, Crispi !

Pie IX, tout en protestant, était resté à Rome. Au fond de son âme, il se sentait italien. Quand le cardinal camerlingue eut frappé les trois coups sur le front du mort en lui posant la question suprême : — Dormis ne ?, ce prélat qui devenait, pendant l'interrègne, le plus haut personnage de l'Église, le cardinal Pecci, évêque de Pérouse, arrêta immédiatement les mesures nécessaires pour que le conclave pût siéger dans l'enceinte réservée au pape et respectée par la loi des garanties. Le cardinal Pecci était un homme de tête qui ne se décidait pas à la légère. Lui aussi était Italien ; il passait pour enclin à la conciliation. On écrivait, de Rome, le 8 février, jour où s'éteignait le pape Pie IX : Le cardinal camerlingue a pris ses fonctions. Il est plein de sang-froid et ne songerait à quitter Rome que si des dispositions hostiles se manifestaient. Rien qu'à cette allure on pouvait deviner que le conclave ne serait pas un conclave errant.

On a dit que Bismarck désirait un exode du conclave ; que des manifestations avaient été organisées à Rome pour terroriser les cardinaux ; que le gouvernement italien en préparait une réclamant l'élection du pape par le vote populaire. Tout au contraire, la dynastie de Savoie avait intérêt à ne pas pousser à bout la papauté et plutôt à la ménager comme une cause de grandeur et de prospérité pour l'Italie et la Ville éternelle. Le prince de Bismarck, on le sait maintenant, voulait non pas la lutte, mais l'accord[34]. Et puis, son attention était ailleurs.

Il était de l'intérêt commun que l'Église catholique entretint des relations normales avec les puissances.

C'est M. Gambetta qui vint à Rome pour prendre langue avec M. Crispi. Il était urgent de s'entendre sur un passage de l'histoire qui intéressait l'univers. M. Crispi ne fut pas embarrassé pour donner des mains à la sage politique pour laquelle on escomptait sa souplesse et son sens des réalités.

On vit, soudain, le cardinal Pecci prendre ses dispositions d'un air si assuré, que les choses parurent réglées. Les cardinaux noirs, les créatures du pape défunt, essayèrent de soulever un débat. Trente-huit cardinaux se réunirent et échangèrent des vues sur le lieu du conclave[35]. Le cardinal doyen di Pietro et le cardinal camerlingue empêchèrent qu'on n'adoptât une résolution hâtive. L'ambassadeur français, marquis de Noailles, eut, au même moment, un entretien avec M. Crispi. Le ministre de l'intérieur se porta fort de l'ordre maintenu et de la dignité du conclave respectée[36]. Le 9, les invitations convoquaient les cardinaux à Rome. C'était le mot décisif.

Les prières des neuf jours furent dites à la basilique de Saint-Pierre. L'exposition du corps de Pie IX se fit dans une chapelle où il était veillé derrière une grille, par les gardes nobles, tandis que les fantassins italiens faisaient la haie clans la nef ouverte au public. C'était une combinazione. Tout s'arrangea ainsi par une série d'atténuations et d'accommodements.

Les cardinaux entrèrent en conclave, le 18, avec le cérémonial habituel, réduit au minimum. Renfermés dans l'intérieur du palais, ils siégeaient au nombre de 61, dont 39 italiens, 7 français, 7 allemands ou autrichiens, 11 espagnols, 2 anglais, 1 belge, 1 portugais ; 3 cardinaux étaient absents. Jamais on n'avait vu conclave aussi nombreux. Les scrutins se firent dans la chapelle Sixtine, sous la voûte chargée de pensée et de génie, devant la muraille sublime où le Christ imberbe de Michel-Ange donne, à la mission terrestre de l'Église, la sanction céleste, en partageant les élus et les réprouvés. Le cardinal camerlingue tenait le conclave d'une main forte. Les ambassadeurs veillaient au dehors. Au ministère de l'intérieur, M. Crispi, dans une situation non moins difficile, était plus énergique encore : les radicaux et les libres-penseurs romains vinrent en tumulte, devant le ministère, demander l'abrogation de la loi des garanties : c'était un essai de manifestation ou d'intimidation visant les cardinaux. M. Crispi reçut les chefs de la troupe et les harangua de telle sorte qu'elle se dispersa[37].

Qui serait l'élu du conclave ? Dans l'œuvre de gestation solennelle confiée aux soixante vieillards, les causes les plus sublimes et les plus infimes agissent. Les électeurs rouges, traducteurs de la volonté céleste, consultent à la fois leur conscience et leurs conclavistes : si élevés, mais inclinés vers la tombe, ces demi-morts entendent les voix d'en haut et celles d'en bas. La foi, la prudence, mais aussi les préjugés, les passions, tous les souilles agitent, en même temps, ces lampes tremblantes.

Le pontificat de Pie IX avait résumé trop exactement de l'enthousiasme des illusions et la violence des réactions au XIXe siècle. Mastaï, le pape de 1848, était devenu le pape du Syllabus et du concile, le protestataire passionné et intrépide que ni le roi, ni l'empereur, ni le siècle n'avaient fait reculer d'un pas.

L'Église s'était-elle grandie ou diminuée en prenant cette attitude de combat ? En engageant la lutte contre l'esprit moderne, en tenant tête au culturkampf, en rejetant les Loyson et les Döllinger, en contristant les Dupanloup et les Strossmayer, en rompant avec les Cavour et les Victor-Emmanuel, avait-elle augmenté son autorité de ses exigences ; par son indéracinable résistance, avait-elle gagné en profondeur ce qu'elle perdait en étendue ! Seuls, les soixante vieillards avaient qualité pour répondre. Mais, combien de milliers d'aines leur réponse touchait en même temps ! Si le catholicisme devait accomplir sa mission éternelle, s'il devait rester ou non l'abri des peuples, le temple de la morale organisée, la plus haute des constructions politiques humaines, le plus sûr des refuges pour les tristesses d'ici-bas, si la pierre où reposait l'Église devait être consolidée ou ébranlée, un nom, le nom prononcé par soixante voix chevrotantes allait en décider.

Parmi les cardinaux papables, on citait : Bilio, Franchi, Monaco La Valetta, Parocchi, quoique jeune, di Pietro, quoique vieux, Panebianco, que son nom (Painblanc) rendait populaire. À Rome, le peuple qui, selon sou habitude, s'intéressait vivement aux cérémonies comme à un spectacle et au résultat comme à un jeu familier, le peuple criait : Pas de moine ! Pas de jésuite ! Les puissances étaient très modérées. Nul gouvernement ne croyait l'heure propice pour jouer les Charles-Quint ou les Louis XIV. Le mot général était : Faites vite ! Fa presto ! et la pensée universelle était : Faites du nouveau.

Ces mouvements divers du monde et du peuple se traduisaient, très adoucis, très édulcorés, dans les pensées et les paroles, pesées à la balance, des pères du conclave. L'ambassadeur de France, M. le baron Baude, écrivait :

Les cardinaux étrangers (et il comprenait les Français sous ce nom) veulent bien un Italien pour pape, mais ils ne veulent pas un pape italien, c'est-à-dire un pape qui laisserait la papauté s'absorber et se confondre dans l'Italie. Ils estiment que ce danger serait le plus redoutable pour la papauté et pour la paix religieuse de l'Europe[38].

Ceux que la chaleur de Pie IX animait encore mettaient en avant le nom de Bilio ; les libéraux, soutenus par les Espagnols, poussaient Franchi. On parlait d'intrigues menées par le cardinal de Hohenlohe, qui avait la parole de l'Allemagne et de l'Autriche dans la haute assemblée. La France avait confié son droit d'exclusive au cardinal de Bonnechose pour écarter, au besoin, Bilio[39].

La vérité est que de nombreux suffrages se portaient, d'eux-mêmes, sur un nom, qui, lancé en Italie, puis en France par une brochure retentissante, soutenu par une campagne très dévouée et très digne, réunissait de grandes sympathies, celui du cardinal Pecci.

C'était ce camerlingue dont Rome avait vu la figure pâle sortir de l'ombre aux derniers jours de Pie IX et qui, selon ses fonctions, avait dû s'assurer que le pape — qui ne l'aimait guère — était bien mort. On ne connaissait de lui que ses excellentes études littéraires et théologiques, une ferme délégation à Bénévent, une habile nonciature à Bruxelles et un épiscopat plus que trentenaire à Pérouse. Il était de bonne famille, fils de soldat, né dans cette Ombrie qui fut, souvent, la pépinière des gloires romaines ; il était cardinal de 1853 et avait soixante-huit ans. Par une sagesse naturelle et une pondération essentielle, il avait su, sans calcul apparent, ménager sa fortune. Au concile du Vatican, il s'était tu, mais il avait voté oui à toutes les propositions romaines. Cependant, l'opposition l'appréciait et l'estimait.

Comme s'il avait eu le pressentiment de ses hautes destinées, il avait publié, le 6 février 1877 et le 10 février 1878 (trois jours après la mort de Pie IX), deux lettres pastorales sur les harmonies de l'Église et de la civilisation[40]. On voulut y voir une sorte de correction discrète au Syllabus. La doctrine était la même, mais le ton était différent. Ces exposés pieux ne sentaient pas la sacristie. On reconnaissait le gentilhomme et le penseur sous les paroles mesurées et fermes du prélat. Il y avait, dans ces pages, autre chose encore, la prévision des commotions sociales qui allaient ébranler le vieux monde. L'évêque, autrefois nonce à Bruxelles, avait pénétré dans les ateliers. Il avait le souvenir du pays noir. Il blâmait cet excès de travail, redevenu servile et païen, qui a pour conséquence d'enchaîner l'homme à la matière et de le livrer sans frein aux passions brutales. L'évêque de Pérouse ne niait pas le progrès matériel de la civilisation moderne, mais il la rappelait au respect d'une œuvre plus haute, l'amélioration morale et religieuse de l'homme. Il n'y avait, clans ces épîtres, nulle condescendance aux idées du siècle ; pourtant, on y trouvait une intelligence exacte des nécessités de l'heure ; le but que se proposait l'écrivain, c'était l'harmonie et non le désaccord irrémédiable.

Deux hommes, qui avaient des relations dans la presse française, le comte Conestabile et le comte Grabinski, avaient pris à tâche de faire connaître en France le cardinal-évêque de Pérouse. Ils étaient en rapport avec Mgr Dupanloup, avec l'Univers, avec quelques personnages politiques : M. Duclerc, M. Etienne Lami, peut-être avec l'entourage intime de M. Gambetta. Quoi qu'il en soit, celui-ci avait été renseigné sur les titres du cardinal Pecci. On a dit, à tort, que M. Gambetta et le gouvernement français auraient désiré l'élection du cardinal Bilio[41]. Un article de M. Bonghi dans la Nuova Antologia, une brochure publiée par M. Teste, Préface au conclave, présentaient la candidature du cardinal Pecci comme l'espoir d'une politique d'apaisement et de conciliation. De toutes parts, le même son, la même cloche.

Le premier scrutin eut lieu, le 19 février, après la messe. Les cardinaux défilèrent devant l'autel élevé au pied de la fresque de Michel-Ange et déposèrent dans l'urne les bulletins fermés. Le cardinal Pecci obtint 27 voix, le cardinal Bilio 12, le cardinal Franchi 8, le cardinal Parocchi 1, le cardinal de Luca 10, le cardinal Ledochowski 2. Il fallait. 42 voix pour être nommé à la majorité des deux tiers. Le cardinal de Bonnechose, sans prononcer l'exclusive, fit savoir que la France n'accepterait pas la désignation du cardinal Bilio. Au deuxième tour, le cardinal Pecci eut 36 voix, Bilio 12. Le cardinal Franchi se rallia et se fit le grand électeur du Pérugin. Celui-ci était, dès lors, désigné et comme élu.

Il tremble devant le fardeau imminent. Dans la nuit du 19 au 20, il alla, dit-on, trouver un de ses collègues : — Il faut que je parle au Sacré-Collège. On se trompe. On me croit du savoir et de la sagesse : je ne suis ni docte ni sage. On se trompe. — Vous n'êtes pas juge, répondit le cardinal. Pour ce qui concerne votre devoir, c'est nous qui sommes vos juges. Quant à vos qualités, Dieu les connaît. Confiez-vous en lui. Le troisième tour donne 44 voix au cardinal Pecci, mais encore 6 voix à Bilio, et 7 au cardinal de Luca. L'esprit de Pie IX ne désarmait pas.

Le doyen posa à l'élu les questions d'usage : Acceptez-vous l'élection faite selon les formes ? De quel nom voulez-vous être appelé ?Je me soumets à la volonté de Dieu, répondit-il. En souvenir de Léon XII, je veux m'appeler Léon. Les Léon ont toujours passé, dans la série des papes, pour les politiques et les conciliateurs, de même que les Pie pour les saints et les intransigeants. M. Gambetta devait connaître cette tradition : c'est ce qui explique. la phrase de sa lettre du 20 février : Il est pape et le nom de Léon XIII qu'il a pris me semble du meilleur augure.

Le nouveau pape avait une décision à prendre immédiatement. Consacrerait-il, par son premier geste, la politique de Pie IX et s'enfermerait-il dans le Vatican ou bien donnerait-il la bénédiction urbi et orbi du haut de la loggia extérieure de Saint-Pierre ? La foule qui avait acclamé son élection, attendait, prête à se prosterner. On dit que les canons du fort Saint-Ange étaient chargés pour tirer leur salve, au cas où la blanche figure apparaîtrait sur le balcon extérieur et que les troupes avaient reçu l'ordre de rendre les honneurs souverains[42]. On dit aussi qu'une manifestation hostile avait été préparée.

Le pape annonça qu'il donnerait la bénédiction dans l'intérieur de la basilique. Le Vatican restait clos et le nouvel élu y renfermait, pour toute la durée de son règne, le secret de sa politique.

Le pape Léon XIII apparaissait, dès lors, tel qu'il fut par la suite, comme un sage, un prudent, un politique. Dans son article de la Nuovo Antologia, M. Bonghi avait défini, en ces termes, le cardinal vraiment papable : C'est celui qui n'excède en rien. Un cardinal disait aussi, à la veille de l'élection : Nous voulons un pape ferme sur les principes, modéré dans leur application. Ces deux phrases peignent Léon XIII. Il trouvait son autorité dans la mesure.

Pic IX, rond, gras, fleuri, ardent, aimable, passionné, éloquent, avait eu un des règnes les plus contrastés qu'ait connus l'Église. S'il eut de grands malheurs, il ne fut pas malheureux. Son sourire affectueux et large, sa bonne grâce pleine d'élan, sa physionomie ouverte et sa naturelle bonhomie prenaient les cœurs. Nul pape ne fut plus aimé : nul pape ne fut plaint davantage, et, malgré ses déboires, plus chaleureusement défendu. De science peu profonde, sans méfiance, se livrant facilement, il subit des influences qui, peu à peu, l'enlacèrent au réseau des difficultés d'où il ne put s'arracher. Il fut toujours, et dans tous les sens du mot, le pape prisonnier. Il vécut les années de Pierre pour porter les chaînes de Pierre. Les larmes qui coulèrent sur sa peine furent sa seule joie, sa seule consolation. Les dernières années de ce règne unique furent un long attendrissement.

Le pape Léon XIII avait la figure sèche et line, le corps étroit, le teint pâle. On eût dit qu'une lampe intérieure éclairait son visage émacié. Cette lampe, qui veillait sur tous ses actes, sur tontes ses paroles, c'était l'intelligence. Dans l'espèce d'exil dont l'avaient frappé l'hostilité d'Antonelli et la prescience de Pie IX devinant en lui le successeur, dans l'exil de Pérouse, il avait longuement réfléchi. Savant, lettré, théologien, administrateur, diplomate, il était prêt. Et il avait fait preuve de la qualité suprême : il s'était tu. Éloquent pourtant, lui aussi, mais pour démontrer et pour prouver, non pour charmer et émouvoir. Tant qu'il se domina, sa force fut dans sa finesse et sa sensibilité dans son tact ; il avait, de sa rude terre ombrienne, le sens des réalités. Pensant par lui-même, agissant par lui-même, fils de soldat, il savait commander. La générosité de son âme s'arrêtait peu aux souffrances prochaines, mais s'émouvait pour les misères vastes et anonymes, celles des foules : politique, là encore. Il ne pouvait voir sans prévoir.

Vraiment pontife romain, par sa confiance au temps et en la parole de Dieu, mais tirant de cette foi inébranlable une patience, une modération, un esprit d'accommodement qui laissent aux solutions les plus sages le temps de naître et aux plus douces le temps de fleurir.

Léon XIII, sans rien compromettre, sauva ce qui pouvait être sauvé. Il amena Bismarck, apaisé pour la première fois, jusqu'à Canossa. Pendant tout son règne, il tint en respect l'esprit du siècle dont il n'ignorait, pourtant, ni la hardiesse ni la force. Les prévisions de M. Gambetta ne furent pas tout à fait déçues, si elles ne se réalisèrent pas complètement. Léon XI II rechercha le mariage de raison avec la République. Il aima la France, qui restait, à ses yeux, le seul peuple catholique ayant une puissance d'expansion et de propagande sur le monde. Quelqu'un lui parlait du général Duchesne, après la campagne de Madagascar : — Amenez-le à Rome, dit le pape, je voudrais voir un vainqueur !

 

IV

En France, la République s'installait clans son succès. Les élections à la Chambre des députés, qui, du mois d'avril au mois de juillet, s'échelonnent en vue de pourvoir aux nombreuses invalidations prononcées par la majorité, sont, pour la plupart, favorables aux institutions. Comme le dit M. J.-J. Weiss, dans un article fameux, paru le 1er mai et qui fut le tombeau des illusions monarchiques : On était en République ; le corps électoral jugea que, pour diriger les affaires d'une République, il fallait des républicains : il choisit ceux qui se disaient tels sans détour et sans ambages.

Les esprits n'étaient pas à la lutte. On avait soif de repos et de paix. La Chambre se réunit du 29 avril au 11 juin, pour expédier les affaires courantes et de laisser au président de la République et à son gouvernement le soin de recevoir les visiteurs de l'exposition. Cette session fut courte, mais extrêmement laborieuse. On s'occupa activement du budget de 1879. M. Gambetta, élu de nouveau président de la commission du budget, se prononça pour la politique de dégrèvement contre la politique d'attente et d'économie, conseillée par M. Léon Say, ministre des finances : on voulait que la République payât sa bienvenue. La situation financière générale autorisait, jusqu'à un certain point, une méthode qui, pour l'avenir, n'était pas sans danger. La liquidation des charges de la guerre s'éloignait peu à peu des préoccupations parlementaires. La France prenait le parti de vivre sous le fardeau.

La Chambre vote, le 24 mai, le projet de loi relatif aux contributions directes de 1879. Le projet est porté au Sénat et donne lieu à une discussion délicate, qui touche à l'interprétation des lois constitutionnelles. Les contributions directes sont détachées du budget, afin de permettre le répartement par les conseils généraux et d'arrondissement, à leur session estivale. Mais le budget ne pouvant être, cette année, voté dans la session ordinaire, le gouvernement a introduit, dans le projet, un article disant que le recouvrement des contributions ne pourra se faire avant le vote total du budget. C'est une précaution à l'égard des velléités d'indépendance du pouvoir exécutif. Le Sénat voudrait résister et rejette d'abord l'article. Mais la Chambre, ayant maintenu la formule du gouvernement, le Sénat finit par céder.

Tout ce qui touche à l'armée a toujours la faveur des deux Chambres et de l'opinion. Le 9 avril, de nouveaux crédits de 120 et 224 millions sont votés au compte de liquidation, pour le budget de la guerre, et, ce même jour, une loi portant ouverture d'un crédit permettant le premier appel, sous les drapeaux, de l'armée territoriale. Les 14 et 17 mai, le Sénat discute en première et deuxième lecture la loi organisant le nouveau service d'état-major. Le 18 mai, une commission mixte du Sénat et de la Chambre est chargée d'examiner les nombreuses questions soulevées relativement à la marine. Du 6 mai au 22 juin, la Chambre et le Sénat votent, sur la proposition de MM. Gambetta et Proust, la loi améliorant les conditions de la retraite pour les officiers. Du 6 au 22 juin, sur l'intervention de M. Gambetta à la Chambre, et non sans débat au Sénat, est adoptée la loi améliorant la situation des sous-officiers, leur offrant des primes de rengagement, ainsi qu'une haute paye, et créant le grade d'adjudant. Un décret du 15 juin institue une école militaire supérieure. Une loi du 20 juin élève du quart au tiers la quotité de la pension des veuves d'officiers. Un décret portant règlement d'administration publique établit les conditions des travaux à entreprendre par les divers ministères dans la zone frontière. Enfin, le Journal officiel du 11 juillet promulgue la loi organisant les services hospitaliers dans l'armée et les services mixtes.

L'entreprise des grands travaux marche du même pas que la réorganisation militaire. Le 27 avril, un rapport du ministre des travaux publics au président de la République expose le résultat de l'enquête confiée aux commissions régionales : elles ont approuvé, dans ses lignes générales, le programme du ministre. Les projets de loi ne se pont pas attendre. Dès le 29 avril, le Sénat est saisi du projet réglant l'établissement, par les départements et les communes, des chemins de fer d'intérêt local. Du 2 au 10 mai, le Sénat discute et vote sur le rapport de M. Féray, le projet sur le rachat des compagnies de chemins de fer obérées. M. Bullet, préludant au rôle d'opposant averti qu'il doit remplir pendant si longtemps, s'écrie : Vous paralysez nos budgets pendant soixante-quinze ans ! La loi est promulguée le 18 mai.

Du 16 mars au 31 mai, les deux Chambres ont examiné les projets de canaux concernant l'amélioration de la Seine entre Paris et Rouen (32 millions) ; le canal de jonction de l'Aisne à l'Oise (15 millions) ; 2° l'amélioration du Rhône entre Lyon et la mer (45 millions) ; 3° l'amélioration du canal de Bourgogne, de l'Yonne et de la Seine entre Auxerre et Paris (20 millions) ; ces projets se rattachent au programme d'ensemble pour la reconstitution des voies navigables intérieures entre le Havre et Marseille. Le 14 mai, la Chambre adopte la loi ayant pour objet la création d'un port en eau profonde à Boulogne-sur-Mer (17 millions). Une autre loi (14 juin) autorise l'agrandissement du port de Cette (8.400.000 francs).

Voici le grand coup : le 4 juin, M. de Freycinet dépose à la Chambre le projet relatif au classement complémentaire du réseau des chemins de fer d'intérêt général. Il conclut au classement de 9.000 kilomètres environ de lignes nouvelles et, à l'exécution, en tout, de 17.000 kilomètres prévus soit par le programme actuel, soit par les lois antérieures. Les lignes nouvelles seront construites dans toutes les régions du pays sans en excepter les plus difficiles et les moins favorisées. Le réseau des voies ferrées atteindra 39.000 kilomètres, excédant celui des routes nationales. Dix ans seront nécessaires à l'accomplissement du travail, dont le coût est évalué à plus de trois milliards. En outre, on annonce dans la circulaire qui a soumis le projet à l'examen des conseils généraux, la création du réseau d'intérêt local.

Ainsi s'ouvrent sur toute la face du pays les perspectives d'un labeur immense, d'un vaste mouvement de capitaux, de nombreux profits immédiats et de gains ultérieurs indéfinis. Il y a bien quelque précipitation dans les études ; elles auraient gagné à être mûries davantage, à être adoptées par échelons, à attendre des plus-values consolidées ; il eût mieux valu ne pas préjuger le progrès de la science et de l'industrie. Le tonnage croissant des bateaux, l'invention de la bicyclette et de l'automobile ont, depuis, modifié profondément les conditions de certains travaux engagés. On figeait un peu hâtivement, dans la réalité payante et sonnante, des conceptions dont l'ampleur même avait quelque chose de romantique et de césarien. La discussion publique, les rivalités parlementaires et locales en exagérèrent encore le défaut et en altérèrent le caractère — en somme grandiose et bienfaisant.

La multiplicité des études engagées pour réaliser ces vastes projets motiva la création, au ministère des travaux publics, d'un sous-secrétariat d'État dont M. Sadi Carnot devint le titulaire.

Pour cette colossale mise en œuvre, il faut de l'argent, de l'argent encore, de l'argent tout de suite. Le 21 mai, M. Varroy dépose, au Sénat, le rapport sur la création du 3 % amortissable, déjà voté par la Chambre. M. Chesnelong parle avec autorité contre le projet et contre le plan des grands travaux. On marche vers le déficit. M. Léon Say défend son système, tout en déplorant le droit d'initiative parlementaire en matière de crédits. Regrets platoniques. La loi est adoptée en deuxième lecture le 3 juin et promulguée le 11 juin. Il n'y a plus qu'à puiser à la source. Des émissions de rente amortissable sont ordonnées, par décrets des 16 juillet et 6 août 1878.

La politique économique évolue selon l'orbe indiqué précédemment. Dès le 20 mars, la Chambre a renvoyé à l'étude d'une commission de trente-trois membres — qui choisit M. Jules Ferry pour président — l'examen d'un nouveau tarif général des douanes. La commission procède à une enquête sur l'ensemble de la situation économique de la France. Elle poursuit ses travaux avec une grande activité et met ainsi le pouvoir législatif en contact avec les forces vives du pays. Peu d'œuvres curent sur l'avenir de la République un plus efficace retentissement. Tous ces hommes de labeur et d'entreprise, convoqués à la barre pour exposer et discuter leurs affaires, se sentirent fiers de leur importance et s'attachèrent aux parlementaires qui avaient prêté à leurs doléances et à leurs explications une oreille attentive : combien de conversions eurent là leur originel Les intérêts s'humanisent si facilement !

Une commission d'enquête sur la situation du commerce et de l'industrie avait été constituée au Sénat pendant le Seize Mai. A l'origine, elle avait un caractère politique. Mais le succès a modifié l'ordre de ses préoccupations. Elle se consacra à de sérieuses recherches économiques.

Dès le 21 mai, M. Ancel dépose le rapport de cette commission. Le rapport conclut : 1° à la nécessité d'établir le plus tôt possible un tarif général des douanes avec relèvement des droits : 2° au non-renouvellement des traités de commerce jusqu'à l'établissement du dit tarif ; 3° il appelle l'attention du gouvernement sur la situation de la marine marchande, qui fait l'objet d'une étude particulière dans un rapport de M. Desseaux, déposé le 17 niai.

Une suite immédiate est donnée par le parlement aux tendances protectionnistes qui se manifestent de divers côtés. Le 7 juin, la Chambre, après un grave débat, refuse de sanctionner le projet de traité de commerce franco-italien qui avait été négocié par le duc Decazes ; le nouveau gouvernement, craignant un échec, avait- ajouté, au projet de traité, une clause le rendant dénonçable d'année en année. Malgré cette concession, l'intervention très énergique de M. Jules Méline ébranle la Chambre. L'Italie a relevé ses tarifs : la France veut être libre de relever les siens. M. Rouvier défend la politique des traités de commerce. Finalement, la Chambre, par 225 voix contre 220, vote la proposition de M. Méline et rejette le traité. La guerre de tarifs commence entre la France et l'Italie. L'Italie avait eu plus facilement raison des hommes du Seize Mai, dont elle se plaignait si haut !

L'idée démocratique se met en marche dès que la route est ouverte. Le 2 mai, M. Dauphin dépose, au Sénat, le rapport sur la construction des maisons d'école. Des ressources montant à un total de 120 millions seront à la disposition des communes pour la construction ou l'aménagement des bâtiments scolaires. Une caisse spéciale, placée sous la garantie de l'État, est créée à cet effet. Cet ordre de dépenses est obligatoire pour les communes. Le projet est adopté sans discussion. La loi est promulguée le 1er juin. Sujet intarissable de plaintes, de récriminations et de reproches pour l'opposition !

M. Laisant demande à la Chambre de mettre à son ordre du jour la prise en considération de sa proposition de réduction du service militaire à trois ans et de suppression du volontariat. Repoussé par 201 voix contre 154 ; mais, à la faveur du principe d'égalité, l'idée gagne du terrain. M. Naquet dépose, le 21 mai, une proposition de loi relative au rétablissement du divorce, grave atteinte à l'ordre établi ! La presse s'empare de la proposition ! Articles et discours coulent pour et contre. La littérature a préparé les voies au législateur. M. Naquet réalise Alexandre Dumas fils, comme il a prétendu, déjà, apporter une sanction aux doctrines de Taine.

Proposition de loi de MM. André Folliet et Pascal Duprat sur le régime municipal (4 juin). Proposition de loi de M. Louis Blanc et autres sur la liberté de réunion et d'association (1er juin).

En somme, animation, ardeur, confiance en l'avenir. Malgré les violences de l'opposition, principalement dans les débats relatifs aux invalidations, le pays prend confiance en la République. En dépit des raisonnements abstraits que l'on peut fonder sur la clause de la révision, écrit J.-J. Weiss[43], rien ne manque à la République de ce qui constitue un gouvernement définitif : ni le nom, ni le droit, ni le l'ait, ni la vie, ni l'action.

Au moment où la session s'achève, cet optimisme est presque unanime chez les républicains : ils attendent avec confiance le prochain renouvellement du tiers sénatorial. Tandis qu'un grand fait, le succès de l'exposition, parle plus haut encore, leurs voix entonnent, l'hosanna de la victoire définitive.

M. Gambetta, à Versailles, au banquet Hoche, répondant à M. Henri Martin et à M. Albert Joly, repousse les éloges dangereux qui lui sont adressés :

Non, je n'ai été, au jour du péril étranger et au jour de la lutte intérieure, que le serviteur de mon parti ; oui, je n'ai pas désespéré de la France ; mais il n'y avait pas de mérite à cela ; donc, trêve à ces louanges !... Cette fête a surtout un mérite, c'est qu'elle réunit en un faisceau l'esprit militaire et l'esprit civil. On n'a pas réussi à creuser, entre le parti républicain et l'armée, l'abîme dans lequel on voulait précipiter la République.

Après ce discours, M. Gambetta est l'objet de longues ovations. Mais le bruit court que sa santé est atteinte et qu'après avoir parlé, il est resté assez longtemps sans connaissance[44]. M. Bardoux, à Lille (15 juillet), à Dreux (8 septembre), expose le plan des réformes scolaires.

La France démocratique de demain sera ce que la fera l'université... Qui n'aime pas l'école n'est pas patriote et qui aime la France doit aimer l'école. L'école doit, avant tout, faire aimer le pays.

Enfin, M. de Marcère, à Maubeuge (22 juillet), constate la situation favorable que les événements et le mérite de ses membres ont faite au gouvernement. Pourtant, il signale le dissentiment religieux toujours latent et qui peut compromettre la stabilité, l'harmonie et le calme.

 

Les Chambres se sont séparées le 11 juin. Un seul spectacle retient les regards du dedans et du dehors : la France apparaît relevée, resplendissante et souriante à l'univers. L'exposition de 1878 a ouvert ses portes à la date fixée, le 1er mai. Ni la crise intérieure, ni les événements d'Orient, qui eussent pu mettre la paix en péril, n'ont découragé les initiateurs[45]. Paris, avec son goût du spectacle, avec son art de la magnificence, avec son savoir-faire décoratif et son génie propagandiste, a voulu attirer, encore une fois, la sympathie et l'admiration des peuples, et il a réussi.

Sur la plaine du Champ-de-Mars et sur la colline du Trocadéro se développent les immenses bâtisses qui abritent les richesses de l'exposition. Le palais du Champ-de-Mars, d'une tenue élégante et sobre, n'est, en somme, qu'une immense cage de fer et de verre. On avait voulu que le palais du Trocadéro fût un monument plus achevé et plus durable. L'hémicycle de colonnes, couronnant la colline, donnait à cette acropole du Trocadéro un aspect imposant et harmonieux, gâté malheureusement par la lourde coiffure du pavillon central et par les deux minarets mauresques dont ce pavillon fut accoté.

La conception d'une telle architecture, où des réminiscences orientales et byzantines se marient aux souvenirs classiques, représentait, assez exactement, l'indécision de cet âge incertain. C'était l'époque où Stanley et Brazza rentraient de leur voyage en Afrique. Le monde s'ouvrait devant l'effort européen. Lime inquiétude de ce qui naissait, une aspiration vers l'inconnu, le tourment des parties ignorées de la planète et de je ne sais quelle vie rêvée, non vécue encore, remuaient les esprits.

La science s'affirmait maîtresse de l'univers. La parole ailée faisait, en quelques instants, le tour du globe et s'emparait de l'éternité : Edison inventait le phonographe et le téléphone. La lumière et la force électriques s'attelaient au travail humain et s'employaient aux besoins domestiques. Les conquêtes de Pasteur dévoilaient les secrets des virus et peut-être ceux de la vie. La vieille Europe s'écroulait sous la pioche des hommes d'État réalistes. Bismarck était un initiateur à sa manière.

Cependant, l'ombre auguste du romantisme se prolongeait encore sur les jours nouveaux. Heure trouble où tout était pressenti et deviné, peu de choses définies, saisies et captées. On se plaisait dans la recherche pour elle-même, et les âmes, aux écoutes du futur, étaient agitées d'une émotion où il y avait quelque candeur.

Puissance évocatrice de cet art colossal et éphémère, l'art des expositions, d'avoir exprimé si clairement des sentiments si fugitifs et si imprécis ! Façades ingénieuses de la rue des Nations, pavillons insolites des jardins du Trocadéro, cascades et fontaines, où se mirent les éléphants et les rhinocéros imprévus, isbas russes, mosquées algériennes, bazars tunisiens, cabanes des Lapons, maisons de fleurs japonaises, vos fastueuses architectures et vos plâtras, vos ors et vos zincs, vos sapins et vos bambous, parurent alors de surprenantes merveilles ! On s'arrêta longtemps devant les petits métiers du nègre marchand de bonbons, du Turc marchand de babouches, de l'écrivain chinois, de l'Hindou tisseur de châles. On vit, avec orgueil, réunis en ce coin plein d'artifices, les types divers et les costumes bariolés. N'était-ce pas un résumé de la vaste terre ? Les fils des différents peuples défilaient, cinq par cinq, avec bannières, uniformes et insignes nationaux aux cérémonies des cortèges : tels les prisonniers des rois sur les métopes babyloniennes.

Pour les souverains exotiques, on exhuma un protocole oublié. Les sept officiers algériens, drapés dans leurs burnous, furent une curiosité, comme si on avait oublié déjà les campagnes d'Afrique. L'émir de l'Afghanistan, les maharajahs de l'Inde parurent des personnages des Mille et une Nuits. Le shah de Perse revint et il se promenait le soir, dans Paris, comme Haroun al Raschid dans Bagdad, en simple particulier. Une odeur de musc et de pastilles du sérail emplissait les avenues et flottait sur les jardins fleuris. L'Estudiantina espagnole tapait sur son tambourin et le violon agressif des tziganes menait le branle agaçant de ces folles journées.

Le maréchal de Mac Mahon, avec une bonhomie avenante et déprise, présidait à la farandole. Il en sauvait l'expansion trop facile par sa dignité et sa tenue. Le 1er mai, parmi les ruines neuves des bâtiments inachevés, dans la boue des avenues et sous l'averse d'un violent orage, il ouvrit l'exposition. La cérémonie eut lieu au Trocadéro. Le président de la République, entouré du bureau des Chambres et des pouvoirs constitués, était accompagné du roi don François d'Assise, du prince de Galles, du prince royal de Danemark, du duc d'Aoste, du prince fleuri des Pays-Bas. Malgré la mauvaise humeur de Bismarck, l'Europe se risquait.

Un discours du ministre du commerce exprima la pensée de l'entreprise : La France, rassurée sur son avenir, a repris, sous l'égide d'un régime politique qui a sa confiance, un nouvel essor, un regain d'activité et d'énergie. Le ministre n'était pas un poète lyrique ; il disait, tant bien que mal, ce que l'on ressentait autour de lui.

Quand la cérémonie officielle fut terminée et que le canon eut répondu à la parole sacramentelle, prononcée par le maréchal : L'exposition est ouverte, les visiteurs furent admis et 500.000 personnes envahirent les galeries. La foule s'y répandit comme une marée, en un ordre parfait et avec une joie débordante. Elle était à elle-même un spectacle ; elle jouissait de sa propre allégresse et vivait de se sentir vivre. Tout était bonne humeur, gaieté, surprise, émotion. Paris travaille dix ans pour une de ces heures d'enivrement ; il a, dans ces courts instants, le sentiment précis et fier de son rôle et de sa gloire. Ces citoyens, venus pour trois sous sur l'impériale de l'omnibus, grimpent, en même temps, à la dignité de personnages historiques.

Le soir, la ville s'illumina jusque dans les faubourgs. La population emplit les rues, par une température plus clémente. Les étoiles fraternisaient avec les illuminations ; ce fut une émotion, une cordialité unanimes.

Le lendemain, M. Grévy, qui avait le don des improvisations opportunes, dit à la Chambre :

Je cède au désir d'un grand nombre de mes collègues et je suis sûr d'être l'interprète du sentiment de la Chambre en exprimant publiquement la satisfaction et la profonde émotion qu'elle a éprouvées, hier, au spectacle grandiose de l'ouverture de l'exposition universelle, émotion causée surtout par la joie patriotique de voir la France, à quelques années à peine de ses désastres, trouver dans sa vitalité, dans sa puissance, clans son génie, les moyens de convier si magnifiquement le monde entier à cette grande fête du travail, du commerce et de l'industrie.

Au Sénat, pas un mot. Les partis de droite boudaient. Ils soulignaient, ainsi, la victoire de la République. Aussi la France républicaine fut heureuse de faire siennes ces journées, puisqu'on les lui laissait.

Des crédits avaient été mis à la disposition du gouvernement pour ajouter de l'éclat aux cérémonies officielles. Le maréchal de Mac Mahon fit, avec splendeur, les honneurs de l'Élysée. Bals et diners dans les ministères. Le 24 mai, un banquet fut offert aux délégués des sections étrangères de l'exposition par les sénateurs et les députés républicains, membres du Cercle national. Après MM. Duclerc, Teisserenc de Bort, sir Philipp Cunliffe-Owen, M. Gambetta parla ; il fut le héros fêté de cette journée. Le 20 juin, il y eut revue des troupes du gouvernement de Paris à Longchamp. Le président de la République, vigoureusement acclamé sur son passage, rentra à cheval à l'Élysée.

Pendant toute la durée de l'exposition, les instituteurs des départements vinrent, par séries de cinq à six cents, visiter les galeries. Ils entendirent des conférences pédagogiques et commencèrent il s'initier au rôle qu'on leur réservait dans l'éducation de la démocratie. M. Bardoux leur dit, le 2 septembre :

Il faut que vous emportiez, de votre voyage, un amour plus profond encore de la France ; vous avez jugé par vous-mêmes les efforts faits depuis huit ans pour la relever. Aidez-nous à la préserver des malheurs qu'elle a injustement soufferts. En un mot, faites bien aimer notre cher pays.

L'élan donné, des réunions variées et nombreuses, des rendez-vous de métiers, de fonctions, d'industries, des congrès nationaux et internationaux se multiplièrent et remplirent Paris d'un bruit de discours et de fêtes. Les journées et les nuits ne suffisaient plus. Les cafés ne se fermaient guère et les voitures roulaient, emportant des refrains et des cris, jusqu'à l'aube naissante.

Il y eut une journée sans précédent et qui ne devait pas se renouveler : ce tut celle du 30 juin, la fête du peuple, le véritable baptême de la République. On avait choisi cette date pour éviter l'anniversaire du 14 juillet. Le temps était propice : un ciel voilé de légers nuages, une atmosphère fraîche et douce, — le printemps de Paris. Le matin, on inaugura la statue de la République, par Clésinger, au Champ-de-Mars ; coiffée d'une sorte de bonnet phrygien, elle inscrivait sur son socle ces mots un peu froids : — CONSTITUTION DE 1875. La musique de la garde républicaine fut autorisée à jouer la Marseillaise. Les ministres parlèrent. On se rendit en corps dans le port pour saluer la tête colossale de la Liberté éclairant le monde, par Bartholdi, destinée à la ville de New-York : cette union des deux Républiques fut célébrée comme un symbole.

Toute la matinée s'était passée en ces prolégomènes. Mais la ville appartint au peuple, l'après-midi : elle apparut, couverte d'une floraison imprévue de drapeaux, de guirlandes, d'oriflammes, d'inscriptions et d'arcs de triomphe. Les plus vieux quartiers étaient les plus frais et les plus joyeux. La cour des miracles semblait un parterre. Les voitures étaient pavoisées, les chevaux avaient des bouquets ou des cocardes. Le jardin des Tuileries, la place de la Concorde, l'avenue des Champs-Élysées, l'avenue du Bois-de-Boulogne, dans leur cadre magnifique, n'étaient qu'un seul et unique décor or et vert. La foule se mit à couler doucement, s'arrêtant et s'émerveillant, faisant un remous aux moindres incidents. La circulation des voitures fut bientôt impossible. Sur la terrasse des Tuileries, un concert, où les deux cents -musiciens de M. Colonne alternaient avec les cinq cents choristes de M. Dannhauser, dominait peine le bruit. On dansait aux Halles, sur les places, dans les squares, à tous les coins de rue.

Le soir, Paris illumina. Sauf la tache sombre du faubourg Saint-Germain, un ruissellement de flammes glissa le long des façades. Les rues étaient des rivières de feu : les plus étroites et les plus hautes étaient les plus splendides. Sur la Seine, aux lacs du Bois de Boulogne, des flottilles de barques vénitiennes couvertes de feux multicolores croisaient leurs sillages étincelants. Aux arbres pendaient des globes rouges comme des fruits étranges ; des guirlandes électriques reliaient les candélabres de la place de la Concorde la place de l'Étoile, le long des Champs-Elysées, qui, revêtus de leur récent pavé de bois, paraissaient d'interminables galeries de fête. Les feux d'artifices éclatèrent sur la colline Montmartre, sur la place du Trône, sur la place d'Italie, sur le Pont-Neuf, tandis que la retraite aux flambeaux, où défilaient la garde républicaine et les cuirassiers portant le panache des torches, se déroulait de la porte de Passy à la place de la Concorde.

On dit que Paris brillait encore : le vent chassait, vers les coteaux de Suresnes, une buée lumineuse. Feux non plus de deuil, mais de joie. Les misères anciennes étaient oubliées.

 

 

 



[1] Récits de l'agence Havas, du Times, de l'Estafette et du Journal du Loiret, en relations avec le secrétaire général de la présidence. L. FAVRE, Histoire politique de l'année 1877, t. II (p. 737).

[2] Quatre sous-secrétaires d'État furent nommés : au ministère de la justice, M. Savary ; à l'instruction publique, M. Jean Casimir-Perier ; à l'intérieur, M. Lepère ; au commerce et à l'industrie, Girerd ; un peu plus tard, M. Cochery fut sous-secrétaire d'État aux postes et télégraphes, rattachés au ministère des finances.

[3] Nous n'avions qu'à suivre le récit émouvant d'un témoin : DE MARCÈRE, Le 16 mai (p. 228).

[4] Voir la lettre de M. CLAMAGERAN, datée du 20 décembre 1877 : Le plus drôle ou le plus triste, c'est que l'un d'eux qui tremblait, il y a quinze jours, estimant la résistance impossible.... crie aujourd'hui qu'on s'est montré trop conciliant, qu'il fallait exiger la démission du maréchal, etc., etc. (p. 8).

[5] Ambassade DE GONTAUT-BIRON, t. II (p. 328). — Cf. Mémoires du prince DE HOHENLOHE, du 7 septembre 1877, t. II (p. 221).

[6] La famille du vicomte DE GONTAUT-BIRON a publié, en deux volumes, les documents relatifs à son ambassade et les extraits de ses potiers. C'est un recueil des plus précieux pour l'histoire contemporaine et un de ceux qui permettent de pénétrer de plus près dans les arcanes de la cour de Berlin. (V. les Dernières années de l'ambassade en Allemagne de M. de Gontaut-Biron par André DREUX, Plon, 1907, in-8°, p. 316 et suivantes, et, notamment, Le rappel de M. de Gontaut.)

[7] V. Louis TESTE, Les Monarchistes sous la Troisième République, in-12, 1891.

[8] FIDUS écrit, un peu avant les élections d'octobre 1877 : Dans l'Ouest, celui préoccupe le plus les bourgeois, ce sont les pertes qu'ils ont faites dans les petits chemins de fer, Vendée, Charentes, etc. Ils en veulent plus à la Chambre pour les sommes qu'ils ont perdues que pour tous ses votes et ses projets... (p. 78).

[9] Voir les discussions qui ont précédé le vote de l'amendement Allain-Targé (t. III). — Cf. MATHIEU-BODET (t. I, p. 374 et sq.) ; et, dans A. PICARD, Les chemins de fer français (t. III), l'historique de la question depuis 1871.

[10] G. MICHEL, Léon Say. Sa vie, ses œuvres (p. 325).

[11] Projet déposé par le ministre des travaux publics, le 12 janvier.

[12] V. FIDUS, Le Prince impérial (p. 132 et 361).

[13] On fait, du vote du budget, une loi. En réalité, c'est une mesure exécutive contrôlée par l'autorité parlementaire. La loi sanctionne des rapports permanents entre les citoyens. Or, le vote glu budget étant annuel, en France, rien de moins permanent, rien de moins législatif.... Mais il faudrait discuter à l'infini sur l'emploi conventionnel des mots dans le langage technique parlementaire.

[14] Voir G. PÉRIN, Discours politiques et notes de voyages, in-8° (p. 111).

[15] Une excursion à Pontchartrain. Mémoires de la Société historique de Rambouillet (1890).

[16] Journal des Goncourt, t. I (p. 134, etc.).

[17] Journal des Goncourt, t. IV (p. 357). V. aussi (p. 94) : 24 octobre 1870 : Je regarde, en descendant les Champs-Elysées, cet hôtel fermé de la Païva et je me demande si ce n'a pas été le grand bureau de l'espionnage prussien à Paris.... — Que voilà bien nos Français !

[18] Voir Arsène HOUSSAY, Confessions, t. IV (p. 90). Il nomme, parmi les convives d'alors, le général Fleury, le prince de Hohenlohe, du Sommerard, A. Gaiffe, Baudry, etc.

[19] Joseph REINACH, dans le Temps du 11 décembre 1901.

[20] Les passages de la correspondance de Bismarck et de son fils, le comte Herbert, avec le comte Henckel de Donnersmarck sont empruntés à la publication des papiers de Bismarck, faite par sa famille : Anhang zu den Gedanken und Erinnerungen, von Otto Fürst von Bismarck (t. II). Aus Bismareks Briefwechsel, 1901, in-8° (p. 493 et suivantes).

[21] Cf. Mémoires du prince DE HOHENLOHE, t. II (p. 210, 211, 220, etc.), sur le rôle de Gontaut-Biron et l'exagération des sentiments de Bismarck, à ce sujet.

[22] Lettres de M. GAMBETTA, publiées dans la Revue de Paris, n° du 15 décembre 1906 (p. 672).

[23] Le voyage de M. Gambetta à Rome est signalé par la presse du temps. Il reçut beaucoup de visites et un nombre extraordinaire de cartes de visite. Il vit le roi, M. Depretis et M. Crispi. Mais il refusa de prendre part à aucune manifestation et notamment de recevoir les délégations démocratiques. — On dément qu'il soit venu pour s'occuper de la prochaine élection pontificale. Il est venu pour voir Rome et prendre langue avec le parti libéral.

[24] En fait, quelque temps après, 16 mars, on autorisa les artistes allemands à participer à l'exposition universelle.

[25] Ces nuances très importantes et le parti pris de voir, dans le pape Léon XIII, le partisan d'une politique nouvelle, sont exactement indiquées, pour la presse officieuse allemande, dans l'ouvrage du Dr H. BRUCK, Die CulturKampfbewegung in Deutscleland, t. II (p. 3 et s.). — Voir, en outre, Léon XIII et le prince de Bismarck, par le comte LEFEBVRE DE BÉHAINE, Introduction par C. GOYAU (p. 61 et suivantes).

[26] Voir ci-dessous (chap. V).

[27] Voici, je pense, la phrase du discours de Bismarck, où M. Gambetta reconnut une allusion à la politique française : L'amitié qui, heureusement, nous unit à la plupart des États européens, je puis même dire à tous, en ce moment, car les partis pour lesquels cette amitié est comme une épine dans l'œil ne sont pas au pouvoir...

[28] Lettres, loc. cit. (p. 691).

[29] Si on était plus juste, on verrait, en remontant dans le passé, qu'au moment où j'étais libre, je disais qu'il ne fallait pas aller à Berlin... etc. Discours de GAMBETTA à la Chambre, 21 février 1881. — Voir, aussi, l'article de M. Eug. ÉTIENNE, sur la politique extérieure de Gambetta (Temps, 10 janvier 1905).

[30] Lettre du 2 mai 1878.

[31] M. CAZE, sénateur, a raconté, dans le Temps de septembre 1907, que M. Gambetta l'avait interrogé, un jour, sur l'elfe' pie produiraient, sur t'opinion, un voyage à Berlin et une rencontre avec le prince de Bismarck et qu'à la suite de cette conversation, M. Gambetta avait renoncé il son projet.

[32] Pour rétablir le fil complet du récit, j'ai fait usage à la fois de la correspondance de Bismarck et des lettres de GAMBETTA à Léonie Léon publiées dans la Revue de Paris, décembre 1906, et de celles qui ont paru en janvier 1907. V. aussi le volume de M. Francis LAUR : Le Cœur de Gambetta.

Il y a un parti pris évident dans l'étude du vicomte DE MEAUX, Souvenirs (p. 340 et s.).

[33] Voici le texte de la protestation adressée aux puissances, le 18 janvier, par le secrétaire d'État : Il déclare, qu'en présence de la prise de possession du fils aîné du roi Victor-Emmanuel, Sa Sainteté lui a ordonné de protester de nouveau pour maintenir, contre la spoliation des droits de l'Église sur les antiques domaines destiné : par la Providence à assurer l'indépendance des souverains pontifes, la pleine liberté de leur ministère apostolique, la paix et la tranquillité des catholiques répandus dans tout l'univers.

[34] Léon XIII el le prince de Bismarck, par LEFEBVRE DE BÉHAINE (p. 60 et s.).

[35] BATTANDIER, Le cardinal J.-B. Pitra (p. 631).

[36] M. Crispi aurait fait savoir, indirectement, que si le conclave quittait Rome, la loi des garanties cesserait, en fait, d'exister et que le gouvernement italien prendrait immédiatement possession du Vatican. BATTANDIER, Le cardinal J.-B. Pitra (p. 631).

[37] V. l'article du comte GRABINSKI, dans le Correspondant du 10 octobre 1901.

[38] Document privé inédit.

[39] Voir Vie du cardinal de Bonnechose, t. II (p. 249), et BATTANDIER, Vie du cardinal Pitra (p. 632-633).

[40] Pour ces détails, j'ai consulté, outre les vies des deux cardinaux Pitra et Bonnechose, qui firent partie du conclave : L. TESTE, Léon XIII et le Vatican, et Henri DES HOUX, Joachim Pecci. J'ai eu aussi, entre les mains, des documents privés émanant de diplomates accrédités à Rome à cette époque.

[41] V. dom BATTANDIER (p. 632). — Le baron BAUDE, ambassadeur auprès du Saint-Siège, écrivait un peu plus tard, le 19 mars, dans la lettre qu'il adressait au maréchal de Mac Mahon pour protester contre son rappel : Vous vous êtes félicité des résultats du conclave et de t'élévation à la tiare du cardinal Pecci. Il serait difficile de contester que j'ai signalé sa candidature, que je l'ai appuyée auprès de tous les cardinaux français et de tous ceux, romains ou étrangers, auprès desquels je pouvais avoir quelque crédit. Cf. Vie du cardinal de Bonnechose, t. II (p. 248).

[42] Henri DES HOUX (p. 447).

[43] Combat constitutionnel (p. 120).

[44] FIDUS (p. 190).

[45] MM. Krantz, commissaire général ; Alphand, chef des travaux ; Dietz-Monin et Berger, directeur de l'exploitation ; Tisserand, de l'agriculture. En fait, M. Alyhandd fut le metteyr en œuvre. Le palais du Trocadéro fut construit sur les plans de MM. Bourdais et Davioud.