Lutte des partis. — Les marchés de la guerre ; attaques contre M. Challemel-Lacourt. — Le régime municipal de Lyon. — Pétition du prince Napoléon, à propos de son expulsion ; pacte entre les trois partis monarchistes. — Démission de M. Jules Grévy ; M. Buffet, président de l'Assemblée nationale. — Les élections du 27 avril 1873 ; M. Barodet est élu à Paris. — Nouvelles élections le 11 mai. Démission de MM. Jules Simon et de Goulard. — Conciliabules pour le choix d'un candidat à la présidence ; on se met d'accord sur le nom du maréchal de Mac Mahon. — M. Thiers remanie son ministère. — Interpellation de la droite. — M. Thiers dépose des projets de loi relatifs à l'organisation des pouvoirs publics. Séance du 23 mai ; discours du duc de Broglie et de M. Dufaure. — Séance du 24 mai, discours de M. Thiers ; déclaration de M. Casimir-Perier ; le groupe Target. — M. Thiers, mis en minorité, donne sa démission. — Le maréchal de Mac Mahon est élu président de la République. — Conclusion. I Alors que le gouvernement avait tant de peine à maintenir l'équilibre entre les partis, ceux-ci, arrivés au comble de l'exaspération, se précipitaient l'un contre l'autre avec fureur. L'édifice mesquin construit par la commission des Trente, les fragiles barrières élevées par la prévoyance de M. Thiers, rien ne pouvait résister à la tourmente qui allait secouer bientôt l'Assemblée nationale et le suffrage universel lui-même. Le duc d'Audiffret-Pasquier avait déclaré, d'un ton de menace, dans sa réponse récente à M. Gambetta au sujet des pétitions, que la commission des marchés n'avait pas dit son dernier mot. Celle-ci devint, en effet, un instrument de combat. Dans les derniers jours de janvier, on avait visé un député marquant de la gauche, un ami de M. Gambetta, l'un des principaux collaborateurs de la République française, M. Challemel-Lacourt, ancien préfet du Rhône, à propos des marchés conclus à Lyon. M. Challemel-Lacourt était une des physionomies les plus hautes du parti républicain. Ancien élève de l'École normale supérieure, proscrit du 2 Décembre, écrivain de grand talent, esprit ardent et sarcastique, orateur déjà réputé, mais dont on ne connaissait pas encore toute l'ampleur, il était de ceux qui tiennent en respect les médiocrités. Peu fait pour l'action, il avait cependant, comme préfet de la Défense nationale à Lyon, déployé une réelle énergie ; il s'était fait de nombreux ennemis. Marseille l'avait nommé membre de l'Assemblée nationale aux élections partielles. Il eut à répondre sur deux chefs d'accusation : mauvaise gestion financière et mollesse à l'égard des menées de l'Internationale. L'attaque directe, préparée de longue main, devait agir puissamment sur l'opinion. Le comte de Paris assistait à la séance du 30 janvier, où l'affaire fut discutée. On avait cru s'en prendre à un homme : on avait déchaîné l'éloquence. M. Challemel-Lacourt, de forte carrure, le teint coloré, les yeux bleus, la barbe déjà blanche, froid et hautain, s'empare de la tribune. Il y reste pendant trois heures, parlant lentement, pesant ses mots, lançant, parfois, un trait imprévu, tenant tête à ses adversaires que son sang-froid irrite et qui l'attaquent avec fureur. Il réfute les accusations de la commission en entrant dans le détail des faits, mais aussi en traçant un tableau animé de l'œuvre de la Défense nationale dans la région de l'Est. Il élève alors la voix et rend à la France, luttant sous le pied de l'étranger, un magnifique hommage. Par contre, il fait le procès de la commission des marchés qu'il accuse de prendre à tache de fournir à la France des prétextes de se mépriser. Il résume, en un passage hautement modéré et animé d'une ironie philosophique, toute l'œuvre de la commission : Vous ne relevez pas un fait de malversation, vous ne relevez pas un fait de dilapidation. Cela manque dans votre rapport. Mais ce qui y abonde, ce sont les insinuations, les railleries, ce sont les duretés, ce sont les paroles dont le public abuse. Vous ne les avez pas épargnées ! Vous ayez biché la bride à votre passion ! Vous vous êtes dit : Qui nous demandera compte d'un peu de passion contre des adversaires politiques ? Il y a des esprits qui croient que la passion politique excuse tout ; qu'il est permis, pour combattre un adversaire, de le déshonorer, qu'on peut faire croire à l'existence de faits qui entachent l'honneur et qui n'existent pas ! Je dis qu'on se trompe. La passion politique, elle-même, a sa limite ; cette limite, c'est la justice ; cette limite, c'est, la vérité ! Et il y a quelque chose de plus grave qu'un adversaire maltraité, qu'une vérité déguisée, que la justice blessée : c'est le triste et funeste exemple qu'on donne par là à une nation qu'on se propose d'instruire et de moraliser ! La droite écoutait en silence ces paroles si belles, honneur de la pensée et de la langue françaises. Mais son admiration ne désarme pas sa colère. La fureur politique ne se laisse pas fléchir. Elle s'enveloppe dans son infatuation comme le Romain dans le pan de toge qui l'aveugle. Cet art, cette parole sont pourtant le patrimoine de la nation. Demain, vous les célébrerez vous-mêmes... Non, la passion l'emporte. M. Challemel-Lacourt, n'étant pas un malhonnête homme, on s'efforce d'en faire un préfet sanguinaire. A peine était-il descendu de la tribune que M. de Carayon-Latour l'y remplace. Celui-ci affirme avoir vu, sur le bureau du général de Bressoles, un rapport du maire de Vénissieux (Rhône) qui incriminait le bataillon des mobiles de la Gironde, alors que lui, M. de Carayon-Latour, était leur chef. En marge de ce rapport, il y avait, écrit de la main, dit-il, de l'ancien préfet du Rhône, ces mots : Faites-moi fusiller tous ces gens-là ! M. Challemel-Lacourt ne peut qu'à grand'peine obtenir le silence pour s'expliquer. Il réclame la production du document. Nouveau tumulte, auquel le président ne réussit à mettre fin qu'en levant la séance. Par deux fois, l'incident revint devant l'Assemblée avec une violence croissante. M. Challemel-Lacourt protesta toujours que sa mémoire ne lui rappelait rien de semblable et exigea la production du document, répétant, avec une insistance fameuse, une phrase, toujours la même : Je demande la pièce ! il faut la pièce ! On ne put la trouver. Le débat resta sans solution, de même que l'incident — à supposer qu'il se Nit produit — n'avait eu aucune suite dans la réalité. La commission avait dit modifier ses conclusions et se bornait à demander le renvoi de son rapport aux ministres de la guerre, des finances et de la justice pour qu'il fût statué sur une réclamation de huit millions formulée par la ville de Lyon. On ajouta à cette motion un blâme pour les procédés révolutionnaires de la municipalité lyonnaise, qui avait substitué le drapeau rouge au drapeau national. Or, M. Challemel-Lacourt avait lutté contre elle, au péril de sa vie. Ce fut, cependant, cette motion qui fut votée, par 559 voix contre 42. La plus violente attaque dirigée contre le gouvernement de la Défense nationale, et où il paraissait d'abord qu'il s'agissait d'actes tyranniques et de prévarication, avait abouti à un vote unanime contre le drapeau rouge. Mais l'ensemble du débat sur la question lyonnaise n'était pas vidé. Il devait se rouvrir à l'occasion de l'organisation municipale de cette grande ville. Rendez-vous est pris pour ce débat au 30 mars. L'Assemblée avait fait trêve à ses passions pour voter le budget et la loi de libération. Le 30 mars, la majorité se compte et essaie sa force en discutant la pétition du prince Napoléon protestant contre l'arrestation dont il avait été l'objet, le 12 octobre précédent. Les temps sont bien changés ; car ce sont des légitimistes comme MM. Fresneau et Depeyre qui font, maintenant, le procès de l'arbitraire gouvernemental. Le nouveau chef de la droite, M. de Broglie, tient à confirmer le pacte qui unit les trois partis monarchistes. M. Dufaure rappelle la déchéance de l'empire prononcée à Bordeaux ; il donne des preuves concluantes de la conspiration bonapartiste. Le gouvernement doit se contenter, au sujet d'un acte émanant de l'autorité personnelle du président, de l'ordre du jour pur et simple, et celui-ci n'est voté que par 334 voix contre 298. Le lendemain, s'ouvre le débat au sujet du régime municipal de Lyon. Après Paris, Lyon était la ville la plus agitée par les suites de la révolution du 4 Septembre. Catholiques et libres-penseurs y luttaient avec l'ardeur convaincue qui caractérise les sentiments de cette noble et grave cité. Inférieur en nombre, le parti catholique déclarait subir une oppression intolérable. La droite de l'Assemblée considérait comme un devoir de lui venir en aide. A la séance du 3 février 1873, le baron Chaurand, ardent catholique, avait déposé une proposition de loi supprimant la mairie centrale et soumettant Lyon à un régime analogue à celui de Paris. La discussion fut aigre. M. de Goulard, ministre de l'intérieur, s'était mis dans une position assez délicate en adhérant au projet du baron Chaurand, tandis que M. Thiers était favorable à une entente avec la gauche. Le vicomte de Meaux était le rapporteur du projet-, qui devait être adopté, le 4 avril, par 471 voix contre 173. Les esprits étaient dans un état d'irritation tel qu'un incident, qui se produisit au cours du débat, prit, soudain, des proportions imprévues : Dans la séance du Ier avril, un des membres les plus réputés de la gauche, M. Le loyer, ancien procureur général à Lyon, homme froid et sévère, dit M. Thiers, était à la tribune ; il répondait au discours du rapporteur, M. le vicomte de Meaux. Celui-ci l'avait embarrassé en faisant certaines citations tendant à mettre l'ancien magistrat, devenu député de la gauche, en contradiction avec lui-même. M. Le Royer, tout en discutant vivement les allégations du vicomte de Meaux, prononce la phrase suivante : J'arrive maintenant à l'examen de ce qu'a ajouté M. le rapporteur, à ce bagage du rapport... Un député de la droite interrompt alors eu s'écriant : Ce n'est pas parlementaire ; ce mot bagage n'est pas digne de l'Assemblée. Aussitôt, une tempête s'élève. La droite est debout. C'est une impertinence, s'écrie M. de Grammont. En vain, M. Le Royer explique qu'aucune intention injurieuse n'était dans sa pensée. Il prend à témoin les membres mêmes de la commission, qui opinent, que le mot bagage est employé dans un sens parfaitement acceptable. Rien n'y fait. M. de Grammont répète que le mot bagage est une impertinence. Sur quoi, M. Le Royer déclare qu'il descendra de la tribune, si M. de Grammont n'est pas rappelé à l'ordre. M. Grévy présidait. Il faut placer ici le récit de M. le
vicomte de Meaux : Depuis un moment, le président
Grévy était distrait : une belle étrangère, avec laquelle il était en
coquetterie réglée et fort innocente du reste, assistait à la séance ; nous
étions au 1er avril ; je ne sais pourquoi, elle était fâchée contre lui, ce
jour-là, et voulut lui jouer un tour. Elle avait, dans sa poche, la
photographie d'une vieille gouvernante anglaise ; elle l'enveloppa d'une
série de papiers parfumés et fit porter le poulet avec une adresse de la plus
séduisante écriture au président, alors au fauteuil. Celui-ci avait déjà
découvert la belle dans la tribune où elle s'abritait ; il déplia le joli
paquet, croyant y trouver gracieux visage et gracieux message. La vue
soudaine de la maussade figure excita sa colère, et sachant bien d'où venait
le coup, il regarda la dame, rouge de dépit. C'était le moment où la dispute
de M. le marquis de Grammont et de M. Le Royer soulevait un tumulte. Le
président, absorbé par son mécompte et ne discernant guère de quoi il
s'agissait, rappela le marquis de Grammont à l'ordre. Celui-ci adresse des excuses ironiques à M. Le Royer et il tourne sa fureur contre le président Grévy. La droite entière soutient le député exaspéré. Les habiles comprennent que l'occasion est propice pour renverser le dernier obstacle à la réalisation de leurs projets. M. Grévy était susceptible ; peut-être avait-il dès lors, de son côté, d'autres desseins. Au milieu d'une accalmie, il indique qu'il ne restera pas au fauteuil. Le lendemain 2 avril, il adresse à l'Assemblée sa démission. Il est aussitôt réélu ; il persiste[1]. On vota le 4, pour le choix de son successeur. M. Martel avait été opposé, par la gauche, à M. Buffet, du centre droit. On savait que la candidature de M. Martel était agréable à M. Thiers. Or, M. Buffet fut élu par 304 voix contre 285 données à son compétiteur républicain. M. Buffet n'obtenait que six voix de plus que la majorité absolue, et seulement dix-neuf voix de plus que son concurrent. Telle était la situa-tien exacte des partis dans l'Assemblée. Celle-ci avait désormais un président de combat. La convention d'évacuation était signée ; la réconciliation était survenue entre les orléanistes et les légitimistes ; l'accord était conclu avec les bonapartistes : rien ne s'opposait plus au renversement de M. Thiers. C'était la première fois, dit M. le vicomte de Meaux, que la majorité de l'Assemblée s'accordait sur un choix destiné à contrecarrer M. Thiers ; cet accord lui présageait une chute dont M. Buffet devint l'instrument. Sans Buffet, l'attaque qui devait renverser M. Thiers n'aurait pas eu de chance d'aboutir ; et c'était là, sans doute, ce que le duc de Broglie avait calculé, en poussant à cette élection, non qu'il fût, dès lors, irrévocablement décidé à l'attaque, mais il commençait à la prévoir et à la préparer. M. Buffet, député des Vosges, était alors dans la force de
l'âge. C'était un homme de haute taille, les favoris noirs, la figure et la
tournure sans grâce, les traits rudes. Honnête homme, laborieux, minutieux, éplucheur,
tenace, c'était un parlementaire déclaré ; il avait été ministre du
prince-président et avait donné sa démission ; il avait été ministre dans le
cabinet Ollivier et avait donné sa démission ; il avait eu, jusque-là, une
vie politique tourmentée et sans grand éclat. D'après les papiers des
Tuileries, M. Roulier le jugeait en ces termes : M.
Buffet est un esprit doctrinaire et pourtant toujours indécis, qui ne se
donnera jamais tout entier, qui se présentera dans une combinaison
ministérielle avec des conditions et un programme sur les choses et sur les
personnes. Il avait compté parmi les amis politiques de M. Thiers. Celui-ci lui avait offert, dans son premier cabinet, après la guerre, le portefeuille des finances ; il ne l'avait pas accepté, et s'était, dès lors, séparé du président. Il boudait, sans qu'il fût facile de deviner pourquoi. Républicain d'abord, puis bonapartiste, il devenait lentement, avec la même bonne foi incontestable, partisan de la monarchie parlementaire. M. Buffet s'installa au fauteuil le 5 avril. Après avoir assuré l'Assemblée de son impartialité, il traça, dans les termes suivants, le programme des travaux futurs : Nous avons, disait-il, accompli, avec l'habile et patriotique concours de l'illustre président de la République, la première partie de notre tâche. La seconde n'est pas moins importante ni moins difficile. Il nous reste à donner à notre pays, éprouvé par de si cruelles catastrophes, toutes les garanties de sécurité et d'avenir qu'il nous sera possible de lui procurer. Nous ne faillirons pas à ce devoir. L'heure des vacances allait sonner. Avant de se séparer, l'Assemblée vota, à l'issue d'une discussion longue et confuse, la loi accordant une indemnité de 240 millions, à titre de réparation, pour le préjudice causé aux populations par la guerre. La somme fut partagée en parties égales entre Paris et les départements. La mesure fut considérée comme marquant les mauvaises dispositions de l'Assemblée à l'égard de la capitale. Enfin, après une session de cinq mois, l'Assemblée s'ajourna, le 7 avril 1873, jusqu'au 19 mai suivant. II L'incident lyonnais n'était pas clos ; il devait avoir ses suites devant le suffrage universel. Le parti républicain était mécontent de M. Thiers. Les conciliabules de la commission des Trente et, l'entente intervenue entre elle et le président l'avaient rempli d'inquiétude ; il sentait que la République était à la merci d'un coup de majorité. On se demandait si M. Thiers était un gardien assez vigilant d'un régime politique vers lequel il inclinait dans un jeu d'équilibre trop savant. La vigueur agressive de M. Dufaure déplaisait aux députés républicains. Les violences des dernières séances avaient exalté les esprits. On était décidé à donner une leçon à M. Thiers. Justement, pendant les vacances, des élections partielles devaient se produire, et notamment a Paris pour remplacer M. Sauvage, décédé. Le scrutin était fixé au 27 avril. Le 22 mars, les maires de Paris, venus à Versailles pour féliciter M. Thiers de la conclusion du traité avec l'Allemagne, l'avaient entretenu des élections prochaines. Au cours de l'entrevue, le président avait fait large part, au ministre des affaires étrangères, M. de Rémusat, des services rendus au pays. M. de Rémusat était un ancien royaliste, esprit distingué, rallié, avec M. Thiers, à la République. L'idée de sa candidature à Paris naquit de cet entretien. M. Thiers crut que Paris voterait comme l'année précédente, et qu'au lendemain de l'acte consacrant la libération du territoire, il tiendrait, à donner au président une marque de confiance. Celui-ci se montra donc favorable à la candidature de M. de Rémusat. M. de Rémusat, lui, hésitait. Le conseil des ministres était partagé. M. Thiers tint bon. Peut-être, comme le dit finement le due de Broglie, avait-il conçu l'idée de faire consacrer la satisfaction nationale par une sorte de plébiscite[2]. Il comptait sans la mauvaise humeur des républicains. On disait couramment que la candidature Rémusat était une intrigue monarchiste et que la politique de M. Thiers menait fatalement à une restauration orléaniste, en passant par la présidence du duc d'Aulnaie. A la suite d'un travail souterrain, auquel fut mêlé un agitateur équivoque, M. Portalis, alors rédacteur en chef du Corsaire, une pression se produisit sur les chefs du parti républicain, et la plupart d'entre eux se rallièrent, non sans hésitation, à la candidature de M. Barodet, ancien instituteur, ancien maire de Lyon. A propos des récents incidents parlementaires, on prétendait unir, dans une manifestation éclatante, la démocratie parisienne et la démocratie lyonnaise. M. Barodet reconnaissait lui-même, dans sa profession de foi, qu'il était un serviteur modeste de la République. Les hommes les plus considérables du parti, MM. Edmond Adam, Paul Bert, Louis Blanc, Challemel-Lacourt, Gambetta, Bouvier, adressèrent aux électeurs de Paris une proclamation qui produisit un grand effet. Ils dénonçaient le caractère officiel de la candidature de M. de Rémusat ; ils affirmaient que la cause de la République, de la démocratie, de l'ordre républicain, de la paix sociale était intimement liée au succès de la candidature de M. Barodet. Les modérés, MM. Grévy, Littré, Langlois, Cernuschi, comprenant toute la gravité de la situation et le péril imminent qui menaçait M. Thiers et la République, soutenaient la candidature de M. de Rémusat. La gauche proprement dite et le centre gauche avaient Copiné, sous la présidence de M. Hippolyte Carnot, un comité pour appuyer le ministre des 4ilraires étrangères. M. Jules Grévy avait notamment autorisé la publication de la déclaration suivante : Au point de vue de l'affermissement de la République, disait-il, la candidature de M. Barodet est une grande faute. Dans la situation difficile que lui font les partis de l'Assemblée, le gouvernement a besoin qu'on lui donne de la force contre les ennemis de la République et non un avertissement intempestif, qui ne serait pour lui qu'un échec et un affaiblissement plein de périls. M. Jules Grévy. Il est d'ailleurs souverainement impolitique, lorsque le pays, se dégageant de ses longues préventions, vient enfin à la forme de gouvernement appropriée à son étal social, la seule qui puisse fermer l'ère de ses révolutions et lui restituer, avec l'ordre, la paix et la liberté, sa prospérité et sa grandeur, de fournir des prétextes à ceux qui cherchent à l'effrayer pour la faire reculer encore une fois. C'est alors que M. Gambetta qui, parait-il, avait d'abord hésité, crut devoir intervenir. Le 22 avril, dans une réunion privée tenue à Belleville, il parla en faveur de la candidature de M. Barodet et l'on peut dire que son action décida de la victoire. M. Thiers eut un moment d'hésitation. Il comprenait la gravité d'une campagne qui, quel qu'en fin le résultat, le séparerait de la gauche avancée. Mais, dès que cette hésitation fut connue, les conservateurs intervinrent. Prononcez-vous, s'écriaient-ils ; vous allez livrer Paris à M. Gambetta... Soutenez-nous, nous vous donnerons le concours le plus actif. Cependant on préparait une candidature de droite, celle du colonel Stoffel. M. Thiers, pris entre deux feux, laisse la candidature Rémusat se produire. Elle fut défendue avec ardeur par la fraction modérée de la gauche, qui montra, dit M. Thiers lui-même, autant de résolution que de mesure. Mais la droite se refroidissait d'autant. Les deux partis cherchaient à s'atteindre et le gouvernement, placé entre eux, recevait tous les coups. La droite combattait M. Thiers, alors qu'il achevait de libérer le territoire. Le parti avancé le combattait, au moment oh il venait, par son habile audace dans la bataille des Trente, de faire place à la République. Tout le monde était emporté par l'ardeur de la bataille. Les comités se multiplièrent : comités centraux, comités de quartier. On inaugura, ii cette occasion, la campagne des placards et des proclamations. Paris, pendant quinze jours, fut multicolore. Un million deux cent mille affiches furent collées, dit-on, durant la période électorale. Les derniers jours, les murs, les boutiques fermées, les monuments publics ne suffisaient plus. On placardait sur les parapets des ponts, sur les candélabres des becs de gaz, sur les arbres, sur les vespasiennes[3]. Le 27 avril, sous une pluie bel ante, les électeurs se rendirent en foule aux salles du scrutin. Par 180.045 voix, M. Barodet fut élu, contre 135.028 suffrages accordés à M. de Rémusat. Le colonel Stoffel, présenté par les bonapartistes et les légitimistes alliés, réunit sur son nom 26.644 voix. Sur 457.049 électeurs inscrits, il n'y eut que 111.290 abstentions. Paris accueillit le résultat du vote aux cris de : Vive la République ! Dès le lendemain, on comprit, dans le parti républicain, les conséquences de la faute commise. En voulant forcer la main à M. Thiers, on donnait des armes à la droite. Celle-ci dénonça le triomphe de l'anarchie et l'impuissance du gouvernement. M. Barodet lui-même crut devoir immédiatement promettre son appui à ce pouvoir auquel son élection venait de porter un coup si rude ; il s'exprimait ainsi dans les remerciements qu'il adressa aux électeurs : Ma candidature n'était pas une candidature de combat. Paris ne l'a soutenue et fait triompher que parce qu'il a compris qu'il s'agissait moins de lutter contre le gouvernement que de l'éclairer. Dans les départements, les élections étaient toutes républicaines, sauf une, celle du Morbihan, où fut nommé M. du Bodan, clérical, battant de quelques voix seulement M. Beauvais, maire de Lorient, républicain modéré. Furent élus : MM. Alphonse Picard (Marne), Édouard Lockroy (Bouches-du-Rhône), Dupouy (Gironde), Latrade (Corrèze), Gagneur (Jura). Le 11 mai, eurent lieu d'autres élections, pour le scrutin de ballottage : dans le Rhône, dans le département de Loir-et-Cher, dans la Charente-Inférieure, dans la Nièvre, dans la Haute-Vienne. Lyon, qui avait deux députés à élire, rendit la politesse à Paris, en adjoignant un conseiller municipal de cette ville, M. Ranc, au candidat local, M. Guyot. Sur six élections, cinq furent républicaines. Les radicaux furent élus contre les républicains conservateurs dans les départements de la Haute-Vienne et de Loir-et-Cher. Dans la Charente-Inférieure, M. Boffinton, bonapartiste, ne passa pas sans peine contre le docteur Rigaud, républicain. La droite, sentant sa force numérique diminuer de jour en jour, se décide à en finir avec M. Thiers, visiblement débordé. Une occasion se présente d'engager une première escarmouche pendant les vacances parlementaires. On la saisit. Dans un discours, prononcé à l'assemblée générale des Sociétés Savantes, le ministre de l'instruction publique, M. Jules Simon, avait reporté sur M. Thiers tout le mérite de la libération du territoire, sur lui seul. M. Buffet, mettant en pratique la phrase de son discours inaugural, dans laquelle il annonçait qu'il ferait respecter l'Assemblée, déclare aussitôt que si les paroles de M. Jules Simon n'étaient pas hautement désavouées, il convoquerait, immédiatement les-députés. La commission de permanence se met en mouvement. M. de Goulard, ministre de l'intérieur, membre de la droite, se sépare publiquement de son collègue. Une scène très vive se produit, le lendemain, au sein du conseil des ministres. Le 16 mai, MM. Jules Simon et de Goulard donnaient leur démission. Dès le 5 mai, la commission de permanence avait envisagé la nécessité d'une interpellation sur la politique générale du gouvernement. L'idée prend corps. Un plan de campagne est élaboré. On est sûr de la victoire. Des négociations sont entamées immédiatement pour désigner, au préalable, un successeur à M. Thiers. Le duc d'Audiffret-Pasquier et le duc Decazes se rendent chez le duc d'Aumale et lui proposent la présidence de la République. — Vous le voulez, dit-il, vous faites appel à mon patriotisme ; vous m'affirmez que je peux, dans ce poste, être utile à mon pays ; soit, j'accepte ![4] Mais les légitimistes, obéissant aux ordres de Frohsdorf, refuseront peut-être de suivre leurs collègues orléanistes ? Une fois encore, le nom du duc d'Aumale sera écarté par le comte de Chambord ? Que faire ? Le duc de Broglie s'est tenu, jusqu'ici, sur la réserve. Enfin, il parle ; il conseille un général ; un, général sûr, un général non compromis, accepté d'avance par l'armée et. ne pouvant porter ombrage à aucun parti. On l'interroge. Qui ? Changarnier ? Ses quatre-vingts ans l'écartent. On passe en revue tous les noms. Il en est un qui rallierait, tous les suffrages, celui de Mac Mahon. Le maréchal n'est enrôlé dans aucun parti. Légitimiste par sa famille, il a fait, sa carrière sous les deux dernières monarchies ; il ne s'est jamais montré courtisan. Sa position dans l'armée, sa récente victoire sur la Commune, sa réputation de loyauté, en font un candidat excellent à la succession de M. Thiers. Mais le maréchal est engagé avec celui-ci. C'est M. Thiers qui, après Sedan, le tirant d'une situa-lion ambiguë, lui avait confié le commandement en chef de l'armée de Versailles. Bien des fois, il avait témoigné de sa gratitude au président et lui avait donné des gages de sa fidélité. Cependant, on résolut de pressentir le maréchal ; on évoqua l'intérêt public, on fit appel à sa conscience, on lui parla de son devoir, de son salut. La duchesse de Magenta assistait, dans les derniers temps de la session, aux séances de l'Assemblée. On affirmait que des influences catholiques s'exerçaient sur elle. Quoi qu'il en soit, le maréchal répondit, aux premières sollicitations, qu'il ne consentirait pas à prendre la place de M. Thiers. On revint à la chargé. On lui exposa que la France était en péril, qu'il ne pouvait lui manquer dans une circonstance où le présent et l'avenir étaient en cause. Son refus parut moins ferme. On insista. Il finit par déclarer qu'il n'ambitionnait pas le pouvoir, mais qu'il ne laisserait pas la France sans gouvernement si M. Thiers se retirait[5]. Il paraît, d'ailleurs, que si le maréchal de Mac Mahon s'était récusé définitivement, on s'était assuré le concours du maréchal Baraguay-d'Hilliers. Le dimanche 18 mai eut lieu, chez le duc de Broglie, une réunion des délégués des divers groupes de la majorité. Il s'agissait d'établir le plan de la bataille et de déterminer le rôle de chacun. Dès l'abord, la candidature du duc d'Aumale fut proposée. Elle est aussitôt combattue par M. Lucien Brun. Le représentant de l'extrême-droite rappelle que le comte de Chambord a formellement déclaré qu'il n'autorisait pas un prince de la maison de France à accepter la présidence de la République : la droite légitimiste n'enfreindrait certainement pas la volonté royale. M. Lucien Brun fait un très sombre tableau des inconvénients et des dangers que présenterait, à l'intérieur et à l'extérieur, la nomination du duc d'Aumale. Le duc d'Audiffret-Pasquier soutient, avec beaucoup de vivacité, la candidature du prince et termine en déclarant que les prétentions de l'extrême-droite deviennent intolérables et ne les subirait pas plus longtemps. On sentait naître un désaccord qui pouvait tout compromettre. Le duc de Broglie intervint. Désigné, d'avance, pour porter la parole à la tribune, il n'accepterait, dit-il, la responsabilité d'engager le débat que si l'entente était complète. Puisque le nom du duc d'Aumale soulève une telle opposition, il pose la candidature du maréchal de Mac Mahon. M. Lambert de Sainte-Croix propose de voter, au premier tour, pour l'un ou l'autre de ces deux candidats et de se rallier, au deuxième tour, pour celui qui aurait obtenu le plus de voix. M. de Broglie renouvelle sa déclaration. Aucune incertitude ne devait subsister sur l'union complète du parti : il fallait aller, tous unis, jusqu'au bout. Sinon, lui, duc de Broglie, s'abstiendrait. Ce ton d'autorité l'emporta. La candidature du duc d'Aumale fut décidément écartée. M. Roulier, visiblement d'accord avec le duc de Broglie, fit adopter la doctrine de l'alignement dynastique, qui aboutissait à la candidature du maréchal de Mac Mahon. Ce nom, mis aux voix, fut acclamé il l'unanimité[6]. Avant de s'engager, le parti bonapartiste avait pris ses sécurités. La coalition était prête à tout événement. Prévenu, M. Thiers de son côté avait arrêté ses dispositions de combat. Le 19 mai, le Journal officiel publia la note suivante, en tète de la partie officielle : Le président de la République, reconnaissant la nécessité de modifier son administration, a demandé il tous les ministres leur démission, qu'ils se sont empressés de lui remettre. MM. Dufaure, de Rémusat, Léon Say, Teisserenc de Bort, général de Cissey et le vice-amiral Pothuau conservent leurs portefeuilles. M. Casimir-Perier est nommé ministre de l'intérieur ; M. de Fourtou est nommé ministre des cultes ; M. Bérenger, ministre des travaux publics et M. Waddington, ministre de l'instruction publique. Le conseil des ministres, après mûre délibération, a décidé que l'administration des cultes et l'administration de l'instruction publique seraient désormais séparées, ainsi que le vœu en avait été bien souvent exprimé dans nos assemblées. Par suite de ces modifications, le ministère se trouve ainsi composé : MM. Casimir-Perier, intérieur ; de Rémusat, affaires étrangères ; Dufaure, justice ; Léon Say, finances ; de Fourtou, cultes ; Waddington, instruction publique ; Bérenger, travaux publics ; Teisserenc de Bort, commerce ; général de Cissey, guerre ; Pothuau, marine. L'évolution était évidente. M. Thiers, timidement peut-être, prenait de nouveau son point d'appui à gauche. Les trois nouveaux ministres étaient des républicains bien récents, il est vrai, mais des républicains. Tous trois, pourtant, avaient voté la loi sur la municipalité lyonnaise et l'un d'eux, M. Bérenger, avait même prononcé, pendant la discussion, un très énergique discours, concluant à la suppression de la mairie centrale. Quoi qu'il en soit, M. Thiers, à la rentrée, se présentait devant l'Assemblée nationale comme la majorité le lui avait demandé, le 20 juin 1872, avec un cabinet homogène. Seul, M. de Fourtou, membre de la droite, avait, au grand étonnement de ses amis, gardé son portefeuille. Toutes les mesures étaient prises, de part et d'autre. La bataille décisive ne pouvait plus être évitée. III Il faut préciser les conditions dans lesquelles elle s'engagea. Comme le remarque fort justement le duc de Broglie, qui la conduisit, il existait à l'origine, entre l'Assemblée et M. Thiers, un accord qui ajournait les discussions constitutionnelles jusqu'au moment où le sol national serait libéré. La convention avec l'Allemagne était signée. La majorité pouvait se considérer comme dégagée et reprendre sa liberté d'action. Tandis que le pacte durait, avait-il été respecté de part et d'autre ? C'eût été trop demander aux partis. Pendant ces longs mois, pleins d'agitation, d'incidents spontanés et de nécessités pressantes, il était impossible que tout le monde observât la consigne, la bouche close et l'arme au pied. On en était donc, depuis longtemps, aux torts et aux reproches réciproques. Les monarchistes avaient mené au grand jour la campagne de la fusion. Ils n'avaient pas réussi ; mais, plus leur déception était grande, plus leur mécontentement était vif contre M. Thiers. On affirmait que lui, et lui seul, aurait pu forcer la main au comte de Chambord ; on ne tenait pas compte de ses sentiments personnels à l'égard du prétendant légitimiste, du fils de la duchesse de Berry. Les orléanistes ne lui pardonnaient pas d'être resté philippiste ; on lui en voulait d'avoir, suivant les volontés du duc et-de la duchesse d'Orléans, été fidèle à la Révolution, et de n'avoir pas contribué au succès d'une entreprise qui n'était pas la sienne, et dont il s'était, disait-on, trop habilement désintéressé. Lui non plus, il est vrai, n'avait pas respecté le pacte de Bordeaux : il avait pris, de homme heure, des engagements dans le sens de la République, et il disait, avec une sincérité ironique, à la droite : Vous êtes libres ; moi, je ne le suis pas. Quand on le poussait, il ajoutait : Vous êtes les maîtres. Faites la monarchie. Deux ans, déjà, s'étaient écoulés : deux ans de provisoire. Long délai, dans la vie des assemblées, dans la vie des hommes et même dans la vie des peuples. Les générations vieillissantes, qui avaient vu tant de régimes se succéder, avaient besoin de savoir comment elles devaient s'arranger pour finir, et les jeunes, dans quel sens elles devaient s'orienter pour parvenir. On ne peut dire indéfiniment à la vie qui s'écoule : attendez. M. Thiers avait surpris tout le monde par le message du 13 novembre. Il avait jugé l'heure opportune ; après tant de services incontestés, il s'était cru capable d'enlever un vote de l'Assemblée ; peut-être n'avait-il fait qu'obéir à ce besoin d'action qui était en lui. Commue il arrive souvent aux vieillards, il y avait, dans sa verdeur, une fièvre : il était impatient du repos. Sur le fond, il ne s'était pas trompé. En sommant l'Assemblée de nommer une commission chargée de préparer les solutions constitutionnelles, il avait marqué un temps décisif : il avait découvert, parmi les résistances de la droite, le joint où se glisserait, un jour, la République. Par une sorte d'instinct, qui tenait à la conscience du chemin qu'il avait parcouru lui-même, il avait discerné la voie très étroite que suivrait l'avenir. Son jugement perçant devinait que l'Assemblée — cette Assemblée si décriée par les républicains était grosse d'une constitution républicaine. L'évolution serait lente et pénible peut-être. Mais, lui-même n'était-il pas là pour veiller à la gestation et pour aider à la délivrance ? Le vieillard acceptait de bonne grâce, sinon le rôle de père, du moins celui d'opérateur et de parrain. Mais le parti républicain n'admettait pas cette distribution des rôles, où il sentait quelque égoïsme. On n'aimait, pas beaucoup, dans les rangs de ce parti, l'éternelle formule de M. Thiers : la République conservatrice, la République sans républicains. Ce baptême et cette substitution, avant la naissance, ne réservaient à ceux-ci que de maigres satisfactions. Les campagnes électorales répétées engageaient le personnel républicain dans des promesses de plus en plus pressantes à l'égard du suffrage de plus en plus exigeant. Les difficultés excitaient les convictions et les passions, mais aussi les appétits. Demain, disait-on toujours ; mais demain n'est à personne. La politique est pressée ; elle a besoin de réalités immédiates. Dans les provinces, les partis se divisaient, selon les rivalités locales, les antagonismes de clocher, ou plutôt suivant la loi de la grande et éternelle scission entre l'esprit de défense et l'esprit d'entreprise. Ils étaient très ardents, très exclusifs. Plus le champ est étroit, plus les passions sont vives. Sous peine de perdre l'appui des masses électorales, il avait fallu compter avec elles. On avait proclamé l'avènement des nouvelles couches sociales ; il fallait se préparer à les satisfaire. L'élection Barodet avait ramassé toutes les méfiances et toutes les espérances. Cette vigoureuse intervention du suffrage universel avait ruiné les combinaisons savantes de M. Thiers. Elle dépassait le but ; car elle supposait réglée la question République ou Monarchie, qui était encore pendante : elle pouvait tout retarder et même tout compromettre ; en tout cas, elle mettait une arme puissante aux mains des adversaires du président. Ceux-ci s'en emparent. Par une habileté singulière, leur chef, le duc de Broglie, saisit le parti qu'il peut tirer de cette fausse manœuvre. Les monarchistes ont un intérêt suprême à ajourner une solution définitive : ils ne sont pas prêts. Mais ils ont toute raison d'appréhender que le provisoire, sous la direction de M. Thiers, ne continue à servir la République. Il faut arrêter, ou mieux, il faut écarter ce vieillard actif et pressé, qui ne perd pas de vue la vraie question, et qui, puisqu'il s'est imposé comme tâche d'organiser fortement et sagement la République, n'en est que plus dangereux. Une occasion se présente de donner le change. Depuis deux ans à peine que la Commune a été réprimée, le pays, le pays conservateur, du moins, n'a pas oublié la gravité du danger couru. L'heure est venue de ranimer ses craintes, d'évoquer le péril démagogique, de prendre la défense de l'ordre que l'on croit menacé. Ce n'est plus la cause monarchique qui est en jeu, c'est l'existence même de la société. L'homme qui a conçu ce mouvement tournant, le duc de Broglie, est un esprit froid, réfléchi, se plaisant aux entreprises conduites de longue main ; silencieux dans la préparation, homme d'action et orateur dans la bataille parlementaire. Il est secondé au fauteuil par l'opiniâtre M. Buffet. Il a pris toutes ses mesures. M. Thiers n'a pas encore rencontré un tel adversaire dans l'Assemblée. Peut-être même le président n'a-t-il pas compris toute l'étendue du péril. Il se fie trop en ses forces, en ses prodigieuses ressources, en son étoile : seul contre un tel adversaire, il serait en péril. Mais celui-ci conduit à la bataille une troupe disciplinée et qui a, froidement, juré la mort. L'intérêt des grandes journées qui vont se succéder, c'est qu'elles traduisent sur la scène, par la voix d'acteurs dignes de leurs rôles, les volontés, les inquiétudes, les aspirations du pays. Ceux qui ont vécu ces heures savent que la France était haletante elle-même et comme suspendue aux péripéties du drame qui se jouait à Versailles.
IV Le jour de la rentrée, le 19 mai, tous les députés étaient présents à l'ouverture de la séance. M. Buffet annonça qu'une demande d'interpellation avait été déposée par un grand nombre de membres. Elle était ainsi conçue : Les soussignés, convaincus que la gravité de la situation exige à la tète des affaires un cabinet dont la fermeté rassure le pays, demandent à interpeller le ministère sur les modifications opérées dans son sein, et sur la nécessité de faire prévaloir dans le gouvernement une politique résolument conservatrice. Les noms des signataires ? — Combien sont-ils ? crient plusieurs voix à gauche. — Ils sont bien trois cents ! répond M. Baragnon. Les auteurs de l'interpellation voulaient qu'elle fût fixée au vendredi 23 ; le gouvernement consentit. M. Thiers avait préparé sa contre-attaque : Le garde des sceaux, en exécution de l'article 5 de la loi du 15 mars 1873, dépose un projet de loi relatif à l'organisation des pouvoirs publics et à la création d'une seconde Chambre. Déjà, les deux offensives se dessinent. La droite incrimine le procédé du gouvernement. Le gouvernement met la droite en présence de son devoir constituant. Mais la droite est maîtresse du terrain par la fixation de l'ordre du jour. En présence du coup qui la menace, elle se dérobe : elle refuse d'entendre la lecture des propositions gouvernementales. La séance du 20 est consacrée à l'élection du bureau. M. Buffet est réélu président par 359 voix contre 289 à M. Martel. Comparativement au vote du 4 avril, M. Buffet gagnait 55 voix. Deux manifestations signalèrent l'élection des vice-présidents. La droite nomme vice-président M. de Goulard qui vient d'abandonner M. Thiers en entraînant M. Jules Simon dans sa chute. Par contre, M. de Larcy, autre victime de M. Thiers, se voit préférer M. Martel. Celui-ci l'emporte à sept voix de majorité. Ce scrutin donne quelque confiance à M. Thiers : l'Assemblée étant divisée en deux parties à peu près égales, il espère que, grâce à son ascendant personnel, la balance penchera légèrement de son côté. Le 23 mai, la séance s'ouvre au milieu d'une affluence considérable. La famille de M. Thiers est dans la loge présidentielle ; le corps diplomatique est au complet. Le maréchal de Mac Mahon, en tenue civile, et un groupe d'officiers, en uniforme, occupent la tribune des officiers généraux. M. Thiers est assis au banc du gouvernement. En effet, aussitôt après l'adoption du procès-verbal, M. Dufaure, garde des sceaux, donne lecture d'une délibération du conseil des ministres, prise conformément à l'article 4 de la loi du 13 mars 1873, et déclarant que, l'interpellation se rattachant à la politique générale, le président de la République exercera le droit de prendre part à la discussion. M. Thiers prendra part à la discussion ; mais il ne pourra prononcer un mol, sous peine de se placer dans le cas d'une violation de la loi. Telles étaient les fameuses chinoiseries inventées par la commission des Trente. Le duc de Broglie demande la parole. Voici la thèse : Dans les circonstances présentes, il y a nécessité de voir à la tête des affaires un cabinet dont la fermeté rassure le pays. Oh est donc le péril ? Dans le triomphe possible du parti radical ; voilà ce qui constitue, pour les interpellateurs, la gravité de la situation. Le parti radical n'est pas un parti politique, c'est le parti du désordre social. Il n'a pas répudié la Commune ; il pense que, dans le débat entre l'Assemblée et la Commune de Paris, si la Commune avait des prétentions exagérées, elle avait aussi des griefs légitimes, et que, si nous avions des droits, nous les avons dépassés dans l'application. Pour l'orateur, les noms des nouveaux élus du 27 avril et du 11 mai 1873 suffisent à démontrer que ces dispositions sont celles du parti radical. M. Barodet, M. Ranc, M. Lockroy, M. Guyot, nommé dans le Rhône, ces noms ont tous la même signification. D'ailleurs, M. Gambetta, parlant récemment à Belleville, ne s'est-il pas plaint que Paris ait été livré à toutes les horreurs d'une réaction furieuse ? ... Il y a ici trois cent vingt députés ayant signé l'interpellation, qui sont profondément convaincus que, contre le progrès des doctrines radicales, l'action active, énergique du gouvernement dans la voie légale est indispensable ; qui attribuent à ses oscillations, à ses indécisions, la plus grande partie du progrès que ces doctrines font dans le pays, l'autre partie seule étant imputable aux passions qu'elles flattent dans le cœur des populations. Ils pensent qu'un gouvernement n'a pas tout fait quand il a assuré l'ordre matériel, que l'ordre moral dépend beaucoup de lui, qu'il peut le fortifier ou l'affaiblir par son attitude, par les doctrines qu'il professe hautement, et surtout par l'esprit qu'il inspire à son administration. On peut croire que l'honorable interpellateur a fini. Non, il veut asséner un dernier coup. Il envisage le cas où le gouvernement, sortirait victorieux du scrutin : Prenez garde, dit-il alors ; car, dans cette majorité de hasard, figurerait tout l'état-major du parti radical lui-même. Il y figurerait comme un appoint vainqueur et dominant. Le cabinet et le reste de la majorité ne seraient pas les alliés, mais les pupilles et les protégés du parti radical. Périr pour sa cause, en tenant son drapeau dans la main et au pied d'un rempart qu'on défend, c'est une mort glorieuse, dont un parti se relève, et qui grandit la mémoire des hommes publics. Périr, au contraire, après avoir préparé, avant de le subir, le triomphe de ses adversaires, périr en ayant ouvert la porte de la citadelle, périr en joignant au malheur d'être victime le ridicule d'être dupe et le regret d'être involontairement complice, c'est une humiliation qui emporte la renommée en même temps que la vie des hommes d'État. Je conjure le ministère et ses amis de se rappeler le ministère des Girondins, suivi de si près du Io Août : je 'les conjure de se rappeler que si les contemporains sont souvent flatteurs, la postérité est impitoyable pour les gouvernements et les ministres, dont la faiblesse livre à l'ennemi les lois et les sociétés qu'ils sont chargés de défendre. Pas un instant l'orateur ne s'était écarté de la ligne tracée ; pas une seule fois il ne s'était découvert. Monarchie, République, ces deux mots n'avaient pas été prononcés. Les préférences et les sentiments du chef de la majorité n'avaient pas apparu. Le débat, qui était au fond de tous les esprits, était passé sous silence et, en quelque sorte, escamoté. Si, par un art consommé et une maîtrise rare, il était possible de grouper les restes d'une majorité chancelante, de couvrir l'entente provisoire entre des partis faits pour se déchirer, d'attirer à une thèse brillante les bonnes volontés incertaines, les inquiétudes sincères ou feintes et les habiletés hésitantes, le discours du duc de Broglie devait produire cet effet. Toute la manœuvre était dirigée contre M. Thiers, et c'était le ministère qui était. visé. Le réquisitoire prononcé contre un homme se confondait avec une thèse philosophique et morale. Avec quelle élégance on détournait ainsi les esprits de la réalité ! Les services de M. Thiers, le travail surhumain qu'il venait de fournir, l'organisation du salut public, la vie fiévreuse et utile qu'il avait menée depuis deux ans, tout cela était admis et omis. Le petit homme était traité de haut par un personnage hautain qui ne se laissait ni intimider Ili séduire. Pour la dernière fois, peut-être, les deux Frances : la France du passé, la France aux grands souvenirs, la France aristocratique, et la France moderne, la France bourgeoise, la France laborieuse et parvenue, étaient en présence. Et la première faisait le procès de la seconde ! Des gens qui ont gaspillé leur fortune n'ont jamais demandé de comptes plus sévèrement. On savait combien la position respective des deux Le docile Broglie adversaires était délicate. Il existait, entre eux, un antagonisme de situation, de tradition, de personnes. Jamais les Broglie n'avaient été thiéristes. Sous Louis-Philippe, le duc de Broglie, le père, comptait au nombre des partisans de M. Guizot. Cette illustre famille libérale n'était pas révolutionnaire et, surtout, on ne pouvait lui demander d'ouvrir lés yeux sur les nécessités nouvelles d'un gouvernement à tendance démocratique. Nés pour le commandement, nourris dans cet art, dignes par leurs vertus et par leurs talents de l'exercer, de tels hommes ne comprennent pas un régime politique qui affecte parfois à son dam — de pouvoir aussi complètement se passer d'eux. Personnellement, entre M. Thiers et le duc de Broglie, les relations étaient tendues : on citait des faits précis, des anecdotes, de ces détails qui entrent dans la chair des hommes sensibles et qui font des blessures durables. De quoi la politique n'est-elle pas faite ?... On se détermine pour des motifs qui échappent parfois à l'intelligence et à la conscience, mais qui touchent à l'essence de la personnalité. Après, on se prétexte. Nommé ambassadeur à Londres, le duc de Broglie rencontra M. Thiers au moment où celui-ci quittait Bordeaux pour se rendre à Versailles. — J'ai disposé de vous, lui dit ce dernier. Je vous envoie à la Conférence de Londres. Je vous emmène à Versailles ce soir. En route, je vous communiquerai vos instructions. Le duc de Broglie voyagea dans le wagon-salon du chef de l'État, avec MM. Jules Favre et Ernest Picard. M. Thiers s'endormit. Il ne se réveilla qu'à Poitiers. Là, une allusion ayant était faite aux princes d'Orléans, le président s'emporta : — Leur conduite est indigne,
s'écria-t-il. Ils viennent chercher une couronne
dans les malheurs de la patrie. Le duc de Broglie protesta. M. Thiers insista, et la querelle fut vive ; elle ne fut pas oubliée[7]. Le duc de Broglie avait donné sa démission d'ambassadeur à Londres pour venir, à l'Assemblée, prendre sa place de combat. M. Thiers s'aperçut bientôt que la droite avait un chef. Peut-être laissa-t-il percer sa mauvaise humeur. Quand il soumit à l'Assemblée la convention relative au paiement de l'indemnité, il ne sut pas reconnaître suffisamment l'aide qui lui fut accordée par le duc de Broglie, rapporteur de la commission. Quelque temps après, même froideur pour les services que le duc de Broglie croyait avoir rendus dans les discussions laborieuses de la commission des Trente : D'accord avec un des membres de la commission, je crus devoir, dès le soir même du vote, me mêler à la foule de ceux qui allaient lui faire compliment. Je crois, en vérité, qu'au premier moment, il ne se souciait pas de nous reconnaître et il fit ensuite à nos félicitations un accueil qui ne nous encouragea pas à les renouveler. Nous ne pûmes nous empêcher, en descendant les escaliers de la présidence, mon compagnon et moi, de nous regarder en souriant. Il était clair qu'on n'avait plus besoin de nous ; je m'en doutais un peu, mais peut-être aurait-où pu attendre quelques jours avant de nous le faire sentir[8]. Ces sentiments divers, ces souvenirs, le parti pris réciproque, l'envie de vaincre, l'ampleur du débat, tout était fait pour animer ce combat où, seul, l'un des lutteurs était libre de ses mouvements. M. Thiers, embarrassé et irrité, était cloué à son banc par la loi des Trente. La droite avait écouté, sans interrompre, le manifeste prononcé en son nom. Ses réflexions, plus nombreuses encore que les paroles de l'orateur, lui représentaient la gravité de l'acte qui se préparait. Mais elle était résolue. Le groupe sombre restait silencieux. Il ne s'agissait plus de discuter, mais de voter. M. Dufaure, garde des sceaux, vice-président du conseil, a reçu le mandat de répondre au duc de Broglie. Il s'acquitte de sa tâche avec sa vigueur ordinaire. Pourtant, on dirait qu'il sent que le débat se passe au-dessus de sa tête. Sa position est fausse, son allure embarrassée. Pour rester fidèle à ses déclarations antérieures, il refait, après le duc de Broglie, le procès du parti radical, dont, on escompte, toutefois, les votes. Il ne perd pas l'habitude du coup de boutoir, n'étant pas homme à échapper à l'irritation ambiante. Il retourne contre le duc de Broglie l'abus que celui-ci a fait de certaines polémiques de presse : Je suis étonné que l'honorable duc de Broglie, qui, au moins par souvenir de famille, devrait conserver quelques convenances à l'égard de ses collègues, vienne attribuer aux collègues qu'il a dans le cabinet des opinions puisées dans les journaux où, le jour où il voudra, il trouvera, tout aussi bien, des attaques contre nous. Voilà qui est un peu lourd, comparé à la fine escrime de l'orateur précédent. Mais M. Dufaure reprend l'avantage du bon sens et de la rude logique, lorsqu'il fonce sur une argumentation habile, et qu'il la perce à jour pour poser la véritable question si habilement dissimulée : Oui, j'ai été frappé, comme l'honorable duc de Broglie lui-même, des élections des 27 avril et 11 mai, j'ai cru qu'elles nous donnaient une grande leçon ; j'ai compris que, pour lutter désormais contre le péril qu'on a signalé, il fallait un gouvernement définitif ; c'est pour cela que nous vous avons présenté les projets de lois constitutionnels. Nous vous les avons présentés avec conviction ; nous étions prêts à vous déclarer que, si vous n'accordiez pas ce que nous vous demandions : la reconnaissance du gouvernement de la République, nous ne nous sentions plus la force de répondre de l'ordre public dans notre pays. On écoutait à peine. La droite s'irrite. A quoi bon tant de paroles ? A peine le discours est-il achevé qu'elle s'écrie avec impatience : Aux voix ! aux voix ! la clôture ! Le président allait consulter l'Assemblée, quand M. Waddington, ministre de l'instruction publique, lui remet un pli cacheté. C'était un message du président de la République, ainsi conçu Versailles, le 23 mai 1873. Monsieur le Président, Conformément à la loi du 13 mars 1873, qui m'autorise à prendre la parole sur les interpellations lorsqu'elles touchent à la politique générale de l'État, conformément à la déclaration des ministres qui reconnaissent ce caractère aux interpellations actuelles, je vous prie d'informer l'Assemblée de l'intention où je suis d'intervenir dans la discussion, usant ainsi du droit que me confère la loi, et que la raison seule suffirait à m'assurer si la loi n'existait pas. Signé : A. THIERS. La lecture de ce document répand l'agitation et le désordre dans toute l'Assemblée. Ou s'empêtre dans les complications de la loi du 13 mars. Quelques membres proposent que le président soit entendu tout de suite. M. Thiers ouvre la bouche : — Je demande... dit-il. Mais aussitôt sa voix est couverte par les clameurs de la majorité. On lui crie : — La loi ! la loi ! — Vous ne pouvez pas parler ! Enfin, l'accord s'établit. La discussion est renvoyée au lendemain, 24 mai. La majorité veut terminer en une seule journée. Elle fixe à neuf heures la séance où M. Thiers prendra la parole. Donc, le 24 mai, à neuf heures un quart du matin, M. Thiers est à la tribune. Il est visiblement ému. Son teint est pâle ; sa voix est faible ; mais, aiguë, elle perce le silence. Il livre la bataille suprême : parlant à l'Assemblée, il vise le pays. Il démasque d'abord la manœuvre adverse. Sous l'apparence d'un débat ministériel, c'est à lui qu'on en veut. Il se jette au premier rang, la poitrine découverte : S'il y a un coupable, c'est moi ! Il insiste : Ce n'est pas aux loyaux ministres qui m'entourent, c'est à moi que sera adressé le verdict que vous allez rendre. Vous savez, maintenant, Messieurs, quel sera le résultat de la décision que vous allez prendre. L'occasion est solennelle. Vous allez décider des destinées du pays. Il faut que vous nie permettiez de parler aux partis, aux individus, à tout le monde, avec toute la franchise que nous nous devons les uns aux autres. Voilà donc ce citoyen, seul, n'ayant d'autre arme et d'autre ressource que son éloquence et ses services, devant la conjuration de ses adversaires résolus : J'ai été appelé au pouvoir, dit-il, dans une des circonstances les plus graves de notre histoire, peut-être la plus grave, car je ne sais pas une situation comparable à celle de la France en 1871 : celle de 1815, et, dans le passé, celle dit temps où les Anglais occupaient la moitié de notre territoire, n'étaient peut-être pas aussi graves que celle que nous ont créée nos malheurs, il y a deux ans et demi. Dans ces circonstances, vous le savez bien, je n'ai pas cherché le pouvoir, je ne l'ai pas désiré : j'en étais épouvanté. Il s'attarde un peu sur ces faits si récents et déjà oubliés : il s'y complaît ? Non. Il en tire soudain l'argumentation qu'il oppose à son redoutable adversaire : Messieurs, songez à la situation du pays. Quand vous nous avez remis les affaires, il était envahi an Nord par l'ennemi étranger, au Midi par la démocratie, devenue démagogie sous l'impulsion des malheurs publics. De gouvernement, nulle part : point de finances, point d'armée. Était-ce le plus grand de nos maux ? J'ose dire que non : le plus grand, c'était la division, division immense qui n'a pas d'exemple dans l'histoire ; et c'était avec un pays divisé, avec des partis antipathiques — qu'on nie permette de le dire — les uns aux autres, qu'il nous a fallu dégager, de cette situation, une volonté unique, un gouvernement qui nous permît de suffire aux malheurs et aux nécessités du temps. Eh bien, Messieurs, vous nous regarderez, et vous nous jugerez, c'est votre droit ; usais votre devoir, c'est de vous regarder vous-mêmes et de voir dans quel état de division profonde et sans exemple vous vous trouvez encore. Il s'en prend au bloc apparent de ses adversaires : il le brise. Il montre à la fois les contradictions des partis et leur impuissance. Voilà toute la thèse, toute la raison de sa conduite, toute sa justification : Il y a d'abord une grande division, une très grande division, qui, à elle seule, suffirait pour troubler un pays : les uns veulent la Monarchie, les autres veulent la République. On nous dit qu'il s'agit de la conservation. Je ne nie pas que ce soit vrai à un certain degré ; mais la vraie question, c'est celle qui vous divise en deux parts et qui divise aussi le pays, non pas en deux parts à peu près égales, comme ici, mais dans des proportions plus tranchées. Sont-ce là toutes les causes de nos divisions ? Hélas, celle-là est déjà bien grande, bien grave, bien profonde ; mais il y en a d'autres encore. Vous connaissez notre histoire aussi bien que moi. Regardez aux siècles écoulés ; voyez combien la division, la discorde, si je puis ainsi dire, s'est acharnée sur notre pays, que de malheurs elle a semés sur nous !... Il y a donc ici trois dynasties ; là, cieux républiques. Chacun dit : Voyez comme moi ! Gouvernez dans mon sens ! Il faut admettre que si on le dit d'un côté, on peut le dire de l'autre. De l'un et de l'autre, on dit également : Gouvernez dans mon sens, gouvernez selon mes vues ! Que voulez-vous que fasse un gouvernement dans cette situation ? Que de fois on m'a dit : Mettez-vous avec nous, nous vous suivrons ! Eh bien, Messieurs, ici, je trouve le principe de ma conduite, le principe de la conduite de mes honorables collègues, qui, sur la direction générale, n'ont jamais différé avec moi. Oui, ce qu'il faut dans cette situation, ce n'est pas un gouvernement de parti, je ne crains pas de le dire, c'est un gouvernement qui soit inexorable devant le désordre, impitoyable même jusqu'à ce que l'ordre soit rétabli, jusqu'à ce que la paix soit rendue au pays, et qui, en même temps, quand le combat et le désordre sont finis, devient calme, impartial, conciliant. Ce n'est pas là un gouvernement à double face, c'est un gouvernement de gens éclairés. Et si, dans ce pays, vous faisiez un gouvernement de parti, soyez convaincus que le repos public ne durerait pas longtemps. Traitez avec dédain cette politique, même avec pitié comme on l'a fait hier ; moi, je ne crains les hauteurs de personne : par ma vie, par mes actes, et peut-être par quelques qualités bien modestes d'esprit, je suis capable de supporter les dédains. Devant cette politique des partis, M. Thiers n'a jamais voulu s'incliner. Il repousse leur autorité, leur compétence : Je n'entends pas paraître au tribunal des partis ; devant eux, je fais défaut ; mais je ne fais pas défaut devant l'histoire ; je mérite de comparaître devant elle. Si, à Bordeaux, l'Assemblée s'était livrée à ces passions des partis, eût-elle pu créer un pouvoir, des finances, des armées ? Aurait-elle obtenu de l'ennemi qu'il évacuât le territoire ? Il fallait que chacun déposât ses préférences. Et maintenant, voici les actes, l'œuvre accomplie depuis deux ans : la paix signée, la Commune vaincue, l'indemnité de guerre acquittée, — le paiement du dernier milliard va commencer dans huit jours, l'évacuation complète du territoire est décidée. Cela a été obtenu grâce au concours de tout le monde et parce que tout le monde était uni et avait confiance. Cet exposé achevé, M. Thiers, après avoir déjoué rapidement le plan de ceux qui l'attaquent au nom des intérêts conservateurs, dessine à son tour son offensive, et il ne ménage plus rien : La question qui nous divise, il faut être sincère, c'est la question de monarchie ou de république. Quant à moi, ajoute bravement l'orateur, j'ai pris mon parti. J'ai pris mon parti sur la question de la République. Je l'ai pris, oui, je l'ai pris, savez-vous pourquoi ? Quand on est dans son cabinet, avec ses livres, ses livres si chers, que l'on est si heureux de parcourir, où l'on est témoin des injustices que d'autres hommes ont éprouvées, où l'on n'est responsable et jugé que devant sa conscience, eh bien, quand on a ce bonheur, que peut-être vous me rendrez — et vous me ferez bien heureux, — quand on a ce bonheur-là, on peut délibérer comme un philosophe, comme l'a fait Montesquieu, sur les avantages et les inconvénients de la République ; on peut délibérer sur les beautés de la Monarchie. Mais quand on est au gouvernement, il faut prendre son parti. Prendre un parti, continue M. Thiers, ce n'est pas, de notre part, une impatience théorique, une satisfaction de notre opinion personnelle, c'est la constatation d'une nécessité pratique. Et la raison qui m'a décidé, moi, vieux partisan de la monarchie, outre le jugement que je portais en considérant la marche des choses dans le monde civilisé, c'est qu'aujourd'hui pour vous, pour moi, pratiquement, la monarchie est absolument impossible. Et je ne veux pas vous déplaire davantage en vous en donnant les motifs. Mais vous le savez bien, et c'est ce qui vous justifie de ne pas venir, au nom de voire foi, nous proposer le rétablissement de la monarchie, car enfin, ce serait votre droit. Puisqu'on propose ici telle ou telle république, vous avez le droit de proposer telle ou telle monarchie. Pourquoi ne le faites-vous pas ? Pourquoi, vous, qui êtes plus calmes que tels et tels autres, — je ne veux pas faire de personnalité, — pourquoi leur dites-vous qu'il serait imprudent de venir ici proposer la monarchie ? Pourquoi, par exemple, quand la polémique s'engage entre vous et nous, vous hâtez-vous de dire : Non, ce n'est pas comme monarchistes que nous parlons, c'est comme conservateurs ! C'est, convenons-en de bonne foi, que vous-mêmes sentez que, pratiquement, aujourd'hui, la monarchie est impossible. Je n'ai pas besoin d'en dire la raison encore une fois, elle est dans votre esprit à tous : il n'y a qu'un trône et on ne peut l'occuper à trois. L'Assemblée doit pourtant agir et se résoudre, elle aussi. Elle réclame le pouvoir constituant. On le lui reconnaît. Qu'elle l'exerce ! M. Thiers, quant à lui, n'a pas reculé, ne recule pas devant cette nécessité qui s'impose. Il développe, avec une logique imperturbable, les raisons de sa conduite récente qui fait frémir la majorité. La politique du message : Comment voulez-vous, demande M. Thiers, qu'on fasse des lois organiques si l'on n'est pas fixé sur les principes du gouvernement ? L'engagement pris devant la commission des Trente d'apporter l'Assemblée des lois organiques, et enfin le dépôt, au début de la présente session, de ces lois, que l'on dédaigne si fort. On ne veut même pas savoir ce qu'elles sont. Eh bien ! M. Thiers les expliquera à l'Assemblée, il les expliquera au pays. Il trace les grandes lignes du système constitutionnel qui aurait eu ses préférences : à la base, le suffrage universel non modifié ni restreint, mais instruit, moralisé et éclairé. Le pouvoir législatif composé de deux chambres ; en ce qui concerne le pouvoir exécutif, un président, dont l'élection serait confiée à l'Assemblée nationale et aux conseils généraux ; ce président ayant, avec le concours de la seconde chambre, le droit de dissolution. Comparant cette préparation si mûrie, si féconde, aux hésitations, aux velléités sans lendemain, aux efforts brisés d'une majorité qui se heurte, sans succès, à l'entreprise de la fusion, il retourne contre elle ce prétendu abandon des principes conservateurs dont on lui fait grief : Messieurs, voici, selon moi, la vraie politique conservatrice : c'est celle qui, passant entre tous les extrêmes, se fixe là où est l'intérêt évident du pays. Nous faisons l'acte le plus conservateur du monde, quand nous vous apportons les lois de cette République conservatrice, disant aux uns : Faites le sacrifice de voter une forme qui, pratiquement, est la seule possible, donnez-lui le caractère légal ; et quand nous disons aux autres : Quoi que — pardonnez-moi les termes — vous puissiez penser de cette Assemblée, envers laquelle vous êtes sévères, comme on l'est envers nous, pour laquelle vous n'avez pas de confiance, nous, au lieu de vouloir la dissoudre, nous voulons, pour ce qui nous regarde, qu'elle dure assez longtemps pour faire les lois de la République conservatrice. Une fois de plus, M. Thiers était prophète. L'Assemblée, à droite aussi bien qu'à gauche, se refusait à la nécessité qui, cependant, était en elle, et que, seul, le vieillard clairvoyant discernait, celle de fonder la République. Il termine. Sa péroraison est à la fois pleine de vigueur et de mélancolie. C'est un adieu, et c'est aussi un sarcasme : il rend, en un instant, à ses adversaires les sévérités dont ils l'ont accablé. Maintenant, j'arrive au terme de ce discours. La politique conservatrice est celle que je viens de décrire : c'est celle qui se place entre les extrêmes, entre ceux qui ne veulent pas constituer, parce qu'en constituant, on ne constituerait pas la monarchie, et ceux qui veulent, d'une autre Assemblée que vous, qui ne veulent pas vous laisser le temps de faire ces lois, parce qu'ils espèrent d'une Constituante la satisfaction de ce qu'ils appellent leurs convictions, et de ce qu'ils ont le droit d'appeler. C'est entre ces deux extrêmes que chemine notre politique. Cette politique, je le répète, est celle qui est placée entre tous les extrêmes, garantissant l'ordre matériel d'une manière infaillible et tâchant de rétablir l'ordre moral par la solution des questions difficiles, solution à vous abandonnée, car c'est à vous d'examiner ces lois, de les discuter, d'y consacrer le temps nécessaire. Je sais bien qu'on nous a dit hier que ces moyens ne suffisaient pas. Quant à moi, je n'en sais pas d'autre. On nous a dit, avec une pitié dont j'ai été très touché... (on sourit) qu'on plaignait notre sort, que nous allions être des protégés, des protégés de qui ? du radicalisme. On m'a prédit, à moi, une triste fin. Je l'ai bravée plus d'une fois pour faire mon devoir ; je ne suis pas sûr que je l'ai bravée pour la dernière fois. Et puis, on nous a dit qu'il y avait une chose fâcheuse, outre une fin malheureuse : c'était d'y ajouter le ridicule. On me permettra de trouver cela bien sévère. Un homme qui aurait servi son pays toute sa vie, qui aurait, dans les temps les plus difficiles, sacrifié sa popularité pour la vérité, qui aurait rendu des services que je ne prétends pas avoir rendus, un tel homme, peut-être, pourrait traiter avec cette pitié des hommes comme ceux qui sont sur ces bancs (l'orateur désigne le banc des ministres). Je remercie l'orateur de ses sentiments compatissants (rires à gauche). Qu'il me permette de lui rendre la pareille et de lui dire aussi que, moi, je le plains. De majorité, il n'en aura pas plus que nous ; mais il sera un protégé aussi, je vais lui dire de qui... d'un protecteur que l'ancien duc de Broglie aurait repoussé avec horreur : il sera le protégé de l'empire ! Le discours de M. Thiers fut écouté en silence : Je ne fus pas interrompu une seule fois, dit-il, malgré tout ce qu'il y avait de vif, de rude même dans mes paroles. Ou ne voulait rien compromettre par des incidents imprudents[9]. Les dernières paroles de M. Thiers furent suivies d'une longue agitation. Le discours était adroit et fier, le plus persuasif peut-être qu'il eût prononcé[10]. Et puis, l'on songeait à tout ce qu'il y avait de respectable dans la victime au moment où le sacrifice se préparait. Presque tous les députés se levèrent, se tinrent debout à leur place et se livrèrent à des colloques animés. La séance fut suspendue pendant plus d'une demi-heure. La majorité reprend haleine ; mais elle d'hésite pas. Deuxième M. Thiers est condamné. Il faut l'exécuter au plus vite. La loi exige que la séance soit levée après l'audition du président de la République. Il est près de midi. La seconde séance est fixée à deux heures. M. Buffet ajoute : En dehors de la présence de M. le président de la République. M. Thiers n'accepta pas sans protester cette dernière déclaration de M. Buffet. Déjà, dans la lettre par laquelle il demandait à prendre part à la discussion, il n'avait pu s'empêcher de lancer une épigramme contre la loi de la commission des Trente. Cette fois, il se rendit chez M. Bullet et lui annonça son intention d'assister à la fin du débat. Un dialogue très vif s'engagea. Votre présence à l'Assemblée, à quelque titre que ce soit, est formellement interdite par la loi, répondit le président. — Et si je me rends dans la tribune présidentielle, réplique M. Thiers avec vivacité, que pourrez-vous faire ? — Je ferai immédiatement évacuer cette tribune et toutes les autres, s'il le faut, n'hésita pas à dire M. Buffet. Il ne voulut pas comprendre que la volonté de M. Buffet l'empêchait d'assister à sa propre exécution. M. Thiers était vaincu. On dit, qu'il lui resta pourtant, jusqu'à la fin, quelque espoir. A deux heures, deuxième séance. M. Casimir-Perier, ministre de l'intérieur, prend la parole au nom des nouveaux membres du cabinet. Son intervention a surtout pour objet de manifester la solidarité du ministère avec le président. En même temps, il signale, en face du péril social, le complot monarchiste ; il dénonce la coalition sans avenir qui, en cas de succès, sera maîtresse du pouvoir, et enfin il affirme, lui, royaliste d'hier, héritier d'un nom comme celui de Casimir-Perier, la nécessité de fonder la République. La clôture de la discussion est prononcée. M. Ernoul propose l'ordre du jour suivant : L'Assemblée nationale, considérant que la forme du gouvernement n'est pas en discussion ; Que l'Assemblée est saisie de lois constitutionnelles présentées en vertu d'une de ses décisions et qu'elle doit examiner ; Mais que, dès aujourd'hui, il importe de rassurer le pays en faisant prévaloir dans le gouvernement une politique résolument conservatrice, Regrette que les récentes modifications ministérielles n'aient pas donné aux intérêts conservateurs la satisfaction qu'ils avaient le droit d'attendre, Et passe à l'ordre du jour. On suivait exactement le plan élaboré par le duc de Broglie. On écartait, la question des institutions pour ne considérer que la question politique. Peu importait la forme du gouvernement pourvu que, selon le mot de M. Batbie, ce fût un gouvernement de combat. On allait passer au vote. Bien que toutes les précautions fussent prises, le résultat pouvait être considéré comme douteux. Les partisans de M. Thiers s'étaient comptés récemment dans le scrutin pour l'élection de M. Martel et ils avaient paru les plus nombreux. L'intervention directe du président avait toujours eu, jusque-là, pour effet de ramener quelques hésitants. Comme il arrive généralement, plusieurs des votants, soucieux de faire partie de la majorité : du lendemain, attendaient un indice pour apaiser le trouble fugitif de leur conscience. C'est alors qu'on voit monter à la tribune un membre du centre droit, M. Target, ami de M. Thiers et beau-frère de M. Buffet. Soucieux, dit-il, d'éviter toute ambiguïté dans le vote, il fait la déclaration suivante : Tout en nous associant à l'ordre du jour, afin de bien préciser la pensée et la portée de notre vote, nous nous déclarons résolus à accepter la solution républicaine telle qu'elle résulte de l'ensemble des lois constitutionnelles présentées par le gouvernement, et à mettre fin à un provisoire qui compromet les intérêts matériels du pays. Nous entendons, en adoptant l'ordre du jour de M. Ernoul, manifester la pensée que le gouvernement du président de la République doit faire prévaloir désormais, par ses actes, une politique nette et énergiquement conservatrice. M. Target parlait au nom des conservateurs républicains. On rapprochait donc, dans une seule phrase et dans une seule formule, les deux thèses adverses. On fermait les yeux sur le véritable objectif de la bataille, c'est-à-dire le renversement de M. Thiers : en proclamant la nécessité de la République, on écartait le fondateur ou le défenseur de la République. Énergiquement applaudie à droite et au centre droit, la déclaration de M. Target soulève les protestations de la gauche. On réclame les noms des signataires. M. Buffet en donne complaisamment lecture : MM. Target, Paul Cottin, Prétavoine, Baisai', Mathieu - Bodet, Lefébure, Caillaux, Eugène Talion, Louis Passy, Albert Delacour, Léon Vinglain, Descilligny, Dufournel, Daguilhon, E. Martell, petit bataillon qui décida du combat. On propose l'ordre du jour pur et simple. M. Dufaure déclare que le gouvernement accepte cet ordre du jour. Il est mis aux voix et est repoussé par 362 voix contre 348. Le gouvernement de M. Thiers était battu à 14 voix de minorité. Un tumulte indescriptible suivit la proclamation de ce scrutin. MM. Broël et Antonin Lefèvre-Portalis essayent de sauver M. Thiers en proposant un ordre du jour de confiance. Mais il est trop tard. Les dés sont jetés. On passe au vote sur l'ordre du jour Ernoul. La gauche demande le scrutin à la tribune, qui eût dénombré les votants. Il est repoussé par 366 voix contre 342. Enfin, l'ordre du jour Ernoul est adopté par 360 voix contre 344. La coalition l'emporte avec une majorité de 16 voix ! Elle entendait user immédiatement de la victoire. Baragnon monte à la tribune et prie le gouvernement de faire connaître ses intentions. Il propose aussi une nouvelle séance, le soir même, à huit heures. M. Dufaure proteste, au nom du gouvernement, contre une hâte qui lui paraît presque injurieuse. Soyez tranquilles, dit-il avec une dure ironie, la France ne restera pas sans gouvernement. Il ajoute que les ministres vont se rendre chez le président de la République ; ils ne font aucune opposition à ce que l'Assemblée, si elle le juge convenable, ait une séance de nuit. M. Emmanuel Arago lui succède pour constater qu'on se réunira sans ordre du jour et, par conséquent, dans l'unique but : de sommer M. Thiers d'avoir à donner sa démission et à céder la place à son successeur dans la minute. C'était là, en effet, la volonté formelle de la majorité. Après la séance, les membres des bureaux des quatre réunions parlementaires de la majorité se réunissent, sous la présidence du général Changarnier, pour se concerter une dernière fois. On se demande tout d'abord ce que l'on ferait, si M. Thiers, se bornant à changer le ministère, conservait le pouvoir. On estime qu'un seul homme pourrait être appelé par le président, ce serait M. de Goulard, celui qu'on appelait, plaisamment, le Polignac du provisoire. M. Daru est chargé de joindre M. de Goulard et de le prévenir que, s'il acceptait une mission quelconque de M. Thiers, la droite ne le soutiendrait pas. Toutes les précautions sont prises. Il faut maintenant aviser à la désignation du successeur de M. Thiers. Presque tous les membres de la majorité étaient au courant des décisions arrêtées lors de la réunion du 18 mai chez M. de Broglie. Cependant, le général Changarnier ne savait rien. Quelques amis prononcent son nom. Il ne cachait guère qu'il se considérait comme élu. Mais M. Baragnon propose le maréchal de Mac Mahon. Les sentiments de la réunion se dévoilent à son embarras même. Le vieux général comprend alors. Sa bouche se tordit un peu sous sa moustache grise ; il passe la main sur son front et prenant son parti, en homme d'action, il s'exécute galamment : il renonce, comme il avait déjà renoncé en 1848, et, cette fois, même sans amertume apparente : — Messieurs, dit-il d'une voix ferme, si vous croyez que le nom du maréchal de Mac Mahon est celui qui répond le mieux à la situation, je veux être le premier à le proposer et à le proclamer. La réunion, libérée, acclame le nom du maréchal. Comme l'avait demandé M. Baragnon, on tient, à neuf heures du soir, la troisième séance de la journée. Immédiatement après l'adoption du procès-verbal, M. Dufaure monte à la tribune et fait la déclaration suivante : Ainsi que j'ai eu l'honneur de vous l'annoncer à la fin de votre dernière séance, nous nous sommes retirés, mes collègues et moi, par devers M. le président de la République. Nous lui avons donné nos démissions, il a bien voulu les accepter, et il m'a remis, en même temps, le message que je transmets à M. le président de l'Assemblée. M. Buffet fait alors connaître le message de démission de M. Thiers : Versailles, le 24 mai 1873. Monsieur le Président, J'ai l'honneur de remettre à l'Assemblée nationale ma démission des fonctions de président de la République qu'elle m'avait conférées. Je n'ai pas besoin d'ajouter que le gouvernement remplira tous ses devoirs jusqu'à ce qu'il ait été régulièrement remplacé. Recevez l'assurance de ma haute considération. Signé : A. THIERS, Membre de l'Assemblée nationale. La signature était à peine lue, que le général Changarnier demandait la parole pour proposer de procéder immédiatement à l'élection du nouveau président de la République. Sans lui accorder la parole, M. Buffet lit à l'Assemblée la proposition suivante : Les soussignés, vu la démission de M. Thiers, président de la République française, proposent à l'Assemblée de procéder immédiatement au scrutin sur la nomination de son successeur. Dans sa hâte, M. Buffet omet de donner acte de la démission du président. Sur l'observation présentée à ce sujet par le général Billot, il le fait et ajoute quelques paroles aussitôt interrompues par la gauche. Il doit renoncer à prononcer l'éloge de M. Thiers. Après avoir protesté, il met aux voix la motion Changarnier, tendant à nommer immédiatement le président de la République. Quelques membres de la gauche demandent le renvoi aux bureaux. Mais on fait observer qu'il s'agit d'une nomination et non d'une proposition. On vote. Sur 721 membres qui assistaient à la séance, 391 seulement prirent part au scrutin. La gauche entière s'abstint, à la seule exception de M. Laurier, qui vota pour M. Grévy. Le maréchal de Mac Mahon fut élu par 390 voix. Il était onze heures du soir. Le bureau se rendit auprès du maréchal de Mac Mahon pour lui notifier la décision de l'Assemblée nationale. Une demi-heure après, la séance était reprise et M. Buffet faisait la déclaration suivante : Messieurs, conformément aux ordres de l'Assemblée, une députation de son bureau, dont j'avais l'honneur de faire partie, s'est rendue auprès de M. le maréchal de Mac Mahon et lui a fait part de la décision de l'Assemblée. Je dois dire que, pour vaincre la résistance, les objections et les scrupules de l'illustre maréchal, nous avons dû faire un énergique appel à cet esprit de dévouement et de sacrifice au pays, dont le maréchal a déjà donné tant de preuves, et dont il donne aujourd'hui une preuve plus éclatante encore en acceptant les hautes, mais si difficiles fonctions que l'Assemblée lui confie. Je suis chargé par M. le Maréchal — ce qui est peut-être d'ailleurs superflu — d'exprimer l'espérance et la conviction que MM. les ministres actuels continueront à exercer leurs fonctions jusqu'à ce qu'un nouveau ministère ail été formé. La séance était levée à minuit moins dix. M. Thiers était renversé, et il était remplacé. On avait précipité les événements, de peur qu'une dernière habileté du vieux parlementaire ne les retournât en sa faveur. Mais, par la loi des Trente, il était serré dans des bandelettes solides que M. Buffet tenait d'une main ferme. Tout mouvement lui était impossible. Sa chute n'était pas une révolution, mais une exécution. La disparition de M. Thiers émut la France et l'Europe. Quoique l'événement fût prévu, il y eut, partout, de la surprise et de l'inquiétude. La France perdait quelque chose de l'estime que sa conduite, sous la direction du vieux président, lui avait value depuis la guerre. Les partis l'emportaient. L'ère des crises et dos imprudences allait-elle se rouvrir ? La droite renversait M. Thiers avant même qu'il eût mis à exécution la convention de libération conclue par lui, deux mois auparavant, comme si l'on eût voulu lui enlever l'honneur du grand acte que sa volonté tenace avait accompli. Il s'était plaint beaucoup, trop peut-être, de l'ingratitude des partis ; mais, maintenant, on lui donnait raison. Il y avait, dans la précipitation de l'attaque et de la victoire, quelque chose de malséant. On dit que la reconnaissance n'a rien à voir avec la politique et que ni les constitutions ni les lois ne se font par sentiment. C'est vrai. Mais les solutions que l'on apportait n'étaient pas si claires ni si heureuses qu'il fût nécessaire d'enlever brusquement à M. Thiers un pouvoir dont il ne faisait pas trop mauvais usage. Non, ce n'était pas pour le pays qu'on tremblait, c'était pour un système politique dont les dernières chances disparaissaient de jour en jour. La monarchie, déjà blessée et demi-morte, était le corps sur lequel on se battait. M. Thiers, la veille même de la journée parlementaire qui amena sa chute, avait expliqué, avec sa précision et sa clarté habituelles, le véritable sujet du conflit : Les candidats battus aux récentes élections, tous conservateurs de droite, ont été battus pour cause de monarchisme (mot, emprunté au patois politique) réel ou soupçonné. Voilà la vérité pure ; mais, d'un certain côté, on appelle rouge quiconque appuie le gouvernement. Il n'y a donc pas de quoi s'alarmer au point où on le fait sincèrement ou par une feinte calculée. Du reste, nous allons présenter des lois qui prouveront, que nous ne nous endormons pas au bord du précipice et que nous ferons, pour sauver l'avenir, tout ce qui est humainement possible. Et c'est précisément, parce qu'il proposait ces lois que M. Thiers fut jeté au précipice sur le bord duquel il se penchait. M. Thiers a rendu des services à la France ; il eu rendrait encore, c'est possible ; mais il faut qu'il tombe avant d'avoir fondé la République, voilà la véritable raison de sa chute. Dans ce débat, magistral, qui se formulait en deux termes
: république ou monarchie, il y avait un autre débat plus grave encore. On
sentait que la démocratie, selon l'expression déjà employée, coulait à pleins bords. C'était contre elle que M. Batbie réclamait
un
gouvernement de combat. Les nouvelles couches sociales montaient les unes sur les
autres comme des flots menaçants. Mais, ici, M. Thiers, comme ses
adversaires, était déjà débordé. M. Thiers a été renversé par la droite. Il eût été renversé par la gauche. Les barrières qu'il eût essayé d'élever étaient aussi fragiles que ces chinoiseries qu'il raillait tant. On avait pu l'enchaîner lui-même : eût-on pu ligoter un pays tout entier ? Comme Hercule enfant, le suffrage universel rompait les liens qu'on lui imposait. Il fallait maintenant lui faire sa place, ou plutôt lui laisser la place : elle lui appartenait tout entière. Aveuglement des passions politiques : les conservateurs ne virent pas qu'en renversant M. Thiers, ils renversaient le dernier des conservateurs ; les républicains ne comprirent pas que cette Assemblée, qu'ils attaquaient si violemment, fonderait, pour de longues années, en France, le régime républicain ! Pour obtenir l'acceptation du maréchal de Mac Mahon, il avait fallu, malgré les engagements pris, vaincre sa résistance, ses objections et ses scrupules. Il assistait, paraît-il, à la séance de l'Assemblée ; près de Mme Dufaure ; il lui disait : Faites donc parler votre mari ; avec lui, tout ira bien. Mais que M. Thiers se taise ; il brouillerait tout. Sa présence devint gênante, un peu pour tout le monde. On l'engagea à quitter la salle, sans qu'il sût trop pourquoi. Dès que la démission de M. Thiers devint certaine, un des amis du maréchal, qui n'était pas député, vint le prévenir et lui dire que l'Assemblée allait probablement le nommer président de la République. Le maréchal se récria. Il dit que M. Thiers était indispensable et que, quant à lui, il ne pourrait accepter. Il n'oubliait pas que M. Thiers l'avait nommé au commandement en chef de l'armée. M. Thiers connaissait ces scrupules du héros de Magenta. Nous avons rappelé qu'à l'occasion du procès intenté contre le Figaro par le général Trochu, le maréchal avait, devant M. Thiers, déclaré qu'étant, le matin, général de Napoléon III, il n'admettait pas que l'ex-gouverneur de Paris eût accepté, le soir, d'être le général de la République. M. Thiers avait interprété ces paroles dans le sens que leur avait attribué le général de Cissey : Il a voulu dire qu'ayant été votre général, il n'accepterait jamais d'être le général de vos adversaires[11]. C'est cette parole qui avait fait croire à M. Thiers, comme il le dit à M. Jules Simon, que le maréchal de Mac Mahon refuserait d'être son successeur. La loyauté du maréchal faisait son hésitation. Il commanda sa voiture, prit son épée et se fit conduire à la présidence. Il insista auprès de M. Thiers pour que celui-ci gardât le pouvoir, du moins jusqu'à la libération du territoire. M. Thiers dit qu'il en avait assez, que la majorité était ingouvernable, et qu'après lui personne ne pourrait gouverner. Le maréchal demanda conseil à M. Thiers sur ce qu'il aurait à faire au cas où l'Assemblée l'appellerait, lui maréchal, à la présidence. M. Thiers n'était pas d'humeur à considérer de sang-froid une difficulté politique qui avait sa chute pour point de départ. On raconte que M. Thiers répondit sèchement au maréchal : Vous êtes seul juge. Si vous me promettez de revenir sur votre détermination et de retirer votre démission, je refuserai, répliqua le duc de Magenta. — Quant à cela, maréchal, c'est moi qui suis seul juge en cette affaire. Je n'ai jamais joué la comédie, je ne jouerai pas celle-là[12]. Si le mot est exact, il était injuste et déplacé. La situation n'avait évidemment, pas d'autre issue raisonnable que l'acceptation. Avant d'être le général de M. Thiers, le maréchal de Mac Mahon était celui de l'Assemblée, de l'Assemblée souveraine et, par conséquent, du pays. Il rentra à l'hôtel du commandement, rue de Gravelle. Là, il trouva le bureau de l'Assemblée qui venait lui notifier le vote. L'entrevue dura vingt minutes environ. M. Buffet fut persuasif, éloquent. Comme le dit spirituellement le document auquel nous empruntons ces détails, il avait l'art de faire céder les autres, bien qu'il ne cédât jamais lui-même. Parlant au nom de l'Assemblée souveraine, il finit par l'emporter sur les hésitations et les scrupules du maréchal. La décision Le premier mot de celui-ci est un mot d'obéissance : — Puisque c'est, eu quelque sorte, un devoir de salut public que vous voulez m'imposer, dit-il, je me soumets. Et il ajouta : J'ai accepté les fonctions de président ; je compte que chacun, connue moi, ne pense qu'à l'intérêt sacré du pays. Merci, Messieurs, je compte sur tous les concours et je les estime trop pour ne pas les apprécier. M. Buffet et le bureau quittèrent le maréchal, pour aller rendre compte à l'Assemblée. La séance était levée quand le nouveau président, de la République fit parvenir au palais la lettre suivante, adressée à l'Assemblée nationale : Messieurs les Représentants, J'obéis à la volonté de l'Assemblée, dépositaire de la souveraineté nationale, en acceptant la charge de président de la République. C'est une lourde responsabilité imposée à mon patriotisme. Mais, avec l'aide de Dieu, le dévouement de notre armée, qui sera toujours l'armée de la loi, l'appui de tous les honnêtes gens, nous continuerons ensemble l'œuvre de la libération du territoire et du rétablissement de l'ordre moral dans notre pays ; nous maintiendrons la paix intérieure et les principes sur lesquels repose la société. Je vous en donne ma parole d'honnête homme et de soldat. Maréchal DE MAC MAHON, Duc de Magenta. Le soir même, le maréchal de Mac Mahon, deuxième président de la République française, prenait possession de ses fonctions en adressant aux préfets la proclamation suivante qui l'ut affichée, le dimanche 25 mai, dans toute la France ; M. Casimir-Perier, ministre de l'intérieur, avait, en effet, donné l'ordre que tous les bureaux télégraphiques restassent ouverts pendant la nuit : Aux Préfets : Je viens d'être appelé, par la confiance de l'Assemblée nationale, à la présidence de la République. Aucune atteinte ne sera portée aux lois existantes et aux institutions. Je réponds de l'ordre matériel, et je compte sur votre vigilance et votre concours patriotique. Le ministère sera constitué aujourd'hui même. Le Président de la République, Maréchal DE MAC MAHON. Ainsi s'achève le drame de ces trois années où la France fut si malheureuse. Le me siècle l'avait vue grande et prospère. Même parmi ses erreurs et ses entrainements, elle avait servi et honoré l'humanité. Après la Révolution, la victoire napoléonienne avait conquis et libéré les peuples. La littérature, la science, l'art français avaient enrichi, sans trêve, le patrimoine de la civilisation. Et ce siècle n'en était pas à son déclin qu'il avait vu, une fois encore, la France vaincue, démembrée. Le pays avait été accablé ; la population avait diminué de deux millions d'âmes ; la fortune publique avait subi une perte sans précédent. La guerre civile avait suivi la guerre étrangère : on avait entrevu la séparation possible de Paris et de la France. Deux provinces, les meilleures, les plus chères, avaient été détachées. La France, selon le mot cruel de ses adversaires, avait été saignée à blanc. On pouvait croire à son agonie. Sa politique généreuse avait encouragé, chez les autres, la réalisation de l'unité, dont elle-même avait donné l'exemple. Elle n'avait pas tenu compte des avertissements qui lui venaient, non seulement des siens, mais de l'étranger. En 1866, quelqu'un disait publiquement, et à son adresse : Il ne peut être désirable pour la France, qu'en Allemagne s'élève une puissance supérieure en force, un empire de soixante-quinze millions d'âmes, qui s'étendrait jusqu'au Rhin. Ces paroles avaient été prononcées par M. de Bismarck en plein Parlement. Elles dénonçaient le péril autrichien. La France s'était réveillée en face du péril prussien[13]. L'Allemagne, guérie des longues suites de la guerre de Trente ans, reprenait, en Europe, la place qu'elle avait, occupée au Moyen-âge : elle était redevenue l'Empire. Mais l'axe était au Nord maintenant, non au Sud. L'empire nouveau avait voulu se faire proclamer à Versailles. La masse compacte que faisait ainsi, au milieu de l'Europe, la Germanie reconstituée pesait d'abord sur la France. Resserrée dans des frontières plus étroites, celle-ci était refoulée vers les mers occidentales. Let prépondérance que sa population, ses armées, sa langue, son influence lui assuraient en Europe, disparaissait en raison de la force comparative des agglomérations récentes. Sur le Rhin, cette phase de l'histoire européenne se réglait contre elle. Une solution qu'on voulait croire définitive était intervenue. La victoire affirmait qu'au delà de la nouvelle frontière, il n'y avait plus de France. Mais les choses ne sont pas si simples. Tout d'abord, même
dans la séparation, les volontés n'avaient pas fléchi. Au XIXe siècle, on
répétait la parole déjà entendue au XVe siècle : La terre prise, les cœurs ne se mouvront.
L'âme commune se perpétuait. Je ne tiens pas tant que ça à avoir une quantité de Français chez
nous, avait dit M. de Bismarck ; et il disait encore : Nous ne devons pas
nous flatter d'arriver très promptement à ce qu'en Alsace la situation soit
comme en Thuringe, sous le rapport des sentiments allemands. Il
s'abstenait volontairement d'examiner une pareille éventualité pour les
populations lorraines. Ces paroles et ce silence émanaient d'un sentiment
juste : le problème demeure. Il reste une autre France qui survit et subsiste au delà des frontières. C'est celle qu'une histoire antique a fait pénétrer, en quelque sorte, dans la vie commune de l'Europe, c'est celle qui puise sa force dans son activité, dans son influence, dans son rayonnement. Celle-là est insaisissable et indestructible : Il y a donc de la France partout, dit un soldat[14]. Cette France impérissable s'était ressaisie avec une vivacité, une vitalité singulières, au lendemain des désastres qui l'avaient accablée. Ses adversaires avaient été si étonnés de cette résurrection qu'ils lui en faisaient un grief. Le relèvement si prompt vient du peuple français, de son ressort, de son optimisme, de sa belle humeur. La France était encore accablée et prostrée qu'elle souriait parmi ses larmes. Mobile et légère, elle croit peu au perpétuel et au durable dans les œuvres des hommes. Elle laisse passer l'orage et se remet au travail. Après la guerre et après la Commune, quelques mois écoulés, il y eut, en France, une explosion incroyable d'activité et de prospérité. Nous aurons à exposer, dès les premières pages du prochain volume, — ce que nous n'avons pu dire dans celui-ci, — la vie du pays, le mouvement de l'opinion, les manifestations de cc relèvement, de ce renouveau. Elles furent si nombreuses et si diverses, dans les affaires, dans la production industrielle, dans la littérature, dans la science, dans les arts, dans la direction de l'esprit public, qu'elles méritent d'être signalées en détail ; elles furent si éclatantes que, malgré le parti pris d'une opinion extérieure prévenue, — et un peu déçue, — elles s'imposèrent à tous, aux indifférents, aux adversaires. Il est facile de reconnaître quelque chose de ces dispositions renaissantes de la nation dans le jeu des organismes politiques qui fonctionnèrent dès que la crise évolua vers son terme : le gouvernement de la Défense nationale, l'Assemblée de Versailles et le gouvernement de M. Thiers. Il serait hors de mon sujet d'insister sur la noblesse des sentiments qui animèrent les hommes du 4 Septembre : leur effort désespéré ajouta quelque chose à la physionomie historique de la France. On est tout aussi à l'aise quand on parle de l'Assemblée nationale. La France l'avait élue dans des circonstances où le malheur, le trouble, le désordre eussent justifié bien des erreurs. Or, personne ne conteste, aujourd'hui, que cette Assemblée, mandatée par le peuple, fut digne de ce peuple et à la hauteur des événements. Elle sut résister à ses propres entraînements. Le bon sens et l'amour du pays arrêtèrent bien des fautes sur le point de se commettre. Elle accomplit lentement, mais avec persévérance, l'œuvre de reconstitution pour laquelle elle avait été choisie. Elle vit surgir de grands talents, de nobles caractères, — et pas une âme basse. N'est-il pas remarquable que, dans une crise pareille, où la France paraissait abandonnée de Dieu et des hommes, où le gouvernement responsable s'était effondré, où tant de compétitions pouvaient se faire jour, personne ne voulut prendre une autre voie que la voie droite ? On n'eut à se garder ni des ambitions traîtresses d'une famille de Guise, ni de la duplicité d'un Fouché, ni de l'intrigue corrompue d'un Talleyrand. Jamais la France ne fut plus sincèrement et plus loyalement aimée. M. Thiers, avec tous ses défauts et ses petitesses, était un homme compétent, autorisé, dévoué, un excellent patriote : son intelligence supérieure, son activité prodigieuse, sa longue vie publique, ses études l'avaient' préparé au rôle que les événements lui imposèrent. L'opinion lui fit confiance, comme il le méritait. Peu de peuples, en somme, dans des circonstances analogues, eussent vu sortir, de leur sein, un chef d'État pareil à ce petit bourgeois qui avait l'âme fière. La tâche qui lui incombait était triple : conclure la paix : réparer les maux causés par la guerre ; assurer au pays une forme politique durable, sinon une constitution. Dans la négociation des préliminaires, M. Thiers n'eut pas le temps, peut-être, de déployer ses grandes qualités. Engagé d'avance dans le parti de la paix, il fut pris au dépourvu, ne trouvant pas, auprès de lui, l'appui que donne naturellement un gouvernement régulier, une administration traditionnellement préparée et entraînée. Il crut devoir négocier seul, seul face à face avec le plus redoutable adversaire, et celui-ci vainqueur, M. de Bismarck ! On discutera, à la lumière des révélations qui se produisent chaque jour, la question de savoir si M. Thiers eût pu conclure un traité plus avantageux et s'il eût pu sauver Metz. Il négligea peut-être un peu trop la Conférence de Londres. Il ne tint pas assez compte de l'appui que lui prêtait, du moins pour la négociation, la détermination de Gambetta et de.ses généraux, de poursuivre la guerre jusqu'au bout. Mais, autour de M. Thiers tout le monde voulait la paix. Il n'eût pas été suivi s'il eût laissé entrevoir seulement la nécessité diplomatique de reprendre les hostilités. Il fut désarmé par les siens, plus encore que par ses adversaires. Et puis, il négociait à quelques lieues de Paris encore en armes et déjà en insurrection. Cependant il sauva Belfort et obtint une diminution d'un milliard sur le chiffre de l'indemnité. Dans tout le travail qui suivit la négociation fatale, rapatriement des prisonniers, liquidation de l'indemnité, évacuation progressive du territoire, vote de la loi militaire, il montra une énergie, une ténacité intelligente et souple, qui prouvent ce qu'il eût pu faire, au début, s'il eût été mieux secondé et si les circonstances n'eussent été si difficiles. Il fut l'organisateur des grands emprunts et le libérateur du territoire. Sa sagesse, son expérience, sa compétence fournirent, jusqu'à un certain point, caution pour la France. Les emprunts, il est vrai, furent onéreux. Le pays paya un peu cher la bitte fiévreuse de l'illustre vieillard. Mais pouvait-on payer trop cher la prompte libération des provinces occupées et du pays ? Dans cette seconde partie de sa tâche, M. Thiers fut vraiment admirable. Il mit la main à tous les grands projets et à toutes les grandes œuvres. Il reconstitua l'armée ancienne et prépara l'année nouvelle. Il renoua les relations avec l'Europe. Il sut passer entre le double écueil de la question romaine. Budgets, emprunts, impôts, réorganisation administrative, affaires commerciales et industrielles, tout porte sa marque et son empreinte. Ses manies mêmes avaient du bon, puisqu'elles l'amenaient à promener partout, sous ses lunettes clairvoyantes, l'œil du maitre. Sa correspondance diplomatique, abondante, précise, spirituelle, allant droit au but, et avec une aisance et une promptitude singulières, révèle la vigilance perpétuelle de l'homme au sommeil léger que le moindre bruit tenait, en éveil, qu'aucune occupation n'absorbait, entièrement et, qui n'était accablé par aucun travail ni par aucun devoir. A la tribune, dans son salon, dans les commissions et les conférences, il était toujours prêt et toujours préparé. Patriote expérimenté, il flattait, la noble blessée et lui rendait la vigueur, rien qu'à l'appel d'une voix familière où résonnait de l'histoire. Il était plein du passé. Le présent ne l'empêchait pas de penser sans cesse à l'avenir. A soixante-quinze ans, il gardait les longs espoirs et les vastes pensées. Sur la troisième partie de son œuvre, les sentiments sont plus partagés. Les passions politiques encore vives n'ont pas atteint le temps de l'impartialité. Monarchiste d'origine, de relations et peut-être de sentiment, M. Thiers fut l'initiateur de la République. Certains ont dit qu'il ne songeait qu'à rester au pouvoir et à perpétuer un provisoire qui le perpétuait à la présidence. Il s'est défendu, avec force, de ce sentiment mesquin. Son allure nerveuse et sa décevante habileté ont parfois autorisé les soupçons. Mais la révélation, maintenant obtenue, des difficultés qu'il rencontra, à l'intérieur et à l'extérieur, la connaissance exacte des faits dont il avait seul la clef, plaident pour lui. Il se désintéressa de la cause monarchique parce qu'une restauration durable lui apparut de réalisation impossible. Le pays ne la voulait pas Les partis dynastiques ne surent jamais abdiquer leurs préférences. Ils se déchiraient cruellement. Il alla vers la République, parce qu'il comprit que la France, dégoûtée des sauveurs, n'avait plus confiance qu'en elle-même, et qu'après les révolutions et les catastrophes qui avaient mis fin aux différentes expériences monarchiques, elle voulait prendre en main la conduite de ses destinées. Étant le bourgeois et le monarchiste qu'il était, avoir discerné l'avenir de la démocratie et de la République, ce n'est pas un acte d'égoïsme sénile, c'est une profonde et rare clairvoyance. Un esprit moins droit et moins ferme eût été tenté de jouer les Monk. D'ailleurs, il fut écarté pour s'être déclaré en faveur de la République et pour avoir soumis à l'Assemblée un projet de constitution républicaine. Ses ambitions personnelles eussent donc été bien mal averties. Le vote de l'Assemblée qui l'éloigna de la présidence ouvrit une crise constitutionnelle grave. Après une longue agitation, l'Assemblée dut revenir au point où elle en était quand elle le renversa. Si on l'eût écouté et suivi, cette crise dangereuse, ou tout au moins stérile, eût été évitée. Trente-trois années de paix intérieure et extérieure datent de son Consulat. La France a fait l'apprentissage de la liberté. Elle n'a pas encore pris ses lettres de maîtrise, c'est vrai ; la démocratie a commis des fautes. Quel est donc le régime qui peut se proclamer impeccable ? De 1815 à 1848, la période est aussi de trente-trois ans, et ce simple rappel de dates tranche le débat, du moins s'il s'agit de la stabilité. La France républicaine s'est mise à l'œuvre pacifiquement. Elle donne l'exemple d'une grande nation poursuivant sa destinée sous le poids d'un lourd passé, malgré les difficultés inhérentes à sa constitution politique et à la situation qu'elle occupe dans le monde. Elle a retrouvé, au dehors, des alliances et des sympathies que la doctrine prétendait lui interdire. Elle a étendu son domaine au delà des mers et se prépare à entrer vaillamment dans l'ère des concurrences universelles qui s'annoncent pour un prochain avenir. Elle a repris le contact avec cette Méditerranée qui fut son berceau. Elle accepte résolument toutes ses tâches et tous ses devoirs. Toujours active et toujours généreuse, rien d'humain ne lui est étranger. Elle reste fidèle à la formule confiante et optimiste qui fut toujours la sienne. L'expérience du passé lui a appris que la victoire ou la défaite ne sont que des incidents militaires et diplomatiques au cours d'une existence séculaire et dans le développement ininterrompu d'une dramatique histoire. FIN DU PREMIER VOLUME |
[1] M. Grévy avait été nommé huit
fois président de l'Assemblée nationale depuis le 16 février 1871. A chaque
scrutin, le chiffre des voix par lequel il était élu diminuait. Rien ne donne
une idée plus précise des progrès de la coalition qui devait aboutir au 24 Mai,
que le résultat des scrutins successifs pour l'élection présidentielle. En
voici le tableau :
16 février 1871 |
519 |
voix |
16 mai 1871 |
506 |
— |
16 août 1871 |
461 |
— |
5 décembre 1871 |
511 |
— |
5 mars 1872 |
494 |
— |
5 juin 1872 |
459 |
— |
12 novembre 1872 |
462 |
— |
17 février 1873 |
429 |
— |
A
ce dernier scrutin, 98 membres du centre droit votèrent ostensiblement avec un
bulletin blanc. M. Grévy ne pouvait se méprendre sur les intentions de la
majorité.
[2] Duc DE BROGLIE, La Mission de M. de
Gontaut-Biron à Berlin (p. 95).
[3] O. MONPROFIT, Les Murs de Paris, avril
1873.
[4] Cf. le récit de M. THIERS, dans Notes et Souvenirs
(p. 406).
[5] E. DAUDET, Le duc d'Aumale (p.
265).
[6] E. DAUDET, Le duc d'Aumale (p.
267).
[7] Ernest DAUDET, Le duc d'Aumale (p.
207). — M. Daudet ajoute en note qu'il tient ce récit du duc de Broglie.
[8] Duc DE BROGLIE, La Mission de M. de
Gontaut-Biron à Berlin (p. 85).
[9] Notes et Souvenirs (p.
408).
[10] Vicomte DE MEAUX, Souvenirs.
[11] Notes et Souvenirs (p.
267).
[12] PESSARD, Mes Petits Papiers (p.
325).
[13] Discours du prince DE BISMARCK (t. II, p. 40).
[14] H. DE BALZAC, La duchesse de Langeais.