La reconstitution de l'armée ; revue du 29 juin 1871. — Travail législatif ; les lois municipale et départementale. — Les partis. — Suite de la fusion ; l'accord de Dreux. — Abrogation des lois d'exil et validation des princes d'Orléans. — Les élections complémentaires, du a juillet 1871. — Le comte de Chambord en France ; manifeste du 5 juillet ; la question du drapeau. — La pétition des évêques. Début de la campagne de M. Gambetta contre le pouvoir constituant de l'Assemblée nationale. — La constitution Rivet, du 31 août 1871. I Tandis que Paris était livré aux convulsions de l'émeute et aux sévérités de la répression, à Versailles, l'Assemblée, sous la haute direction de M. Thiers, se consacrait alternativement à une double tâche : d'une part, celle que M. Thiers avait définie avec la clairvoyance de son jugement et la précision de son langage : conclure la paix définitive, reconstituer le pays ; d'autre part, celle qu'elle se donnait à elle-même : fonder un nouveau gouvernement. Un contraste singulier marquait les séances consacrées à ces deux ordres de travaux : les unes paisibles et laborieuses, les autres inquiètes et tourmentées. M. Thiers suivait ce vaste labeur et surveillait cette ardente agitation ; attentif, cependant, aux négociations qui se poursuivaient avec M. de Bismarck et aux mesures qui assuraient la victoire sur l'insurrection. Les premiers jours passés à Versailles avaient été pleins d'inquiétude et de désordre. Paris et la France s'étaient précipités là, en hâte. On dut organiser un dortoir de députés dans la grande galerie du château ; on réquisitionna chez les habitants, pour loger les représentants du peuple, les administrations, tout le personnel qui se tient autour d'un gouvernement. Il fallait faire queue pour trouver à manger dans les restaurants. La ville paisible du grand roi s'était remplie d'une foule active, remuante, intrigante, singulier mélange où la catastrophe rapprochait les rangs, où le luxe coudoyait la misère, où tout le monde demandait, proposait, offrait, s'offrait, et où, selon le caractère français, le zèle, lui-même, avait parfois quelque chose d'agité et d'encombrant. C'est au milieu de ce tumulte que M. Thiers devait se débrouiller. Il suffisait à tout, parfois soutenu, parfois entravé et contrarié par l'Assemblée. En somme, celle-ci était laborieuse et, quand les passions politiques ne la surexcitaient pas, pratique et raisonnable. Sa double activité, tantôt étonne le public et souvent l'irrite ; cependant, elle crée un ordre nouveau, dont les assises solides et les sages proportions seront reconnues par l'avenir. Une première tâche, la plus haute et la plus urgente de toutes, occupe le gouvernement et l'Assemblée, c'est la reconstitution de l'armée. L'armée, vaincue à Sedan et à Metz, se trouvait, pour la plus grande partie, prisonnière en Allemagne. D'après les clauses des préliminaires, ces hommes devaient être rapatriés dans le plus bref délai. M. Thiers obtient de l'empereur Guillaume que cette œuvre de libération soit hâtée le plus possible. Dans de vieux uniformes, usés, rapiécés, raccommodés sur toutes les coutures, les officiers et les soldats viennent se mettre à la disposition de M. Thiers : c'est l'expression qu'ils emploient. A leur débarquement des navires ou à leur descente des trains qui les ramenaient en France, les soldats étaient immédiatement dirigés sur les camps où on les incorporait, et, de là, sur Versailles. Avant la fin de mars, l'armée de Versailles comptait 80.000 hommes. Le 7 avril, elle était forte de 100.000 hommes. Un peu plus tard, son effectif fut porté à 120, puis 150.000 hommes. M. Thiers résolut de placer cette armée sous les ordres du maréchal de Mac Mahon, qui, guéri de sa blessure, s'était retiré à Saint-Germain. L'offre fut faite par le président, au cours d'une visite que le maréchal lui rendait à Versailles. Celui-ci répondit avec modestie, qu'étant un vaincu, sa nomination pourrait soulever des critiques : Vaincu, lui dit M. Thiers, tout le monde l'a été. Quant aux critiques, c'est à moi d'y répondre. Dans la pensée de M. Thiers, cette réorganisation rapide de l'armée avait d'autres avantages. Elle permettait à la France de reprendre, immédiatement, son rang parmi les puissances. Elle donnait plus de poids à sa parole, s'il s'agissait de résister aux exigences, parfois inquiétantes, du vainqueur. M. Thiers ne craignit pas d'affirmer cette autorité
reconquise. En présence de l'ennemi, qui occupait encore le Nord et l'Est de
Paris, eu présence des représentants de l'étranger et des mandataires de la
France, il passa, le 29 juin 1871, à Longchamps, une revue solennelle des troupes
de l'armée française, toujours fidèle à tous ses
devoirs, toujours fidèle à la loi, a-t-il dit, rétablie clans sa discipline, dans sa bonne tenue, dans son devoir. Cette cérémonie eut lieu au milieu d'une grande foule, manifestant, avec dignité, sa joie patriotique. A la droite de l'armée, on avait placé les débris du 54e régiment de ligne, héroïque petite troupe qui avait défendu et gardé Bitche à la France. L'armée ne comptait pas moins de cent vingt mille hommes non encore habillés à neuf, mais en véritable tenue de guerre, l'air confiant et fier. Quinze mille cavaliers, une artillerie nombreuse qui montrait déjà un matériel nouveau, formaient, sur les ailes de l'infanterie disposée en masses profondes, un spectacle magnifique. Dans l'ancienne tribune impériale, raconte M. Hector Pessard, debout, tête nue, ayant à sa droite M. Grévy, président de l'Assemblée ; à sa gauche, son préféré, M. Jules Simon ; entouré par les députés, M. Thiers, pendant toute la durée du défilé, mordait ses lèvres, pétrissait de ses doigts la paume de ses mains, l'œil humide, abaissant et relevant ses lunettes, se contenant à peine, piaffant, marquant le pas au défilé des fanfares et se raidissant, par moment, avec une incomparable majesté. Mais, lorsque après la revue, le maréchal de Mac Mahon vint seul, dans l'enceinte réservée, pour saluer le chef du pouvoir exécutif, M. Thiers ne fut plus maître de son émotion. Il descendit précipitamment
au-devant du Maréchal, lui prit les mains, essaya de parler, ne put tirer une
parole de sa poitrine gonflée, et tremblant, à la fois pille et rayonnant, il
éclata en sanglots convulsifs, taudis que de grosses larmes coulaient sur le
visage du vainqueur de Magenta, ricochaient sur ses plaques d'or et d'argent
et retombaient, chaudes, sur les manches du petit bourgeois. Cette étreinte, la foule n'avait pu la voir, mais elle
dut la deviner et s'y associer, car elle mit toute son âme dans la formidable
clameur dont elle salua ces deux patriotes[1]. C'était, a dit M. Thiers lui-même, la joie d'une heureuse convalescence, par un jour de beau temps. Ajoutons tout de suite que M. Thiers ne se trouva pas satisfait par un tel résultat, et qu'il poursuivit, méthodiquement, sa tâche. Dans le message qu'il adressa, six mois plus tard, à l'Assemblée nationale, le 7 décembre 1871, il put annoncer que l'œuvre était presque achevée. Quand elle le sera, a-t-il dit, nous aurons 150 régiments d'infanterie, nombre que nous n'avons jamais atteint, et qui permettra d'incorporer la force considérable de 600.000 hommes d'infanterie dans des régiments de 3.000 hommes en campagne, et 1.000 au dépôt. Avec ces 150 régiments, nous pourrons former 37 à 38 divisions toujours organisées et qui n'exigeront jamais la création de cadres nouveaux au moment de l'entrée en campagne, car les cadres ne s'improvisent pas, et tout cadre fait au début de la guerre peut être considéré comme sans valeur. Notre artillerie, recevant un développement correspondant, présentera bientôt la proportion d'une bouche à feu par 1.000 hommes. Cette première reconstitution de l'armée est l'œuvre personnelle de M. Thiers. Il sut, avec une habileté sans égale, tirer parti des ruines qui lui étaient laissées. Nous le suivrons bientôt dans les efforts qu'il dut faire pour élever un édifice nouveau. Là, il fut secondé par le concours actif et les initiatives heureuses de la grande commission parlementaire, dont M. de Chasseloup-Laubat fut rapporteur et qui prépara la nouvelle organisation militaire dont on a dit, dans une formule heureuse, qu'elle fut décidée et réalisée en vertu d'un accord spontané entre les patriotes de tous les partis. M. Thiers crut le moment arrivé de remanier son ministère. Déjà, il sentait, dans l'Assemblée, des résistances avec lesquelles il fallait compter. M. E. Picard quitta le ministère de l'intérieur pour devenir titulaire de la légation de France en Belgique. Le général Le Flô fut nommé ambassadeur en Russie et remplacé au ministère de la guerre par le général de Cissey. M. Lambrecht devint ministre de l'intérieur et M. Victor Lefranc, républicain de vieille date, reçut le portefeuille du commerce. Celte première période de session de l'Assemblée nationale pourrait s'appeler l'ère des commissions : Il y eut, à un moment, rapporte M. Jules Simon, cinquante-deux commissions fonctionnant ensemble, quelques-unes de trente membres[2]. Le vaste travail de refonte auquel l'Assemblée avait le devoir de se consacrer était préparé dans ces études et consigné dans ces procès-verbaux et ces rapports qui n'ont pas tous vu la lumière, mais où la tradition parlementaire française reconnaîtra, un jour, peut-être, ses véritables assises. Tout au moins, à ses débuts, l'Assemblée nationale était animée d'un esprit libéral. M. Thiers la qualifiait : l'Assemblée la plus libérale qu'il eût connue. C'est ainsi qu'elle vota, le 15 avril 1871, sur un rapport remarquable du duc de Broglie, une loi rendant au jury la connaissance des délits de presse. Elle s'appliqua, avec une vigueur singulière, à l'étude des grandes lois d'organisation, la loi des associations (qui, il est vrai, n'aboutit pas)[3], la loi municipale, la loi départementale. En matière de réorganisation administrative, beaucoup de membres de l'Assemblée nationale voulaient appliquer le programme de Nancy, arrêté, en 1863, par un congrès où siégeaient des républicains, des légitimistes et des orléanistes, et qui tendait à réduire l'autorité du pouvoir central. Les rédacteurs du programme de Nancy avaient formulé les quatre propositions suivantes : 1° Fortifier la commune, qui existe à peine, en rendant obligatoire, pour le pouvoir exécutif, le choix du maire dans la liste du conseil municipal et en enlevant à l'administration la tutelle des communes ; 2° Créer le canton, qui n'existe pas, administrativement ; 3° Supprimer l'arrondissement, qui ne répond à rien ; 4° Émanciper le département. Ce programme était insuffisant et vague. Il ramenait un vaste problème social aux proportions d'une question administrative ; il diminuait, la portée philosophique de l'observation formulée par M. Ernoul, dans une phrase célèbre : Ne sentez-vous pas qu'en France les extrémités sont froides ? Tel quel, il allait servir de base à la discussion. On s'occupa tout d'abord de la question communale. Les événements de Paris lui donnaient une tragique actualité. D'ailleurs, la commune est la molécule sociale : l'organisation de la commune doit être le premier souci du législateur. Quand, après le 18 Mars, les maires de Paris et les députés de la Seine, qui tenaient tête au Comité central, demandèrent des élections municipales, le gouvernement, ne voulant pas légiférer exclusivement pour Paris, déposa un projet de loi concernant le pays tout entier. On se mit assez facilement d'accord sur les dispositions de la loi qui portaient que les élections municipales auraient lieu immédiatement dans toutes les communes ; que les citoyens seraient électeurs à vingt et un ans et éligibles à vingt-cinq ; que le mandat municipal diluerait trois ans ; enfin, que le droit de vote municipal serait acquis après un an de domicile dans la commune. Une seule difficulté surgit, à propos de la constitution des municipalités. Le gouvernement et la commission demandaient le maintien de l'article Io de la loi du 3 juillet 1848, qui laissait au pouvoir exécutif la nomination du maire dans les chefs-lieux de département ou d'arrondissement et dans les communes de plus de 6.000 habitants. Partout ailleurs, la nomination du maire appartenait au conseil municipal. Au vote, le 8 avril 1871, l'Assemblée décida, par 285 voix contre 275, que les conseils municipaux, sans exception, éliraient le maire parmi leurs membres. Avec une extrême vivacité, M. Thiers demanda que cet article fût amendé. Il pensait que le gouvernement central doit avoir son représentant dans le sein de toutes les municipalités importantes. Il déclara à l'Assemblée qu'elle lui enlevait les moyens de gouverner et d'assurer l'ordre, et lit entendre que si son opinion n'était pas suivie, il ne garderait pas le pouvoir. L'alarme fut chaude. La majorité de la Chambre fit, aux nécessités de la situation, le sacrifice de ses sympathies décentralisatrices. Par assis et levé, fut adopté un amendement transactionnel portant que la nomination des maires et adjoints aurait lieu provisoirement, par décret du gouvernement, dans les villes de plus de vingt mille âmes et dans les chefs-lieux de département ou d'arrondissement. 460 communes seulement étaient placées ainsi en dehors du droit commun. On régla la situation de Paris. Aux termes de la loi, municipale du 14 avril 1871, Paris a un conseil municipal composé de quatre membres par arrondissement, élus au scrutin individuel dans chaque quartier. A l'ouverture de chaque session, ce conseil élit' un président, un vice-président et un secrétaire. Dans les divers arrondissements, un maire et des adjoints sont nommés par décret du pourvoir exécutif. Ces dispositions ont soulevé, depuis qu'elles existent, les protestations constantes des conseils municipaux et du suffrage universel de Paris. Paris n'a cessé de réclamer son autonomie. Cependant, depuis trente-deux ans, la loi de 1871 est la charte de Paris et elle emprunte, maintenant, à sa durée une autorité que bien peu de lois organiques peuvent réclamer dans notre pays. Après la commune, le département. Il était, en effet, urgent de rétablir les conseils généraux, qui avaient été dissous, dans toute la France, par un décret de la délégation de Bordeaux. L'organisation départementale fit l'objet d'une loi, mise à l'étude dès le printemps de 1871, mais qui ne fut votée que le Io août de cette année. Due à l'initiative de MM. Magnin et Bethmont, elle vint, en délibération sur un remarquable rapport de M. Waddington. Ce que chercha surtout le législateur, c'est à émanciper le département. Il essaya de remédier à la critique formulée, en 1862, par le comte de Chambord, contre le régime intérieur imposé à la France depuis la constitution de l'an VIII : Le pays qu'on cherchait à faire représenter, disait-il, n'était organisé que pour être administré Ici encore, M. Thiers s'opposa aux tendances décentralisatrices de la majorité. Comme les grands ministres de la monarchie, comme les hommes de la Révolution, il avait la préoccupation constante de l'indivisibilité de la nation. La France, habitée par une population d'origine diverse, subissant, sur ses frontières, l'attraction des puissances voisines, ne peut conserver sa puissance, et même son existence, qu'en faisant des sacrifices constants à la cause de l'unité. Aussi. M. Thiers combattit, au cours de ces discussions, toute mesure qui eût eu pour résultat d'affaiblir le ressort politique et l'autorité du centre. Il avait été frappé des tendances séparatistes montrées dans certaines régions, au cours des derniers événements, et notamment par la Ligue du Midi. De part et d'autre, on se fit des concessions ; le travail et la bonne volonté commune aboutirent, le 10 août 1871, au vote, par 509 voix contre 126, d'une des meilleures lois organiques de la troisième République, la loi sur l'organisation des conseils généraux. Le trait caractéristique de cette mesure législative, c'est qu'elle assure, dans le département, l'autorité et la permanence d'une assemblée locale, élue au suffrage universel. Le conseil général tient, chaque année, automatiquement, en août, sa session ordinaire, sans qu'il soit nécessaire d'une convocation du pouvoir central. Les conseils généraux se renouvellent de plein droit, par moitié tous les trois ans, ce qui assure à ces assemblées l'esprit de suite nécessaire à une bonne administration. Une commission départementale, délégation du conseil général, subsiste, dans l'intervalle des sessions, pour contrôler et guider le préfet ; elle est investie, directement par la loi, d'un certain nombre d'attributions, dont la plupart ont un caractère budgétaire. La loi accorde au conseil général la publicité des séances ; lui attribue la fixation du sectionnement des communes pour les élections municipales ; lui laisse le droit de se mettre en rapport avec un ou plusieurs conseils généraux pour délibérer sur des intérêts communs ; celui d'émettre des vœux non politiques ; de se réunir extraordinairement, sur la demande des deux tiers de ses membres. Le droit de dissolution du pouvoir central à l'égard des conseils généraux ne peut jamais être exercé par voie de mesure générale. Une autre loi, volée le 15 février 1872, devait, par la suite, augmenter encore l'importance politique des conseils généraux, eu attribuant à une assemblée de leurs délégués — à raison de deux par conseil — le droit de se saisir momentanément, des pouvoirs exécutif et législatif, dans le cas où les détenteurs de ces pouvoirs seraient empêchés de les exercer. Ainsi se trouva constitué, dans chacun de nos départements, un organe de décision et de contrôle qui décharge, en partie, le travail et les responsabilités de l'État, qui diminue l'autorité excessive de l'administration, qui habitue les citoyens à la connaissance exacte des intérêts publics et au maniement des affaires. Depuis qu'elle existe sur ces bases, l'institution des conseils généraux n'a donné lieu à aucune plainte, elle a rendu des services inappréciables — et insuffisamment appréciés — en assurant la bonne gestion des départements et en contribuant à la stabilité générale des institutions. II La sagesse avec laquelle l'Assemblée nationale, dirigée par M. Thiers, s'appliquait à l'œuvre de reconstitution nationale, était malheureusement troublée par le grondement des passions politiques. Le terrible intermède de la Commune n'avait fait que rendre plus aiguë la crise constitutionnelle dont souffrait le pays. Les partis étaient en présence, plus ardents que jamais, et chacun d'eux trouvait, dans les événements qui s'accomplissaient, des arguments en faveur de la thèse qu'il soutenait. L'entreprise de la fusion, commencée à Bordeaux, se poursuivait avec une activité singulière et tenait en haleine ou en émoi ceux qui en suivaient le travail journalier. Son principal ouvrier était, en ce moment, Mgr Dupanloup. Mgr Dupanloup avait une physionomie à part dans l'épiscopat français, parmi les Pie, les Darboy, les Mathieu, les Bonnechose. C'était, un homme d'allure imposante, bien pris, la figure large, le nez d'aigle, le teint haut en couleur. Il respirait l'action. On le comparait à Bossuet. Il avait du moins, avec celui-ci, ce point de ressemblance qu'il était énergiquement attaché aux idées gallicanes. Comme son illustre modèle, il se mêlait volontiers aux choses du siècle. Il avait vécu parmi cette génération qui, à la suite de Châteaubriand et de Lamennais, fut remuée si profondément, par le double problème de la religion et de la liberté. Le jeune abbé, amené au lit de mort de Talleyrand par les influences aristocratiques, avait enlevé ou obtenu la rétractation du vieux machiavéliste, jusque-là impénitent. Son succès date de cette heure. Ami de Montalembert, de Lacordaire, de Gratry, il avait même été, à Saint-Nicolas-du-Chardonnet, le maitre, de Renan. Celui-ci a tracé, dans ses Souvenirs, un portrait de Dupanloup Mgr Dupanloup, dont les traits, quoiqu'un peu égratignés, sont ressemblants : Mondain, lettré, aussi peu philosophe que possible, nullement théologien... Ce n'était ni la belle imagination qui assure une valeur durable à certaines œuvres de Lacordaire ou de Montalembert, ni la profonde passion de Lamennais. L'humanisme, la bonne éducation étaient ici le but, la fin, le terme de toute chose ; la faveur des gens du monde bien élevés devenait le suprême critérium du bien. Laborieux, actif, autoritaire, il voyait les choses rapidement, et, croyait les voir de haut. Je pense, disait de lui un ami sincère, que notre grand évêque fait et entreprend trop de choses pour pouvoir les approfondir[4]. Cependant, par l'autorité de l'âge et par l'habitude des affaires, Mgr Dupanloup avait pris de l'autorité ; il avait même cette espèce d'auréole que donne, parfois, à ces illustres favoris de la fortune, un échec irrémédiable : l'attitude qu'il avait prise au Concile du Vatican lui avait aliéné, pour toujours, la cour de Rome et le pape Pie IX. On savait qu'il ne serait jamais cardinal, et il portait ainsi, sur lui, le reflet de la pourpre qui lui manquait. Il avait tenu, dans ses mains de prêtre, les âmes des grands de ce monde, sans jamais oublier les égards réciproques que se doivent des grandeurs qui veulent être également respectées. Il avait donné les premières leçons de catéchisme au comte de Chambord ; il avait préparé la première communion du prince de Joinville ; le maréchal de Mac Mahon recherchait ses conseils ; il était lié avec M. Thiers ; le duc de Broglie avait rédigé, sous son toit, le manifeste du Correspondant au sujet du Concile[5]. Touchant à tant de ressorts, il pensa que le devoir lui incombait de les régler et de combiner leur mouvement. Il mena la campagne suprême de la monarchie expirante à l'Assemblée de Versailles, comme il avait dirigé la campagne suprême du gallicanisme mourant au Concile du Vatican ; voué à un double échec, en France comme à Rome, et manquant successivement la double carrière, successivement ambitionnée, d'un Bossuet ou d'un Richelieu. On se souvient de ses premiers efforts à Bordeaux et à Biarritz. Aidé du général Ducrot et de M. Estancelin, il avait établi une première entente entre 'le parti légitimiste et les princes de la maison d'Orléans. On acheva de se mettre d'accord, vers la fin du mois de mars, à Dreux où les princes s'étaient rendus après le transfert de l'Assemblée à Versailles. Devant MM. de Cumont et de Meaux, mandataires du parti 'légitimiste, le duc d'Aumale affirma que si la France souhaitait de restaurer la royauté, aucune compétition royale ne s'élèverait parmi les membres de la famille d'Orléans : 1830, a-t-il dit, a été une date fatale pour la monarchie, nous ne la recommencerons pas. Il accepta que le comte de Paris fit, auprès du comte de Chambord, une démarche solennelle pour affirmer la réconciliation de la maison de France. Le cercle des Réservoirs (c'était la réunion plénière des droites) fixerait le lieu et l'heure de l'entrevue du roi et de son cousin. En échange, les légitimistes devaient prêter leur concours au vote de l'abrogation des lois d'exil et de la validation de l'élection des princes. Cette fois, on pensa tout de bon que c'était la fusion. Jusque-là, M. Thiers, qui n y croyait guère, avait laissé faire, connaissant trop les difficultés de l'accord pour ne pas être convaincu qu'il se romprait avant la fin. Cependant, le 8 mai 1871, parut une lettre de M. le comte de Chambord à M. de Carayon-Latour, qui se terminait par cette fameuse phrase : La parole est à la France et l'heure est à Dieu. On voulut interpréter cette énigme dans un sens favorable à la fusion. M. Thiers était sur le point. de tenter un effort suprême contre la Commune. Il s'alarma, ou du moins il s'irrita. C'est le moment où il réplique si vivement à M. Mortimer-Ternaux et où il commence à faire allusion à ses propres engagements en faveur de la République. Il n'avait jamais été légitimiste ; il n'aimait pas le comte de Chambord qu'il accusait de manquer d'égards pour lui. Il le trouvait pleurnicheur ; il disait de lui à ses intimes : Chambord a épousé, en même temps qu'une princesse de Modène, les idées de dévotion outrée et de politique à outrance de celte maison, une des plus arriérées de l'Europe. D'autre part, quoiqu'il eût des engagements anciens eu faveur de la famille d'Orléans, il ne lui voyait aucune chance. Les républicains et les légitimistes formaient, contre elle, une forte majorité. Favoriser une restauration, a-t-il dit lui-même, eût été, de ma part, non seulement un manque de loyauté, mais encore la violation de mes devoirs envers la France que j'avais mission de pacifier en prévenant les luttes des partis. Cependant les projets de fusion l'inquiètent, cette fois. Il se décide à agir, pour faire échouer un plan qui, en restaurant l'héritier des princes renversés en juillet 1830, eût donné un démenti formel à la politique de toute sa génération. S'il fallait choisir, M. Thiers restait fidèle à sa vie tout entière en se plaçant du côté de la Révolution. La partie s'engage donc, très serrée, entre les chefs du parti royaliste, ayant pour programme la fusion, et M. Thiers, ayant pour programme l'affirmation du provisoire républicain. Dans le jeu des monarchistes de l'Assemblée, le point faible, c'est l'intransigeance des légitimistes purs, des chevau-légers[6]. Dans le jeu de M. Thiers, le point faible, c'est la méfiance des républicains. Cependant, il faut bien reconnaitre qu'il y a plus de sagesse et plus de souplesse chez les alliés de M. Thiers que chez ceux de Mgr Dupanloup. Le travail de M. Thiers est double : d'une part, il entretient habilement les divisions dans le camp des Monarchistes. Il s'adresse surtout aux légitimistes et les met en garde : Si nous n'ajournons pas la validation des princes, leur dit-il, vous êtes perdus. Dans le parti orléaniste même, il excite les méfiances au sujet de l'attitude un peu énigmatique du duc d'Aumale et du prince de Joinville. Il s'apitoie d'avance sur le sort du comte de Paris : Le duc de Glocester, lui aussi, avait des neveux, insinue-t-il ; il est devenu Richard III. Mais, non satisfait d'ébranler ses adversaires en les divisant, il leur oppose une politique de résultats. Ce provisoire qu'ils attaquent, il travaille à le consolider et à lui donner une sorte de stabilité. Dès le 16 avril 1871, un de ses amis, M. Rivet, avait proposé, dans une réunion de groupe, de donner, pour trois ans, au chef de l'État, le titre de président de la République. M. Thiers file, dès lors, cette carte avec un art supérieur. Il la tient d'abord suspendue, demandant à ses amis d'ajourner toute proposition jusqu'après la prise de Paris. On est alors dans le plein travail de la fusion. M. de Kerdrel avait découvert le jeu, le 27 avril, par ces paroles prononcées en réponse à un discours de M. Thiers : Il serait malheureux de laisser croire au pays que nous sommes dans un doute absolu sur les institutions qui lui conviennent. Un mois après, au lendemain de la Commune, la droite se croyait si sûre du succès, que le duc d'Audiffret-Pasquier, toujours vif et, parfois, imprudent, réclamait la fixation de la date la plus prochaine pour les élections complémentaires qui allaient porter sur 111 sièges vacants : Il faut, disait-il, que la France fasse une grande protestation contre la doctrine socialiste. Mais, avant, on voulait frapper un grand coup ; il fallait tenir les engagements qui, à l'égard des princes d'Orléans, étaient le premier acte de la fusion. Le 2 juin 1871, l'Assemblée fut saisie de divers projets d'abrogation des lois d'exil. Vers le 15 mai, les princes d'Orléans avaient pensé que l'heure était venue d'avoir, à ce sujet, une explication complète avec M. Thiers. Le duc d'Aumale recourut à l'entremise d'un de ses amis les plus dévoués qui était également en relation intime avec M. Thiers, M. le comte d'Haussonville, le père. Au mois de septembre 187o, au moment où l'empire venait de succomber, M. Thiers s'était servi de l'intermédiaire de M. d'Haussonville pour conseiller aux princes de rentrer en France. Quoiqu'il se frit tenu, depuis, discrètement à l'écart et qu'il ne fit pas partie de l'Assemblée nationale, le comte était tout désigné pour reprendre la conversation. Muni des lettres du duc d'Aumale et du comte de Paris, il vint à Versailles, fut reçu par M. Thiers et eut, avec lui, un double entretien, les 17 et 18 mai. Les princes priaient M. Thiers de leur faire connaître ses dispositions au sujet de leur situation. Comme base de discussion, M. d'Haussonville rappelait, en leur nom, un programme qui avait été déjà envisagé à Bordeaux par l'intermédiaire de M. Crugy et qui portait sur les points suivants : 1° validation des élections ; 2° abrogation des lois de bannissement ; 3° demande de congé, s'il y a lieu : 4° démission après le vote de l'abrogation. M. d'Haussonville plaida chaleureusement la cause des princes. Il fit appel au passé de M. Thiers et aux sentiments qui l'unissaient à la famille d'Orléans. Il ne faut pas oublier que c'était le moment où M. Thiers, sur le point de vaincre la Commune, avait pris, auprès des délégués des villes de province, les engagements auxquels il faisait allusion dans le débat soulevé par M. Mortimer-Ternaux. Il fut plus net encore, peut-être, dans sa réponse à M. le comte d'Haussonville. Il déclara que ses sentiments personnels étaient plus favorables à une solution anglaise qu'à une solution américaine ; mais, il ajouta aussitôt que, pour le moment, il ne voyait pas d'autre issue que la République. Il fit allusion aux divisions de la famille royale, s'exprima sévèrement au sujet du comte de Chambord, agita le spectre bonapartiste et ajouta : Afin de mettre de la cohésion partout, la forme républicaine me semble la meilleure, quant à présent. J'incline à croire qu'il faut la faire durer tant que les circonstances resteront les mêmes, un an, deux ans, que sais-je ? Le temps d'organiser. Dans l'entretien qui eut lieu le lendemain 18 mai, M. Thiers, poussé dans ses derniers retranchements par l'insistance très ferme de M. le comte d'Haussonville, précisa davantage : Tant que je conserve le pouvoir, je suis obligé de le maintenir dans les conditions où je l'ai reçu... C'est ma loyauté elle-même qui est en jeu, et c'est la mettre en doute que de me solliciter à favoriser l'une des solutions quelconques vers lesquelles on suppose, suivant la fantaisie de chacun, que le pays pourrait, un jour, incliner. Je suis comme un fidéi-commissaire ; je dois rendre intact et préservé de toute atteinte le dépôt qui m'a été confié. Je ne puis entrer dans aucun arrangement au profit de qui que ce soit. Il s'exprimait d'une voix posée, d'un ton calme et décidé : son débit ne se pressait que quand il parlait des princes. Son interlocuteur était un homme d'esprit ; comme il le dit de lui-même, quoique sourd, il n'était pas aveugle. Il comprit, en rendant compte au duc d'Aumale de la mission dont il avait été chargé, il ne laissa aux princes aucune illusion sur les dispositions de l'ancien ministre du roi Louis-Philippe. Le 20 mai, l'entente esquissée antérieurement se scellait entre le parti légitimiste et le parti orléaniste. Le duc d'Aumale, affirmait cet accord par une lettre adressée au comte d'Haussonville, mais qui devait être mise sous les yeux des chefs du parti légitimiste. Il commentait, lui-même, cette lettre dans les termes suivants : Si l'on soulève la question de la compétence des anciennes dynasties, nous refusons de nous engager sur ce terrain qui est le terrain réservé, le terrain constitutionnel. Mais, à la droite et à la gauche, nous pouvons affirmer qu'il n'y a, dans la branche d'Orléans, ni prétendants, ni compétiteurs. C'étaient les expressions que devait reproduire, plus tard, le comte de Paris dans son entrevue avec le comte de Chambord[7]. Dès qu'il eut connaissance des projets d'initiative parlementaire relatifs aux princes, M. Thiers entra dans une violente colère : Vous êtes des fous, dit-il à M. Bocher, dans les couloirs de Versailles. Les princes d'Orléans veulent jouer le rôle de Louis-Napoléon en 1849. Craignant que ce ne soit le premier pas vers une restauration, il dit au marquis de Castellane : Je l'ai toujours déclaré, si l'on fait une monarchie, il n'y en a qu'une de possible : la monarchie unie. Puis, gesticulant au milieu d'un groupe de députés, il ajoute : Comment veut-on que je gouverne avec le duc d'Aumale à Chantilly, Henri V à Chambord, Napoléon à Prangins ? On passe outre. Signée !sir les députés légitimistes et orléanistes, la proposition d'abrogation des lois d'exil englobait, sous le même vocable de maison de Bourbon, les princes d'Orléans et le comte de Chambord. M. Henri Brisson, député de la Seine, souligne le fait, et M. Baragnon confirme cette appréciation en disant que l'expression employée par les auteurs de la proposition pouvait être remplacée par une autre, encore plus exacte : la maison de France. Sur un rapport favorable de M. Batbie, le projet, vint en discussion, le 8 juin 1871. M. Thiers avait réfléchi. Il ne pouvait pas rompre en visière à l'Assemblée. Ce qu'il craint, par-dessus tout, c'est mie crise nouvelle qui rejetterait le pays dans le désordre, au moment même où il vient de le sauver de l'anarchie. D'ailleurs, il a confiance dans le résultat des prochaines élections et il comprend que son premier devoir est de gagner du temps ; pour cela, il se montre disposé, selon sa propre expression, à avaler toutes les couleuvres. Il prononce alors un de ses plus remarquables discours. Rappelant, selon son procédé habituel, l'état où il a trouvé la France, il montre qu'il ne suffit pas d'avoir rétabli l'ordre dans la rue, qu'il faut, aussi rétablir dans les esprits l'ordre moral, ce fameux ordre moral dont on devait, plus tard, faire une formule de combat. Après cet examen de conscience nationale, le président attire l'attention de l'Assemblée sur les dangers d'une crise gouvernement ale, à l'heure où on fait appel au crédit pour exécuter les dures conditions mises par le vainqueur à la libération du territoire. Il évoque sa parole prophétique au prince Louis-Napoléon : Ces gens-là vous rappellent : ils ne savent ce qu'ils font. Vous allez devenir leur maître, mais vous ne serez jamais le mien. Il met l'opinion en garde contre un coup d'État monarchique plus ou moins déguisé. Si on précipitait les solutions, dit-il, on rejetterait la France dans la guerre civile immédiate. C'est pourquoi il revient encore, connue programme politique, au pacte de Bordeaux, non sans accentuer, toutefois, ses sympathies pour la République. Je ne la trahirai pas, dit-il, détrompant ainsi ceux qui s'imaginent qu'il acceptera d'être l'instrument de la restauration. Et il ajoute qu'un essai loyal de la République est nécessaire avant de relever la monarchie. Connaissant les idées du comte de Chambord, M. Thiers lui lance un coup droit en faisant applaudir, par l'Assemblée, sa formule historique du National de 183o : Il faut que les princes veuillent bien reconnaître que la monarchie est, au fond, une république avec un président héréditaire. Après avoir dit ce qu'il pense et ce qu'il a sur le cœur, il conclut en acceptant le projet de loi, mais en prenant acte de l'engagement des princes, vis-à-vis de lui, de ne pas siéger l'Assemblée. Il ajoute, d'ailleurs, que ce n'est pas de bonne volonté qu'il accepte celte solution. Solennellement, il prend l'Europe et la France à témoin de la contrainte qu'il subit et de l'imprudence que l'on commet. : Je ne calomnie pas les princes, s'écrie-t-il ; mais la providence a attaché à leurs personnes une situation invincible, et je leur dirais, si j'avais le droit de leur adresser quelques conseils, que leur dignité c'est de ne point abdiquer. Dieu les a faits princes, ils doivent l'ester princes, pour conserver l'autorité morale dont ils ont besoin. Mais il s'attache à celte situation des difficultés incontestables, et je me demandais si, en consentant à leur rendre le territoire, je ne commettrais pas une faute. Je me suis dit qu'une seule chose pouvait m'excuser, c'était d'avertir mon pays. Je le fais ! Après ce discours. 472 voix contre 97, sur 569 votants, décidèrent l'abrogation des lois d'exil. Puis, sans débat, la validation des élections du duc d'Aumale et du prince de Joinville fut volée par 48 voix contre 113. Ces votes provoquèrent une vive émotion clans l'opinion publique. On les interpréta généralement comme une préface à la restaura lion. Et le fait, est qu'au cours d'une réception des princes, organisée au domicile de M. Rocher, à l'issue de la séance du 8 juin, les politiques du parti décidèrent d'envoyer une adresse au comte de Chambord, le priant de rentrer en France. Par contre, en combattant le projet comme il l'avait fait et en imposant à la validation des princes la restriction qu'il y avait mise, M. Thiers avait donné de tels gages au parti républicain que celui-ci n'hésitait plus à le prendre comme chef. M. Gambetta, qui était encore, pour la droite, un exalté, un démagogue, et auquel on appliquait toujours l'appellation même qui lui avait été décochée par M. Thiers de fou furieux, donnait un exemple de patience et de modération dans le discours qu'il prononçait, le 26 juin, en posant sa candidature dans le département de la Seine. Il adhérait lui-même à la formule de M. Thiers : Vous voulez gouverner la République, vous voulez la fonder
: eh bien ! nous ne vous demandons que de la reconnaître. Une fois que vous
l'aurez reconnue, nous admettons votre passage aux affaires. Nous voulons
présenter ce spectacle de républicains de naissance qui restent clans
l'opposition, en face de monarchistes convertis et forcés par la cohésion du
parti républicain et la légitimité de la République, d'accomplir les réformes
qu'elle demande. Il répétait, en l'approuvant, la formule de M. Thiers
: Aux plus sages, aux plus dignes ! Il
disait, au parti républicain : L'âge héroïque, l'âge
chevaleresque est passé. Il disait encore : Soyons
un parti pratique, un parti de gouvernement. Il ajoutait : Il faut savoir patienter, s'attacher à une réforme ; il
faut que cette réforme soit immédiatement réalisable et s'en tenir à elle
jusqu'à ce qu'elle soit réalisée. C'était déjà le programme qu'on a appelé plus tard opportuniste, ce programme à la fois conservateur et radica, — ce sont les propres expressions inscrites dans le discours du 26 juin, — qui donne confiance au suffrage universel, la veille hésitant, et qui lui arrache la manifestation électorale du 2 juillet 1871, dont on peut dire qu'elle a véritablement fondé la République. III Le nombre des députés à remplacer s'élevait à 111, dont 21 pour le département de la Seine. Comme on votait au scrutin de liste, 46 départements étaient, appelés à se prononcer. Cent élections appartinrent, aux républicains de toutes nuances, la plupart se recommandant du programme de M. Thiers. Les autres candidats élus s'étaient qualifiés de conservateurs, sans avouer des opinions officiellement monarchistes. A Paris, cinq républicains étaient élus. Les seize autres nouveaux députés de la capitale appartenaient à la liste conservatrice ; mais, parmi eux, figuraient des hommes ralliés à la République ou sans parti pris contre elle ; cinq seulement étaient des monarchistes décidés. Dans trente-neuf départements, les républicains triomphaient avec éclat. Un fait était surtout caractéristique dans ce scrutin : vingt-cinq élections avaient lieu pour remplacer M. Thiers, élu dans vingt-six départements et optant pour la Seine. Trois de ces départements seulement, la Dordogne, le Loiret et la Vienne, élurent un royaliste et deux conservateurs. Les bonapartistes étaient rentrés en scène. Le prince J. Napoléon, sous forme de lettre à M. Jules Favre, avait lancé un manifeste. La seule base sur laquelle un gouvernement en France peut asseoir son principe, la seule source où il peut puiser la légitimité et la force, c'est l'appel au peuple. MM. Routier, Ernest Dréolle, le baron Jérôme David avaient posé leur candidature, mais n'avaient pas été élus. Parmi les nouveaux élus, on remarquait : MM. Beaussire (Vendée), Cazot (Gard), Denfert-Rochereau, le défenseur de Belfort (Isère, Charente et Doubs), Pascal Duprat (Landes), Duvergier de Hauranne (Cher). Faidherbe (Nord, Pas-de-Calais, Somme), Fourcand (Gironde), Gambetta (Var), Goblet (Somme), Naquet (Vaucluse), Schérer (Seine-et-Oise), etc. On ne peut exagérer l'importance de cette manifestation électorale. Elle se produisait an moment décisif. de ces élections Les partisans de la fusion avaient fait un effort suprême pour donner au pays le spectacle d'une famille royale unie et pour répandre la croyance en une restauration prochaine. Mgr Dupanloup s'était rendu, en personne, auprès du duc d'Aumale, à Chantilly, et il avait obtenu de lui des déclarations qu'on considérait comme formelles : Il n'y a qu'une seule famille, qu'il n'y ait qu'une seule monarchie. Le comte de Paris va faire demander le jour, le lieu et l'heure qui conviendront au comte de Chambord. Le comte de Chambord était à Bruges, se préparant à venir en France. Le comte de Paris vient à Dreux, et, de là, écrit, le 30 juin, au comte de Chambord en déclarant qu'il est prêt à se rendre auprès du chef de sa maison. Cette démarche avait été concertée par MM. de Jarnac et de Lutteroth, au nom des princes d'Orléans, et M. de La Ferlé, au nom du comte de Chambord. Dès qu'il eut reçu la lettre de son cousin, le comte de Chambord quitta Bruges, et vint en France. Les élections ont lieu à ce moment même. Or, une note, datée de Blois, le 2 juillet, répond en ces termes à la démarche du comte de Paris : M. le comte de Chambord a été heureux d'entendre l'expression du désir que M. le comte de Paris a manifesté d'être reçu par lui. M. le comte de Chambord est en France. Le moment qu'il avait indiqué lui-même est donc venu de s'expliquer sur certaines questions réservées. Il espère que rien, dans son langage, ne sera un obstacle à cette union de la maison de Bourbon qui a toujours été son vœu le plus cher. La loyauté veut, néanmoins, que les princes, ses cousins, soient prévenus, et M. le comte de Chambord croit devoir demander à M. le comte de Paris de différer sa visite jusqu'au jour, très prochain, où il aura fait connaître à la France sa pensée tout entière. Il dit désiré recevoir la visite de son cousin à Chambord, mais il juge convenable de ne pas y prolonger en ce moment son séjour. En quittant Chambord, il prendra la route de Bruges, où il demeurera du 8 au 16 juillet. Ainsi, le comte de Chambord entendait s'expliquer sur certains points réservés. C'était clone encore la question du drapeau qui allait être soulevée, au moment où on croyait l'enterrer dans des concessions de protocoles et dans des effusions familiales. M. le comte de Chambord était venu en France. Il avait voulu voir le pays de près, au moment de se décider. A cette date suprême du 2 juillet, où l'héritier des rois de France et la France elle-même se prononçaient, de part et d'autre, dans une délibération décisive, il avait vu, avec la clarté et la force d'un esprit droit et désintéressé, l'erreur, le malentendu grave qui se dissimulaient au fond du programme fusionniste. D'une main ferme, avant de quitter la France, il déchirait tous les voiles. Le parti fusionniste ne voulait pas croire à une si claire vision des réalités et à une telle sincérité. Il s'entêtait à vouloir faire un Roi, malgré le Roi. Le comte de Chambord éprouva, dès cette époque, dans son entourage, de bien pénibles déchirements. Avant de se rendre à Chambord, le prince était resté un jour à Paris, où il avait reçu quelques partisans, entre autres le marquis de La Ferté, président du bureau royaliste de Paris. Le petit-fils de Charles X. lui fit part de ses intentions. M. de La Ferté multiplia les objections. Il déclara au comte de Chambord qu'il se refusait à rester l'interprète officiel de la politique qui allait être inaugurée par la proclamation du drapeau blanc. Le prince s'emporta ; le dévoué légitimiste insista, supplia. Ce fut en vain. Le prince et son fidèle mandataire se séparèrent pour ne plus se revoir[8]. Après cette scène, le marquis de La Ferté courut à Versailles, où il mit ses amis au courant des événements. La note au comte de Paris et le récit de M. de La Ferté firent juger la situation très grave par la droite de l'Assemblée[9]. Une réunion s'improvisa aussitôt dans un des bureaux. On décida de déléguer, à Chambord, trois députés, pris parmi les héritiers d'illustres noms de la vieille monarchie, pour porter au prince une ardente supplication. Le duc de la Rochefoucauld-Bisaccia, le comte de Maillé et le vicomte de Gontaut-Biron furent désignés. Dites bien, leur recommanda-t-on, que la signature du manifeste serait la signature de l'abdication ou l'évanouissement certain d'une restauration monarchique ! La présence de Mgr Dupanloup parut nécessaire auprès du comte de Chambord. L'évêque devait parler au nom de la religion. Le vieux M. Laurentie et le brave et loyal M. de Cazenove de Pradines, dont la blessure reçue à Patay n'était pas encore guérie, se rendirent aussi, de leur côté, à Chambord. Le 5 juillet, le prince reçut les délégués de l'Assemblée, puis MM. Laurentie, de Cazenove de Pradines et, d'autre part, seul, Mgr Dupanloup. Tous, raconte M. de Falloux, rencontrèrent le même accueil ; beaucoup de courtoisie, beaucoup de calme, une confiance qui ne discutait rien et paraissait prendre son point d'appui dans une vision surnaturelle[10]. Avec l'évêque d'Orléans, le comte de Chambord, volontairement silencieux, n'aborda pas la question politique ; il parla de la décentralisation. Mgr Dupanloup, très embarrassé, dut, de lui-même, faire allusion au manifeste. Le prince déclara qu'il avait épuisé la question avec les délégués de la droite. Il se rendait bien compte que l'échec de la monarchie serait un très grand malheur pour l'Église ; mais il ajoutait que son manifeste n'amènerait pas ce malheur, loin de là. Devant ce langage, Mgr Dupanloup conseilla un simple sursis. Il supplia le prince de prendre le temps, ou de venir à Versailles ou de faire venir à Chambord les députés de toutes les nuances monarchiques de l'Assemblée. Le comte de Chambord répondit : Ce serait inutile, mon parti est pris[11]. En effet, daté du même jour, le manifeste fut publié le lendemain. Les délégués avaient espéré jusqu'à la dernière minute. En rentrant à Versailles, ils donnèrent, lecture à leurs collègues du procès-verbal qu'ils avaient dressé de cette entrevue. C'est le suicide de M. le comte de Chambord, dit M. de Falloux. Quant à Mgr Dupanloup, il résume ainsi son impression : Je viens d'assister à un phénomène intellectuel sans exemple. Jamais on n'a vu une cécité morale aussi absolue. Le comte de Vanssay, secrétaire du prince, était venu à Versailles et s'était présenté à la réunion de la droite, tenue chez M. de Franclieu. Questionné par tous, avec une anxiété facile à comprendre : Le roi, dit-il, a dormi du sommeil le plus calme, de Chambord à Paris ; pour moi, je n'ai pu reposer un seul instant. A l'arrivée, j'ai demandé à Sa Majesté si elle n'avait rien à changer à sa lettre. Elle m'a répondu : Non ! Faites imprimer tel quel. J'ai exécuté ses ordres [12]. Quand les journaux apportèrent le manifeste, il fallut bien se rendre à l'évidence. Après avoir exposé son système politique : décentralisation administrative, franchises locales, maintien du suffrage universel, gouvernement placé sous le contrôle de deux chambres ; après avoir lancé, contre la Révolution un nouvel anathème, le prétendant abordait franchement la question du drapeau. Tout d'abord, il déclarait qu'il ne devait pas subir de conditions ni faire à la France le sacrifice de son honneur. Puis, il ajoutait qu'il ne laisserait pas arracher de ses mains l'étendard d'Henri IV, de François Ier et de Jeanne d'Arc. Je l'ai reçu, continuait-il, comme un dépôt sacré du vieux roi, mon aïeul, mourant en exil ; il a toujours été, pour moi, inséparable du souvenir de la patrie absente ; il a flotté sur mon berceau, je veux qu'il ombrage ma tombe. Et le manifeste se terminait par ces mots : Henri V ne peut abandonner le drapeau d'Henri IV. Ce document produisit une vive sensation dans le pays et dans les couloirs de l'Assemblée. Ici et là, on comprit que la monarchie était désormais impossible : impossible avec le comte de Chambord, puisqu'il n'entendait lias accepter le rôle d'un président de la République héréditaire et qu'il pensait que le droit monarchique assure au roi une autre fonction et une autre autorité que celle de pourvoir à la succession dynastique. impossible sans le comte de Chambord, parce que celui-ci, en se refusant à la fusion, rompait tout, le plan établi sur l'hypothèse de son concours, c'est-à-dire, au fond, de son abdication. Le descendant de la branche ainée détrônait ses héritiers et vengeait 1830. L'erreur des fusionnistes fut de ne pas vouloir admettre, dès lors, une situation si claire et qui, après ce qui s'était passé en 1848, en 1853, en 1857, aurait dû ne plus laisser aucun doute en leur esprit. Ils auraient pu s'apercevoir que, désormais, s'il y avait encore un parti monarchiste dans l'Assemblée, il n'y avait plus de prétendant à asseoir sur le trône ; ils auraient dû comprendre que le pays, ayant le sentiment exact de cette situation, cherchait les voies nouvelles. Mieux eût valu s'appliquer, dès lors, à l'aider et à le guider, au lieu de chercher à lui barrer bien dangereusement la route. Ou eût dégagé ainsi, peut-être, les éléments d'une union, d'une fusion plus large, non celle d'une famille irrémédiablement divisée, mais celle d'un peuple, d'une nation où les grandes séparations ne s'étaient pas encore accomplies. On se contenta de parer au plus pressé, par la publication d'une note émanée des politiques de l'Assemblée, dans laquelle ceux-ci, après avoir enregistré le sacrifice du comte de Chambord, se déclaraient partisans quand même de la monarchie héréditaire et représentative et affirmaient la volonté de conserver à la France le drapeau qu'elle s'est donné. En un mot, on s'efforçait de dégager le parti eu engageant le roi. Les rédacteurs de cc manifeste se trompaient eux-mêmes et ils essayaient, bien inutilement, d'entretenir le malentendu aux yeux du pays. IV M. Thiers tenait son succès. Il sentait bien que la droite de l'Assemblée, étourdie du coup qu'elle venait de recevoir, n'était plus en selle. il résolut de tirer tout le parti possible de la situation. Une imprudence nouvelle, commise par les partis de la droite, lui vint en aide. Dans son précédent manifeste du 8 mai, le comte de Chambord s'était déclaré prêt à intervenir pour obtenir d'efficaces garanties à l'indépendance de la papauté. Lors de l'entrée des Italiens à Rome, un certain nombre d'évêques avaient signé des pétitions réclamant l'intervention du gouvernement pour le rétablissement du pouvoir temporel du pape. Les sentiments religieux de la droite étaient plus fermes, peut-être encore, que ses principes monarchiques. Rappelons que le 13 mai, sur la proposition de M. de Cazenove de Pradines, elle avait décidé que des prières seraient dites dans toute la France pour supplier Dieu d'apaiser nos discordes civiles et de mettre un terme aux maux qui nous affligeaient. Aussi, elle avait nommé une commission favorable à la pétition des évêques et qui avait conclu au renvoi pour un examen attentif et bienveillant au ministre des affaires étrangères. Mais, si la pétition était prise en considération, on provoquait, avec l'Italie, un conflit international des plus graves. Le roi Victor-Emmanuel avait dit, quand ses troupes avaient pénétré dans la ville des papes : Nous sommes à Rome, nous y resterons. Tout au moins, on risquait de jeter, pour longtemps, l'Italie dans les bras de l'Allemagne. M. Thiers était partisan de la plus stricte neutralité. Par déférence pour la personne du souverain pontife, il avait simplement, par un congé diplomatique, dispensé notre ministre à Florence d'assister à la cérémonie de la prise de possession de Rome, comme capitale de l'Italie. Ce n'est pas moi, disait-il, qui ai fait l'unité italienne, il n'est pas en mon pouvoir de la défaire. Au début de la séance du 22 juillet, tout le monde était
d'accord pour adopter la motion de M. Marcel Barthe, ainsi conçue : L'Assemblée, confiante dans le patriotisme et la prudence
du pouvoir exécutif, passe à l'ordre du jour. M. Keller, Mgr Dupanloup
s'étaient eux-mêmes ralliés à cette solution. M. Gambetta crut l'heure opportune pour manifester l'adhésion du parti républicain à la politique de M. Thiers, et il déclara que les républicains voteraient l'ordre du jour. Aussitôt, M. Keller, au nom de la droite, se leva, et, au milieu de la plus vive agitation, déclara que, puisque M. Gambetta adoptait l'ordre du jour Marcel Barthe, il volerait, lui, dans un sens opposé. Une volte-face se produisit dans les dispositions de l'Assemblée. M. Thiers intervint avec beaucoup d'habileté dans le débat. Par ses déclarations, il neutralisa, autant que possible, le vote imprudent qu'allait émettre l'Assemblée. Les conclusions de la commission, portant renvoi de la pétition épiscopale au ministre des affaires étrangères, n'en furent pas moins votées avec trois cent cinquante voix de majorité. A la suite de ce vote, M. Jules Favre, dont la situation, d'ailleurs, était devenue difficile, donna sa démission ; il fut remplacé, le 2 août, au quai d'Orsay, par M. de Rémusat. Celui-ci était un esprit fin, délicat, patriote ardent, politique sage, un peu railleur parfois, une intelligence vaste et libre, dit M. Thiers. Celui-ci l'aimait beaucoup : quoiqu'il vécût dans la retraite et qu'il ne fût pas membre de l'Assemblée, le chef du pouvoir exécutif l'appela auprès de lui et lui confia le portefeuille des affaires étrangères. Il devint, dans le conseil, le ministre favori. Pour beaucoup de ceux qui le votèrent, l'ordre du jour qui mit fin à la discussion sur la pétition des évêques était une faute. On en était, clans la majorité, aux reproches et aux récriminations réciproques. D'ailleurs, tout le monde était las du provisoire. M. Thiers, en tacticien habile, profita de cette heure d'hésitation et de désenchantement. Il employa tous les moyens en son pouvoir pour hâter le vote de la proposition Rivet, qui attendait son heure, depuis le 15 avril. Elle posait hardiment, aux membres de la droite la question la plus troublante : Oseraient-ils, dans les circonstances où ils se trouvaient, sans prétendant, sans politique, sans programme, se séparer de M. Thiers ? La veille encore, le gouvernement était en péril ; il devient, tout à coup, une ressource et presque un refuge. M. Charles Rivet, député de la Corrèze, était un ami du président. C'est lui qui, à Bordeaux, avait eu l'idée d'ajouter ces mots : de la République française au projet constituant le pouvoir exécutif. Il avait alors, selon son expression, mis un clou dans le soulier des monarchistes. Avec sa nouvelle proposition, il avait l'ambition de leur enfoncer une arête dans le cou. Une contre-proposition de M. Adnet concluait simplement à la confirmation du pacte de Bordeaux. M. Thiers fit savoir à la commission qu'il ne pouvait conserver le mandat qu'on lui avait confié à Bordeaux que si on prorogeait et précisait ses pouvoirs. Pour faire sentir de quel poids il pesait, il ne craignit pas de provoquer un grave incident sur un terrain qu'il choisissait lui-même. Le 24 août, on discutait le projet de loi relatif à la dissolution de la garde nationale. M. Thiers était à la tribune. On l'interrompait vivement. Tout à coup, il s'arrête de lui-même et il donne une tournure plus hante au débat : Au nombre de voix qui s'élèvent contre mes paroles, dit-il, je crois que la confiance dont j'ai besoin est fort ébranlée. Et, malgré de vives protestations qu'il feint de ne pas entendre, il fait cette déclaration, en descendant de la tribune : Je n'ajoute plus qu'un mot : je sais la résolution que me commande le spectacle auquel j'assiste. Je n'ai rien de plus à dire à l'Assemblée. Et le compte rendu officiel porte : Mouvement, vifs applaudissements à gauche, rumeurs et soudaine agitation sur les autres bancs. Ainsi, l'incident revêtait un caractère personnel. M. Thiers force la main à la droite, pose la question de confiance et met en demeure la majorité. Celle-ci subit son autorité en frémissant et, sur l'initiative du général Ducrot, lui accorde, par 488 voix, le vote qu'il sollicitait. On avait senti passer la démission de M. Thiers. Cela avait suffi. Dans les réunions, le soir de cette séance, on discuta anxieusement le choix de son successeur. Les noms du maréchal de Mac Mahon, du banc d'Aumale et de M. Grévy avaient été mis en avant. Le rapprochement inattendu de ces trois noms montre assez la confusion qui régnait dans les esprits. Aussi, tous, même les plus violents, s'inclinèrent devant la nécessité d'obéir à la volonté exigeante de M. Thiers. Quant à lui, ayant produit l'effet sur lequel il comptait, il céda à la prière de ses amis et abandonna ses projets de retraite. Dès lors, le vote de la loi Rivet était assuré. Le 28 août, M. Vitet donna lecture de son rapport et du projet de loi soumis à l'Assemblée. Le texte de M. Rivet était amendé. Au lieu d'être limités à trois ans, les pouvoirs de M. Thiers devaient durer autant que le mandat de l'Assemblée. Le projet établissait aussi toute une procédure nouvelle pour les relations entre le président de la République et l'Assemblée. M. Thiers toujours député, était, jusqu'alors, entendu sur sa simple demande. Redoutant l'autorité de sa parole, la commission proposait qu'il ne parlât désormais qu'après avoir informé le président de l'Assemblée de son intention. On essayait d'atténuer la portée du vote en le ramenant à une question de personne : La clause de la durée de la prorogation signifie, disait-on, que, hors le cas de responsabilité, c'est-à-dire qu'en dehors d'occasions aussi solennelles que rares, le chef du gouvernement continue ses fonctions et que les appréhensions du public, la crainte du renversement à la légère, par escarmouches, ne sont pas fondées. Connaissant le goût du président pour le jeu de la démission, le rapporteur mettait le couteau au bon endroit. La discussion s'ouvrit le 30 août. Au cours du débat, la majorité se contenait avec peine. Ce qu'elle détestait surtout dans la victoire imminente de M. Thiers, c'était l'affirmation de sa propre défaite. Les passions étaient si vives, que M. Dufaure avait cru devoir demander, au nom du conseil des ministres, l'addition d'un considérant impliquant la confiance de l'Assemblée dans l'homme qu'elle allait investir du titre et des hautes fonctions de président de la République. Le considérant fut voté par 524 voix contre 36. La situation du parti républicain était délicate. En effet, dans les considérants du projet de loi, il était déclaré que l'Assemblée a le droit d'user du pouvoir constituant, attribut essentiel de la souveraineté et que les droits souverains de l'Assemblée ne souffraient pas la moindre atteinte par l'essai loyal que l'on faisait des institutions républicaines. Adhérer à cette proposition, c'était reconnaître à la majorité le droit de disposer du pays ; c'était souscrire d'avance, le cas échéant, à une restauration monarchique, faite par l'Assemblée, alors que le pays, par les élections du 2 juillet, affirmait sa volonté de maintenir la République. Par contre, combattre la proposition, c'était jeter le trouble dans les esprits, irriter peut-être M. Thiers et l'acculer à une démission déplorable, si une majorité se constituait contre lui. M. Gambetta venait de reprendre sa place dans l'Assemblée. Il se rapprochait, dès lors, de M. Thiers ; cependant, il crut devoir nier le droit souverain de l'Assemblée et son pouvoir constituant. Il inaugura, par un discours fréquemment interrompu, la campagne de dissolution que le parti républicain allait mener dorénavant. M. Gambetta allait jusqu'à dire, dans une parole quelque peu téméraire : Je ne voudrais pas d'une République créée par une Assemblée incompétente... S'il sortait d'ici une constitution républicaine, je ne me trouverais pas assez puissamment armé, je le déchire en conscience, pour frapper ceux qui oseraient y porter la main, — tant était grande alors, chez les républicains, l'appréhension d'une restauration parlementaire de la monarchie. Ce discours, si important par les conséquences qu'il devait avoir dans l'avenir, agit en sens inverse sur la droite de l'Assemblée. Il la rapprocha de M. Thiers. Pour prouver qu'elle avait le pouvoir constituant, l'Assemblée se hâta de constituer provisoirement, il est vrai — la République, et elle vota, pour s'assurer à elle-même un répit, le projet de loi qui lui était présenté par M. Thiers et ses amis. Par 434 voix contre 225, elle se déclara constituante. Par 524 voix contre 36, elle vota les considérants qui rappelaient les services éminents rendus au pays par M. Thiers depuis six mois et les garanties que présente la durée du pouvoir qu'il tient de l'Assemblée. Enfin, par 491 voix contre 94, elle vota le dispositif même de la loi : ARTICLE PREMIER. — Le chef du pouvoir exécutif prendra le titre de Président de la 12épubligne française et continuera d'exercer, sous l'autorité de l'Assemblée nationale, tant qu'elle n'aura pas terminé ses travaux, les fonctions qui lui ont été déléguées par décret du 17 février 1871. ART. 2. — Le Président de la République promulgue les lois, dès qu'elles lui sont transmises par le Président de l'Assemblée nationale. Il assure et surveille l'exécution des lois. Il réside au lieu oui siège l'Assemblée. Il est entendu par l'Assemblée nationale toutes les fois qu'il le croit nécessaire, et après avoir informé de son intention le président de l'Assemblée. Il nomme et révoque les ministres. Le Conseil des ministres et les ministres sont responsables devant l'Assemblée. Chacun des actes du Président de la République doit être contresigné par un ministre. ART. 3. — Le Président de la République est responsable devant l'Assemblée. M. Thiers l'emportait. Il résumait alors son opinion sur l'Assemblée en ce mot qui sentait encore la bataille : J'ai, dans la Chambre, 150 insurgés et 400 poltrons. Il se croyait maitre du lendemain, du moins pour quelque temps. Par un véritable tour de force, il avait fait voter la
République par la droite monarchiste, pour faire pièce aux républicains. Il
transformait un provisoire anonyme en une constitution embryonnaire. Dans son
message de remerciement, il soulignait le vote de principe par ces mots : l'honneur que l'Assemblée m'a fait en me décernant la
première magistrature de la République... Ceux qui s'étaient opposés au projet applaudissaient. Ceux qui l'avaient voté étaient mécontents. Ainsi, profitant de l'inexpérience d'une majorité divisée, il allait vers un but qu'il ne discernait pas lui-même complètement, par une série d'étapes où son intérêt personnel se trouvait en conformité avec le sentiment du pays. Il se sentait plein d'allégresse et de confiance, au lendemain de ces luttes où il avait retrouvé toute la souplesse, le tact, l'autorité du vieux parlementaire. Il est vrai que la majorité domptée, par contre, lui rognait les ongles, et lui rendait plus difficile l'accès de cette tribune où il montait si allègrement. Mais il se confiait un peu imprudemment au texte de loi que ses amis avaient fait voter ; il comptait aussi sur les services nouveaux qu'il allait rendre au pays en se consacrant à la grande cause de la libération du territoire. Il devait savoir, pourtant, que ni les textes ni les services n'ont jamais lié les partis. |
[1] Hector PESSARD, Mes Petits Papiers (p.
153).
[2] Jules SIMON, Le Gouvernement de M.
Thiers (t. II, p. 7).
[3] Les procès-verbaux de cette
commission ont été rédigés par M. Guillaume DE CHABROL.
[4] Martial DELPIT (p. 208).
[5] Souvenirs du vicomte DE MEAUX.
[6] Hector PESSARD, Mes Petits Papiers (p.
67).
[7] Journal inédit de M. le
comte D'HAUSSONVILLE.
[8] Comte DE FALLOUX, Mémoires d'un royaliste
(t. II, p. 475).
[9] Le comte de Chambord a laissé,
parait-il, un certain nombre de carnets où il relevait, au jour le jour, les
faits qui l'intéressaient. V. OSMONT, Reliques et Souvenirs
(p. 65). Jusqu'ici, aucune partie de ces notes n'a été connue du public.
[10] Comte DE FALLOUX, Mémoires d'un royaliste
(t. II, p. 478).
[11] Abbé LAGRANGE, Vie de Mgr Dupanloup
(t. III, p. 232).
[12] Baron VINOLS, Mémoires (p. 68.)