HISTOIRE DE LA FRANCE CONTEMPORAINE (1871-1900)

 

IV. — LA RÉPUBLIQUE PARLEMENTAIRE

CHAPITRE III. — LES ÉLECTIONS DU 14 OCTOBRE 1877.

 

 

La campagne électorale. — La candidature officielle. — Le maréchal est mis en avant. — Le parti républicain : union des 363. — Il faut se soumettre ou se démettre. — M. Gambetta poursuivi. — Polémiques entre conservateurs. — Les élections retardées. — La question cléricale. — Le Vatican et le seize mai. — Le jubilé de 1877. — M. Crispi en France et en Allemagne. — Menaces allemandes. — La gauche dénonce le péril. — Mort de M. Thiers. — M. Jules Grévy, chef du parti républicain. — Voyage du maréchal à Bordeaux et dans l'Ouest. — Manifeste du 19 septembre. — Optimisme gouvernemental. — Les élections du 14 octobre. — Le gouvernement battu. Composition de la nouvelle Chambre. — Le ministère reste. — Les élections départementales. — Nouvelle victoire républicaine. — Incertitudes. — Rentrée du parlement. — Vote d'une enquête parlementaire sur le 16 mai. — Chute du ministère Broglie. — Le cabinet Rochebouët. — La Chambre refuse le budget. M. Dufaure appelé à l'Élysée ; le maréchal ne souscrit pas à ses conditions. — M. Batbie chargé de former un ministère de résistance. — Surexcitation générale. — L'incident Labordère. M. Batbie échoue dans sa mission. — Le maréchal appelle M. Dufaure.

 

I

Si une dernière bataille est nécessaire, autant qu'elle ait lieu en 1877 qu'en 1880. Cette phrase de M. Émile de Girardin explique la crise du 16 mai. L'impatience française supporte mal l'incertitude. L'amendement Wallon n'était qu'un pont : le ruisseau franchi, on veut savoir où on va. Droite et gauche, conservateurs et radicaux, les uns et les autres pensaient de même : Finissons-en. Il n'y a pas comme ces Français pour accepter le fait accompli : encore faut-il qu'il soit accompli. Dans les familles, l'habitude d'escompter les interventions politiques pour la carrière des enfants donne une acuité poignante à cette question : Quel sera le gouvernement de demain ? Après la bataille de principes, il restait le corps à corps des clientèles, une mêlée de fonctionnaires. D'où l'âpreté extraordinaire qui caractérise cet engagement d'arrière-garde, alors que les positions maîtresses étaient emportées depuis longtemps.

M. de Meaux, quand il expose le plan de la dernière campagne conservatrice et la méthode politique du ministère dont il faisait partie, se complaît dans l'énumération des mesures sévères et des actes de pression visant la masse électorale. Il regrette beaucoup que, par crainte de complications étrangères, on n'ait pu proclamer l'état de siège. Dans la mesure du possible, la candidature officielle fut restaurée : Les manifestes du maréchal y pourvurent et le papier réservé aux actes administratifs, l'affiche blanche, désigna, comme jadis, les candidats officiels.

Pour les appuyer, le gouvernement mit en mouvement ses préfets et ses sous-préfets ; pour les défendre contre les attaques, il fit agir les procureurs près les cours et les tribunaux, le ministère public...

On faisait le secret sur l'époque des futures élections. Une note Havas déclare, le 5 juillet, qu'aucune date n'a été définitivement arrêtée. Dans le ministère même, on est incertain. Les uns voudraient précipiter le mouvement et ne pas laisser à l'adversaire le temps de se préparer : d'autres réclament, pour les préfets et les sous-préfets, des délais permettant de travailler l'opinion. Mais, il faudrait retarder les élections départementales et municipales : grave objection : on traîne.

Tandis qu'on entretient le doute, on engage la campagne électorale officieuse. Dès le 3 juillet, le ministre de l'intérieur, M. de Fourtou, adresse des instructions aux préfets :

Le gouvernement a non seulement le droit, mais le devoir de faire connaître aux électeurs les candidats qui soutiennent et les candidats qui combattent sa politique... Il faut faire appel à l'union des conservateurs. Les préfets doivent être les médiateurs en face des compétitions qui peuvent se produire. Nous ne tolérerons l'hostilité d'aucun fonctionnaire... Le gouvernement saura les couvrir de sa responsabilité.

Qu'est-ce que c'est donc que celte responsabilité ministérielle dont on fait état ? Un conflit de tribune, une démission collective et une disparition soudaine, faisant rentrer sous terre des champignons poussés en une nuit. Bon billet pour les survivants. Les fonctionnaires eux-mêmes ne s'y trompent plus.

Mais ils combattent pour eux-mêmes ; aussi adhèrent-ils de plein cœur à la seconde partie de la circulaire, celle qui, entre le gouvernement et les fonctionnaires d'une part, le maréchal de l'autre, crée le pacte :

Le gouvernement réclame toute votre énergie, tout votre dévouement. Il vous a associés à une œuvre politique dont le but est d'assurer à la France l'ordre, la sécurité, la paix. Vous vous montrerez dignes de la confiance du maréchal de Mar Mahon, et, soyez-en sûrs, le président de la République, à son tour, n'oubliera pour personne les services rendus à la patrie. Je vous signalais, en commençant, l'accord si complet qui existe entre le président de la République et le Sénat. Grâce à cette union fortement assurée, le maréchal de Mac Mahon exercera, jusqu'au terme de son mandat, le pouvoir qu'il a reçu pour maintenir la paix au milieu de nos discordes et sauver, malgré les fautes des partis, l'avenir et la grandeur de la France.

C'était, une fois de plus, la théorie du sauveur : mais du sauveur enchaîné à la destinée de ceux qui s'étaient offerts pour l'aider dans son œuvre de salut. La formule se reproduisit jusqu'à satiété : Il ne faut pas savoir ce qu'est le vainqueur de Magenta pour croire qu'il abandonnera jamais ceux qui luttent en son nom. Le Bulletin des communes annonce, le 20 juillet, que si les élections n'assurent pas au gouvernement la majorité, la Chambre sera de nouveau dissoute. Un bureau d'opinion est constitué au ministère de l'intérieur sous la direction de M. Lavedan. Tous les jours, de ce bureau, des télégrammes politiques sont adressés gratuitement aux préfets et sous-préfets pour être publiés, sous le titre de Correspondance de l'Union conservatrice, par la presse bien pensante.

Au Journal officiel paraissent d'interminables listes de révocations ou de mutations, des fournées.

On s'en prend, ensuite, aux municipalités. Vers la fin d'août, tous les maires-députés appartenant au groupe des 363 avaient dû quitter leurs fonctions, de même tous les adjoints opposants. Nombre de conseils municipaux étaient dissous. On faisait appel au suffrage en comprimant les manifestations du suffrage.

Le maréchal est emporté par le tourbillon. On le montre, on l'exhibe, on le compromet ; il devient loquace. Le 1er juillet, à la suite de la revue de Longchamp, il adresse aux troupes un ordre du jour que sa loyauté militaire ne dut signer qu'à regret :

Soldats... Vous comprenez vos devoirs, vous sentez que le pays vous a remis la garde de ses plus chers intérêts. En toute occasion, je compte sur vous pour les défendre. Vous m'aiderez, j'en suis certain, à maintenir le respect de l'autorité et des lois dans l'exercice de la mission qui m'a été confiée et que je remplirai jusqu'au bout.

Les mots en toute occasion et jusqu'au bout sont gros de mystères et de menaces. La polémique des journaux s'y divertit pendant des mois. Les députés n'avaient pas été invités à la revue. Le Bulletin des communes fit afficher sur les murs de toutes les communes de France l'appréciation suivante : Les partisans de la Commune, les complices des incendiaires et des scélérats de 1871, que le maréchal a écrasés dans les rues de Paris n'étaient pas à cette grande fête militaire... M. Thiers et M. Dufaure devaient se reconnaître à ce crayon officiel !

Du 27 au 29 juillet, visite au camp d'Avor et à Bourges. Nouvelles paroles du maréchal :

A l'extérieur, maintenir la paix ; au dedans, marcher sur le terrain de la constitution à la tête de tous les hommes d'ordre, de tous les partis, les protéger, non seulement contre les passions subversives, mais contre leurs propres entraînements ; réclamer d'eux qu'ils fassent trêve à leurs divisions pour écarter le radicalisme, notre commun péril ; voilà mon but ; je n'en ai jamais eu d'autre.

Accueil froid.

Malgré la formule-cliché : Les hommes d'ordre de tous les partis, le gouvernement a rompu délibérément avec les républicains les plus modérés. Au camp d'Avor, le maréchal était accompagné du générai Ducrot et du général de Galliffet. Le bruit s'est répandu qu'au cours d'un entretien avec le général Chanzy, le président de la République était disposé à se rapprocher du centre gauche. Un communiqué dément.

Du 16 au 21 août, autre voyage, en Normandie. En Normandie. Autres discours. Le maréchal s'arrête à Évreux, Caen, Bayeux, Saint-Lô, Valognes, Cherbourg. On compte sur cette région paisible et conservatrice. Or, le maréchal n'entend guère que le cri de : Vive la République ! Un fonctionnaire écrivait : Si le maréchal n'avait pas fait le seize mai, il aurait été acclamé ; sa personne est sympathique au pays... On plaignait presque le maréchal d'être associé à une telle besogne et comme lié à un tel rôle[1].

Le 19 août, M. Brunet, qui parle à Tulle, M. de Fourbu, qui parle à Vieuvic (Dordogne), en sont déjà réduits à la défensive. Ils plaident pour le cabinet les circonstances atténuantes.

Le parti républicain, uni et discipliné sous la main de M. Gambetta, avait pris l'offensive. On était sûr du succès, et cette confiance doublait les recrues. Derrière les 363, une armée de fonctionnaires en disponibilité, d'agents et de comités qui s'étaient lancés et compromis dès les élections précédentes, offrait des cadres extrêmement forts, ayant déjà l'expérience du gouvernement. Un mot d'ordre très simple : réélection des 363.

Dès le 23 juin, les trois groupes de gauche du Sénat déclarent que la réélection des 363 est un devoir civique et s'impose au pays comme s'est imposée, en 1830, la réélection des 221. Appel est fait au patriotisme de tous pour qu'aucune candidature républicaine ne combatte celles des 363.

Un comité de jurisconsultes est créé, avec mission de relever les abus de pouvoir et de les poursuivre ; on organise la résistance légale, — le recours à la Loi. Font partie du comité : MM. Renouard, sénateur ; Crémieux, Simard, Jules Favre, Allou, Leblond, Hérold, Mimerel, Léon Renault, Durier, tout le haut palais. On sait ce que pèse le palais dans les querelles parlementaires. Ceux qui appliquent la loi se plaisent à contrôler ceux qui la font.

Le 3 juillet, réunion plénière chez M. Emmanuel Arago, sous la présidence de M. de Marcère, un peu surpris de se trouver le chef de file des gauches extrêmes et le porte-drapeau de la campagne anticléricale. On consacre, par un court manifeste, l'union des 363 et on décide la création d'un comité électoral unique.

M. Gambetta parle, le 24 juin, au banquet Hoche, à Versailles. Le 7 juillet, il écarte des incriminations visant ses ambitions personnelles : Vous pouvez dire que la santé de M. Thiers n'a jamais été plus solide ni plus brillante. Je ne figurerai pas dans une alternative plébiscitaire[2].

Dans les départements, une agitation profonde se répand à la voix des députés républicains. Les programmes sont collectifs. H en est dont la portée dépasse les limites d'une circonscription électorale : le manifeste adressé aux électeurs de la Côte-d'Or est signé Magnin, Mazean, Sali-Carnot, Joigneaux, F. Lévêque, Hugot, les noms les plus respectés ; le manifeste aux électeurs du Puy-de-Dôme est signé de MM. Salneuve, Bardoux, Girot-Pouzol, Talion, etc.

Comités judiciaires partout. Procès intentés aux fonctionnaires et au gouvernement lui-même. Journaux, colporteurs, les électeurs qui se plaignent ou croient avoir à se plaindre en appellent aux tribunaux. Cela inquiète les agents administratifs, plus habitués à poursuivre qu'à être poursuivis. Ils hésitent avant d'entrer dans le maquis ; de Paris, on les morigène et le Figaro les blâme. A Bordeaux, la Gironde tient tête à M. de Tracy ; elle engage contre lui une vigoureuse polémique au sujet du droit de dépôt et de vente des journaux sur la -voie publique et, à son exemple, la presse de province excite et soutient ses dépositaires, affirmant qu'ils sont en règle par une simple déclaration.

Un mois s'est écoulé. Il fallait qu'une voix s'élevât pour ramasser l'action un peu dispersée du parti républicain. La bataille risque de se perdre dans des escarmouches de tirailleurs. C'est la canicule. L'attente énerve. L'atmosphère surchargée ne peut se détendre que par un orage.

C'est M. Gambetta qui va le provoquer. Le 15 août, il parle dans un banquet privé de cent soixante-trois couverts qui lui est offert, à Lille, par M. Testelin, sénateur. L'orateur constate que le conflit est engagé sur le terrain légal et qu'il n'en sortira pas. Il écarte l'idée même d'un coup d'État : Je ne fais à personne l'injure de croire qu'on veuille sortir de la légalité. Il trace le tableau du pays électoral et démontre, chiffres en mains, la victoire certaine des républicains. Il donne d'avance la philosophie et la morale de l'incident :

La République sortira triomphante de cette dernière épreuve, et le plus clair bénéfice du 16 mai sera, pour l'histoire, d'avoir abrégé de trois ans, de dix ans, la période d'incertitudes et de tâtonnements à laquelle nous condamnaient les dernières combinaisons de l'Assemblée nationale.

Et le trait final, l'un de ces mots étincelants qui luisent désormais comme des éclairs sur la plupart de ces magnifiques harangues :

Ne croyez pas que, quand ces millions de Français, paysans, ouvriers, bourgeois, électeurs de libre terre française, auront fait leur choix, ne croyez pas que, quand ils auront indiqué leur préférence et fait connaître leur volonté, ne croyez pas que, lorsque tant de millions de Français auront parlé, il y ait personne, à quelque degré de l'échelle politique on administrative qu'il soit placé, qui puisse résister. Quand la France aura fait entendre sa voix souveraine, croyez-le bien, Messieurs, il faudra se soumettre ou se démettre.

Ce n'était pas seulement un trait, c'était un acte. La figure du maréchal de Mac Mahon était ramenée à ses véritables proportions. La tentative de plébiscite que l'on essayait sur son nom était brisée. Le maréchal n'était plus qu'un agent, un fonctionnaire parmi tant d'autres : je ne sais quel dédain inclus dans ces quatre mots secouait tout un échafaudage de prestige et d'illusion. Force des paroles ailées !... L'homme reste, le héros s'évanouit.

Le ministère ressent la secousse. Le conseil des ministres décide que des poursuites seront exercées contre M. Gambetta, à raison de la reproduction, dans la République française, de son discours de Lille. M. Gambetta est invité à comparaître, le vendredi 31 août, devant M. Dagon, juge d'instruction.

M. de Meaux dit qu'il eût voulu qu'on fît arrêter M. Gambetta. M. de Meaux était dans la logique du système. Toute la presse de droite tonnait contre la modération du ministère et de ses agents. C'était la fameuse campagne de la Trique et du Gourdin, menée dans le Figaro par M. de Saint-Genest et dans le Pays par M. de Cassagnac. Le Figaro prend à partie les ministres trop soucieux de respecter la légalité, le duc de Broglie et le général Berthaut. Que le duc de Broglie se retire devant M. de Fourtou, s'il ne se résout pas à employer la force. M. de Saint-Genest, lieutenant de réserve, est frappé de trente jours d'arrêt de rigueur. Le Français du 27 août rappelle que le maréchal est incapable d'un coup d'État à la façon du 2 décembre et du 18 brumaire.

La discorde règne dans le camp des conservateurs. Orléanistes, légitimistes, bonapartistes, se disputent la proie qu'ils n'ont pas encore saisie. Le Soleil se fâche contre le Pays, qui compte déployer, en 1880, le drapeau impérial et riposte : Eh bien ! non ; ce sera le drapeau de la royauté. L'Ordre relève ce mot imprudent : Nous regrettons que la déclaration du Soleil mette en péril l'alliance jusqu'en 1880. L'Union répète que le drapeau tricolore est un drapeau révolutionnaire. Elle ne reconnaît pas aux bonapartistes le droit de parler au nom des conservateurs. Pour nous, dit-elle, c'est comme royalistes que nous nous plaçons résolument auprès du maréchal. Les journaux catholiques sont indignés de l'attitude réservée du ministère à l'égard du catholicisme ; Si le cléricalisme fait peur à nos gouvernants, écrit l'Univers, le 16 mai et le 26 juin n'auront été qu'un court entr'acte. Il méprise souverainement un ministère qui rougit de s'entendre appeler le ministère des curés... Dans la suprême bataille qui va être livrée, les conservateurs n'ont qu'un signe de ralliement, le signe de la croix.

Le duc Decazes, que ses fonctions mettent en garde contre les dangers extérieurs de pareils excès, est le point de mire de la polémique extrême : c'est un tiède, un mou, une volaille. M. Paul de Cassagnac écrit :

Si M. le duc Decazes cherche à rompre le pacte qui unit les conservateurs, il n'a qu'à continuer le rôle dissolvant qu'il joue imperturbablement depuis quelques années... Les orléanistes ont pris en main, en 1870, la faillite de la France et ils en vivent... C'est déjà avec répugnance que les impérialistes voteront pour le duc Decazes. Qu'il ne rende pas la chose impossible par des attaques que rien ne justifie de notre part...

Le Constitutionnel, le Moniteur universel ont fait de timides avances au centre gauche. Qu'il rentre au bercail, on lui assurera une place de faveur, comme conservateur et comme républicain. Mais la presse du balai et du bâton fulmine. Tous les républicains se valent : Nous voulons soutenir le maréchal, qui nous conduira pacifiquement à l'appel au peuple et à l'empire. Et, dans cette patriotique contrée, nous ferons de la République et des républicains une pâtée dont les chiens eux-mêmes ne voudront pas. La phrase de M. Cunéo d'Ornano, parue dans son journal de la Charente, le Suffrage universel, est devenue célèbre. La polémique se grise et s'amuse de ses propres excès. Pourtant, les passions s'allument à ces dangereuses étincelles. Le Constitutionnel le constate : L'Union conservatrice est en danger. A peine si elle est formée, déjà elle menace ruine. Et le Journal des Débats conclut en deux phrases : Hypocrisie des fausses alliances pendant la lutte et guerre civile après le succès[3].

Dans le trouble, le ministère n'ose s'engager au sujet de la date des élections. Le 3 juillet, le Journal officiel publie une note annonçant que, par suite du refus de la Chambre de voter les contributions directes pour 1878, le répartement de l'impôt pourra être effectué au cours de la saison d'été, comme l'exige la loi du 10 août 1871. Et la note ajoute : Le gouvernement a jugé qu'il était inutile de procéder au renouvellement de la série sortante ayant les élections législatives. C'était une grave atteinte portée aux garanties électorales. Mais, dit M. de Meaux : Les préfets se souciaient peu de livrer deux batailles. Les élections aux conseils d'arrondissement sont également retardées. La session des assemblées départementales s'ouvre le lundi 20 août. Elle est nulle. M. Dufaure, qui appartient à la série sortante du conseil général de la Charente-Inférieure, élève la voix. Il déclare qu'il n'a pas qualité pour siéger, Mais qu'il le fait néanmoins, en vertu du principe constant de droit public qui veut que les fonctionnaires continuent leurs fonctions jusqu'à leur remplacement.

 

II

Il faut aborder, maintenant, avec la franchise et la loyauté que l'histoire se doit à elle-même, un sujet plus délicat qui, en ces temps-là, passionna les cœurs. Un double argument est répété à satiété par les journaux, les orateurs et les comités de gauche, apportant une force incontestable à la polémique et influant, à n'en pas clouter, sur le résultat des élections : non seulement le ministère est dénoncé comme clérical ; il est accusé, comme tel, d'exposer la France au péril d'une guerre étrangère. Dès le 17 mai, M. Gambetta formulait cette incrimination avec son énergie ordinaire : Les menées cléricales ne sauraient nous amener que la guerre. Un mois plus tard, il disait qu'il fallait mettre la France à l'abri des expéditions de Rome à l'intérieur. Telle était l'expression précise du grief. Le conflit passait. la frontière, s'élargissait jusqu'à devenir une question européenne, ou plus exactement, une question de civilisation et de culture universelle.

Et, en effet, le duel philosophique est engagé : il est engagé depuis qu'en Europe un esprit de révolte s'est élevé contre la domination catholique romaine. Assiégée pendant des siècles, Rome, malgré la vivacité et parfois la violence de la polémique, n'a pas cédé sur les principes ; elle n'a pas reculé d'un pouce. Les adversaires sont face à face. M. Jules Ferry a donné son vrai nom à ce grand débat : c'est la question d'Occident.

Il n'est pas permis à l'homme de laisser à l'état de passe d'armes inoffensive le choc des idées. L'humanité, en se plaignant toujours de l'intolérance, ne peut supporter la tolérance : cette mollesse des aines lui lève le cœur. La logique descend fatalement du cerveau dans le poing. Une solide croyance est agressive. La foi s'achève en acte.

La France du seize mai, comme l'Europe, était divisée en deux camps à peu près égaux sur la question philosophique et religieuse. Incontestablement, les conseillers du maréchal, qui entendaient sauver la société, n'excluaient pas l'Église de leurs préoccupations d'avenir ; dans le présent, ils escomptaient son concours. Qu'ils missent à leur appel une sourdine et à leur élan un frein, c'était affaire de tactique et de diplomatie ; mais ils se fussent indignés qu'on limitât aux préoccupations matérielles l'objet de leurs efforts. Ils croyaient au succès parce qu'ils croyaient en Dieu.

Leurs adversaires avaient une conviction inverse et une autre foi, ils appuyaient sur la terre le levier pie d'autres suspendent au ciel : l'humanité se suffit à elle-même ; soumise aux règles de la nature, elle implorerait vainement, de la volonté divine, un dérangement quelconque aux lois que rien ne trouble. Les fabricateurs d'espérance céleste et d'intervention providentielle sont des imposteurs.

Que les deux partis s'irritent l'un contre l'autre, qu'ils s'accusent mutuellement de mauvaise foi, d'insigne folie, qu'importe ! ils persévèrent. Ni la violence, ni la mort n'auront raison de leur réciproque fureur.

Le conflit philosophique se réalise, selon les temps, en des débats plus précis et plus concrets qui passent, soudain, au premier plan des affaires publiques ; ces causes secondes naissent et meurent, tandis que le désaccord essentiel se perpétue. On avait vu, au XVIe siècle, la crise de la discipline avec la révolte du protestantisme ; on avait vu, au XVIIe siècle, la crise de la grâce avec la querelle des jansénistes et, au avine siècle, la crise de la foi avec les entreprises du philosophisme. Le XIXe siècle assistait à la crise du pouvoir temporel. Le pape Pie IX vivait les années de Pierre pour survivre à l'héritage de Pierre.

Cette crise était européenne, internationale, diplomatique. On ne peut plus nier, aujourd'hui, que la question du pouvoir temporel ait influé sur les origines et sur les résultats de la guerre où la France joua son existence en 1870. Il devient de plus en plus évident que cette question fut le grand souci et l'angoisse poignante du règne de Napoléon III. La défaite de la France décida du sort de Rome[4].

Mais le pape vaincu ne se résigna pas, et sa réclamation obstinée prolongea, jusqu'à sa mort, le dangereux dilemme politique imposé aux catholiques français.

C'est dans les jours qui précédèrent le seize mai que ce dilemme fut posé de la façon la plus instante par le pape lui-même. Le 12 mars 1877, devant les cardinaux réunis en consistoire, Pic IX, figé de quatre-vingt-cinq ans, prononce une allocution vibrante, où il résume et confirme sa vie pontificale en une suprême revendication. Il fait le tableau des souffrances de l'Église, des persécutions dont elle se plaint, des pertes qu'elle a éprouvées, dont la plus cruelle, la perte de l'indépendance :

Nous manquons de tout le pouvoir et de toute la liberté nécessaires tant que nous sommes sous le joug des dominateurs.

Ordre est donné à tous les catholiques du monde d'agir et de sommer les gouvernements de ne plus fermer les yeux sur la faute la plus grave que puisse commettre le genre humain, l'oppression de la vérité :

Il faut que tous les pasteurs des églises qui sont répandues au loin sur la terre, en recevant nos paroles, fassent connaitre leurs fidèles les périls, les attaques, les préjudices auxquels nous sommes exposés, les exhortant à se servir de tous les moyen, que les lois de chaque pays mettent à leur disposition pour agir avec empressement auprès de ceux qui gouvernent, afin que ceux-ci considèrent avec plus d'attention la pénible situation faite y chef de l'Église et prennent des résolutions efficaces pour écarter les obstacles qui s'opposent à sa pleine indépendance.

C'est une prière, mais aussi une injonction. Le vieux pape, levant les bras au ciel, appelle tous les enfants de l'Église au secours ; ses mains sont chargées de chaînes ; Saint Pierre est aux liens : quel fils de l'Église supportera une plus longue iniquité ? La victoire dépend d'un acte de foi. Dieu combattra pour les siens :

Tenez pour certain, dit encore le pontife, dont la figure, transfigurée par l'âge, prend un aspect d'au-delà, tenez pour certain que l'Église doit triompher et que la Révolution périra... Ceux qui sont nés de la Révolution se diviseront entre eux. Les anges combattront contre les ennemis, et l'Église vaincra !

C'est à la suite de cette exhortation et par l'effet de cet ordre[5] que se produisit, en France, la campagne des mandements épiscopaux et des pétitions catholiques, campagne qui, en des termes plus ou moins voilés, réclamait une intervention française à Rome. La pétition émanant de l'assemblée générale des catholiques, mûrement délibérée et votée à l'unanimité, s'exprime ainsi :

Les soussignés, citoyens français et catholiques, vous demandent d'employer tous les moyens qui sont en votre pouvoir pour faire respecter l'indépendance du Saint-Père, sauvegarder son administration et assurer aux catholiques de France l'indispensable jouissance d'une liberté plus chère que toutes les autres, celle de leur conscience et de leur foi.

Il ne faut pas dire que l'idée d'une guerre était écartée. Mgr Berton, évêque de Nîmes, écrivait dans sa lettre pastorale :

Un soldat étranger monte la garde à la porte du Vatican, attestant que la Révolution garde le pape comme une proie. L'unité italienne n'est pas faite ; le pape est encore roi ; le pouvoir temporel recommencera encore et, après quelques secousses profondes, où s'engloutiront bien des armées et des couronnes, il y aura dans la politique des nations une voix unanime pour s'écrier d'un bout à l'autre de l'Europe : Rendez Rome à ses anciens maîtres ! Rome est au pape, Rome est à Dieu !

Comment supposer que le camp adverse ne s'inquiétera pas de telles paroles, prononcées par des personnages considérables et dans des conditions si solennelles ? Comment admettre que, si les autorités et les groupes qui prennent cette attitude, soutiennent en même temps un parti politique, ce parti ne soit pas enveloppé dans la même méfiance, dans le même reproche ? Si une ingérence plus immédiate et plus notoire de la politique pontificale dans la politique française se produit, comment l'alarme ne s'accroîtrait-elle pas ?

Or, toutes les apparences confirment que la chute Le Vatican et le du cabinet J. Simon est un coup du Vatican. Elle seize a été annoncée, quinze jours d'avance, par le journal de Mgr Dupanloup. La Germania écrit : Le pape a parlé, il a été obéi. On ne nie pas les communications particulières entre le Vatican et l'Élysée, dans les jours qui ont précédé immédiatement le seize mai. M. Jules Simon est dénoncé à Rome comme Simon Magus, habile comme lui en toutes sortes d'industries séductrices.

Le pape Pie IX a reçu au Vatican, en décembre 1876, l'impératrice Eugénie et le prince impérial, son filleul. Il aurait dit au jeune prince : J'espère qu'un prochain retour vous ramènera en France : je le souhaite à l'Église, je le souhaite à l'Europe, je le souhaite à votre patrie !... L'impératrice chez le pape, cette rencontre n'était-elle pas l'évocation vivante de la guerre de 1870 et de ses origines, — l'aveu du passé, le symbole de l'avenir ?

Est-il téméraire de conclure, comme le fait M. Gambetta à la Chambre, dans la séance du 16 juin : Le 4 mai, M. Jules Simon a dit que cette prétendue captivité du pape était une invention mensongère. Deux jours après, du haut du Vatican, on relevait cette parole du ministre républicain, et c'est de là qu'est parti le coup du 16 mai. La polémique de presse, plus ardente, affirmait plus catégoriquement : Les prêtres veulent la guerre, ils cherchent une aventure. Le seize mai apparaît comme la machination suprême qui, en ramenant le parti catholique et au besoin l'empire — ce qui explique, notamment, la méfiance du comte de Paris et du duc d'Audiffret-Pasquier —, doit décider d'une orientation nouvelle de la politique non seulement en France, mais en Europe. Les actes ont leurs suites logiques. Au coup de barre, on doit juger des lointaines directions.

Les fêtes de la cinquantaine épiscopale du pape se célèbrent le 3 juin. Une bonne partie de la France catholique est à Rome. Jamais, peut-être, le pape et l'Église n'ont montré de telles preuves de vitalité que dans ces journées, solennelles et douloureuses à la fois. L'argent et les trésors d'art arrivent de tous les diocèses français. Cambrai apporte 330.000 francs, Arras 145.000, Montpellier 100.000. Le pape reçoit les pèlerins français et leur parle de la France, sa fille chérie, questa figlia eletta... Je prie Dieu de vous inspirer, de choisir des représentants exempts de l'esprit de parti, qui aient en vue Dieu, la dignité et la grandeur de votre nation et la défense de ses vrais intérêts... Le pape est entouré, vénéré, adoré. Un journal italien, adversaire du Saint-Siège, écrit : En présence de semblables démonstrations, en présence de ces adresses et de ces dons provenant des sauvages des îles les plus reculées de l'Amérique et de l'Australie, en même temps qu'on voit les chefs-d'œuvre de l'art et de l'industrie des peuples civilisés d'Europe, il est impossible de ne pas demeurer frappé par la grandeur de ce pouvoir mondial qui s'appelle la papauté[6].

Rome assiste à ces fêtes. Le Quirinal observe le Vatican. Les pèlerins vont rapporter en France les paroles pontificales. Or, le gouvernement du 16 mai compte sur ces foules, sur ces comités, sur ces évêques ; ce sont ses plus fidèles champions. Li politique italienne, la libre-pensée italienne, encore inquiètes sur une victoire trop récente, s'alarment. En réponse, M. Melegari et M. Depretis ont élevé la voie dans le Parlement : leurs déclarations diplomatiquement rassurantes, on ne les croit pas ; ils sont inquiets eux-mêmes ou, du moins, feignent l'inquiétude. La Rome laïque saisit une occasion de porter au Vatican un coup décisif en pesant de tout son poids sur les affaires françaises.

M. Crispi part pour Paris et pour Berlin.

Le prince de Bismarck, qui n'était pas délivré encore des embarras du culturkampf, était engagé, par contre, dans un travail extrêmement pénible, celui de la crise orientale. Volens nolens, il était l'arbitre de l'Europe. La guerre frappait à sa porte. L'alliance des trois empereurs, qu'il avait inventée et affirmée, contre vents et marée, s'évanouissait ; le prince Gortschakoff lui échappait. Le chancelier allemand n'avait pas oublié la campagne diplomatique de 1875. Il en voulait toujours an duc Decazes. Il dénonçait, à tout hasard, une intrigue des orléanistes et- des panslavistes, tendant ii combiner un rapprochement franco-russe en Europe en même temps qu'une restauration monarchique en France. Il sentait renaître ses vieilles alarmes au sujet d'une coalition blanche. Ce que le chancelier craignait par-dessus tout, c'était d'être pris dans l'étau franco-russe.

Le dilemme : Russie ou Autriche, dont il avait retardé l'échéance aussi longtemps que possible, s'imposait à lui. En octobre 1876, mis au pied du mur, il avait dû se prononcer, et non pas du côté de la Russie.

Parmi les combinaisons multiples qui occupaient sa puissante imagination, il n'écartait pas l'idée d'une entente entre l'Allemagne, l'Autriche et la France. Quelques années plus tard, il exposait encore à M. de Saint-Vallier les avantages d'une adhésion de la France à l'alliance austro-allemande. Il développait cette thèse que, depuis deux siècles, les grandes puissances centrales de l'Europe n'avaient cessé de s'entre-déchirer sans profit réel pour elles-mêmes ; seules l'Angleterre et la Russie en avaient profité pour se rendre maîtresses du monde. Que la France, l'Autriche, l'Allemagne s'entendent et se lient entre elles et elles résoudront la question d'Orient à leur gré et au mieux de leurs intérêts seuls[7].

Ces pensées étaient nées en lui dès l'année 1875. On a dit qu'un travail en ce sens avait été, d'autre part, tenté, et non sans succès, auprès de M. Thiers ; c'était au moment où le duc Decazes était si vivement pris à partie par l'ancien président de la République. Le plan était de renverser le duc Decazes et de confier les affaires étrangères au président du conseil, M. Jules Simon, qui devait appliquer le programme de M. Thiers. En tête de ce programme, figuraient la neutralité absolue de la France dans la question d'Orient et la réconciliation complète avec l'Allemagne. M. Thiers estimait que la France devait, sept ans après la guerre, pratiquer la politique d'oubli du passé et que le meilleur moyen de désarmer l'hostilité de l'Allemagne était de lui proposer nous-mêmes un rapprochement, en lui dormant un gage sérieux de nos sentiments pacifiques[8].

Le plan faillit réussir à l'occasion de l'affaire de la dépêche annonçait la disgrâce de Midhat pacha. Mais M. Jules Simon hésita à la dernière heure. Le seize mai maintint aux affaires, avec le duc Decazes, les influences orléanistes, sinon catholiques. Un succès des catholiques en France eût été particulièrement embarrassant pour le chancelier, dans la crise extérieure et intérieure qui absorbait toute son attention.

M. de Bismarck commençait à sentir, en effet, le poids et la lassitude de la campagne du culturkampf. En somme, il en avait obtenu tout ce qu'il pouvait raisonnablement en attendre : dans l'empire, la subordination définitive de la Bavière catholique ; à la cour, l'abaissement des Polonais et des catholiques de l'entourage. Il écrit lui-même, et il faut le croire : Pour moi, la direction de notre politique n'était pas déterminée par un but confessionnel, mais uniquement par la volonté de consolider de la manière la plus durable possible l'unité conduise sur les champs de bataille[9]. La situation parlementaire était changée également : le parti catholique devenait une puissance et il fallait compter avec lui. Mais, pour effectuer sans dommage le voyage à Canossa, dont le plus réaliste des hommes d'État prévoyait déjà la nécessité, il avait besoin de toute son audace, de toute sa liberté. Surtout, il devait veiller à ne pas altérer les prémisses d'un accord avec l'Italie que celle-ci recherchait depuis longtemps. Au moment, où l'alliance des trois empereurs fléchissait, l'idée de la triple alliance était déjà née en son cerveau, et le nœud de l'accord italien, il le savait, était dans la question de Rome intangible. Il n'eût sacrifié l'Italie au pape que si le pape lui eût fourni des moyens de gouvernement à l'intérieur que l'autorité pontificale n'était pas en mesure de lui assurer[10].

Voilà ce que le chancelier roulait dans son esprit quand, vers le milieu de septembre, M. Crispi, président de la Chambre italienne, patron et protecteur du nouveau cabinet libéral, grand prêtre de l'anticléricalisme en Italie et en Europe, arriva à Gastein, après être resté quelque temps à Paris.

M. Crispi n'avait pas la réputation d'être un ami de la France. Il était accusé de misogallisme[11]. En 1870, il avait présidé à Florence les comités séparatistes qui travaillaient en vue d'obtenir la cession du comté de Nice à l'Italie[12].

Devenu président de la Chambre, peut-être avait-il changé d'opinion. Se réclamant des années d'exil passées en France, il affirmait son affection inaltérable pour ce pays. En fait, M. Crispi se targuait comme son illustre modèle, M. de Bismarck, d'avoir surtout le sens des réalités. La note exacte parait avoir été donnée par le correspondant de la République française qui, après avoir dénoncé, dans le numéro du 4 septembre 1877, M. Crispi comme professant une haine profonde contre la France, se reprend, en ces termes, dans le numéro du 7 septembre : C'est à tort qu'on a souvent représenté l'homme d'État italien comme l'adversaire de la France... Il n'est l'ennemi que de la théocratie et du césarisme. En tout cas, il fallait compter avec lui. On pouvait prévoir sa prochaine accession au pouvoir.

A Paris, M. Crispi avait vu M. Gambetta et M. Thiers : M. Crispi a caris le premier le 30 et le second le 31 août. Si on en croit le récit qu'il a publié, il aurait fait remarquer à l'illustre tribun que l'armée et le clergé étaient un danger pour le régime populaire[13]. M. Gambetta en convint et objecta que le seul remède à cette condition des choses serait le désarmement universel. Et puisque je partais et que j'allais, dans quelques jours, voir le prince de Bismarck, il me chargea de faire, en Allemagne, les premières démarches en faveur de celte question délicate... Le lendemain, M. Crispi vit M. Thiers : il le trouve, toujours d'après le même récit, indigné contre le maréchal de Mac Mahon et contre son acte du 16 mai : Il me manifesta les meilleures espérances pour la victoire des républicains. — Gambetta, aurait ajouté M. Thiers, est un homme politique très habile et un homme sage qui a su se modérer[14].

M. Crispi vit M. de Bismarck à Gastein, le 17 septembre. M. Thiers était mort avant son départ de Paris et il avait assisté à ses obsèques. Le président italien demanda à M. de Bismarck des concessions pour l'Italie du côté du Trentin. Le chancelier ne se prêta nullement à ces ouvertures ; il qualifiait, alors, l'Italie de puissance jeune et qui peut attendre. Il aurait conseillé à son interlocuteur de porter ses vues du côté de Nice, de la Corse, de l'Albanie et de la Tunisie[15]. Tout cela assez vague. M. de Bismarck tenait la dragée haute. M. Crispi resta plus d'un mois à Berlin. Il manifesta fortement, dans des réunions et dans des banquets, en faveur d'un rapprochement italo-allemand. Répondant à M. de Bennigsen, qui avait fait allusion, dans un toast, aux ennemis communs de l'Allemagne et de l'Italie, le président de la Chambre italienne prononça celte phrase : L'Italie veut être indépendante de tous et de chacun et elle est décidée à défendre cette indépendance de toutes ses forces. Malheur à qui la touche ! Le Diritto, commentant ces paroles, déclarait, qu'il existait entre l'Italie et l'Allemagne une solidarité irréductible[16].

La thèse était livrée, par le savant metteur en scène de Berlin, à la vanité des polémiques. On affectait d'établir entre les libéraux de tous les pays — y compris les républicains de France, — une entente pour la lutte contre Rome. M. de Bismarck était le chef imprévu de cette combinaison et M. Crispi son principal lieutenant[17].

Les mots ont tant de force, auprès des foules modernes, que de telles affirmations, cent fois répétées, cachent les réalités, jusqu'au moment où peuples et gouvernements, frappés par des événements soudains, se réveillent, descendent en eux-mêmes et prennent à nouveau conscience de leur situation véritable et de leurs réels intérêts.

M. Crispi quitta Berlin, s'étant livré beaucoup et ayant obtenu peu. Il raconte qu'au cours de ses conversations avec le prince de Bismarck, il aurait abordé le sujet dont l'avait entretenu M. Gambetta, le désarmement. Sans succès, comme on pense. Bismarck répondit — Le désarmement n'est pas pratiquement possible. Laissons cette procédure à la société des amis de la paix.

Les rapports de M. de Bismarck avec M. Gambetta, dans cette période critique de l'histoire européenne, ne devaient pas s'en tenir là. Bientôt après, un projet de rencontre fut préparé par des intermédiaires et accepté en principe par les deux hommes d'État. Les circonstances étaient particulièrement graves. Une fausse manœuvre ou une mesure maladroite, un simple malentendu pouvait, dans l'état critique où l'Europe se trouvait placée par la guerre russo-turque, provoquer un conflit universel : les souvenirs de 1875 étant si récents encore, l'inquiétude de l'Italie, notoire, les projets de M. de Bismarck, obscurs. Quelle politique était la plus avantageuse pour la France, celle qui, par le rapprochement avec le Vatican, donnait prise aux menaces et aboutirait peut-être à une rupture, ou bien celle qui s'efforçait d'éviter soit un péril imminent, soit un isolement dangereux ?

Subsidiairement, était-il loisible à la polémique intérieure de s'inspirer de cet argument redoutable, d'agiter le spectre d'un conflit extérieur et, pour reprendre les paroles mêmes de M. Gambetta, de déclarer que les menées cléricales ne pouvaient amener que la guerre ?

La réponse est aussi difficile aujourd'hui que la décision l'était à cette époque. Les affaires intérieures et les affaires extérieures sont étroitement unies : la conduite des unes et celle des autres sont solidaires. Consciemment ou non, chacun, en se prononçant dans son village, prend position dans le duel universel : gibelin ou guelfe ; le pape ou l'empereur. Il faut choisir. Les scrupuleux sont en dégoût aux impatients.

Quand M. Thiers, en 1866 et en 1870, dénonçait périls que la politique impériale faisait courir à la France, on insultait, ii son patriotisme, on criait : A Berlin ! on lui reprochait une franchise qui devint, par la suite, son plus beau titre.

En 1877, le danger paraissait, de même, réel, imminent. La presse allemande, la presse anglaise, la presse italienne le proclamaient, chaque jour, en le grossissant. Dès le mois de juillet 1877, la République française reproduisait ces paroles du Pungolo : Que signifierait le triomphe de la politique du maréchal de Mac Mahon dans les prochaines élections ? A l'étranger, ce succès n'aurait qu'une signification, la guerre. En effet, si la France hésitait, la prudence conseillerait à l'Allemagne et à l'Italie de prendre l'initiative d'une lutte qu'aucune force humaine ne pourrait éviter.

Cette campagne, menée très habilement du dehors, ne pouvait que frapper profondément les esprits : elle devait s'achever en octobre, à la veille des élections, par un crescendo, dans lequel la Gazette de l'Allemagne du Nord faisait la brosse voix : Les négociations pendantes entre l'Italie et l'Allemagne tendent à un concert réciproque, dans le cas où, après les élections générales, les deux nations devraient se trouver en face d'une France cléricale, par conséquent agressive, agressive par cela seul qu'une Franco cléricale constitue une menace pour l'Italie[18]...

Les articles de presse s'accompagnaient de manifestations plus inquiétantes encore. On signalait des mouvements de troupes sur la frontière italienne : dès le 19 mai, concentration de troupes et de matériel à Vintimille. Ces préparatifs inattendus, télégraphie le préfet, font ici forte impression... On annonce un renfort de mille hommes pour la garnison. Les journaux officieux publient qu'on vient de concentrer un grand parc d'artillerie à Plaisance et que l'on place des torpilles dans le port de la Spezzia[19].

Le gouvernement du maréchal vivait dans le tremblement. Il ne cessait d'affirmer, publiquement et confidentiellement, des sentiments pacifiques. Son empressement dit son inquiétude. Se défendre, défendre la France contre des accusations sincères ou feintes, tels furent, en particulier, la tâche et le principal souci du duc Decazes. Il suffit de parcourir sa correspondance avec le vicomte de Gontaut-Biron. Ce dernier se répand, à Berlin, en explications, en assurances pacifiques ; il est en alarme des moindres nouvelles, du moindre froncement de sourcil :

Le comte de Launay (ambassadeur d'Italie), qui a vu le prince de Bismarck avant-hier (2 juillet 1877), m'a rendu compte, à peu près dans les mêmes termes que M. d'Oubril, du langage tenu par le chancelier à notre égard. Aux yeux du prince de Bismarck, la situation actuelle en France renferme un inconnu qui exige une grande vigilance de la part de l'Allemagne. Le comte de Launay, qui reste très modéré dans l'exposition de. son jugement personnel, maintient cependant que les préoccupations de l'Europe sont naturelles, mais qu'elles s'effaceront si le gouvernement français persiste dans une attitude correcte...

Voilà un si bien singulier.

Ce matin, l'empereur Guillaume m'a abordé et, après m'avoir entretenu des incidents de la guerre en Orient, il m'a dit, pour la première fois, quelques mots des événements intérieurs de la France...

L'ambassadeur expose la situation et la lutte contre le radicalisme il ajoute dans son compte rendu : L'empereur Guillaume ne s'est pas départi pendant l'entretien d'une certaine réserve (!).

Le 7 septembre :

J'ai pu voir aujourd'hui M. de Bülow. J'ai mis la conversation sur les sujets qui nous préoccupent ; j'ai parlé de l'hostilité des journaux allemands, ceux même qui soutiennent le gouvernement ; j'ai fait ressortir la chimère des préjugés qui nous représentent tantôt comme pratiquant ou comme entraînés invinciblement à pratiquer une politique absolument cléricale... Ainsi que je m'y attendais, M. de Bülow est à peine sorti de sa réserve habituelle, bien que je l'aie poussé plus qu'il l'ordinaire. Il m'a parlé de l'éloignement qu'inspiraient à l'Allemagne les idées et les entreprises des cléricaux... Il m'a dit entendre avec satisfaction les assurances que je lui donnais des vues sages, modérées, du gouvernement français.

Tout cela n'est pas très reluisant.

Donc, tout le monde croyait au péril. Sa réalité peut être mise en doute après les événements, mais une recherche loyale de la vérité ne peut pas ne pas reconnaître que la situation internationale fut ébranlée par la crise du seize mai, et qu'un succès des catholiques au dedans était présenté, au dehors, comme gros des plus funestes conséquences.

La bonne foi et la clairvoyance patriotique pouvaient honnêtement le craindre et se faire un devoir de dénoncer le péril. Le reproche qu'on fait à la gauche retombe sur le parti qui, en posant ces questions, acceptait le risque de telles éventualités et en était réduit lui-même à s'incliner devant ces pénibles ingérences. N'a-t-on pas l'aveu du maréchal lui-même ? A la fin de la crise, après qu'il eut été obligé de se soumettre, parlant à un diplomate de sens rassis et admirablement renseigné sur la situation de l'Europe, M. Lefebvre de Béhaine, il disait : — C'est affreux ! c'est affreux ! Je ne serais pas là si je n'avais craint la guerre étrangère[20].

 

III

Un haut souci patriotique, un libéralisme impénitent, une ambition vivace faisaient l'étonnante activité de M. Thiers. Il attendait la victoire des républicains comme une vengeance, une réparation et une résurrection. S'étant jeté à corps perdu dans la campagne, il agissait, conseillait, dirigeait. Il avait le sentiment qu'en cas d'échec électoral, le maréchal de Mac Mahon s'effacerait devant lui. Ses rapports avec M. Gambetta étaient devenus fréquents et confiants. Il se proposait de l'appeler aux affaires et de le présenter à l'Europe. Celui-ci fut informé, assure-t-on, qu'il recevrait, avec la présidence du conseil, le portefeuille des affaires étrangères. Les autres portefeuilles devaient être répartis entre MM. le général Campenon, Jules Ferry, Léon Say, amiral de Gueydon, Waddington, Giraud, Teisserenc de Bort et Krantz[21]. Le programme politique aurait compris l'amnistie, le scrutin de liste, les traités de commerce, la liberté de la presse, la réforme des lois sur l'état de siège et le colportage, le droit de réunion, l'instruction primaire, obligatoire, gratuite et laïque, la suppression du jury mixte d'examen, la révision des traités passés avec les grandes compagnies de chemins de fer[22]. C'était, en un mot, le programme opportuniste. Peut-être tirait-on M. Thiers, par l'ambition, hors de sa propre volonté. Mais il ne s'agissait que de projets. Sou calcul laissait faire. Il méditait la rédaction d'une œuvre personnelle et qui, publiée à la veille des élections, serait son programme à lui, le programme de sa candidature à la présidence.

Dans le courant du mois d'août, il était parti pour Dieppe. De là, il tenait encore les fils. Entouré, acclamé, il savourait le retour déclaré d'une popularité efficace. Il écrivait à M. de Marcère ces lignes, où il y avait de la belle humeur, non pourtant saris une pointe d'inquiétude : 27 août. J'ai été reçu avec beaucoup de cordialité et j'ai trouvé quelque chose d'affectueux mêlé à la vivacité du sentiment politique qui m'a fort touché. Au milieu des misères du temps qui vous affectent, il y a un progrès visible dans le pays qui est de nature à vous consoler. Du reste, les nouvelles sont tous les jours meilleures, et nous pouvons compter sur d'excellentes élections. Ce sera à nous de faire sortir de cette crise quelque chose de réellement bien et définitif, si on le peut...

Ce si on le peut est expliqué par un autre mot qu'il adressait également à M. de Marcère : — Voyez-vous, nous aurons bien du mal à tirer ce pays de l'état où les révolutions l'ont mis. Le vieil homme d'État avait eu sa part dans les révolutions : mais l'heure lui paraissait arrivée de consolider l'avenir et de faire du définitif[23].

Il avait quatre-vingts ans ! Fin août, il rentra à Saint-Germain. Il voulait y passer quelques semaines pendant l'automne. Descendu au pavillon Henri IV, de là il dominait et surveillait Paris. A une délégation qui vint le saluer, il dit : Comme je le répète depuis bien des années, je regarde la République comme le seul gouvernement possible de la France... Comptez sur ma constance à soutenir la République, mais permettez-moi d'apporter la même constance à la qualifier de conservatrice... Quant à moi, je ne doute pas du succès ; tout l'annonce, et je n'hésite pas à vous en donner l'assurance. Ce langage ferme, ce ton de confiance et de sécurité, frappèrent ceux qui l'entendirent.

Trois jours après, il était mort. Une congestion sénile l'avait abattu sans agonie (3 sept.).

M. Thiers avait eu, comme Voltaire, tous les bénéfices de la durée ; comme Voltaire, il mourait à l'heure propice. Jusqu'au bout, la nature et la fortune lui avaient souri ; la mort même lui fut indulgente ; elle l'enleva subitement et sur le pavois d'une popularité renouvelée. Elle lui épargna de nouvelles expériences à l'âge où le vieillard se préparait à jouer, d'une main débile, une carte suprême.

Quand il mourut, il achevait la rédaction d'un manifeste où l'on observe les premières traces d'affaiblissement chez ce vigoureux esprit. Il insistait, une fois de plus, sur sa fameuse formule : la République conservatrice. Or, J.-J. Weiss disait : La République conservatrice est une bêtise. La République, en effet, doit être la République, rien autre chose ; ou plutôt, avec le suffrage universel, la République, en France, ne peut plus être que démocratique. Le plus illustre, le plus sagace et le plus entêté de tous les bourgeois, s'il eût trop tardé, eût éprouvé d'amères désillusions.

Le maréchal de Mac Mahon, qui était en province, envoya, de Montbrison, un télégramme de condoléances à Mme Thiers. Le gouvernement décida que les funérailles de M. Thiers seraient, faites par les soins et aux frais de l'État. Un décret fut publié au Journal officiel, le 5 septembre. Mais la famille fit déclarer à M. de Fourtou qu'elle ne croyait pouvoir accepter les honneurs accordés par le gouvernement qu'à la condition de régler elle-même l'ordre de la cérémonie. Le Journal officiel du 7 septembre publia un nouveau décret rapportant celui du 5 septembre.

Les funérailles prirent le caractère d'une manifestation anti-gouvernementale. Elles eurent lieu le 8 septembre. Paris, qui conçoit et exécute en artiste ces magnifiques mises en scène, se surpassa. Le vainqueur de la Commune fut conduit, au milieu de l'émotion et du deuil universels, de son bétel de la place Saint-Georges à sa tombe du Père-Lachaise. Le cortège suivit les boulevards et la rue de la Roquette : les quartiers bourgeois le confièrent aux quartiers populaires qui le reçurent avec un respect égal. Ce fut un spectacle d'une grandeur inouïe, dit M. de Marcère. Cette manifestation libérale eut un caractère presque religieux. Un journal du temps, traduisant l'impression unanime, la dépeignit comme une émeute muette, une insurrection silencieuse.

Les représentants des groupes de gauche au Sénat écrivirent le lendemain à Mme Thiers : La population de Paris s'est associée à votre généreuse pensée. Par son recueillement religieux, par son deuil solennel, elle a décerné à M. Thiers le triomphe le plus digne de lui. Elle a donné au monde le spectacle d'un million d'hommes accompagnant ou saluant au passage le grand citoyen qui a su quitter le pouvoir aussi noblement qu'il l'avait exercé.

1830, 1848, 1852, 1870, les dates illustres du siècle, s'en allèrent avec le corbillard, chargé d'un poids si léger, vers le Père-Lachaise où les derniers soldats de la Commune avaient tiré leurs derniers coups de fusil. Tandis que les amis d'autrefois insultaient au cadavre, les adversaires de la veille baptisaient les rues et les places de ce nom subitement exalté.

Le gouvernement envoya aux journaux une note d'un laconisme fâcheux : Funérailles hier, accomplies sans incident... Ordre parfait.

Au cimetière, MM. Jules Grévy, l'amiral Pothuau, de Sacy, Vuitry et Jules Simon parlèrent ; M. J. Grévy était venu de Mont-sous-Vaudrey pour assister aux obsèques. Il vanta la République comme un gouvernement d'ordre, de paix et de progrès, le seul gouvernement conservateur. Les yeux étaient tournés vers lui. Le lendemain de la mort (4 sept.), les bureaux de la gauche du Sénat, prenant les devants et désireux, visiblement, de couper le chemin à toute autre candidature, avaient désigné M. Jules Grévy pour occuper, à la tête du parti, la place réservée à M. Thiers :

Le 7 septembre, le Bien Public, organe des gauches modérées, publiait la note suivante :

M. Grévy, qui est arrivé à Paris, portera la parole sur la tombe de M. Thiers au nom des anciens députés. Nous apprenons également que l'accord s'est établi entre tous les représentants autorisés des groupes républicains ; tous, sans exception, s'inclinèrent devant la haute autorité, la compétence, le caractère à la fois ferme et conciliant de l'ancien président de la Chambre dissoute, M. Jules Grévy. Les comités électoraux du IXe arrondissement de Paris ont résolu de soutenir sa candidature en remplacement de celle de M. Thiers.

Dans cette cérémonie, on ne trouva pas une place pour l'héritier choisi, le président du conseil désigné, l'élu des dernières espérances, M. Gambetta. Celui-ci avait poussé, à la nouvelle de la mort, un cri déchirant : Je suis désolé et il faut toute la confiance que m'inspire la fermeté de la France, pour ne pas frémir devant les conséquences de cette terrible aventure. Quel coup de foudre ! J'attendais M. Thiers ce soir à cinq heures : Il m'a fait prévenir qu'il était indisposé et, à six heures et demie, il était mort !...

Au jour des obsèques, son grand cœur n'est sensible qu'au réconfortant spectacle. Des discours et des hommes, pas un mot. A la fin seulement, après le cri de triomphe, une plainte, comme le nescio quid amari, se glisse dans la confidence intime : Jamais je n'aurais osé rêver un triomphe aussi éblouissant, d'aussi décisives manifestations. J'ai assisté à la plus magnifique cérémonie du siècle, qui en a vu tant et de si grandioses... On sentait bien que cette population était en face de ses amis, réunis comme par miracle sur son sol... Elle vient d'assurer le triomphe de notre cause, de compléter notre œuvre électorale et de signifier aux rêveurs de coup d'État leur impuissance et bientôt leur congé... Je peux défier maintenant la servilité et la rigueur de nos juges, je suis sûr du lendemain, quand je le voudrai. Je suis donc comblé par la fortune : hier, la joie du cœur, aujourd'hui, la récompense du peuple. Mais ce qui met à l'abri des déceptions, c'est de me dire que, quels que soient les retours de la faveur populaire, notre amour est impérissable et inviolable...[24] etc. Pourquoi, en ce jour de triomphe, ce retour sur soi-même, ces pensées de refuge et de retraite, au milieu de la victoire ? Quelle pointe a effleuré le vainqueur et quelle goutte de sang perle de la première blessure ?

A partir du jour des obsèques de M. Thiers jusqu'aux élections, la vie du pays est le halètement de locomotives lancées l'une contre l'autre sur le même rail. Drame émouvant qui, l'ardeur une fois tombée, parait froid : c'est que la lutte des doctrines et des intérêts engagés survivra à ce que l'on prit pour un dénouement et que les unes et les autres recommenceront, après la catastrophe, leur course au définitif.

Du côté du gouvernement, c'est la pression officielle s'excitant, s'irritant elle-même, les circulaires multipliées, l'argent prodigué, le zèle des fonctionnaires stimulé, les adversaires traqués, une contrainte tentée sur l'opinion, l'usage et l'abus du nom du maréchal.

On eut grand'peine à dresser la liste des candidatures officielles. Sur 531 sièges, il y eut 490 candidats de l'affiche blanche, dont 240 bonapartistes, 125 monarchistes, 98 légitimistes et 27 orléanistes.

Du 9 au 16 septembre, le président, accompagné de MM. de Fourtou et Caillaux, voyage dans le Sud-Ouest. Bordeaux est le but principal de cette tournée. L'accueil fait au maréchal eût dû ouvrir les yeux aux optimistes les plus déclarés. M. de Blowitz le dépeint en ces termes :

Cette promenade à travers la ville de Bordeaux que l'on fit faire à ce soldat loyal, brave et dévoué, fut pour lui un véritable calvaire. Sans cesse, la foule hurlante enfonçait quelque nouvelle couronne d'épines sur son front ruisselant... Les gamins, suspendus aux réverbères, se laissaient littéralement choir dans la voiture et, leur figure contre la sienne, de toute la force de leur voix aigre et stridente, hurlaient leur éternel : Vive la République ! à la face enflammée de colère du noble soldat. Le maréchal faisait le geste à la fois pénible et comique d'un homme qui chasse les moustiques et puis, la bouche serrée, s'épongeait le front et détournait les yeux de la foule implacable et gouailleuse.

D'autres visites, notamment à Angoulême, à Poitiers, dans les campagnes, lurent plus réconfortantes. Le duc Decazes écrit au duc de Broglie :

Les deux courants se sont trouvés en présence à Bordeaux et se sont affirmés brusquement sans qu'aucun incident fâcheux se soit produit. Il était éclatant, pour tons les esprits sensés, que les doubles ardeurs étaient atténuées par la présence et la popularité du maréchal, de même qu'elles sont contenues et modérées dans le pays par la sagesse de sa politique.

Le diplomate avait l'art de présenter les vérités sévères.

On est lancé, il faut aller jusqu'au bout. A peine rentré à Paris, le 19 septembre, le maréchal adresse au pays un manifeste destiné à dissiper toutes les équivoques.

Usant de mon droit constitutionnel, j'ai, sur l'avis conforme du Sénat, dissous la Chambre des députés. On vous a dit que je voulais renverser la République. Vous ne le croirez pas. La constitution est confiée à ma garde. Je la ferai respecter... Des élections hostiles aggraveraient le conflit entre les pouvoirs publics, entraveraient le mouvement des affaires, entretiendraient l'agitation... Quant à moi, mon devoir grandirait avec le péril. Je ne saurais ni devenir l'instrument du radicalisme ni abandonner le poste où la constitution m'a placé. Je resterai pour défendre, avec l'appui du Sénat, les intérêts conservateurs et pour protéger énergiquement les fonctionnaires fidèles, etc.

On engageait beaucoup l'excellent maréchal ! M. de Meaux dit que c'est M. de Fourtou qui rédigea le manifeste, mais qu'il l'ut accepté par l'unanimité du conseil. L'amiral Gicquel des Touches, seul, fit une observation : — Il n'y manque qu'un nom, celui de Dieu !... Le manifeste fut envoyé sous bande à chaque électeur.

Le même jour (19 septembre), le duc de Broglie insérait au Journal officiel une circulaire traçant aux procureurs généraux une ligne de conduite très stricte pour la surveillance de la période électorale. Le 22 septembre, paraissaient les décrets fixant les élections au 14 octobre et convoquant les deux Chambres pour le 7 novembre.

C'est alors un nouveau déluge de circulaires, de mesures administratives, de dépêches, de discours ministériels. Les débitants, les colporteurs, les journaux sont traqués, plus vivement que jamais, par M. de Fourtou, qui se préoccupe des abstentions, toujours nombreuses, et prétend mener les électeurs au scrutin comme une armée au combat. Le procès intenté à M. Gambetta au sujet de la reproduction par le journal la République française des paroles de Lille, suit son cours. M. Gambetta est appelé à comparaître, le 31 août, devant le juge d'instruction. La foule crie : Vive Gambetta ! Et le procès se perd dans le maquis de la procédure.

Les vexations exaspèrent même les plus calmes[25]. La Gazette de France écrit : C'est une erreur de croire que les taquineries, les petits moyens agissent efficacement sur les masses. C'est l'empire qui a mis en faveur les procédés mesquins et les allures de matamore.

Le Journal des Débats prend parti plus vigoureusement que jamais. M. de Montalivet compare 1877 à 1830. Une dépêche, adressée le 13 septembre, par le ministère de l'intérieur, aux préfets et sous-préfets, affirme que le président de la Chambre conseille aux républicains de s'entendre avec le maréchal. Et M. Jules Grévy, mis en cause si maladroitement, de répondre par une lettre au journal la France : Permettez-moi, je vous prie, de déclarer dans votre journal que l'attitude et le langage que tue prête cette dépêche sont une calomnie.

La conduite à suivre à l'égard du clergé est un des soucis du ministère. Plus ardent que ne le voudraient ses défenseurs, le clergé se jette dans la mêlée. Les mandements des archevêques de Bourges et de Chambéry, des évêques de Séez, Arras, Angoulême, etc., poussent les électeurs aux urnes : Les catholiques n'ont pas à hésiter, écrit l'archevêque de Bourges ; ils n'ont pas le droit de se désintéresser de cette lutte décisive[26]. Tant de zèle alarme le gouvernement. Le 3 octobre, M. Brunet télégraphie aux préfets :

Dans une intention excellente, mais qui va tout à l'opposé du but qu'elle se propose, un certain nombre de prélats ont ordonné des prières générales à l'occasion des élections prochaines et ils ont donné toute publicité à leurs lettres pastorales... Je vous prie de voir Mgr l'évêque de votre département et de lui dire que le gouvernement lui demande de faire et de recommander le silence le plus absolu. Toute autre attitude serait imprudente et nuisible.

Le 6, nouvelle circulaire :

Dans tous les diocèses, priez M l'évêque de recommander expressément aux curés et desservants de ne rien dire en chaire qui soit relatif aux élections ; le gouvernement attache à ces recommandations le plus grand intérêt.

Comme le dit crûment Mgr Pie : Les conservateurs estiment que le cléricalisme, c'est l'embarras, c'est le danger, c'est l'obstacle[27].

Le duc Decazes, le plus exposé, est le plus vigilant. Au moindre bruit qui vient de Rome, il s'alarme. Le pape a dit à des catholiques français, anciens officiers qui lui sont présentés par le général Kanzler : Certains gouvernements ne veulent pas se montrer amis du pape de peur d'être appelés cléricaux. Aussitôt, notre ambassadeur, le baron Baude, reçoit l'ordre de se plaindre d'un pareil langage. Ce que l'on appréhende surtout, ce sont les complications extérieures.

Au moment où la polémique de presse devient plus agressive, après le voyage de Crispi en Prusse, le ministre de l'intérieur et le président du conseil adressent, à ce sujet, circulaires sur circulaires aux préfets et aux procureurs généraux (5 octobre, 6 octobre, 11 et 12 octobre).

On cherche à répandre le bruit d'une alliance offensive et défensive Conclue ou méditée entre l'Allemagne et l'Italie contre la France et à présenter une guerre avec ces puissances comme la conséquence possible d'élections favorables aux candidats du gouvernement. Le gouvernement donne à ces bruits le plus formel démenti ; toute tentative qui serait faite pour les mettre en circulation, sous quelque forme que ce soit, devra être immédiatement poursuivie pour fausse nouvelle et vous devrez prendre les mesures les plus énergiques contre leurs auteurs.

Arrestations de colporteurs, lacérations d'affiches, saisies de journaux, etc.

Moyennant quoi, le ministère, satisfait du demi-silence, compte sur la victoire. Il croit aux rapports des préfets. Un préfet a-t-il jamais prédit la défaite ? Un gouvernement s'est-il jamais méfié de l'optimisme préfectoral ? Les renseignements venus de tous les points de la France, télégraphie le ministre de l'intérieur, sont de plus en plus favorables à la cause conservatrice. Dans plus de 300 circonscriptions, les candidats du maréchal sont assurés du succès... En même temps, la Bourse monte...[28]

M. de Meaux écrit, dans ses Souvenirs politiques : L'assurance de Fourtou, d'abord ébranlée par intervalles, s'affermissait à mesure que nous approchions de la journée décisive... Le 10 octobre, quatre jours avant le scrutin, il persistait à promettre le gain de plus de cent sièges. Le duc de Broglie, moins confiant dans le succès de la partie, lui répondait : — Vous êtes beau joueur... Et il ajoutait : — Le silence du pays m'effraie.

Pourtant, le ministre de l'intérieur n'avait-il pas fait tout son devoir ? A partir du 1er octobre, le Journal officiel publie, presque chaque jour, de nombreuses nominations dans la Légion d'honneur en faveur des préfets, des maires, voire même des candidats du gouvernement. Le bilan inverse n'est pas moins important. Depuis que le cabinet est aux affaires, 613 conseils municipaux ont, été dissous ; 1.743 municipalités et 1.334 adjoints ont été révoqués : 344 cercles, sociétés, comices, loges maçonniques ont été dispersés ; 2.067 débits fermés, 4.779 fonctionnaires déplacés, 1.385 révoqués, 72 brochures et dessins saisis : 421 poursuites pour délits de presse, 849 pour délits de colportage, 216 pour délits de librairie, 170 pour cris séditieux ont été intentés. Les condamnations, amendes et frais montent à 1.034.353 francs et à 46 ans 3 mois et 16 jours de prison. C'est un champ de bataille... et aussi une curée. Le rapport de M. Bernard-Lavergne affirme que les dépenses électorales du gouvernement, relevées par l'enquête, atteignent 8.009.105 francs, sans compter les dépenses des comités de droite, qui, d'après le Gaulois, auraient recueilli, dès le mois de juillet, plus de deux millions[29] !

A gauche, l'activité était égale, mais moins nerveuse, plus cordiale. Les républicains s'entendant à demi-mot, il y avait dans ce silence, que signalait le duc de Broglie, une confiance, une vivacité, une bonne humeur qu'aucune violence n'altérait. Tout au plus, parfois, un cri de colère. M. de Marcère écrit : Jamais le pays n'a été à la fois plus calme et plus passionnément animé. Pour ces hommes, pourtant rompus à l'ingrat labeur des dissensions politiques, ce fut comme une seconde jeunesse : Je trouvai là, dès le début, un élan, un mouvement d'idées, un concours de générosités sans aucun calcul, un désintéressement, un intrépide amour du bien public qui m'emportaient dans la joie d'une vie ardente, tout entière alors donnée à la patrie. Si un homme grave, un ancien ministre s'exprime ainsi. on peut s'imaginer ce que fut cette heure pour les âmes enthousiastes et neuves, pour cette France de l'avenir qui saisissait l'occasion de balayer, en une fois, le vieux personnel responsable d'un si triste passé et qui lui barrait la route. Les volontaires de Valmy n'allaient pas plus gaiement à la canonnade.

Autour du maréchal, on rencontrait les serviteurs notoires de l'empire, les Rouher, les Cassagnac, les Lachaud, les Gavini, les Mouchez, les Janvier de la Motte, les Pascal, les Haussmann, les Maupas et, mêlés à leurs rangs, les revenants de tous les autres régimes, les Broglie et les Depeyre, toutes les impopularités !

Malgré l'entente apparente, le parti conservateur était irrémédiablement divisé. Les républicains, au contraire, étaient unis. Sur le simple mot de 363, les compétitions cessaient ; à Paris, seulement, M. Bonnet-Duverdier s'essaya à un acte d'indiscipline, vite réprimé. Même dans les circonscriptions où les 156 députés sortants de la droite se représentaient, il n'y eut, également, sauf six exceptions, qu'un seul candidat républicain. La communauté de sentiments qui s'établit alors entre les hommes eut, sur l'avenir de la République une durable influence. Dans ces jours battus de l'orage naquit la politique de concentration, qui fut si souvent, par la suite, le salut des institutions aux heures de péril. Les modérés lurent excités, les violents apaisés : on s'habitua s'entendre, à se rapprocher, à compter les uns sur les autres. Ceux-ci s'accoutumèrent au secours, ceux-là au bénéfice, d'autres à l'abnégation. Tout le monde se mit au pas et prit l'alignement. La défection fut considérée, pendant longtemps, comme le pire des crimes. Durant cette courte période, il y eut, dans la politique, un sentiment rare, la cordialité. On eût dit que l'âme de M. Gambetta avait pénétré, de sa chaleur et de son rayonnement, tout le parti, à cette heure unique dans l'histoire des républicains et du pays.

Le manifeste posthume de M. Thiers, répandu à profusion par les candidats de gauche, rassurait les modérés. Cette voix d'outre-tombe criant au pays : La monarchie n'est pas possible. Faisons la République. Souveraineté nationale, république, liberté, légalité ! était une adhésion du passé aux formules de l'avenir. On était fier d'un concours qui soudait tous les anneaux de la chaîne et qui apportait à la jeune République comme l'autorité d'une tradition.

Les manifestations individuelles étaient rares. Peu de réunions électorales ; en général paisibles et calmes. Les programmes se résumaient en un cri : Vive la République ! et en une formule : Réélection des 363 ! Mais une propagande incessante, les apparitions fréquentes, et dans les moindres villages, des candidats et de leurs amis, les conciliabules à voix basse, les paroles données, les serrements de main... A Paris, M. Louis Blanc parle aux électeurs du Ier arrondissement et il fait l'éloge de M. Thiers ! M. Floquet parle, le 4 octobre, dans le XIe : Nous n'attendons le triomphe de nos idées que de la libre discussion venant éclairer les majorités ! Le 5 octobre, M. Gambetta adresse une circulaire aux électeurs du XXe arrondissement. L'union de tous les bons Français, libéraux, républicains de raison ou de naissance, ouvriers, paysans, bourgeois, monde du travail ou de l'épargne, nous maintiendra sages et nous rendra invincibles.

C'est toujours la même note de modération, de réserve et de prudence. On sait que le péril est au centre ; si les défections se produisaient là, quelle joie chez les adversaires ! Aussi le nom de M. Jules Grévy est sur toutes les lèvres. Sans délaisser ses électeurs du Jura, il est aussi candidat à Paris, dans le IXe, à la place de M. Thiers. M. Gambetta préside le comité qui soutient cette candidature. Selon sa méthode prompte et vigilante, il écrit à l'homme que d'autres eussent considéré comme un compétiteur : Vous êtes le plus digne d'occuper, à la tête de la démocratie française, le rang et la place qu'occupait M. Thiers lui-même. Dans sa circulaire, M. J. Grévy dénombre les deux camps : D'un côté, tous les ennemis de la République soutenus par le gouvernement républicain : de l'autre, tous les républicains combattus par le gouvernement de la République. C'est la situation de 1849, d'où est sorti l'empire !

Les groupes de gauche du Sénat viennent à la rescousse : les vétérans crient au drapeau. Ils protestent contre l'abus qu'on a fait, dans le manifeste du maréchal, de l'autorité du Sénat. Personne n'a qualité pour engager les votes de la haute assemblée : Dans les États libres, le dernier mot appartient au pays, et quand vous aurez parlé, votre parole devra être obéie (9 oct.). Au cirque américain, place du Château-d'Eau, M. Gambetta, devant une assemblée de N. Gambetta de 7.000 électeurs, fait l'effort suprême. Il pose nettement la candidature éventuelle de M. Jules Grévy à la présidence de la République :

Cet homme, si autorisé par son caractère, si justement respecté à cause de son passé si pur, de sa conscience droite ; cet homme que nous pouvons présenter aux uns comme un modèle de sagesse et de modération, aux autres comme un modèle de fidélité et d'honneur... Exprimez votre droit par un l'ait ; traduisez votre victoire en appelant cet homme à la première magistrature du pays !...

Il fait un retour sur lui-même (combien poignant, pour ceux qui savent !).

On a accusé mon ambition. Je Liens à dire que je reste dans le rang sans vouloir m'élever au-dessus des hommes qui ont consacré tonte leur vie à notre parti. Je ne revendique qu'un titre, celui de serviteur passionné de la démocratie.

Il y a des habiles qui se réjouissent de cette demi-retraite, de cette substitution de l'austère Franc-Comtois au tribun détesté. Ils n'ont pas pris la mesure des deux âmes.

La suite du discours est un long appel à l'union, une parole de calme et de confiance, et déjà un chant de victoire : Nous avons combattu au cri : Le cléricalisme, voilà l'ennemi. Demain, nous dirons : Le cléricalisme, voilà le vaincu.

Le gouvernement ne veut pas laisser le dernier mot à ses adversaires. Le 9 octobre, au moment où M. Gambetta tenait la grande réunion publique du Château-d'Eau, le duc de Broglie parlait devant les délégués des comités conservateurs, chez M. Rolland Gosselin. On s'attendait à un exposé complet de la pensée politique qui a présidé au seize mai. Mais les choses se sont tellement embrouillées, diminuées, compliquées, que le président du dernier gouvernement conservateur en est réduit, pour ses paroles suprêmes, à une invective. Le discours se résume en un double cri d'agression contre M. Jules Grévy et contre M. Gambetta :

Au maréchal on a essayé d'opposer un autre adversaire que M. Gambetta. Après M. Thiers, c'est M. Grévy, nom honorable, sans doute, mais peu compromettant, et tel que celui qui le porte a paru un peu surpris lui-même de l'éclat dont on l'entourait. Aussi, croyons-nous que M. Grévy lui-même ne se prête qu'à moitié à prendre un rôle qui consiste, au fond, à faire, de son visage, le masque qui cache celui de Gambetta.

C'était mettre le doigt sur une blessure qui ne devait plus se refermer. Peut-être cette ironie était-elle habile. Mais vraiment, l'effort politique qui avait ébranlé le pays et l'Europe avait-il uniquement pour objet d'écarter du pouvoir un homme, celui que le duc appelait dans une dernière épigramme : l'héritier ?

On demande encore un manifeste au maréchal. Il est publié le 12 octobre. On veut que l'électeur le trouve affiché sur tous les murs, au moment où il se rend au scrutin :

Français... Non, la constitution républicaine n'est pas en danger. Le gouvernement, si respectueux qu'il soit envers la religion, n'obéit pas à de prétendues influences cléricales, et rien ne saurait l'entraîner à une politique compromettante pour la paix. Vous n'êtes menacés d'aucun retour vers les abus du passé. La lutte est entre l'ordre et le désordre... Rendez-vous à mon appel, et moi, placé par la constitution à un poste que le devoir m'interdit d'abandonner, je réponds de l'ordre et de la paix.

Jamais le ministère n'avait, paru plus confiant que durant les trois derniers jours, à la veillée des armes. On fait condamner M. Gambetta par défaut, le 12 octobre, à trois mois de prison, 4.000 francs d'amende pour le discours de Lille. On se félicite de ce triomphe, qui est télégraphié à tous les préfets. M. Caillaux, ministre des finances, annonce partout que le budget de 1878 se soldera par un excédent de 21 millions et qu'à l'aide des ressources disponibles, on diminuera les impôts sur la petite vitesse, sur les patentes ; on réduira les taxes postales, télégraphiques, le droit de timbre proportionnel, etc. La bourse monte : car c'est, décidément, le thermomètre de la politique.

Le 13, on télégraphie encore : Les nouvelles qui parviennent de tous les points de la France sont, excellentes : elles font, présager une grande victoire pour le gouvernement. Même note à satiété : Renseignements sur ensemble électoral établissent plus que jamais victoire certaine du gouvernement. Journaux hostiles laissent voir découragement et Indépendance belge elle-même reconnaît, que radicaux perdront beaucoup de sièges !... C'est le moment où le duc de Broglie dit à M. de Foullon : — Vous êtes beau joueur !

 

IV

Le 14 octobre au soir, les ministres sont réunis chez leur collègue de l'intérieur, place Beauvau. Les élections se sont faites partout dans le calme. Les télégrammes annonçant les résultats des scrutins arrivent lentement d'abord, puis nombreux, pressés. Paris a donné, à la plupart des candidats républicains, d'énormes majorités. Les grands centres également : c'est prévu. L'incertitude se prolonge quelque temps : les conservateurs gagnent des sièges ; et plusieurs succès entretiennent l'illusion. Peu à peu, l'espoir s'évanouit. La réalité apparaît. Le gouvernement est battu. On n'a pu entamer sérieusement les positions de la gauche. A la fin de la nuit, — nuit de lassitude, d'épuisement, après un tel effort, — la défaite s'affirme et, sur le bureau du ministre, les derniers télégrammes s'amassent en désordre, sous l'œil découragé et devant les visages pâlis des dix responsables qui ont engagé, compromis, perdu avec eux, tout un système et tout un passé.

Une nuit d'octobre, pluvieuse et noire, anéantit les espérances qui avaient fleuri au 16 mai. Les hommes d'action ont rarement la prévision de la défaite. Les joueurs qui combinent les deux chances et les généraux qui préparent les retraites sont rares. L'optimisme des téméraires fait leurs chutes plus rudes. Vers la première heure du jour, toutes les élections furent connues, dit M. de Meaux ; il fallut constater que nous gagnions seulement 40 sièges, que nous en gagnerions tout au plus 50 avec les ballottages... La nouvelle Chambre allait, en définitive, réunir contre nous une majorité de plus de 300 voix, en face d'une minorité de 200.

M. de Fourtou était nerveux, abattu. Il parlait : quand ou explique, c'est qu'on a tort. Le duc de Broglie était assis devant un guéridon et pointait froidement les résultats. M. de Fourtou dit soudain : — Tout est fini ; je n'ai plus qu'à me retirer ; je vais envoyer ma démission au maréchal et, ce soir, je quitterai Paris. J'ai besoin de repos. Le duc de Broglie se leva et s'approcha du ministre de l'intérieur. —Pardon, mon cher collègue, dit-il, d'autres ont aussi besoin de repos. Nous avons accepté une tâche. Nous avons succombé ; il nous est interdit, à lui aussi bien qu'à vous, d'esquiver les responsabilités. La mission est pénible et dure, je ne l'ignore pas. Vous devez vous en acquitter jusqu'au bout. Et cela d'un petit ton sec et froid qui n'admettait pas de réplique[30]. M. de Fourtou s'inclina. Il fut décidé que le cabinet se présenterait devant la Chambre et soutiendrait l'attaque. Cette fois, c'était le duc de Broglie qui se montrait beau joueur.

On envoya des instructions aux préfets pour pallier la défaite et remonter les courages.

Les élections portaient sur 533 sièges. Le premier tour donne les résultats suivants : 315 républicains élus, dont 288 appartenant aux 363 ; 199 conservateurs élus, dont 132 réélus et 67 nouveaux ; 15 ballottages et 4 élections coloniales sans résultats contins. Donc, peu de ballottages : une victoire et une délaite. Le cabinet ne pouvait épiloguer que sur les quelques top sièges enlevés au parti républicain : combien peu pour un tel effort !

Parmi les députés de droite non élus : le duc Decazes, le vicomte d'Haussonville, le comte Bernard d'Harcourt, M. Raoul Duval. M. de Tocqueville, M. Tristan Lambert. Parmi les républicains battus : M. Devoucoux, par le prince d'Arenberg : M. Paul de Rémusat, M. Beaussire, du centre gauche : MM. Naquet, Saint-Martin, Gent, députés intransigeants de Vaucluse. A Lyon, M. Francisque Ordinaire est remplacé par M. Bonnet-Duverdier. Parmi les nouveaux élus, MM. Boissy d'Anglas, Jules Develle, Ménard-Dorian, Goblet, qui n'avait pas été renommé en 1876. Les élus de droite se divisaient en 99 légitimistes, 44 bonapartistes, 56 monarchistes et orléanistes. Les bonapartistes maintenaient leurs positions : le parti légitimiste avait surtout bénéficié du gain des conservateurs.

La journée du 14 octobre avait ceci d'amer, que, comme on avait tout risqué sur cette carte, tout était perdu d'un seul coup : on ne pouvait attendre que de fâcheux lendemains. Dès le lundi 15 octobre, il fallut convoquer les électeurs, à la date du 4 novembre, pour le renouvellement de la deuxième série sortante des conseils généraux et des conseils d'arrondissement. Bientôt après, les élections municipales. Elles seront d'une importance décisive au point de vue du renouvellement partiel du Sénat. Et, le succès s'accroissant par lui-même, le chapelet s'égrènera sans ressource pour le parti conservateur.

Les défaites politiques modernes sont d'autant plus pénibles au vaincu qu'elles lui font boire le calice goutte à goutte. Piqûres cuisantes multipliant et prolongeant la douleur : le poignard florentin était parfois moins cruel. Un fol espoir, entretenu par l'illusion volontaire des amis, reste au cœur, même contre l'espérance.

Lorsque tous les résultats des scrutins furent connus, nous nous rendîmes du ministère de l'intérieur à l'Élysée, écrit M. de Meaux ; le cortège funèbre traversa, dans l'aube en deuil, la place Beauvau et la rue du Faubourg-Saint-Honoré... Le duc de Broglie déclara au maréchal que le pays, sans nous donner encore satisfaction, avait commencé de répondre à notre appel en rejetant une portion de nos adversaires et que nous devions, en conséquence, continuer la lutte... et surtout ne pas nous montrer d'avance disposés à céder ensuite.

Le maréchal, comme M. de Fourbu, eût préféré partir tout de suite. Mais le duc de Broglie tenait à son idée et voulait gagner, du moins, le temps de la réflexion. Son esprit fertile avait-il conçu quelque combinaison nouvelle ?

On le suivit.

Le 17 octobre, l'agence Havas insère la note suivante :

C'est à tort que plusieurs journaux de Paris ont annoncé que le ministère avait offert sa démission an maréchal. Les ministres n'ont pas songé un seul instant à quitter leur poste pas plus que le président à se séparer d'eux. La lutte électorale qui a commencé le 14 octobre et qui vaut aux conservateurs la possession de 50 nouveaux sièges législatifs, se continuera le dimanche 28 par les scrutins de ballottages et, le dimanche A novembre, par les élections départementales, exactement dans les conditions où elle est engagée...

Puis, dépêche aux préfets : Bourse continue de hausser, témoignage expressif de la confiance du monde des affaires dans le gouvernement du maréchal. Les préfets sont accourus à Paris pour prendre le vent : celui de la Lozère télégraphie à sou secrétaire général : J'ai vu le maréchal, le président du conseil et le ministre de l'intérieur. Le gouvernement ne faiblit pas. On tient surtout à lier le maréchal qui ne peut cacher son ennui : Maréchal a déclaré aux nombreux préfets qu'il a reçus qu'il n'abandonnerait jamais les conservateurs (télégramme du 20 octobre)... Il est inexact que le maréchal ait fait offrir à des hommes politiques d'entrer dans une nouvelle combinaison ministérielle. Il n'est nullement question de changement de cabinet, et les bruits répandus à ce sujet ne méritent aucune créance (télégramme du 24 octobre). Même insistance du 20 au 28 octobre.

La vérité, c'est que le désarroi est au cœur de la place. On a fait souscrire successivement et énergiquement par le maréchal-président des engagements contradictoires : il a juré de ne pas s'en aller ; il a juré de n'abandonner ni ses ministres, ni ses fonctionnaires ; il a juré de ne pas se soumettre et de défendre jusqu'au bout le pays contre le radicalisme ; mais il a juré aussi de respecter les institutions républicaines et de ne pas recourir à un coup d'État : il a promis de ne pas jeter l'armée dans les discordes civiles. Il lisait ces promesses forcées dans les yeux inquiets de tous ceux qui l'approchaient. — Ce sont mes derniers ministres, avait-il dit, en nous nommant, affirme M. de Meaux, et nous pouvions, nous devions penser qu'il s'était interdit désormais d'en chercher dans le camp adverse, qu'il avait brette ses vaisseaux.

Alors, quoi ? Certains prétendaient que l'on tentât de gouverner avec la majorité du Sénat contre la majorité de la Chambre ; de recourir au besoin à une nouvelle dissolution et à de nouvelles élections... Mais le Sénat suivra-t-il ? On essaie d'habituer le pays et le Sénat lui-même à l'idée : Lettres reçues de province depuis quelques jours affirment sénateurs conservateurs décidés à opposer résistance aux idées radicales... Conservateurs peuvent compter sur président.

Pendant cette demi-trêve de quinze jours qui précède le scrutin de ballottage, tout le monde accourt et apporte des conseils. Les préfets les plus compromis réclament la résistance. Les bonapartistes de même. Le cardinal de Bonnechose vient de Rouen à Paris ; le maréchal le reçoit. Il parle soit de donner sa démission, soit de résigner ses pouvoirs à la date de 1880. Le cardinal conseille un plébiscite avec appel à l'armée : — Il faut, employer tous les moyens pour sauver le pays... Le maréchal parait écouter avec confiance et intérêt. Mais quelle sera la résolution et quand viendra-t-elle ? se demande le cardinal en quittant l'Élysée (2 nov.). Par contre, Mgr Dupanloup écrit au maréchal qu'il faut céder au temps et constituer un cabinet Durance-Marcère avec l'appui des gauches. Auquel entendre ?

La presse n'est ni plus unie ni plus rassurante : l'opinion conservatrice est déroutée, affolée. L'Univers se dit épouvanté de la dernière avanie électorale. Le Pays veut qu'on recommence, mais, cette fois, avec les vrais moyens. La Défense rappelle au maréchal ses engagements et, ajoute qu'il ne peut manquer à ses promesses et sacrifier tant de braves gens qui ont suivi sont guidon. Voici, cependant, une note inquiétante. Le Soleil, qui exprime particulièrement la pensée du comte de Paris et du centre droit, le Soleil déplore la crise qu'il n'a ni voulue, ni conseillée. Il faut, ajoute-t-il, accepter les décisions du suffrage universel, abandonner les pratiques du gouvernement personnel et rentrer dans la vérité constitutionnelle. Le pays veut bien la République. C'est une expérience qu'il faut tenter. Et le Moniteur, qui reflète la pensée de certains ministres, déclare qu'il n'y a plus qu'à se soumettre à la sentence du suffrage universel et à gouverner avec un nouveau ministère... Défections, calculs, combinaisons ? Il se passe quelque chose.

La gauche ne perd pas son temps en discussions vaines. Elle affirme sa victoire par son sang-froid, son autorité sur elle-même. Elle n'admet ni transactions ni marchandages ; le dilemme, tel que l'a posé M. Gambetta, subsiste. Le 23 octobre, les gauches du Sénat adressent un nouvel appel aux électeurs en vue du ballottage et des élections départementales. Elles signalent l'importance de ce dernier scrutin, au point de vue du renouvellement prochain du Sénat : Après cette nouvelle défaite, dit le manifeste, il ne restera plus au ministère du 16 mai que des comptes à rendre.

M. Gambetta parle à Château -Chinon, le 26 octobre. Discours de pacification : très prudent, très modéré ; agréable aux centres, aux ralliés, aux paysans, à tous les éléments conservateurs. On dirait qu'une victoire trop complète l'effraie.

Les ballottages ont lieu le 28 octobre. 15 sièges seulement à pourvoir. Les républicains en obtiennent 4 ; les coalisés 8 ; 3 sièges prêtent à discussion par suite de certaines erreurs dans l'attribution de bulletins. En résumé, y compris les résultats des colonies, favorables aux républicains, la Chambre comptait 326 républicains contre 207 députés de droite. Les républicains perdaient 37 sièges et conservaient une majorité de 9 voix.

Cette journée du 28 octobre est le dernier délai. Maintenant, il faut prendre un parti.

Le maréchal de Mac Mahon, au cours de son voyage dans l'Eure, a été frappé par un discours d'un ancien ministre de M. Thiers, M. Pouyer-Quertier. Il veut voir M. Pouyer-Quertier. Celui-ci est appelé à Paris, le 29 octobre, par un télégramme de M. de Fourtou. Le maréchal a un long entretien avec lui. Mais après l'entrevue (30 octobre), où l'offre de constituer un ministère parait avoir été déclinée, le cabinet fait annoncer qu'il restera aux affaires jusqu'au 5 novembre. Une combinaison transactionnelle se formerait, dit-on, sous les auspices du duc d'Audiffret-Pasquier, dont l'attitude a été très réservée durant la crise. Le 2 novembre, on mande à Paris M. Welche, préfet du Nord. Il entrerait dans la combinaison future comme ministre de l'intérieur. Mais le duc Decazes refuserait formellement de garder les affaires étrangères et affirmerait la nécessité d'une orientation complètement nouvelle. La confusion est extrême.

Le duc de Broglie fait ferme. Un certain nombre de sénateurs sont convoqués d'urgence à Paris : Le maréchal, leur dit-on, restera au poste d'honneur où l'a placé l'Assemblée nationale, et lorsque l'heure viendra de s'eu faire relever, il ne permettra pas au radicalisme de prendre sa place, car ce serait la perte du pays, et le maréchal vent le salut de la France.

Ne croirait-ou pas qu'on est encore à la veille du scrutin ? La gauche commence à s'étonner. Pas de replâtrages, écrit le Journal des Débats. Et la République française dénie au Sénat le droit de s'ingérer dans la formation du ministère.

Le 2 novembre, M. de Fourtou télégraphie aux préfets : On peut compter que le maréchal n'abandonnera ni le poste auquel la France l'a placé, ni la cause conservatrice... A Paris, on parle ouvertement de se passer du concours de la Chambre pour l'élaboration du budget. On commente l'exemple de la Prusse de 1862 à 1866.

Le 4 novembre, ont, lieu les élections aux conseils généraux et aux conseils d'arrondissement. Les républicains gagnent 113 sièges et obtiennent la majorité dans 14 nouveaux départements. Le duc de Broglie, vice-président du conseil général, est battu dans l'Eure par un républicain, en compagnie de cinq de ses amis. Le lendemain des élections, 5 novembre, M. Doncieux, préfet de la Loire, télégraphie à M. de Meaux : La terreur radicale règne et la foule suit ; le salut n'est que dans une grande vigueur. Le 6 novembre, le maréchal reçoit une délégation de la droite du Sénat qui vient lui promettre son appui pour la défense du pays. Il déclare qu'il ne veut faire d'autre politique que la politique conservatrice.

Les gauches s'inquiètent. S'il y eut un moment où leur sang-froid fut mis à l'épreuve, où le sort de la République parut en suspens, c'est à cette heure. Jusque-là, on avait confiance dans la force des armes légales et dans l'issue pacifique de la crise. La besogne des élections absorbait les chefs et les partis. Tout à coup, on croit apercevoir je ne sais quels dessous obscurs. Le ministère dispose de l'armée, d'une administration entraînée et décidée à tout ; les élections, en somme, n'ont pas donné tout à fait tort à la campagne du Seize Mai, puisque le parti républicain a été entamé. Il a perdu environ 40 sièges. Les 363, qui devaient revenir 400, sont revenus 315. Il y a, en France, 3.639.000 électeurs[31] appartenant à la partie riche ou aisée de la population, chefs de villages, fermiers, bourgeois, gens un peu timorés, niais capables et influents, qui ont résolument, secondé la tentative du maréchal. Le duc de Brodie se tait. Se serait-on trompé sur lui ? Serait-il homme à tenir la campagne, pousser la guerre à outrance, à combiner, avec le maréchal et la majorité du Sénat, une seconde manœuvre où le gouvernement s'engagerait à fond, avec tolites ses ressources, avec l'élan et la violence d'une bataille désespérée ?

Les chefs républicains sont soucieux. Les plus impressionnables s'attardent en de longs conciliabules. De province, les membres actifs des comités viennent à Paris, aux nouvelles. On passe en revue les pires hypothèses. Par prudence, ou crut devoir renforcer l'organisation du parti. Dans une réunion des gauches (6 nov.), le comité des dix-huit fut constitué en une sorte de conseil de guerre ou de permanence. Il était ainsi composé : pour le centre gauche : MM. de Marcère, Henri Germain, H. de Choiseul, Léon Renault et Bethmont ; pour la gauche républicaine : MM. Jules Ferry, A. Grévy, Tirard et A. Proust ; pour l'union républicaine : MM. Gambetta, Brisson, Floquet, Lepère et Gobiez ; pour l'extrême gauche : MM. Louis blanc. Lockroy, Madier de Montjau et Clémenceau. Le comité se réunissait, presque tous les jours, chez M. Léon Renault ; il avait de pleins pouvoirs. On décida, sur l'initiative de M. de Marcère, de n'arrêter aucune résolution grave sans consulter M. Jules Grévy. Dans ce comité, M. Gambetta se rencontrait avec des égaux. Il ne put faire accepter une proposition tendant à réclamer, de la Chambre, l'invalidation en masse des députés élus avec l'affiche blanche. Il fut entendu également que les gauches s'abstiendraient de prendre partie la personne du maréchal. Insensiblement, on rentrait dans la politique des compromis et des moyens termes. Le 7 novembre, jour de la rentrée des Chambres, le Journal officiel publie la note suivante :

Sur la demande qui leur en a été faite par M. le président de la République, les ministres ont retiré les démissions qu'ils avaient eu l'honneur de déposer entre ses mains. Ils ont, d'ailleurs, insisté pour qu'il fût bien entendu qu'en conservant leurs fonctions, ils ne préjugeaient en rien les résolutions ultérieures du chef de l'État.

Alors, c'est la guerre[32] ? Telle fut du moins l'impression générale.

Dès le 6 au soir, un télégramme circulaire aux préfets est parti du ministère de l'intérieur : Invitez les sénateurs conservateurs de votre département à se rendre à Paris dans le plus bref délai et à partir ce soir, si possible.

C'est, en effet, la majorité du Sénat qui devient le pivot. Avec elle, on peut essayer ; sans elle, rien n'est possible. Le jeudi 8, alors que les Chambres sont réunies, les droites du Sénat délibèrent. Un ami du cabinet propose une interpellation aboutissant au vote d'un ordre du jour affirmant la confiance du Sénat dans le maréchal et son ministère... Mais voici qu'une opposition se produit. Le duc d'Audiffret-Pasquier signale le caractère inconstitutionnel de la motion qui méconnaîtrait l'irresponsabilité du président. MM. Bocher et Lambert de Sainte-Croix se déclarent peu disposés à suivre le ministère dans la voie de la-résistance. Cette attitude, rapprochée de celle du duc Decazes, préparée par les articles du Moniteur et du Soleil, rend la chose trop évidente : le comte de Paris, pas plus que le duc d'Aumale, n'ont jamais été favorables au Seize Mai ; ils ont assisté indifférents, plutôt hostiles : maintenant, ils se dérobent. Et, que faire sans eux P

On renonce à l'interpellation ; on s'en tient à une démarche du groupe près du maréchal. M. de Fourtou, remis en goût, télégraphie aux préfets : A la suite d'une délibération des représentants de tous les groupes conservateurs du Sénat, les délégués se rendent ce soir chez M. le maréchal pour lui affirmer le concours de cette Assemblée pour l'appui d'une politique conservatrice.

La fièvre montait. Les hommes à projets, les hommes à nouvelles, les hommes à secrets se répandaient dans les couloirs et dans les coulisses. Cette espèce d'atmosphère lourde, et agitée à la fois, qui précède les orages accompagnait, de Paris à Versailles et de Versailles à Paris, les trains parlementaires. On ne voyait que des figures tendues ; les carrières se décidaient et les caractères se dessinaient. Les députés de province arrivent exaspérés, écrit M. Clamageran[33]. A Paris même, on craignait des troubles. Le préfet de police confère avec le gouverneur militaire de Paris et fait établir, avec l'état-major, une ligne télégraphique directe.

Séance du Sénat, à deux heures. Allocution courte et froide du duc d'Audiffret-Pasquier. Séance de la Chambre, à deux heures et demie. Formalités ordinaires. M. Jules Grévy est nominé président provisoire, par 290 voix sur 461 votants. Il y a 170 bulletins blancs. On s'occupe immédiatement des validations, mais en réservant, pour statuer ultérieurement, les élus de l'affiche blanche. Le vendredi 9, le nombre des validations est, suffisant pour que M. Grévy demande à la Chambre de se constituer définitivement. Le samedi 10, M. Jules Grévy est élu président. Par 299 voix sur 460 votants : il y a 159 bulletins blancs. M. Grévy dit : ... La Chambre, j'en suis certain, se tiendra, par sa modération et sa fermeté, à la hauteur de sa mission, s'inspirant de l'admirable sagesse et de la volonté souveraine du pays qui est avec elle. Beaucoup en peu de mots.

Maintenant, la rencontre.

Le lundi 12 novembre, séance de la Chambre. Le duc de Broglie et ses collègues sont au banc des ministres.

M. Albert Grévy dépose, au nom du comité des dix-huit, une proposition tendant à la nomination d'une commission d'enquête de trente-trois membres pour statuer sur les actes qui, depuis le 16 mai, ont eu pour objet d'exercer sur les électeurs une pression illégale. M. Grévy demande l'urgence. Le duc de Broglie s'associe à cette demande, mais pour combattre le fond. Nous ne craignons pas la lumière. On appréciera l'étrange doctrine constitutionnelle en vertu de laquelle un des pouvoirs traiterait de rebelles les deux autres... L'urgence est votée. A gauche, les plus prudents voyaient, dans cette procédure, un dérivatif[34]. On cherchait à gagner du temps et à faciliter les combinaisons intermédiaires. Cependant, l'agence Havas affirmait encore l'intention du maréchal de soutenir les ministres du Seize Mai.

On discute, le 13 novembre, la motion du comité des dix-huit, M. Léon Renault, au nom des modérés, soutient la proposition d'enquête. Il porte, avec une grande finesse, un premier jugement sur te r6 mai :

Quels résultats avez-vous obtenus ? Ce soldat légal, comme vous avez appelé le maréchal, quelle situation lui avez-vous faite ? Vous lui avez créé une situation telle qu'il semble que les voies légales se dérobent sous ses pas. Et le Sénat ? Vous l'engagez en disant que vous allez lui demander une seconde dissolution. Et les grands intérêts sociaux que vous devriez protéger ? L'administration est-elle plus respectée ? La magistrature a-t-elle une plus haute position ?... Il n'y a plus aujourd'hui, en France, un intérêt conservateur qui ne se sente menacé et compromis par le ministère et à cause de lui...

Ce reproche trop fondé d'un ancien collaborateur était accablant. On voyait le gouffre se creuser et les conséquences lointaines apparaître. Le discours calme, éloquent, modéré, était la première plainte de la France traditionnelle s'élevant du fond de l'abîme où on l'avait si légèrement, précipitée. Après ce contact avec la Chambre, le cabinet accepte, pour la première fois, la défaite. Le soir, en rentrant au ministère. M. de Fourtou télégraphie aux préfets : Ne plus suspendre ni maire, ni conseiller.

Le lendemain, 14, M. de Fourtou répond à M. Léon Renault. Plaidoyer vain en faveur d'une cause perdue : dernier effort pour retenir le maréchal :

Ce qui se dégage des élections, c'est que la presque unanimité de la nation veut le maintien d'un gouvernement d'ordre, de paix et de stabilité,... à l'abri du nom glorieux qui est, plus que jamais, la sauvegarde de ses intérêts et de son avertir... au poste de salut où la constitution l'a placé, où il est et où il restera.

M. de Fourtou descend d'une tribune où il s'est cru, un jour, l'instrument de la destinée.

M. Jules Ferry répond. Ce modéré est un orateur violent. Discours d'attaque : les ministres sont responsables. On nous menace d'un coup d'État. Nous ne le craignons pas ; le parti républicain reste dans la loi en prenant l'offensive et il faudra lui rendre des comptes.

Voici le duc de Broglie. Combien attendu ! Il est, à cette heure, au plein de sa carrière : il nage dans l'impopularité. Les gauches, chaudes de la lutte, se jetteraient sur l'adversaire qui a failli leur arracher la victoire et qui les brave encore d'un impassible regard. Les droites maudissent, en dedans, le chef hautain et énigmatique qui les a conduites à une bataille dont il n'a pas dit le secret et à une défaite qui le laisse seul debout. Quant à lui, il se drape dans ses obscurs desseins, comme le héros antique, avant de mourir, se voilait le visage d'un pan de son manteau. Il est de ces orateurs à qui la parole a été donnée pour cacher leur pensée. S'adressant à M. Jules Ferry : Plus de calme est nécessaire, lui dit-il, pour qui tend à devenir l'organe d'un gouvernement et pour la situation d'accusé que vous prétendez nous faire. Et c'est sur ce ton dépris et froid que se poursuit tout le discours. Parfois le débit s'anime, mais c'est pour attaquer.

Je repousse l'enquête, dit-il, non que je la craigne ; mais parce que je vous refuse la qualité de juges et que je crains pour mon pays que vous n'entriez dans l'ère des proscriptions qui ont déshonoré tant de vos prédécesseurs. J'invite notre nouveau comité de salut public à bien réfléchir à cette conséquence. Je repousse encore l'enquête parce que je suis responsable de l'ordre public et que l'enquête ne peut manquer de diviser la France en deux catégories : les délateurs et les suspects.

Le je suis responsable de l'ordre public ne sent pas son ministre à terre ; ce n'est pas la parole d'un vaincu.

Il ne plaide pas coupable, il réclame hautement la responsabilité et l'honneur de la lutte : il fait le procès de ses adversaires, l'éternel procès du radicalisme.

A l'heure où les derniers défenseurs de la thèse conservatrice vont disparaître, il faut leur laisser, du moins, l'avantage d'exprimer, devant l'histoire, leurs prévisions et leurs appréhensions, — leur justification ou leur excuse...

La République, c'est le radicalisme, et le radicalisme, c'est le bouleversement social, il n'y a pas de moyen terme. Voilà ce qui explique le scandale de nos alliances. Il est parfaitement naturel que nous passions sur la question politique pour la défense sociale que nous croyons urgente et que vous passiez sur la question sociale pour la défense de la République que vous croyez menacée... Mais la République n'est pas un instrument de salut par elle-même. Elle ne peut se sauver que si elle sauve la société... Voilà ce qui explique l'attitude du maréchal. Il a été, en politique, conciliant et tolérant. Quand l'ordre social fui en cause, il s'est arrêté. Ce jour-là, il a fait l'acte du 16 mai. C'est un acte essentiellement personnel. Tous les actes qui ont été faits depuis, nous en prenons la responsabilité entière ; celui-là est à son compte. Tous les autres, nous en prenons la responsabilité et tous les genres de responsabilités ; la responsabilité morale devant l'histoire, la responsabilité politique devant les pouvoirs publics ; nous en prenons la responsabilité pénale, s'il le faut, puisque vous voulez nous en effrayer. Nous la prenons, quel que soit le sens des mots énigmatiques de vos considérants, quel que soit le sens de votre audacieux quels qu'ils soient...

La seconde partie du discours réfute la terrible accusation des adversaires du cabinet : le Seize Mai, c'est la guerre.

Inquiéter l'étranger sur les dispositions de la France, ensuite intimider la France par la menace de l'étranger, voilà l'opération tout entière... J'en ai honte pour mon pays.

M. Gambetta interrompt : — Vous injuriez la France, Monsieur ! Le ministre termine :

Vous avez réussi à entraîner des masses alarmées pour leurs intérêts les plus chers de sécurité et de famille. Vous êtes arrivés, à ce prix, aux succès imparfaits que vous avez obtenus. Je ne sais pas si c'est cela que l'on a appelé, l'autre jour, l'émancipation et la virilité du suffrage universel. Ce que je sais, c'est qu'il y a 3.000.000 Français qui n'ont pas cédé à cet égarement et qui sont heureux de trouver encore debout des pouvoirs qui r étaient, comme eux, restés étrangers et qui restent pour les protéger coutre le despotisme d'une Convention nouvelle. EL maintenant, faites ou ne faites pas votre enquête, appelez ou n'appelez pas vos témoins intéressés. Comme gouvernement, nous protestons au nom de la loi ; comme citoyens, nous nous inscrivons en faux devant l'équité de l'histoire et la justice du pays.

Dialectique incomparable, discours altier et mordant, un des plus beaux de cette grande époque parlementaire et qui, en nous dévoilant la pensée, peint l'homme, le défenseur désespéré d'une classe perdue par son égoïsme et ses fautes, l'ouvrier ingénieux d'une impossible restauration, le tenace champion d'une thèse malheureuse, — beau geste final de l'athlète foudroyé.

Il faut le tonnerre de M. Gambetta pour effacer l'impression de cette parole pénétrante. Il faut aussi le sentiment qu'a l'assemblée d'un autre drame qui se noue déjà, avant que le premier soit terminé. M. Gambetta, à peine vainqueur, c'est déjà l'accusé, c'est déjà le suspect. L'habileté, on pourrait dire l'astuce du duc de Broglie a su lier le sort de la République à celui du radicalisme et, en niant les étapes, insurger les hommes du jour contre l'homme du lendemain. Il a mis le doigt sur la plaie. M. Gambetta, en attaquant encore, est obligé de se défendre :

La minorité exploite contre la nation je ne sais quel fantôme de péril social, de doctrines radicales, de doctrines socialistes, d'hypothèses chimériques, dont on ne trouve le détail que dans des feuilles stipendiées et sous la plume des écrivains du ministre de l'intérieur... Oui, nous comprenons d'une manière différente la société française. Je ne veux pas faire de distinction de classes, mais vous n'êtes pas un homme de votre temps, Monsieur le duc de Broglie : vous êtes resté un ennemi de la démocratie, un aristocrate, vous avez apporté ici, avec votre élégance de grand seigneur, des épigrammes longuement préparées, mais vous ne nous avez pas dit comment vous vous êtes fait l'exécuteur des volontés bonapartistes, comment votre effort et la politique du duc de Broglie se sont réduits à se faire un nom parmi les plus habiles opérateurs électoraux du bas empire.

C'était le point faible, en effet. Car quel était l'aboutissant de tant de luttes, si ce n'était pas le coup d'État et une restauration impériale ?

M. Gambetta faisait aussi un retour sur lui-même : il essayait de dévoiler la dangereuse tactique qui déjà cherchait à l'isoler de son parti et le dénonçait à la méfiance démocratique par le reproche de dictature :

Et croyez-vous qu'elle soit bien sincère et bien loyale cette polémique affichée sur tous les murs de la dernière commune de France, me représentant, moi, comme l'antagoniste du maréchal, classant sous une épithète alternative les candidats officiels et les candidats républicains, les uns dévoués au maréchal, les autres à Gambetta ?... Oh ! Messieurs, loin de moi la pensée de jamais me prévaloir de cette sorte d'exaltation besogneuse qui a été faite de ma personne par des adversaires déclarés. Non, non, un tel plébiscite ne pouvait se l'aire, je n'en réclamerai ni l'honneur ni l'indignité. Républicain avant tout, je sers mon parti non pas pour l'asservir ou le compromettre, mais four faire prévaloir dans la mesure de nies forces, de mon travail, de mon intelligence, ses idées, ses aspirations et ses droits.

La gauche entière se leva pour acclamer ces paroles... trop vite oubliées.

En vérité, l'époque qui entendit de tels orateurs lut une noble époque, et mère de grandes choses. Outre les origines italiennes, je ne sais quelle estime secrète unissait souterrainement les deux adversaires. Mais la nécessité des temps leur imposait la lutte, car ils représentaient des intérêts inconciliables. Il faut que l'eau coule et que l'histoire passe.

L'enquête fut votée. En somme, on s'était expliqué : l'affaire était enterrée. La commission de trente-trois membres fut nommée le 16. M. Albert Grévy, président. Les Grévy étaient en hausse.

Le 17 novembre, M. Tirard propose, la nomination de la commission du budget. Elle est élue, le 20 novembre, identique à la commission nommée par la Chambre dissoute. M. Gambetta la préside de nouveau : La commission attendra, pour rapporter les budgets, qui sont prêts. Reste à savoir ce que le gouvernement doit au pays ?

 

Le ministère tient toujours. Que prétend-il ? Garde-t-il donc encore quelque espoir, soit du côté du Sénat, soit du côté du maréchal ? Il faut, donc, que l'un et l'autre assènent le dernier coup. Le 16 novembre, conseil des ministres. Le duc de Broglie parle : on ne peut s'incliner devant le vote de la Chambre : ce serait la soumission du maréchal. Il convient de faire un nouvel appel au Sénat, notamment au groupe constitutionnel, afin de connaître dans quelles conditions et dans quelle mesure il entend soutenir le maréchal et s'opposer à la majorité de la Chambre. — Et si le Sénat ne répond pas à cet appel, s'il refuse cet acte, que ferez-vous ? demande tout à coup le duc Decazes au maréchal. — Eh bien, je resterai, répondit le président. Ce mot suffisait. Les ministres du Seize Mai avaient leur congé. M. de Meaux, qui raconte l'incident, ajoute : Cette parole nous étonna ; elle laissait poindre le démenti, qu'effrayé non pour lui-même, mais pour son pays, le maréchal allait donner à sa conduite antérieure. M. de Meaux est sévère. Le maréchal rentrait dans son rôle constitutionnel.

Eh bien ! cela ne suffit pas encore. Le conseil décide de se présenter devant le Sénat et de demander le refus de l'enquête comme premier pas dans la voie de la résistance. Donc, au Sénat, les amis du cabinet interpellent sur le vote de la Chambre décidant une enquête parlementaire. Ce n'est pas constitutionnel, déclarent MM. Jules Simon et Dufaure. Et alors le président, duc d'Audiffret-Pasquier : Si, par les termes un peu vagues de l'interpellation, on entendait apprécier, dans une mesure quelconque, l'acte de la Chambre des députés, le président considérerait comme un devoir de s'opposer au dépôt d'une pareille interpellation... Vous n'êtes pas, Messieurs, comme le Sénat de l'empire, les dépositaires du pacte constitutionnel... En admettant mêmece que, pour ma part, je n'admets pasque la Chambre ait outrepassé ses pouvoirs, je vous demande où vous trouveriez, dans la constitution, le droit de la traduire votre barre et de juger ses actes. Il n'y aurait qu'une manière légale de le faire, il n'y a qu'une procédure qui ait été prévue par la constitution : c'est la demande de dissolution... Le ministère était mis au pied du mur.

Le duc de Broglie — au milieu des rires de la gauche — accepte l'interpellation dans les termes où elle est posée par le président. Cela veut dire qu'on n'ose pas réclamer une nouvelle dissolution : lin duc chasse l'autre. On discutera lundi. Mais ce n'est plus qu'une formalité, un acte de courtoisie convenu entre des associés qui se tournent le dos.

Le lundi 19, discussion. Débat vide : car on sait que le ministère a pris, devant le groupe constitutionnel, l'engagement de se retirer dès le lendemain. M. Laboulaye donne une interprétation de la constitution favorable aux vues du président. M. Dufaure est vigoureusement applaudi. Ce vieillard redevient l'homme du lendemain. Il propose l'ordre du jour pur et simple. Le gouvernement n'intervient pas. Il assiste, mort déjà, aux honneurs funèbres dont on l'entoure. Le duc de Broglie ne prononce que quelques mots, avouant la promesse faite par le cabinet. Le Sénat, à une voie de majorité, vote l'ordre du jour motivé, accepté par le gouvernement. Une fleur sur une tombe.

Le 20 novembre, le Journal officiel publie la note suivante : Les ministres ont remis leurs démissions entre les mains de M. le président de la République qui les a acceptées. Ils restent chargés de l'expédition des affaires jusqu'à la nomination de leurs successeurs.

Cette fois, c'est fini !... Non, ce n'est pas fini encore !

 

V

Dès le samedi 18, le maréchal de Mac Mahon avait télégraphié, au général de Rochebouët, commandant le 18e corps à Bordeaux : Je tiens à vous voir le plus tôt possible. Partez pour Paris demain à sept heures et soyez à l'Élysée à cinq heures et demie du soir.

La dépêche ne surprend pas le général : car il télégraphie, le dimanche matin, au général Ducrot, à Bourges : Je suis mandé à Paris par le maréchal de Mac Mahon. Vous devinez le sentiment que j'éprouve en présence des propositions qui peuvent m'être faites. Je serai ce soir à Paris. Le général Ducrot répond : Dans circonstances présentes, ne pouvez refuser... Comptez sur mon concours absolu.

Le maréchal de Mac Mahon reçoit le général de Rochebouët : — Je vous ai nommé ministre de la guerre, président du conseil. — Mais Monsieur le maréchal sait que je ne fais pas de politique et que le poste auquel il m'appelle exige une personne capable d'aborder la tribune... — Non, le cabinet actuel est un ministère de transition, chargé d'expédier les affaires du pays et de voir venir. Je vous ai nommé et je compte sur vous. — Alors, j'accepte, répondit M. de Rochebouët.

Le samedi 24 novembre, le Journal officiel publie les décrets aux termes desquels le cabinet est constitué ainsi qu'il suit :

Président du conseil et ministre de la guerre : M. le général de Grimaudet de Rochebouët.

Justice : M. Lepelletier, conseiller à la cour de cassation.

Affaires étrangères : M. le marquis de Banneville, ancien ambassadeur.

Intérieur : M. Welche, préfet du Nord.

Finances : M. Dutilleul, ancien député.

Marine : M. le vice-amiral baron Roussin.

Instruction publique, cultes, beaux-arts : M. Faye, membre de l'Institut.

Travaux publics : M. Graëff, inspecteur général des ponts et chaussées.

Agriculture et Commerce : M. Ozenne, conseiller d'État, secrétaire général du ministère de l'agriculture et du commerce.

A noter que MM. Dutilleul, Welche, Faye, avaient été candidats officiels et non élus.

Le ministère est un ministère de réflexion... La gauche le considère comme un ministère de lutte et de coup d'État. Ce sont des fonctionnaires, non des parlementaires. Les bruits les plus inquiétants se répandent. Les uns voient partout des bandes d'émeutiers, d'autres annoncent le prochain débarquement du prince impérial à Dieppe. On vit dans un état de surexcitation bien dangereux.

La Chambre n'a plus d'autres armes que la grève, c'est-à-dire le refus du budget. Mais, de part et d'autre, on hésite avant d'en venir aux grandes résolutions. L'opinion est désorientée. Le 21 novembre, le cabinet, se présente devant la Chambre. Le général de Rochebouët lit une déclaration assez anodine, son rôle sera de rétablir, entre les pouvoirs publics, les bons rapports nécessaires au bien de l'État. C'est là toute sa mission.

M. de Marcère interpelle : ... Le ministère ne représente ni les droits de la nation, ni le droit parlementaire, il représente le pouvoir personnel... La France est à bout... Il faut obéir à la France. Après une courte réplique de M. Welche, M. Ch. Floquet hausse le ton : On a dit que nous étions le radicalisme latent. Vous êtes le conflit certain... Et il pose, pour la première fois, la question de la révision constitutionnelle... M. Henri Germain dénonce le trouble des affaires. De partout les plaintes s'élèvent. Deux milliards, immobilisés à la Banque de France, n'osent s'exposer aux risques de l'heure présente. Il faut en finir. Vous êtes le ministère des affaires du Seize Mai, soyez le ministère des affaires de la nation.

Par 315 voix contre 207, la Chambre refuse d'entrer avec le cabinet :

La Chambre, considérant que, par sa composition et son origine, le ministère du 23 novembre est la négation des droits de la nation et des droits parlementaires, déclare qu'elle ne peut entrer en rapport avec le ministère et passe à l'ordre du jour.

Des propositions sur l'état de siège, sur le colportage, sur l'enseignement primaire, sont déposées par les membres les plus modérés de la gauche.

Le 28 novembre, le ministère apporte un projet de loi ayant pour objet de détacher du budget général les chapitres relatifs aux contributions directes à percevoir en 1878. Il ne reste plus que quelques semaines pour que la marche des affaires publiques ne soit pas interrompue. La Chambre accordera-t-elle ou refusera-t-elle le vote de l'impôt ? Tout est là.

La courte période qui suit n'est plus qu'un ballottement d'une résolution à l'autre, d'une inquiétude à Vautre, une bousculade de déterminations contradictoires. On prépare à la fois la résistance et la capitulation. Les généraux sont aux champs, les troupes sur pied, l'opinion en alarme. Et le plus inquiet, le plus hésitant, le plus malheureux, c'est le maréchal de Mac Mahon. Mouvements de troupes à Lyon, à Marseille ; envoi d'une pièce de 24 à Versailles. Cette pièce de 24 est un événement.

Le duc d'Audiffret-Pasquier, président du Sénat, voit le préfet de police, M. Voisin, et lui exprime ses appréhensions sur la sécurité des délibérations du parlement. Il dit aussi qu'il est résolu, ainsi que M. Grévy, à s'installer, avec les membres du bureau des deux Chambres, à Versailles même, où ils pourraient demander une division destinée à protéger les deux Assemblées.

Pour la seconde fois, le duc d'Audiffret-Pasquier donne le coup fatal. Cette conversation est répétée au maréchal. Il convoque le président de la Chambre et le président du Sénat et leur déclare que rien n'est plus éloigné de sa pensée qu'un projet de coup d'État. Cependant, il se montre disposé il réclamer du Sénat une deuxième dissolution. Le duc d'Audiffret-Pasquier assure que le Sénat ne la votera pas. Les deux présidents conseillent au maréchal d'appeler aux affaires les républicains modérés.

Le même jour, le maréchal reçoit M. Batbie, qui représente la politique de résistance. Cependant, le cabinet Rochebouët s'installe et semble vouloir durer. Le Sénat, ayant il nommer six sénateurs inamovibles, élit MM. le comte de Chabaud La Tour, Greffulhe. Lucien Brun, Grandperret, le baron de Lucy et Ferdinand Barrot. C'est un renfort pour la droite.

La Chambre continue à siéger ; elle poursuit le travail des validations. Le dimanche 2 décembre, la gauche républicaine persiste dans sa volonté de ne voter le budget qu'après la constitution d'un ministère de gauche.

Dans le monde des affaires, une longue clameur s'élève. Tout est en suspens. Une réunion, à laquelle prennent part trois mille commerçants, décide qu'une démarche sera faite auprès du président.

Enfin, le lundi 3 décembre, M. Dufaure est appelé à l'Élysée. A la Chambre, la commission du budget fait une déclaration solennelle : Nous ne donnerons le vote des quatre contributions directes qu'à un ministère vraiment parlementaire... Conflit direct entre M. Rouher et M. Gambetta, c'est-à-dire entre les deux systèmes. M. Gambetta résume la situation en ces termes : Nous ne livrerons notre or, nos charges, nos sacrifices, que lorsqu'on se sera incliné devant la volonté qui a été exprimée, le 14 octobre, de savoir si, en France, c'est la nation qui gouverne ou un homme qui commande. Ovation à M. Gambetta.

A la fin de la séance, sur un incident, qui provoque une intervention de M. de Cassagnac déniant au maréchal le droit de se soumettre, M. Lorois, du centre droit, dit, au nom de ses amis, qu'il ne s'associe pas aux paroles de M. de Cassagnac. La droite se désagrège.

M. Dufaure fait connaître, par écrit, au président de la République les conditions auxquelles il se chargerait d'essayer de former un nouveau cabinet : homogénéité et indépendance absolues du futur cabinet ; déclaration publique faite par le maréchal, sous une forme quelconque, que le gouvernement rentrait franchement dans les voies parlementaires adoption par le gouvernement des projets de loi de M. Bardoux sur l'état de siège et le colportage. Le duc d'Audiffret-Pasquier est derrière M. Dufaure. Pour tout le monde, c'est la fin du Seize Mai. L'espoir et le doute luttaient encore ; mais le premier l'emportait. Il faudrait la plume d'un Retz ou d'un Saint-Simon pour peindre les couloirs de la Chambre, quand M. Dufaure y fit son entrée, après avoir jeté les bases de l'accord avec le maréchal. La défiance et la satisfaction se reflétaient tour à tour sur les visages. Était-ce un retour bien sincère ? Les garanties étaient-elles vraiment suffisantes ? On se rassurait en voyant la stupéfaction et l'irritation des députés de la droite[35].

Nouvel arrêt. Le maréchal résiste : il entend que les trois portefeuilles des affaires étrangères, de la marine et de la guerre ne changent pas de titulaires.

Reprise des négociations avec M. Batbie. Le maréchal reçoit le général Fleury porteur d'une lettre autographe du prince impérial[36]. Au ministère de la guerre, on se prépare à tout événement. Les uns disent que les propositions faites à M. Dufaure ne sont qu'un jeu et cachent une fourberie[37]. M. Dufaure n'entend pas abandonner la partie : il soumet au président une liste sur laquelle figurent MM. Marcère, Waddington, Léon Say, de Freycinet ; le portefeuille des allaires étrangères est attribué à M. de Saint-Vallier, celui de la guerre au général Gresley, celui de la marine à l'amiral Pothuau. Le maréchal rompt sur ces trois départements, dont il ne veut pas changer les lilldaires.

M. Batbie, sénateur, est chargé de la formation du ministère (7 décembre). Le général de Rochebouët télégraphie cette nouvelle au général Ducrot, qui répond : Merci ; que le bon Dieu et le maréchal soient bénis et glorifiés ! Une dépêche du ministre de l'intérieur aux préfets, datée du 8 à dix heures vingt du soir, fait connaître en ces termes les sentiments du maréchal : Je suis décidé à rester quand même, a dit le maréchal ce matin. On compte sur ma démission ; on ne l'aura pas. Un ministère Dufaure aurait-il eu la majorité ? Je ne veux plus bouger jusqu'au refus du budget. Nous verrons bien ce que le pays dira si, d'ici à la fin du mois, on n'a pas même voté un douzième.

Le pauvre maréchal est-il bien sûr de ce qu'il déclare ; a-t-il bien déclaré ce qu'on lui attribue ? M. Batbie commence ses démarches.

C'est encore du Sénat que viendra le coup de pouce qui ruinera ce suprême refuge. Le dimanche matin, 9 décembre, les chefs de la droite du Sénat ou comité des quinze sont réunis chez M. de Bondy. On met en discussion la constitution d'un cabinet Batbie-Depeyre, d'un cabinet de résistance. — Où nous mène-t-on ? s'écrie M. Bocher, l'ami et le confident des princes. On trompe le président si on ne lui a pas fait envisager les conséquences désastreuses qu'entraîneraient de semblables mesures. Quant à moi, je le dis hautement, j'aime trop mon pays pour m'associer à cette politique et assumer d'aussi effroyables responsabilités... La réunion n'appuiera pas M. Batbie ; on priera le président du Sénat de faire une démarche auprès de M. Dufaure et du maréchal pour reprendre l'œuvre de la conciliation. La démarche est faite. M. Dufaure est inébranlable et le maréchal répète : — J'irais jusqu'au bout. M. Batbie presse ses pourparlers. Le ministère est constitué. Il ne manque que le ministre des finances, c'est-à-dire, vu la situation parlementaire, la cheville ouvrière. On propose le portefeuille à M. Pouyer-Quertier. Il refuse.

Un conseil des ministres a lieu, le 10. Le général de Rochebouët dit au maréchal que cela ne peut plus durer. Il faut que le président se prononce : ou qu'il démissionne, ou qu'il résiste carrément, ou qu'il se soumette et appelle M. Dufaure. Tout est prêt pour la lutte. Des télégrammes ont été envoyés aux commandants de corps d'armée : Faites immédiatement transporter dans chaque caserne, pour être, aujourd'hui, à la disposition des troupes d'infanterie, cavalerie, artillerie, deux jours de vivres de mobilisation y compris la viande de conserve ; pour les chevaux, deux jours d'avoine. Rendez-moi compte.

Les hommes politiques qui entourent M. Batbie tiennent une sorte de conseil le lundi, à deux heures. On décrétera le budget ; on procédera à une nouvelle dissolution et à des élections dans les trois mois avec proclamation de l'état de siège : un Seize Mai renforcé.

On soumet le tout au maréchal. C'est lui qui va trancher. Le maréchal entend l'exposé du plan de campagne. Il dit qu'il accepte l'idée de la dissolution ; il se refuse à retarder les élections pendant trois mois ; tout au plus fin décembre. Il reprend une idée déjà émise de consulter le pays par oui ou par non ; — ce serait une manière d'appel au peuple.

Quant à l'état de siège, — c'est ici la minute décisive, — le maréchal déclare qu'un plébiscite lait sous le régime de l'état de siège .jetterait une suspicion sur ses intentions. On y verrait l'annonce d'un coup d'État et d'une dictature. Le maréchal ne se sent pas l'étoffe d'un dictateur ; il veut avoir la certitude que la crise se dénouera sans effusion de sang et il ne peut se résoudre à des mesures dont on ne peut, à l'avance, prévoir toutes les conséquences. Une fois encore le patriote et l'homme de bon sens se sont prononcés.

On se sépare. Le général de Rochebouët convoque télégraphiquement pour le mardi 11, à une heure et demie, les commandants de corps d'armée, sous prétexte de réunion de la commission supérieure de la guerre.

La nouvelle de ces résolutions, grossies par l'alarme universelle, s'est peu à peu répandue dans le public.

Comment raconter ces minutes haletantes ? Le parti républicain se préparait à la résistance. Mais tous avaient présente à l'esprit la vaine parade de décembre 185n. La Commune n'était pas si loin pour que le peuple de Paris eût oublié. Répondrait-il à la voix des parlementaires ? Les chefs de groupes, certes, étaient ardents. Partout, de province, arrivaient des encouragements, des offres de concours. Chez les députés de gauche avaient lieu des réunions où l'on dénombrait les fidèles, où l'on examinait. les conditions des luttes locales. On s'armait. On s'enrôlait. Mais, si la foi et l'enthousiasme étaient grands, les ressources paraissaient minces. On parlait, il est vrai, de certains généraux qui avaient promis leur concours. La région du nord de la France pouvait, avec ses villes fortifiées, devenir une retraite et une ressource. On avait pris des sécurités et conçu tout un plant. Le comité des dix-huit se tenait en permanence.

M. Gambetta était le chef désigné, l'homme d'État le plus expérimenté, le mieux informé, le plus ardent ; les yeux étaient tournés vers lui. Dans une des dernières réunions, M. Gambetta indique qu'il croit pouvoir compter sur une partie de l'armée pour appuyer la Chambre. M. de Marcère raconte la scène qui se produisit alors. Au comité des dix-huit, quelqu'un proposa d'entretenir M. Grévy de cette redoutable éventualité :

Grévy, dit M. de Marcère, Ifni était prévenu, écouta avec sa gravité un peu narquoise et sans trop de surprise l'exposé qui lui fut fait par Gambetta de la situation, qu'il croyait plus critique encore qu'elle ne l'était, et découla les détails du plan de campagne qui fut développé à cette occasion... Il prit la parole à son tour, et il parla longuement, avec un calme, avec une sagesse, avec une hauteur de vues et sur un ton qui contrastaient avec les entraînements un peu factices et avec la témérité des suppositions hasardées sur lesquelles on prétendait fonder les chances de succès de la résistance armée. Il contesta tout d'abord qu'il y dit un danger sérieux de coup d'État, mais on il se montra supérieur à son interlocuteur, c'est lorsqu'il exposa quel était, selon lui, le devoir en face d'éventualités de ce genre. Comme président de la Chambre et même comme simple député, il ne donnerait jamais le signal de la guerre civile : tant que les pouvoirs réguliers existent, c'est aux moyens réguliers de résistance qu'il faut avoir recours. Que si l'insurrection contre la loi est ouverte, en dehors de nous, alors chacun, en sa qualité de simple citoyen, reprend sa liberté d'action et dispose de sa personne. — Mais je maintiens, dit-il, que nul n'a le droit de jeter dans la mêlée le mandat qu'il a reçu et d'en faire le brandon de la guerre civile. Quant à moi, celte idée seule me fait horreur et je ne m'y prêterai jamais.

Ces derniers mots, dits avec une émotion qui ne lui était pas habituelle, la justesse de ses raisons et leur sens de vrai patriotisme m'ont assez frappé pour que je me rappelle dans les plus petits détails cette scène devenue émouvante ! Le langage de Grévy lit une grande impression sur la réunion, qui d'ailleurs était, en majorité, rien moins que disposée à se laisser aller à des résolutions inconsidérées et extrêmes et qui sentait le poids de la responsabilité que lui imposait la confiance de la Chambre. On interrogea succinctement chacun de nous et finalement ou décida qu'il ne serait donné aucune suite à l'ouverture faite par Gambetta, nous réservant de délibérer à nouveau, si les projets que l'on supposait exister du côté de l'Élysée se produisaient jamais sous une forme plus tangible[38].

M. Grévy avait vu le maréchal ; sa fine et perspicace psychologie avait probablement percé à jour les véritables dispositions du président. Il savait bien qu'il n'y avait pas, en celui-ci, l'étoffe d'un dictateur.

D'ailleurs, le maréchal n'avait pas une entière confiance dans les dispositions de l'armée. On raconte qu'au conseil supérieur de la guerre, délibérant sous la présidence du général de Rochebouët, l'ancien président du conseil, général de Cissey, aurait coupé court à la discussion par ces mots : — Tout cela est très bien. J'admets qu'on réussisse. Et après ? Certains régiments, comme le 9e, ne paraissaient pas sûrs. On s'étonnait de la présence à Paris de généraux qui n'y étaient pas retenus.

Un incident eut un grand retentissement. Le 11 décembre, à Limoges, un officier du 14e de ligne, le major Labordère, interprète un ordre donné pour le cas de troubles dans la ville de Limoges comme une mesure politique : Aucun de nous, a-t-il écrit, ne pouvait clouter et ne doutait que ce ne fût un coup d'État et qu'on ne dût prendre les armes la nuit même. J'élevai la voix et dis à mon colonel (le colonel Billot) : — Mon colonel, un coup d'État est un crime. Je n'en serai pas complice. Je suis honnête homme ; le rôle que l'on me réserve dans cette tentative criminelle, je ne le remplirai pas... Le colonel me dit :Vous n'avez pas à discuter ; votre devoir est d'obéir quand même[39].

M. Batbie croyait toucher au but : M. Pouyer-Quertier, a qui il a offert le ministère des finances, assiste à une réunion, tenue le 12 au matin, à l'Élysée. Mais voilà que M. Pouyer-Quertier s'élève vivement contre ces tentatives in extremis. Il conseille d'appeler M. Dufaure. Le duc d'Audiffret-Pasquier est mandé à l'Élysée. Il rencontre M. Batbie : chaude algarade. Le président du Sénat prend à partie son collègue, lui reproche de suivre la politique des Ducrot et des Miribel, de vouloir allumer la guerre civile : c'est une criminelle folie. M. Batbie est si rudement malmené qu'il est question d'un duel.

A quatre heures, conseil des ministres. Le général de Rochebouët met, de nouveau, en demeure le maréchal. Résister ou céder ; il faut finir. M. de Banne-ville expose les complications que la politique de résistance peut entrainer au dehors — Plewna venait de succomber ; Pie IX était malade et on pouvait croire à l'imminence d'un conclave —. Le ministre affirme qu'il a en portefeuille des dépêches faisant redouter, du côté de l'Allemagne, les plus graves incidents si la crise se prolonge. Déjà l'amiral Roussin a quitté le ministère. Une débandade.

Et tout le monde en revient au même nom : M. Dufaure. Le maréchal se débat. Il préfère partir, donner sa démission. Enfin, sur une dernière insistance de ses ministres, il cède les larmes aux yeux, et fait appeler M. Dufaure.

Le général de Rochebouët rentre au ministère de la guerre bien soulagé. Dès le lendemain, jeudi 13, il envoyait une dépêche circulaire contremandant les mesures militaires. Il télégraphiait à Bordeaux : Veuillez prévenir confidentiellement au quartier général d'arrêter tous préparatifs de départ. Je reprendrai probablement le commandement du 18e corps.

 

 

 



[1] M. DE MARCÈRE (p. 16).

[2] Aux délégués de la colonie française de Bienne.

[3] Pour les extraits de la presse et toute cette campagne, voir H. GAUTIER, Pendant le 16 mai (p. 150-155).

[4] V. Souvenirs DE BISMARCK (t. II, p. 98) ; et la polémique qui s'est engagée dans les journaux de 1907, au sujet des origines de la guerre de 1870. Les déclarations de M. Émile OLLIVIER et son livre sur l'Empire Libéral, ne laissent aucun doute sur l'importance de la question de Rome et sur l'attitude de l'Italie. — Voir, aussi, E. BOURGEOIS et E. CLERMONT, Rome et Napoléon III, 1907, in-4°.

[5] Ces paroles sont un ordre, un ordre du pape. Comment n'en pas tenir compte ? Le P. LECANUET (p. 526).

[6] Le tableau du jubilé est emprunté à l'ouvrage du R. P. LECANUET (p 544).

[7] Édouard SIMON, Le prince de Bismarck (p. 457).

[8] Edmond HIPPEAU, Histoire diplomatique de la troisième République (p. 164).

[9] Souvenirs, t. II (p. 148).

[10] Souvenirs, t. II (p. 150). — Au sujet de l'exposé qui vient d'être fait des sentiments du prince DE BISMARCK en ce qui concerne la cause cléricale en France, les preuves abondent. Il suffirait de relire le premier chapitre du volume : Les dernières années de l'ambassade du vicomte de Gontaut-Biron en Allemagne. On y trouve les nombreux avertissements donnés par le prince chancelier à l'ambassadeur de France et qui vont jusqu'à de fréquentes menaces de guerre : Nous ne pouvons laisser les populations catholiques allemandes subir passivement le joug d'une puissance étrangère... Les attaques de tous ces évêques belges, anglais, autrichiens, de tous ces étrangers, ne nous sauraient laisser indifférents et nous songerons à nous en prémunir. Celles qui nous viennent de France sont d'une gravité exceptionnelle... Que les évêques prennent le mot d'ordre à Rome pour fomenter la révolte chez nos sujets et que, à la faveur des facilités qu'elles rencontrent, des attaques incessantes partent de France contre la politique de l'empire allemand, alors nous nous sentirons menacés. Ce sera pour nous une question de sécurité. Nous serons obligés de vous j'aire la guerre... (p. 18). Vers le même temps (c'était au moment de l'incident des évêques, la lettre est du 13 janvier 1874) le chancelier adressait, aux représentants de l'Allemagne à l'étranger, des instructions où il développait la même pensée : S'il acquérait la certitude qu'une rencontre était inévitable, il ne pourrait prendre, devant sa conscience et devant la nation, la responsabilité d'attendre-le moment qui serait le plus favorable à la France ; son antagoniste était la Rome pontificale ; du moment où la France s'identifiait avec elle, elle devenait l'ennemie jurée de l'Allemagne ; une France soumise à la théocratie papale était inconciliable avec la paix du monde (p. 28). V. aussi t. II (p. 397).

[11] V. la brochure de M. BRACHET : Al Misogallo signur Crispi, Paris, 1882.

[12] M. Marc DUFRAISSE, préfet des Alpes-Maritimes, dit, au cours de sa déposition dans l'enquête parlementaire sur la guerre, ordonnée par l'Assemblée nationale : Je m'interdis de répéter les noms des membres de ces comités. Il me faudrait citer, outre M. Crispi et ses amis, de hautes notabilités parlementaires et dynastiques du royaume d'Italie.

[13] Voir le récit de CRISPI dans la Nuova Antologia, mai 1899.

[14] D'après le Temps du 4 octobre 1877. — V. aussi le Temps du 3 octobre.

[15] V. les conversations de Gastein d'après les journaux de Munich ; — BRACHET, Al Misogallo (p. 44) ; et la brochure publiée en Italie, en janvier 1878, dont M. Crispi fit, en vain, démentir le récit (Mémorial diplomatique, 1878, p. 100).

[16] A. DANIEL, L'Année politique (p. 314). — Déjà, en 1873, Gortschakoff avait signalé au général Le Flô le rapprochement de l'Italie avec l'Allemagne et les cours du Nord pour assurer la paix de l'Europe. — Vicomte DE GONTAUT-BIRON (t. II, p. 37).

[17] Combinaison d'autant plus imprévue elle-même, qu'au début le rapprochement des trois empires et de l'Italie avait un caractère monarchique et conservateur (GONTAUT-BIRON, t. II, p. 38). Mais Bismarck faisait flèche de tout bois.

[18] Cité par DE MEAUX (p. 355).

[19] Al Misogallo (p. 43).

[20] V. Journal des GONCOURT (p. 348). — V., ci-dessous, les déclarations de M. de Banneville au conseil des ministres, le jour de la démission du cabinet Rochebouët.

[21] J. REINACH, Le ministère Gambetta (pp. 14-15). — Sur les sentiments de M. Thiers à l'égard de la Gauche, voir la polémique entre M. Beaussire et M. Naquet, dans Revue Bleue, 1883 (p. 380).

[22] J. REINACH (pp. 14-15).

[23] M. DE MARCÈRE (p. 147).

[24] Revue de Paris, 15 décembre 1906 (p. 688).

[25] On ne s'attendait guère à trouver cette note jusque dans la correspondance de Guy DE MAUPASSANT à Flaubert : Il écrit le 10 décembre 1877 : La politique n'empêche de travailler, de sentir, de penser, d'écrire... Paris vit dans une fièvre atroce et j'ai cette fièvre... Je trouve, maintenant, que les septembriseurs ont été cléments, que Marat est un agneau, Danton un lapin blanc et Robespierre un tourtereau. Radicaux, quoique vous avez bien souvent du petit bleu à la place de cervelle, délivrez-nous des sauveurs et des militaires qui n'ont dans la tête qu'une ritournelle et de l'eau bénite ! Œuvres complètes de MAUPASSANT, Ed. Couard. Correspondance (p. 104).

[26] V. DEBIDOUR, L'Église catholique et l'État sous la troisième République (p. 180).

[27] Mgr BAUNARD, Vie du cardinal Pie (t. II, p. 616).

[28] Rapport de M. BERNARD-LAVERGNE au nom de la commission d'enquête sur l'acte du seize mai.

[29] Rapport de M. BERNARD-LAVERGNE.

[30] Comte D'IDEVILLE, Les petits côtés de l'histoire (t. II, p. 99).

[31] D'après une brochure de M. D'AVENEL, Comment vote la France, voici la statistique de ces élections : Électeurs inscrits : 9.948.070 ; votants : 8.012.714 ; abstentions : 1.935.356 ; proportion des votants sur 100 électeurs : 80 %. Total des voix républicaines : 1.310.000 voix, soit 52 % ; total des voix ministérielles : 3 639.000, soit 48 %. En 1876, l'écart entre les deux groupes avait été de 100.000 voix ; mais les abstentions avaient été plus nombreuses, 24 %, au lieu de 20 % en 1877.

[32] M. DE MARCÈRE, Le 16 mai (p. 181).

[33] J.-J. CLAMAGERAN, Correspondance (p. 412).

[34] M. DE MARCÈRE, loc. cit. (p. 186).

[35] Revue politique et littéraire, 1877 (p. 545).

[36] Henry D'IDEVILLE, Les petits côtés de l'histoire, t. II (p. 90).

[37] Lettre de M. Léon Say à son oncle, dans MICHEL, Léon Say (p. 300).

[38] M. DE MARCÈRE, Le 16 mai (p. 212).

[39] Par la suite, 31 décembre, le major Labordère fut mis en retrait d'emploi. Le général de Bressolles, qui avait donné à tort les ordres auxquels le major refusait d'obéir, fut mis en disponibilité. Plus tard M. Labordère fut réintégré ; finalement, il quitta l'armée et entra au parlement.