Vers la paix définitive. — Intentions de l'Allemagne et de la France. La mission du général de Fabrice, puis du général de Manteuffel. Conventions annexes aux préliminaires de paix. — Les conférences de Bruxelles. — Comment les événements de la Commune pèsent sur les négociations simultanées de Compiègne et de Bruxelles. Échec des conférences de Bruxelles. — Entrevue de Francfort entre M. de Bismarck et M. Jules Favre. — Ultimatum de l'Allemagne. — La paix définitive est signée à Francfort, le 10 mai 1871 ; elle aggrave les clauses des préliminaires de Versailles. — Discussion du traité de Francfort à l'Assemblée nationale. — La question du rayon de Belfort. — Ratification du traité. — La France et l'Allemagne après la paix. — Les conférences de Francfort. — Délimitation de la nouvelle frontière. — Rétablissement des relations diplomatiques entre la France et l'Allemagne. — La mission de M. de Saint-Vallier à Nancy. I La France était en proie aux luttes civiles et aux dissentiments des partis : et pourtant, elle n'était assurée ni de son indépendance, ni même de son existence. Les armées étrangères occupaient près de la moitié du territoire national. Au moment où Paris était aux mains de l'insurrection, la paix avec l'Allemagne n'était même pas conclue. On en était toujours aux préliminaires signés à Versailles, le 26 février. D'après cet acte, il était convenu que les négociations définitives s'engageraient, aussitôt que possible, à Bruxelles, c'est-à-dire en territoire neutre. Les deux peuples qui venaient de se livrer le combat acharné d'où dépendait, pour l'un et pour l'autre, l'intégrité territoriale, l'empire, l'hégémonie, avaient une épreuve suprême à subir. Ils allaient se mesurer de nouveau. Mais, cette fois, ce n'était plus sur le champ de bataille. Le problème était tout intellectuel et moral. Il ne s'agissait plus d'une de ces victoires matérielles, fortuites peut-être, qu'une langue préparation ou une heureuse direction assurent, mais d'une de ces rencontres magistrales, où les esprits s'étreignent, où la sagesse décide et fonde pour l'avenir. Du côté de la France, la question était de savoir de quelle vigueur intime elle réagirait contre les événements qui l'avaient accablée et qui l'accablaient encore : ce qu'elle valait, et si, au moment où elle paraissait si voisine de la mort, elle reprendrait vie et force ; quelle confiance elle avait en elle-même, quelle confiance elle inspirerait aux autres, quel ressort, quelle vitalité ? La question était de savoir quelle bonne foi et quelle loyauté elle apporterait dans l'exécution de ses engagements, quel esprit de sacrifice dans l'acceptation des conséquences de ses fautes, quelle résignation dans la voie douloureuse où elle entrait, quel sentiment de solidarité nationale ; quelle prudence, quelles ressources et quelle abnégation, chez la génération présente, en vue de sauvegarder et d'aménager la survivance et le bonheur des générations futures ? Quant à l'Allemagne, il s'agissait de savoir si elle allait remplir la haute destinée que lui assurait la situation reconquise au milieu de l'Europe. Elle venait d'effacer, par un effort sans pareil, le dernier souvenir de la guerre de Trente Ans ; elle avait retrouvé la grandeur matérielle, la plénitude de vie, la vigueur exubérante qui l'avaient rendue fameuse dans les années prospères du Moyen-âge. Elle était, do nouveau, la matrice des peuples. Assise sur tous les grands fleuves, elle dominait les grands intérêts européens. Avec quelle sagesse, avec quelle autorité, avec quel tact, je dirai presque avec quelle bonhomie, l'Allemagne nouvelle allait-elle user de cette fortune imprévue ? Ne pas perpétuer l'état de guerre, inaugurer une vie européenne harmonieuse et pondérée, s'imposer par la raison plutôt que par la force, c'était une entreprise digne d'un vainqueur comblé par la fortune. Un Saint Louis l'eût tentée. Un Richelieu l'eût envisagée. M. de Bismarck, lui-même, avait donné, à Nikolsbourg, quelque idée d'un tel empire sur soi-même et d'une aussi forte modération. La période des hostilités était close. Le problème précis qui se posait était le suivant : quelle serait, entre les deux peuples, la nature des relations nouvelles ? Paix ou guerre, il fallait choisir, prendre parti. La plus médiocre des solutions, celle qui demandait le moins d'activité intellectuelle et le moins d'autorité sur soi-même et sur les faits serait le système de la paix armée. Cette dernière solution était celle des états-majors. Elle l'avait emporté à Versailles. Mais il restait, à Bruxelles, un dernier recours aux diplomates. Malheureusement, le germe funeste était déposé dans le texte de la convention des préliminaires. Il dit fallu une singulière énergie pour rompre avec les clauses de colère déjà ratifiées, ou du moins, il eût fallu une singulière habileté pour modifier le cours des choses, alors que la source même était empoisonnée. La grande faute de la diplomatie allemande et du prince de Bismarck, dans ces circonstances, vient peut-être du fait qu'ils furent surpris par leur victoire, au point qu'ils ne voulurent jamais la croire assez assurée et assez complète. Comblés par la guerre, ils ne se fièrent plus qu'à la guerre. Elle devint leur instrument unique. Ils la préparèrent toujours. Leur imprévoyance consiste à ne pas avoir prévu la paix durable. Ils firent tous les calculs, excepté le plus simple de tous. Ils envisagèrent toutes les éventualités, sauf la normale ; tant est faible la force de !l'homme fort ! Ne croyant pas à la paix, ils ne surent pas l'organiser ; elle fut, pour eux, une perpétuelle surprise, et dans un sens, un perpétuel échec. Voyons les faits : Pressé de retourner à Berlin, qu'il avait quitté en août 1870, M. de Bismarck accrédita, comme plénipotentiaire provisoire auprès du gouvernement français, le général baron de Fabrice. Il constituait ainsi, en France, une sorte de légation armée, qui eut d'abord son siège à Rouen, puis à Compiègne, à Soisy-sous-Étioles, à Nancy, et, enfin, à Verdun pendant un peu plus d'un mois. En créant ce rouage, à la fois diplomatique et militaire, le gouvernement allemand se conformait aux exigences de la situation. Quoique les hostilités eussent pris fin, l'armée pesait, d'un poids trop lourd sur les événements, elle avait des relations trop nombreuses et trop délicates avec le pays occupé pour qu'on ne laissât pas à ses chefs toute l'autorité, alors que la guerre était encore la maîtresse de la paix. C'est ainsi que plusieurs conventions annexes aux préliminaires de Versailles furent conclues : l'une, réglant la remise, aux autorités françaises, des services des chemins de fer et des postes et des télégraphes qui avaient été réquisitionnés par l'autorité allemande pendant l'invasion ; d'autres, déterminant les conditions du séjour des Allemands en France, le rapatriement des prisonniers français ; remettant, enfin, à la France, l'autorité civile et la perception des impôts dans les départements occupés[1]. Cependant, l'article 7 des préliminaires de Versailles stipulait l'ouverture, à Bruxelles, des négociations pour le traité de paix définitif. M. Thiers était pressé d'en finir. Dès le 9 mars 1871, il fit insérer au Journal officiel les noms des plénipotentiaires français : le baron Baude, accrédité en même temps, par le gouvernement français, comme ministre auprès du roi des Belges, et M. de Goulard, membre de l'Assemblée ami particulier du chef du pouvoir exécutif. Les noms manquaient d'éclat et les personnes d'autorité. D'ailleurs, en désignant M. de Goulard, M. Thiers entendait évidemment garder la haute main sur la négociation de la paix définitive et peut-être aussi assurer, jusqu'à un certain point, aux travaux de la Conférence, une sorte de collaboration de l'Assemblée. Les plénipotentiaires, pour l'Allemagne, furent le comte Harry d'Arnim, ministre de Prusse auprès du Saint-Siège, et le baron de Balan, ministre à Bruxelles. La Bavière, le Wurtemberg et le grand-duché de Bade désignèrent également des représentants. On institua, en outre, une commission militaire mixte, comprenant, pour la France, le général d'Outrelaine et le colonel Laussedat, et, pour l'Allemagne, le général von Strantz, l'ingénieur des mines Hauchecorne et l'assesseur de régence Herzog. Cette commission était plus spécialement chargée de donner son avis sur les questions de frontière, insuffisamment précisées par le traité des préliminaires. Les membres de la Conférence se réunirent le 24 mars 1871. Quelles que fussent les intentions réciproques, elles se trouvèrent, pour ainsi dire, tenues en suspens par l'événement si grave qui se produisit alors : la Commune éclatait. Cette nouvelle catastrophe était faite pour justifier, à l'égard de la France, toutes les méfiances : elle donnait, en même temps, à M. de Bismarck tous les avantages. Le gouvernement de M. Thiers allait être absorbé par la lutte intérieure. Ce n'est pas tout : au moment où on devait résister aux exigences nouvelles du négociateur étranger, on avait besoin de lui. Car il fallait lui demander de hâter le rapatriement des prisonniers qui allaient constituer l'armée appelée à réprimer l'insurrection. Comment supposer qu'il ne s'abandonnerait pas à des suspicions trop justifiées et qu'il n'abuserait pas d'une situation si favorable ? Dès cette époque, on voit se dessiner, dans l'esprit de M. de Bismarck, une double et contraire appréhension, qui n'est peut-être qu'un jeu très savant : il craignait, d'une part, qu'un parti violent ne s'emparât du pouvoir, en France, et que l'Allemagne n'eût à intervenir de nouveau pour assurer le paiement de la clope de cinq milliards contractée envers elle ; il craignait, d'autre part, que la France ne se relevât trop rapidement et qu'elle ne profitât d'un événement européen quelconque pour se précipiter dans la guerre de revanche, avant le paiement complet des cinq milliards[2]. Dans l'une ou dans l'autre hypothèse, le sort de cette créance l'inquiétait beaucoup. Ballotté entre les deux méfiances, il donnait et retenait, encourageait et terrifiait, pratiquant, dès lors, cette politique de la douche chaude et de la douche froide qu'il a baptisée lui-même par la suite. Allait-il plus loin ? Trempait-il dans les diverses conspirations qui se tramaient, à ciel ouvert ou occultement, contre le gouvernement, d'ailleurs si fragile, si éphémère qui dirigeait la France ? Les relations de l'Allemagne avec la Commune ont été empreintes d'une réserve, d'une courtoisie qui a souvent été remarquée ; la multiplicité des chassepots aux mains des insurgés, le rôle de Dombrowski, quelques autres indices ont permis parfois des soupçons que rien de précis, cependant, n'a confirmés. M. Jules Favre, qui examine la question, la résout par la négative : Pour moi, dit-il, je n'hésite pas à affirmer que le gouvernement allemand n'a ni préparé, ni provoqué l'insurrection de la Commune[3]. On sera probablement renseigné un jour, avec plus de précision, sur ces faits et sur l'habileté avec laquelle M. de Bismarck sut se servir de la menace d'une restauration impériale. On voit nettement, dans les pièces du procès d'Arnim, que c'est de ce côté qu'inclinaient les sentiments de la cour allemande, et M. Gavard dit qu'il en était de même en Angleterre. Un jour ou l'autre, on expliquera peut-être cette phrase de l'ambassadeur allemand à Paris, le comte d'Arnim : Mon opinion, déjà exprimée ailleurs, est que nous ne devons pas repousser les tentatives faites par les bonapartistes pour entrer en relations avec nous. Et cela d'autant moins qu'ils sont, de tous les partis, le seul qui cherche ouvertement notre appui et qui inscrive dans son programme la réconciliation avec l'Allemagne, — phrase confirmée par celle de M. de Bismarck : Le parti de l'empire bonapartiste est probablement celui avec lequel on pourrait encore se flatter, le plus raisonnablement, d'établir des rapports tolérables entre la France et l'Allemagne[4]. En tout cas, pour produire les effets divers par lesquels il compte inquiéter, surprendre et dominer le gouvernement français, le chancelier se sert, avec une habileté technique remarquable, des divers moyens de négociation dont il dispose. La menace d'une entente, soit avec la Commune, soit avec la famille impériale, est toujours évoquée au bon moment. D'ailleurs, la façon dont les doubles pourparlers se poursuivent, d'une part, à Bruxelles, où les diplomates sont réunis ; d'autre part, à Rouen, avec le général de Fabrice, et bientôt à Compiègne, où M. de Manteuffel, remplaçait M. de Fabrice, commande l'armée allemande d'occupation, colle procédure permet le double jeu. Par une singularité frappante, les chefs militaires se montrent généralement humains et accommodants, tandis que les diplomates sont pointilleux et exigeants. D'ailleurs, de Berlin, l'empereur et M. de Bismarck surveillent attentivement la partie, celui-ci se réservant toujours d'intervenir au besoin et de prononcer le quos ego. Pour achever le tableau, il faudrait marquer d'un trait, plus précis encore, la situation du prince de Bismarck lui-même. Le maitre de l'Europe était-il maître de sa propre situation ? La mystérieuse politique des cours n'embarrassait-elle pas, alors, des fils ténus de sa toile d'araignée, le géant vainqueur du destin ? Autour de l'empereur Guillaume, un parti nerveux, soupçonneux, insatiable, un parti violemment antifrançais, s'était perpétué, même après la guerre. C'était le parti de l'état-major, qui parait bien avoir trouvé, en ce temps-là dans le froid maréchal de Moltke, un chef puissant et implacable. C'est ce parti qui, nous l'avons vu, aurait imposé, dans les préliminaires de paix, la clause relative à Metz et à la Lorraine. Il reprochait au négociateur de n'avoir pas gardé Belfort ; il dénonçait bruyamment les faits pouvant rendre la France odieuse et ne reculait pas devant l'idée d'une guerre nouvelle, ayant pour issue la ruine complète et définitive de ce pays. Au dire de M. de Bismarck, le parti militaire, gonflé par les victoires allemandes, tenait le chancelier lui-même en échec. Celui-ci lui donnait des gages ou peut-être feignait de lui céder, au moment même où il dirigeait, à Versailles, à Bruxelles et à Compiègne, la rigoureuse négociation où se complaisait sa maîtrise diplomatique. On eût dit, en vérité, qu'il avait, parfois, le regret de n'avoir pas tiré tout le parti possible de la situation, de n'avoir pas vendu la paix assez cher, et qu'il ne pouvait résister à l'envie de revenir sans cesse sur un marché, dont il avait cependant dicté lui-même les conditions. Ce sentiment apparaît, dès le 6 mars, dans une dépêche adressée, de Rouen, à M. Jules Favre. Quatre jours à peine se sont écoulés, et il se plaint que les clauses de la convention ne soient pas déjà exécutées par un gouvernement qui ne dispose encore d'aucune ressource et d'aucun moyen d'action ! Dans ce document, plein de menaces, le chancelier affiche un vif sentiment de défiance à l'égard de la France. Selon son procédé habituel, il énumère les griefs et dresse un réquisitoire : Paris a conservé une garnison de plus de 40.000 hommes ; l'armée française n'a pas opéré son mouvement de retraite au sud de la Loire ; la France n'a pas encore restitué les prisonniers allemands ; la subvention destinée à l'entretien de l'armée d'occupation n'a pas été versée ; il annonce, en conséquence, qu'il suspend l'évacuation des départements de l'Ouest. Le ton de la lettre indique le caractère de dureté voulue, qui sera désormais celui de toute cette négociation : La répression et la punition de ces violations de la paix par des menaces de violence militaire est inévitable. Dès que la Commune éclate, les choses s'enveniment. On doutait, à Berlin, que le gouvernement de Versailles pût se rendre maître de la situation. M. le comte d'Arnim déclare, le 24 mars, que son gouvernement veut en finir au plus tôt. Simultanément, le général de Fabrice dit, à M. Jules Favre que l'Allemagne n'est pas éloignée de craindre une entente entre Paris et Versailles pour recommencer la guerre. Le 24 mars, M. de Balan donne lecture au ministre français d'une dépêche du prince de Bismarck où l'on annonçait à la France une intervention pour réprimer l'émeute, mais on offrait en même temps, au gouvernement de M. Thiers, l'appui matériel et moral de la Prusse pour la vaincre : double péril dont M. Thiers se sentait également menacé. Les travaux de la Conférence ne s'ouvrirent réellement, à Bruxelles, dans un salon du ministère des affaires étrangères, que le 28 mars. Les plénipotentiaires français n'avaient reçu, affirme-t-on, aucune instruction officielle. Il est probable, cependant, que M. Thiers se tenait en communication personnelle avec eux, et qu'il leur avait tracé la ligne de conduite à tenir. Par contre, M. le comte d'Arnim avait assisté, le 14 et le 15 mars, à deux conseils des ministres, dans lesquels toutes les stipulations importantes de la paix définitive avaient été examinées et arrêtées[5]. Les Allemands apportèrent, dès le début des conférences, un programme, posant les cinq conditions suivantes : 1° les cinq milliards de l'indemnité de guerre seraient payés en numéraire ; 2° la partie des chemins de fer comprise dans les territoires cédés serait remise à l'Allemagne, sans autre condition qu'une indemnité pour les obligataires ; 3° le traité de commerce de 1862 et tous les autres traités, abolis par la guerre, seraient remis en vigueur ; 4° une indemnité serait allouée aux Allemands expulsés de France ; 5° enfin, une clause relative au respect de la propriété privée sur mer serait introduite dans le traité de paix. Chacun de ces articles était une aggravation des clauses de la convention préliminaire. Cinq milliards en numéraire : l'Europe entière n'eût pu faire face à un tel déplacement monétaire. S'emparer, sans indemnité, des chemins de fer construits sur les territoires cédés à l'Allemagne, c'était porter atteinte à la propriété privée, car ces lignes n'appartenaient pas à l'État. Renouveler, sans discussion, le traité de commerce de 1862, c'était consacrer la subordination économique de la France, et lui enlever même les moyens de faire face à sa dette en organisant, selon les nécessités nouvelles, son système de tarifs et la défense de son commerce et de son industrie. Allouer une indemnité particulière aux Allemands expulsés de France, c'était ouvrir la porte à des réclamations infinies, et dont M. de Bismarck disait lui-même qu'il était impossible de les évaluer. Les plénipotentiaires français, en vertu de leur caractère et puisque la discussion était ouverte en pays neutre, c'est-à-dire avec toutes les garanties de liberté des débats, avaient pour simple devoir d'opposer un refus à des propositions si excessives, et, en vérité, irréalisables. S'inspirant du précédent de 1815, ils proposèrent : 1° de payer un milliard en espèces et le reste en inscriptions de rente 5 % ; 2° de fixer au 1er juillet 1871 l'évacuation du territoire français ; 3° comme contrepartie il la proposition relative au respect de la propriété privée sur mer, ils demandèrent d'introduire dans le traité une clause relative au respect de la propriété privée sur terre ; 4^ et enfin, par une juste application du droit et des précédents, ils demandèrent que l'Allemagne prît à sa charge la moitié de la dette nationale afférente à l'Alsace et à la partie de la Lorraine annexée. Par une singulière erreur, — les négociateurs allemands, tablant sur une prétendue omission de M. Thiers à Versailles, — cette matière importante n'avait pas été visée dans les préliminaires. Après avoir entendu les contre-propositions françaises, M. de Balan déclara que les projets d'articles qu'il avait fixés ne devaient pas soulever de discussion de principe. Voulait-on donner aux propositions allemandes le caractère d'un ultimatum ? Le 30 mars, M. de Fabrice accentuait encore l'attitude comminatoire du cabinet de Berlin, en télégraphiant à M. Jules Favre que le prince de Bismarck croyait indispensable d'entrer dans l'examen de la position qui pourrait être faite à l'Allemagne- par les éventualités de la crise actuelle. Il déclarait aussi aux plénipotentiaires français que la prolongation des pourparlers de Bruxelles pouvait être considérée comme une altération des préliminaires et un retour à l'état de guerre. Évidemment, on voulait, par tous ces moyens, exercer une pression sur le gouvernement français, et. on avait une arrière-pensée qu'on se réservait de découvrir au moment opportun. Pour entamer la lutte contre la Commune, M. Thiers avait
dei demander à l'Allemagne l'autorisation de porter de 40.000 à 80.000 hommes
la garnison de Paris, devenue l'armée de Versailles. M. Nétien, maire de
Rouen, fut chargé de la négociation. M. de Bismarck, qui comprenait, au fond,
bout l'intérêt qu'il avait à voir l'ordre se rétablir en France, consentit,
se réservant de faire payer cette concession à Bruxelles[6]. En effet, comme
le remarque M. Albert Sorel, dans son Histoire diplomatique de la guerre
franco-allemande, chaque avantage obtenu au
profit de l'ordre social fut payé par une retraite sur le terrain diplomatique. Deux fois, M. Jules Favre se rendit à Rouen pour régler, avec le général de Fabrice, les points litigieux. Dans l'anxiété où on était sur les intentions de l'Allemagne, dans la crainte où on s'entretenait de la voir intervenir à Paris, M. Jules Favre alla jusqu'à proposer, le 4 avril, de convertir simplement les préliminaires de la paix en traité définitif. Par contre, il était obligé de demander de porter l'armée de Versailles à 100.000, puis à 150.000 hommes, en y incorporant des prisonniers, dont il réclame, avec insistance, le rapatriement. Le prince de Bismarck consent à libérer nos soldats, mais il pèse d'autant plus sur les pourparlers de Bruxelles. Depuis un mois, la négociation traîne sans avancer d'un pas. On n'avait pas encore touché la question des frontières définitives, et c'était le nœud du débat. Le 3 avril, M. le comte d'Arnim l'aborde. Dans les préliminaires de Versailles, un seul point était resté en suspens : c'était la délimitation du rayon d'action qui devait être laissé à la France autour de la place de Belfort. De part et d'autre, on avait conçu, à ce sujet, divers projets de modification du traité. Le gouvernement français savait que le cabinet de Berlin aurait besoin de son concours pour rendre supportable la situation économique que l'annexion de l'Alsace-Lorraine allait créer aux provinces elles-mêmes et à l'Allemagne ; il espérait donc pouvoir, en se prêtant à des concessions sur ce point, obtenir l'accroissement, du rayon d'action autour de Belfort, de l'açou à rendre à la France les territoires compris entre Belfort et Mulhouse. Quant à l'Allemagne, elle éprouvait le regret de ne pas s'être assuré les terrains riches en minerai de fer qui s'étendaient sur la nouvelle frontière, du côté de Thionville et qui assuraient, en outre, les communications entre la France et le grand-duché de Luxembourg. C'est ce grave sujet qui fut abordé par le comte d'Arnim, le 3 avril, et qui donna lieu à l'une des principales discussions entre les plénipotentiaires des deux puissances. Les commissaires français répondirent par une contre-proposition tendant à modifier les préliminaires de paix dans le sens de la rétrocession à la France des territoires situés entre Mulhouse et Belfort. On était loin de compte. La discussion menaçait de s'éterniser. Les plénipotentiaires français discutaient pied à pied et par une argumentation qu'il y avait intérêt à étouffer, parce qu'elle était équitable et forte. Le mois d'avril s'écoulait. Pour peser sur la négociation, on harcelait la France de réclamations, tantôt sur les détails de l'occupation, tantôt sur les réquisitions. On menaçait le gouvernement d'une intervention allemande contre la Commune. M. Jules Favre est obligé d'écrire, le 26 avril : Je reçois votre télégramme ; je ne puis l'expliquer que par un dessein arrêté de tout rompre... Entre la Commune et l'Allemagne, le gouvernement français, si faible, est pris comme dans un étau. Cependant, M. de Bismarck se rend compte que le succès de M. Thiers contre la Commune n'est plus qu'une affaire de jours. Il veut alors conclure sans retard : en effet, l'ordre étant complètement rétabli, la France aurait plus de liberté d'esprit pour discuter. D'autre part, le service rendu à la cause générale de l'ordre pouvait attirer au gouvernement de M. Thiers les sympathies actives de l'Europe. Enfin, des bruits répandus inconsidérément dans les couloirs de Versailles sur l'impossibilité matérielle de payer, dans le temps voulu, une somme de cinq milliards ; l'orgueil, quelque peu tapageur, qu'affectaient un certain nombre de députés au spectacle de la reconstitution rapide de l'armée, tout cela, transmis à M. de Bismarck par ses agents, lui faisait redouter que la France ne fût bientôt en situation de discuter, avec plus de ténacité, les conditions de la paix. Dans les derniers jours d'avril, il se décide à peser, de toutes ses forces, sur le gouvernement français et à recourir, au besoin, à la procédure extrême de l'ultimatum. Le 2 mai, dans une dépêche plus menaçante que toutes les autres, raconte M. Jules Favre, le chancelier exprimait de très sérieuses craintes sur la bonne volonté qu'avait la France d'exécuter les préliminaires de paix. Le 3 mai, le général de Fabrice écrit à M. Thiers que les propositions françaises à Bruxelles sont contraires à l'esprit comme au texte des préliminaires. M. de Bismarck ne voulait pas rester plus longtemps dans l'incertitude. Il fallait s'entendre. Si les négociations n'aboutissaient pas, l'Allemagne occuperait Paris, soit par un accord avec la Commune, soit par la force, et, une fois en possession de ce gage, exigerait du gouvernement de Versailles que, conformément aux stipulations des préliminaires de paix, il ramenât ses troupes derrière la Loire. En même temps, usant d'un artifice qui avait été jusqu'ici infaillible, M. de Bismarck fait répandre le bruit qu'il négociait avec la famille impériale. M. Jules Favre était, comme il l'écrivait, à bout de patience, à bout de forces. Il se rend à
Soisy-sous-Étioles (Seine-et-Oise), où
s'était transporté M. de Fabrice, et demande une entrevue avec M. de
Bismarck, si celui-ci consentait à faire la moitié de la route. M. Thiers
écrit, lui-même, le 4 mai, au baron de Fabrice : Je ne veux pas décliner les engagements pris ; mais j'ai le devoir de
ne pas les laisser s'aggraver... C'est
pourquoi j'ai accueilli avec empressement et confiance l'idée d'une entrevue
entre le prince de Bismarck et MM. Jules Favre et Pouyer-Quertier... Le prince de Bismarck arrivait à ses fins, il arrachait ainsi la négociation aux lenteurs de Bruxelles. Rentrant en personne dans le débat, il se charge de brusquer les choses. La proposition qu'il avait suggérée est acceptée. Rendez-vous est pris, pour le samedi 6 mai 1871, à Francfort. Les conférences de Bruxelles furent rompues le 4 mai. M. Thiers adjoignait au ministre des affaires étrangères, M. Pouyer-Quertier, ministre des finances ; il leur donna pleins pouvoirs pour négocier, sauf à en référer à Versailles avant de conclure. Les deux ministres français quittèrent Versailles le 4 mai. Reconnu à la gare de Pantin, au moment où il allait prendre le train, M. Jules Favre faillit être enlevé par une bande d'insurgés. MM. Jules Favre et Pouyer-Quertier arrivèrent à Francfort le 5 mai, après midi. M. de Bismarck les rejoignit dans la nuit. Du côté français, ainsi que l'a déclaré M. Jules Favre à l'Assemblée nationale, l'étal d'esprit était tel qu'on était prêt à subir toutes les exigences de la Prusse. Quant à M. de Bismarck, il ne montrait qu'une foi assez médiocre dans le succès de l'entrevue. Le chancelier avait annoncé sa visite pour le lendemain ; M. Jules Favre, tenant à le prévenir, se rendit, dès le matin, accompagné de M. Pouyer-Quertier, à l'Hôtel du Cygne, où eut lieu une première entrevue. Cette conversation préliminaire fut très froide, de part et d'autre. M. Jules Favre expliqua qu'en proposant la rencontre, il avait voulu faire disparaître l'incertitude qui régnait à propos des relations entre les deux pays ; il déclara que la France était prête à conclure la paix définitive. M. de Bismarck répéta alors, avec une certaine âpreté, les récriminations antérieurement formulées. Il se plaignit amèrement de l'inexécution des clauses des préliminaires du 26 février, protesta contre la durée du second siège de Paris, se demanda si le gouvernement français aurait la force nécessaire pour venir à bout de l'insurrection. En tout cas, il considérait que tout se trouvait remis en question ; affirmait que les garanties de l'Allemagne disparaissaient et disait avoir reçu l'ordre, de l'empereur, d'en réclamer de nouvelles, qui feraient l'objet d'une convent ion additionnelle. Reprenant les termes des dernières communications du général de Fabrice, il déclarait qu'en cas de refus, l'Allemagne exigerait de la France la stricte exécution des préliminaires de Versailles, et notamment la retraite, derrière la Loire, de l'armée française, sauf 40.000 hommes. En outre, l'Allemagne entendait réserver sa liberté d'action pour la répression de l'insurrection de Paris, aussi bien que pour le choix de la ville où se poursuivraient les négociations ultérieures de la paix, Bruxelles étant désormais devenue impossible. A cette mise en demeure, M. Jules Favre répondit en protestant de nouveau de la loyauté de la France, en réitérant son offre de convertir en traité de paix définitif les préliminaires de Versailles et en alléguant que la non-exécution de certaines clauses de ce dernier traité était, momentanément, pour la France, un cas de force majeure. M. de Bismarck ne cacha pas que ce qu'il craignait surtout, c'était de voir s'évanouir les garanties de l'Allemagne, en ce qui concernait le paiement de la contribution de guerre. Il insista encore pour en obtenir de nouvelles, et ajouta : Je crois que si nous nous entendons sur ce point, nous aurons bien vite réglé tous les autres. M. Jules Favre l'ayant prié d'indiquer ses conditions, M. de Bismarck demanda qu'il fût stipulé que l'Allemagne resterait maîtresse d'apprécier le moment où, le gouvernement français lui paraîtrait assez solidement établi, pour que les troupes allemandes pussent évacuer la France. Maniant alors à son gré la discussion, et par un artifice auquel il se complaisait, il prit tout à coup un air sévère et il ajouta : Je ne puis vous cacher que je suis porteur d'un ultimatum que, grâce à la franchise de vos explications, je considère comme inutile ; cependant, je ne puis me soustraire à l'obligation de vous le remettre. Et il annonçait à M. Jules Favre que cette formalité aurait lieu le lendemain. En effet, le dimanche 7 mai, le chancelier, en grand uniforme, accompagné de toute sa suite, se rendait à l'Hôtel de Russie, où les négociateurs français étaient descendus, et lisait, d'une voix grave et pénétrée, raconte M. Jules Favre, la note qu'il avait préparée et qui n'était que le résumé des récriminations formulées la veille. La démarche accomplie et l'effet produit, les négociations se poursuivirent. Elles durèrent trois jours. M. Thiers télégraphiait sans cesse aux deux Ministres français d'en finir à tout prix. On vit apparaître, dans cc débat décisif, les points sur lesquels le prince de Bismarck avait réellement l'intention d'insister. Le 10 mai, à deux heures de l'après-midi, le traité paix définitif fut signé dans un salon de l'Hôtel du Cygne. A ce moment même, M. Jules Favre recevait, de Versailles, un télégramme lui annonçant que le fort d'Issy venait d'être enlevé aux insurgés. Diverses conventions relatives à des questions secondaires furent également conclues ; pour les derniers détails, on s'en remit à des conférences ultérieures, qui devaient se tenir à Strasbourg. La paix définitive était donc signée, comme l'avait voulu M. de Bismarck, avant que la défaite de la Commune rendît au gouvernement français une plus grande liberté d'action. Jusque dans cette dernière phase, la France subissait la fatalité qui avait pesé sur elle depuis les débuts de la guerre[7]. Le traité de Francfort, du 10 mai 1871, aggravait singulièrement les clauses des préliminaires de paix, et il en ajoutait de nouvelles, fort pénibles pour la France. La modification la plus importante portait sur l'occupation du territoire par les armées allemandes. Aux ternies de l'article 3 de la convention de Versailles, les départements de l'Oise, de Seine-et-Oise, de Seine-et-Marne, de la Seine et les forts de Paris, sur la rive droite, devaient être évacués après le paiement du premier demi-milliard. Au contraire, aux termes de l'article 7 du traité de Francfort, paragraphe 5, l'évacuation était reculée, soit jusqu'au rétablissement de l'ordre en France, soit jusqu'au paiement du troisième demi-milliard. Alors que la convention de Versailles ne spécifiait point de mode de paiement de l'indemnité de guerre, le traité de Francfort, excluant les billets de la Banque de France, exigeait le paiement en métal, or ou argent, et donnait une énumération limitative des valeurs admises par le gouvernement allemand. Cette stipulation, si contraire à tous les précédents, et si excessive aux yeux des financiers compétents, donnait à penser que l'Allemagne espérait garder, de ce chef, un moyen de pression sur la politique de la France. Le traité fixait ainsi, par son article 7, le mode de libération de la France, pour l'indemnité de guerre de 5 milliards : 500 millions devaient être payés dans les trente jours suivant le rétablissement de l'autorité du gouvernement de Versailles à Paris : un milliard dans le cours de l'année 1871, et un demi-milliard au 1er mai 1872. Quant aux trois derniers milliards, ils restaient payables, conformément aux préliminaires de Versailles, au 2 mars 1874. Au point de vue militaire, la convention de Versailles Stipulations ne limitait la garnison de Paris et n'obligeait l'armée française à rester derrière la Loire que jusqu'à la signature de la paix ; le traité de Francfort limitait la garnison de Paris à 80.000 hommes et forçait l'armée française à rester sur la rive gauche de la Loire jusqu'au moment où les Allemands jugeraient l'ordre rétabli en France ou jusqu'au paiement de 1.500 millions. Contrairement aux préliminaires de Versailles, le traité de Francfort donnait aux troupes d'occupation le droit de lever des réquisitions dans les départements occupés, et même en dehors, si le gouvernement français n'exécutait pas les obligations contractées par lui pour l'entretien de ces troupes. La question des relations commerciales entre les deux pays était résolue dans des termes que l'Allemagne crut, d'abord, profitables pour elle, mais dont la compétence de M. Thiers et de M. Pouyer-Quertier pouvait discerner, dès lors, les avantages pour la France. Nt. de Bismarck, comme les plénipotentiaires allemands de Bruxelles, avait très énergiquement insisté pour que le traité de commerce, conclu en 1862, entre la France et l'Allemagne, et qui, n'arrivant à échéance qu'en 1877, avait été abrogé par le fait de la guerre, fût prorogé de dix ans, c'est-à-dire jusqu'en 1887. Sur les instructions très nettes de M. Thiers, désireux de revenir au système protectionniste, M. Pouyer-Quertier avait demandé que la France conservât sa pleine liberté. La discussion fut vive. M. de Bismarck déclara même qu'il aimerait mieux recommencer la guerre à coups de canon que de s'exposer à une guerre à coups de tarifs. M. Pouyer-Quertier résista pied à pied. A la lin, il fut convenu que l'Allemagne renoncerait à prolonger le traité de dix ans, et que les deux puissances prendraient pour base de leurs relations commerciales, le régime du traitement réciproque sur le pied de la nation la plus favorisée, en limitant cette règle à l'Angleterre, la Belgique, les Pays-Bas, la Suisse, l'Autriche et la Russie. Malgré le grand essor économique de l'Allemagne, celle disposition n'a pas porté, jusqu'ici, une atteinte trop grave au commerce français. Le modus vivendi adopté présente un certain avantage, puisqu'il a écarté des luttes et évité des froissements que chaque échéance nouvelle n'eût pas manqué de produire entre les deux pays. Mais il est probable qu'une liberté plus grande, assurée de part, et d'autre, eût donné aux relations commerciales une activité qui leur a manqué depuis 1870. Enfin, aux termes de l'article 9 du traité, et conformément a un arrangement conclu, le 9 avril, entre M. Pouyer-Quertier et les délégués d'Alsace-Lorraine, la France s'engageait à recevoir, en franchise, les produits des pays annexés jusqu'au 10 septembre 1871. C'était une concession amiable faite à l'Allemagne, mais aussi aux populations annexées. Le sentiment si honorable qui la dicta ne permit pas, peut-être, d'en tirer tout le bénéfice qu'elle eût pu assurer au négociateur français. L'article 12 spécifiait que les Allemands ayant obtenu l'autorisation de fixer leur domicile en France étaient réintégrés dans tous leurs droits et pouvaient, de nouveau, établir leur domicile sur le territoire français. Il ajoutait que le délai stipulé par la loi pour obtenir la naturalisation serait considéré comme n'étant pas interrompu par l'état de guerre et qu'il serait même tenu compte du temps écoulé entre leur expulsion et leur retour sur le territoire français, comme s'ils n'avaient jamais cessé de résider en France. En ce qui concerne la grave question de l'étendue du rayon militaire autour de Belfort, le prince de Bismarck avait fait insérer au traité une clause qui laissait le choix à la France, soit du rayon primitivement fixé à 7 kilomètres, soit d'une extension territoriale qui lui assurait presque tout l'arrondissement de Belfort, mais alors, sous la condition qu'elle céderait à l'Allemagne une bande de territoire de 10 kilomètres sur la frontière du Luxembourg. Il s'agissait, de ce côté, d'une étendue de 10.000 hectares avec 7.000 habitants, taudis que, du côté de Belfort, la nouvelle zone offerte, comprenant 6.000 hectares, comptait 27.000 habitants. Envisagée ainsi, la combinaison pouvait paraître avantageuse à la France ; mais, pour obtenir la banlieue de Belfort, les plénipotentiaires n'en abandonnaient pas moins à l'Allemagne 7.000 habitants qui, aux termes des préliminaires, étaient autorisés à croire qu'ils resteraient Français. D'autre part, la communication avec le Luxembourg était coupée et, au point de vue économique, on laissait à nos concurrents des terrains miniers autour de Longwy, dont la valeur était évaluée à plus d'un milliard. Moins pressés de conclure, plus convaincus de la possibilité de résister aux exigences du prince de Bismarck, plus éclairés sur la valeur sidérurgique des territoires qu'on leur réclamait, les plénipotentiaires français n'eussent peut-être pas admis aussi facilement le principe d'accorder, en Lorraine, des avantages à l'Allemagne, en échange d'une étendue de territoire qui, d'après le traité lui-même, était reconnue à la France, saut' à en préciser les limites. Mais les plénipotentiaires français se trouvaient à la fois paralysés et terrorisés par les procédés de M. de Bismarck. Les réclamations excessives formulées, dès la première conférence de Bruxelles, avaient facilité les dernières intimidations du puissant négociateur. On finissait par s'étonner de sa modération, au moment où il arrivait à ses fins. M. Thiers, obligé de tenir tête partout à la fois, ne cesse de réclamer la paix, la paix à tout prix. Il craint toujours qu'un incident imprévu ne lui enlève le bénéfice de sa peine. Au moment même où il l'emporte sur la Commune, il appréhende encore une rupture de la part de la Prusse. Il se précipite vers les sacrifices nouveaux qu'on lui impose. Ainsi, de part et, d'autre, on formule et on accepte des exigences qui avivent les sentiments hostiles et irritent les blessures qu'on eût dû s'efforcer d'apaiser et de guérir. M. Jules Favre, toujours alarmé et toujours en larmes, ajoutait aux inquiétudes de M. Thiers. Il tremblait et il pleurait, quand il eût fallu rester calme et tenir bon. Moins que M. Jules Favre, M. Pouyer-Quertier se laissait intimider par les artifices de M. de Bismarck et paralyser par les ordres venus de Paris. Quand le ministre des affaires étrangères lui en laissait le loisir, il opposait quelque résistance au chancelier. C'est ainsi qu'il conservait à la France, du côté de Belfort, la vallée de la Suarcine, dont tous les habitants parlent français et qui assure, par Delle, la communication la plus directe entre la France et la Suisse. Le même jour, il avait gagné, comme une faveur personnelle, la rétrocession de la communie de Villerupt, qui renferme de très importantes mines de fer dur. Préalablement, Villerupt était comprise dans les territoires abandonnés à l'Allemagne, en échange de son consentement à étendre le rayon frontière autour de Belfort. M. de Bismarck venait de dire qu'il ne ferait phis de concession. M. Pouyer-Quertier lui répliqua : Si vous étiez le vaincu, je vous donne ma parole que je ne vous eusse pas obligé à devenir Français, et vous me faites Allemand. — Comment cela ! s'exclama
le chancelier. Et qui vous parle de prendre votre Normandie ?
Je n'y comprends plus rien. — La chose est pourtant bien simple, prince. Je suis l'un des principaux actionnaires des forges de Villerupt, et vous voyez bien que, de ce côté, vous me faites Allemand. — Allons, allons, fit M. de Bismarck, ne pleurez pas. Je vous laisse Villerupt. Mais ne me demandez plus rien, ou je vous le reprends[8]. En ce qui concerne l'échange des territoires entre le rayon de Belfort et l'arrondissement de Thionville, les plénipotentiaires français n'avaient pas voulu accepter la responsabilité de conclure, et il fut stipulé, au traité, que l'Assemblée nationale, lorsqu'elle voterait les ratifications, aurait la faculté de repousser cette combinaison et de se contenter, autour de Belfort, d'un rayon de 7 kilomètres et demi au maximum. Quant à la question de la part afférente aux provinces annexées dans la dette nationale, si l'on s'en rapporte au récit qu'a fait M. Jules Favre de ces pénibles négociations, il n'en fut même pas question[9]. Le prince de Bismarck consentit seulement, après de longs débats, à accorder 325 millions d'indemnité pour la partie des chemins de fer de l'Est comprise dans les territoires détachés de la France ; cette somme devait être défalquée sur le deuxième acompte de l'indemnité de guerre. MM. Jules Favre et Pouyer-Quertier rentrèrent à Paris, et le traité de paix définitif fut déposé sur le bureau de l'Assemblée nationale, le 13 mai 1871. Une commission fut aussitôt nommée, devant laquelle une vive discussion s'engagea, à propos de l'échange de territoires autour de Belfort et à la frontière du Luxembourg. Entendu par la commission, M. Thiers insista, avec une extrême vivacité, pour qu'elle acceptât la rectification. Selon lui, le refus pouvait conduire à la guerre. Une commission technique avait été instituée, le 15 mai, par le ministre de la guerre. Présidée par le général de Chabaud-Latour, elle comprenait les généraux Fournier et Chareton et le colonel du génie Laussedat, qui avait été membre de la commission française de délimitation, adjointe aux plénipotentiaires de Bruxelles. Dans une première réunion, la commission se prononça, à l'unanimité et formellement, pour le rejet de l'échange et pour le maintien de la frontière autour de Belfort. M. Thiers, ayant eu connaissance de cet avis, entra dans une violente colère et tenta de faire revenir la commission technique sur sa décision. Elle tint donc une seconde réunion, an cours de laquelle les généraux de Chabaud-Latour et Fournier modifièrent leur opinion, tandis que le général Chareton et le colonel Laussedat persévérèrent dans leur opposition. M. Thiers ne voulait céder à aucun prix. A ses yeux, l'ouverture de nouvelles négociations eût présenté un réel péril, alors que la paix définitive avait été si laborieuse à conclure. Le 18 mai, la discussion publique s'ouvrit sur le rapport de M. de Meaux, qui se déclarait favorable à la ratification et à l'acceptation de l'échange de territoires proposé par M. de Bismarck. Le débat porta principalement sur ce dernier point du traité. Les généraux Chanzy et Chareton contestèrent l'opportunité de l'échange. Ils estimèrent que le rayon de sept kilomètres et demi autour de Belfort assurait la sécurité de cette place, et affirmèrent, qu'aux points de vue milliaire et industriel, les territoires situés sur la frontière du Luxembourg avaient une valeur beaucoup plus grande. Au contraire, l'amiral Fourichon et le général de Chabaud-Latour se prononcèrent pour l'échange. M. Thiers intervint dans le débat et démontra que la position de Belfort, sans la vallée de la Savoureuse avec le canton de Giromagny, laissait une brèche ouverte à l'invasion de la France. Au contraire, le rayon plus étendu autour de la place, si héroïquement défendue par le colonel Denfert-Rochereau, en décuplait l'importance stratégique, et permettait de joindre la ligne de défense du ballon d'Alsace à celle du Jura. M. Thiers tenait à son succès de Belfort et le défendait énergiquement. En ce qui concerne les territoires sur la frontière du Luxembourg, il affirmait : au point de vue industriel, que la France était suffisamment riche en mines de fer pour abandonner celles qui se trouvaient dans la région cédée ; au point de vue militaire, que ces territoires n'avaient aucune importance, la ligne traditionnelle d'invasion des armées françaises ayant toujours été, à toutes les époques de l'histoire, celle de Sambre-et-Meuse. M. Thiers, dit un témoin
peu bienveillant, impose une fois de plus sa volonté
à la Chambre. Il traite d'ineptes, d'hommes qui ignorent l'histoire et la
géographie, ceux qui ne sont pas de son avis. Avec son incomparable talent,
cette lucidité merveilleuse qu'il apporte dans l'exposition des questions les
plus ardues, il ouvre un cours de stratégie à l'usage des pauvres d'esprit de
l'Assemblée. Il fait si bien qu'on n'a pas le courage de faire entendre un peut-être
ou un non erat hic locus... Nous avons
cru, un moment, qu'il allait nous faire le plan et le programme de la prochaine
campagne contre la Prusse[10]. En fait, les considérations stratégiques développées par M. Thiers avaient une réelle valeur. Si on voulait garder Belfort, il fallait assurer à la place les moyens de se défendre. A raison de l'accroissement incessant de la portée des canons, on ne pouvait prendre, de ce côté, trop de précautions. Mais peut-être des plénipotentiaires plus tenaces, armés de la concession relative à la situation économique de l'Alsace-Lorraine, eussent pu obtenir, à Belfort, l'étendue de territoire nécessaire, sans modifier, d'une façon si cruelle et si onéreuse, du côté de Thionville, les clauses des préliminaires. M. Thiers l'emporta, et, finalement, l'Assemblée vota la ratification du traité de paix, par 433 voix contre 98. Le prince de Bismarck avait fait ratifier le traité par les États du Sud de l'Allemagne, le 15 mai. Il avisa M. Jules Favre de cette situation et s'étonna que les ratifications françaises ne fussent pas encore prêtes. Le ministre des affaires étrangères répondit que les ratifications arriveraient en temps utile, et lui demanda une nouvelle entrevue, qu'il jugeait nécessaire, pour une explication sur la politique générale qu'allaient suivre les deux pays vis-à-vis l'un de l'autre, après la conclusion de la paix. Après avoir hésité, M. de Bismarck accepta. MM. Jules Favre et Pouyer-Quertier arrivèrent à Francfort, le dimanche 20 mai, porteurs des ratifications. Ils obtinrent quelques concessions sur la délimitation de la frontière autour de Belfort et sur le mode de paiement de l'indemnité de guerre. M. de Bismarck consentit à recevoir cent vingt-cinq millions de billets de la Banque de France, mais il lit quelque difficulté à accéder au désir, exprimé par M. Jules Favre, de hâter de nouveaux rapatriements de prisonniers français, alors que l'article 6 des préliminaires de Versailles stipulait que ces prisonniers seraient remis immédiatement et en totalité aussitôt après la ratification desdits préliminaires. Il insista, une fois encore, pour que le gouvernement français acceptât l'intervention de la Prusse dans sa lutte contre Paris. Enfin, les ratifications furent échangées, le 21 mai 1871, à quatre heures de l'après-midi. Une nouvelle conférence eut lieu le soir, à neuf heures, au cours de laquelle M. Jules Favre communiqua à M. de l3ismarck un télégramme de M. Thiers annonçant l'entrée des troupes de Versailles à Paris. Abordant alors la politique générale, le prince de Bismarck déclara que les gouvernements de Versailles et de Berlin ne devaient plus songer qu'aux moyens de rapprocher deux nations qui ont un puissant intérêt à vivre en bons rapports. M. Jules Favre ayant annoncé qu'il était prêt à renouer les relations diplomatiques, le chancelier reconnut qu'il n'y avait rien de mieux à faire, pour le moment, et annonça qu'il avait choisi un ambassadeur conciliant. Il ajouta que celui que M. Thiers enverrait à Berlin serait environné d'égards. En terminant, il expliqua les raisons qui l'avaient déterminé à étendre les frontières de l'Allemagne. Il voulait, dit-il, se mettre en garde contre de nouvelles agressions de la France. Le chancelier et le ministre se quittèrent. M. de Bismarck était radieux, écrit M. Jules Favre. En effet, il avait signé lui-même, et sur le territoire allemand, le traité qui consacrait la grandeur de l'Allemagne reconstituée. Cet acte marquait le point culminant de sa carrière. Mais, déjà on pouvait lui appliquer l'évidente allusion que le gouvernement russe insérait dans un document contemporain : C'était aussi un de ces monuments de la faiblesse humaine qui ne sait pas s'arrêter dans le succès et qui, perpétuant dans la paix les passions de la guerre, en dépose de nouveaux germes, même dans les traités destinés à y mettre fin. II Il faut suivre l'histoire des relations franco-allemandes pour pénétrer dans le secret de toutes les préoccupations qui agitaient et déterminaient le gouvernement de M. Thiers. Le calice d'amertume se remplissait et se vidait goutte à goutte. M. Thiers et M. Jules Favre avaient passé par toutes les volontés de M. de Bismarck. La paix était signée, cependant la paix n'était pas faite. L'exigence restait continuelle ; aucune détente ; la menace et la méfiance étaient sur les visages et dans les cœurs. La Commune était vaincue. M. Thiers avait franchi les premiers obstacles, les plus difficiles. La déchéance de l'empire était proclamée ; l'autorité et la bonne foi du gouvernement étaient évidentes. Cependant, on affectait de croire, à Berlin, que tout était encore suspens et qu'on avait le droit d'envisager et peut-être d'encourager les diverses éventualités révolutionnaires qui pouvaient se produire. Cette paix définitive et ratifiée, doublement scellée, on voulait la croire précaire ; la présence, en France, de l'armée d'occupation prolongeait et aggravait une situation pénible et périlleuse. Aucun fait analogue ne s'est peut-être jamais produit : rouvrir chaque jour la blessure, insister sur le triomphe, faire sentir la pointe, ne pas laisser son cours habituel à ce terrible jugement de Dieu, la victoire, se refuser même aux explications. Souvent, M. Thiers, à bout d'arguments, eût pu répéter le mot de l'ancien : Frappe, mais écoute. En vérité, si une pareille politique n'a pas son origine, en Allemagne, dans des difficultés intérieures d'une gravité extrême, elle est téméraire et inexcusable. D'ailleurs, après trente-deux ans, elle est jugée par ses conséquences. M. de Bismarck allait sans cesse répétant que la à la France. France ne paierait pas l'indemnité de guerre, et qu'il voulait s'assurer des gages : n'eût-il pas été plus sage de comprendre que la France, comme les faits l'ont démontré, voulait, au contraire, payer et se libérer au plus vite de la dette qu'elle avait contractée ? M. de Bismarck affirmait que la guerre éclaterait bientôt et qu'il ne faisait que prendre ses précautions, pour être prêt, en vue de la reprise des hostilités. N'eût-il pas fait preuve d'une plus grande perspicacité, s'il eût compris que la France, après une pareille épreuve, ne jouerait pas son existence sur le sort d'une bataille et qu'elle attendrait que les fautes ou la sagesse de l'Allemagne eussent modifié ce que ses victoires ou son erreur avaient institué ? M. Thiers le répétait sans cesse et de façon à convaincre des auditeurs non prévenus : Pour moi, je veux la paix. M. de Bismarck disait, enfin, que son but était d'isoler la France et de la maintenir dans une situation d'abattement telle qu'elle ne trouvât pas une alliance. Plus clairvoyant, n'eût-il pas compris que la France se relèverait quand même, qu'elle se libérerait de la charge si lourde dont il l'avait accablée, qu'elle restaurerait sa fortune, reconstituerait son armée, et qu'alors son alliance serait assez précieuse pour qu'il ne fût pas prudent de la tenir en dehors de tous les calculs, et de l'exclure d'avarice de toutes les combinaisons ? Ces réflexions ne paraissent, pas avoir frappé M. de
Bismarck. Elles n'étaient pas cependant, même à cette époque, hors de la
conception allemande. Le commandant en chef des forces d'occupation en
France, le général de Manteuffel, avait dégagé, dès lors, les avantages d'une
politique d'apaisement. Il écrivait à M. Thiers, qui l'avait remercié de son
attitude conciliante : J'ai, dans ma jeunesse,
étudié l'histoire de France ; je connais le caractère français. Donc, après
avoir fait la connaissance de Votre Excellence et de plusieurs membres de son
ministère, j'ai gagné la conviction que ce caractère est représenté dans le
gouvernement actuel de la France, et je me suis rendu, vis-à-vis de mon
gouvernement, garant de la loyauté française. J'ai écrit que le paiement des
quatre premiers demi-milliards serait accéléré, de manière qu'en peu de mois
le chiffre des troupes allemandes, en France, serait réduit au nombre de
cinquante mille hommes, stipulé dans la paix. En conséquence, j'ai fait la proposition
de vivre sous une nouvelle convention, en exécutant purement celles conclues
le 11 le 16 mars à Ferrières et à Rouen avec loyauté et avec confiance
mutuelles[11]... Cette politique était plus sage et plus habile que celle des yeux sortant de l'orbite, de la moustache hérissée et de l'ultimatum à jet continu. Il est vrai qu'à Berlin même, elle n'était pas toujours appréciée. Mais le général de Manteuffel l'ayant, une fois, clairement conçue, y persévérait avec la vivacité sincère d'un gentilhomme et d'un soldat. Il écrivait encore, le 19 août 1871, à propos d'un incident de presse : Monsieur le chef du pouvoir exécutif, la situation est trop tendue pour l'aggraver encore par des susceptibilités personnelles. Je prie Votre Excellence d'être convaincue que, vu les circonstances, je serai, tant qu'il le sera possible, plus conciliant que jamais, dans tout ce qui regarde l'armée d'occupation. Je ne m'en fais pas un mérite ; c'est, en même temps, l'intérêt de mon pays qui me dicte cette conduite[12]... Dans la période qui suit immédiatement la conclusion de la paix de Francfort, les négociations se poursuivent, à la fois, sur trois points : A Francfort, où une série de conventions annexes sont élaborées, en vue de régler les détails d'exécution du traité de paix, les conférences commencèrent le 6 juillet 1871 et ne. se terminèrent que le 2 décembre suivant. Remplies par des discussions très ardues, quelquefois très vives, toujours très pénibles, elles aboutirent à une convention additionnelle, datée du 11 décembre 1871. Celle-ci réglait successivement, pour les territoires annexés, l'option de nationalité des habitants ; les pensions civiles, ecclésiastiques et militaires ; l'exécution des jugements ; l'échange des condamnés et des aliénés ; les droits hypothécaires ; les titres, plans, cadastres et archives des communes : l'autorité des évêques dans les parties de leur diocèse situées de part et d'autre de la nouvelle frontière, jusqu'à ce que les limites de ces diocèses aient été ramenées au tracé de la limite politique ; les droits résultant des brevets d'invention ; les biens-fonds et les forêts limitrophes ; les concessions de routes, de canaux, de mines et de chemins de fer ; le régime des canaux et des cours d'eau. La convention stipulait, en outre, la remise en vigueur des traités et conventions existant entre la France et les États allemands avant la guerre. Elle accordait aussi, dans un rayon de dix kilomètres de chaque côté de la frontière, l'immunité des droits de douane et de circulation aux produits agricoles et forestiers de cette zone[13]. Autres conférences à la frontière nouvelle : on dut procéder à sa délimitation. Une commission mixte fut chargée de ce travail topographique qui ne devait se terminer que vers la fin de l'année 1871. Ce fut, pour les populations, une nouvelle et cruelle épreuve. Les Allemands disputaient pied à pied le terrain[14]. C'est surtout autour du mont Donon, dont le sommet domine la plaine d'Alsace, qu'ils montrèrent leurs exigences. Sur ce point, la frontière n'avait pas été très clairement délimitée par la convention annexée au traité de paix. Aussi, les Allemands émirent-ils la prétention d'annexer les deux villages de Raon-lès-Leau et de Raon-sur-Plaine. Finalement, ils abandonnèrent leurs prétentions sur les deux villages, pour ne conserver que les territoires environnants qui les laissaient maîtres de la position stratégique de la plate-forme du Donon. On arriva ainsi à un tracé invraisemblable, ne satisfaisant à aucune des conditions nécessaires aux frontières des grands États. Courant à travers les territoires des deux communes sur une superficie de 600 hectares environ, le tracé offre un développement de i8 kilomètres et n'a pas nécessité moins de 152 bornes frontières. Entre le point où commencent les lacets et celui où ils finissent, la distance à vol d'oiseau n'est pas même de 3 kilomètres. Il y avait là une source de conflits des plus graves qui, d'ailleurs, ne manquèrent pas de se produire par la suite : Les populations assistaient avec douleur au piquetage de la nouvelle frontière. A peine les piquets et les balises étaient-ils plantés et les membres de la commission éloignés, que le tout était arraché. Plus lard, on enleva même les bornes. Les commissaires français furent témoins de nombreuses scènes de désespoir et d'émouvantes manifestations patriotiques. Le colonel Laussedat, qui présida à cette opération, raconte le trait suivant, qui marque bien l'état d'esprit des populations arrachées à la mère-pairie par la loi du vainqueur. C'était, dit-il, sur la limite des deux communes de Beuvillers et de Boulange. Nous étions tous arrivés auprès de la première borne, excepté le maire de Boulange. Le commissaire allemand, M. Hauchecorne, qui l'avait convoqué, s'impatientait ; et, le voyant venir de loin, au pas de promenade et en se dandinant : — Allons, Monsieur le Maire, dépêchez-vous donc, vous êtes en retard et l'on vous attend, lui cria-t-il. Mais le maire de Boulange, meunier de son état, si j'ai bonne mémoire, dit M. Laussedat, et d'une carrure que je ne me lassais pas d'admirer, sembla encore ralentir sa marche, ce qui rendit furieux le commissaire allemand et lui lit commettre la maladresse de prendre le ton impérieux qui lui était d'ailleurs assez familier. Le meunier ne s'émut pas le moins
du monde, en apparence du moins, ralentit encore le pas plutôt qu'il ne le hâta,
et, quand il fut arrivé tout près de M. Hauchecorne : — Ah ! ça, vous, lui dit-il tranquillement, mais en le regardant en face, croyez-vous donc que je sois si pressé de devenir Prussien ? A Berlin et à Paris, les relations diplomatiques normales étaient reprises. Cependant, les deux gouvernements avaient pensé que le mieux était de désigner, d'abord, de simples chargés d'affaires, dont, le caractère phis modeste et plus effacé convenait à la période transitoire où l'on se trouvait encore. L'Allemagne avait accrédité, auprès du gouvernement français, le 17 juin 1871, M. de Waldersee, officier supérieur d'un haut mérite et dont la courtoisie facilita, dans la mesure où il était possible, les premières relations. En même temps, M. Thiers avait désigné, pour représenter la France à Berlin, un agent expérimenté M. le marquis de Gabriac, qui laissait, de plein gré, la situation de premier secrétaire à Saint-Pétersbourg. C'était un homme sage et avisé ; il professait la maxime qu'un diplomate belliqueux ne vaut pas mieux qu'un soldat qui refuse de se battre. Son rôle, au début, consistait à regarder et à écouter. Il sut le remplir avec tact et avec finesse. Nous lui devons le récit d'une entrevue où, le 13 août 1871, le prince de Bismarck se découvre, même il travers les nuages un peu lourds dont il s'enveloppe : A vous dire franchement ma pensée, dit le prince chancelier, je ne crois pas que vous veuillez maintenant rompre la trêve qui existe. Vous nous paierez deux milliards. Mais quand nous serons en 1874 et qu'il faudra acquitter les trois autres, vous nous ferez la guerre. Eh bien ! vous comprenez que si vous devez reprendre les hostilités, il vaut mieux pour nous, sinon pour vous, que ce soit plus tôt que plus tard. Attendez dix ans, et recommencez alors, si le cœur vous en dit ; jusque-là ce serait pour vous un suicide ; mais ceci, c'est votre affaire. Je ne me fais pas d-illusion ; il ne serait pas logique de vous avoir pris Metz, qui est français, si des nécessités impérieuses ne nous obligeaient pas de le garder. Je n'aurais pas voulu, en principe, conserver cette ville à l'Allemagne. Quand la question a été examinée devant l'empereur, l'état-major m'a demandé si je pouvais garantir que la France ne prendrait pas sa revanche, un jour ou l'autre. J'ai répondu que j'en étais, au contraire, très convaincu et que cette guerre ne serait probablement pas la dernière entre les deux pays. Dans cette situation, m'a-t-on dit, Metz est un glacis derrière lequel on peut mettre cent mille hommes. Nous avons donc dû le garder. J'en dirai autant de l'Alsace et de la Lorraine. C'est une faute que nous aurions commise en vous les prenant, si la paix devait être durable, car, pour nous, ces provinces seront une difficulté... Il me semble que le chargé d'affaires, tout en se prêtant, comme il convenait, aux thèmes accoutumés du grand homme d'État, mit la netteté et la franchise de son côté en lui répondant : Les paroles de Votre Excellence,
dit-il, me paraissent prouver une chose : c'est pie
nous sommes plus logiques qu'elle. Vous avez signé la paix, et votre langage
est celui de la guerre. Nous avons signé la paix, et nous en pratiquons la
politique. Nous tenons nos engagements ; nous devançons même le terme de nos
échéances. Nous ne vous demandons qu'une chose, c'est de hâter, autant que
possible, l'évacuation de notre territoire... Nous
n'avons rien contre vous, en tant qu'Allemands ; les deux nations ne sont pas
prédestinées à s'entre-tuer. Ce sont deux fortes races, d'aptitudes diverses,
mais qui devraient vivre côte à côte en bonne intelligence, unies par les
liens d'une civilisation commune, si la fatalité ne les avait pas jetées
l'une sur l'autre. C'est le devoir dos gouvernements de les calmer, et c'est
ce que nous faisons. Rationnellement, vous ne pouvez nous en demander
davantage[15]... Ces paroles parurent faire quelque impression sur le prince de Bismarck. M. de Gabriac crut devoir alors, d'après ses instructions, parler de l'éventualité d'une évacuation plus rapide ; il ajoute immédiatement dans le récit qu'il a écrit de cet entretien : M. de Bismarck parut un peu ébranlé dans ses idées et il me dit, avec une légère hésitation : Il y a peut-être du vrai dans ce que vous dites ; mais il faudrait que nous eussions confiance dans vos intentions et, ne pouvant l'avoir, nous préférons garder le plus longtemps possible le gage que nous avons entre les mains... Nous savons, par le baron de Manteuffel, pourquoi M. de Bismarck ne pouvait pas avoir confiance. C'est, qu'à ce moment même, le parti militaire exerçait une très forte pression sur l'empereur Guillaume, et M. de Bismarck, lui-même, craignait qu'on ne lui fit le reproche de faiblesse. L'incident qui avait motivé l'entretien dont M. de Gabriac a rendu compte tenait, en effet, à l'attitude prise par le général commandant les troupes allemandes en France. Nous avons vu que celui-ci ne s'était pas enfermé dans son rôle militaire et qu'il s'était appliqué à entretenir des relations courtoises et même confiantes avec le gouvernement français. C'était d'ailleurs une nécessité de la situation, la présence des troupes allemandes en France soulevant, à chaque instant, pour les communications, les approvisionnements, les étapes, les rapports entre les soldats et les habitants, des incidents qui demandaient de promptes solutions. Aussi, le gouvernement français avait-il accrédité auprès du général de Manteuffel, en qualité de commissaire extraordinaire, un diplomate, le comte Ide Saint-Vallier, précédemment ministre de France à Stuttgart. M. de Saint-Vallier, fin, zélé, impressionnable, habitué aux cours allemandes, sut gagner l'entière confiance du baron de Manteuffel, et par l'intelligence de ces deux hommes de bonne volonté, beaucoup de mal fut évité, un peu de bien fut accompli[16]. Le général de Manteuffel avait exercé de grands commandements dans l'armée prussienne. Il avait la confiance du roi. Il avait paru, un moment, en passe de devenir ministre. C'est lui qui avait été envoyé à Saint-Pétersbourg, au lendemain de Sadowa, pour préparer l'entente par laquelle la Prusse, prévoyant déjà la guerre contre la France, s'était assuré l'amitié de la Russie. Pendant la guerre, il avait commandé l'armée du Nord et ensuite l'armée de l'Est. Il avait opéré contré Faidherbe et contre Bourbaki. C'était un esprit ardent, actif, généreux, quelque peu vieille Allemagne, aux yeux du prince de Bismarck, mais ayant le courage de ses idées, de ses opinions, de ses sentiments. Il tenait M. Thiers en haute estime, se préoccupait de l'avenir et du jugement de l'histoire. Dans les fonctions si difficiles qu'il occupait, il s'appliqua à calmer, à guérir, tandis qu'il lui eût été si facile d'aigrir et d'envenimer. C'est le rôle vers lequel le portait son naturel : c'est le rôle qu'on lui laissa prendre à Berlin, non, parfois, sans lui faire sentir la bride, quand on croyait ou qu'on voulait croire que ses bonnes intentions l'emportaient trop loin. Disons, pour parler franchement, qu'il est très difficile
de discerner l'exacte mesure dans laquelle l'accord existait entre les hautes
personnalités allemandes. Il est à croire que M. de Bismarck savait se servir
même des tendances plus conciliantes du général. Cependant, l'entretien qui
eut lieu entre M. de Bismarck et M. de Gabriac semble confirmer l'impression
laissée par une lettre de M. de Saint-Vallier. Il écrit, le 12 décembre 1871
: Les choses en sont venues au point que le chef
d'état-major, M. le colonel Von der Burg, m'a fait voir hier une lettre
particulière qu'il a reçue d'un haut fonctionnaire du ministère de la guerre
prussien, lui disant que le chancelier guette attentivement la première
circonstance où M. de Manteuffel nous ferait une concession contraire aux
intentions de son gouvernement, pour arracher le consentement de l'empereur
Guillaume au remplacement immédiat du général en chef par un des chefs de
corps de l'armée prussienne les plus notoirement hostiles à la France... C'est au milieu de ces complications et de ces obscurités que le gouvernement français devait s'appliquer à régler tant de difficultés de toutes sortes, suites inévitables de la guerre et de l'occupation et qui, dans leur continuité journalière, produisaient sur l'opinion, sur la presse et sur ses membres mêmes, un effet d'inquiétante nervosité. Pour enlever le calme aux hommes d'État français, M. de Bismarck avait fini par leur suggérer que la Prusse voulait une rupture nouvelle, qu'elle n'attendait qu'une occasion, et, d'autre part, il s'était suggéré à lui-même que la guerre de revanche était toujours sur le point d'éclater et qu'il fallait être prêt à tout événement. Cet état, d'esprit des gouvernants se répandait, de proche en proche, chez les gouvernés. La France avait l'impression qu'on la traitait sans ménagements, qu'on l'humiliait inutilement. Les concessions continuelles faites, avec une sagesse extrême, par ceux qui la représentaient, l'étonnaient. Au lieu de la détente espérée, on ressentait, partout une irritation sourde que les moments les plus pénibles de la guerre n'avaient pas connue. Les efforts faits pour contraindre ces sentiments si naturels ajoutaient au péril constant de les voir éclater et aux appréhensions que la politique allemande avait su développer dans les sphères gouvernementales françaises. Pour employer une expression de M. Thiers, qui a été souvent reprise alors, et même par le général de Manteuffel, la présence des troupes allemandes sur le sol français produisait l'effet d'un corps étranger dans une plaie, — un effet inflammatoire des plus dangereux qu'il serait sage de faire disparaître, sage pour nous et sage pour l'Allemagne. Les incidents se multipliaient et produisaient, parfois, un état de tension extrême. Le 16 juin 1871, jour de l'entrée solennelle des troupes allemandes à Berlin, M. de Bismarck télégraphia à M. Jules Favre que des détachements français avaient, par inadvertance, occupé quelques territoires réservés aux Allemands, du côté du Raincy et de Romainville. Il terminait sa dépêche par cette menace : J'ai l'honneur d'avertir Votre Excellence que si les soldats français ne se retirent pas immédiatement derrière leurs lignes, nos troupes vous attaqueront aujourd'hui même à minuit. Il s'agissait d'un malentendu sans importance, une querelle d'ivrognes. Daté de Berlin, cinq heures et demie du soir, ce télégramme fut remis à M. Jules Favre à huit heures. En toute hâte, il fit prendre les mesures nécessaires, et à onze heures et demie on savait, à Berlin, que les détachements français étaient rentrés dans leurs lignes. Cet incident avait provoqué la plus vive émotion dans le gouvernement : Un seul coup de fusil, disait M. Thiers, et notre emprunt avortait. Il est facile de comprendre comment M. Thiers et ses ministres, torturés par l'inquiétude continuelle d'une telle situation, en proie aux terreurs où les jetaient alternativement la complexité des faits et les calculs de M. de Bismarck, anxieux de leur responsabilité et de l'avenir du pays, en vinrent à embrasser, avec une véritable passion, la politique de la libération immédiate, de la libération à tout prix. On a pu, par la suite, en raisonnant de sang-froid, faire à cette politique des objections plus ou moins fondées. On a pu dire qu'en hâtant les emprunts, sans attendre les délais convenus, M. Thiers n'avait pas laissé au crédit de la France le temps de se rasseoir, et qu'il avait fait payer bien cher l'avantage de quelques mois gagnés sur les délais de l'occupation ; on a dit qu'en précipitant le paiement des trois derniers milliards, il avait abandonné, pour la France, la chance qu'une complication européenne eût pu lui fournir de tenir l'Allemagne en respect ; on a dit qu'en acceptant successivement et presque sans débat, à Versailles, à Francfort, et dans toutes les négociations ultérieures, les conditions de l'Allemagne, il n'avait pas défendu assez énergiquement les intérêts de la France et que son inquiétude avait ajouté quelque chose à notre défaite. C'est possible. Mais, dans les circonstances oh était placé M. Thiers, tout homme d'État, à sa place, eût pensé comme lui : Avant tout, l'ennemi hors de France ! A prolonger l'occupation, il y avait un péril continuel. En outre, les départements occupés étaient malheureux. La France, sans eux, était incomplète. Le gage même des emprunts, c'est-à-dire les impôts, étaient diminués tant que ces vastes parties du territoire n'étaient pas rentrées dans le cadre administratif régulier. Pas de recrutement pour l'armée, pas de travail, pas d'industrie ; un état d'alerte qui ne produisait glue l'alarme. Tant que l'invasion durait, la guerre durait. Les provinces occupées étaient les plus riches, les plus laborieuses, les plus actives. On ne pouvait même pas les défendre ; on ne pouvait ni les protéger, ni les fortifier. Tant que l'Allemagne était en France, la France avait à peine conscience de son existence et de son avenir. Donc, à tout prix et coûte que coûte, la libération du territoire : telle était l'œuvre à laquelle il fallait consacrer toutes les forces et tous les instants. |
[1] Recueil des traités, conventions, lois, décrets et autres actes relatifs à la paix avec l'Allemagne. Paris, Imprimerie nationale, 1879, 5 vol. gr. in-8°.
[2] Ce double sentiment est exprimé clairement dans le discours prononcé, au Reichstag, par le prince de Bismarck, le 24 avril 1871. Voici les deux phrases principales : Je ne puis me défendre de l'impression que le gouvernement français semblerait nourrir l'espérance d'obtenir, plus tard, alors qu'il aura repris des forces, d'autres conditions qu'à présent... Et d'autre part : ... Si le gouvernement français n'arrive pas (à réprimer l'émeute), quelles agglomérations de troupes et sous quel commandement pourront être formées en France ?... Discours du prince DE BISMARCK (Vol. III, p. 407-410).
[3] Jules FAVRE, Le Gouvernement de la Défense nationale (t. III, p. 342).
[4] Le Procès d'Arnim, Plon, 1875. Rapport du 6 mai 1872. Réponse de M. de Bismarck du 12 mai (p. 43-47).
[5] VALFREY, Histoire du traité de Francfort (p. 18).
[6] Voir le discours du 24 avril, au Reichstag (ubi supra, p. 411).
[7] Pour connaître le point de vue allemand dans cette dernière phase des négociations et, notamment, sur l'importante question du rayon d'action de Belfort, lire le discours prononcé par le prince de Bismarck, dans la séance du Reichstag du 12 mai 1871 (t. p. 451).
[8] Colonel LAUSSEDAT, Délimitation de la frontière franco-allemande (p. 51).
[9] M. de Bismarck, dans la séance du Reichstag du 25 mai, tira un grand effet de l'avantage obtenu par lui à propos de l'Alsace et la Lorraine, entrées dans l'empire franches de toute dette. (Discours, t. III, p. 425.)
[10] Martial DELPIT, Journal (p. 157).
[11] DONIOL, Monsieur Thiers, le comte de Saint-Vallier et le général de Manteuffel (p. 32).
[12] Documents émanant de M. THIERS : Occupation et Libération (t. I, p. 60).
[13] Recueil des Traités, Conventions, etc. (t. I, p. 89).
[14] Colonel LAUSSEDAT, La Délimitation de la frontière franco-allemande (pp. 85 et suivantes).
[15] Marquis DE GABRIAC, Souvenirs diplomatiques de Russie et d'Allemagne (p. 141).
[16] Extrait d'une lettre de M. Thiers au général de Manteuffel : 10 juillet... J'ai cherché et trouvé deux sujets très propres à la mission de confiance dont vous m'avez parlé. L'un est M. de Saint-Vailler, homme d'esprit, caractère sûr, et parlant votre langue comme un Allemand ; l'autre est M. Blondeau, ancien intendant en chef de l'armée... profondément expérimenté dans toutes les affaires militaires ; c'est un esprit éminent ! M. Thiers ajoutait spirituellement, dans sa lettre du 13 juillet : Lorsqu'il y aura quelque nouvel incident (à Dieu ne plaise), ou quelque nuage, épais ou léger, adressez-vous à moi par l'intermédiaire de mes deux envoyés, l'un aidant, l'autre à parler allemand, et je suis sûr que nous nous entendrons bientôt très bien.