HISTOIRE DE LA FRANCE CONTEMPORAINE (1871-1900)

 

IV. — LA RÉPUBLIQUE PARLEMENTAIRE

CHAPITRE II. — LA QUESTION D'ORIENT.

 

 

La nouvelle politique européenne. — Importance de la France dans le système européen. — Conséquences de l'hégémonie allemande sur la politique générale. — Le rôle de la Russie. La Russie, l'Allemagne et l'Orient. — Débuts de la nouvelle crise orientale. — La Russie fait appel au concours de la France. — La lutte est entre le slavisme et le germanisme. — L'Angleterre intervient en tiers dans le conflit. — Tactique du prince de Bismarck et du prince Gortschakoff — Le programme de Pesth ou programme des trois empereurs. — Origines de la question d'Orient. — La réforme turque et la réforme chrétienne. — La croisade russe. — Politique traditionnelle des Puissances en Orient. — La guerre de Crimée, le traité de Paris, le Hatti-Humayoun de 1856. — Situation à la veille de la guerre de 1870. — Les deux chanceliers : Bismarck et Gortschakoff. — La Russie ouvre la crise orientale. — Attitude de l'Angleterre. — Recrudescence des désordres. — Armements turcs. — Le mémorandum de Berlin. — Seule, l'Angleterre n'y adhère pas. L'entrevue d'Ems. — La France cherche la- conciliation— La convention de Reichstadt. — Lutte de la Serbie et du Monténégro contre la Turquie. — Les Serbes sont écrasés. — Les atrocités bulgares. — L'opinion anglaise et Disraëli. — Avènement d'Abdul-Hamid. — M. de Bismarck se prononce pour l'Autriche ; il oppose l'Angleterre à la Russie. — La Russie n'est pas prèle. La conférence de Constantinople. — Ultimatum de l'Europe à la Turquie. — Celle-ci le repousse. — Les puissances jouent, au plus près. — Le protocole de Londres. — L'accord impossible ; la guerre inévitable.

 

La crise du 16 mai n'est pas seulement un incident de la politique intérieure française : elle appartient à l'histoire plus générale. En France, ce qui était en cause, c'était le sort de la génération qui avait vu la fin du règne de Louis-Philippe, la révolution de 1848, le second empire, la guerre et la Commune. Liquidation d'une époque : messieurs à favoris et vieilles barbes, doctrinaires et saint-simoniens, guizotins, lamartiniens et prudhoniens, tous étaient en partance sur le bateau dont le suffrage populaire allait couper les amarres.

Au même moment, une liquidation analogue s'opérait dans le personnel et dans les idées de l'Europe. Les diplomates et les hommes d'État qui avaient pâli sur les traités de 1815 (bénéficiaires ou adversaires), quittaient aussi la scène. Un formidable réaliste avait frappé les trois coups en 1863, en 1866 et en 1870 ; seulement, le rideau tardait encore à se lever.

Napoléon III était mort. M. Thiers allait mourir, bientôt Victor-Emmanuel et Pie IX. Il ne restait plus que quelques survivants parmi les hommes qui avaient occupé les planches : Gortschakoff, Disraëli, Gladstone ; un geste encore et le nouvel acte commençait.

Les conséquences de la guerre de 1870 apparaissaient seulement. Tandis que la France était absente, le moment était propice au Destin pour rompre avec ce passé, où elle avait joué un si grand rôle. Fin d'une Europe — celle qui avait vu les guerres de Grèce, de Crimée et d'Italie, — avènement d'une Europe nouvelle, apaisement des querelles de nationalités et de principes, début des guerres d'expansion et de profit, concurrences économiques, conquêtes coloniales, impérialisme, politique mondiale, ces faits considérables se préparent, à l'heure où s'achèvent les révolutions intérieures françaises.

Comment, retenue par ses malheurs, tourmentée par ses crises, la jeune République manqua à la première phase du drame, la guerre d'Orient ; comment, consolidée et apaisée, elle reprit son rang dans la famille des nations et élargit sa place dans le monde, — sans panser toutes ses blessures, — c'est une histoire qui, pour être extérieure à la France, n'en touche pas moins à son intime développement. La République échappa aux dangers qui, du dedans et du dehors même, menacèrent sa naissance ; elle grandit et se consolida, gagna, par sa force reconstituée, le respect, et elle put s'adonner virilement aux affaires qui occupèrent le monde dans le dernier quart du XIXe siècle. Les deux histoires ne peuvent être séparées.

 

L'histoire de l'Europe est la conséquence logique de sa configuration géographique. Cette partie du monde, projetée à l'extrémité du vieux continent, est formée de deux vastes régions adossées l'une à l'autre : l'une, haute, autour de la mer Méditerranée ; l'autre, basse, autour de la mer du Nord.

Les deux régions ont chacune leur porte distincte sur le vieux monde : la première, maritime, par le Bosphore, les Dardanelles et l'Archipel ; la seconde, continentale, par les vallées des fleuves russes.

La limite entre les deux versants européens est une diagonale de l'Oural aux Pyrénées. Elle coupe assez exactement la France, de Mézières à Bayonne. Cette diagonale est aussi une ligne de démarcation ethnographique. Les gens des plaines ont assiégé souvent les gens des montagnes qui, souvent aussi, ont envahi les gens des plaines ; les annales européennes racontent la marche alternative du Midi sur le Nord et du Nord sur le Midi.

Finalement, les empiétements ont été peu considérables ou peu durables. L'homo mediterraneus, le brun aux yeux noirs, est resté maitre des quatre demi-hémisphères qui forment l'Europe méridionale, tandis que l'homo europeus, le blond au grand corps blanc, aux yeux bleus, se multipliait sur les terres septentrionales et débordait sur le monde.

 

Si, sur le continent, il est un territoire à la fois favorisé et exposé, c'est celui où les deux mondes se rapprochent, où les deux systèmes se touchent et se confondent presque, soit combinant leurs ressources, soit se disputant l'hégémonie. La France, placée au point où les deux mers s'avoisinent le plus, la France, méditerranéenne et atlantique, plaine et montagne, latine et germaine, est le champ clos des luttes séculaires, de même qu'elle est le lieu des trop courtes trêves. Sa physionomie, comme sa langue, porte l'empreinte de tout ce qui a vécu sur l'ancien continent. Elle-est à la fois l'agent et le témoin de l'équilibre, l'aiguille de la balance. Ses servitudes et ses grandeurs forment le nœud du drame européen.

Tous les esprits élevés ont reconnu le rôle nécessaire de la France. Joseph de Maistre dit : Je vois, dans la destruction de la France, le germe de deux siècles de massacres, la sanction du plus odieux machiavélisme, l'anéantissement irrévocable de l'espèce humaine. Il ne dit pas, mais il pense que le monde y perdrait son sourire. Il résume l'histoire de l'ancienne Europe par cette parole qu'il recueillit sur les lèvres du marquis d'Orméa : — Que parlez-vous d'équilibre de l'Europe, disait ce sage ministre de Victor-Amédée ; il est tout entier dans le cabinet de Versailles ; qu'il sache seulement ce qu'il fait[1].

Malheureusement, Versailles ni Paris ne savent pas toujours ce qu'ils font ; ils ne tiennent pas toujours la balance égale ; ils abandonnent parfois le devoir d'équilibre. Louis XIV, qui avait du sang espagnol ; Napoléon, qui était italien, poussèrent hors des raisonnables limites l'empiétement méridional ; ils préparèrent la ruine de l'édifice élégant que Richelieu avait construit. Le deuxième Napoléon consomma le sacrifice. Affolé entre les deux partis qui le traquaient, il ne put échapper à leur poursuite combinée. Le traité de Francfort offrit à la Prusse l'holocauste que Joseph de Maistre craignait de voir dévouer à l'Autriche : Vouloir démembrer la France, c'est l'affreux système de la convenance, lequel nous ramène à la juridiction des Huns et des Hérules... C'est à la pauvre Autriche que Con veut donner l'Alsace, la Lorraine. Quel équilibre, bon Dieu !... Toujours il y aura des puissances prépondérantes et la France vaut mieux que l'Autriche.

Toujours il y aura des puissances prépondérantes !... L'autorité était passée ailleurs ; le plateau penchait non plus au midi, mais au nord : non plus sur Paris, mais sur Berlin. Pourtant, de tels changements ne se réalisent pas d'un trait de plume. L'histoire européenne n'est, pendant de longues années, que la procédure d'application de la sentence prononcée, à Francfort, en 1871.

Après Francfort, un premier rangement rapide crée un ordre apparent. L'alliance des trois empereurs donne à l'Europe toute la stabilité réalisable, en l'absence d'un congrès, qu'à tout prix le chancelier de Bismarck avait voulu éviter. Mais ce n'est qu'une apparence. Les comptes ne sont pas réglés : tout est en suspens, et les querelles du moment : querelle religieuse, querelle économique, querelle territoriale, compliquent encore le travail intime que fait l'Europe en se tassant. Une crise était fatale.

Logiquement, l'orage devait éclater sur l'Allemagne, si l'Allemagne ne trouvait pas un moyen de le détourner. C'est cette inquiétude qui cause les tourments du prince de Bismarck, pendant ces années où sa vigilance nerveuse, son imagination mobile et son activité inlassable touchent à tout, essayent de tout et affolent l'Europe.

L'exhaussement de la Prusse, soulevant avec elle pans entiers de la vieille Allemagne, avait bousculé des gisements anciens tout autour de la région où le cataclysme s'était produit. La France, en perdant l'Alsace et la Lorraine, avait été refoulée vers le sud et méridionalisée ; l'Autriche-Hongrie avait été refoulée vers le Danube et madgyarisée ; la Russie elle-même était refoulée sur l'Oural et asiatisée. Le poids de l'empire nouveau écrasait les Pays-Bas et la Belgique, étouffait les trois royaumes du nord. La poussée se faisait sentir jusqu'à Madrid, jusqu'à Constantinople.

Une phase du duel séculaire de l'Allemagne et de la France était close ; une phase du duel intérieur de l'Allemagne était close : l'Allemagne du Nord, l'Allemagne des terres basses l'emportait ; le dernier remous de son succès agitait encore l'Europe. Après l'Autriche, après la France, une seule puissance continentale pouvait entrer en lice et disputer l'hégémonie, c'était la Russie.

On allait voir, maintenant, ce que la France pèse en Europe !

Comme la France en 1866, la Russie avait manqué son heure en 1870. On s'est habitué à répéter que l'attitude de l'empire moscovite à l'égard de la France, au début de la guerre de 1870, eut pour raison principale l'affection qui liait l'empereur Alexandre à son oncle, le roi de Prusse. Ce sentiment existait, en effet ; Gortschakoff et Bismarck en jouèrent habilement ; mais il a dû céder, plus d'une fois, aux nécessités d'une ligne politique que, de part et d'autre, des intérêts et des sentiments plus généraux avaient tracée.

Le prince Gortschakoff, qui avait foi en son étoile, qui avait foi surtout en son habileté, avait une idée arrêtée : réparer les défaites de 1855. Il voulait, en même temps, assurer l'empire russe contre les multiples dangers de la question polonaise[2]. Pour ces deux objets, il ne voyait qu'une issue à la fois facile, populaire et brillante : ouvrir à la religion orthodoxe et à l'élément slave les portes, de l'Orient : la Russie, qui détient le grand chemin continental du monde vers l'Asie, mettrait le sceau à sa puissance en plaçant une sentinelle à l'entrée de la route maritime.

Se proposant un tel objectif, la politique russe est aux prises, en Europe, avec trois adversaires qui, simultanément ou successivement, s'élèvent contre elle : l'Autriche-Hongrie, les puissances occidentales et l'Allemagne du Nord.

En 1866, l'Autriche-Hongrie avait été affaiblie et presque rejetée hors de l'Allemagne par la Prusse ; cette défaite passa pour une victoire russe aux yeux du prince Gortschakoff. En 1870, ce fut le tour d'une des puissances occidentales, de la puissance et de la dynastie qui avaient imposé à la Russie le traité de Paris et défendu avec le plus de persistance et de désintéressement la cause polonaise, — la France impériale.

Il est difficile d'affirmer que le prince Gortschakoff n'ait pas entrevu les conséquences de la faute qu'il commettait en laissant écraser la France. Sans doute, il dit préféré obtenir la révision du traité de Paris sans diminuer outre mesure la puissance de contrepoids, la France, au profit de la Prusse et de l'Allemagne du Nord. Avant les événements ou pendant la guerre, il fit, à diverses reprises, des ouvertures suffisamment claires auprès des divers gouvernements français. Il se disait le promoteur de l'alliance avec la France ; il déclarait que, tant qu'il vivrait, il serait le défenseur de cette politique[3]. Le 6 juillet 1870, dès qu'il eut reçu la première nouvelle de l'incident Hohenzollern et avant même que l'ambassadeur français, le général comte Fleury, en dit été informé, il avait abordé la question avec une-réelle précision auprès de celui-ci : La Russie est toujours désireuse de voir s'établir une entente cordiale entre elle et la France. Mais la France est débitrice envers la Russie ; il serait nécessaire qu'elle donnât des gages de conciliation sur le terrain d'Orient. Non pas qu'il s'agisse d'une révision du traité humiliant de 1856, que la Russie subit avec douleur ; elle comprend que, dans cette grave question, la France n'est pas seule et qu'elle ne peut agir que de concert avec l'Angleterre... Mais le temps serait venu de rentrer dans les idées d'alliance et d'équilibre, qui seront, elles, les véritables garanties de la paix et de la prospérité de l'Europe. L'ambassadeur reçut assez froidement des ouvertures si importantes à une heure si grave ; il se contenta de les transmettre à Paris. L'affolement diplomatique qui précéda immédiatement la guerre, détourna l'attention du gouvernement impérial ; il ne sut pas saisir la chance peut-être unique qui s'offrait à lui. D'ailleurs, comment. la politique impériale eût-elle déchiré, de ses propres mains, ces conventions célébrées comme la gloire du règne ? M. Thiers, qui entendit quelques mois après, lors de son voyage à Pétersbourg, un langage analogue dans la bouche du même prince Gortschakoff, ne le comprit pas davantage ou ne voulut pas le comprendre.

On se passa bien de la France pour déchirer le traité de Paris. Quant à l'Allemagne du Nord, elle ne marchande pas les témoignages de sa gratitude à la Russie. Le nouvel empereur télégraphie à son impérial neveu : C'est avec un sentiment inexprimable et en rendant grâces à Dieu, que je vous annonce que les préliminaires de la paix viennent d'être signés. Jamais la Prusse n'oubliera que c'est à vous qu'elle doit que la guerre n'ait pas pris des proportions extrêmes. Que Dieu vous en bénisse. Pour la vie, votre ami reconnaissant...

La Russie accepta ce télégramme comme un billet à ordre qu'elle toucherait à son heure[4].

Le prince Gortschakoff se félicitait en public de son double succès : on avait travaillé pour lui à Sadowa et à Sedan. L'adversaire autrichien et l'adversaire occidental étaient diminués par les heureuses victoires de la Prusse et la gratitude allemande assurait un allié ferme et solide à la fortune moscovite. Il n'y avait plus qu'à recueillir la moisson si adroitement préparée.

Le prince Gortschakoff avait un peu pressé les événements en dénonçant, dès le mois de novembre 187o, la clause du traité de Paris relative à la mer Noire. Le collègue de Berlin, dans la crainte d'un congrès auquel il eût fallu soumettre les préliminaires de Versailles, avait froncé le sourcil. Mais tout s'était passé au mieux et, à peine rentré en Allemagne, le prince de Bismarck avait rafraîchi le thème des relations de famille et la thèse de la solidarité monarchique pour cimenter une combinaison sanctionnant les victoires de la Prusse et consolidant la base d'une nouvelle Europe : cette combinaison fut l'alliance des trois empereurs.

Ce n'était qu'une façade. L'empereur Alexandre devait le déclarer, en propres termes, au général Le Flô, dans un entretien du 28 décembre 1875 : Ce qu'on appelle l'alliance des trois puissances du Nord n'a jamais eu d'autre mobile et n'a qu'un objet, le maintien de la paix. Plus explicite et plus précis, le chargé d'affaires de France, M. Laboulaye, écrivait, le 23 novembre, à son gouvernement : L'union des trois empires, c'est le masque convenu sous lequel se cache une diversité de politiques qu'aucune des trois puissances n'a jusqu'à nouvel ordre intérêt à faire connaître[5].

On ne voulait pas les faire connaître au public, mais chacun des partenaires gardait la sienne in petto, et Bismarck, pour ce qui le concerne, en dit assez dans ses Souvenirs : On s'explique aisément qu'il y ait, pour la Russie, une limite au delà de laquelle elle ne permettra pas qu'on diminue l'influence de la France. Cette limite, à ce que je crois, fut atteinte par le traité de Francfort et peut-être, en 1870 et en 1871, ne s'était-on pas encore aussi bien rendu compte de ce fait que cinq tins plus tard... Le chancelier rit dans sa moustache en écrivant cette phrase, qui vise le prince Gortschakoff : mais celui-ci s'était cru plus fin encore et il pensait que la France, vaincue et ulcérée, lui permettrait de tenir l'Allemand par le cauchemar d'une coalition et qu'ainsi il obtiendrait, du nouvel empire, fondé sous ses auspices, carte blanche dans les seules questions qui lui tinssent au cœur, les questions orientales. Il s'était assuré pour rien un factotum en Europe.

Bismarck ne se sentait pas de vocation pour ce genre de service. Devinant la pensée du chancelier russe, il l'avait tâté lors de l'incident de 1875, et l'avait amené à découvrir ses cartes. Le chancelier allemand avait constaté ainsi la complexité du jeu moscovite. Averti et irrité, il se replia sur lui-même et attendit. Il savait qu'il n'attendrait pas longtemps : Gortschakoff, l'âge lui venant, était pressé.

Les fers furent mis au feu en Orient. Le 15 janvier 1875, quatre mois ayant le fameux incident de mai 1875, le prince Gortschakoff avait eu un entretien des plus graves avec le général Le Fié. A la suite de troubles nés dans l'été de 187 !1, une rixe s'était produite, à Podgoritsa, entre Turcs et Monténégrins ; une enquête contradictoire ayant été décidée, le prince Nicolas de Monténégro avait exigé qu'elle eût lieu, non en territoire turc, mais en territoire monténégrin, pour bien affirmer l'indépendance de la principauté à l'égard de la Turquie. Les ambassadeurs des puissances à Constantinople, sur l'initiative du général Ignatieff, ambassadeur de Russie, étaient intervenus auprès du grand vizir pour hâter la solution du conflit. Le général Ignatieff, qui n'avait pas besoin d'être poussé, avait reçu des instructions très énergiques : l'empereur s'intéressait personnellement à la cause du prince de Monténégro.

A Pétersbourg, on eut, dès lors, le sentiment que les choses ne s'arrêteraient pas là, et voici les confidences que le général Le Flô, venu aux nouvelles, entendit de la bouche du prince Gortschakoff. Le prince m'a dit sans s'y arrêter, comme se parlant à lui-même, mais en homme qui espère être compris à demi-mot :Nous avons tout fait pour éviter des conflits ; nous n'avons cessé de donner des conseils de prudence et de modération aux provinces vassales et de les bien prévenir que nous ne les soutiendrions dans aucune agression... L'Autriche s'est ralliée à ce principe... Mais le Monténégro n'est pas une province vassale... Nous ne nous croyons pas tenus d'empêcher des peuples voisins de lui donner aide et protection. Cette phrase visait l'Autriche. Le chancelier précisa : La Russie et l'Autriche et, après elle, la Grèce me semblent résolues à ne pas rompre d'une semelle dans cette question et si, par malheur, un conflit éclate, leur entente, qui n'est encore qu'un rapprochement, deviendra une alliance certaine... Cette situation est très grave et l'attitude que vous allez prendre, dit avec plus d'insistance le ministre à l'ambassadeur, peut être décisive... Le nom de l'Angleterre ne fut prononcé qu'une fois et avec peu de sympathie au cours de cet entretien, où les malheurs étaient prévus de si loin.

Donc, dès cette époque, sur un incident secondaire, la guerre était annoncée et la question posée. Le prince Gortschakoff reprenait le thème qui avait servi auprès du général Fleury et auprès de M. Thiers. Que fera la France en Orient ? Affaiblie, diminuée, persistera-t-elle dans la politique des puissances occidentales ?

On s'adressait à elle par pure condescendance. N'était-on pas assuré des puissances du Nord ? N'avait-on pas tracé le schéma d'une action commune avec l'Autriche et même d'une intervention autrichienne ? La politique russe ne maniait-elle pas, à son gré, par Berlin, ce formidable instrument : l'alliance des trois empereurs ?

Eh bien, non ! les choses n'étaient pas si sûres. La position de la race germanique en Europe est terrible à elle-même et aux autres. Éparse sur un territoire immense, accrochée aux massifs montagneux qui séparent le nord du midi, son établissement géographique et son expansion ethnographique sont à peu près aussi mal réglés l'un que l'autre. Elle se divise presque infailliblement en deux et même en trois groupes : un groupe du sud, un groupe du centre et un groupe du nord. Si elle reste ainsi divisée, elle est en guerre avec elle-même, et si elle s'agglomère en un corps unique, elle épouvante et coalise contre elle ses voisins. On peut lui appliquer la phrase que Joseph de Maistre écrivait sur l'Autriche : Elle a des voisins partout et des frontières nulle part. Cette population, solide, laborieuse et prolifique, si elle ne s'épuise pas en discordes affreuses, s'ébranle pour les migrations et les conquêtes. L'Allemagne est le réservoir des hommes et la source des conflits. La pierre de touche des hommes d'État européens sera toujours leur aptitude à marquer, parmi les autres peuples, le lot de la puissance allemande.

Même après 1863, même après 1866, même après 1870, l'unité par l'hégémonie du nord n'était pas un fait absolument accompli. La coupure était assez incertaine au pied des montagnes de Bohème : une double Allemagne subsistait. Dans l'empire du nord, toutes les populations n'étaient pas de même sang et assimilées : les Polonais, les Alsaciens, les Lorrains, même les Bavarois catholiques, les Badois, les Saxons et les Wurtembergeois étaient rattachés, non unis ; quant à l'empire du sud, si l'élément allemand y dominait encore, il était entouré, confondu, noyé, dans cet étonnant mélange de peuples divers que les invasions ont laissés à la traire dans la vallée du Danube et dans les régions voisines.

Donc, une conquête incomplète, des causes multiples de dissociation, des voisinages inquiétants, irrités ou exigeants, telle était la situation des peuples germaniques, à l'heure où le prince de Bismarck commençait à réfléchir sur les visées ambitieuses de l'autre chancelier. La mission de M. de Radowitz à Moscou, l'incident de 1875 avec la France, les nombreux pourparlers tendant à consolider l'alliance des trois empereurs, le silence soudain de la politique allemande après le voyage de l'empereur Alexandre à Berlin en 1875, telles sont les traces actives ou passives de l'état d'oppression où était Bismarck en sentant monter l'orage.

Au mois de juillet 1875, des troubles éclatent en Herzégovine. Les populations orthodoxes et slaves pensent que l'heure est sonnée et qu'il faut forcer la main à leur grand chef, ami et protecteur, le tsar blanc. Les comités panslavistes entrent en action. Le prince Gortschakoff n'est pas à Pétersbourg, en ce moment. C'est le baron Jomini qui fait l'intérim. Le baron Jomini est un homme à idées, un diplomate écrivain, un étranger obligé de payer sans cesse sa bienvenue au pays qui l'emploie. M. de Gontaut-Biron le définit ainsi : C'est un esprit spéculatif, porté aux rêveries, assez bizarre, sur lequel il est difficile de beaucoup compter, intelligent sans doute, mais dont le principal mérite est de se trouver l'un des confidents du chancelier. Il est, sinon en communauté de vues et d'intérêts, du moins en concurrence de services avec le général Ignatieff, l'ambassadeur auprès du sultan.

Le 5 août 1875, le baron Jomini, dans un entretien diplomatique, ouvre la question d'Orient. — On est sérieusement inquiet ici et très perplexe : les insurgés, qui étaient 300 il y a quinze jours, seraient 7.000 aujourd'hui, bien pourvus d'armes et de munitions, et les Turcs, avec leur incurie habituelle, au lieu d'agir violemment et rapidement avec des forces imposantes, hésitent et se bornent à des escarmouches... La Russie, l'Autriche et l'Allemagne essaient de s'entendre pour une action commune, morale jusqu'à présent, qui serait surtout confiée à l'Autriche, plus intéressée que les autres, par sa situation géographique et politique, au rétablissement de l'ordre... On ne veut pas intervenir, on veut s'interposer... Quoi qu'il arrive, ce qui se passe est un avertissement quo la question d'Orient peut éclater comme une bombe d'un moment à l'autre et qu'il faut prévoir...[6]

On met l'Autriche en avant ; on resserre l'alliance des trois empires. On s'inquiète peu, en apparence, des puissances occidentales. Cependant, on n'entend pas perdre, avec la France, le bénéfice de l'intervention impériale du mois de mai. Le souvenir en est, pour ainsi dire, actuel : c'est l'empereur lui-même qui l'invoquera. Le 13 août, au théâtre, l'empereur vient vers le général Le Flô et lui dit : — Le baron Jomini m'a informé aujourd'hui de l'entretien qu'il a eu avec vous... J'ai fait donner l'ordre sur-le-champ à mon ambassadeur de réclamer le concours de votre gouvernement et de dire au duc Decazes que je suis heureux de le voir s'associer aux démarches que les empereurs d'Allemagne, d'Autriche et moi voulons faire à Constantinople dans l'intérêt unique de la paix. Une lettre officielle du cabinet de Saint-Pétersbourg confirme immédiatement cette indication. La situation est exposée en ces termes : Le cabinet impérial a offert son concours à celui de Vienne, pour toute mesure qu'il jugerait utile sur le terrain diplomatique, afin de circonscrire et d'apaiser les désordres ou d'empêcher qu'ils ne provoquent une crise dangereuse pour la paix générale. Le cabinet de Berlin a fait la même proposition... Il ne s'agit pas d'intervenir dans les affaires intérieures de la Turquie, mais les puissances peuvent agir moralement des deux côtés pour engager les insurgés à la soumission, les Serbes et les Monténégrins à la neutralité, la Turquie à la clémence et à des réformes équitables. Il serait très désirable que le gouvernement français s'associât à cette action...

Le baron d'Avril, qui cite ce document d'après le Livre jaune[7], observe, avec raison, qu'il contient en germe tout le développement de la crise. On met Vienne en avant. L'entente des trois empereurs, pour cet objet spécial, est toujours affirmée ; de l'Angleterre, pas un mot. L'ambassadeur le fait remarquer et il dit, dans son télégramme du 19 août : La Russie et l'Autriche sont convaincues que l'Angleterre sera invariablement et systématiquement en opposition avec elles à Constantinople, quoi qu'elles fassent... Le nœud se serre. Il faut que la France se prononce à son tour. Elle est placée entre son ancienne politique et le nouvel ordre de choses. On voit comme son concours peut devenir précieux au prince Gortschakoff.

Si on la gagne, on pèse sur l'Allemagne et on isole l'Angleterre.

L'ambassadeur, général Le Flô, tout chaud encore de son récent succès, convaincu que l'alliance russe est désormais la seule politique de la France, sensible, pour son pays et pour lui-même, aux attentions de l'empereur Alexandre et de ses ministres, impressionné par des déclarations si péremptoires au sujet de l'entente des trois empires, le général Le Flô insiste auprès de son gouvernement : Je ne méconnais pas ce que cette situation nouvelle porte en elle de délicat à un certain point de vue ; mais il était capital, selon moi, de ne pas laisser la France isolée en dehors du concert déjà trop intime des trois grandes puissances.

La France pouvait avoir, du fait de ses désastres, des raisons trop réelles de se tenir à l'écart. L'Angleterre restait en dehors du concert et ne s'en trouvait pas plus mal ; enfin, ce concert lui-même, — ce concert de trois puissances, — était-il si intime ? Bismarck sentait bien qu'on n'avait pas en lui une entière confiance puisqu'on cherchait des appuis ailleurs.

Bismarck donc avait l'œil sur Paris ; mais il considérait surtout ce qui se passait à Vienne. La France battue, Vienne est le nœud de la politique allemande : c'est à Vienne que se résoudra le conflit de l'Allemagne du Nord et de l'Allemagne du Sud, le véritable problème de l'unité ; c'est à Vienne que se résoudra, s'il doit se résoudre jamais, le conflit du dualisme protestant et catholique ; c'est à Vienne que se résoudra le problème du panslavisme et du pangermanisme, le problème de l'Orient et de l'Occident.

La Russie (on l'a dit), pour se développer vers la Méditerranée, doit prendre ses passeports à Vienne. La Prusse, pour contenir la Russie, doit prendre son point d'appui à Vienne ; et, si elle craint de soulever contre elle l'opposition de l'Angleterre et des puissances occidentales, si elle veut substituer à la marche vers l'ouest la marche vers l'est, l'Allemagne est encore obligée d'enfiler la venelle du Danube. Donc, Vienne est, avec Pesth, le grand souci de Berlin. Bismarck, pour le moment, n'a qu'une pensée : être en tiers dans une entente entre la Russie et l'Autriche pour la surveiller, la diriger et la brouiller au besoin. Voilà toute l'intimité.

Le fond des choses n'échappe pas aux esprits perspicaces. Le chargé d'affaires de France, pendant les vacances du général Le Flô, M. Laboulaye, l'explique avec force dans une remarquable lettre écrite, le 23 novembre 1875 : La situation peut se résumer d'un seul mot : le cabinet de Saint-Pétersbourg a le sentiment que les destinées de la Russie sont attachées à l'affranchissement des Slaves ; cette éventualité est, au contraire, la plus grande appréhension du cabinet de Vienne. La Prusse, de son côté, a besoin de la division de ses voisins pour maintenir sou hégémonie sur l'Europe et même sur l'Allemagne. Elle espère que l'outre de l'Orient, une fois ouverte, soufflera la discorde : ce qui ne l'empêche pas, d'ailleurs, de répéter des déclarations pacifiques... Tel est le véritable état des choses. Si la paix résiste à ces divergences, c'est, à n'en pas douter, parce que la Russie et l'Autriche, ayant des raisons égales de redouter l'Allemagne, ne veulent pas lui fournir le prétexte qu'elle cherche d'intervenir dans leurs affaires ou de rallumer la guerre en Europe.

C'était, en premier lieu, la question de Constantinople, mais c'était aussi la question allemande et la question slave, c'était le heurt des empires européens pour l'hégémonie qui se préparait dans les exposés du baron Jomini et dans les réflexions du prince de Bismarck[8].

 

Pour Bismarck, qui l'a dit et répété vingt fois, la ligne directrice était unique : quoi qu'il arrivât, tant que l'Autriche consentirait à marcher avec lui, il ne pouvait pas se séparer de l'Autriche. Même si la Russie lui mettait le marché à la main (et elle le fit quelques mois plus tard), même si la Russie recherchait l'alliance de la France, mieux valait en courir le risque.

Dans une lettre capitale, adressée au coude Schouvaloff, en février 1877, il parle du sang-froid avec lequel il envisage cette éventualité[9]. Ailleurs, il rappelle le temps où Frédéric II tint tête à la coalition des trois puissances. Pourtant il n'était pas homme à courir au-devant d'un tel péril. Il fit tout pour le conjurer.

Avant d'entrer dans le détail de cette étonnante campagne qui se retourna si cruellement contre ceux qui l'avaient engagée et que le grand politique sut mener à bien, plutôt par une exacte appréciation et utilisation des circonstances que par un dessein préconçu, il faut prouver que cette politique était bien celle de Bismarck, comprise et devinée par les contemporains attentifs. M. Laboulaye écrit, dans la lettre déjà citée, du 23 novembre 1875 : Les intérêts allemands de l'Autriche sont aussi chers à l'Allemagne que ceux de la Prusse... Aux yeux de tout Allemand, tout ce qui est compris dans l'empire d'Autriche est l'héritage de l'Allemagne, et tout ce qui y sera ajouté sera considéré comme une acquisition allemande. La Hongrie est l'avant-garde de l'Allemagne comme le prince de Hohenzollern en Roumanie est son poste avancé. Ainsi, dans une guerre contre la Turquie et contre l'Autrichece qui, à mon avis, est la même chose, la première devant fatalement entraîner la secondela Russie est certaine de trouver l'Allemagne derrière l'Autriche.

Mais l'Allemagne et l'Autriche elle-même avaient le même intérêt à éviter cette éventualité extrême : pour cela il fallait que, l'heure venue, la Russie se heurtât à une combinaison à la fois si résolue et si puissante qu'elle n'osât pas jouer sa dernière carte. Toute l'habileté du comte Andrassy, guidé par son instinct anti-slave de Hongrois et souillé par le chancelier allemand, fut de suivre, auprès de la Russie, une marche parallèle permettant de la surveiller et de la contenir, assurant les bénéfices de l'entente, tout en épargnant les risques de la guerre.

Mais, pour cela, il fallait que d'autres intérêts entrassent en jeu. Il y avait l'Angleterre. L'Angleterre avait pour tradition de s'opposer toujours et partout à la politique russe. L'Angleterre achevait de mettre la main sur le canal de Suez et engageait la campagne qui devait lui obtenir l'Égypte, elle avait la volonté arrêtée d'écarter la Russie de l'héritage ottoman dont elle s'adjugeait un si gros morceau. Pour ces diverses raisons, l'Angleterre était, quoi qu'on en pensa à Saint-Pétersbourg, l'alliée fatale de l'Autriche dans les affaires de l'Orient, et l'Autriche le savait : on la retrouverait au moment opportun.

 

Il faudrait supposer aux hommes d'État russes une insuffisance d'informations et un manque de perspicacité bien extraordinaires pour admettre qu'ils n'eussent pas saisi quelque chose d'une situation si claire, malgré sa complexité, et qu'ils n'eussent rien fait pour y parer. Gortschakoff et Jomini voyaient certainement ce qui n'échappait pas à M. Laboulaye et au général Le Flô. Mais ils étaient poussés l'un et l'autre par les aspirations slaves, par des idées préconçues, par une confiance exagérée en leurs moyens, par un jugement trop optimiste sur les résolutions de l'Autriche et de la France après Sadowa et après Sedan, par une appréciation trop précipitée des craintes que la domination allemande devait inspirer à l'Europe. Et, surtout, ils étaient poussés par leur destinée. Dans les mille incidents successifs, qui composent l'histoire, tout ne dépend pas de la réflexion et de la volonté. Les grands hommes ont de la chance.

Après avoir tenté de gagner le concours de la France, la tactique que Gortschakoff imagina pour couper le jeu de Bismarck fut de se tenir résolument serré contre l'Autriche et d'offrir, de lui-même, à cet empire, en Orient, l'autorité, l'influence, le profit, en un mot tous les avantages que pouvaient lui assurer les puissances rivales de la Russie. Il espérait séduire le cabinet de Vienne, le compromettre et, en ménageant les vieux souvenirs allemands hostiles à la Prusse, l'arracher à l'influence bismarckienne.

Le chancelier russe s'appliqua, en même temps, à ne pas froisser l'Angleterre et, plus habilement encore, — comme il connaissait l'opinion anglaise, mobile et sensible, — il s'efforça de provoquer un revirement de cette opinion.

A partir du mois d'octobre 1875, on modifia la formule de l'intervention à trois, telle qu'elle avait été exposée au général Le Flô ; après s'être assuré le concours timide de la France, sur la base du statu quo et du maintien de la paix, après avoir saisi le cabinet de Londres des excellentes intentions des trois empires, il ne fut plus question que de l'action commune, à Constantinople, des puissances garantes du traité de Paris pour sauvegarder la paix. Rien de plus sage et de plus honorable.

Il est vrai qu'un mot nouveau s'introduit, en même temps, dans ces phrases toutes faites dont se paye volontiers le formalisme des protocoles. On ne demande plus seulement le statu quo, mais le statu quo amélioré.

Un premier désaccord apparaît alors entre le cabinet de Saint-Pétersbourg et le cabinet de Vienne : celui-ci trouve qu'on se sert trop de lui, qu'on le presse trop et qu'on l'engage trop. Il s'agissait d'une intervention commune, à Belgrade et à Constantinople, pour empêcher les hostilités entre la Serbie et la Turquie. Le chargé d'affaires d'Autriche-Hongrie a rédigé, d'accord avec M. Jomini, la déclaration qu'il est question d'adresser au gouvernement serbe : Les puissances garantes du traité de Paris se verraient dans l'impossibilité de préserver la Serbie d'une occupation turque si le gouvernement serbe se livrait à des actes agressifs contre la Porte ; mais, quand on en vient à exercer à Constantinople l'action concertée, le cabinet de Vienne n'accepte pas le rôle prépondérant qui lui est offert. M. Laboulaye télégraphie : Tout en constatant, de la part du cabinet de Saint-Pétersbourg, le désir de marcher d'accord avec Vienne, il ne me semble pas que les sympathies soient bien vives entre les deux cabinets. Je suis même porté à croire que, en éloignant le consul de Constantinople, le comte Andrassy a eu surtout pour but de déposséder le général Ignatieff d'une influence qui lui portait ombrage et qui s'exerçait même sur le comte Zichy. J'apprends, à l'instant, que le comte Andrassy s'est prononcé contre une pression militaire au delà des frontières autrichiennes, qui constituerait une intervention tout à fait contraire à ses intentions.

Cette retraite significative ne décourage pas Saint-Pétersbourg. Le 21 octobre, le baron Jomini a, dans un nouvel entretien avec M. Laboulaye, expliqué la situation ex professo. On dirait l'écho de la Laineuse conversation de l'empereur Nicolas avec lord Seymour : M. Jomini ne parait pas faire grand fonds sur les résolutions de la Porte ; il insiste principalement sur la nécessité de prévoir les événements qui, suivant lui, s'imposeront vraisemblablement à l'attention de l'Europe au printemps prochain. Il y aura alors une recrudescence probable de l'insurrection. Il voit déjà l'Epire et l'île de Crète se préparer à y prendre part. On est épouvanté d'avance, dit-il, du sang qui devra être versé ; le fanatisme musulman se réveillera et ce sera, de part et d'autre, une guerre à mort. Ne vaut-il pas mieux ouvrir les yeux, dès aujourd'hui, et se dire que les temps sont proches où l'impéritie du gouvernement turc le conduira fatalement à sa perte ? La banqueroute qu'il vient de faire n'est-elle pas l'indice le plus certain de sa décrépitude ? Pour ne pas être surprise par les événements, il importe donc que l'Europe s'occupe sans retard de ceux qui sont naturellement appelés à recueillir sa succession...[10] Le gros mot une fois prononcé, le ministre ne s'arrête plus et il développe, devant le chargé d'affaires un peu surpris, un plan où celui-ci voit se découvrir les projets russes. La Russie, en s'opposant à ce que la Serbie déclare la guerre à la Turquie, a contracté envers cette principauté et les populations voisines une obligation morale. Nous avons pris l'engagement de veiller nous-mêmes au sort des chrétiens. Il s'étend sur l'avenir des provinces chrétiennes après la retraite des Turcs, et il va jusqu'à entrevoir leur union au moyen d'un lien fédéral, avec une ville libre pour capitale, — Constantinople devenant un Francfort, oriental.

En traçant le compte rendu de ces aperçus un peu lointains, le chargé d'affaires ajoute que de pareils projets, conformes assurément à la politique traditionnelle de la Russie, sont, de tout point, inconciliables avec les intérêts et la politique autrichienne. Il se demande si l'entente à trois pourra se prolonger longtemps.

On en est encore à la période de préparation. L'insurrection en Herzégovine, qui a éclaté à propos des difficultés de la perception de la dime et par suite de l'oppression dont se plaignent les chrétiens, s'est développée pendant l'été. Les consuls des puissances sont intervenus, sur l'ordre des cabinets, pour essayer d'amener une trêve ; mais les insurgés ont décliné tout accord direct avec hi Turquie ; ils ont rejeté, comme dérisoires, les réformes promulguées par le sultan, dans un iradé du 2 octobre et un firman du 12 décembre : ils réclament la reprise des terres sur les propriétaires turcs, une constitution et une commission européenne, — autant dire leur indépendance. La Turquie ne peut pas céder. Le prince Gortschakoff est rentré de Berlin au début de l'hiver. Il juge la situation très grave. Il faut mettre la Turquie en demeure. On exigera d'elle des réformes profondes, sous le contrôle des puissances. C'est le programme des insurgés généralisé.

Où la Russie veut-elle en venir ? Gortschakoff croit devoir s'affranchir du soupçon qui pèse sur sa politique. L'empereur lui-même s'en expliquera.

Le 28 décembre, le tsar reçoit le général Le Flô. Le gouvernement russe est persuadé que l'accord de toutes les puissances chrétiennes est très nécessaire pour obtenir une solution pacifique des graves questions du moment. On fait appel expressément au concours de la France et on veut penser que l'Angleterre ne refusera pas le sien. Et voici, maintenant, les gages que donne la Russie et les garanties qu'elle prend : Les efforts de tous doivent tendre à maintenir le statu quo en Orient, moins par amour de la Turquie sans doute, que parce que nul ne saurait dire par quoi et par qui il serait possible de la remplacer. Sa Majesté répudie toutes vues ambitieuses sur l'Orient et déclare que ni son père ni Elle n'ont, à aucune époque, songé à s'emparer de Constantinople ; on les a calomniés à cet égard. Mais la Russie ne souffrira jamais qu'une autre grande puissance s'y établisse, et particulièrement l'Angleterre, ni qu'il s'y fonde jamais un empire de Byzance, c'est-à-dire un empire grec... — Je l'ai signifié, il y a longtemps, au roi de Grèce, ajoute le tsar ; je veux vivre en bonnes relations avec lui ; mes sympathies sont acquises aux Hellènes ; mais il faut qu'ils restent à Athènes[11].

Remarquer la portée de cette déclaration : elle substitue la question slave, la question ethnique, à la question orthodoxe, à la thèse religieuse. L'empereur rappelle l'heureuse issue de la crise du printemps, dernier. Il croit que son but et l'objet de l'entente des trois empereurs étant le maintien de la paix, il peut compter sur la France.

Le lendemain, le prince Gortschakoff précise. On attend, de Vienne, des propositions nouvelles, exigeant les réformes en Turquie, sous le contrôle européen. — Seule, la Turquie est incapable de rétablir la paix chez elle ; tout lui fait défaut, finances et hommes, et il faut qu'elle accepte notre concours, le concours de l'Europe. La garantie de l'Europe est indispensable. Le chancelier invoque la solidarité européenne : Bismarck m'a encore dit, à mon dernier passage à Berlin :L'Autriche et vous, vous êtes les plus intéressés dans cette affaire. Nous avons pleine confiance en vous deux ; faites donc selon ce que vous jugerez le plus convenable aux intérêts de tous, et nous accepterons d'avance, les yeux fermés, ce que vous aurez décidé. Bismarck était bien tranquille en donnant ainsi carte blanche : par Vienne, il tenait le jeu.

L'Italie adhère, dit encore le prince Gortschakoff ; le langage de lord Derby est satisfaisant. L'entente est faite. Quant à la Turquie, elle n'a qu'à s'incliner et à subir le contrôle de l'Europe. Tout est prêt ; il faut hâter les choses pour éviter de pires malheurs.

L'ambassadeur français abonde dans le sens du ministre. Lui aussi, il est optimiste, il a foi dans des déclarations si précises. Il insiste auprès du duc Decazes : Le temps des incertitudes et des tergiversations est passé : il faut prendre parti. L'année 1875 se clôt sur cette vigoureuse pression de la Russie, au retour de Gortschakoff.

La Turquie, ainsi qu'il a été dit, avait essayé de parer le coup en publiant un nouveau programme de réformes. Mais l'entente existant entre les puissances du centre s'était aussitôt manifestée par un programme tout différent, dont le comte Andrassy avait pris l'initiative. Ce programme fut rédigé à Pesth, le 30 décembre : il fut soumis aux puissances signataires du traité de Paris, la Turquie exceptée. C'était le programme des trois empereurs.

Un peu long, il constatait qu'il était arrêté à la suite d'un échange d'idées confidentielles entre les trois cabinets de Vienne, Berlin et Saint-Pétersbourg. Les armes turques n'ayant pu mettre fin à l'insurrection et les réformes turques étant insuffisantes, la paix universelle était menacée. Il appartenait donc aux puissances d'agir en commun pour faire face à un danger imminent. Des réformes proposées par le comte Andrassy, les unes, conformes aux récents firmans du sultan, réclamaient une amélioration générale de l'administration et du gouvernement dans l'empire ; les autres étaient particulières aux provinces insurgées, c'est-à-dire à la Bosnie et à l'Herzégovine, auxquelles l'Autriche portait un intérêt spécial. On demandait, pour ces provinces : la liberté religieuse pleine et entière, — l'abolition du fermage des impôts — une loi assurant que les taxes perçues seraient dépensées dans les provinces — l'institution d'une commission composée en nombre égal de musulmans et de chrétiens pour contrôler l'exécution des réformes, — enfin un nouveau régime agraire ; — le tout sous la garantie des puissances. C'était une manière d'autonomie et, — étant donnés les précédents, — un premier pas dans le sens du démembrement. Vienne parlait, pour la première fois, le langage de Saint-Pétersbourg. La réforme particulariste était opposée à la réforme centraliste, la réforme chrétienne aux réformes turques. Or, c'est là le nœud du problème ; et c'est ce qu'il faut expliquer maintenant.

 

II

L'Europe compte quatre millions et demi de Turcs qui lui sont un terrible souci depuis bien longtemps. Ces étrangers dominent la principale voie de communication entre l'Orient et l'Occident ; leur empire est situé à la croisée des chemins qui relient le nord au midi ; il horde les corridors de la mer : Bosphore, Dardanelles, canal de Suez ; et, pour comble de complication, ces asiatiques occupent les terres sacrées où les religions européennes prirent leurs origines : Syrie, Palestine, Égypte, Constantinople.

Sur le dernier héritage de l'empire romain, ils se sont installés en vainqueurs et, en conquérants, plutôt qu'en détenteurs et en colons. Il reste dans leur établissement quelque chose d'inquiet et de précaire ; nomades issus du désert et prêts à lever la tente : décidés, cependant, à exploiter la conquête et à jouir de la proie, tant que le courage et l'énergie y suffiront.

Pendant trois siècles, l'Europe occidentale se rua, tête baissée, sur les Turcs, sans parvenir à les refouler : eux, par contre, menacèrent souvent sa tranquillité et son repos. Au XVIIe siècle, les armées ottomanes se mesuraient avec celles de l'empereur, du roi de Pologne, du roi d'Espagne et de Louis XIV. Rien n'annonçait la ruine de leur empire. La plupart des puissances européennes, Venise, Gènes, le royaume de France, le pape lui-même, traitaient avec eux : c'était un mal accepté.

Tout changea quand, sur les plaines inconnues de l'Europe orientale, un nouvel adversaire se fut levé. Encore à demi enfoncé en Asie, il dominait l'autre voie d'accès, la voie continentale ; par sa position géographique, il prenait de flanc la ligne de défense turque que l'Europe s'obstinait à attaquer de front ; et, ce qui le rendait plus redoutable encore, dans ses veines, coulait le sang des populations courbées sous le joug musulman comme elles, il adorait le Christ, le Christ du labarum, celui de la Rome orientale et de l'orthodoxie, le Christ dont Sainte-Sophie attend les autels restaurés sous sa coupole purifiée. Quand le tsar blanc parut sur les bords de la mer Noire, il y eut, dans le pays de la défaite, un long frémissement.

L'empire turc en fut ébranlé. La première fois que le mot décadence fut prononcé, ce fut en 1774, après cette guerre où les armées de Catherine II franchirent le Danube et où la flotte d'Alexis Orloff menaça Mustapha III à la Corne d'Or. C'est alors que la question d'Orient s'ouvrit, territoriale, religieuse et ethnique : elle compliqua singulièrement les affaires de l'Europe.

Le survenant entendait se faire place parmi les membres de la famille chrétienne et il menait, aussi rondement l'une que l'autre, les trois campagnes qui devaient lui assurer ses entrées : l'une dans le nord, qui réduisit les puissances scandinaves ; l'autre au centre, qui anéantit la Pologne ; la dernière au sud, qui mit en pièces la Turquie. Au nord, ses succès furent relativement faciles parce qu'on ne lui disputa que mollement les neiges et les sapins baltiques ; au centre, il fut aidé par la complicité des deux puissances qui auraient dû craindre le plus son agrandissement ; au sud, il trouva à la fois des alliés et des adversaires, des succès et des revers : les destinées sont en suspens.

La domination turque fut féroce et rapace elle ne fut pas fanatique. Quand Mahomet II se fut emparé de Constantinople, il ne se mêla pas de la conscience de ses nouveaux sujets. Au contraire, il toléra leurs croyances et ne se méfia pas de leur organisation. Non seulement il leur laissa le libre exercice du culte, mais un bérat, que le sultan remit au patriarche Gennadios, reconnut celui-ci en qualité de chef civil de la communauté ou nation grecque (roum milleti) dans tout l'empire[12]. La mentalité musulmane ne connaissant que les différences de religion, cette mesure coupa la population en deux parties, les musulmans et le roum milleti ou communauté chrétienne : Grecs, Serbes, Bulgares, Albanais. Plus lard, une constitution analogue fut accordée par Mahomet II aux Arméniens ; quarante ans après, il en fut de même pour les Israélites ; deux siècles plus tard, pour les catholiques. Une profonde divergence de traditions, de mœurs, de régime administratif, distingua donc, dès l'origine de l'établissement musulman, ces communautés, ruines vivantes de l'ancien état de choses, pierres d'attente d'un régime nouveau. C'est de cette décision initiale que la Turquie périra.

Si le joug turc parut insupportable aux populations chrétiennes, ce n'est pas seulement par la violence, l'avarice et la farouche sournoisie, c'est par le dédain. Aux yeux du croyant, l'infidèle est comme s'il n'existait pas. Ses males font des eunuques ou des janissaires ; ses filles, de la chair à sérail on prend son argent s'il en a, sa moisson axant qu'elle mûrisse ; et le calme parfait avec lequel le moindre vali turc opère ces razzias permanentes ajoute à la pusillanimité affreuse du raya. Il subit en tremblant cette humiliation qui l'avilit à ses propres yeux et le fait descendre au-dessous de l'humanité. Il s'enfonce dans son abaissement, dans sa terreur surhumaine, jusqu'à l'heure tardive où elle se tournera en fureur et fera de lui un héros. Le mot qui revient à chaque page de l'autobiographie naïve due à l'évêque bulgare Sofroni, qui vivait pourtant au début du XIXe siècle, au temps de Pasvan Oglou, c'est : Quel effroi fut le mien ! Où ne fuyais-je pas ?...[13]

Avec un tel atavisme de souffrances, de désespoir et de honte, les communautés chrétiennes étaient une cause de dissociation permanente pour l'empire turc. Le maitre n'avait pris qu'une précaution. Il avait interdit aux chrétiens les armes, se réservant l'honneur, le péril et le bénéfice du métier de soldat et 'l'enrôlant le raya que s'il avait été, dès l'enfance, dressé et converti. Les peuples impuissants avaient dû accepter leur sort. Les révoltes, filles d'une exaspération extrême, n'aboutissaient qu'à des succès précaires, limités, le plus souvent, à l'autorité et à la vie d'un héros. Mais quand le tsar libérateur apparut, une ardeur indicible tourna vers lui tous les regards et tous les cœurs ; il avait autant, de dévots et de complices qu'il existait de chrétiens dans l'empire.

La délivrance des chrétiens d'Orient, ce fut la voie de la nouvelle conquête, où il y avait, d'ailleurs, autant de politique que de religion. Sous la querelle religieuse, en effet, une autre subsistait : la querelle des races. Tandis qu'on parlait du Christ, le sang aussi parlait. Les membres détachés de la dernière famille indo-européenne, les slaves, se devinaient, se cherchaient et se rapprochaient dans l'entreprise commencée sous les auspices du grand Slave venu du Nord. Mais ils n'étaient pas seuls : entre ces chrétiens soumis au Turc, il y avait des antagonismes latents qui n'attendaient que la délivrance pour éclater.

En 1875, l'empire turc comprenait environ 28 millions et demi d'habitants, dont 11 millions en Europe. De ces 11 millions, 5 millions à peine musulmans et 6 millions non musulmans ; et, pour tout l'empire, 19 millions musulmans, 9 millions et demi de chrétiens. Les 9 millions et demi de chrétiens se rattachaient ù sept communions différentes : grecs orthodoxes, 3.250.000 ; Églises bulgare, 2.920.000 ; arménienne, 2.450.000 ; nestorienne, 130.000 ; jacobite, 65.000 ; catholique, 670.000 ; plus quelques milliers de protestants, et enfin 150.000 israélites.

Au point de vue des races, le damier n'est pas moins compliqué. Des sujets du sultan, 13 millions et demi sont turcs (osmanlis, turkomans, tatars) ; les grecs, disséminés sur les rivages de la mer et dans les îles, sont il peine 2 millions ; les albanais, les tzintzares et les koutzo-valaques comptent un peu plus de 500.000, âmes ; les slaves (serbes, croates, bulgares, kosacks) de 5 millions à 5 millions et demi d'âmes agglomérées dans la Turquie d'Europe. Et puis, il y avait le groupe géorgien (600.000 âmes), le groupe hindou (200.000 âmes), le groupe persan ou arménien (500.000 agglomérés et 2 millions et demi pour tout l'empire), les kurdes qui dépassent probablement 1 million et demi, les druses (50 à 60.000 âmes) ; enfin les groupes sémites : israélite (150.000), arabe (1 million et demi), syrien et chaldéen (300 ou 400.000), maronite (200.000 âmes)[14].

En somme, un enchevêtrement d'origines, d'histoire, de croyances, de prétentions et de rivalités au-dessus duquel un seul maitre ne pouvait tenir la balance égale que s'il était puissant, juste et respecté. Il n'en avait jamais été ainsi pour le Turc. Mais les choses empirèrent encore quand les campagnes réitérées et victorieuses des Russes eurent soudainement précipité la décadence ottomane. L'empire, qui n'était plus qu'une apparence, fut éventré et montra, avec sa faiblesse extérieure, son mal intérieur et ses viscères délabrés.

Il est remarquable que le remède se soit formulé, chez les Turcs et chez leurs adversaires intérieurs ou extérieurs, en mi seul et même vœu : Réforme. Seulement, le mot n'était pas entendu par tous de la même façon. Pour les chrétiens, la réforme était un bouleversement de l'administration turque, devant mener, par la localisation des pouvoirs, au démembrement. Pour le gouvernement turc, la réforme, c'était un renforcement du pouvoir avec une restauration de l'autorité, d'ailleurs mieux pondérée et plus équitable du sultan. Pour les chrétiens, l'objet de la réforme était une série de constitutions provinciales, une sorte de fédéralisme balkanique ; pour les musulmans les plus éclairés, la réforme était une constitution centralisée et légèrement européanisée, avec réfection complète des institutions militaires et de l'armée.

On peut dire que le XIXe siècle tout entier a joué, en Turquie, le jeu de cache-cache de la réforme, ciment' des deux partis ne voulant prendre le mot que dans son sens à lui, chacun entraînant ses amis et ses alliés dans son jeu, les uns et les autres poussant jusqu'au conflit la foi dans ses idées et dans sa méthode. La Turquie ne fut pas immobile, comme on le dit : tout au contraire, elle n'a cessé de se réformer le pouvoir s'est réformé alla turca par une série de catastrophes et de révolutions ; quant aux provinces chrétiennes, elles se sont réformées jusqu'à amputation et séparation. Aucune partie du monde n'a été davantage dans le mouvement.

 

L'entreprise de réforme turque s'appelle le Tauzimat. En raison de sa tendance initiale l'européanisation, elle se fait, le plus souvent, avec le concours de certains particuliers ou de certaines puissances occidentales. Elle est inaugurée, à la fin du XVIIIe siècle, par Abdul-Hamid Ier et Sélim III ; elle a son apogée sous le fameux Mahmoud (Mahmoud II) ; son coup d'éclat dans le massacre des janissaires. Militaire, elle réunit et prépare ces armées redoutables qui, dix fois depuis un siècle, ont sauvé l'empire. Elle est aussi judiciaire et administrative. Elle essaye d'être. à diverses reprises, constitutionnelle et parlementaire. On peut dire, enfin, qu'elle est financière ; car elle a fait entrer le crédit turc dans les préoccupations occidentales ; elle a intéressé les capitalistes à la bonne gestion des affaires ottomanes par l'intervention et le concours des hommes techniques européens ; elle a restauré, jusqu'à un certain point, les finances de l'empire et lui a fourni des ressources qu'une incurie traditionnelle n'avait- jamais su que gaspiller. Hua-hurlent, elle avait abouti, après la guerre de Crimée et le fameux hatti-houmayoun de 1856, communiqué aux puissances et accepté par elles dans l'article 9 du traité de Paris, il la création d'un état de choses amélioré sous l'œil du syndicat des puissances européennes devenues, par contre, garantes de l'intégrité de l'empire.

Mais ce texte fameux, auquel aboutit une politique quasi séculaire, cet article 9 du traité de Paris où est consacrée la réforme turque, tient compte également — par le fait qu'il enregistre l'intervention des puissances — d'un autre courant d'idées non moins considérable dans les destinées de la Turquie, et qui s'oppose à la réforme turque, à savoir : la réforme chrétienne. En ce point, les deux fleuves se rencontrent et mêlent leurs eaux.

La réforme chrétienne a son origine et sa source dans l'existence distincte, au sein de l'empire, des communautés non musulmanes. Les populations soumises ont conservé — par leur religion — leur nationalité, le souvenir de leur défaite, la foi en la délivrance. Elles ont en horreur la vie et le nom de raya. Mais leur vengeance, leur espérance, leur victoire, elles les déduiront et les dérouleront en quelque sorte de ce document originaire, de ce bérat de Mahomet II, qui est le fondement octroyé de leur existence. Par un travail séculaire, — qui ne peut être que rappelé ici, — les communautés non musulmanes se sont maintenues et ont accru leurs privilèges ; les Levantins subtils ont exploité l'habitude de la vie commune près de leurs barbares dominateurs ; plusieurs, parmi eux, ont été, à Constantinople et dans les grandes villes, des serviteurs, des agents, des collaborateurs ; ou payait leur patience en bonne grâce et en baschischs pour eux et les leurs.

Cependant, dès le début, les relations s'affirment avec un tout autre caractère, dans les provinces et surtout dans les provinces frontières, les dernières conquises, où l'élément chrétien est le plus nombreux. Là, les souffrances sont plus vives et les espoirs plus fervents ; de bonne heure, le mot de réforme veut dire sécurité, ordre, contrôle et surtout autonomie ou semi-indépendance locale. En Moldo-Valachie, en Bosnie et en Herzégovine, en Grèce, en Crète, dans les îles de l'Archipel, en Arménie, c'est le même cri partout, c'est-à-dire la même aspiration à l'indépendance. Si le ressort de la conquête se relâche, la tête du vaincu se relève. La réforme chrétienne n'a qu'un but : la liberté.

Sauf quelques insurrections locales vite réprimées, une ambition si téméraire n'eût osé se produire parmi ces populations accablées et comme anéanties, si, dès lors, elles n'eussent attendu et escompté l'intervention du secours extérieur, et si chacune des tentatives provinciales n'eut tablé sur une croisade renouvelant l'assaut traditionnel contre le Turc. L'Europe occidentale s'étant relâchée de cette entreprise, l'Europe orientale s'y était consacrée à son tour. Voltaire vantait, chez son amie Catherine II, chez la Catherine des philosophes, cet héritage de la foi antique ; la Russie devint, pour des raisons de religion, de race et de politique, la protectrice des communautés vaincues et, en 1774, après une défaite décisive des Turcs, les articles VII, VIII, XII, XIV et XVII du traité de Kutschuk-Kaïnardgi tracèrent le schéma du futur démembrement de la Turquie. L'article XII reconnaissait la protection de la Russie sur la Moldavie et la Valachie, c'est-à-dire la prochaine séparation ; les articles VII, XIV et XVII combinés stipulaient des garanties pour les chrétientés avec un certain contrôle pour la Russie, c'était l'intervention permanente ; l'article VIII visait la protection des Lieux-Saints ; les futures rivalités entre chrétiens trouvaient là leur expression. En un mot, la Russie était la protagoniste de la réforme chrétienne, puisque — au titre de la victoire — elle prenait en charge et en surveillance les étapes de la libération jusqu'à complète indépendance.

La Russie acquérait, du même coup, une situation si haute que les éloges de Voltaire étaient justifiés — laïquement, plus encore que chrétiennement — par la merveilleuse opération de la Sémiramis du Nord. La Turquie se soumettait à la domination slave ; les deux grands chemins de l'Europe étaient sous la main des tsars, véritables successeurs de Constantin.

La Révolution française, qui dérangea tant de choses dans le monde, troubla aussi ces grands desseins. On raisonnerait à l'infini sur les origines et les conséquences, dans la politique extérieure, de ce mouvement, qui donna aux peuples la direction des affaires en l'enlevant à l'intrigue du cabinet. Parmi tant d'événements, parfois contradictoires, qui marquent ce prodigieux épisode de l'histoire du monde, l'entreprise de Bonaparte sur l'Égypte amena l'Angleterre dans la Méditerranée ; et, au moment où la conquête moscovite exerçait une poussée victorieuse, au centre, sur la Pologne et sur la Turquie, un mouvement imprévu faisait surgir contre elle un adversaire formidable aux deux pointes du vaste croissant maritime qui ceint l'Europe de la nier du Nord aux Dardanelles, — et c'était l'Angleterre.

L'Angleterre s'intéresse, dès lors, avec une ferveur singulière, à l'intégrité de l'empire ottoman. Puisqu'elle se prononce en faveur de l'intégrité, elle est par là même, pour la réforme à la turque, et elle en devient, presque fatalement, en raison de son autorité en matière maritime, en matière financière, en matière constitutionnelle, la principale collaboratrice. Si elle prévoit un avenir, en cas de défaite turque (qu'elle empêchera de toutes ses forces), c'est reconstitution d'un empire gréco-byzantin. Voilà donc les deux politiques en présence : la chrétienne : slave-russe, et la turque : grecque-anglaise.

L'Autriche et la France, hésitantes, se portent tantôt vers l'une, tantôt vers l'autre, entrainées parfois aux extrêmes par l'imprudence d'un Joseph II, par la rigueur d'un Metternich — on se souvient de son fameux : Restez Turcs —, ou par la rêverie d'un Napoléon III. A l'arrière-plan, l'Allemagne du Nord, désintéressée en apparence de ces affaires lointaines, se défend de risquer les os d'un grenadier poméranien ; pourtant, elle est liée au sort de ses deux copartageants de la Pologne ; elle fronce le sourcil aux accroissements de l'un ou de l'autre de ses voisins ; elle ne perd jamais de vue l'avenir de la plus grande Allemagne et elle reste, enfin, très préoccupée des faits et gestes de l'Angleterre. La Prusse des Frédéric sait ce que vaut la Grande-Bretagne des Guillaume.

Le traité de Bucarest en 1812, le traité d'Andrinople en 1829 se firent dans le sens du traité de Kutschuk-Kaïnardgi.

Ainsi furent acquis les faits suivants : la Grèce et les îles qui en dépendent furent entièrement détachées : en 1832. La Roumanie et la Serbie ne sont plus que des États tributaires ; l'ile de Crète est érigée, depuis 1867, en vilayet privilégié ; Samos a un régime spécial. Il en est de même, en Asie, du Liban. Le khédivat d'Égypte et la régence de Tunis forment des gouvernements séparés. On arrache, l'artichaut feuille à feuille.

La Russie triomphait. L'Europe, intéressée par les poètes, les romanciers et les journalistes au sort de ces provinces malheureuses, travaillait avec elle. Navarin était un autre Lépante dont le tsar était le Philippe II... Il parut à l'empereur Nicolas, en 1853, que la poire était mûre et qu'il n'avait qu'à la cueillir. Mais, à la voix de l'Angleterre, l'Europe se réveille et dénonce le traité de Kutschuk-Kaïnardgi comme contraire à ses intérêts.

Le concert euro-La tactique fut, dès lors, de ne plus laisser la Russie en tête à tête avec la Turquie. Au prix d'une guerre sanglante et d'une victoire difficile, les puissances occidentales, appuyées, sous le manteau, par l'Autriche (étonnée elle-même de son ingratitude), l'Europe remit la main dans les affaires orientales. Ainsi furent rédigées les clauses compendieuses du traité de Paris qui : 1° confient au syndicat européen le soin de veiller sur les affaires turques ; 2° combinent, par son article 9, les deux réformes : la turque-anglaise et la chrétienne-russe ; 3° affirment la nécessité de l'empire turc et même son intégrité (ce qui est un contrat de précaution mutuelle entre les puissances) ; 4° règlent le sort des communautés chrétiennes sous l'œil de l'Europe ou des puissances qualifiées et qui, enfin et surtout, enlèvent à la Russie la domination éventuelle de la deuxième grande voie européenne en neutralisant la mer Noire et en fermant les Détroits.

Le sultan entrait dans le concert européen ; il allait voir, comme disait un membre du congrès de Paris à Ali pacha, ce qui s'y passait. A titre de bienvenue, la Turquie se présentait à la barre du tribunal solennel ayant à la main un nouvel édit de réforme, le hatti houmayoun de 1856, fruit de la sollicitude des puissances et dont les puissances prirent acte. Et cela, dans un texte qu'il faut citer maintenant, parce que c'est lui qui, d'une part, raye le traité de Kutschuk-Kaïnardgi et qui, d'autre part, autorise, et seul autorise, l'intervention du syndicat des grandes puissances. C'est pour ces quinze lignes que le sang de plusieurs centaines de milliers d'hommes avait été versé dans les fossés de Sébastopol :

Art. IX. Sa Majesté impériale le Sultan, dans sa constante sollicitude pour le bien-être de ses sujets, ayant octroyé un firman qui, en améliorant leur sort, sans distinction de religion ni de race, consacre ses généreuses intentions envers les populations chrétiennes de son empire, et voulant donner un nouveau témoignage de ses sentiments à cet égard, a résolu de communiquer aux puissances contractantes le dit firman, spontanément émané de sa volonté souveraine.

Les puissances contractantes constatent la haute valeur de cette communication. Il est bien entendu qu'elle ne saurait, en aucun cas, donner le droit aux dites puissances de s'immiscer, soit collectivement, soit séparément, dans les rapports de Sa Majesté le Sultan avec ses sujets, ni dans l'administration intérieure de son empire.

Cette rédaction pénible, mise et remise dix fois sur le chantier, nuancée et balancée jusqu'à la contradiction et l'obscurité, offrait un expédient, non une solution. Les traités ne sont jamais que des trêves : ils ne suppriment pas les difficultés, ils les enrobent. Les diplomates eux-mêmes ne sont dupes des paroles que dans la mesure où elles exaltent leur propre importance. Donc, après l'effort de 1853-1856, les choses se tassèrent sans s'améliorer. La Russie se recueillit, la Turquie continua à mourir, l'Europe s'épuisa en d'autres querelles. Parmi les provinces et les communautés chrétiennes de l'empire ottoman, celles qui n'avaient pas profité de la crise pour s'esquiver, tirèrent sur la chaîne et firent plus de bruit que jamais.

Quant à la réforme, elle s'accomplit à la turque, c'est-à-dire illogiquement, lourdement, incompréhensiblement. Après dix ans, l'avis unanime fut que le hatti houmayoun et, par conséquent, l'Europe étaient oubliés.

Ce n'était pas tout à fait exact : la reconstitution de l'armée et de la marine était réalisée ; la réforme administrative, la division de l'empire en vilayets, le droit d'acquisition des biens accordé aux étrangers, la création de la Banque ottomane, l'organisation du conseil d'État n'étaient pas des progrès entièrement négligeables.

Mais les provinces chrétiennes n'en étaient pas plus heureuses : de Bosnie et d'Herzégovine, la population émigrait et encombrait les districts voisins sur la frontière autrichienne ; en Bulgarie, en Macédoine, en Épire, c'était le brigandage et la révolte à l'état permanent ; de Crète, de Syrie, s'élevaient des plaintes constantes ; les chrétiens adressaient pétition sur pétition aux gouvernements. Dès 1860, le prince Gortschakoff, autorisé par les faits, reprenait, par une circulaire aux puissances, la thèse de la réforme chrétienne : déclaration immédiate des cinq grandes puissances qu'elles ne pourront tolérer plus longtemps l'état de choses actuel dans les provinces chrétiennes de l'empire ottoman ; demande d'organisation immédiate, ayant pour but de donner aux provinces chrétiennes de la Porte des garanties efficaces propres à faire droit aux griefs légitimes des populations et à rassurer en même temps l'Europe sur la probabilité de complications qui touchent à ses intérêts généraux comme à ceux de la Turquie. — La thèse russe était donc, cinq ans à peine passés, soumise une fois de plus à l'Europe. Dans l'intervalle, la Russie s'était efforcée de détacher la France du consortium des puissances.

La situation était-elle modifiée ? On eut grand'peur. Ce n'était qu'un symptôme ou un prodrome, non la crise prévue et redoutée périodiquement. Eu 1861, la mort du sultan. Abdul-Medjid et son remplacement par Abdul-Aziz parurent ouvrir une ère nouvelle. Ce sultan, à la belle prestance et à la barbe de jais, fut, pendant quelques semaines, le favori de l'opinion publique en Angleterre et, par conséquent, dans le monde. On annonça qu'il allait fermer le harem, et ce fut une joie. Pour le féliciter et l'encourager, le prince de Galles fit le voyage de Constantinople.

Il fallut bientôt en rabattre. Dans l'automne de 1866, quelque temps après Sadowa, le soulèvement des chrétiens de Candie remit tout en question. Il y eut une panique de cabinets. M. de Moustier, ministre intérimaire de l'action impériale, s'avisa de consulter l'Europe sur l'état de l'homme malade. Chacun indiqua son remède. Le nœud du débat était à Vienne et à Paris, car la Russie, et l'Angleterre restaient sur leurs positions. Le cabinet de Vienne, non résigné encore à sa défaite en Allemagne, tendit la main à la Russie, et le cabinet de Paris, inquiet des proches lendemains, dit fait de même. M. de Beust proposa donc de procéder à une révision du traité de Paris dans le sens du développement des chrétientés d'Orient, de leur autonomie et d'un self government limité par un lien de vassalité. C'était faire la part la plus large de la politique russe. Le cabinet de Paris se déclarait près aux remèdes héroïques[15].

Mais ces avances du vaincu de Sadowa et du prochain et fatal adversaire de la Prusse, ne furent pas accueillies par le prince Gortschakoff. Il ne trouvait pas que l'heure fût sonnée : il se déroba. Quand la guerre de France éclata, la conférence de Paris, réunie à la fin de 1869, avait réglé momentanément la question crétoise ; l'empire turc était agité, non ébranlé ; une sorte d'attente universelle occupait les esprits ; les incidents s'apaisaient d'eux-mêmes, comme les bruits de la nature à l'approche de l'orage. On sentait que des intérêts plus vastes se heurtaient dans des sphères supérieures.

Il existe une entente entre Saint-Pétersbourg et Berlin, écrivait M. Benedetti, à la suite de la mission du général de Manteuffel, en janvier 1868. Il affirmait qu'en Orient, la Russie aurait désormais pour complice l'Allemagne, en échange des mains libres sur le Rhin. A Saint-Pétersbourg, les imaginations étaient à l'essor : Une ère nouvelle se dessine enfin, lisait-on dans la Gazette de Moscou du 17 février 1867. Cette ère est la nôtre, à nous, Russes ; elle appelle à la vie un monde nouveau, demeuré jusque-là dans l'ombre et dans l'attente de sa destinée, le monde gréco-slave... Les générations actuelles verront de grands changements, de grands faits et de grandes formations. La mégalomanie et la logomanie napoléoniennes avaient mis à la mode les projets à large envergure. Donc, on partageait l'Europe entre Slaves et Germains. Cette besogne était enfin à la taille de cet Alexandre Mikhaïlovitch, sur qui, comme disait le ministre des États-Unis à Saint-Pétersbourg, les regards des deux mondes étaient fixés. La politique devenait de plus en plus romantique, au moment où la littérature cessait de l'être.

A la fin de l'année 1869, l'empereur Alexandre II envoya au roi Guillaume Ier la première classe de l'ordre de Saint-Georges, qui ne s'accorde qu'à un vainqueur. C'était au soldat de Waterloo et au vainqueur de Sadowa que s'adressait cet hommage solennel du gouvernement et de la nation russes. Le roi Guillaume, le petit roi prussien de Tilssit et d'Olmütz, répondit à son cher neveu et confrère, profondément touché et les larmes aux yeux[16]. Derrière ce visage ému, on voyait la grosse moustache et le sourire sardonique du Poméranien, camarade et disciple préféré de l'homme qui se croyait le maitre des événements, le prince Gortschakoff.

 

III

De 1849 à 1854, le futur chancelier russe, Alexandre Mikhaïlovitch Gortschakoff, né en 1798, avait été, à Stuttgard et à Francfort, le collègue d'Otto-Édouard-Léopold de Bismarck-Schœnhausen, né en 1815, le futur chancelier de l'empire d'Allemagne. Ils s'étaient connus dans l'intimité étroite du poste secondaire, à la fois douce et dangereuse aux diplomates, parce qu'elle provoque les longues confidences et permet les jugements à fond, dont le plus fort ou le plus heureux fait plus tard son profit. Gortschakoff, adroit, fin, subtil et vaniteux, amoureux des décorations et du beau langage, avait pris le rôle d'un maitre et d'un éducateur auprès de son vigoureux et endiablé collègue, Bismarck, qui, venu à la diplomatie par le parlement et au parlement par le paradoxe, eût préféré, aux salons meublés d'acajou et aux uniformes constellés des petites cours, la vie au grand air et la diplomatie en caleçon de bain.

L'intimité des deux hommes avait fait, plus tard, l'étroite intimité des deux gouvernements[17]. Dans l'affaire des duchés, pendant la guerre austro-prussienne, pendant la guerre franco-allemande, Gortschakoff était resté fidèle à une ligne politique qu'il avait choisie avec mûre réflexion, sans doute, mais non sans un sentiment de rancune à l'égard de l'Autriche et même à l'égard de l'Europe. Appelé aux affaires après Sébastopol, il s'était juré in petto de venger et de réparer. Il avait cherché son appui auprès de la seule puissance qui s'était réservée et paraissait désintéressée dans les affaires d'Orient : la Russie ne saurait éprouver aucune alarme de la puissance de la Prusse, répéta, pendant quinze ans, le prince Gortschakoff[18].

Celte attitude, un peu affectée, ne se soutenait pas toujours. Aux heures graves, il y avait bien quelques retours et quelques velléités de redressement de la part du fin et nerveux chancelier. Il trouvait son élève grandi, grossi, bruyant et encombrant. Mais il était engagé par une trop longue condescendance à son propre système et il n'était plus maitre de se libérer sans tout rompre. Il courait après sa mise. Gortschakoff était un homme à idées et à formules. Il avait eu des idées et des formules heureuses, telle la fameuse phrase : La Russie ne boude pas, elle se recueille. Mais ses mots, à la fin, le dupaient lui-même. Comme on l'a dit : Il se mirait dans son encrier ; on peut même ajouter qu'il s'y noyait[19].

Quant à Bismarck, il avait, sur la Russie de son temps, une opinion. A la fin de son ambassade à Saint-Pétersbourg, il avait fait graver, sur un médaillon pendu en breloque à sa chaîne de montre, ces simples mots : La Russie, nitchevo. Ce qui était confiance et abandon chez l'un était, chez l'autre, froideur et sévérité. Malgré ce jugement peu favorable, Bismarck, fidèle aux leçons de Frédéric II[20], n'en prenait pas moins ses précautions. Il consacra la partie secrète de sa vie politique ii tenir la cour de Saint-Pétersbourg sous l'hypnotisme de ses flatteries, de ses protestations, de ses explications et de ses tours de passe-passe. Il est surprenant que ce jeu, si prodigieux qu'il fût, n'ait été percé à jour que très tardivement par son adroit partenaire. Bismarck s'assura toujours, à l'heure propice, du côté russe, des concours et des complicités ouvertes ou latentes, mais gratuites. Il put, grâce à quelques bonnes paroles de souverain à souverain, arriver à ses fins, sans avoir rien promis, sans s'être engagé à rien. Il toucha enfin au terme de son entreprise si risquée et de sa marche de flanc si dangereuse en Europe, sans avoir jamais ouvert les comptes de sa gratitude à son ami de plus en plus cher de Stuttgard et de Francfort.

Même, à la fin de la guerre, quand la France était abattue, quand la Russie n'avait qu'à s'e ranger à l'initiative d'un congrès proposé par l'Angleterre et l'Autriche et qu'elle pouvait obtenir de l'Europe, sans coup férir, la révision glorieuse et pacifique du traité de Paris, en disant son quos ego dans ce nouveau congrès de Vienne, le prince Gortschakoff s'obstina à fermer les yeux. Il répondit aux ouvertures anglaise et autrichienne en conseillant l'action isolée : chacun pour soi. Il laissait le vaincu face à face avec le vainqueur, — politesse qu'on ne lui rendit pas six ans plus tard. M. de Beust s'écriait, au nom de l'Europe : La Russie nous a fait beaucoup de mal ! Le prince Gortschakoff n'avait cure des déconvenues de l'Europe ; il escomptait la reconnaissance de son pays et l'admiration de l'histoire.

En 1871, il avait obtenu sans peine, à la conférence de Londres, la révision de la clause du traité de Paris relative à la mer Noire. Puis, on avait attelé pour la grande randonnée orientale.

Dans les chrétientés balkaniques, les douleurs renaissaient plus vives et plus cuisantes, depuis que l'un des vainqueurs de Sébastopol avait disparu à Sedan. L'heure sonnait. Comme le camarade de Berlin trairait un peu, on lui avait fait sentir la pointe par quelques habiles a parte à Paris et à Vienne. Pourquoi s'inquiéter d'ailleurs ? Pris dans l'étau dont le menaçait toujours la campagne française de la revanche, il n'avait qu'à s'exécuter. C était affaire aux deux chanceliers.

Cependant, il y avait, en Europe, une puissance et un homme dont on affectait de ne pas parler, mais qui pouvaient bien un jour déranger le jeu : la puissance, c'était l'Angleterre, et l'homme, M. Disraëli.

L'Angleterre avait eu, comme les autres puissances, sa part de bénéfices et sa part de pertes dans la défaite de la France. Tout d'abord, elle n'avait guère que les gains et elle s'était réjouie, puis elle avait aperçu le déficit et elle s'était ravisée. Quand ses intérêts ne sont pas en danger, la grande république marchande sacrifie volontiers à sa tranquillité et à la prospérité des affaires. L'affaiblissement de la seule puissance productive, maritime et colonisatrice qu'il y eût alors en Europe, n'avait rien de trop pénible, à l'heure où le monde s'ouvrait — par le percement du canal de Suez — à la concurrence des peuples. L'Angleterre, méditant ses prochaines conquêtes et satisfaite de la suprématie maritime que les divisions de l'Europe continentale lui assuraient, s'était renfermée dans son splendide isolement.

Ces dispositions réservées avaient été telles, qu'à la fin l'opinion s'était, émue de ses propres faiblesses. Le ministère Gladstone, qui était au pouvoir lors de la guerre de 1870-71, avait succombé sous les reproches adressés à sa politique extérieure. M. Disraëli, à la tête du cabinet conservateur, avait des idées toutes différentes. Cependant, il lui fallait une singulière énergie pour dissiper l'atmosphère de tranquillité béate qui régnait même dans son parti, même dans son cabinet. En 1875, son collègue au Foreign Office, lord Derby, faisait encore, à Liverpool, l'apologie de la politique de réserve, sinon d'indifférence : Nous n'avons rien à souhaiter et rien à craindre. Nous n'avons pas de frontières à rectifier. Nous ne pouvons être envahis et nous ne méditons aucune invasion. Notre grand intérêt est le maintien de la paix, et quand nous donnons un avis, nul n'en peut soupçonner le désintéressement et la sincérité. En somme, on ne comptait que sur les influences morales, et ces volontés molles prêtaient aux entreprises des hardis concurrents que le caprice de la destinée jetait sur les pas de l'Angleterre.

M. Disraëli était bien résolu à modifier ces manières nonchalantes. Il n'était pas un endormi, ayant plutôt de la poudre dans les veines. Benjamin Disraëli, le fils du publiciste sémite, le fashionable de 1830, le dandy aux revers de satin blanc, aux flots de dentelles sur les manchettes et sur le jabot, l'imaginatif auteur de Vivian Grey et de Coningsby, l'adroit initiateur de la jeune Angleterre, n'était pas homme à échapper aux séductions de la politique internationale. Il avait, dans son premier livre, fait de son héros le protagoniste d'un congrès européen : c'était une palme que sou romantisme n'eût pas dédaigné disputer au classicisme de Gortschakoff. Après avoir secoué l'inertie et l'égoïsme des classes dirigeantes anglaises, après avoir été le champion de la réforme électorale et l'introducteur des trade-unions, ce conservateur qui avait fait presque toujours et partout œuvre révolutionnaire, cet orateur diligent, et pénétrant, ce chef de parti, qui avait vaincu jusqu'à l'instinctive répulsion de Victoria, n'avait plus qu'une expérience à faire : c'était de tenir le jeu contre les grands joueurs européens. On courait la course de l'Orient et le pur sang -arabe dressait l'oreille au coup de trompette de ses origines. Il avait fait son Bonaparte et gagné sa campagne d'Egypte en raflant les actions du canal de Suez ; il avait réalisé un autre rêve de Bonaparte en consacrant une impératrice des Indes. Maintenant, quel obstacle pouvait arrêter le prestigieux ministre aux yeux de gazelle ? Même vieilli et un peu fané, il prétendait séduire encore la Fortune sur le plus haut pavois.

Donc, l'Angleterre, sous les tardives et lourdes apparences de lord Derby, paraissait dormir et s'abstenir, alors qu'elle veillait et était prête au sursaut.

Gortschakoff et Disraëli, survivants d'une génération dont la jeunesse avait connu la splendeur et la chute de l'astre napoléonien, contemporains d'un âge qui inclut lord Byron et Garibaldi, fils de la légende bercés aux rêves des épigones, ayant assisté aux renaissances, celle de la Gréée et celle de l'Italie, ayant subi les mystiques aspirations — nationalités et humanitarisme, — tous les deux favoris de la destinée et de la gloire, allaient se rencontrer dans ce combat singulier dont le chasseur de la marche brandebourgeoise devait régler les passes, — le réaliste de Sadowa et de Sedan servant. de témoin à ces brillants et imaginatifs champions.

 

IV

La note du comte Andrassy, communiquée aux puissances dans les derniers jours de l'année 1875, prétendait combiner les deux réformes : la réforme turque et la réforme chrétienne. C'était une demi-mesure ; elle ne satisfit personne. La Turquie écarta le calice ; l'Angleterre, sans refuser tout à fait son concours, se fit prier ; la Russie essaya d'engager l'Autriche davantage, et celle-ci en montra quelque humeur. Les dissentiments latents entre les deux puissances, devinés, encouragèrent à la fois la Turquie, l'Angleterre et les insurgés. Finalement, ceux-ci rejetèrent les propositions du comte Andrassy, qui s'écroulèrent ainsi de toutes parts.

L'hiver de 1875-76 passa dans ces tiraillements et, en avril, quand les neiges commencèrent a fondre dans les Balkans, l'Europe se trouva en présence des faits suivants : reprise de la lutte et des insurrections au Monténégro, en Bosnie et en Herzégovine, préparatifs militaires en Serbie, agitation en Bulgarie. Des rumeurs suspectes, venues pour la plupart de Berlin, entretenaient les méfiances et les zizanies. On sent, sous la franchise apparente, le travail sourd de quelqu'un qui sait et qui mène. On écrivait, de Berlin, en avril 1876 : L'entente des trois cours du Nord est mise à une épreuve décisive... les intérêts de la Russie et de l'Autriche dans les affaires de Turquie ne sont pas identiques ; ces deux empires sont rivaux. N'est-il pas à craindre qu'ils ne finissent par se diviser ? Le cabinet de Berlin a rapproché momentanément les deux empires. Sera-t-il assez puissant pour faire durer cette entente ?...[21] Tout l'artifice du chancelier allemand est dans ces quelques lignes.

Le prince Gortschakoff est poussé maintenant par les événements. On apprend à Saint-Pétersbourg, qu'à la suite du refus des insurgés de se ranger aux propositions du comte Andrassy, un conseil de guerre a été tenu à Constantinople et a décidé la lutte contre le Monténégro et les provinces révoltées. Dervisch pacha est nommé commandant en chef et aura les forces nécessaires ; de même Mouktar pacha aura les moyens de réprimer l'insurrection en Bosnie et en Herzégovine.

Les ambassadeurs des puissances sont convoqués chez le chancelier russe (22 avril). Celui-ci a revêtu son uniforme ; il est solennel. Sa physionomie altérée, l'émotion de sa voix disaient d'avance la gravité de la communication qu'il allait faire. Il parle : — Je vous réunis, Messieurs, par ordre de l'empereur, qui, dans la nouvelle crise qui se produit, veut s'appuyer sur vos cinq grandes puissances pour en arrêter les conséquences. Suit un exposé des faits et des résolutions prises à Constantinople...  Dans ces conditions, la Russie devient impuissante à contenir un mouvement qui, comme une traînée de poudre, va s'étendre sans doute à la Serbie, à l'Épire, à la Grèce, et cela peut être le signal d'un embrasement général... Les grandes puissances ont un intérêt égal à prévenir de telles catastrophes... Il faut agir, agir de concert. Tout est donc grave, très grave et. à tout prix, nous devons nous opposer à ce mouvement. Le repos de l'Europe est entre vos mains... La péroraison gêne beaucoup les ambassadeurs qui n'ont pas d'instructions et sont pris au dépourvu. Ils se taisent. Ils se regardent. Le bon général Le Flô tire la réunion d'embarras en multipliant les protestations et en avançant que l'empereur pouvait compter absolument sur le concours de la France. Les autres abondent en paroles aimables. On se lève. On part, et on télégraphie aux gouvernements le speech du prince-chancelier.

Le lendemain, le Journal de Saint-Pétersbourg publiait une note officielle affirmant l'accord des cinq puissances pour s'opposer à l'agression de la Turquie contre le Monténégro. Seul, l'ambassadeur d'Angleterre n'a pas encore reçu ses instructions.

Quelques jours après, on apprend qu'à Salonique, et allemand les consuls d'Allemagne et de France, intervenant dans une affaire de famille et de religion assez complexe, ont été assassinés par la populace musulmane fanatisée (6 mai). L'opinion publique est aux champs. Alarme universelle[22].

La scène se transporte à Berlin. L'empereur Alexandre, accompagné de son chancelier et de M. Jomini, se rend près de l'empereur Guillaume. Il est probable que, de Russie, on veut peser sur Bismarck. Mais celui-ci a sa parade toute prête : le comte Andrassy est prié de se trouver aussi à Berlin[23]. Il arrive le 10 mai. Le 11 et le 12, entretiens entre les trois ministres ; le 12 au soir, le prince de Bismarck convoque les ambassadeurs de France, d'Angleterre et d'Italie à venir le 13, chez lui, conférer avec les trois ministres. On soumet aux ambassadeurs un projet de mémorandum, qui doit être adressé, au nom des six puissances, à la Turquie, pour s'opposer à la guerre. Le mémorandum avait été apporté, dit-on, par Gortschakoff ; mais il est Modifié par ses deux collègues : ce n'est plus qu'une réédition renforcée de la note Andrassy. Voici ce que les puissances réclament de la Turquie : armistice de deux mois ; immédiate pacification entre la Porte et les insurgés, sous la surveillance et par l'entremise tics puissances ; commission mixte dans les provinces ; concentration des troupes turques sur des points à convenir (ce qui ressemble bien à un commencement d'évacuation) ; contrôle des consuls ou des délégués des puissances pour l'application des réformes ; et, enfin, dans le dernier article, la nouveauté la plus signalée : Les trois cours impériales sont d'avis qu'il deviendrait nécessaire d'ajouter à leur action diplomatique la sanction d'une entente en vue de mesures efficaces qui paraitraient réclamées dans l'intérêt de la paix générale, pour arrêter le mal et en empêcher le développement.

Dans l'échange de vues qui a précédé cette communication, le prince Gortschakoff a répété, devant les ambassadeurs, ses déclarations habituelles, que la Russie entend respecter l'intégrité de l'empire ottoman, qu'elle n'a aucune ambition ou visée particulières. Il parait gai, brillant, reluisant, dans son entretien avec le vicomte de Gontaut-Biron. Celui-ci devine cependant, sous ces apparences satisfaites, un certain désenchantement.

C'est l'influence du comte Andrassy, appuyé par le prince de Bismarck, qui l'a emporté sur celle du prince Gortschakoff. Le chancelier russe est enguirlandé. mais enchainé. On ne le laisse ni aller seul, ni aller de l'avant. Il affecte de croire que le dernier article (les mesures efficaces) corrige la mollesse générale du ton. Il pense surtout que le sultan, aux mains du parti fanatique de Constantinople, ne pourra pas accepter les propositions, même atténuées, et il n'en est pas autrement fâché. Il voudrait que la France eût l'initiative et la direction de l'action navale sur Constantinople prévue dans le mémorandum : — Cela vous ferait une belle rentrée dans le concert. Votre amiral pourrait prendre le commandement. Vous seriez à la tête de l'Europe... Rien de plus flatteur. Le vicomte de Gontaut-Biron observe finement : Je crois que la Russie n'a pas obtenu ce qu'elle désirait. Les choses se sont arrangées finalement, mais un premier désaccord est apparu entre la Russie et l'Autriche sous les yeux de l'Allemagne. La Russie a senti ici une certaine résistance et un accord des deux puissances auquel elle ne s'attendait pas.

L'ambassadeur de France a reçu, par le télégraphe, l'adhésion de son gouvernement ; celle de l'Italie arrive également sans retard. Quant à la réponse du gouvernement britannique, l'ambassadeur Odo Russell ne l'attend pas immédiatement.

 

C'est ici que Disraëli entre eu scène. Après quelques jours de réflexion, l'Angleterre fait savoir qu'elle n'adhère pas à la note des trois gouvernements impériaux. Elle ne voit pas où on la mène ; elle est froissée de la prétention des puissances continentales de disposer à leur gré des affaires d'Orient[24]. Elle se tient en dehors du concert et, pour bien marquer la protection dont elle couvre la Turquie, elle envoie sa hotte dans la baie de Besika, proche de Constantinople[25].

Gortschakoff répond fièrement qu'il faut passer outre et présenter à Constantinople la note avec l'adhésion des cinq puissances, l'Angleterre hors du concert.

Le cabinet de Berlin est saisi de cette nouvelle proposition et doit recueillir les réponses. Mais il faut qu'il se prononce, lui-même, tout d'abord. Bismarck est sur la sellette. Il consulte Vienne, attend un avis qui tarde. Les deux cabinets de Vienne et de Berlin épiloguent.

L'heure, en ont, est aux réflexions profondes et aux décisions graves. Voici le fond des choses tel qu'il apparait aux publicistes avertis, et probablement avertis par le chancelier allemand : On propose aux insurgés des réformes, tandis que ce qu'ils veulent, c'est leur séparation de la Turquie, séparation à laquelle s'opposent les traités et la paix générale... Quant à l'entente des puissances, elle n'est jamais qu'apparente, puisque les unes sont pour le statu quo, les autres pour l'insurrection... Le panslavisme se cache derrière la question de religion ou de réformes. Or, ni l'Allemagne ni l'Autriche-Hongrie ne pourront permettre que les Slaves du Sud dominent dans l'Europe centrale. Ils inonderaient, de leur flot toute la région. Donc, la Turquie n'est plus seule en jeu ; la religion n'est qu'un prétexte : la rivalité des deux races allemande et slave est le seul et vrai pivot d'une lutte à la fois de nationalité et d'équilibre[26]. Ajoutez, pour compléter l'aperçu des pensées qui tourmentent, M. de Bismarck à l'heure où il faut choisir, qu'il n'y a pour son œuvre encore précaire de l'Unité, d'autre voie de salut que la satisfaction donnée aux ambitions de l'Autriche-Hongrie hors de l'Allemagne et sur le cours du Danube. Si précieuse que lui soit l'entente avec la Russie, il sacrifiera tout à l'alliance autrichienne.

Quant aux vues et aux ambitions de l'Autriche-Hongrie, on les commit : elles sont précisées, en toute netteté et franchise, dans les journaux hongrois, dans le Pester Lloyd, qui (probablement aussi par une inspiration bismarckienne) dicte, dès lors, les conditions futures de la paix : La Bosnie et l'Herzégovine à l'Autriche ; les bouches du Danube rétrocédées à la Russie moyennant compensation à la Roumanie[27]. L'avenir est dévoilé. Voilà le but. Il faudra deux années de complications, des massacres affreux, une guerre sanglante et un congrès pour y atteindre. Comprend-on maintenant, le passionnant intérêt du métier de diplomate ?

Donc, en présence de la proposition russe d'entente, à cinq, sans l'Angleterre, Bismarck tarde à répondre. Il quitte Berlin, s'enfuit, malade, dans ses propriétés du Lauenbourg. Il fausse compagnie à l'Europe. On dirait qu'il attend quelque chose. L'Angleterre tient ferme et raille. Sa diplomatie agit à Paris, à Berlin, à Constantinople. Travail multiple, secrétissime. La proposition risquée du prince Gortschakoff est en l'air.

Tout change, une fois encore. Le 29 mai, les nouvelles de Constantinople sont les suivantes : révolution de palais, le grand vizir Mahmoud est destitué ; Abdul-Aziz contraint d'abdiquer ; avènement de son cousin, un pauvre d'esprit, Mourad V. C'est le parti des réformes ou de la Jeune Turquie, le parti anglais qui arrive aux affaires avec le grand vizir Midhat pacha. Quelques jours après (4 juin), suicide d'Abdul-Aziz. La Bulgarie se soulève. Le 1er juillet, le prince de Serbie, Milan, ayant constitué un ministère avec Ristich, déclare la guerre à la Turquie. Il sait qu'il sera battu, mais il veut, forcer la main aux puissances.

Ce ne sont plus de ces plaies que l'on panse avec l'emplâtre d'un mémorandum. La note Gortschakoff, l'entente à cinq, rien ne va plus. Bismarck échappe au dilemme et l'Angleterre s'épanouit.

 

Toute l'Europe est transportée à Ems, où Alexandre I I, accompagné du prince Gortschakoff et du baron Jomini, prend les eaux. Le vicomte de Gontaut-Biron est venu pour surveiller la situation si délicate faite, maintenant, à la France. La France entre la Russie et l'Angleterre.

Car, il en est de la France comme de l'Allemagne : il faut qu'elle se prononce. De même que l'Allemagne est prise entre l'Autriche et la Russie, la France est prise entre la Russie et l'Angleterre ; et puis, elle craint tout. Le duc Decazes est resté au ministère avec le cabinet Dufaure. Mais la Chambre nouvelle, conduite au fond par M. Gambetta, lui laisse beaucoup moins de latitude et de liberté d'esprit que l'Assemblée nationale. Il faut compter avec l'opinion, qui se montre de plus en plus favorable à l'abstention, en se couvrant de l'exemple et de l'appui de l'Angleterre. Depuis 1870, on se méfie des diplomates.

D'ailleurs, M. Thiers, dont la pensée est pleine de dessous, s'emploie dans ce sens[28]. Le rapprochement avec la Russie inquiète les radicaux.

Il y a un jeu à jouer entre les deux partis : tenir la balance égale, apaiser, amortir, essayer de guérir ce que Bismarck voudrait envenimer. Le duc Decazes le comprend. Mais la faiblesse de ses moyens, la vivacité, l'irritabilité, les entêtements du prince Gortschakoff rendent cette t4iche singulièrement difficile. Précisément parce que l'action de la France peut être décisive, au moindre mouvement, tout le monde crie haro sur elle. De Saint-Pétersbourg, le général Le Flô prêche l'abandon complet entre les mains de la Russie, avec l'espoir d'une alliance franco-russe ; de Berlin, on fait sentir le caveçon ; à Paris, la presse est anglaise, comme toujours ; de Londres, on ne montre guère qu'une humeur froide- : on rudoie le ministre des affaires étrangères à propos des affaires d'Égypte ; les financiers frappent à sa porte pour lui imposer leurs intérêts, leurs combinaisons et leurs préférences.

Pourtant il n'est pas exigeant ; il résume sa politique en une ligne : Pourvu que j'empêche la guerre, tout le reste m'est égal[29].

Gortschakoff a dû ajourner la remise de sa note. Il est mécontent de tous et, de lui-même. Il n'ose pas se plaindre de l'Allemagne ; mais il sent bien que la résistance est là. Il affecte d'en vouloir à la France, qu'il accuse de condescendance à l'égard de l'Angleterre. Il lui reproche d'avoir reconnu trop facilement le nouveau sultan Mourad. A Ems, on entoure M. de Gontaut-Biron de prévenances pour lui soutirer quelque parole qui puisse le compromettre. L'attitude de l'Angleterre horripile les Russes. La note anglaise, répondant au mémorandum, parlait des mesures prises par l'Angleterre pour le maintien des intérêts et de l'honneur du pays. L'empereur écrit en marge : Menacés par qui ?

Sur les lieux, les événements se compliquent. On commence à dénoncer à l'opinion publique les desseins de l'Angleterre, qui accepte de sang-froid la nécessité d'une saignée. Il faut que le sang coule, aurait dit M. Disraëli : or, le sang coule à flots. Le prince Gortschakoff m'a donné à lire de volumineuses dépêches du 25 mai de sou ambassadeur en Turquie, écrit M. de Gontaut-Biron. Elles décrivent les horreurs qui se passent en Bulgarie, l'agitation de Constantinople, les objections radicales de l'Angleterre à la remise de la note, les encouragements que l'attitude de cette puissance donnait au fanatisme et. aux résistances en Turquie, les plans de Midhat pacha, très hostiles en somme à la chrétienté. Les couleurs du tableau sont chargées, mais elles ne sont pas fausses.

Le duc Decazes essaye de se jeter entre les deux partis ; une France plus forte et moins divisée eût été la maîtresse des événements. Mais on accuse la légèreté du ministre, son désir de se mettre en avant. Gortschakoff, qui trouve des ingrats partout, parle de l'ingratitude de la France. La vérité est qu'il n'aime pas qu'on travaille trop efficacement à la paix. C'est de cette heure que date le premier refroidissement franco-russe. Schouvaloff avertit lord Derby des futures conditions de la paix, au cas oh la Russie serait obligée de faire la guerre.

L'Angleterre a besoin de quelqu'un pour contrecarrer la politique russe. Or, vers le milieu du mois de juin, M. de Bismarck a fait appeler l'ambassadeur, Odo Russell : Loin de paraître garder rancune au gouvernement, anglais de son refus d'adhérer au mémorandum de Berlin, il s'est montré très satisfait de l'attitude de l'Angleterre. Il lui a dit qu'il n'avait, pour le moment, qu'un désir, celui de maintenir la paix européenne et de servir de trait d'union entre l'Autriche et la Russie ; que, d'ailleurs, il ne souhaitait pas de voir cette dernière faire des conquêtes en Turquie, où il comprenait que l'Angleterre surtout ne pourrait pas le tolérer...[30] On ne voyait pas d'inconvénient — au contraire — à ce que l'Angleterre restât, pour le moment, hors du concert : L'heure venue, on trouverait une combinaison qui permettrait au cabinet anglais de s'associer aux démarches des autres puissances.

En relation confidentielle avec l'Angleterre et avec l'Autriche, conseiller indispensable de Gortschakoff, Bismarck, maintenant, tient tous les fils : la guerre et la paix sont entre ses mains. Andrassy est très calme. Appuyé comme il l'est ; ayant, par Berlin, ses ouvertures partout, il joue sur le velours.

Gortschakoff boude tout le monde. Tandis que la France se multiplie pour faire sortir l'Angleterre de son hautain mutisme et pour arranger les choses, on la menace de l'expulser du concert, où elle se contente d'une place si modeste et si effacée. Une personne en relations intimes avec la cour de Russie m'a dit qu'il serait question de faire entrer l'Angleterre dans l'alliance des trois cours du Nord, au moins en ce qui concerne les affaires d'Orient ; par conséquent de laisser en dehors la France et l'Italie. Ce serait le prince de Bismarck, toujours hostile a la France, qui serait l'inspirateur, peut-être même le médiateur de cette idée. Ce serait bien grave[31]... Fantômes, mais qui révèlent le travail latent du chancelier allemand du côté de l'Angleterre.

L'empereur Guillaume rejoint, à Ems, le tsar Alexandre. Mais Bismarck ne l'accompagne pas. Courte entrevue, purement familiale et sans profit. et de tous. L'empereur Guillaume sait peu de chose et se contente de gémir sur le malheureux sort des chrétientés balkaniques et sur les responsabilités de l'Angleterre.

L'empereur Alexandre et le prince Gortschakoff quittent Ems, déçus, mécontents, là bouche amère : mauvaise cure ! Des Balkans, les nouvelles sont au pire. Le prince Milan s'est refusé à écouter les conseils et il a passé la frontière ; la guerre est commencée. Les armées turques sont mobilisées. A Constantinople, le parti de l'action l'emporte : deux ministres ottomans sont assassinés par un fanatique, en plein conseil.

Gortschakoff peut se plaindre — ou se féliciter selon qu'il craint ou désire les complications. L'heure est venue de prendre position pour la phase qui s'ouvre et de Prévoir les règlements qui devront intervenir après la saignée.

On dirait qu'à ce moment, la Russie fait un effort suprême pour échapper à l'envoûtement de Berlin. Gortschakoff conçoit l'idée d'un rapprochement direct et particulier avec l'Autriche, une entente à deux, à laquelle ne participerait personne d'autre, pas même l'Allemagne. C'était revenir à la position du début de la crise, à la politique de Catherine et de Joseph II ; mais les temps étaient changés.

Quoi qu'il en soit, on annonça soudainement une nouvelle entrevue de souverains, cette fois entre Alexandre et François-Joseph : elle eut lieu à Reichstadt, le 8 juillet. On avait répandu le bruit d'une visite préalable de Gortschakoff chez Bismarck, à Kissingen, visite qui ne fut pas faite. Après une longue conférence,  les souverains et leurs ministres s'accordèrent sur les bases d'une entente qui décida de la suite des. L'entente événements. Le ministre hongrois put exposer, en toute franchise, l'opposition faite par l'Autriche à un agrandissement sérieux de la Serbie, qui deviendrait le Piémont des Slaves méridionaux dans les Balkans. La Russie abandonne la Serbie ; elle défend même assez faiblement les intérêts du Monténégro, qui lui tiennent le plus à cœur. Elle met le sceau au sacrifice du Balkan occidental en accordant à L'Autriche-Hongrie l'autorisation d'occuper, au besoin, la Bosnie et l'Herzégovine. Par contre, l'Autriche-Hongrie restera neutre en cas de guerre. Elle a les mains garnies.

Bismarck affecte la mauvaise humeur. Il parle de la méfiance que la Russie a témoignée en cachant la convention de Reichstadt. Pourtant, c'était sa politique qui triomphait. Comme il le fit dire bientôt, il était invisible et présent à l'entrevue de Reichstadt. Il la juge, en ces termes, dans ses Souvenirs : Les négociations furent engagées dans le sens de la convention de Reichstadt où, le 8 juillet 1876, les empereurs Alexandre et François-Joseph avaient eu une entrevue : le désir fut exprimé que nous fussions exclus de l'entente. Celte convention, et non le congrès de Berlin, est, pour l'Autriche, la base de la possession de la Bosnie et de l'Herzégovine, et a assuré la neutralité de l'Autriche pendant la guerre avec les Turcs[32].

Mais que gagnait la Russie à de tels sacrifices ? Ici il faut encore s'en rapporter aux indications du prince de Bismarck. Elle y gagnait, ou elle pensait y gagner les mains libres dans le Balkan oriental : L'acquisition de la Bosnie par l'Autriche, consentie par la Russie à Reichstadt, permet d'admettre que M. d'Oubril ne nous a pas dit la vérité, quand il espérait que, dans la guerre des Balkans, il ne s'agissait que d'une promenade militaire, d'une occupation à donner au trop-plein de l'armée et de quelques queues de cheval et croix de Saint-Georges. C'eût été vendre la Bosnie à trop bon marché. On avait sans doute espéré, à Saint-Pétersbourg., que la Bulgarie, affranchie de la Turquie, resterait sous la dépendance constante de la Russie...

On commence à y voir clair.

L'été de l'année 876 est un été sanglant. Tandis que l'Europe s'abstient ou s'efface, — le 13 juillet, le duc Decazes, en réponse à une interpellation de M. Louis Blanc, à la Chambre, se congratule et se console en affirmant l'impuissance des autres : les événements suivent le cours prévu dans les Balkans : le 1er juillet, le Monténégro lance une proclamation où il joue son va-tout. Le même jour, la Roumanie fait un exposé sommaire de ses revendications, qui indique la pensée où elle est de prochaines complications[33].

Et au même moment, enfin, le prince Milan, après avoir énuméré, lui aussi, dans une proclamation, les revendications de la Serbie, ouvre les hostilités. Ses troupes sont commandées par le général russe Tchernaïeff, des officiers russes en grand nombre encadrent les soldats serbes. Mais le général turc Dervisch pacha le bat dans toutes les rencontres et, après une campagne de six semaines, l'armée turque menace Belgrade. La Bulgarie s'est soulevée ; là aussi, des officiers russes sont accourus pour soutenir la cause slave et chrétienne ; les comités panslavistes interviennent ouvertement. La répression turque est violente, féroce. M. Mac Gahan, correspondant du New-York Herald, publie les fameuses lettres sur les atrocités bulgares. La presse libérale anglaise, le Daily News en tête, prend fait et cause. C'est par milliers que les paysans ont été massacrés, les femmes violées, les enfants vendus ; l'ambassadeur anglais, sir H. Elliot, très incrédule d'abord, finit par se rendre aux résultats de l'enquête menée, sur les lieux, par sir E. Baring et M. Blunt. M. Gladstone sort de sa retraite et se jette, à corps perdu, dans la campagne des atrocités, contre la politique du cabinet[34].

Celui-ci, malgré l'émotion répandue dans le public anglais, garde son ton froid. Lord Derby, en réponse aux pressantes démarches du parti bulgare, s'en tient à une lourde logomachie diplomatique. M. Disraeli, plus ardent, relève le gant. Il nie d'abord les atrocités, puis les explique sans les excuser. C'est une guerre civile, une guerre religieuse qui met le statu quo en péril ; or, c'est de pires complications que le gouvernement est obligé de prévoir et auxquelles il doit pourvoir. Nous avons toujours pensé que la Méditerranée était une des grandes routes conduisant à notre empire indien et que cette mer, aussi bien que celles qui sont liées à elle (cela veut dire, au moins, les Détroits et le canal de Suez), devait être libre et sûre. Notre politique consiste à assurer ce résultat...

Comme le dit encore M. Disraëli, le monde n'est pas composé seulement de souverains et de cabinets ; émue il est plein de foules émotives, de cœurs passionnés... et de sociétés secrètes. En Russie, à la suite de la marche victorieuse des armées turques, sur le bruit répercuté au loin des défaites serbes et des massacres bulgares, un immense mouvement de sympathie, de pitié, de foi, soulève les masses. L'agitation gagne jusqu'aux moindres bourgades, les pétitions montent vers le tsar, les prières vers le ciel ; les listes de souscriptions et les listes d'enrôlement paraissent, interminables, dans les journaux. Le gouvernement. ne pourrait s'opposer au courant, en admettant qu'il le voulût. H y a, en Europe, une tempête d'âmes, au moment où le prince Milan est décidément -battu et demande l'intervention des puissances (fin août 1876).

 

Nouvelle crise à Constantinople. Le sultan Mourad est écarté comme malade. Son frère, Abdul-Hamid II, prend sa place. Le pouvoir se renforce dans le sens vieux turc. Abdul-Hamid passe pour un souverain capable, religieux et autrichien. Un règne qui sera long et verra une sorte de restauration musulmane, commence sous des auspices tragiques. Un homme seul pourra-t-il arrêter l'empire sur la pente où il est jeté ?

Au moment où les événements se précipitent, on Sent, à Berlin, le danger de laisser la Russie isolée, ne prenant conseil que de son honneur et de ses intérêts. Si elle échappe à l'influence allemande et qu'elle entraîne l'Autriche-Hongrie, la face des choses peut changer. On recourt au procédé des grandes circonstances : le maréchal de Manteuffel est envoyé auprès du tsar Alexandre. Manteuffel porte de bonnes paroles. Est-on satisfait de celles qu'il rapporte ? C'est peu probable. Les journaux inspirés publient la note suivante : La triple alliance, qui vient d'être raffermie par la mission du maréchal de Manteuffel à Varsovie (elle avait donc besoin de l'être), est surtout une alliance de famille et de politique spéciale ou bien un accord, comme on l'a qualifié, de cas en cas (autant dire qu'elle n'existait pas). Dans ce triumvirat, la Prusse a les meilleures cartes en mains. Elle sert à la fois de trait d'union entre la Russie et l'Autriche comme entre la Russie et l'Angleterre. Son intérêt est double : séparer la Russie de la France et maintenir, entre l'Autriche et la Russie, le rapprochement qui est son œuvre (oui, mais à la condition d'y être admise en tiers). La Russie, à moins de se jeter dans une politique de guerre et d'aventures, doit se tenir au système de la triple alliance. Elle n'a qu'à choisir entre elle et son isolement en Europe[35]. (C'est une menace.)

Poussé au mur, Gortschakoff porte à la politique de Bismarck sa botte secrète. C'est la plus dangereuse de toutes ; mais il n'a plus d'autre ressource : En automne 1876, écrit Bismarck, je reçus à Varzin un télégramme chiffré de notre plénipotentiaire militaire, le général de Werder. Dans cette dépêche, datée de Livadia, il demandait, à la requête de l'empereur Alexandre, si, en cas de guerre entre la Russie et l'Autriche, nous resterions neutres... J'essayai d'user de déclarations dilatoires... Comme l'empereur Alexandre, au nom de nos relations politiques, me demanda mon opinion personnelle par l'intermédiaire de l'ambassade russe à Berlin, il ne me fut pas possible d'éluder plus longtemps la réponse à cette question indiscrète. Je priai l'ambassadeur de Schweidnitz, dont le congé expirait, de venir me voir à Varzin avant son retour à Saint-Pétersbourg et d'emporter mes instructions. Schweidnitz fut mon hôte du 11 au 13 octobre... Le sens de l'instruction donnée à M. de Schweidnitz disait que notre premier devoir consistait à maintenir l'amitié entre les deux grandes monarchies qui, en face de la révolution, avaient plus à perdre qu'à gagner en se combattant elles-mêmes : si, à notre grande douleur, il ne nous était pas possible d'empêcher la lutte entre la : Russie et l'Autriche, nous pourrions, sans doute, supporter que nos amis perdissent ou gagnassent des batailles, mais non que l'un ou l'autre fût si grièvement blessé et accablé que sa position de grande puissance indépendante ayant voix dans le concert européen n'a être compromise. Cette déclaration que Gortschakoff nous avait fait demander, sans aucune équivoque, par son maitre, afin de lui démontrer le caractère platonique de notre amitié, eut pour conséquence que l'orage russe s'éloigna de la Galicie orientale et se dirigea vers les Balkans[36].

Gortschakoff était payé de ses politesses de 1870. On lui disait, tout aussi poliment, qu'en cas de conflit on prendrait parti pour l'Autriche.

Du moins, il savait à quoi s'en tenir. Si la Russie voulait intervenir dans les Balkans, elle devait, sous peine d'avoir les deux empires germaniques sur le dos, acheter la neutralité autrichienne. Les pourparlers engagés à Reichstadt furent donc repris, et la Russie laissa définitivement les mains libres à l'Autriche-Hongrie en Bosnie et en Herzégovine. La convention sera signée le 15 janvier 1877.

La question qui se posait, maintenant, pour la Russie, était de savoir si elle obtiendrait des compensations suffisantes en Bulgarie. Diminuer ces compensations, les réduire, tel fut l'objet de la seconde phase de cette étonnante partie diplomatique que l'Allemagne poursuit avec tant âpreté contre sa chère amie et alliée, la Russie.

Pour obtenir ce résultat, il faut se servir de l'Angleterre. Mais, comme on n'a aucun motif de grandir gratuitement l'autorité de l'Angleterre, on essaiera d'user les deux influences, la russe et l'anglaise, en les frottant vigoureusement l'une contre l'autre.

La campagne des atrocités bulgares a fini par porter sur l'opinion publique anglaise. M. Disraëli et même lord Derby, plus contenu, sont débordés par la véhémence de Gladstone. Une polémique de presse, ardente, où agit l'élément missionnaire et américain, des meetings incessamment renouvelés, des manifestations visant directement le ministère, ébranlent et divisent le cabinet. En août, M. Disraëli est nommé pair sous le nom de lord Beaconsfield : on assure qu'il veut échapper ainsi aux difficultés de sa situation devant la Chambre des communes.

Dans les derniers jours de septembre, un meeting monstre a lieu au Guild-Hall : le lord-maire, MM. Hubbard et Morley vont porter au gouvernement une résolution votée à l'unanimité, demandant que l'Angleterre adopte une politique donnant un soulagement immédiat et une sécurité stable aux chrétiens de l'Orient... Rien ne pouvait satisfaire l'opinion publique, au dire du principal orateur, si ce n'était l'entier affranchissement de l'intervention turque dans les provinces sises au nord des Balkans. Lord Derby répond lourdement, selon sa manière habituelle ; sa déclaration se résume en deux phrases : Je considère comme étant en dehors de la politique pratique le plan qui consisterait à établir une autonomie complète et à créer un nouveau groupe d'États tributaires... Vous vous rappellerez que nous sommes en présence de six gouvernements qu'il faut amener à agir de concert, et que si nous demandons trop, nous n'obtiendrons rien. Pourtant, le cabinet anglais sent qu'il ne peut plus rester immobile et qu'il faut faire quelque chose.

La Serbie, vaincue, implore des puissances un armistice. Dans l'attente, les troupes du général Tchernaïeff ont fait un pronunciamiento et acclamé le prince Milan comme roi de Serbie, rompant ainsi le lien de vassalité avec la Turquie. Le général Tchernaïeff a repris les hostilités et s'est fait battre encore.

Lord Derby se jette alors entre les combattants. Il propose un armistice entre la Serbie et le Monténégro d'une part, la Turquie de l'autre. En même temps, il esquisse les préliminaires de la paix : le statu quo en Serbie et au Monténégro : système d'autonomie locale et administrative en Bosnie et en Herzégovine : garanties pour une administration équitable en Bulgarie. Toutes les puissances adhèrent, y compris la Russie ; les ambassadeurs des six puissances font une démarche commune à Constantinople. La flotte anglaise, renforcée, vient de nouveau s'ancrer à Besika.

Le rôle prépondérant va-t-il passer à l'Angleterre ? La Russie a une réplique toute prête. Le 26 septembre, le général Soumarokov, aide de camp de l'empereur Alexandre, part pour Vienne, et il en rapporte une contre-proposition qui s'appuie évidemment sur l'entente de Reichstadt. Donc, la Russie demande qu'au cas où les conditions de la paix seraient repoussées par la Porte, la Bosnie soit occupée par un corps autrichien, la Bulgarie par un corps russe et que les flottes réunies des puissances entrent dans le Bosphore.

Le Bosphore, pour les puissances, en commun, la Bosnie pour l'Autriche et la Bulgarie pour la Russie. Voilà le partage du gâteau.

Aussitôt l'opinion du peuple anglais se retourne. Ce fut comme un coup de foudre. L'indignation causée par les massacres, le dédain inspiré par la suspension du paiement des intérêts de la dette turque y firent place, comme par enchantement, au double cauchemar du cosaque à Constantinople et de l'Inde envahie[37]. Le Standard écrit, traduisant la pensée anglaise : Ce que nous devons déclarer, c'est que la Russie ne s'établira jamais au Bosphore et aux Dardanelles, et heureusement nous pouvons, sans l'assistance de personne, empêcher que cela n'arrive.

La Russie s'étant assurée de la neutralité autrichienne, et, par conséquent, allemande, se déclare[38]. Le général Ignatieff impose à la Turquie un armistice de deux mois (début de novembre) sous la menace de demander immédiatement ses passeports. Le 10 novembre, le tsar parle à Moscou : Vous savez, Messieurs, que la Turquie a consenti à la conclusion immédiate d'un armistice, que j'ai exigé, pour mettre fin à une effusion de sang inutile en Serbie et au Monténégro. Dans cette lutte inégale, les Monténégrins se sont montrés comme toujours de véritables héros. Malheureusement, on ne peut accorder les mêmes éloges aux Serbes, malgré la présence dans leurs rangs de nos volontaires, dont beaucoup ont versé leur sang pour la cause slave. — La Serbie est jetée par-dessus bord ; suite des arrangements de Reichstadt[39]... Je désire beaucoup que nous arrivions maintenant à une entente générale ; mais si cet accord n'a pas lieu et si je vois que nous n'obtenons pas de garanties réelles de l'exécution de ce que nous sommes en droit d'exiger de la Porte, j'ai la ferme intention d'agir seul...

Le même jour, à Londres, lord Beaconsfield parle, de son côté. L'Angleterre n'est pas une puissance agressive. Elle n'a rien à gagner à la guerre. Mais s'il survenait un conflit, aucun pays n'est aussi bien préparé. L'Angleterre n'est pas un pays qui, en entrant en campagne, a besoin de se demander s'il sera en état de faire une seconde ou une troisième campagne. Elle entre en campagne avec la résolution de ne déposer les armes qu'après que justice aura été rendue. Cette allusion à la pénurie des finances russes, qui retarde, assure-t-on, l'ouverture des hostilités, est blessante. C'est à partir de cette époque que l'épithète jingo a qualifié certains excès du chauvinisme anglais.

Le 13 novembre, le prince Gortschakoff lance une circulaire annonçant la mobilisation et le dessein de la Russie de ne pas s'arrêter tant que les principes d'humanité ne seront pas sanctionnés par des garanties efficaces. C'est une réponse à lord Beaconsfield. Le tsar Alexandre a un entretien avec lord Loftus, où il explique ses intentions, les raisons qu'il a d'agir seul, tout en renouvelant l'engagement déjà pris à l'égard des puissances, qu'il ne vise aucun agrandissement territorial. Les événements paraissent marcher vers un conflit direct entre la Russie et l'Angleterre. Les deux colosses sont debout face à face, les poings fermés. Peu s'en fallut que la guerre n'éclatât à ce moment[40].

Le 29 octobre, à Livadia, l'empereur informe le grand-duc Nicolas qu'il était désigné pour commander une expédition contre la Turquie : — Quel est le but final de la campagne ? demande celui-ci. Le tsar ne prononça qu'un mot : Constantinople[41].

On mettait à la disposition du généralissime seulement quatre corps d'armée, la Russie devant conserver une grande partie de ses troupes en observation sur la frontière autrichienne : Les généraux réunis à Livadia en conseil de guerre : prince Gortschakoff, Milioutine et Obroutcheff n'admettaient même pas la possibilité d'une résistance sérieuse de la part de l'ennemi... Le grand-duc développe les raisons qui militaient en faveur d'une prompte déclaration de guerre. N'ayant que quatre corps à sa disposition, il ne pouvait répondre du succès que si l'attaque était assez brusque pour ne pas laisser à la Turquie le temps de concentrer ses troupes et de s'opposer au passage du Danube et des Balkans. Le conseil tout entier comprit la force de ces raisons, et l'empereur décida d'ouvrir les hostilités dès l'automne de 1876.

Malgré ces raisons, le projet d'une campagne d'automne fut abandonné. La Russie n'était pas prête. Comme il est arrivé plus d'une fois, on ne croyait pas à la guerre ; on se liait aux combinaisons diplomatiques et aux adresses verbales du prince Gortschakoff : jusqu'au dernier moment, on hésitait sur l'adversaire à attaquer, soit l'Autriche, soit la Turquie. La guerre contre l'Autriche-Hongrie était la plus rationnelle, la seule décisive. Mais il y avait l'Allemagne. La situation financière était médiocre : on avait dû recourir à un emprunt immédiat de 100 millions de roubles, qu'il fallait réaliser non sans peine, les finances de l'Europe étant aux mains de l'Angleterre. Et puis, les influences extérieures, qui ont toujours eu voix au chapitre à la cour de Russie, s'exerçaient. Le général de Manteuffel accomplit une nouvelle mission près de l'empereur Alexandre.

Finalement, la Russie adhéra à la proposition de l'Angleterre, et tout fut remis au printemps. On négocie la paix et on arme pour la guerre : tel est, résumé en une ligne, l'état des esprits. La Turquie ne s'y trompe pas. Edhem pacha, alors ambassadeur à Berlin, disait, dès le 2 octobre : La Russie se considère, depuis un mois, comme en état de guerre avec nous. Mieux vaut savoir à quoi s'en tenir. D'ailleurs, nous sommes prêts, et la Russie ne viendra pas à bout de nous aussi facilement qu'elle le croit. Notre flotte de la mer Noire est très supérieure à la sienne et nous pouvons lui faire autant de mal qu'elle nous en fera.

Tout cela, on le sait à Berlin, et on le sait à Londres. Si la Russie veut faire la guerre, qu'elle y aille. La Turquie se défendra et, quelle que soit l'issue, il faudra compter avec les interventions. Bismarck ne s'en cache pas : ami ou arbitre. Avec son habitude de dire hautement ce qu'il pense, sachant que la franchise trompe mieux que le mensonge, il s'en est expliqué devant le Reichstag : L'Autriche, a-t-il dit, peut se voir forcée de prendre part à la guerre. Mais l'Allemagne a pour mission de garantir l'existence de l'Autriche, et en général, la carte actuelle de l'Europe. L'Allemagne montrera un désintéressement complet. Elle est la garniture de plomb grâce à laquelle la figurine se met toujours sur pied. D'ailleurs, l'Autriche a une grande force vitale. Je l'ai fait remarquer à lord Salisbury lors de son dernier voyage à Berlin.

Voilà de ces aveux qui devraient éclairer Saint-Pétersbourg. Mais le cabinet russe n'est plus le maitre des événements. Il n'a d'autre issue que la guerre avec la victoire, et, une victoire complète. Or, pour une guerre à fond, on ne se sent pas prêt. Il faut donc gagner du temps et, au lieu de suivre l'élan du grand-duc Nicolas, on souscrit à la proposition anglaise d'une conférence à Constantinople.

C'est lord Salisbury, ministre des colonies dans le cabinet Beaconsfield, qui, avec sir H. Elliott, aura les pouvoirs de l'Angleterre dans celle conférence. Lord Salisbury prend, dès lors, dans les allaites anglaises, une place où il prélude au rôle éminent qu'il doit jouer en Europe, pendant près de trente années. C'est un esprit cultivé, un caractère froid, une intelligence extrêmement déliée ; M. Disraëli le qualifie de maître gageur et c'est, en effet, un interlocuteur ironique et dangereux : il serait l'homme du monde qui aurait le moins de préjugés, s'il n'avait, au plus haut degré, le préjugé anglais : artiste en diplomatie et en politique plus encore que diplomate et homme d'État, à la fois dilettante et réaliste, vieil anglais, terrien et impérialiste ; par tous les côtés, véritablement représentatif de la génération qui va couronner le siècle.

Avant de gagner Constantinople, lord Salisbury fait le tour des capitales de l'Europe. Il est arrivé à Berlin, le 2I novembre. Bismarck, quoique souffrant, est venu de sa campagne pour le rencontrer. On sait naturellement peu de chose sur ce qui s'est passé dans ces entretiens[42]. Si on s'en rapporte aux apparences, les sentiments sont toujours à la conciliation, et les puissances abordent la conférence avec un désir sincère d'accord et de solution pacifique. Mais, outre le mot de Bismarck mentionné tout à l'heure, il y a une dépêche du vicomte de Gontaut-Biron qui donne à réfléchir : Je viens d'avoir la visite de M. de Bismarck. Il m'a dit qu'il a trouvé les dispositions de lord Salisbury très conciliantes. Si l'Angleterre et la Russie s'entendent, les grands dangers sont écartés. Il a suggéré à lord Salisbury, au cas où la Russie se déciderait à entrer en Bulgarie, de se contenter d'une manifestation armée, et il a appris qu'à Vienne, le plénipotentiaire anglais se serait exprimé à peu près dans le même sens. Il pense donc que l'Angleterre se bornerait à occuper Constantinople. Occuper Constantinople !... Si c'est là le conseil pacifique insinué à l'Angleterre, rien de surprenant à ce que les choses ne s'arrangent pas.

Cette fois encore, les deux compères se sont compris à demi-mot. A Vienne, lord Salisbury recueille un autre son de cloche non moins précieux. Le comte Andrassy lui déclare que l'Autriche-Hongrie ne souffrira jamais la formation d'un seul grand État, ou de nouveaux États slaves sur les frontières sud de la monarchie[43]. Ces paroles lui sont un fort viatique. 23 décembre, réunion de la conférence à Constantinople, sous la présidence de Safvet pacha, ministre des affaires étrangères du sultan. Après une éclipse, Midhat pacha est de nouveau grand vizir. Tout à coup, le canon retentit, les salves d'artillerie se multiplient. On s'étonne[44]. Le président, avec calme : Messieurs, un grand acte, qui s'accomplit à cette heure, vient de changer une forme de gouvernement qui a duré six cents ans. La constitution dont Sa Majesté le Sultan a doté son empire est promulguée. Elle inaugure une ère nouvelle pour le bonheur et la prospérité de ses peuples.

C'est un coup de théâtre à la Midhat. Il prend les devants sur les demandes des puissances et réforme une fois de plus la Turquie. L'empire du padishah devient une monarchie parlementaire[45]. On se congratule. Puis les délégués se mettent au travail.

Sur un canevas présenté par le délégué français, comte de Chaudordy, on rédige un projet, qui est juste l'opposé de la réforme turque ; car, comme le fait remarquer le délégué russe, général Ignatieff, les rédacteurs ont accepté pour principe la décentralisation. Voici, en deux mots, le caractère des propositions de la conférence. Après avoir rétabli la paix entre la Turquie, la Serbie et le Monténégro sur la base du statu quo, la conférence décide que la Bosnie et Herzégovine d'une part, la Bulgarie de l'autre, seront réorganisées sous le contrôle des puissances. Les gouverneurs de ces deux provinces seront nommés par le sultan avec l'assentiment des puissances, pendant une période d'au moins cinq années ; des commissions de contrôle siégeront en Bosnie, d'une part, en Bulgarie, d'autre part, qui deviennent ainsi provinces privilégiées, et surveilleront l'application des réformes. Moyennant quoi, on évitait l'occupation de la Bosnie par l'Au triche et celle de la Bulgarie par la Russie. Telles étaient les dernières concessions des puissances, ce qu'on appela le projet mitigé ou mutilé.

En somme, même sous une forme très atténuée, l'Angleterre acceptait, pour la première fois, la réforme chrétienne, c'est-à-dire la thèse russe[46]. On créait notamment une Bulgarie, une immense Bulgarie, qui allait du Danube aux approches d'Andrinople, qui englobait Bourgas et Monastir ; il est vrai que cette Bulgarie échappait à l'occupation et peut-être à l'influence russe.

Lord Salisbury filait avec résolution cette carte qui s'approchait le plus possible du jeu de l'adversaire. Il déclare, le 14 janvier, en tirant sa montre, que si la Porte ne cède pas sur les deux points en litige — c'est-à-dire la nomination des valis, au moins pendant cinq ans, avec approbation des puissances et acceptation des commissions de contrôle —, la conférence est rompue et les ambassades quitteront Constantinople. Tous les autres délégués tiennent le même langage. Ultimatum posé à la Turquie et, si on y réfléchit, par-dessus la tête de la Turquie, à la Russie. Veut-elle la guerre, oui ou non ?

La Turquie ne craignait pas la guerre, et on ne la décourageait pas ; c'est la Russie maintenant qui hésite. Tel était bien le fond des choses sous l'artifice des paroles et des procédures. Le vicomte de Gontaut-Biron télégraphie, le 5 janvier : D'une conversation, assez obscure d'ailleurs, que je viens d'avoir avec M. de Bleichrœder, il résulterait que la Russie, perdant de plus en plus confiance dans ses ressources actuelles comme armée et comme finances, songerait beaucoup plus à trouver un moyen de reculer honorablement que d'aller de l'avant. Le prince de Bismarck aurait dit à mon interlocuteur que la Turquie, au courant de la situation de la Russie et fière de la supériorité de ses troupes, ne voudrait pas accepter les concessions que lui demandent les puissances. La Conférence alors serait rompue... Le 14 janvier, sortant d'une conversation avec Odo Russell, nouveau télégramme : A Londres, on ne serait pas éloigné de croire que le prince de Bismarck pousse à la guerre. Et, le 7 février, après la rupture : Comme je disais à M. de Bülow que cette malheureuse question d'Orient ne finirait jamais. — Elle ne fait que commencer, a-t-il répondu.

La Turquie n'avait pas peur. Dès que les propositions de la conférence eurent été communiquées à la Porte, une réunion de tous les hauts personnages musulmans se tint au Palais, sur la convocation du sultan et sous la direction de Midhat pacha. On faisait appel à l'opinion publique. L'exposé de la situation fut présenté par le grand vizir, qui ne se montra nullement enclin à la conciliation[47]. On attentait à l'indépendance de la Turquie ; mieux valait combattre jusqu'au dernier homme. Tel fut l'avis unanime ; l'assemblée décide, au milieu des acclamations, de conseiller au sultan le rejet des propositions de la conférence. Quelques semaines après, lord Salisbury, rendant compte, à la Chambre des lords, de sa mission en Orient, dit : Pour moi, il me parait certain que l'une des causes qui a conduit les Turcs à cette résolution est la croyance qui a été nourrie avec persévérance, je ne sais par qui, que la puissance de la Russie était rompue, que ses armées souffraient de maladie, que la mobilisation avait échoué et que, par conséquent, les craintes étaient vaines. Dans ce discours, qui est un véritable bréviaire de la question d'Orient, le noble lord dépeint, d'un seul trait, la difficulté où se trouve toute puissance de s'entendre avec la Turquie : En Turquie, il n'y a rien à quoi on puisse faire appel. Vous faites appel au sultan : il a peu de la révolution. Vous faites appel à la révolution : elle n'a pas la faculté de vous écouter.

Il faut ajouter que les diplomates turcs se servent admirablement de cette double échappatoire. Ils manient, aussi finement que qui que ce soit en Europe, le droit et les intérêts, les textes et les passions. Salisbury dit encore : Leur politique traditionnelle est de se soutenir en divisant les puissances et ils se sont imaginés (non sans raison apparemment) que les puissances seraient encore divisées et que la guerre les sauverait. Déjà, on dégageait sans peine, même dans la presse, les mérites de cette tactique. De Londres, on écrivait, le 6 janvier 1877 : La Turquie eu remontré à l'Europe au double point de vue de la diplomatie et de l'art militaire. La savante lenteur de l'une fait d'autant mieux apprécier la fébrile activité de l'autre[48].

Les retards, en effet, laissaient à la Turquie tout le temps nécessaire pour amener les troupes de son vaste territoire. Déjà 160.000 Turcs étaient massés derrière le Danube, et des renforts arrivaient sans cesse. La Porte affirmait qu'elle aurait bientôt 600.000 hommes sous les armes. A Constantinople, lord Salisbury et ses collègues de la conférence avaient pu être édifiés sur ce que serait une campagne à mort contre l'empire ottoman. Spectacle impressionnant : Au sujet de la valeur de ces soldats, nous n'invoquerons qu'un seul témoignage, dit un document écrit avec une grande autorité pour la défense de la cause turque, c'est le témoignage matériel et vivant de ces vingtaines de milliers d'hommes qui, chaque jour, débarquent à Constantinople pour s'incorporer aux divisions avec lesquelles ils sont dirigés vers leurs diverses destinations. A-t-on pu un seul instant constater, au sein de ces multitudes se succédant sans interruption, d'autre sentiment que celui d'un enthousiasme tranquille et réfléchi ? Pas un mot, pas un chant, pas un cri ; les légions succèdent aux légions sans que le sou de leur voix ait frappé nulle oreille. Où a-t-on jamais vu pareil spectacle donné par des masses réunies avec ou sans armes ? Où donc le sentiment du devoir et de la discipline agit-il avec une telle puissance ?

On connaît les qualités du soldat turc, son courage, son abnégation, son endurance, sa sobriété. Il combattait sous l'étendard du prophète, pour une cause sainte, pour la vie et pour la foi. Il était sérieusement armé. L'argent... On en trouve toujours dans les circonstances critiques. Les chefs... Ils avaient été formés à l'école de la guerre : parmi eux des généraux illustres : Dervisch, Osman, et l'un des hommes les plus remarquables de l'Europe, à cette époque, Mouktar. La marine... Préparée et armée par l'anglais Hobart, elle était supérieure à la flotte russe dans la mer Noire. Une claire conscience de l'intérêt suprême de la Turquie animait les esprits autour du nouveau sultan ; le fanatisme soulevait les masses et rendait toute peine légère. Et puis, quelqu'un — je ne sais pas qui, a dit lord Salisbury — encourageait cette confiance et poussait à la résistance...

Les propositions de la conférence sont rejetées par une note très fière de la Porte, note qui se résume en deux simples considérations : ces propositions portent atteinte aux traités ; elles sacrifient l'indépendance de la Turquie. La Turquie est une puissance libre : égale des autres puissances, elle se défendra si on l'attaque. Le sentiment national se manifeste immédiatement par un acte qui n'est pas sans causer, à Londres même, quelque effarement : le grand réformateur Midhat est renversé : ce sont les softas, les intransigeants qui le bousculent. Il est envoyé en exil en vertu de la constitution qu'il avait fait promulguer. Ce fut la seule et unique application de ce texte fameux.

Qu'allait faire Gortschakoff ? — Il s'adresse de nouveau à la triple alliance, écrit-on de Berlin. Mais la triple alliance ne lui procurera aucun secours réel. C'est le moment choisi par Bismarck pour annoncer qu'il se retire. Il est malade, en effet, accablé des responsabilités d'un jeu si difficile. Peut-être quelque engagement personnel trop précis le gêne. Au fond, il est bien tranquille. Les situations sont telles qu'elles n'ont plus qu'à se développer d'elles-mêmes.

On parle aussi de la retraite de Gortschakoff. Mais celui-ci, tout au contraire de son collègue, est pris. Le départ serait une désertion. Après quelques jours de réflexion, Gortschakoff, pour gagner du temps, lance une nouvelle circulaire. Cette circulaire prétend passer la main à l'Europe. Par l'échec de la conférence, c'est l'Europe qui est atteinte dans sa dignité et dans son repos. La Russie demande donc ce que va faire l'Europe, c'est-à-dire l'Angleterre.

Rien n'est plus difficile que la politique extérieure dans les pays parlementaires. Le gouvernement sait que tous ses actes seront examinés à la loupe d'une opposition pour laquelle tous les moyens sont bons. Pas un geste dont il ne doive compte an public, c'est-à-dire à ses adversaires intérieurs et extérieurs. Il faut qu'il puisse toujours expliquer ouvertement la partie la plus secrète de son action, de ses pensées. Il ne doit agir que pour des raisons entièrement justifiables même aux regards des tiers intéressés ou désintéressés. Que l'on saisisse bien le raffinement de cette discipline : si vastes et si cachés que soient ses desseins, le ministre du régime parlementaire doit avoir toujours à sa disposition une argumentation suffisante pour fournir de raisons ses amis et tenir en respect décemment ses contradicteurs.

Au début de l'année 1877, le cabinet Beaconsfield est en face d'une opinion à la fois excitée par la campagne des atrocités bulgares et inquiète sur les périls courus par les intérêts anglais. Les uns réclament l'expulsion des Turcs d'Europe, les autres, l'application des traités de 1856 et l'intégrité de l'empire ottoman. L'Angleterre a affaire à la Russie incertaine, versatile, à la fois ambitieuse et passionnée ; elle a affaire à la Turquie souple et violente, intraitable et redoutable ; elle a affaire il une Europe conduite par un diplomate de premier ordre, avisé et couvert, qui devine tout et ne laisse rien deviner.

Tout l'art de la diplomatie va consister (comme il consiste généralement) à manœuvrer au plus près de façon à risquer le moins et à encourir le moindre reproche, s'il faut en venir aux extrêmes. Le grand diplomate, comme le grand artiste, cherche la nuance ; quand les manœuvres ont posé la fresque, il l'achève et la rehausse par la touche et les glacis.

On est, de part et d'autre, décidé à la guerre. Les uns s'y jettent en manière de va-tout, les autres se réservent ; mais ils sont prêts. La politique anglaise est conduite selon une maxime que lord Salisbury a glissée au cours de son exposé du 1er mars et qui devrait être sans cesse présente à l'esprit de tout homme d'État européen : L'influence militaire de la Turquie sera toujours aux mains de celle des puissances qui serait prête à combattre pour la Turquie, c'est-à-dire que la Turquie, avec ses 600.000 soldats, est une force d'appoint formidable dans les conflits européens. L'Angleterre a trouvé son soldat en Orient.

Après l'échec de la conférence, interpellé sur la circulaire Gortschakoff, le cabinet de Londres reprend l'idée d'un armistice (février 1877). C'est un os à ronger jeté à la diplomatie. Les belligérants acceptent, et la Turquie comme les autres : mais elle est Victorieuse ; elle entend imposer ses conditions. La Serbie, abandonnée par la Russie, traite sur la base du statu quo (28 février). Mais le Monténégro, le petit Monténégro, battu lui aussi, lient ferme. Il réclame des conquêtes : il ne veut pas conclure... Il y a quelque chose là-dessous.

Ce qui se passe dans les conseils du tsar est extrêmement secret. La mobilisation continue lente-meut ; pourtant, on prend garde de trop se découvrir ; on voudrait rester libre jusqu'à la fin ; on refuse à l'état-major l'autorisation de grouper le matériel des ponts : De tels préparatifs trahiraient l'intention formelle de faire la guerre et pourraient, dès lors, compromettre le résultat des négociations engagées à Vienne et à Londres[49].

Et, en effet, on négocie encore. Le négociateur, cette fois, c'est l'homme qui a le plus contribué à pousser la Russie dans l'impasse, c'est le général Ignatieff. Ignatieff a fait ses premières armes diplomatiques dans les faciles affaires de l'Extrême-Orient chinois : appartenant, par ses origines, à la petite noblesse, il est attaché au parti populaire ; c'est un slave exilait-sioniste, un conquérant. Personne n'a été plus ardent à affirmer l'impuissance de la Turquie et la nécessité de la guerre. Va-t-il chercher en Europe nue dernière chance d'éviter le conflit ou bien veut-on faire peser sur lui les suprêmes responsabilités ?

Il se rend à Berlin, où le prince de Bismarck oublie ses maladies et ses humeurs pour le recevoir en cérémonie. Des entretiens qu'eurent ensemble le grand maitre de la politique européenne et le grand chef de la cause panslaviste, nous ne savons que peu de chose ; un trait cependant : Il résulte d'un récit qui nous a été fait de cette entrevue que le général aurait attrait reconnu, avec le fondateur de la Triplice, qu'entre deux maux dont souffrait aujourd'hui la Russie, la guerre serait le moindre[50]. Toujours la même note : Bismarck pousse à la guerre.

Le général, ainsi réconforté, fait le tour de l'Europe. A Paris, il rencontre Schouvaloff et Salisbury, venus au-devant de lui. Non sans hésitation, il part pour Londres. Il y arrive le 16 mars.

Jamais on ne fut, en apparence, plus près de l'entente. Les ministres anglais et le diplomate russe discutent dans le plus parfait esprit de conciliation et, finalement, se mettent d'accord. Ils signent un protocole qui sera communiqué aux puissances et auquel celles-ci, en présence des dispositions conciliantes des deux parties principalement intéressées, seront trop satisfaites d'adhérer. Donc, paix sur les bases de la convention serbe et d'un arrangement monténégrin facile à obtenir, si la Russie conseille au prince Nicolas d'en finir. Quant aux réformes, on laisse un délai à la Turquie pour appliquer celles qu'elle a accordées dans ses récentes communications aux puissances. Les puissances se proposent de veiller avec soin, par l'intermédiaire de leurs agents à Constantinople et de leurs agents locaux, à la façon dont les promesses du gouvernement ottoman seront exécutées[51]... Le désarmement s'opérera, de part et d'autre, en Russie et en Turquie.

Après tant de bruit, on ne peut rien de plus anodin. C'est donc qu'on veut éviter la guerre ? La Turquie l'emporte sur toute la ligne. Comment n'accepterait-elle pas ? C'est la paix. Joie. Bismarck prend sa retraite.

Attendons. Lisons jusqu'au bout. Dans un document annexé au protocole, Ignatieff fait la déclaration suivante relative aux modalités du désarmement : Si la paix avec le Monténégro est conclue et que la Porte accepte les conseils de l'Europe et se montre prête à se remettre sur le pied de paix et à entreprendre sérieusement les réformes mentionnées dans le protocole, qu'elle envoie, à Saint-Pétersbourg, un envoyé spécial pour traiter da désarmement auquel S. M. impériale consentira également de son côté.

A quoi lord Derby répond par une autre déclaration annexe : Il est entendu à l'avance que, dans le cas où l'objet en vue ne serait pas atteint, c'est-à-dire un désarmement réciproque de la part de la Russie et de la Turquie et la paix entre elles, le protocole en question sera considéré comme nul et non avenu.

Plus singulier encore et plus frappant : l'Italie, dont le rôle a été effacé jusqu'ici, sort tout à coup de la coulisse et fait des réserves non moins graves : M. le général comte Menabrea a déclaré que l'Italie n'est engagée par la signature du protocole que pour autant que l'entente entre toutes les puissances, par le protocole lui-même, sera maintenue. Cela veut dire que le protocole n'ayant pas fait l'entente, l'une des puissances se sépare et fait tout crouler. Il n'est pas difficile de deviner d'où vient le coup[52]. C'est d'ailleurs une précaution superflue, la précaution inutile, car, de soi-même, l'édifice élevé avec tant de peine s'effondrait.

Il est à peine besoin de dire qu'en présence de ce Toul faux accord, la Turquie refuse à son tour. La clause qui impose l'envoi d'un ambassadeur à Pétersbourg, sans réciprocité, la réduit au rang de vassale. Le succès diplomatique, sinon réel, serait pour Gortschakoff qui, peut-être, se contenterait de cette monnaie. Mais la Porte n'est pas disposée à faire un sacrifice d'honneur, au moment où elle obtient gain de cause sur les réalités. Elle repousse le protocole au nom des traités et au nom de son indépendance... Elle n'ira pas à Saint-Pétersbourg implorer l'aman comme une vaincue.

Expliquons le sens de cette dernière passe diplomatique. La Russie a obtenu, par le protocole, un document qui justifie ses injonctions immédiates à la Porte, puisqu'elle a fait les concessions les plus grandes ; elle a joué au plus près. L'Angleterre a donné des preuves incontestables de son esprit de conciliation, puisqu'elle a consenti à laisser, jusqu'à la dernière minute, le général Ignatieff maitre de la paix ou de la guerre ; elle a joué au plus près. Quant à l'Europe, elle a travaillé si soigneusement à la paix, qu'elle a rendu la guerre inévitable. Au besoin, la réserve italienne était une ressource contre une issue pacifique improbable.

Bismarck s'est montré l'ami sincère de son ami Gortschakoff et l'allié le plus fidèle et le plus sûr de la Russie. Lui aussi, il a joué au plus près. C'est ce qu'il écrit, en février 1877, à son autre ami, le comte Schouvaloff, ambassadeur de Russie à Londres, le véritable père du protocole : Quel que soit l'avenir de nos deux pays, je resterai fidèle aux traditions de toute ma vie, au sujet de la nécessité de l'alliance entre nos deux pays.

Bientôt la guerre éclate (Lettre et circulaire du prince Gortschakoff, 24 avril 1877) ; elle est ainsi appréciée par un publiciste qui prend souvent ses inspirations à Berlin : La guerre d'Orient qui s'ouvre, n'est, en premier lieu, qu'une lutte entre Russes et Musulmans ; en dernier lieu, elle est la guerre entre le monde russo-slave et le monde germanique[53].

Quel dommage, pour la France et pour le monde, que la France soit absente à ce moment !

 

 

 



[1] Antidote au Congrès de Rastadt ou plan d'un nouvel équilibre en Europe, édit. 1859 (pp. 79 et 91). — Cet ouvrage a été attribué aussi à l'abbé de PRADT. Mais tout y rappelle l'inspiration de Joseph DE MAISTRE et, notamment, la citation du marquis d'Orméa.

[2] On trouve les origines de la politique de Gortschakoff, dans la Note rédigée par le comte de Nesselrode, le 11 février 1856, au moment où il quittait le pouvoir : ... En tout état de cause, notre politique doit, dans le véritable intérêt de la Russie et de la dynastie, rester, comme par le passé, monarchique et anti-polonaise... Nous ne devons pas oublier que, dans la crise actuelle, la Prusse, seule de toutes les puissances, a fermement manifesté l'intention de ne pas nous être hostile. Archives Russes, 1872 (p. 337-340) (cité par NISCHEF, p. 552).

[3] La France et la Russie en 1870, par le comte FLEURY (p. 37).

[4] Le prince DE BISMARCK dans ses Souvenirs, confirme un fait qui fut communiqué à M. de Blowitz, en 1879, par le prince Gortschakoff. Le tsar Alexandre II aurait écrit à l'empereur Guillaume, avant l'entrevue d'Alexandrowo : Le chancelier de Votre Majesté a oublié les promesses de 1870 (t. II, p. 260).

[5] Documents privés inédits.

[6] Documents privés inédits.

[7] Le livre du baron D'AVRIL : Négociations relatives au traité de Berlin, est l'œuvre d'un homme avisé et averti. J'y recourrai souvent.

[8] M. LABOULAYE indique le rôle initiateur du baron Jomini dans un passage de sa lettre où il parle de la politique suivie par M. Jomini, qui sera, on doit le croire, celle de Gortschakoff.

[9] Souvenirs (t. II, p. 261).

[10] Rappelons les paroles textuelles adressées, en février 1853, par l'empereur Nicolas à lord H. Seymour. On trouvera dans ce rapprochement une preuve de la fidélité à elle-même de la politique russe en Orient : — A l'heure actuelle, la Turquie est tombée graduellement dans un état de décrépitude telle que, comme je vous l'ai dit, si désireux que nous soyons de prolonger l'existence du malade, il peut mourir subitement et nous rester sur les bras. Nous ne pouvons pas ressusciter les morts : si l'empire turc tombe, il tombera pour ne plus se relever. C'est pourquoi, je vous pose cette question : Ne vaut-il pas mieux se prémunir contre un tel événement que de s'exposer au chaos, à la confusion, à la certitude d'une guerre européenne, suites inévitables d'une telle catastrophe ? Ne vaut-il pas mieux esquisser quelque système ultérieur ?...

[11] Documents privés inédits. — Cfr. l'entretien de Nicolas Ier avec lord Hamilton Seymour : Mon empire est si vaste, placé si heureusement sous tous les rapports, qu'il serait déraisonnable à moi de désirer plus de territoire ou de pouvoir que je n'en possède... Mais, je vous dirai franchement et nettement que si l'Angleterre songe à s'établir à Constantinople, je ne le souffrirais pas... De même, à propos de la Grèce, le tsar avait déclaré que la Russie n'avait aucun intérêt permettre à la Grèce une extension telle qu'elle pût devenir un État puissant. V. aussi KLACZKO, Deux chanceliers (p. 316).

[12] URICINI et PAVET DE COURTEILLE, État présent de l'Empire ottoman. V. le texte du bérat dans le Mémorial diplomatique, année 1876 (p. 593).

[13] Traduit par L. LÉGER, dans La Bulgarie, 1885 (p. 85).

[14] Ces chiffres, qui sont, d'ailleurs, approximatifs et qui varient étonnamment selon l'origine et l'intérêt des faiseurs de statistiques, sont empruntés au livre sérieusement documenté et impartial publié, en 1876, par MM. A. URICINI et PAVET DE COURTEILLE, État présent de l'Empire ottoman.

[15] V. KLACZKO, Deux chanceliers (p. 309).

[16] Le roi Guillaume télégraphie à son frère, le prince Albert, qui est auprès du tsar : Quel immense bonheur m'échoit ! Je suis heureux au delà de toute expression, mais complètement anéanti ?... Après tout ce qui vient de m'arriver de beau, de grand, d'inattendu, j'étais pressé de m'épancher dans ton sein... Je laissai tomber la dépêche, puis mes yeux se remplirent de larmes... en reconnaissance de cette distinction actuelle si honorable, si énorme (enorm) à mesure que j'avançais dans la lecture.... etc. — Louis SCHNEIDER, L'empereur Guillaume (t. II, p. 98).

[17] Voir l'étude si remarquable de M. J. KLACZKO, Deux chanceliers, Paris, 1876, in-8°.

[18] Conversation avec sir A. Buchanan, 9 juillet 1870, citée dans Deux chanceliers (p. 36). — V. ci-dessus la citation de Nesselrode au début du chapitre.

[19] Le principal collaborateur du prince Gortschakoff dans la campagne diplomatique qui allait commencer, le comte Pierre SCHOUVALOFF, peu indulgent, il est vrai, pour son chef, le juge ainsi dans ses Souvenirs inédits sur le congrès de Berlin : On a maintes rois accusé le cabinet de Saint-Pétersbourg d'avoir été versatile dans sa politique : je crois que le vrai reproche à lui adresser, c'est d'avoir lait des phrases au lieu d'affaires. Depuis le fameux la Russie ne boude pas, mais se recueille qui est joli, mais en réalité n'a aucun sens, nous nous sommes contentés de lancer des phrases. Les dépêches du prince Gortschakoff en étaient pleines, et je sais que mes collègues et moi nous nous trouvions souvent dans la position la plus difficile : nous attendions des instructions précises ; nous ne recevions que des spécimens de littérature avec des mots ronflants. Les télégrammes même n'étaient pas à l'abri de ce défaut... (Document privé inédit.)

[20] FRÉDÉRIC a tracé, en quelques lignes, le schéma de la politique prussienne à l'égard de la Russie : De tous les voisins de la Prusse, la Russie mérite le plus d'attention comme le plus dangereux : ceux qui, à l'avenir, gouverneront la Prusse seront également dans la nécessité de cultiver l'amitié de ces barbares. (Histoire de mon temps, chap. IX.)

[21] Mémorial diplomatique, 1876 (p. 277).

[22] Voir Mémorial diplomatique, 1876 (p. 306).

[23] Dépêche de GONTAUT-BIRON du 4 mai.

[24] V. la réponse de l'Angleterre dans le Blue Book sur les affaires d'Orient. — V. aussi Mémorial diplomatique, 1876 (p. 493).

[25] En 1853, au moment de la rupture qui précéda la guerre de Grimée, les flottes des puissances alliées se concentrèrent à la même baie de Besika.

[26] Mémorial diplomatique, 20 mai 1876.

[27] Que l'origine de ces communications et l'initiative de ces propositions si pleines d'avenir soit bismarckienne, voici un passage d'une lettre particulière du duc DECAZES, datée du 7 mors 1876, qui ne laisse aucun doute : Ce que vous nous dites des ouvertures faites à d'Oubril est très important : M. de Bismarck conseille à l'Autriche d'occuper militairement la Bosnie et l'Herzégovine, dût-elle même y rester ; en ajoutant que la Russie y trouverait une occasion toute naturelle de reprendre la Bessarabie... (Voilà bien le réaliste.) Le ministre français ajoute : On me dit que cette ouverture a été accueillie à Pétersbourg avec une véritable indignation. L'empereur Alexandre et son chancelier ont su apprécier le caractère de cette tentative uniquement faite pour rompre l'accord si heureusement formé entre l'Autriche et la Russie ; et encore : J'estime que l'on ne pourra arriver à un résultat vraiment sérieux que si l'on parvient à donner au Monténégro une satisfaction réelle et matérielle. (Document privé inédit.) Il sent très bien que le Monténégro sera le pivot autour duquel tout tournera.

[28] Souvenirs du vicomte DE GONTAUT-BIRON (t. II, p. 223).

[29] Souvenirs du vicomte DE GONTAUT-BIRON (t. II, p. 205).

[30] Dépêche du vicomte DE GONTAUT-BIRON, du 23 juin.

[31] Dépêche du vicomte DE GONTAUT-BIRON (t. II, p. 240 et suivantes).

[32] La convention ne fut signée que le 15 janvier 1877. L'entente préliminaire et la convention elle-même furent tenues extrêmement secrètes. Le comte Andrassy, d'après les dépêches publiées au Livre rouge autrichien, s'était contenté de faire savoir à son ambassadeur que le résultat de l'entrevue était de ne pas intervenir pour le moment et d'attendre un événement décisif pour préparer une entente entre toutes les puissances chrétiennes. Il faut suivre, tout le temps, le jeu du travail secret sous la marche apparente des événements, dans cette phase si singulière de l'histoire européenne qui est une leçon sans prix. V. ci-dessous, l'extrait des Souvenirs de Carathéosdory Pacha.

[33] Mémorial diplomatique, 1876 (p. 478).

[34] V. la brochure : Les Atrocités turques en Bulgarie ; la question d'Orient, par W. E. GLADSTONE.

[35] Mémorial diplomatique.

[36] Souvenirs (t. II, p. 250).

[37] Baron D'AVRIL (p. 149).

[38] Le vicomte DE GONTAUT-BIRON, toujours renseigné exactement (peut-être de haut lieu), télégraphiait, quelques semaines auparavant : Voici le récit d'une conversation qu'a eue l'empereur hier : l'interlocuteur vient de me la rapporter ; j'ai lieu de la croire sincère. Il est fort inquiet et irrité du refus persistant de la Porte (d'accéder à l'armistice). Vous connaissez la lettre de l'empereur Alexandre à François-Joseph relativement à l'occupation (de la Bulgarie). Si l'empereur d'Autriche refuse, la Russie fera seule la guerre à la Turquie. Tout ceci aurait déjà été prévu à Reichstadt. Le neveu a écrit à l'oncle que, débordé par le mouvement slave chez lui, ayant déjà reçu des menaces personnelles, il était forcé d'agir. L'Allemagne le laissera faire. L'empereur Guillaume a envoyé Manteuffel à Varsovie pour promettre à l'empereur de Russie une neutralité bienveillante pour les deux cas ci-dessus. Il ne pouvait faire autrement, a-t-il ajouté, après les services que lui a rendus son neveu. Il a répété que le but principal de sa politique était d'entretenir l'entente entre les deux autres empires, mais que s'il n'y parvenait pas, il laisserait l'empereur de Russie suivre ses projets. On ne pourrait donc plus, d'après ce langage, échapper à une de ces deux alternatives : ou occupation ou guerre.

[39] Le comte Andrassy vient de charger expressément le comte Karolyi de dire que l'Autriche mettrait un veto absolu à l'agrandissement de la Serbie. Dépêche DE GONTAUT-BIRON du 3 juillet 1876. — Après le discours de l'empereur, le même GONTAUT-BIRON télégraphie : M. de Bülow m'a dit que le point principal de ce discours était l'appréciation sévère sur le compte des Serbes d'on l'on pouvait conclure que la question serbe ne viendrait guère augmenter les embarras des questions pendantes. (Dépêche du 14 novembre.)

[40] V. la lettre de lord DERBY, résumant les négociations qui ont abouti à la conférence, Mémorial diplomatique (p. 755).

[41] Le grand-duc avait appris, deux mois auparavant, de la bouche de l'empereur Guillaume, le rôle qui lui était réservé : l'empereur d'Allemagne lui aurait dit devant tout l'état-major allemand aux manœuvres : Vous serez bientôt appelé à prendre le commandement d'une grande armée et à exercer vos talents militaires. — Nouvelle Revue, juin 1880 (p. 477).

[42] A la Chambre des communes, un incident fui soulevé, le 31 mai 1877, sur l'absence de tout document rendant compte de cet entretien dans le Blue Book. M. Bourke, sous-secrétaire d'État, fit observer que le cabinet anglais considérait ces documents comme tellement confidentiels qu'il encourrait un blâme énergique s'il les rendait publics.

[43] V. article de la Correspondance Hongroise dans Mémorial diplomatique du 19 avril 1878 (p. 272).

[44] Baron D'AVRIL (p. 169).

[45] Voir le texte de la constitution turque, dans le Livre jaune de 1877 (p. 272).

[46] S'il était nécessaire de prouver par les paroles ce qui est établi par les faits, il suffirait de citer les mots par lesquels lord Salisbury annonce, peu après, la rupture du 20 janvier : Ce n'est pas pour prendre acte des intentions conciliantes du gouvernement turc ni pour enregistrer des projets d'amélioration da fonctionnement du pouvoir central que la conférence s'est réunie à Constantinople. Sa tâche est d'établir une autonomie administrative et des garanties sérieuses contre la mauvaise administration des provinces révoltées. — D'AVRIL (p. 177).

[47] Midhat pacha a protesté, après la guerre, contre cette interprétation de son attitude ; il affirme qu'un contre-projet, rédigé par lui, aurait reçu l'approbation de l'Angleterre. Mais la force du courant qui se prononçait en Turquie pour la guerre aurait emporté ii la fois le projet et son auteur. — Mémorial diplomatique, 1878 (p. 97).

[48] Mémorial diplomatique, 1877 (p. 20).

[49] Nouvelle Revue (p. 183).

[50] Mémorial diplomatique, 1877 (p. 146). — Cf. l'observation de M. de Gontaut-Biron sur les efforts faits par le prince de Bismarck pour entraîner la Russie dans les voies inexorables. Dernières années (p. 231).

[51] Le protocole est du 31 mars. — V. le texte dans le Mémorial diplomatique (p. 219).

[52] Sur l'entente entre l'Allemagne, l'Angleterre et l'Italie, au sujet des affaires d'Orient, voir Correspondant du 10 octobre 1901, article du comte GRABINSKI.

[53] Mémorial diplomatique, 1877 (p. 266).