Toutes les fois qu’il était question de la Suisse, et avant même que ses affaires nous fussent devenues un grave embarras, le roi Louis-Philippe ne m’en parlait jamais qu’avec un mélange de vraie bienveillance et de vraie inquiétude : Beau pays, me disait-il, et bon peuple ! vaillant, laborieux, économe ; un fond de traditions et d’habitudes fortes et honnêtes. Mais ils sont bien malades ; l’esprit radical les travaille ; ils ne se contentent pas d’être libres et tranquilles ; ils ont des ambitions de grand État, des fantaisies systématiques de nouveau gouvernement. Dans mes jours de mauvaise fortune, j’ai trouvé chez eux la meilleure hospitalité : tout en en jouissant, je voyais, bien à regret, fermenter parmi eux des idées, des passions, des projets de révolution analogue à la nôtre, et qui ne pouvaient manquer d’attirer sur eux, d’abord la guerre civile, puis la guerre étrangère. Et le pire, c’est qu’une fois lancés dans les crises révolutionnaires, les Suisses sont trop divers et ne sont pas assez forts pour en sortir par eux-mêmes et pour refaire à eux seuls leur organisation d’État et leur gouvernement ; il faut que le rétablissement de l’ordre intérieur leur vienne du dehors. Triste remède que l’intervention étrangère, même quand, pour le moment, elle sauve ; le fardeau devient bientôt insupportable pour le sauveur comme pour le sauvé ; les peuples n’aiment pas longtemps leur sauveur, pas plus que Martine n’aime le voisin qui vient la protéger contre le bâton de Sganarelle. Gardons-nous d’intervenir, mon cher ministre, en Suisse comme en Espagne ; empêchons que d’autres n’interviennent ; c’est déjà un assez grand service ; que chaque peuple fasse lui-même ses affaires et porte son fardeau en usant de son droit. Depuis l’ouverture du XIXe siècle, les faits ont donné raison, en Suisse, à la pensée du roi Louis-Philippe. Séduits par l’exemple et emportés dans la tempête de la révolution française, les Suisses ont voulu avoir aussi la république une et indivisible ; l’unité de l’État et du pouvoir républicain est devenue la passion du parti radical. C’était méconnaître étrangement la géographie et l’histoire. Entre ces petites populations, diverses de race, de langue, d’habitudes et d’intérêts quotidiens, séparées par leurs montagnes, leurs glaces et leurs lacs, l’indépendance commune et défensive contre l’ambition de leurs voisins était le seul principe naturel d’union, et la confédération le seul régime naturel et efficace pour la garantie de l’indépendance. Les Suisses avaient dû à ce régime leurs victoires vers l’orient sur l’Autriche, vers l’occident sur la Bourgogne, et, après ces victoires, leur importance au milieu des rivalités de leurs grands voisins. La confédération des cantons avait survécu même aux dissensions intérieures et aux guerres religieuses du XVIe siècle. Le régime unitaire ne peut s’établir et ne s’est établi nulle part que par le triomphe d’une force très supérieure, venue du dehors ou née au dedans, qui dompte et soumet les forces rivales. Malgré leur inégalité, aucun des cantons suisses ne possédait, au-dessus de ses confédérés, une telle force et ne pouvait accomplir une telle œuvre ; la confédération était nécessaire pour repousser les conquérants extérieurs, et nul conquérant intérieur n’était possible. La république une et indivisible était, en Suisse, un plagiat politique, une manie révolutionnaire, suscitée par le désir et le besoin de réformer les abus de l’ancien régime, mais aussi contraire à la nature des faits qu’à l’indépendance des cantons, et dont, au bout de quatre ans, la Suisse, après en avoir reçu tous les maux de la guerre civile et de la guerre étrangère, avait grande hâte de sortir. Mais il est plus aisé de faire l’anarchie que d’en sortir, et si les vieux gouvernements tués par les révolutions ne peuvent ressusciter, les révolutions ont grand’peine à enfanter les gouvernements nouveaux dont les sociétés ne peuvent se passer. Et cet enfantement n’est nulle part plus difficile que dans les petits États, où les passions et les intérêts locaux et individuels tiennent plus de place et exercent plus d’influence. Pour se pacifier et se reconstituer après son essai de la république une et indivisible, la Suisse eut besoin d’une sagesse et d’une force étrangère. Napoléon, alors premier consul, les lui apporta ; il dit aux Suisses : Vous vous êtes disputés trois ans sans vous entendre. Si l’on vous abandonne plus longtemps à vous-mêmes, vous vous tuerez trois ans sans vous entendre davantage. Votre histoire prouve d’ailleurs que vos guerres intestines n’ont jamais pu se terminer que par l’intervention amicale de la France. Il est vrai que j’avais pris le parti de ne me mêler en rien de vos affaires ; j’avais vu constamment vos différents gouvernements me demander des conseils et ne pas les suivre, et quelquefois abuser de mon nom selon leurs intérêts et leurs passions. Mais je ne puis ni ne dois rester insensible aux malheurs auxquels vous êtes en proie ; je reviens sur ma résolution. Je serai le médiateur de vos différends ; mais ma résolution sera efficace, telle qu’il convient au grand peuple au nom duquel je parle[1]. Napoléon disait vrai, et il agit comme il avait parlé : Signé le 20 février 1803, et bel exemple d’une politique sensée, honnête et ferme, l’acte de médiation fut efficace. Il constitua la Confédération helvétique en rétablissant l’indépendance des cantons et de leurs gouvernements intérieurs. Il réforma les grands vices de l’ancien régime et consacra les bons résultats de la crise révolutionnaire en affranchissant les populations sujettes qui formèrent des cantons indépendants, et en abolissant les privilèges de classes, de religions ou de personnes. La Suisse a dû à l’acte de médiation douze années d’ordre et de progrès. A la chute de Napoléon, elle retomba dans le trouble intérieur et l’avenir précaire. Compromise et désolée par les guerres de ses grands voisins, son plus pressant intérêt était d’être mise à l’abri de ce péril ; la paix sur son territoire était, pour elle, l’indispensable condition de l’indépendance. Elle ne pouvait se l’assurer par elle-même ni apporter avec sécurité, dans sa constitution territoriale et fédérale, les changements qu’appelait le nouvel état de l’Europe. Elle reçut de la puissance européenne alors dominante, le Congrès de Vienne, la garantie de sa neutralité, l’accession de trois nouveaux cantons à la Confédération helvétique, l’apaisement de quelques-unes de ses difficultés intérieures ; et le pacte fédéral de 1815, ainsi consacré par l’Europe, prit la place de l’acte de médiation de 1803. Le 27 mai 1815, la diète extraordinaire réunie à Zurich exprima officiellement la gratitude éternelle de la nation suisse envers les hautes puissances qui lui rendent, avec une démarcation plus favorable, d’anciennes frontières importantes, réunissent trois nouveaux cantons à son alliance, et promettent solennellement de reconnaître et garantir la neutralité perpétuelle que l’intérêt général de l’Europe réclame en faveur du corps helvétique. Elle témoigne les mêmes sentiments de reconnaissance, pour la bienveillance soutenue avec laquelle les augustes souverains se sont occupés de la conciliation des différends qui s’étaient élevés entre les cantons[2]. La révolution de 1830 en France ramena en Suisse une fermentation plus contenue que n’avait été celle de 1798, mais de même nature. A la suite de la restauration européenne de 1815, le vieil esprit aristocratique, reprenant dans plusieurs cantons une part de son empire, avait exploité à son profit le pacte fédéral et réveillé, par ses prétentions et ses abus, son adversaire naturel, l’esprit d’abord libéral, bientôt radical. La république une et indivisible ne reparut point ; mais plusieurs révolutions cantonales s’accomplirent, empreintes d’un vif caractère démocratique, et le désir d’une réforme dans le pacte fédéral se prononça hautement. Donner à l’opinion générale du pays plus d’efficacité et à son pouvoir central plus de force dans les affaires de sa compétence, tout en maintenant le régime de la confédération et l’indépendance des cantons dans leurs affaires intérieures, tel était le but avoué et légitime de la réforme réclamée. Préparé de 1831 à 1833 par une commission qui réunissait les hommes les plus éclairés de la Suisse, et discuté dans deux diètes extraordinaires, ce travail, dont M. Rossi fut le rapporteur, n’aboutît à aucun résultat : la Suisse ne sut pas accomplir par elle-même les innovations dont elle sentait le besoin, et, devant cet échec de l’esprit réformateur et légal, l’esprit radical et révolutionnaire rentra dans l’arène, ardent à faire triompher le régime unitaire, sans oser pourtant substituer de nouveau la république une et indivisible à la confédération. Aucune intervention étrangère n’avait gêné la Suisse dans ses mouvements intérieurs et son travail de réforme. Dès 1830 et à plusieurs reprises, le gouvernement français avait déclaré que sur ses frontières, en Suisse comme en Belgique et en Piémont, il n’admettrait de la part des autres puissances aucune intervention sans intervenir lui-même, au risque des conséquences. A la faveur de cette déclaration, les révolutions dans le gouvernement de plusieurs cantons suisses et les délibérations des diètes helvétiques pour la révision du pacte fédéral s’étaient accomplies sans que, du dehors, aucun obstacle vînt les entraver. Mais, en même temps, le gouvernement français avait exprimé à la Suisse ses doutes sur l’opportunité immédiate de cette révision, et il avait fortement insisté sur la nécessité de ne porter aucune atteinte aux bases essentielles du pacte fédéral, principe et condition de la neutralité que l’Europe avait garantie à la Suisse. Les divers cabinets français de 1830 à 1840, le général Sébastiani, le duc de Broglie, l’amiral de Rigny, M. Thiers, dans leurs instructions diplomatiques, avaient tenu le même langage et adressé à la Suisse les mêmes conseils. La Suisse ne les avait pas toujours accueillis avec justice et convenance : la susceptibilité fière en fait d’indépendance nationale est naturelle et respectable chez les petits peuples comme chez les grands ; mais ni chez les petits ni chez les grands, elle n’autorise à méconnaître le droit public et l’amitié vraie. Les réfugiés politiques italiens, polonais, belges, français, qui avaient échoué chez eux dans leurs entreprises d’insurrection ou de conspiration, abondaient en Suisse, et poursuivaient de là, comme d’un asile inviolable, leurs desseins révolutionnaires. Excité et fortifié par eux, le parti radical suisse devenait de plus en plus agressif ; le parti modéré se montrait embarrassé et timide. Plus d’une fois les attaques et les menaces des uns, l’hésitation et la faiblesse des autres altérèrent et furent sur le point de compromettre gravement les relations de la Suisse avec ses voisins, même avec la France. On s’étonnerait aujourd’hui, on sourirait peut-être si je rappelais ici quelques traits des violences d’attitude et de langage dont le gouvernement français fut l’objet en Suisse à cette époque ; mais, à travers ces querelles et ces embarras de voisinage, la politique française envers la Suisse resta toujours la même, amicale autant que sincère dans ses conseils, et attentive à respecter elle-même comme à maintenir en Europe la neutralité et l’indépendance de la Confédération. Dès mon entrée au ministère des affaires étrangères, j’eus un vif sentiment des devoirs et des difficultés de cette situation : elle était peut-être plus délicate pour moi que pour tout autre : j’avais été élevé en Suisse ; j’en avais emporté d’affectueux souvenirs ; j’y conservais des amis personnels ; je portais à la Suisse, après les années de jeunesse et d’étude que j’y avais passées, la même bienveillance que le roi Louis-Philippe après l’hospitalité qu’il y avait reçue. Je suivais avec sollicitude les agitations de son état intérieur. En 1844, notre ambassadeur auprès de la Confédération, le comte de Pontois m’écrivait qu’un changement favorable s’opérait, dans certains cantons, au profit des principes conservateurs : Je m’en félicite, lui répondis-je[3] ; j’hésite pourtant à le faire sans réserve ; car je ne saurais oublier ce qu’il y a de mobile dans la politique des cantons suisses, et parfois de soudain dans les revirements qui en signalent l’instabilité, selon qu’au milieu de la lutte continuelle des partis, le pouvoir ou l’influence revient à telles ou telles idées et à tels ou tels hommes. Les nombreuses réactions de ce genre que nous avons vues depuis quinze ans sont de nature à conseiller beaucoup de réserve à cet égard. Des événements récents justifiaient mon inquiétude. A peu d’intervalle l’un de l’autre, deux mouvements révolutionnaires, l’un d’absolutisme, l’autre de radicalisme, éclatèrent en Suisse, l’un dans le canton du Valais, l’autre dans celui d’Argovie. Dans le Valais, le parti catholique, maître du pouvoir après un court accès de guerre civile, ordonna la révision de la constitution cantonale et décréta : que la religion catholique romaine aurait seule un culte, et que le culte protestant ne serait plus toléré, même en chambre close. Trois ans auparavant, le canton d’Argovie avait aussi révisé et modifié sa constitution : mécontents du résultat, les catholiques, nombreux quoiqu’en minorité dans ce canton, essayèrent de résister ; leur insurrection fut aisément réprimée, et aussitôt, sans se soucier de l’article 12 du pacte fédéral[4], le grand conseil d’Argovie décréta l’abolition de tous les couvents du canton et la confiscation de leurs biens : Ces moines sont si adroits, dit à notre ambassadeur l’un des principaux radicaux argoviens, qu’en justice on n’aurait pu rien prouver contre eux. Plusieurs des couvents d’Argovie étaient fort riches ; la valeur des biens du couvent de Muri s’élevait, dit-on, à sept millions de francs. Appelé à régler, en présence de ces faits, l’attitude et le langage de notre ambassadeur en Suisse, je n’avais aucun embarras à exprimer mon sentiment sur les violences fanatiques des catholiques valaisans ; j’écrivis à M. de Pontois[5] : Je regrette infiniment les idées d’intolérance qui ont prévalu dans la révision de la constitution du Valais ; l’opinion publique les réprouverait partout ; et quant au Valais en particulier, leur application ne saurait être propre qu’à y créer un nouveau genre de discorde. Les institutions ne sont bonnes qu’à la condition de garantir tous les droits et tous les intérêts. Je souhaite bien sincèrement que la tranquillité se raffermisse de plus en plus dans le Valais ; mais quelque affaibli que soit maintenant le parti radical, il me serait difficile de ne pas redouter tôt ou tard de fâcheuses réactions si l’on persévère dans les voies où l’on est entré. Envers le canton d’Argovie et son abolition des couvents en confisquant leurs biens, notre situation n’était pas si simple. Quand des mesures de cette sorte ont reçu leur exécution, quand le temps les a confirmées et soustraites à toute réaction directe en en dispersant les résultats au sein de la société civile, c’est pour les gouvernements un devoir comme une nécessité de les accepter à titre de faits accomplis et de les mettre hors de toute contestation. Mais quand on considère de tels actes de loin, à cette lumière tranquille que le temps répand sur les faits et fait pénétrer dans les âmes, il est impossible de ne pas y voir de graves atteintes portées à la liberté et à la propriété, dans les accès du despotisme révolutionnaire. Que la liberté de réunion et d’association aboutisse à des associations charitables, ou religieuses, ou industrielles, ou savantes ; que la propriété soit aux mains d’associations ou d’individus, et qu’elle leur ait été acquise par eux-mêmes ou transmise par la libre volonté d’autrui ; que ces diverses manifestations de la liberté et ces diverses formes de la propriété puissent être, de la part de l’État, l’objet de certaines conditions ou garanties spéciales ; elles n’en conservent pas moins leur originaire et grand caractère ; les principes naturels et les droits essentiels de la liberté et de la propriété n’en restent pas moins engagés dans leur cause ; l’abolition des associations religieuses et la confiscation de leurs biens n’en sont pas moins des violations flagrantes de ces principes et de ces droits. Quand le tremblement de terre a renversé une ville, on reconnaît les vices de son ancien état ; on la rebâtit plus saine et plus belle ; mais on n’érige pas le tremblement de terre en architecte public ; on ne cherche pas dans ses coups destructeurs les lois de la construction et de l’existence des cités. Même quand elles sont contestées et violées, ces vérités élémentaires ne s’éteignent pas complètement dans l’âme des hommes : telle était en Suisse, même au milieu de la fermentation révolutionnaire, la perplexité des esprits sur ces graves questions de propriété et de liberté, que, lorsque sept cantons catholiques réclamèrent devant la Diète fédérale contre l’abolition et la spoliation des couvents ordonnée par le canton d’Argovie, cette assemblée hésita longtemps, soit à condamner, soit à approuver la mesure. On essaya de négocier avec le canton radical qui mettait la Diète dans ce triste embarras, et le grand conseil d’Argovie lui-même, tout à la fois opiniâtre et embarrassé, consentit au rétablissement de trois couvents de femmes, en maintenant l’abolition des couvents d’hommes et la confiscation de leurs biens. C’était trop peu pour panser la blessure qu’avaient reçue le pacte fédéral et la Confédération : les modérés de la Suisse n’étaient pas assez fermes pour protéger efficacement le droit, ni les radicaux d’Argovie assez osés pour proclamer et pratiquer sans réserve le principe de leurs violences : la Diète ne sut que laisser tomber la question en laissant subsister le mal ; les animosités religieuses se joignirent aux rivalités politiques, et les catholiques se virent en Suisse aux prises avec les protestants, comme les conservateurs avec les radicaux. Une nouvelle question, sinon plus grave, du moins plus vive que celle des couvents, vint étendre et passionner encore plus la lutte : le grand conseil de Lucerne résolut d’appeler les jésuites et de leur confier, dans le canton, l’instruction publique. En principe, il pouvait et devait se croire en droit de prendre une telle mesure ; la liberté d’enseignement était l’une de celles que réclamait partout en Europe le parti radical ; les partisans des jésuites pouvaient l’invoquer aussi bien que leurs adversaires, et, dans un canton catholique, leur appel à ce titre n’avait rien d’étrange ; toutes les questions relatives à l’instruction publique étaient essentiellement et avaient toujours été considérées comme appartenant à l’administration cantonale. Les faits étaient en Suisse, à cet égard, en accord avec les principes : dans les cantons du Valais et de Fribourg, les jésuites avaient des établissements d’éducation formellement reconnus et acceptés. Dans le canton de Zurich, le parti radical venait d’exercer, en sens contraire,le même droit ; il avait appelé à la chaire d’histoire et de doctrine chrétienne le professeur Strauss, célèbre par son hostilité contre l’histoire évangélique et le dogme chrétien. Le scandale fut grand dans le canton ; un mouvement populaire éclata, et le docteur Strauss ne put venir professer effectivement à Zurich ; mais, nommé à vie, il n’en resta pas moins en possession de sa chaire et, sous des noms moins compromis que le sien, ses idées envahirent l’enseignement public zurichois, sans que le droit de le régler ainsi fut contesté au gouvernement cantonal. Les sentiments et les actes divers qui prévalaient dans les divers cantons se provoquaient mutuellement ; l’abolition et la confiscation des couvents dans le canton d’Argovie avaient puissamment contribué à déterminer l’appel des jésuites à Lucerne ; même dans ce dernier canton, les jésuites ne manquaient pas d’adversaires qui, sous le nom de corps francs, se soulevèrent vers la fin de 1844 contre le gouvernement local. Ils furent aisément et promptement réprimés : la foi et la cause catholiques étaient en immense majorité dans ce canton. Leur victoire suscita, dans les cantons protestants, chez les hommes passionnés une violente irritation, chez les prudents une grande inquiétude. Un mouvement révolutionnaire éclata dans le canton de Vaud et mit le gouvernement de ce canton entre les mains des radicaux : ils ne se contentèrent pas de dominer sur leur propre territoire ; ils résolurent d’aller soutenir la cause radicale là même où elle était en minorité et venait d’être vaincue : en mars et en avril 1845, de nouveaux et nombreux corps francs se formèrent dans les cantons de Vaud, de Berne, d’Argovie, de Soleure, et se portèrent en armes contre le canton de Lucerne qui s’était mis en énergique défense. Ceux-là aussi furent défaits et dispersés ; plusieurs de leurs chefs demeurèrent prisonniers, et, dans l’orgueilleuse joie de sa victoire, le gouvernement de Lucerne ordonna l’exécution effective de la mesure qui avait suscité la guerre civile : les jésuites prirent possession, à Lucerne, de l’établissement qui leur était confié. Nous n’étions pas restés spectateurs indifférents de tels troubles chez un peuple ami et sur notre frontière. Dès que j’appris l’insurrection des premiers corps francs dans le canton même de Lucerne, j’en témoignai au comte de Pontois mon inquiétude[6] : Le gouvernement de Lucerne a triomphé et avec lui la cause de l’ordre ; nous avons été heureux de l’apprendre. Mais il est fâcheux que l’appel des jésuites ait été la cause ou l’occasion des événements qui ont troublé la paix de ce canton. Au point de vue général de la Suisse, j’avais pressenti le danger d’une telle mesure : elle ne pouvait paraître qu’une sorte de défi jeté par l’opinion catholique et conservatrice à l’opinion protestante et radicale. L’incendie heureusement éteint à Lucerne aurait pu, s’il s’était prolongé, embraser toute la Suisse en donnant carrière à des interventions opposées, ainsi qu’a dû le faire craindre l’attitude de Berne et des autres cantons radicaux ; une guerre civile risquait ainsi d’éclater au sein de la Confédération, et d’attirer, sur son existence même, d’incalculables périls. Six semaines plus tard, les chances de guerre civile étaient devenues des faits ; j’écrivis sur-le-champ à M. de Pontois[7] : Ce qui se passe en Suisse ajoute chaque jour aux inquiétudes qu’inspirait déjà la situation critique de ce pays. La révolution qui vient de triompher à Lausanne, et devant laquelle le gouvernement légal a été forcé d’abdiquer, a surtout cela de fâcheux qu’elle a été accomplie par l’intervention oppressive des corps francs. On écrit de Genève que le parti radical en prépare une semblable dans cette ville par les mêmes moyens, et que, de tous côtés, des bandes organisées sans l’aveu des gouvernements sont prêtes à seconder les violences du parti qui prétend imposer sa volonté aux grands conseils des cantons et à la Diète elle-même. Un tel état de choses ne saurait être toléré, car il ne tend à rien moins qu’à la destruction du pacte fédéral et au renversement de la souveraineté cantonale, pour substituer à son action légitime et régulière l’action désordonnée de la force brutale, le despotisme des masses à la liberté, l’anarchie et les horreurs de la guerre civile au règne paisible des institutions protectrices de l’ordre social. Je ne parle pas, Monsieur le comte, de tout ce qu’une pareille situation aurait d’irrégulier et d’alarmant au point de vue européen, ni par conséquent des devoirs qu’elle imposerait aux puissances intéressées à la conservation de la tranquillité de la Confédération suisse. Leur attention est déjà éveillée sur la situation de ce pays et par la gravité des périls qui le menacent. Il n’est, à cet égard, point de remède plus pressant, point de mesure plus impérieusement urgente que la suppression des corps francs et l’adoption de moyens énergiques pour en prévenir le renouvellement. C’est donc avec les plus vives instances, c’est avec le profond sentiment de la grandeur du mal, c’est au nom des plus chers intérêts de la Suisse que nous adjurons le Directoire fédéral, la diète, tous les hommes influents qui veulent le bien de leur patrie, de ne pas perdre de temps pour travailler à extirper de son sein cette cause funeste de dissolution et de ruine. Vous êtes autorisé à donner lecture de cette dépêche à M. le président du Directoire fédéral, et même à lui en laisser copie. C’était là, à coup sûr, un langage aussi affectueux que sincère. J’avais à cœur d’éveiller en Suisse un vif sentiment du droit et du devoir fédéral, du mal et du péril national. La diplomatie est souvent sèche et froide, au risque d’être vaine : elle parle souvent pour avoir parlé plutôt que pour agir, et elle est plus préoccupée de satisfaire aux convenances de la situation qu’elle veut garder que de poursuivre réellement le succès de la cause qu’elle soutient. Je ne fais nul cas de cette routine superficielle et stérile : il y a des temps pour attendre et des temps pour agir ; quand c’est le temps d’attendre, il faut attendre patiemment ; quand c’est le temps d’agir, il faut agir efficacement ; et, quand on a l’honneur de représenter un grand gouvernement et un grand peuple, rien ne simplifie et ne fortifie autant la politique que de l’exprimer et de la pratiquer, non par manière d’acquit et pour l’apparence, mais sérieusement et pour l’effet. Je ne me dissimulais pas que la franchise de mes avertissements pourrait fournir aux radicaux suisses des prétextes pour prétendre que nous portions atteinte à l’indépendance de leur patrie et pour alarmer, à ce titre, la susceptibilité nationale ; ils n’eurent garde en effet d’y manquer, au sein de la diète comme dans leurs appels quotidiens à l’émotion populaire. Mais j’aimais mieux subir cet inconvénient que ne pas tenter un effort sérieux pour prêter, à la bonne cause en Suisse, un appui sérieux aussi et conforme à l’intérêt comme aux maximes de la politique française. En même temps que je signalais à la Suisse les périls où la poussaient les radicaux, je n’étais pas moins attentif à ceux que soulevaient les passions catholiques. J’appelai sur ce point la sollicitude de la cour de Rome. La question y avait déjà été portée, et le pape avait répondu comme on devait s’y attendre : Que me demande-t-on ? Le canton de Lucerne est dans son droit quand il appelle les jésuites pour des établissements d’instruction publique ; c’est le vœu de la grande majorité de sa population. Ils ont déjà été appelés et ils sont établis dans d’autres cantons. S’il y a une lutte religieuse à soutenir et des périls à courir, ils y sont prêts et c’est leur devoir de ne pas s’y soustraire. Je ne puis interdire à une congrégation catholique de se rendre, pour remplir sa mission naturelle, là où une population catholique l’appelle, et dans un pays où jusqu’ici elle a été admise. Le pape aussi était dans son droit en tenant ce langage ; mais, à côté du droit et en le maintenant, la cour de Rome avait coutume de tenir aussi compte de la prudence ; j’écrivis à M. Rossi[8] : Je ne suis pas content de ce qui me revient de Lucerne. On s’y échauffe. Le mauvais accueil, presque les mauvais traitements que les Lucernois en voyage reçoivent dans les cantons de Berne, Argovie, Soleure, etc., raniment l’irritation. L’idée court à Lucerne d’installer soudainement les jésuites, pour qu’à l’ouverture prochaine de la diète, ce soit un fait accompli. Le provincial de Fribourg est venu examiner les bâtiments destinés à ses pères, pour faire commencer les réparations. La diète sera grosse et tout y tient à un fil. Que le canton de Genève lâche pied, il y aura majorité contre les jésuites. Le sort de Loyola en Suisse dépend en ce moment de Calvin. Il est impossible que Rome ne trouve pas là de quoi penser. Dès que j’appris que l’idée qui courait à Lucerne avait en effet été mise en pratique et que les jésuites venaient d’y être installés, j’écrivis au comte de Pontois[9] : Le gouvernement du roi a appris avec un profond sentiment de regret et d’inquiétude un événement qui, dans l’état actuel de l’opinion et des partis en Suisse, peut avoir de si dangereuses conséquences pour la tranquillité de la confédération. Les précautions militaires que les magistrats de Lucerne ont cru devoir adopter pour assurer l’exécution de cette mesure prouvent assez qu’ils ne s’en dissimulaient ni la gravité ni le péril ; et dès lors on éprouve un pénible étonnement en les voyant affronter et provoquer en quelque sorte, sans nécessité, des complications comme celles qu’il n’est que trop naturel de prévoir après ce qui s’est passé et en présence de ce qui existe. Personne assurément ne respecte plus que nous le principe et les droits de la souveraineté cantonale ; toutefois nous croyons, nous avons toujours cru qu’à côté de ces droits il y a, pour chaque canton, des devoirs non moins sacrés et non moins évidents ; nous croyons qu’essentiellement intéressé au maintien de la paix générale et au bien-être de la commune patrie, chaque canton doit éviter tout ce qui serait de nature à la précipiter dans des voies de perturbation et de guerre civile, dût-il en coûter quelque chose à des sentiments, même à des droits dont, en pareil cas, un patriotisme généreux autant qu’éclairé n’hésite pas à faire le sacrifice à l’intérêt de la confédération tout entière. En résumé, Monsieur le comte, nous regardons comme aussi dangereuse qu’intempestive la résolution en vertu de laquelle le gouvernement de Lucerne a donné suite à son décret d’appel des jésuites. Nous aurions vivement désiré qu’il fût possible de la prévenir ; nous avons tenté, dans ce but, tout ce qui dépendait de nous. Nous souhaitons sincèrement que les pressentiments trop légitimes que fait naître un tel événement ne se réalisent point ; mais nous pouvons du moins nous rendre le témoignage que nous n’avons pas été les derniers à signaler le danger, et qu’il n’a pas dépendu de nous qu’il fût conjuré. Les conséquences suivirent de près l’acte. En janvier 1846, une révolution éclata dans le canton de Berne et, malgré la résistance non seulement des conservateurs, mais de quelques chefs radicaux plus modérés que leur cortége, elle mit le pouvoir aux mains des plus ardents. Au mois d’octobre suivant, le même événement s’accomplit dans le canton de Genève, plus violemment encore dans les procédés et les effets. L’esprit révolutionnaire et unitaire était en agression hardie dans la plupart des cantons. Un crime odieux vint souiller son progrès et porter au comble l’irritation comme les alarmes de ses adversaires : le chef rustique, honnête et respecté du peuple catholique dans le canton de Lucerne, M. Jacob Leu d’Ebersol, fut traîtreusement assassiné dans son lit. Au souffle de l’indignation populaire et devant la guerre civile en perspective, le parti menacé résolut de se mettre en défense et de s’organiser : sous le nom de Sonderbund (alliance particulière), les sept cantons essentiellement catholiques, Lucerne, Uri, Schwytz, Unterwalden, Zug, Fribourg et le Valais, s’unirent en confédération particulière, s’engageant à se défendre mutuellement aussitôt que l’un d’entre eux serait attaqué dans son territoire ou dans ses droits de souveraineté, conformément au pacte fédéral du 7 août 1815 et aux anciennes alliances. Quoique toujours considérées comme exceptionnelles et regrettables, ces sortes d’alliances formées dans un but spécial entre certains cantons, au sein de la confédération générale, n’étaient pas sans exemple, et sans exemple récent, dans l’histoire de la Suisse : dès 1832, les cantons où prévalait l’esprit d’innovation s’étaient unis par un concordat de garantie mutuelle, et les sept cantons opposés avaient institué à Sarnen, dans le canton d’Unterwalden, une conférence chargée de veiller à leurs intérêts et à leur action commune. En présence de ces associations particulières, la Diète helvétique, ordinaire ou extraordinaire, avait grand’peine à vider les questions portées devant elle et à maintenir l’ombre de l’autorité centrale et de la paix publique ; à mesure que les événements et les forces mutuelles des partis se développaient, les radicaux dominaient de plus en plus dans la diète, surmontaient les hésitations ou les scrupules des modérés, et acquéraient ainsi l’ascendant comme la situation d’un gouvernement national et légal aux prises avec une minorité séditieuse. Au printemps de 1847, les choses en étaient venues à ce point, et le chef du parti radical dans le canton de Berne, naguère chef des corps francs battus par Lucerne, M. Ochsenbein était élu président de la diète près de se réunir. L’esprit qu’il devait porter dans le gouvernement se manifesta sans réserve dans ses relations diplomatiques comme dans ses actes publics : M. de Boislecomte, qui avait succédé, comme ambassadeur de France en Suisse, à M. de Pontois, eut de lui, le 4 juin, une première audience ; après les démonstrations officielles, une longue conversation s’engagea entre nous, m’écrivit-il[10] ; et au thème sur lequel M. Ochsenbein l’établit, je pus reconnaître l’assurance qu’avaient prise les radicaux. — Nous n’avons en Suisse, me dit-il, qu’une affaire, mais il faut qu’elle ait sa fin. La grande majorité des habitants veut la dissolution du Sonderbund et l’expulsion des jésuites de toute la Suisse. Il faut que cette volonté de la majorité soit satisfaite. — Mais c’est la guerre civile, lui dis-je. — On doit préférer un mal moindre que la présence des jésuites en Suisse. — Vous parlez bien tranquillement de la guerre civile. — Que voulez-vous ? Une fois engagée, il faut que la question soit vidée ; il faut que le pacte fédéral soit observé. — Mais le pacte fédéral ne prononce pas l’expulsion des jésuites ; il me semble, au contraire, qu’il garantit l’existence des couvents, au nombre desquels était alors l’établissement des jésuites dans le Valais. — Le pacte dit que la diète doit pourvoir à la sûreté de la Suisse : les jésuites compromettent cette sûreté ; la majorité prononcera leur expulsion. — Probablement la minorité n’obéira pas, et elle opposera une résistance qu’elle aussi elle appellera légale, puisqu’elle soutiendra que la majorité attaque son indépendance. Vous entreprenez une rude tâche. Vous allez retrouver les descendants des premiers Suisses ; ils vous combattront comme leurs ancêtres ont combattu leurs oppresseurs dont vous prenez en ce moment le rôle. Vous allez combattre les convictions politiques et religieuses les plus profondes. Et avec quoi ? — Moi aussi, j’ai vu des convictions sincères et profondes ; j’ai vu dans les corps francs des pères de famille qui avaient tout quitté et allaient se faire tuer pour une idée. Au reste, il n’y aura peut-être pas de guerre du tout ; il est fort possible qu’une fois se voyant condamnés par la majorité, ils se soumettent. S’ils ne le font pas, il faudra bien que la guerre décide. Il perçait, dans les paroles de M. Ochsenbein, un désir évident d’une revanche contre les Lucernois vainqueurs des corps francs, et je reconnaissais avec surprise combien il avait peu de sentiment de la valeur morale de son action qui reste encore, à ses yeux, juste sans être légale, et dont il parle presque sans aucun embarras. Je lui exprimai vivement le profond sentiment d’affliction et de répugnance avec lequel je le voyais accepter si résolument le parti de la guerre civile. — Ne sommes-nous pas en guerre ? me dit-il ; eh bien ! il vaut mieux en finir une bonne fois : que les armes prononcent et nous donnent enfin la paix. — Qui vous empêcherait d’avoir la paix en Suisse dès ce moment ? Laissez chacun vivre comme il lui plaît ; respectez l’indépendance de chaque canton et vous aurez la paix. — Cette paix n’est pas possible : quand nous aurons détruit le Sonderbund et expulsé les jésuites, alors il y aura en Suisse une paix véritable. — Tenez, monsieur Ochsenbein, voulez-vous que je vous dise ce qui m’effraye quand vous parlez ? C’est que ce n’est pas vous qui parlez. Je vous l’assure : j’aurais confiance en M. Funk, en vous, en tout ce qui est gouvernement ; mais vous êtes poussé par d’autres, vous servez d’instrument à des projets et d’interprète à des sentiments qui ne sont pas les vôtres. Que voulez-vous que nous pensions quand nous considérons ce que veulent ceux qui vous poussent ? Ils veulent l’unité de la Suisse et substituer une grande république unitaire à la Suisse des traités, à la Suisse fédérale, à laquelle seule l’Europe a conféré le bienfait de la neutralité. — Nous avons le droit de réformer notre pacte comme bon nous semble. — Ceci n’est pas le pacte, c’est le traité, et c’est là ce qui m’effraye. Avec l’ascendant que vous laissez prendre à votre club de l’Ours, on ne peut plus compter sur rien. Ne les voilà-t-il pas maintenant qui ont trouvé une théorie toute nouvelle ? Ils voient qu’ils auront, dans la diète, douze voix pour le principe contre le Sonderbund, mais qu’ils ne les auront pas pour l’exécution du principe par la guerre ; eh bien ! ils soutiennent que, dès que le principe est prononcé, l’exécution appartient au vorort ; et après avoir hautement proclamé le règne de la majorité, ils se passeront d’elle du moment où elle se refusera à servir leurs projets. Ils vous pressent en ce moment d’adopter leur nouveau principe. — Je savais que, lundi dernier, ce principe avait été en effet posé dans le club de l’Ours, et accepté par M. Ochsenbein. Je m’arrêtai un instant pour lui laisser le temps de répondre. — Ils vous pressent, lui dis-je, ils vous forceront. — Les choses n’en viendront pas là, reprit-il ; le peuple forçait le dernier gouvernement parce qu’il voyait que ce gouvernement avait une conduite double, comme il l’a eue dans l’affaire des corps francs. Avec nous, il n’y a pas de contrainte à craindre : le peuple a confiance ; il sait que nous sommes de bonne foi et dévoués à sa cause ; aussi les voies légales nous suffisent. Mais nous reconnaîtrons pour voie légale tout ce que décidera la majorité. Dès lors, il ne peut y avoir proprement en Suisse de guerre civile, car, si vous la prenez dans le système fédéral, la guerre de la minorité contre la majorité n’est qu’une rébellion, et, dans le système cantonal, il n’y a que des guerres d’État. Il était impossible de mettre plus complètement de côté les droits de la minorité, l’indépendance intérieure des cantons, le pacte fédéral, les conditions morales de la neutralité garantie à la Suisse par l’Europe, la liberté d’association, la liberté d’enseignement ; on portait à toutes ces libertés la plus rude atteinte, au seul nom de la volonté et de la force de la majorité, même dans les questions d’éducation religieuse qui appartiennent essentiellement aux droits de la conscience et de la famille. En présence d’un tel langage et de telles résolutions, la sollicitude des grandes puissances intéressées à la tranquillité de la Suisse et garantes de sa neutralité était grande. Je viens de dire dans quelle mesure j’avais, dès le premier moment, exprimé aux deux partis qui divisaient la confédération notre sentiment et nos conseils ; quand je vis approcher la seconde attaque des corps francs levés dans les cantons radicaux contre le canton de Lucerne, je voulus m’assurer de la disposition des autres cabinets et leur faire connaître en même temps la nôtre. Comme prince et protecteur extérieur du canton de Neuchâtel, le roi de Prusse était le plus directement engagé dans la question ; j’écrivis au marquis de Dalmatie, alors notre ministre à Berlin[11] : Si la guerre civile commence révolutionnairement en Suisse, nous ne devons, je crois, rien faire, ni même nous montrer disposés à rien faire avant que le mal se soit fait rudement sentir aux Suisses. Toute action extérieure qui devancerait le sentiment profond du mal et le désir sérieux du remède nuirait au lieu de servir. En aucun cas, aucune intervention matérielle isolée de l’une des puissances ne saurait être admise ; et, quant à une intervention matérielle collective des puissances, deux choses sont désirables : l’une, qu’on puisse toujours l’éviter, car elle serait très embarrassante ; l’autre, que si elle doit jamais avoir lieu, elle n’ait lieu que par une nécessité évidente, sur le vœu, je dirai même sur la provocation d’une partie de la Suisse recourant à la médiation de l’Europe pour échapper à la guerre civile et à l’anarchie. Nous n’avons donc, quant à présent, qu’à attendre ; mais en attendant, nous avons besoin, je crois, de nous bien entendre sur cette situation et sur les diverses éventualités possibles ; car il ne faut pas que, si la nécessité de quelque action ou de quelque manifestation commune arrive, nous soyons pris au dépourvu. Parlez de ceci confidentiellement au baron de Bülow. Je n’ai pour mon compte aucune idée arrêtée, aucun plan à proposer ; mais je désirerais savoir ce que pense, des chances de cet avenir suisse, le cabinet de Berlin. J’adressai aux cabinets de Vienne et de Pétersbourg la même question avec les mêmes observations préalables, et j’envoyai au comte de Sainte-Aulaire copie de ma lettre au marquis de Dalmatie, en le chargeant de la communiquer à lord Aberdeen. Le prince de Metternich ne se borna pas à accueillir avec empressement l’idée de l’entente à établir entre les puissances garantes de la neutralité helvétique ; il ne se contenta même pas de poser en principe que si la diète, en empiétant sur les droits légitimes et de souveraineté des cantons, donnait le signal d’une guerre civile et de religion, les puissances rempliraient un véritable devoir de conscience envers elles-mêmes et d’amitié envers la Suisse en tâchant, par des déclarations franches, uniformes et faites en temps utile, de prévenir d’aussi graves malheurs ; il nous proposa immédiatement l’adoption et le texte de cette dernière mesure : Si M. Guizot, écrivit-il au comte Appony[12], vous demandait de connaître le canevas sur lequel, d’après notre opinion, de pareilles déclarations devraient être rédigées, vous lui répondriez que le formulaire suivant : Les cinq puissances regarderaient l’anéantissement du pacte de 1815, soit que cet anéantissement eût lieu d’une manière patente, soit qu’il s’effectuât à l’égide d’un arrêté de la Diète, outrepassant évidemment les attributions que le pacte assigne à l’autorité fédérale, comme un fait annulant les garanties que les actes du congrès de Vienne ont accordées à la Suisse ; — et cela, sans préjuger les mesures ultérieures que l’intérêt du maintien de l’ordre et de la paix en Europe pourrait forcer les puissances de prendre : que ce formulaire, dis-je, nous paraîtrait suffire aux exigences du cas. De pareilles déclarations, étant toutes conçues sur le même modèle, serviraient à constater de nouveau, aux yeux des Suisses, l’accord qui règne entre les puissances pour ce qui regarde les affaires de leur patrie. Elles leur feraient connaître les conséquences immédiates, et pressentir celles ultérieures, plus sérieuses encore, que pourrait avoir pour eux l’abandon des principes sur lesquels leur position politique en Europe est fondée. C’était évidemment aller plus vite et plus loin que je ne le croyais opportun et que je ne l’avais indiqué ; la déclaration immédiatement proposée par M. de Metternich annonçait d’avance l’intervention si la Suisse ne se rendait pas immédiatement à nos représentations. J’écrivis à M. Eugène Périer[13], en ce moment chargé d’affaires à Vienne, pendant un congé de M. de Flahault : Il n’y a lieu, je pense, quant à présent, à aucune action, à aucune manifestation collective et unitaire, si je puis ainsi parler, des grandes puissances envers la Suisse. Ce qui leur importe, c’est de se concerter sur tout ce qui peut arriver en Suisse, de manière à se former une résolution commune et à faire tenir par leurs représentants en Suisse une attitude prompte, identique et simultanée. Si des faits nouveaux et plus graves provoquaient les puissances à plus d’action et à une autre forme d’action, elles seraient là pour y pourvoir. Je me demande si, dans un système d’entente ainsi défini et limité, nous aurions, au moment actuel et tout d’abord, quelque initiative à prendre, quelque démarche à faire envers la Suisse. J’en doute. La diète ordinaire va se réunir en juillet. Les questions qui agitent la Suisse y reparaîtront et y amèneront Dieu sait quoi, qui amènera peut-être, pour les puissances, la nécessité de quelque manifestation, de quelque démarche concertée. Le prince de Metternich est, j’en suis sûr, aussi décidé que moi à ménager extrêmement la susceptibilité des Suisses en fait d’indépendance et de dignité nationale ; elle leur est commune à tous, aux catholiques comme aux protestants, aux conservateurs comme aux radicaux, et toute influence qui blesse en eux ce sentiment se perd à l’instant, et nuit au lieu de servir. Pour qu’une action extérieure soit utile et efficace, il faut qu’elle soit évidemment nécessaire, provoquée par les faits, et invoquée, sinon à haute voix, du moins au fond du cœur, par tous les hommes modérés. Sous cette réserve, je reconnais que cette nécessité peut se présenter bientôt, et que, si elle se présente, il n’y faudra pas manquer. Comme nous en étions là, lord Cowley vint me communiquer une dépêche de lord Aberdeen qui semblait adhérer à la proposition que lui avait fait faire, comme à nous, le prince de Metternich. J’écrivis sur-le-champ à M. de Sainte-Aulaire[14] : J’ai à faire quelques observations qui, je l’espère, frapperont un peu lord Aberdeen. Le résultat de cette proposition, si nous la convertissions en une démarche concertée, simultanée et actuelle des cinq puissances, serait, je pense : 1º En principe, de nous attribuer, à nous, puissances étrangères, le droit d’interpréter le pacte fédéral, en déclarant nous-mêmes que la question des jésuites n’est point du tout une question fédérale, et que la diète n’a nul droit de s’en occuper, ce qui me paraît excessif ; 2º En fait, de blesser, dans tous les Suisses, conservateurs ou radicaux, le sentiment de l’indépendance nationale, et d’amener, dans la diète prochaine, un résultat contraire à celui que nous désirons. Il n’a manqué, vous le savez, dans la dernière diète, que la voix de Genève, pour former une majorité contre les jésuites et le Sonderbund : c’est-à-dire, comme je l’écrivais il y a trois jours à Rossi, que le sort de Loyola en Suisse dépend en ce moment de la sagesse de Calvin. Convenez que la sagesse de Calvin est bien à ménager. Dites tout cela, je vous prie, à lord Aberdeen, et demandez-lui s’il ne croit pas à propos de se tenir un peu sur la réserve. La réponse de lord Aberdeen ne se fit pas attendre : Lord Cowley a mal compris ses instructions, me répondit sur-le-champ M. de Sainte-Aulaire[15], s’il y a vu l’intention de s’engager, avec le prince de Metternich, dans une campagne en faveur des jésuites. Rien de plus contraire à la pensée de lord Aberdeen. Il a adhéré aux bases de l’entente que le prince de Metternich a formulées en trois articles, et que vous avez vous-même approuvées ; il n’a pas entendu aller plus loin. Et même, dans les conversations qu’il a eues avec le comte de Dietrichstein[16], il a signalé explicitement la question des jésuites comme ne devant être touchée qu’avec une extrême réserve. Pour sa part, il verrait avec un extrême regret que la diète expulsât les jésuites ; mais il n’est pas préparé à déclarer a priori que cet acte serait le renversement du pacte fédéral. Probablement lord Cowley aura causé avec le comte Appony après avoir reçu sa dépêche, et ils l’auront interprétée en commun dans le sens autrichien. Mais lord Aberdeen m’a promis de lui écrire pour le contenir dans de justes bornes. En attendant, tenez pour certain qu’on ne vous poussera pas, d’ici, plus loin que vous ne voulez aller. Quand les événements eurent marché en Suisse selon leur pente, quand les révolutions radicales de Berne et de Genève firent pressentir comme très probable et prochaine la formation, dans la diète, d’une majorité décidée à accomplir par la guerre civile l’expulsion des jésuites et la dissolution du Sonderbund, le prince de Metternich fit un pas de plus ; il nous proposa[17] de donner à nos représentants en Suisse l’ordre de ne plus résider à Berne même, auprès du nouveau Directoire fédéral, et de déclarer en même temps, par des notes séparées mais identiques, que les puissances, constamment disposées à entretenir avec la Confédération helvétique les relations les plus franches d’amitié et de voisinage, ne sauraient cependant vouer ces sentiments qu’au gouvernement central de la confédération qui asseoira sa marche sur la base sur laquelle cette même autorité est fondée, c’est-à-dire sur le pacte qui, en 1815, a constitué la Suisse en corps politique et de Nation. Au moment même où le prince de Metternich nous adressait
ces propositions, et avant de les avoir reçues, j’écrivais au comte de
Flahault pour lui faire connaître avec précision nos propres vues, en le
chargeant de les communiquer à M. de Metternich : Depuis
longtemps, lui disais-je[18], je pense mal de l’état et de l’avenir de la Suisse, comme
de l’état et de l’avenir de toute société livrée aux idées et aux passions
radicales. De plus, je ne vois pas dans la Suisse elle-même un principe de
réaction suffisant pour que cette société, par sa propre force, rebrousse
chemin, et porte à son mal un remède efficace. Il y a sans nul doute, en
Suisse, un grand nombre d’hommes sensés, honnêtes, éclairés, qui voient ce
mal, le déplorent, et voudraient le combattre. Mais ont-ils le degré de
prévoyance et d’énergie nécessaire pour une telle lutte ? Et quand même ils l’auraient,
trouveraient-ils autour d’eux, parviendraient-ils à se créer eux-mêmes les
moyens de concert et d’action commune dont ils auraient besoin pour ressaisir
et exercer le pouvoir sur une population que les idées et les passions
radicales tiennent en fermentation et en dissolution permanente ? J’en doute
beaucoup. Si la Suisse n’est pas en état de
se sauver et de se réorganiser elle-même, l’Europe peut-elle et doit-elle s’en
charger ? L’intervention étrangère accomplira-t-elle en Suisse l’œuvre à
laquelle ne suffisent pas la sagesse et l’action du pays lui-même ? Je mets de côté, pour un moment, les difficultés extérieures et européennes d’une telle intervention. Je ne considère que les difficultés intérieures et suisses. Elles sont immenses. M. de Metternich, j’en suis sûr,
le pense comme moi : la pacification durable de la Suisse, sa reconstitution
en un État régulier et tranquille au milieu de l’Europe, ne peut être le
résultat du triomphe d’un parti sur l’autre, ni d’un ascendant factice et
momentané donné par la force étrangère, soit aux radicaux sur les
catholiques, soit aux catholiques sur les radicaux. Ce ne peut être qu’une
œuvre de transaction entre les prétentions extrêmes. Par conséquent il y
faudra toujours, et nécessairement, l’assentiment, l’appui, la bonne volonté
des hommes honnêtes et sensés, des conservateurs épars dans toute la Suisse,
de cette masse intermédiaire modérée qui n’est peut-être ni assez prévoyante,
ni assez énergique, ni assez forte pour sauver et reconstituer elle-même son
pays, mais sans l’adhésion et le concours de laquelle l’Europe elle-même,
avec toute sa force, ne pourrait sauver et reconstituer la Suisse. Or, c’est le caractère des
sociétés démocratiques, même dans leurs meilleurs éléments, qu’elles ne reconnaissent
leur mal qu’après en avoir beaucoup souffert, et n’acceptent le remède qu’à
la dernière extrémité et lorsqu’il le faut absolument, sous peine de périr. A
bien plus forte raison, lorsque le remède doit venir du dehors et que les
hommes ont à reconnaître à la fois leurs fautes et leur impuissance. Il n’y a pas moyen de douter que
l’intervention étrangère n’excite en Suisse la plus forte répulsion. Le
sentiment de l’indépendance nationale y est général et énergique. Le mot est
puissant, même sur les Suisses qui détestent et redoutent le plus ce qui se
passe en ce moment chez eux. Pour que l’intervention étrangère y fût
supportée, il faudrait que la nécessité en fût évidente, absolue. Elle ne
deviendra telle que lorsque les maux de l’anarchie et de la guerre civile
seront, en Suisse, non pas seulement une perspective entrevue, une crainte
sentie par quelques-uns, mais des faits réels, matériels, pesant depuis
quelque temps sur tous. Un cri s’élèvera peut-être alors de toutes parts pour
invoquer la guérison. Mais si l’intervention se montrait auparavant, le cri
qui s’élèverait serait celui de la résistance. Beaucoup d’honnêtes gens et de
conservateurs le pousseraient comme les radicaux, les uns par un sincère
sentiment de nationalité, les autres par pusillanimité et contagion. Et les
difficultés de l’intervention en seraient infiniment aggravées, avec
infiniment moins de chances de succès pour le travail de réorganisation qui
en serait le but. Je vais plus loin : je suppose ces difficultés préliminaires surmontées, la nécessité de l’intervention évidente et admise. Je suppose l’Europe d’accord en présence de la Suisse résignée, comme le malade se résigne devant une opération très douloureuse. La résistance des hommes ainsi écartée, que d’obstacles encore et quels graves obstacles dans les choses mêmes, dans l’état intérieur et profond de cette société à reconstituer ! Les haines religieuses ressuscitées au sein des jalousies cantonales toujours aussi vives ; les théories et les passions novatrices aux prises avec les traditions et les sentiments historiques ; les prétentions despotiques de l’esprit révolutionnaire et unitaire en présence des plus intraitables habitudes d’indépendance locale ; la destruction des influences qui étaient les moyens moraux des anciens gouvernements et l’absence de moyens matériels pour les gouvernements nouveaux : voilà avec quels éléments l’Europe serait obligée de traiter pour accomplir en Suisse son œuvre de pacification et de reconstruction politique ! Car je pars toujours de cette
base, admise, j’en suis sûr, par M. de Metternich autant que par moi, qu’il s’agit
uniquement de pacifier et de reconstituer la Suisse, qu’aucune idée de
conquête et de démembrement ne vient à l’esprit de personne, qu’aucune
puissance ne peut chercher là ni recevoir de là aucun accroissement de
territoire, aucun avantage particulier. Évidemment, en présence de tels
obstacles, avec de si mauvais instruments d’action et des chances si
incertaines de succès, la sagesse européenne doit dire : Mon Dieu, éloignez
de moi ce calice ! Et si le calice doit jamais nous être imposé, si
quelque jour, pour la sécurité des États voisins, pour faire cesser en Europe
un intolérable scandale, nous devons être réduits à la nécessité d’intervenir
en Suisse et de nous mêler de sa réorganisation, il faut surtout, il faut
absolument, dans l’intérêt même de l’entreprise, que cette nécessité soit
évidente, pressante, que notre action soit réclamée, et que, bien loin de
rechercher ou seulement d’accepter volontiers l’intervention, nous ayons
fait, au vu et au su de tout le monde, tout ce qui aura été en notre pouvoir
pour en épargner à la Suisse la douleur et à l’Europe le fardeau. Si je croyais qu’aujourd’hui une intervention diplomatique fortement prononcée, des manifestations explicites et comminatoires pussent arrêter en Suisse l’anarchie croissante, prévenir la guerre civile imminente, et faire naître dans ce pays le premier mouvement de réaction nécessaire à son salut, je m’empresserais de les conseiller et d’y concourir. Mais j’avoue que je ne l’espère pas : le mal me paraît trop général et trop profond pour pouvoir être réprimé dans son cours par des paroles, même très sages et très puissantes ; je crains beaucoup qu’aucun remède efficace n’y puisse être apporté du dehors avant qu’au dedans d’amères souffrances n’aient mis les Suisses en disposition d’en sentir et d’en accepter la nécessité. Il y a, dans les maladies des sociétés comme dans celles des individus, des jours marqués pour la guérison, pour l’emploi de tel ou tel moyen de guérison ; si l’on se trompe sur ces jours opportuns, si on emploie des remèdes dont l’heure n’est pas venue, non seulement on use ces remèdes sans fruit, mais on exaspère le mal au lieu de le guérir. Tel serait aujourd’hui en Suisse, si je ne me trompe, l’effet de menaces diplomatiques positives et publiques : elles ne suffiraient pas pour arrêter l’esprit révolutionnaire ; et, dans leur insuffisance, ou bien elles demeureraient tout à fait vaines, ou bien elles nous forceraient à l’emploi immédiat et prématuré de l’intervention matérielle. Quant à l’intervention matérielle même, le prince de Metternich paraissait adopter mon avis, car dans sa dépêche du 11 octobre 1846 où il nous proposait une prompte intervention diplomatique, il n’indiquait, comme causes irrésistibles de l’intervention matérielle, que la prolongation indéfinie de la guerre civile et d’un état de complète anarchie en Suisse, ou bien la défaite totale du parti conservateur et l’établissement violent d’un gouvernement radical unitaire. Mais quand l’accession du canton de Saint-Gall aux cantons radicaux eut rendu certaine la formation, dans la Diète helvétique, d’une majorité décidée ou entraînée aux mesures extrêmes, quand cette diète fut près de se réunir et d’ordonner les préparatifs de la guerre civile, M. de Metternich devint plus pressé et plus pressant ; il nous proposa[19] de déclarer que les puissances ne souffriraient pas que la souveraineté cantonale fût violentée, et que l’état de paix matérielle dont la Suisse jouissait encore fût troublé par une prise d’armes, de quelque côté qu’elle eût lieu. Il demandait que les puissances donnassent à leurs représentants en Suisse l’ordre éventuel de présenter à la diète, dans ces termes, des notes identiques, au moment où les délibérations sur la dissolution du Sonderbund et l’expulsion des jésuites seraient mises à l’ordre du jour, et avant qu’un conclusum de la diète leur eût donné le sceau d’une apparente légalité. Il était, disait-il, convaincu qu’une telle déclaration des puissances arrêterait la diète et que tout finirait là. L’état de la Suisse n’était pas, à cette époque, la seule ni la plus sérieuse préoccupation du cabinet de Vienne. La question italienne s’élevait, pour lui, au-dessus de toutes les autres. Non seulement l’influence, mais, dans un avenir plus ou moins prochain, les possessions autrichiennes en Italie étaient menacées. Pour avoir, du côté des Apennins, la pensée et les mains libres, M. de Metternich avait besoin que le poids de la lutte contre les radicaux des Alpes ne tombât pas sur lui seul, et que les autres puissances, la France surtout, fussent assez engagées et embarrassées dans les affaires de Suisse pour ne pas porter sur celles d’Italie toute leur attention. C’était là, au fond, le vrai motif de l’insistance inquiète et impatiente du prince de Metternich pour notre prompte et compromettante intervention : L’Italie absorbe la politique de l’Autriche, m’écrivait avec sagacité M. de Boislecomte. Nous ne nous prêtâmes point à ce désir ; nous nous refusâmes à la déclaration immédiate, collective et menaçante que M. de Metternich nous demandait d’adresser à la Suisse[20] : Nous n’avons pas, écrivis-je à M. de Flahault, la même confiance que lui dans le succès de cette démarche ; nous croyons bien plutôt que la diète, dominée par le parti radical et par les susceptibilités froissées de l’amour-propre national, passerait outre à l’exécution de ses résolutions. Les puissances se trouveraient irrévocablement et immédiatement entraînées à une intervention armée. Nous avons, dès le mois d’octobre dernier, signalé les périls et écarté l’idée d’une telle politique. Si les maux de la guerre civile et de l’anarchie avaient pesé sur la Suisse, si une douloureuse expérience avait éclairé, dans le parti radical même, beaucoup d’esprits maintenant égarés, et rendu en même temps de la force au parti modéré maintenant découragé, si la voix publique s’élevait au sein de la Suisse pour s’adresser à l’Europe comme seule capable d’y rétablir l’ordre et la paix, alors seulement l’action directe des puissances pourrait être efficace et salutaire. Le gouvernement du roi persiste aujourd’hui dans la conviction qui l’animait au mois d’octobre dernier, et rien de ce qui est naguère arrivé en Suisse ne lui paraît encore de nature à l’en faire changer. Mais en persistant dans notre attitude expectante, je pensai qu’elle ne devait pas être inerte ni silencieuse, et que le moment était venu d’en marquer avec précision le caractère et les motifs. La Diète helvétique était sur le point de se réunir ; le canton de Zurich, qui jusque-là s’était montré favorable aux modérés, venait d’incliner vers les radicaux, et vers l’exécution immédiate, par la force, des résolutions que pourrait voter la diète pour la dissolution du Sonderbund et l’expulsion des jésuites. Par deux dépêches, l’une confidentielle, l’autre destinée à devenir publique, j’adressai le 2 juillet 1847, à M. de Boislecomte, les instructions suivantes : J’ai approuvé, dans leur ensemble, votre attitude et votre langage dans vos rapports avec M. Ochsenbein, lorsqu’il a été appelé à la présidence du vorort et de la diète. Le vote récent des instructions données à la députation chargée de représenter le canton de Zurich dans la diète qui va s’assembler est un fait grave. Il est fort à regretter que le grand conseil de Zurich n’ait pas adopté dans sa teneur le projet de M. Furrer, qui tendait à ce que cette députation ne fût autorisée qu’à prendre ad referendum toute proposition de passer à l’exécution immédiate, et par la force, des résolutions que la diète aurait votées pour la dissolution du Sonderbund et l’expulsion des jésuites. La situation que l’on se flattait de maîtriser jusqu’à un certain point, à l’aide de Zurich, est ainsi devenue, par le fait de Zurich même, plus délicate encore qu’elle ne l’était naguère. J’ai lu avec une grande attention le compte que vous me rendez des idées officieusement échangées entre vous et vos collègues sur les moyens de pacifier la Suisse, notamment ce qui se rapporte à la possibilité d’une médiation des grandes puissances, à l’aide de laquelle on apporterait, dans la constitution fédérale de ce pays, les modifications indiquées par l’expérience. Je suis loin de penser que cette idée d’une offre de médiation européenne soit sans valeur et doive être absolument repoussée ; mais je crois que, si elle était mise immédiatement en pratique, elle n’échapperait pas à la plupart des inconvénients et des conséquences d’une intervention proprement dite, et qu’elle risquerait d’engager les médiateurs dans un dédale de complications peut-être inextricables. Selon M. de Metternich, le meilleur moyen de prévenir la guerre civile en Suisse serait que les puissances déclarassent à la confédération qu’elles ne souffriront pas que la souveraineté cantonale soit violentée, et que l’état de paix matérielle dont la Suisse jouit encore en ce moment soit troublé par une prise d’armes, de quelque côté qu’elle ait lieu. Nous ne saurions partager l’espoir qu’une telle déclaration prévînt la guerre civile ; et si elle ne la prévenait pas, elle entraînerait nécessairement et immédiatement l’intervention armée, avec toutes ses conséquences. Nous n’admettons point d’intervention, ni de démarche qui y conduise nécessairement, aussi longtemps que les éventualités indiquées dans ma lettre au comte de Flahault, du 22 octobre 1846, ne se seront pas réalisées ; mais nous nous faisons dès aujourd’hui un devoir de donner à la Suisse tous les conseils et tous les avertissements propres à contenir les passions qui sont près d’y éclater. Je vous transmets, dans cette vue, une autre dépêche, dont je vous laisse le soin de faire, selon l’opportunité, l’usage qui vous paraîtra convenable. Ma seconde dépêche, qui s’adressait surtout à la Suisse elle-même, était ainsi conçue : Monsieur le comte, La situation de la Suisse devient de plus en plus alarmante. La diète qui va s’ouvrir peut se trouver entraînée à des résolutions dont les conséquences possibles et presque inévitables inquiètent profondément les amis sincères de la Suisse, les amis éclairés de l’ordre et de la paix en Suisse. Le gouvernement du roi croirait manquer à un devoir sacré si, dans de telles conjonctures, il ne faisait pas entendre à un peuple ami, menacé d’une perturbation dangereuse, des conseils dictés par une longue expérience des mouvements politiques et par un attachement vrai aux intérêts bien entendus de la confédération. L’esprit de parti s’est efforcé
de dénaturer nos intentions et de jeter du doute sur les motifs qui inspirent
notre langage. Vous n’avez rien négligé pour dissiper ces erreurs. Moi-même
je m’en suis expliqué naguère publiquement[21], avec une franchise qui devrait convaincre tout esprit
accessible à la vérité. On persiste néanmoins, soit aveuglement, soit dessein
prémédité, à prendre ou à donner le change sur notre politique et nos vues.
On prétend que ne pas reconnaître à la diète fédérale le droit d’imposer à la
minorité des cantons la volonté de la majorité, c’est porter atteinte au
principe de l’indépendance des peuples. Pour faire sentir toute la
fausseté de cette assertion, il suffit de rappeler qu’aux termes de son pacte
constitutionnel, aussi bien qu’en vertu de toute son histoire, la Suisse n’est
pas un État unitaire, mais bien une confédération d’États qui, en déléguant à
une diète générale certains pouvoirs reconnus nécessaires dans l’intérêt
commun, se sont réservé, surtout par rapport à leur régime intérieur, les
droits essentiels de la souveraineté. Telle est la Suisse que les traités ont
reconnue, et c’est en raison de cette organisation de la Suisse que les
traités ont été conclus. Si la diète, cédant à de funestes excitations,
voulait attenter aux droits qui sont la base et du pacte fédéral et des
traités ; si, sous prétexte de veiller à la sûreté de la confédération, elle
prétendait prescrire ou interdire aux gouvernements cantonaux toute mesure qu’il
lui plairait de considérer comme pouvant affecter un jour cette sûreté,
évidemment une interprétation aussi exorbitante du pacte ne serait autre
chose qu’un premier pas vers la destruction de l’existence individuelle des
cantons, c’est-à-dire vers l’abolition du pacte même, et par conséquent vers
l’annulation des traités conclus en raison du pacte. En protestant contre une
pareille entreprise, les puissances alliées de la Suisse, loin d’attenter à l’indépendance
des États dont la confédération se compose, donneraient un éclatant
témoignage du respect que cette indépendance leur inspire, et de leur
fidélité aux traités qui l’ont consacrée. Et ces considérations, parfaitement légitimes dans l’hypothèse d’une résolution prise avec une apparente régularité par la majorité de la diète, deviendraient encore bien plus fortes et plus puissantes si c’était au nom d’une minorité, ou par des moyens irréguliers et violents, tels qu’un nouvel armement de corps francs, qu’on essayait de violer l’indépendance cantonale. Le gouvernement du roi agit donc
selon le droit aussi bien que selon une sage politique, en s’efforçant, par
des représentations aussi amicales que pressantes, de prévenir une lutte
déplorable entre des États libres auxquels il porte une égale affection, et
en déclarant qu’il se réserve une pleine liberté d’examen et d’appréciation
quant à l’attitude qu’il aurait à prendre et à la conduite qu’il aurait à
tenir dans le cas où cette lutte viendrait à éclater. Nous n’empiétons par là
en aucune façon sur l’indépendance et l’autonomie de la Suisse ; nous ne
fournissons aucun prétexte spécieux aux reproches d’ingérence illégitime et
de prépotence étrangère. Sans doute toute nation a le droit de modifier sa
constitution intérieure ; mais abolir en Suisse les bases constitutives de la
confédération, les abolir malgré la résistance d’un ou de plusieurs des
cantons confédérés, ce ne serait pas l’acte d’un peuple modifiant librement
ses institutions ; ce serait l’asservissement d’États indépendants,
contraints de passer sous le joug d’alliés plus puissants ; ce serait la
réunion forcée de plusieurs États en un seul. Certes les gouvernements qui
jusqu’à présent ont traité avec la Suisse comme avec une confédération d’États
distincts et indépendants seraient autorisés, par tous les principes de droit
public, à ne pas reconnaître ce nouvel ordre de choses avant d’en avoir
mûrement pesé, dans leur propre intérêt, la légitimité et la convenance. Il est d’ailleurs, Monsieur le
comte, une autre considération essentielle que la Suisse ne devrait jamais
perdre de vue dans ses rapports avec les puissances étrangères. L’Europe, en
lui accordant par le traité de Vienne, avec une extension considérable de
territoire, le précieux privilège de la neutralité, et en liant la jouissance
de ces avantages à l’existence d’un système fédératif, a voulu surtout
assurer la tranquillité d’un pays dont la paix intérieure est, pour elle, un
intérêt de premier ordre. La position de la Suisse est telle qu’elle ne peut
être livrée à l’anarchie ou à des troubles prolongés sans que plusieurs des
principaux États du continent n’en ressentent le dangereux contrecoup. Si la
Suisse se plaçait en dehors des conditions qu’elle a acceptées ; si elle
devenait, pour ses voisins, un foyer d’agitations et de propagande
révolutionnaire qui compromît leur repos, ils seraient certainement en droit
de se croire déliés eux-mêmes de leurs engagements. Je vous laisse juge, Monsieur le comte, de l’usage que vous pourrez avoir à faire de la présente dépêche, inspirée par le seul et profond désir que le bonheur intérieur de la Suisse et sa situation en Europe n’aient pas à subir de dangereuses épreuves ni de funestes altérations. Indépendamment des considérations générales qui m’y
déterminaient, une circonstance personnelle m’avait fait vivement sentir
combien ces instructions étaient nécessaires et urgentes. Un mois à peine
après son installation comme notre ambassadeur en Suisse, M. de Boislecomte m’avait
écrit[22] : Il me semble qu’à Paris nous étions partis de la
conviction qu’il ne pouvait rien se passer en Suisse tant que les neiges
occuperaient le sol. Nous n’avions pas compté sur le désœuvrement des gens
durant cette saison et sur la plus grande fréquentation des cabarets : deux
préparations merveilleuses à ces échauffourées par lesquelles on commence ici
les guerres civiles, ou l’on fait les Révolutions. Il y a de plus : d’un côté, la
violente tentation des radicaux de saisir quelque occasion qui les rende
maîtres du tiers de la Suisse qui leur manque ; de l’autre, les dispositions
du Sonderbund, où l’on commence à trouver tout à fait intolérable une
situation qui ruine les populations par un état permanent de guerre et qui
les exaspère au-delà de toute expression par l’attente, chaque matin, d’une
attaque qui vienne les surprendre. Entre deux partis ainsi posés, il
est certain qu’on peut recevoir, à chaque instant, la nouvelle ou la menace
de quelque événement. Il me semblerait donc très utile
que, dès ce moment, vous réglassiez, d’une part avec l’Autriche et de l’autre
avec notre ministère de la guerre, l’action éventuelle d’une intervention. Lorsque vous le ferez, je
réclamerai, avant toutes choses, une disposition : que le commandant du corps
qui opérera et restera ensuite soit mis sous la direction absolue de l’ambassade,
et que cela lui soit énoncé dans les termes les plus clairs, de manière à ne
laisser ni incertitude ni hésitation possible. Une fois en Suisse, il ne peut
y avoir, pour tout ce qui est français, qu’une seule direction ; tout le
reste nous jette dans l’anarchie, et nous venons la combattre, non la faire.
En 1824, j’étais à Madrid simple chargé d’affaires ; je n’avais que
vingt-sept ans, et le lieutenant-général Digeon, qui commandait à 40.000
hommes, avait ordre de suivre en tout mes directions pour rester, partir, se
mouvoir, occuper ou évacuer une place. Je pars de la base que l’intervention est toute convenue en cas d’une guerre civile. Je vous propose ensuite le parti que je crois le plus efficace pour l’éviter ; car, quelque nécessaire que les sentiments de simple humanité la puissent rendre, quelque bien qu’elle soit conduite, elle est sujette à de bien grands inconvénients. Il est fort désirable que tout cela ne traîne pas trop en longueur ; car, en attendant, je me trouve suivre de fait, si ce n’est de principe et de consentement, le mouvement des trois cours du Nord, ce qui peut vous créer d’autres embarras. Ainsi notre propre ambassadeur en Suisse était lui-même entraîné sur la pente de l’intervention armée, la regardait comme toute convenue en cas de guerre civile, et se préoccupait surtout de bien assurer le rôle prépondérant qu’il aurait à y jouer. Lorsque, quelques mois auparavant, j’avais proposé au roi de confier à M. de Boislecomte cette ambassade, un double motif m’avait déterminé : je le savais catholique sérieux et sincère en même temps que diplomate éclairé ; et, comme ministre de France à La Haye, il s’était conduit avec habileté et mesure dans un pays et auprès d’un gouvernement essentiellement protestants. Je le présumais très propre à sa nouvelle mission. Je ne savais pas à quel point il avait l’imagination vive et prompte, ni quel empire les convictions et les penchants religieux pouvaient exercer sur son jugement. Dès que sa lettre m’eut révélé sa disposition, je lui écrivis[23] : Je n’ai que le temps de vous répéter, par la poste, la dépêche télégraphique que je viens de vous adresser par Strasbourg. Venez sur-le-champ à Paris, et, en laissant M. de Reinhardt chargé d’affaires, donnez-lui pour instructions de rester dans un complet statu quo. Je ne veux arrêter mon avis ni prendre aucun parti avant d’avoir causé à fond avec vous. Sur ces seules paroles il comprit mon inquiétude et sa cause, et, même avant de partir, il se hâta de s’expliquer pour me rassurer[24] : Lorsque je vous écris, je vous expose avec le plus complet abandon toutes mes impressions, sans craindre de les laisser aller tout leur cours ; si l’expression en est trop forte, vous me reprenez et je n’en vois que mieux la nuance que vous voulez que j’observe ; mais je suis bien loin, dans mon langage avec d’autres, de rien admettre de cet abandon ; je me suis toujours renfermé ici dans des expressions solennelles et obscures qui disaient beaucoup moins à l’oreille qu’à l’imagination. Chacun comprenait ce que je voulais ; mais je ne vous engageais qu’à l’éventualité d’une démarche grave quelconque et qui pouvait, selon votre convenance, être aussi bien satisfaite par une note, ou même par le silence, que par une démonstration militaire. Je vous arriverai presque en même temps que ma lettre. Je compte passer par Lucerne. Il me semble assez juste, après avoir donné cinq jours à Berne et vingt-cinq à Zurich, d’en donner deux à la troisième ville fédérale, et, après avoir causé un mois avec des radicaux, de causer deux jours avec des conservateurs et des catholiques. Dès qu’il arriva à Paris, je m’entretins à fond avec lui ; je lui remis fortement sous les yeux le principe fondamental de notre politique : l’ajournement de toute idée d’intervention étrangère en Suisse jusqu’au moment où les souffrances et les impuissances de la guerre civile et de l’anarchie en auraient fait sentir à la Suisse elle-même l’opportunité. J’insistai de plus sur l’importance qu’il y avait pour la question même, et spécialement pour nous, à nous concerter avec le cabinet anglais aussi bien qu’avec les trois cours du continent, et à le faire entrer dans notre commun effort de médiation pacifique. J’avais commencé ce travail d’entente avec lord Aberdeen, et, bien qu’il fût devenu plus difficile, j’étais résolu à le continuer avec lord Palmerston. M. de Metternich mit un moment en question la nécessité d’inviter l’Angleterre à se joindre aux démarches des puissances continentales envers la Suisse ; il aurait bien mieux aimé que la France se trouvât seule, dans cette affaire, en présence des trois cours du Nord, espérant qu’il lui serait ainsi plus facile de nous entraîner dans sa politique. Mais j’écartai formellement cette insinuation : Je crois, écrivis-je à M. de Flahault[25], que non seulement il convient, mais qu’il importe de s’entendre aussi avec l’Angleterre dans cette délicate circonstance, et de provoquer sur les affaires de Suisse, comme cela a été fait précédemment, son examen et ses résolutions sur tous les points. Le roi tint à M. de Boislecomte le même langage que moi, et je le renvoyai à son poste, bien pénétré de nos intentions et bien décidé à s’y conformer, car, en même temps qu’il était susceptible de préoccupation et d’entraînement dans son propre sens, c’était un agent scrupuleusement fidèle, loyal et discipliné. M. de Sainte-Aulaire, souffrant et fatigué, avait demandé et obtenu sa retraite de toute activité diplomatique. Le duc de Broglie lui avait succédé dans l’ambassade de Londres. Il était bien instruit des affaires de la Suisse, et lui portait, comme moi, la sollicitude la plus bienveillante. Arrivé à Londres, le 1er juillet 1847, il eut, dès le 4, une longue entrevue avec lord Palmerston, et la question suisse fut la première dont il l’entretint : Je lui ai lu, m’écrivit-il[26], votre dépêche du 30 à Boislecomte, et aussi la dépêche adressée le 25 juin à Flahault. Il a fort attentivement écouté ces deux pièces, et voici à peu près le dialogue qui s’est établi entre nous. Le duc de Broglie. Que vous semble de tout ceci ? — Lord Palmerston. Cela me paraît fort sage. — Mais seriez-vous disposé à vous associer à nous dans le langage que nous voulons adresser à la diète ? — Analysons un peu la question. De quoi peut-on menacer la Diète helvétique ? (Et là-dessus il a parcouru rapidement l’acte du congrès de Vienne.) On ne peut la menacer que d’une seule chose, de lui retirer la garantie de neutralité ; et cela dans un seul cas, celui où la division de la Suisse en vingt-deux cantons disparaîtrait pour faire place à une république unitaire. Ce cas n’existe encore que dans les appréhensions de M. de Metternich, et cette menace n’est pas de nature à effrayer beaucoup des gens qui se promettraient de bouleverser toute l’Europe. Que faire ? — Mais vous voyez que M. de Metternich entend les menacer de tout autre chose, et que ses propositions conduisent tout droit à une intervention armée ; c’est cette nécessité que nous cherchons à éviter ; nous n’en admettons la pensée que dans un avenir lointain, et sous l’empire de circonstances qui peut-être ne se présenteront jamais : par exemple, si la Suisse devenait pour ses voisins un foyer d’insurrection, une sorte de citadelle du sein de laquelle sortiraient tour à tour une jeune France, une jeune Italie, une jeune Allemagne, venant attaquer à main armée les contrées limitrophes ; ou bien encore dans le cas où la guerre civile aurait longtemps ravagé ce malheureux pays, et où tous les gens sensés, tous les amis de l’humanité, toutes les populations nous appelleraient au secours. Mais notre volonté n’est ici qu’une volonté individuelle ; si M. de Metternich persiste dans ses résolutions, s’il menace, et si, la diète ne tenant aucun compte de ses menaces, il fait entrer une armée autrichienne dans le Tessin, si la Sardaigne en fait autant dans le Valais, si Bade et le Wurtemberg en font autant dans les cantons de Bade et de Schaffouse, nous serons bien obligés d’agir de notre côté. Encore un coup, c’est pour prévenir un tel événement que nous désirons, s’il se peut, le concours de l’Angleterre. Voyez, réfléchissez-y. Lord Palmerston a réfléchi quelques instants ; puis il a repris en s’interrompant de phrase en phrase : — Essayons de nous rendre compte de l’état des choses et de ce qui va arriver. Où en est-on ? — La diète se réunit le 6 de ce mois ; douze cantons voteront l’expulsion des jésuites et la dissolution de la ligue catholique. Il est douteux que la même majorité se réunisse sur les moyens d’exécution ; mais le directoire fédéral ayant à sa tête le chef des corps francs, il est à craindre qu’appuyé sur une décision de la diète quant au principe, il ne prenne sur lui de passer outre à l’exécution, soit en organisant des corps de volontaires qui envahiront les cantons catholiques, soit en employant les milices fédérales qui se montreraient bien disposées. Les cantons catholiques résisteront, et la guerre civile commencera. — Ne pourriez-vous pas déterminer le pape à retirer les jésuites de la Suisse ? — Ce serait l’objet d’une négociation lente, difficile, et probablement sans dénouement. Vous voyez d’ailleurs qu’il n’y a pas un instant à perdre. — M. de Metternich ne pourrait-il pas déterminer les cantons catholiques à dissoudre leur ligue ? elle est interdite par le pacte fédéral. — M. de Metternich ne le leur demandera pas ; il le leur demanderait vainement ; le Sonderbund n’est point un pacte écrit, un traité d’alliance ; c’est un concert de fait contre une attaque imminente ; la ligue existe parce que le canton de Lucerne a été attaqué par les corps francs sans être défendu par le gouvernement fédéral ; parce que, l’année dernière, il en a été de même du canton de Fribourg ; parce que les arrêtés de la diète relativement aux corps francs sont restés de simples feuilles de papier ; parce que le chef des corps francs est le chef du directoire fédéral. Demander aux cantons catholiques de poser les armes, ce serait leur demander de se rendre à discrétion. D’ailleurs, le temps presse ; il s’agit de ce qu’on fera demain. — Mais que faire ? a redemandé lord Palmerston. — Ce qu’il faut avant tout, c’est de déterminer M. de Metternich, et avec lui la Sardaigne, les petites puissances allemandes, et, selon toute apparence, la Prusse et la Russie qui n’ont que des paroles et non des soldats à envoyer ici, à les détourner, dis-je, de prendre vis-à-vis de la diète une attitude menaçante ; c’est de faire adopter à M. de Metternich un langage mesuré et une conduite qui ne compromette pas l’avenir. Nous le pouvons probablement si nous lui donnons l’espérance de réunir toute l’Europe, y compris la France et l’Angleterre, dans une démarche identique ; si nous concertons un langage commun, il sacrifiera à cet avantage ses velléités belliqueuses ; mais si l’Angleterre se tient à l’écart, il persistera, il ne trouvera plus assez de profit à subordonner son langage au nôtre, et il aura raison à certains égards ; devant toute l’Europe réunie, la diète hésitera ; devant l’Europe divisée, elle se sentira en pleine confiance. Voyez, en effet, ce qui va arriver si chacun suit sa pente naturelle : les puissances allemandes et italiennes menaceront ; la France tiendra un langage sévère, sans être directement comminatoire ; l’Angleterre se croisera les bras. Dès lors, les radicaux suisses penseront et diront que tout ceci n’est qu’une vaine fantasmagorie, qu’ils ont pour eux l’Angleterre, que dans l’état présent des esprits en France, le gouvernement français a les mains liées, que les puissances allemandes ne pourront exécuter leurs menaces en présence de l’Angleterre hostile et de la France mécontente. Rien n’arrêtera les radicaux suisses. Si, au contraire, nous nous présentons à M. de Metternich avec l’intention commune de tenir le langage indiqué dans la dépêche adressée par M. Guizot à M. de Flahault, il reviendra probablement aux sentiments qu’il professait lui-même, il y a six mois ; puis, si toutes les puissances, sans exception, tiennent le même langage à la diète, elle y regardera à deux fois avant de passer outre, surtout si ce langage lui est tenu par l’Angleterre, sur qui elle compte en ce moment. Encore un coup, pensez-y. Lord Palmerston s’est tu quelques instants. — Que dois-je dire à mon gouvernement ? ai-je repris après ce silence. — Vous voyez, m’a-t-il dit avec quelque hésitation, combien toute idée qui mène à l’intervention, de près ou de loin, est odieuse à ce pays-ci. Jugez vous-même, par ce qui s’est passé relativement au Portugal, de l’accueil que recevrait, dans le parlement et dans toute l’Angleterre, une démarche du gouvernement anglais dont le but serait d’engager plus ou moins notre nation dans des affaires, dans des événements qui nous sont aussi étrangers que les affaires et les événements de la Suisse. — Dois-je entendre par là que vous vous refusez à toute espèce de concours ? — Pas absolument ; mais il faudrait que le langage adressé à la diète fût amical, bien général, bien exempt de toute signification comminatoire. — Il faut pourtant qu’il signifie quelque chose : point de menaces, à la bonne heure ; quelque ménagement dans le blâme, soit encore ; mais enfin, si l’on parle, il faut que ce soit pour être entendu ; il faut que le résultat soit, pour la diète suisse, une inquiétude indéfinie, mais sérieuse et réelle, que la voix ait l’air prophétique, que l’avenir soit menaçant si le langage actuel ne l’est pas. Lord Palmerston s’est encore tu quelques instants. — Mylord, lui ai-je dit en finissant, suis-je autorisé à dire à mon gouvernement que, dans le cas où il vous communiquerait les instructions qu’il donnera à notre ambassadeur en Suisse, vous les prendriez en sérieuse considération, et que vous examineriez jusqu’à quel point il vous serait possible d’y conformer vos propres instructions ? — Oh oui, très certainement. Quatre jours après, pour sonder définitivement les intentions de lord Palmerston, le duc de Broglie lui demanda et en reçut immédiatement un second rendez-vous : J’en sors en ce moment, m’écrivit-il[27], et voici le résultat à peu près inespéré de notre entrevue. Je lui ai lu d’abord vos dernières instructions du 2 de ce mois à M. de Boislecomte. Il les a fort attentivement écoutées, et m’a fait relire les passages les plus importants. Dès que j’ai cessé de lire, il a pris lui-même la parole, et m’a dit que ces instructions lui paraissaient parfaitement sages et qu’il n’y voyait rien à reprendre. Sur la question que je lui ai faite relativement à celles que nous désirions de lui, il m’a dit qu’avant de répondre définitivement, il fallait qu’il en parlât à ses collègues ; qu’il s’en était déjà entretenu avec lord Lansdowne et M. Labouchère, qui voyaient les choses comme lui, mais qu’il était nécessaire d’en parler aux autres ; que, quant à lui, il ne voyait point d’objection à donner, à sa légation en Suisse, des instructions analogues ; il m’a même fait, de vive voix, une analyse assez fidèle de la pièce qu’il venait d’entendre, afin de me prouver qu’il l’avait bien comprise ; il m’a indiqué dans quel sens ses instructions seraient rédigées. Le ton en sera certainement assez adouci : — Vous pouvez, m’a-t-il dit, parler plus haut que nous ; le voisinage vous en donne le droit ; mais nous pouvons cependant dire à peu près la même chose. — Comme il semblait désirer une copie de la pièce que je lui avais communiquée, j’ai pris sur moi de la lui promettre ; nous en serons d’autant plus sûrs que la marche des idées sera la même si le ton est un peu pâli ; ce qui me paraît important, c’est que l’attitude de la légation anglaise change ; qu’au lieu de faire bande à part, elle vienne se ranger sous le drapeau général ; la différence de langage sera fâcheuse toujours, mais moins que le silence. J’étais très convaincu que la différence de langage entre le cabinet anglais et nous serait grande ; mais son refus de se joindre à nous eût été, en Suisse, d’un bien plus mauvais effet, et la différence de langage entre nous et l’Angleterre nous fortifiait auprès des cabinets du continent au lieu de nous affaiblir. J’entrai donc avec empressement, bien qu’avec doute du succès, dans la voie de l’entente à cinq, et, le 4 novembre 1847, j’annonçai aux cabinets de Londres, Vienne, Berlin et Pétersbourg que je leur communiquerais incessamment un projet de note identique à adresser par les cinq puissances à la Suisse. Le duc de Broglie avait eu grande raison de dire à lord Palmerston que le temps pressait ; toutes les tentatives de conciliation offertes par les cantons catholiques aux radicaux furent repoussées ; parvenus, de révolution en révolution, à la majorité dans la diète, les radicaux étaient résolus à imposer, par la force, leur volonté à la minorité ; et ce même jour, 4 novembre, la diète décréta l’exécution par les armes de sa décision du 20 juillet précédent pour la dissolution du Sonderbund et l’expulsion des jésuites de toute la Suisse. J’envoyai immédiatement à Londres, Vienne, Berlin et Pétersbourg[28] mon projet de note identique ainsi conçu : Le soussigné a reçu de son
gouvernement l’ordre de faire à M. le président de la Diète helvétique et à
M. le président du conseil de guerre du Sonderbund la communication suivante. Tant qu’il a été possible d’espérer
que les dissensions qui divisaient la Suisse s’arrêteraient devant la
redoutable perspective de la guerre civile, et qu’une transaction équitable,
émanant des parties elles-mêmes, viendrait rétablir l’harmonie fédérale entre
les vingt-deux cantons, le gouvernement du roi s’est abstenu de toute
démarche qui pût avoir un caractère quelconque d’ingérence dans les affaires
de la confédération. Il a évité avec soin tout ce qui eût pu, en excitant
hors de saison des susceptibilités nationales qu’il a toujours à cœur de
ménager, contrarier la réconciliation spontanée qu’il appelait de tous ses
vœux ; et il s’est borné à des conseils, à des avertissements que lui
commandaient à la fois et sa vieille amitié pour la Suisse et ses devoirs
comme partie contractante aux traités qui ont constitué l’ordre européen dont
la confédération est un des éléments essentiels. Ces avertissements, ces conseils
ont échoué ; toutes les tentatives conciliantes d’origine exclusivement
suisse ont été également sans résultat ; la guerre civile est déclarée ; une
partie de la confédération a pris les armes contre l’autre ; douze cantons et
deux demi-cantons sont d’un côté ; sept sont de l’autre ; deux cantons ont
déclaré leur volonté de rester neutres. La confédération, à vrai dire, n’existe
plus que de nom. Dans cet état de choses, le gouvernement du roi a compris
que de nouveaux devoirs lui étaient imposés. Les puissances signataires des
traités ne peuvent en effet demeurer indifférentes à la destruction imminente
d’une œuvre aussi étroitement liée à leurs propres intérêts. Ces puissances ne se sont pas bornées, en 1815, à reconnaître la Confédération helvétique ; elles ont encore activement travaillé et efficacement concouru à sa formation. Le projet de pacte a été préparé à Zurich, de concert avec leurs délégués ; il a été achevé à Vienne de concert avec une commission du congrès. La diète a déclaré depuis, dans un document officiel, que, sans l’appui que l’Europe lui avait prêté, elle n’aurait jamais pu surmonter les obstacles qu’elle rencontrait dans la division des esprits et l’opposition des intérêts. Plusieurs cantons, notamment ceux de Schwytz et d’Unterwalden, inquiets sur le maintien de leur souveraineté cantonale et sur la protection de leur foi religieuse, se refusaient à entrer dans la confédération. C’est sur la parole des grandes puissances et à leur invitation pressante que ces cantons ont cédé. Il y a plus : pour donner à la
Suisse une véritable frontière définitive, pour établir entre les cantons une
contiguïté qui n’existait pas, les grandes puissances lui ont concédé
gratuitement des territoires considérables. C’est ainsi que le district de
Versoix a été détaché de la France pour établir la contiguïté entre le canton
de Genève et celui de Vaud, et que, par le traité de Turin, les communes de
Savoie qui bordent le lac Léman, entre le Valais et le territoire de Genève,
ont été réunies à cette dernière république. D’autres concessions du même
genre ont encore eu lieu. Enfin les grandes puissances ont
garanti à la Confédération helvétique un état de neutralité perpétuelle, et
placé ainsi à l’abri de toute agression son indépendance et son intégrité
territoriale. Elles ont été déterminées à ces actes de bienveillance par l’espérance
d’assurer la tranquillité de l’Europe en plaçant, entre plusieurs des
monarchies militaires du continent, un État pacifique par destination. C’est
ce qui se trouve positivement exprimé dans le rapport fait au congrès de
Vienne le 16 janvier 1815, et inséré au dixième protocole des actes de ce
congrès. En présence de pareils
précédents, ces puissances ont le droit évident d’examiner si la
confédération dont elles ont entendu favoriser la formation et la durée par
tant et de telles concessions existe encore, et si les conditions auxquelles elles
ont attaché ces concessions sont toujours remplies. Il est malheureusement
impossible de se dissimuler que la guerre déplorable qui éclate aujourd’hui a
porté une atteinte grave à toutes les conditions d’existence de la Suisse ;
et si les puissances ne considéraient que la rigueur du droit, elles
pourraient, dès à présent, regarder la confédération comme dissoute, et se
déclarer elles-mêmes déliées des engagements qu’elles ont contractés envers
elle. Néanmoins, comme les principes et les intérêts qui ont présidé en 1815 à la constitution de la Suisse sont encore dans toute leur force, le gouvernement du roi, de concert avec les cabinets d’Autriche, de Grande-Bretagne, de Prusse et de Russie, a résolu de tenter un dernier effort pour arrêter l’effusion du sang et empêcher la dissolution violente de la confédération. Deux questions principales divisent aujourd’hui la Suisse : l’une est religieuse, l’autre politique. La question religieuse est toute catholique : le gouvernement du roi, se ralliant à une ouverture faite dans les derniers temps en Suisse même, invite les parties belligérantes à la déférer, d’un commun accord, à l’arbitrage du pape. Quant à la question politique, c’est-à-dire, à tout ce qui touche aux rapports des vingt-deux cantons souverains avec la confédération, les cinq grandes puissances offrent leur médiation. Si cette proposition était
acceptée, les hostilités seraient immédiatement suspendues ; on établirait,
sur un point voisin du théâtre des événements, un centre de réunion et de délibération
en commun sur les affaires de Suisse où les cinq puissances seraient
représentées. Les vingt-deux cantons seraient invités à envoyer des délégués
à cette conférence dans laquelle on examinerait de concert : 1° les moyens de
conciliation dans la crise actuelle ; 2° les modifications à apporter dans l’organisation
de la confédération pour que cette crise ne puisse pas recommencer. Le gouvernement du roi, toujours pénétré de la plus vive affection pour la Suisse, fait ici appel à tous les cantons ; il les engage tous à faire leurs efforts pour faire accueillir par les parties belligérantes cette démarche suprême qui peut mettre un terme à la guerre, en sauvant l’indépendance et l’unité de la Suisse, et en lui conservant tous les avantages dont l’Europe a voulu les doter. Si ses représentations n’étaient pas écoutées, si une lutte sanglante, qui révolte à la fois la politique et l’humanité, continuait malgré ses efforts, il se verrait contraint de ne plus consulter que ses devoirs comme membre de la grande famille européenne et les intérêts de la France elle-même, et il aviserait. Les cabinets de Berlin et de Vienne adhérèrent immédiatement à ce projet[29] : le premier, avec une complète approbation des principes et du langage ; le prince de Metternich, avec des expressions de regret qu’on n’allât pas plus loin et en annonçant qu’il proposerait à mon projet quelques modifications, mais en en acceptant pleinement le fond et le caractère. La réponse du cabinet de Saint-Pétersbourg ne pouvait arriver que plus tard ; mais l’Autriche et la Prusse répondaient de son assentiment, et le duc de Broglie m’écrivait de Londres[30] : J’ai communiqué avant-hier votre dépêche à M. de Brunnow ; il l’a trouvée fort bonne : — C’est, m’a-t-il dit, une position bien prise ; il faut menacer un peu si vous voulez être écouté. — Du reste, il tient que sa cour fera ce que fera l’Autriche, ni plus, ni moins, ni autrement. Il parlera dans notre sens. Il n’en fut pas de même à Londres. Avant même d’avoir reçu mon projet de note identique et sur l’annonce de ce qu’il serait probablement, lord Palmerston, dans un long entretien avec le duc de Broglie, avait élevé toute sorte d’objections, de difficultés, de moyens dilatoires que le duc de Broglie avait combattus pied à pied, en plaçant, à chaque pas, la question sous son vrai et grand jour : J’ai trouvé, m’écrivit-il[31], lord Palmerston très récalcitrant, très décidé au début ; je crois l’avoir laissé perplexe et dans une grande anxiété. J’ai fini en lui disant : — Si nous avions les intentions que vos journaux nous supposent, nous aurions une belle occasion de prendre notre revanche de votre traité du 15 juillet 1840, et de nous mettre ici quatre contre un. Mais nous n’avons pas de telles intentions ; et quant à moi, je pense que toute séparation entre la France et l’Angleterre est un si grand mal pour les deux pays, et en définitive un si grand danger pour la paix du monde, que je ne voudrais pas avoir négligé le moindre effort pour le conjurer. Trois jours plus tard, l’affaire fit un pas de plus : J’ai reçu votre lettre du 7 et le projet de note identique, m’écrivit le duc de Broglie[32] ; lord Palmerston est à Windsor et n’en revient que demain. Je le lui envoie par un messager. Je n’ai point encore de ses nouvelles, et quelle que soit votre juste impatience, je ne crois pas qu’il faille se montrer pressé. Il faut le laisser devant la perspective d’un engagement à quatre, conclu sans lui et par sa faute. C’est là ce qui peut le décider. Voici maintenant où en est l’affaire. Lord Palmerston a eu, sur ce sujet, un entretien avec lord John Russell, le jour même de mon entrevue. Le fond de la proposition leur convient assez ; ils sont effrayés des radicaux. Ils soupçonnent néanmoins un piége dans cette proposition. Cela a pour but, disent-ils, ou de leur faire perdre le terrain intermédiaire sur lequel le gouvernement anglais est placé, et de le faire passer à la queue, derrière nous, dans le camp du Sonderbund, ou de nous laisser toute liberté d’intervenir en Suisse ; sous prétexte qu’ils ont tout refusé. Bref, on fera un contre-projet de note, et on me le communiquera pour vous le transmettre. Neuf jours après seulement, le 18 novembre, lord Normanby vint me communiquer, de la part du cabinet anglais, un contre-projet de note identique ainsi conçu : Le soussigné, chargé d’affaires,
etc., etc., a reçu l’ordre de son gouvernement de
faire au directoire de la diète suisse et au président du conseil de guerre
du Sonderbund la communication suivante. Le gouvernement britannique,
animé du plus vif désir de voir toutes les parties de l’Europe continuer à
jouir des bienfaits de la paix, inspiré par les sentiments les plus sincères
d’amitié pour la nation suisse, et fidèle aux engagements que la
Grande-Bretagne, comme l’une des puissances signataires du traité de Vienne
de 1815, a contractés envers la confédération suisse, a vu avec le plus
profond regret le commencement de la guerre civile entre les cantons qui
composent cette confédération. Désirant faire ses efforts et employer ses
bons offices dans le but d’aplanir les différends qui ont été la source de
ces hostilités, il s’est mis en communication, à ce sujet, avec les
gouvernements d’Autriche, de France, de Prusse et de Russie ; et trouvant ces
gouvernements animés des mêmes sentiments et mus par les mêmes motifs, il a
résolu, de concert avec ses alliés, de faire une offre collective de la
médiation des cinq puissances, dans le but de rétablir la paix et la concorde
entre les cantons dont se compose la confédération suisse. Le soussigné est
en conséquence chargé d’offrir la médiation de la Grande-Bretagne pour cet
objet, et conjointement avec celle des quatre autres puissances. Si, comme l’espère le
gouvernement britannique, cette offre est acceptée, une suspension immédiate
des hostilités aura lieu entre les parties belligérantes, et continuera jusqu’à
la conclusion définitive des négociations qui s’en suivront. Dans ce cas, il sera en outre
nécessaire d’établir immédiatement une conférence composée d’un représentant
de chacune des cinq puissances, ainsi que d’un représentant de la diète et d’un
représentant du Sonderbund. Cette conférence se réunira à Londres. La base sur laquelle on propose d’opérer
une réconciliation entre la diète et le Sonderbund consiste à faire
disparaître les griefs que met en avant chacune des parties. Ces griefs paraissent être, d’une
part l’établissement des jésuites en Suisse et la formation de la ligue
séparée du Sonderbund ; de l’autre part, la crainte des agressions des corps
francs et le dessein attribué à la diète de détruire ou de violer la
souveraineté séparée des différents cantons. Voici donc les conditions que le gouvernement britannique proposerait pour le rétablissement de la paix en Suisse : D’abord les jésuites seraient retirés
du territoire de la confédération, moyennant une juste et suffisante
indemnité pour toutes les propriétés en terres et maisons qu’ils auraient à
abandonner. En second lieu, la diète
renoncerait à toutes intentions hostiles à l’égard des sept cantons et les
garantirait d’agression de la part des corps francs. Elle confirmerait en
outre les déclarations qu’elle a souvent faites de sa détermination de
respecter le principe de la souveraineté séparée des cantons confédérés, qui
forme la base du pacte fédéral. Troisièmement, les sept cantons
du Sonderbund dissoudraient alors formellement et réellement leur ligue
séparée. Quatrièmement et enfin, les deux
parties licencieraient leurs forces respectives et reprendraient leur
attitude ordinaire et pacifique. Le soussigné est chargé d’exprimer le vif espoir du gouvernement britannique que cette équitable proposition sera accueillie avec empressement par les deux parties belligérantes ; il est chargé en outre de demander, de la diète et du Sonderbund, une prompte réponse. C’était là, à coup sûr, une offre de médiation peu impartiale et probablement vaine. Elle tranchait, contre les cantons catholiques, la principale question, en posant d’abord l’entière expulsion des jésuites comme base de la médiation ; et la note était précédée d’un long exposé des motifs qui non seulement faisait à l’une des parties belligérantes cette concession capitale, mais la justifiait en principe, sans tenir compte, sans faire seulement mention de l’indépendance des cantons dans leur gouvernement intérieur, ni de la liberté d’association religieuse, ni de la liberté d’enseignement, ni du pacte fédéral, ni des droits de la minorité en présence de la majorité. Le duc de Broglie, à qui lord Palmerston donna connaissance de son projet au moment même où il chargeait lord Normanby de me le communiquer, fut si frappé, à la première lecture, de la différence des deux notes qu’il indiqua sur-le-champ à lord Palmerston plusieurs modifications qui lui paraissaient indispensables, notamment dans le paragraphe relatif aux jésuites. En me rendant compte[33] de son entretien avec lord Palmerston à ce sujet, il terminait ainsi sa dépêche : En résumé, nous sommes, je crois, placés dans ce dilemme : ou l’action à cinq, par voie de persuasion exclusivement, toute menace disparaissant momentanément, sauf à renaître si la médiation échoue ; ou l’action à quatre, par voie de menace exclusivement, toute persuasion étant de pure forme. Lequel des deux partis sera le plus efficace ? Je n’oserais le dire ; cela dépend de bien des hommes et de bien des événements. J’attendrai vos instructions. Je soumis immédiatement au roi, dans son conseil, toutes ces pièces et les questions qu’elles soulevaient, et dès le lendemain[34], d’un avis unanime, je répondis au duc de Broglie : J’ai reçu la dépêche que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire avant hier 16 de ce mois, et lord Normanby m’a donné communication de la dépêche, en date du même jour, par laquelle lord Palmerston explique les sentiments du cabinet de Londres sur notre proposition de médiation dans les affaires suisses, ainsi que du contre-projet rédigé par le principal secrétaire d’État de S. M. Britannique pour la note identique à adresser par les puissances médiatrices aux parties belligérantes. Désirant sincèrement le concours du gouvernement anglais à notre proposition de médiation, pour assurer la prompte et entière efficacité de cette démarche d’humanité et de paix, le gouvernement du roi pense comme vous, monsieur le duc, que le nouveau projet que lord Palmerston vient de nous faire communiquer doit être pris en considération. Il regarde en même temps comme très justes et importantes les observations que vous avez déjà présentées à lord Palmerston sur quelques parties de ce projet. Les puissances médiatrices ne sauraient évidemment intervenir auprès du saint-siège pour obtenir le rappel des jésuites sans avoir la certitude que les cantons du Sonderbund consentent à cette démarche et se soumettront à la décision du pape, comme ils en ont du reste déjà manifesté l’intention. Il nous paraît également évident que l’engagement général des douze cantons qu’ils ne veulent attenter, ni en droit, ni en fait, à la souveraineté cantonale, ne saurait suffire pour dissiper les inquiétudes des cantons du Sonderbund et leur donner les garanties dont ils ont besoin ; il sera nécessaire de déclarer explicitement que, conformément au droit actuellement existant, aucune modification ne saurait être introduite dans le pacte fédéral sans le consentement formel et unanime de toutes les parties intéressées, c’est-à-dire des vingt-deux cantons formant la confédération helvétique. Je vois avec plaisir, par votre dépêche, que, sur ces deux points, lord Palmerston s’est montré disposé à admettre vos observations. Les motifs qui vous font penser
qu’il ne convient pas d’attacher, au refus de notre médiation par l’une ou l’autre
des parties belligérantes suisses, la menace d’une intervention, me
paraissent fondés ; mais il doit être bien entendu que cette question reste
complètement en dehors de la médiation, et que tous les droits qui peuvent
appartenir à chacune des puissances médiatrices, en raison de ses intérêts et
des circonstances, demeurent entiers et réservés. Quant au siége des conférences,
le gouvernement du roi ne fera, pour son compte, aucune objection à ce que,
selon le vœu du gouvernement britannique, il soit établi à Londres ; mais je
ne saurais présumer quelles seront, à ce sujet, les dispositions des autres
cours continentales. Le gouvernement du roi, uniquement préoccupé du désir de
placer les conférences dans un lieu rapproché des événements et des
puissances qui y sont le plus directement intéressées, a proposé une ville du
grand-duché de Bade, et cette proposition a été agréée à Berlinet à Vienne.
M. le baron d’Arnim est venu me dire hier que son gouvernement désirerait que
les conférences fussent établies à Neufchâtel. C’est là un point qui pourra
être réglé ultérieurement et sur lequel le gouvernement du roi, complètement
étranger à toute pensée personnelle, acceptera sans difficulté ce qui
conviendra aux cours engagées avec lui dans l’œuvre de cette médiation dont
le succès importe tant au rétablissement de la paix en Suisse, à la sécurité
de l’ordre et à la satisfaction du sentiment moral en Europe. Je vous invite, monsieur le duc, à entretenir dans ce sens lord Palmerston, et à presser de toutes vos instances une prompte conclusion. La nécessité de réunir, sur un nouveau projet de note identique, l’avis et l’adhésion des autres cours du continent entraînera déjà un fâcheux retard. Le duc de Broglie ne perdit pas une minute pour exécuter ces instructions. Il m’écrivit le 20 novembre 1847 : J’ai reçu dans la nuit du 19 au 20 votre lettre du 18. Ce matin, de bonne heure, j’ai écrit à lord Palmerston pour lui demander un rendez-vous. Il m’a reçu à midi. Je lui ai exposé sur-le-champ les intentions du gouvernement du roi : — Bien qu’il existe, lui ai-je dit, quelques différences dans le point de vue sous lequel le gouvernement britannique d’une part et le gouvernement français de l’autre envisagent les affaires de Suisse, bien que le gouvernement britannique se montre moins sévère que nous à l’égard de la diète helvétique, il ne nous paraît pas que cette différence puisse faire obstacle à l’accord des deux gouvernements, puisqu’ils arrivent, en définitive, à des conclusions à peu près identiques. Une médiation, l’arbitrage du saint-siège dans la question des jésuites, le maintien de la souveraineté cantonale, des garanties contre les corps francs, telles sont, pour le gouvernement britannique comme pour le gouvernement français, les conditions de la pacification de la Suisse. Cela étant, l’action commune est possible, et il ne reste plus qu’à s’entendre clairement sur la nature et les limites de ces conditions. J’ai rappelé alors à lord Palmerston ce que j’avais eu l’honneur de lui faire observer dans notre dernier entretien, en ce qui concerne les deux premières bases de pacification indiquées dans le projet de note qu’il nous a communiqué. — Il doit être bien entendu, lui ai-je dit, que le rappel des jésuites ne peut être légitimement imposé aux cantons du Sonderbund que par le saint-siège. S’il l’était par la diète, la souveraineté de ces cantons ne serait pas respectée ; les médiateurs n’auraient, non plus, aucun droit de l’exiger. Mais il est juste et naturel que ce soient les cantons catholiques qui provoquent cette décision, et non pas les cantons protestants ; le saint-siège prononcera dans l’intérêt de la religion et de la paix. — En conséquence, j’ai proposé, pour prévenir toute incertitude, de substituer au paragraphe correspondant de la note de lord Palmerston la rédaction suivante : — Que les sept cantons du Sonderbund s’adresseront au saint-siège pour lui demander s’il ne convient pas, dans l’intérêt de la paix et de la religion, d’interdire à l’ordre des jésuites tout établissement sur le territoire de la confédération helvétique. Lord Palmerston n’y a trouvé
aucune difficulté, en réservant toutefois le consentement de S. M.
Britannique et du cabinet. Il doit être bien entendu, lui ai-je dit, que la première de toutes les garanties contre toute atteinte à venir à la souveraineté des cantons doit être l’engagement pris par la diète d’observer le pacte fédéral et de n’y rien changer sans le consentement de tous les confédérés. Le pacte fédéral est un traité entre vingt-deux États souverains, indépendants l’un de l’autre au moment où ils l’ont signé, engagés l’un envers l’autre dans les limites du pacte ; il ne peut dépendre d’aucune des parties contractantes de changer unilatéralement la condition des autres. En conséquence, j’ai proposé de substituer au troisième paragraphe correspondant du projet de note anglais la rédaction suivante : — Que la diète, confirmant ses déclarations précédentes,
prendra l’engagement : 1° de ne porter aucune atteinte à l’indépendance ni à
la souveraineté des cantons, telle qu’elle est garantie par le pacte fédéral
; 2° d’accorder, à l’avenir, une protection efficace aux cantons qui seraient
menacés par une invasion de corps francs ; 3° et de n’admettre, s’il y a
lieu, dans le pacte fédéral, aucun article nouveau sans l’assentiment de tous
les membres de la confédération. Lord Palmerston n’y a vu non plus aucune difficulté, toujours sous la même réserve. Enfin, ai-je ajouté, dans la dépêche communiquée à mon gouvernement par lord Normanby, il se rencontre des réflexions auxquelles nous adhérons pleinement. Le gouvernement britannique établit qu’en cas de refus de la médiation, soit par l’une, soit par l’autre des parties belligérantes, soit par toutes deux, ce refus ne doit être considéré par aucune des cinq puissances comme un motif d’intervention armée dans les affaires de la Suisse. Rien de plus juste et de plus naturel ; mais il doit être en même temps bien entendu que chacune des cinq puissances demeure à cet égard dans ses droits actuels, et conserve entièrement sa liberté d’action. Lord Palmerston a trouvé l’observation
parfaitement fondée. Dès lors, ai-je repris, mon
gouvernement ne voit, en ce qui le concerne personnellement, aucun obstacle à
l’accord entre les cinq puissances tel qu’il est proposé par le gouvernement
britannique. Il accepte la désignation de Londres comme siége de la
conférence, et il emploiera tous ses efforts pour faire partager son
sentiment aux cours de Berlin, de Vienne et de Pétersbourg ; il espère y
réussir sans pouvoir en répondre ; il est néanmoins prévenu que M. le prince
de Metternich, tout en adhérant à la proposition du gouvernement français, a
annoncé qu’il demanderait des modifications à la rédaction de la note
française. Ce n’est qu’après avoir reçu les observations de M. le prince de
Metternich et les avoir pesées avec toute l’attention qu’elles méritent, que
la rédaction de la note, qui doit devenir commune entre les cinq puissances,
pourra être définitivement arrêtée. D’ici là cependant, mon gouvernement pense qu’il ne serait pas impossible, en se fondant sur l’espérance légitime d’un accord complet entre les cinq puissances, de tenter une démarche préliminaire dans le but d’arrêter l’effusion du sang. Il pense qu’on pourrait prévenir les parties belligérantes que la médiation des cinq puissances va leur être offerte, et leur demander de suspendre en attendant les hostilités. Il espère que les ministres des trois cours continentales prendraient sur eux de donner leur adhésion à cette démarche. Lord Palmerston m’a fait observer
que le succès de cette démarche auprès des douze cantons, qui forment la
majorité dans la diète, dépendrait de la presque certitude qu’on pourrait
leur donner du succès de la médiation dans l’affaire des jésuites : — Sans cela, m’a-t-il dit, ils ne renonceront point à leurs
avantages, et ne laisseront point à leurs adversaires le temps et les moyens
d’organiser leur défense. — Nous avons
cherché alors comment on pourrait leur donner cette presque certitude en
respectant les conditions mêmes de la médiation telles qu’elles sont posées
dans la note du gouvernement britannique et expliquées dans la présente
dépêche. Il nous a paru que les cinq puissances, par l’entremise de leurs
ministres à Paris, pourraient faire une démarche spontanée auprès du
saint-siège pour prévenir le pape Pie IX de la demande qui lui sera
probablement adressée, et qu’en donnant simultanément connaissance aux
parties belligérantes de cette démarche et de la médiation projetée, on
obtiendrait probablement le but désiré. En effet, si, sur le fondement de
cette démarche, le Sonderbund consent à la suspension d’armes, il aura
implicitement consenti à s’en rapporter à la décision du saint-siège dans l’affaire
des jésuites, et les douze cantons auront à peu près la certitude d’obtenir,
sans coup férir, ce qu’ils poursuivent au prix de leur sang et de celui de
leurs confédérés. La moitié de l’œuvre de médiation sera à peu près faite. Restait à préparer la rédaction
de la note préliminaire. Lord Palmerston a bien voulu me confier ce travail ;
mais l’heure du courrier ne me permettant pas de m’y livrer aujourd’hui, je
ferai en sorte de l’avoir terminé demain, et si lord Palmerston en est
satisfait, je vous l’expédierai par un courrier extraordinaire. Afin d’éviter tout malentendu
dans une affaire si pressante, si compliquée, et où cependant, attendu l’éloignement
des cinq cours médiatrices, tant de choses restent encore en suspens, je
donnerai lecture de la présente dépêche à lord Palmerston, et s’il y consent,
je lui en laisserai copie. Sept heures du soir. Je sors de chez lord Palmerston. Il n’a fait aucune objection à la teneur de cette dépêche, et il a gardé la copie. L’adhésion du cabinet anglais aux modifications proposées
par le duc de Broglie dans le contre-projet de note identique de lord
Palmerston arrivait à propos pour atténuer le mouvement de méfiance et de
colère qu’avait suscité ce projet dans les cabinets de Vienne et de Berlin : J’ai vu M. de Canitz peu après la réception du travail de
lord Palmerston, m’écrivait le marquis de Dalmatie[35], et je l’ai trouvé sous l’impression que ces propositions
étaient complètement insuffisantes, n’offrant aucune espèce de garanties, si
ce n’est même dérisoires. Il m’a lu ce qu’il était occupé à écrire à M. de
Radowitz, parti la veille au soir pour Vienne ; il lui communique cette
impression. Il attend, non seulement avec la plus grande impatience mais avec anxiété, votre réponse à lord Palmerston. Le cabinet de Berlin, qui naguère encore était tellement rapproché de l’Angleterre, en est bien loin aujourd’hui. On dit tout haut maintenant que lord Palmerston est le représentant du principe révolutionnaire, et que toute la cause du principe conservateur est remise aux mains du gouvernement du roi. A Vienne l’humeur était encore plus forte. Le prince de Metternich regardait de plus en plus les affaires de Suisse comme intimement liées aux affaires d’Italie, et mettait chaque jour plus d’importance à la répression des radicaux au pied des Alpes pour être en mesure de résister au mouvement qui éclatait sur toute la ligne des Apennins. Les communications que m’apportait de sa part le comte Appony prouvaient que mon attitude et mon langage ne lui suffisaient guère, et qu’il était plutôt résigné que satisfait. Cependant, la situation était si pressante et notre
concours si indispensable aux cabinets de Vienne et de Berlin, que je ne
désespérai pas de leur faire accepter le nouveau projet de note identique tel
que l’avait fait modifier le duc de Broglie, quoiqu’il fût bien moins net et
moins efficace que notre première proposition. Dès que j’eus reçu ses
dépêches des 20 et 22 novembre, je me mis à l’œuvre, et le 24 au soir je lui
écrivis : J’ai rendu compte au roi en son conseil
des modifications que, conformément à mes instructions du 19 de ce mois, vous
avez proposées au projet de note présenté le 16 par le gouvernement
britannique, et qui ont été admises par lord Palmerston. J’ai en même temps
informé le roi et son conseil des difficultés que rencontrait l’adoption d’une
note préliminaire qui avait d’abord paru pouvoir être immédiatement adressée
par les cinq puissances aux parties belligérantes pour les engager à une
suspension d’armes, en attendant que les bases de la médiation fussent
définitivement arrêtées. Frappé de ces difficultés, et désirant ne point
perdre de temps dans l’œuvre de pacification qu’il poursuit, le gouvernement
du roi a résolu d’écarter cette idée d’une démarche préliminaire, et de
presser l’adoption du projet définitif de note identique modifié ainsi qu’il
a été convenu le 20 entre vous et lord Palmerston. Le roi m’a en conséquence
autorisé à m’entendre, à ce sujet, avec les représentants à Paris des cours d’Autriche,
de Prusse et de Russie, et j’ai la satisfaction de vous annoncer que,
moyennant les modifications ci-dessus rappelées, le projet de note identique,
contenant l’offre et les bases de la médiation des cinq puissances en Suisse,
a été adopté par M. l’ambassadeur d’Autriche et M. le ministre de Prusse qui
se sont engagés, dès que ce projet aurait reçu l’approbation définitive du
gouvernement britannique, à le transmettre, comme nous, aux représentants de
leurs cours auprès de la Confédération helvétique, afin que ceux-ci eussent à
le remettre, simultanément avec l’ambassadeur de France et le chargé d’affaires
d’Angleterre, au président de la diète et au président du conseil de guerre
du Sonderbund. M. le chargé d’affaires de Russie n’ayant encore reçu aucune instruction de sa cour sur cette affaire, n’a pu s’engager à faire immédiatement la même démarche ; mais il a exprimé son approbation de la résolution adoptée par ses collègues, et il pense que sa cour adhérera à la marche suivie par les cours de Vienne et de Berlin. Je vous renvoie donc, M. le duc, le projet modifié de note identique maintenant revêtu de l’adhésion des représentants des cours d’Autriche et de Prusse comme de la nôtre, et qui recevra très probablement bientôt celle de la cour de Russie. Je vous invite à presser le gouvernement britannique, qui a présenté ce projet et accepté les modifications proposées par vous, de le revêtir de sa sanction définitive, et de prendre les mesures nécessaires pour que le représentant de Sa Majesté Britannique en Suisse, de concert avec les représentants des autres cours médiatrices, adresse sans retard cette note au président de la diète et au président du conseil de guerre du Sonderbund. Le gouvernement du roi espère que cette démarche unanime et amicale des cinq puissances amènera le terme de la guerre civile qui désole la Suisse et préoccupe justement l’Europe. Ce ne fut pas sans surprise que le duc de Broglie
rencontra à Londres de nouvelles objections à ce projet, naguère si
attentivement débattu et si formellement accepté : Je
tenais l’affaire pour terminée, m’écrivit-il[36], quand je me suis présenté ce matin chez lord Palmerston.
Je le lui ai dit. Je lui ai donné lecture de votre lettre, et lui ai remis
entre les mains le projet de note modifiée qui l’accompagnait. Il l’a relu d’un bout à l’autre.
Arrivé au paragraphe premier des bases de médiation et lisant la rédaction
substituée à la sienne, il a déclaré que le principe de l’expulsion des
jésuites ne lui paraissait pas assez formellement stipulé. Je me suis borné à
lui rappeler que cette rédaction avait été approuvée par lui, remise entre
ses mains par écrit, que j’avais rendu compte de notre entretien dans une
dépêche où cette rédaction se trouvait insérée in extenso, qu’il avait
reconnu la parfaite exactitude de ce compte rendu, et que la copie de la
dépêche était entre ses mains. J’ai ajouté que dans cette rédaction était
tout le nœud de la question de médiation : si la démarche auprès du pape n’était
pas faite par les cantons du Sonderbund eux-mêmes, les médiateurs ne feraient
autre chose que de se réunir aux douze cantons de la diète pour exiger des
sept cantons du Sonderbund une soumission entière, absolue, sans conditions
ni limites ; ce serait, de la part de l’Europe, intervenir non pour prévenir,
mais pour consacrer la violation du pacte fédéral et l’oppression de la
minorité par la majorité ; nous allions jusqu’à l’extrême limite en pesant
réellement sur la minorité, sous couleur de lui ménager un recours au
saint-siège : aller plus loin serait impossible. Lord Palmerston s’est défendu sur le premier point en disant qu’il n’avait pas compris que la rédaction proposée dût être substituée à la sienne, qu’il l’avait comprise comme une explication que nous donnions à notre pensée. J’ai regretté qu’il n’eût pas assez attentivement écouté la lecture de la dépêche que je lui avais remise, en affirmant qu’elle ne pouvait laisser sur ce point le moindre doute. Il a insisté ensuite sur le peu
de chance d’être écouté des vainqueurs si on ne leur donnait pas l’assurance
complète de l’expulsion des jésuites. J’ai répliqué qu’à la vérité la chance
d’être écouté n’était pas très grande si les douze cantons étaient
complètement vainqueurs ; mais que le refus viendrait alors, non point des
conditions de la médiation, mais de la violence des passions populaires
suisses ; que l’essentiel, en tentant cette démarche, c’était de maintenir le
principe de la souveraineté cantonale, et qu’il valait beaucoup mieux ne rien
faire que de l’abandonner. Lord Palmerston m’a dit alors que nous faisions beaucoup pour ce principe, beaucoup pour les sept cantons en déclarant que le pacte ne pourrait être modifié qu’à l’unanimité. — Vous ne faites rien, ai-je répondu, si vous consacrez la violation du pacte dans le cas actuel. Qu’ont besoin les radicaux de changer le pacte s’ils peuvent, dans chaque occasion, le violer avec l’assentiment et le concours de l’Europe ? Pendant près de trois heures, la discussion continua sur ce terrain entre les deux interlocuteurs. Lord Palmerston indiqua deux ou trois modifications à la rédaction du paragraphe en question. Le duc de Broglie les repoussa toutes, et maintint la rédaction primitive comme adoptée et irréformable. Lord Palmerston se rabattit alors à demander que, dans le quatrième paragraphe des bases de médiation, on ajoutât quelques mots qui indiquassent que, tout en posant la question du rappel des jésuites comme elle était posée dans le premier paragraphe, les cinq puissances espéraient que le pape accueillerait la demande qui lui serait adressée : Cela m’a paru sans inconvénient, me disait le duc de Broglie, et, après avoir cherché une rédaction qui répondît à la pensée de lord Palmerston, nous nous sommes arrêtés à insérer dans le quatrième paragraphe cette phrase que : dès que la question des jésuites serait complètement résolue, ainsi qu’il est indiqué au paragraphe premier, les deux parties licencieraient leurs forces respectives et reprendraient leur attitude ordinaire et pacifique. — L’addition me semble tout à fait exempte de reproches ; à tel point même qu’il faut être bien au fait de la discussion qui l’a produite pour comprendre qu’on y puisse attacher la moindre importance. J’ai quitté lord Palmerston en lui disant que j’allais expédier mon courrier avec son consentement et l’assurance qu’il allait adresser ses ordres à M. Peel, son chargé d’affaires en Suisse. Il me l’a donnée. Le duc de Broglie n’était pas au bout. Il m’écrivit le
lendemain[37]
: Hier soir, deux heures après l’expédition de mon
courrier, on m’a remis un billet de lord Palmerston, accompagné d’une lettre
officielle. Je ne répondrai point au billet. Je réponds à la lettre
officielle, dont je joins ici copie avec ma réponse. Lord Palmerston à M. le duc de
Broglie. Foreign-Office, 26 novembre 1847. Monsieur le duc, Au sujet de la conférence que j’ai eu l’honneur d’avoir ce matin avec Votre Excellence sur les affaires de Suisse, et pour prévenir tout malentendu futur, je crois devoir dire que si, pour assurer le concours unanime des cinq puissances dans l’offre d’une médiation amicale entre les parties belligérantes en Suisse, le gouvernement de Sa Majesté Britannique a consenti aux modifications que Votre Excellence a proposées dans le projet de note identique à présenter à la diète et au Sonderbund, le gouvernement de Sa Majesté n’a agi ainsi que dans la claire et positive idée que l’entier éloignement des jésuites de toutes les parties du territoire de la confédération est la base nécessaire de l’arrangement à proposer aux deux parties belligérantes pour la pacification de la Suisse. La réponse du duc de Broglie était courte et catégorique : Le duc de Broglie à lord
Palmerston, Londres, 27 novembre 1847. Mylord, Je concevrais difficilement que la rédaction substituée par mon gouvernement au paragraphe premier du contre-projet britannique pût devenir, entre nous, l’occasion d’un malentendu. Je me suis efforcé de vous expliquer à plusieurs reprises, tant de vive voix que par écrit, le sens et la portée de cette rédaction. Je ne puis que me référer à ces explications, sans y rien ajouter, sans en rien retrancher. Que signifiaient, de la part du cabinet anglais, cette incertitude, cette mobilité de résolution et de langage ? Était-ce seulement l’embarras inhérent à une situation fausse ? Lord Palmerston voulait à la fois rester en Suisse l’ami particulier des radicaux, et ne pas rester isolé en Europe en se séparant des quatre grandes puissances qui voulaient leur résister. Y avait-il, dans ses hésitations et ses procrastinations, un désir plus ou moins prémédité de traîner en longueur et de laisser aux radicaux suisses le temps d’accomplir leur œuvre de guerre civile avant que la médiation européenne vînt les gêner dans leur attaque ? Sur le théâtre même des événements, des faits se passaient, des paroles échappaient qui autorisaient cette conjecture. Le gouvernement anglais avait pour chargé d’affaires en Suisse M. Peel, fils aîné de sir Robert Peel et maintenant héritier de ce glorieux nom. Il était jeune, impétueux et, tout en obéissant à ses instructions, enclin dans son langage à des mouvements d’indépendance et d’inconséquence généreuse. Il vivait à la fois en intimité avec M. Ochsenbein et en bons rapports avec M. de Boislecomte. Dès le 7 novembre 1847, au moment même où la Diète helvétique engageait la guerre civile, ce dernier m’écrivit : M. Peel m’a dit combien sa position, sous un ministre qui appartenait à un autre parti que son père, lui imposait de réserve, et combien il aurait de plaisir à être plus expansif avec moi ; ce que, sous lord Aberdeen par exemple, il eût fait, même en ayant les mêmes instructions. J’étais entré chez lui en lui disant que je ne pouvais résister au plaisir de lui exprimer l’espoir que nos deux gouvernements se missent enfin d’accord sur les affaires suisses, et je lui avais confié, d’après la dépêche de Votre Excellence, ce qui m’en donnait l’espoir. — Je le désire autant qu’on peut désirer quelque chose au monde, me dit M. Peel, et je ne suis pas sans espoir ; la dernière expédition de lord Palmerston était évidemment écrite dans un esprit de rapprochement vers vous, et de mon côté, depuis les propositions faites par les sept cantons, j’insiste chaque fois à écrire que maintenant tout le droit est passé de leur côté, et qu’il n’y a plus d’autre parti à prendre honorablement que celui de les soutenir. — Je dis alors à M. Peel notre projet de médiation : — Malheureusement, me dit M. Peel, les meneurs de la diète ne l’accepteront pas ; il n’y a que quatre jours qu’ils ont refusé la médiation de l’Angleterre. J’ai en vain dit à M. Ochsenbein que, si les petits cantons faisaient un appel à la France et à l’Autriche, il était à croire que les deux puissances interviendraient à main armée, et je lui ai laissé suffisamment à entendre que nous n’y mettrions pas d’obstacle. Il s’est emporté ; il a dit que tout cela était l’ouvrage de M. de Metternich qui nous avait changés ; il a parlé de ses cent mille soldats, qu’ils ne reculeraient pas devant la France et l’Autriche, qu’ils pourraient périr et la Suisse cesser d’être une nation, mais que cela valait mieux que de courber la tête, et que, s’ils étaient victorieux, ils ne s’arrêteraient pas en Suisse et se répandraient sur l’Italie et sur l’Allemagne. A quoi je répondis que ce pouvaient être là ses sentiments privés, mais que ce n’étaient pas ceux du pays. C’est en sortant de cette conversation que M. Ochsenbein a été se concerter avec MM. Druey, Munzinger et Furrer, et qu’ils ont résolu de précipiter le mouvement et de prononcer l’arrêt d’exécution, ce qui a été exécuté le soir même. Ils sont lancés et maintenant ils ne s’arrêteront pas, même devant votre intervention armée. Pendant qu’on discutait encore à Londres le sens et les bases de la médiation, les radicaux suisses précipitèrent en effet leurs mouvements : ils avaient mis sur pied des forces considérables : 52.000 hommes d’armée active et 30.000 de réserve, avec 172 pièces d’artillerie[38] ; un chef expérimenté, le général Dufour, les commandait : il n’appartenait pas au parti radical ; mais la diète une fois engagée dans la lutte, la plupart des modérés, qui avaient d’ailleurs peu de goût pour les jésuites et le Sonderbund, croyaient de leur devoir de la soutenir : elle représentait, à leurs yeux, la confédération et l’État. Dès les premiers coups, le succès se déclara plus prompt et plus facile que ne l’avaient espéré les plus confiants ; le canton de Fribourg fut occupé et la ville capitula sans résistance. Mais Lucerne tenait bon ; sa population et celle des petits cantons se montraient fort résolues à se battre : La Suisse entière, m’écrivait M. de Boislecomte[39], est dans une attente pleine de passion et d’anxiété, les yeux tournés vers Lucerne. M. Peel a dit hier à l’ambassade qu’il avait envoyé quelqu’un à Lucerne. Il paraît très embarrassé depuis quelques jours. Son langage est redevenu comme aux premiers temps. On pensait qu’il avait envoyé à Lucerne, non pas à la ville, mais au quartier général de l’armée, pour prévenir le général Dufour et lui conseiller de presser les choses. J’apprends par Neufchâtel que, le 21, un courrier anglais a traversé la ville, se rendant à Berne. M. Peel, auquel je communique à peu près tout ce que je reçois et ce que je fais, s’est bien gardé d’en rien dire à l’ambassade, et c’est à la suite de la réception de ce courrier qu’il a fait, au quartier du général Dufour, l’envoi dont il a parlé à mon attaché, M. de Massignac. Il faut qu’il y ait quelque chose de faux au fond de toute la situation prise par la cour de Londres pour qu’un caractère vrai et généreux, comme celui de M. Peel, ne puisse cependant inspirer à personne de sécurité. Ce fut la conviction générale, acceptée depuis comme un fait certain par les historiens suisses les mieux informés, qu’au moment même où la note identique était enfin sortie de toutes ses transformations et près d’être expédiée en Suisse, lord Palmerston avait donné à M. Peel l’ordre d’en prévenir le général Dufour, et de l’engager à presser la conquête de Lucerne, pour qu’à l’arrivée de la note les cinq puissances qui l’avaient signée, y compris l’Angleterre, trouvassent la guerre terminée et leur médiation sans objet. Le chapelain de la légation anglaise en Suisse avait été, disait-on, chargé de cette mission. M. de Boislecomte mit avec raison du prix à s’assurer de
la réalité du fait ; il donna, dans ce but, ses instructions au jeune attaché
qu’il avait laissé à Berne, et le 29 novembre 1847, M. de Massignac lui
écrivit : L’affaire de la mission du chapelain de la
légation d’Angleterre est éclaircie. Ce matin, je fus chez le ministre
d’Espagne[40]. Après avoir causé avec lui de la lettre que j’ai eu l’honneur
de vous adresser ce matin, et à laquelle il donne son entière approbation
quant à l’exactitude : — Je voudrais bien
savoir, lui dis-je, si vraiment Temperly a été, de la part de Peel, dire au
général Dufour de presser l’attaque contre Lucerne. — Qui est-ce qui en doute
? me répondit-il ; pour moi, j’en suis sûr, je le tiens de bonne source, et j’en
mets ma main au feu, me répéta-t-il à plusieurs reprises. — Je le crois, ajoutai-je, mais j’aurais quelque intérêt à
le faire avouer à Peel lui-même, et devant quelqu’un, vous, par exemple. L’occasion s’en est présentée dès ce matin. Nous parlions avec Zayas et Peel des affaires suisses et de la manière dont les différents cabinets les jugeaient. — Aucun cabinet de l’Europe, excepté celui de l’Angleterre, n’a compris les affaires de Suisse, a dit M. Peel, et lord Palmerston a cessé de les comprendre lorsqu’il a approuvé la note identique. — Avouez au moins, lui dis-je, qu’il a fait une belle fin, et que vous nous avez joué un tour en pressant les événements. Il se tut ; j’ajoutai : — Pourquoi faire le mystérieux ? Après une partie, on peut bien dire le jeu qu’on a joué. — Eh bien, c’est vrai ! dit-il alors, j’ai fait dire au général Dufour d’en finir vite. Je regardai M. de Zayas pour constater ces paroles. Son regard me cherchait aussi. Cependant, Monsieur l’ambassadeur, je n’ai pas voulu vous apprendre cet aveu légèrement, et ce soir, j’ai demandé à M. de Zayas s’il considérait l’aveu comme complet : — Je ne sais pas ce que vous voudriez de plus, me répondit-il, à moins que vous ne vouliez une déclaration écrite. Quand je vous disais ce matin que j’en mettrais ma main au feu ! Ce fut seulement le 28 novembre 1847 que je pus adresser à M. de Boislecomte une dépêche définitive et positive : Le concert que nous travaillons à établir entre les puissances est enfin réalisé. Vous trouverez ci-joint le texte de la note identique qui doit être remise aux parties belligérantes en Suisse pour leur offrir la médiation des cinq cours. Vous voudrez bien, après en avoir fait dresser deux expéditions et les avoir revêtues de votre signature, les adresser au président de la diète et au président du conseil de guerre du Sonderbund. M. Peel recevra des instructions conformes à celles que je vous donne. M. le comte Appony et M. le baron d’Arnim écrivent dans le même sens à M. de Kaisersfeldt et à M. de Sidow. La dépêche de M. d’Appony est annexée à cette expédition, et je vous recommande de la faire parvenir, sans perdre un moment, à M. de Kaisersfeldt. Quant à celle de M. d’Arnim, elle est envoyée directement à M. de Sidow. M. de Kisséleff ne s’étant pas trouvé en mesure de donner des directions analogues à M. de Krudener, bien que les intentions de son gouvernement ne soient pas douteuses, la communication de la Russie ne pourra avoir lieu que plus tard. Mais il importe que celles de la France, de l’Autriche et de la Prusse soient, autant que possible, simultanées, et je vous prie de vous concerter à cet effet avec vos collègues en évitant d’ailleurs tout ce qui entraînerait de nouveaux délais. La note identique ainsi transmise était exactement conforme au texte enfin convenu entre le duc de Broglie et lord Palmerston, dans leurs derniers entretiens. Quand cette dépêche arriva[41] à M. de Boislecomte qui, d’après mes instructions, s’était établi à Bale, Lucerne avait succombé après une vive, bien que courte résistance ; mais la lutte subsistait encore dans le canton du Valais ; M. de Boislecomte expédia sur-le-champ la note identique au président de la diète à Berne et au dernier représentant du Sonderbund vaincu. Il écrivit en même temps à M. Peel pour l’en informer. En me rendant compte de ces derniers incidents et de l’état des esprits en Suisse, il ajouta : C’est avec regret que je dois vous parler de M. Peel. Il paraît que, depuis mon départ de Berne, il était retourné à ses anciennes amitiés, et qu’il se disposait à prendre possession de la situation comme s’il avait jusqu’au bout et sans distraction soutenu les radicaux. Il avait fait une visite de félicitation à M. Ochsenbein, et il venait de l’inviter, avec d’autres vainqueurs, à un grand dîner quand il a reçu ma lettre qui lui indiquait l’entente conclue et la remise que je faisais immédiatement de la note concertée. Il a aussitôt décommandé son dîner, et M. de Massignac étant allé le voir, il lui a dit : — Je ne comprends pas lord Palmerston, et si je pouvais montrer ses dépêches, on ne le comprendrait pas plus que moi. Je ne veux pas remettre la note qu’on m’enverra. Je donnerai ma démission plutôt que de le faire. Le puis-je donc quand je viens de faire une visite à Ochsenbein dans un sens tout opposé ? Vous comprenez bien que je ne me suis pas lié avec des gens comme les radicaux par amitié pour eux ; mais la guerre est finie, et l’on me fait jouer dans tout cela un rôle qui me blesse beaucoup. Lord Palmerston voulut sans doute épargner à son jeune agent l’embarras que celui-ci repoussait, car il ne le chargea point de remettre la note identique. L’ambassadeur d’Angleterre à Constantinople, sir Stratford Canning, était alors à Londres, près d’en repartir pour retourner à son poste ; ce fut à lui que lord Palmerston donna ses instructions sur l’attitude que le cabinet anglais voulait prendre dans le nouvel état des affaires suisses ; sir Stratford se mit en route par Paris et Berne. J’eus avec lui, à son passage, un entretien plus libre de ma part que de la sienne ; je connaissais la ferme loyauté de son caractère, et je fus peu surpris de le trouver un peu embarrassé de la politique dont il était chargé de conduire le dénouement. J’écrivis le 3 décembre 1847, au duc de Broglie : Sir Stratford Canning est toujours ici, attendant toujours une dépêche de Londres. La note anglaise ne sera probablement pas remise. Mais il suffit, pour que la position soit prise, qu’un seul ait parlé au nom des cinq. Après le tour qu’avaient pris les événements, il n’y avait plus en effet, pour nous en Suisse, qu’une question de position et d’avenir. Le voisinage donnait à nos rapports avec ce pays bien plus d’importance qu’ils n’en pouvaient avoir pour l’Angleterre. L’Autriche et la Prusse étaient à cet égard dans une situation semblable à la nôtre ; et on était, à Vienne et à Berlin, si sérieusement préoccupé des affaires suisses que, lorsque la crise éclata, bien loin de les considérer comme terminées, ces deux cabinets virent, dans la défaite du Sonderbund, le commencement d’une nouvelle phase qui appelait, de leur part, une égale sollicitude et probablement de nouvelles démarches. Deux hommes considérables, le comte de Colloredo pour l’Autriche et le général de Radowitz pour la Prusse, vinrent à Paris avec une mission authentique, quoique non officielle : Ils y sont envoyés, m’écrivit le marquis de Dalmatie[42], pour porter et pour se faire donner des termes précis. D’abord, pour s’assurer de la stabilité de votre cabinet ; ensuite, pour savoir jusqu’à quel point on peut compter sur vous, jusqu’où vous voulez et vous pouvez aller, quelles peuvent être les exigences parlementaires, quelle influence peut exercer l’Angleterre. On ne veut pas vous embarrasser ; on ne veut pas nuire au cabinet ; mais on ne veut pas non plus s’engager plus avant avec nous sans savoir positivement à quoi s’en tenir sur notre compte. Les instructions du comte de Colloredo sont précises et catégoriques ; on me l’a dit, et une observation que j’ai faite me l’a confirmé. M. de Canitz m’a communiqué à deux reprises, avant et après l’arrivée du comte de Colloredo à Berlin, une portion des instructions qu’il prépare pour le général Radowitz. J’ai remarqué entre ces deux fragments une différence de nuance, d’abord dans le ton qui est plus décidé et plus incisif dans le second. Il renferme un passage sur les révolutions qui ont eu lieu dans divers cantons, et qui ont donné la majorité au radicalisme dans la diète ; et il pose la question de savoir si l’on ne pourrait pas trouver un moyen de les prévenir. C’est aller bien loin ; c’est passer de la question fédérale et internationale à la question cantonale et intérieure ; c’est dépasser les bornes de l’intervention que les puissances sont fondées, en droit public, à exercer en Suisse. Après m’avoir lu ce passage, M. de Canitz m’a dit que c’était là une addition qu’il s’était permis d’apporter aux instructions données par le prince de Metternich. J’en ai tiré la conclusion qu’il faut que ces instructions, patentes ou secrètes, aillent déjà assez loin pour que la cour de Prusse ait fait ce pas qui peut, à la vérité, être aussi bien désapprouvé qu’approuvé à Vienne, mais qui indique toujours que le comte de Colloredo a apporté avec lui quelque chose qui a enhardi la cour de Prusse à le faire. Ajoutez-y ce qui est venu de Saint-Pétersbourg où l’on s’est prononcé plus énergiquement encore dans le même sens : — L’empereur Nicolas, m’a dit M. de Canitz, ne veut se mêler de l’affaire suisse qu’autant qu’il aura la certitude que les autres cours y apportent des intentions sérieuses, et qu’elles ne s’arrêteront pas en chemin. Autrement, il préfère y rester étranger. Ce n’est que par complaisance qu’il a consenti à s’associer aux premières démarches. — Une autre personne me disait que l’empereur ne comprenait pas la conférence dont on parle sur les affaires de Suisse si elle n’avait pas 60.000 hommes derrière elle. L’empereur Nicolas avait alors pour représentant à Berlin le baron Pierre de Meyendorff, aussi distingué par l’élévation et la finesse de son esprit que par la droiture de son caractère, l’un de ces politiques vraiment européens qui, tout en servant fidèlement les vues et les intérêts de leur gouvernement, savent comprendre les institutions et les intérêts des autres États, tiennent grand compte de ce qu’exige ou de ce que comporte le bon ordre général des sociétés civilisées, et ne perdent jamais de vue la raison et l’équité. Il me disait hier, m’écrivit le marquis de Dalmatie[43] : — Un seul motif peut vous décider à l’intervention ; c’est de voir l’Autriche intervenir ; si elle entre en Suisse, vous ne pouvez pas l’y laisser entrer seule. — Je sais, ajoutait notre ambassadeur, qu’il en était question hier avec le comte de Colloredo lui-même, d’une manière qui m’a donné lieu de croire qu’il apportait déjà cette idée de Vienne ; il a annoncé que quatre nouveaux régiments étaient dirigés sur la frontière de Suisse. On jettera les hauts cris en France ; mais vous ne pourrez vous dispenser de faire entrer les troupes françaises à Genève et dans le canton de Vaud, ne fût-ce que pour observer les Autrichiens, comme on l’a fait jadis à Ancône. Vous donneriez aux Chambres les explications que vous voudriez : on y est préparé d’avance. Je ne vous donne pas ce plan comme arrêté ; mais on y songe comme à une extrémité à laquelle on pourra être réduit après avoir épuisé les autres moyens, et que l’on envisage déjà. Telles furent en effet les perspectives que m’entrouvrirent loyalement les deux envoyés allemands, hommes de sens et d’honneur l’un et l’autre, et chargés d’exprimer une politique qui, loin de se dissimuler, s’étalait avec un certain faste de principes et d’exemples, dans l’espoir qu’en intimidant la Suisse et en entraînant la France, ou bien l’Autriche serait dispensée d’agir, ou bien elle n’aurait pas à agir seule. Je répondis à ces ouvertures avec une égale franchise. Nous convînmes que nous nous retrouverions dans quelques semaines, quand on pourrait voir un peu plus clair dans l’avenir, pour nous concerter sur les mesures que nous pourrions avoir à prendre ensemble, dans l’intérêt du droit public européen. Nous étions pour notre compte bien décidés, d’une part, à n’intervenir en Suisse que si une longue, oppressive et douloureuse anarchie en faisait généralement sentir la nécessité ; d’autre part, à ne pas souffrir qu’aucune autre puissance y intervînt sans y prendre nous-mêmes une forte et sûre position. Je m’étais entretenu avec le maréchal Bugeaud de ce qu’il y aurait à faire en pareil cas. Nous n’aurions fait, en agissant ainsi, que poursuivre la politique que nous avions annoncée et pratiquée depuis l’origine de la question suisse, et le roi Louis-Philippe était, comme le cabinet, résolu à y persister. Que serait-il arrivé si des événements bien autrement grands et puissants n’étaient venus rejeter bien loin dans l’ombre les dissensions des cantons suisses ? Nul ne le saurait dire. Quoi qu’on en puisse conjecturer, en présence du succès des radicaux suisses, de la fermentation italienne et des ardents débats qui, dans nos Chambres, menaçaient l’existence du cabinet français, le prince de Metternich n’agit point, et ne nous mit point dans la nécessité d’agir. Quand le cabinet du 29 octobre 1840 et la monarchie de 1830 furent tombés, personne ne pensa plus à la Suisse ; c’était l’Europe qui était en question. Près de vingt ans se sont écoulés ; on y pense encore moins aujourd’hui ; qui se souvient et se soucie de M. Ochsenbein et du Sonderbund ? L’histoire a des intermèdes pendant lesquels les événements et les personnages qui viennent d’occuper la scène en sortent et disparaissent pour un temps : pour le temps des générations voisines de celle qui a vu et fait elle-même ces événements. L’histoire d’avant-hier est la moins connue, on peut dire la plus oubliée du public d’aujourd’hui : ce n’est plus là, pour les petits-fils des acteurs, le champ de l’activité personnelle, et le jour de la curiosité désintéressée n’est pas encore venu. Il faut beaucoup d’années, des siècles peut-être pour que l’histoire d’une époque récente s’empare de nouveau de la pensée et de l’intérêt des hommes. C’est en vue de ce retour que les acteurs et les spectateurs de la veille peuvent et doivent parler de leur propre temps ; ils déposent des noms et des faits dans des tombeaux qu’on se plaira un jour à rouvrir. C’est pour cet avenir que je retrace avec détail les mariages espagnols et les négociations assez vaines dont le Sonderbund fut l’objet : je tiens à ce que les curieux, quand ils viendront, trouvent ce qu’ils chercheront et soient en mesure de bien connaître pour bien juger. Je n’ai garde de prétendre à faire moi-même et aujourd’hui leur jugement ; je leur en transmets les matériaux, avec la libre et sincère expression du mien. Dans notre conduite au sujet des affaires suisses de 1840 à 1848, je fis deux fautes, l’une de mon fait, l’autre amenée par le fait d’autrui. Je me trompai sur la convenance de M. de Boislecomte pour la mission que je lui connais ; il était homme d’expérience et de devoir, capable, courageux et fidèle, mais trop prévenu pour le parti catholique et trop enclin à en espérer le succès. Entraîné par sa croyance et son désir, il se trompa sur les forces relatives des deux partis, et compta trop sur l’énergie morale comme sur la puissance matérielle des cantons catholiques. Ses appréciations et ses prévisions nous jetèrent dans la même erreur. Notre politique reposait sur la double idée qu’en droit la cause du Sonderbund était bonne et qu’en fait sa résistance serait forte et longue. Nous avions raison quant au droit : le pacte fédéral, l’indépendance des cantons dans leur régime intérieur, la liberté d’association religieuse, la liberté d’enseignement, le respect et les garanties dus par la majorité à la minorité, tous les principes de gouvernement libre et d’ordre européen étaient en faveur du Sonderbund ; nous leur prêtions hautement notre appui moral ; mais nous regardions l’intervention matérielle à leur profit comme une dernière et fâcheuse extrémité que nous ne voulions accepter que lorsque, dans la pensée de l’Europe et dans le sentiment de la Suisse même, les maux de la guerre civile et de l’anarchie l’auraient rendue nécessaire. Cette extrémité n’arriva point ; la brièveté de la lutte et la facilité de la victoire firent paraître nos alarmes excessives et rendirent le mal moins grand que nous ne l’avions prédit. Si nous avions mieux connu les faits et mieux pressenti les chances, nous aurions tenu le même langage et donné les mêmes conseils ; mais nous aurions gardé l’attitude de spectateurs moins inquiets et plus patients. |
[1] M. Thiers, Histoire du Consulat et de l’Empire, t. IV, p. 239.
[2] Actes du Congrès de Vienne, page 228.
[3] Le 17 juillet 1844.
[4] Cet article porte : L’existence des couvents et chapitres et la conservation de leurs propriétés, en tant qu’elle dépend des gouvernements des cantons, sont garanties. Ces biens sont sujets aux impôts et contributions publiques, comme toute autre propriété particulière.
[5] Le 30 septembre 1844.
[6] Les 26 décembre 1844 et 3 mars 1845.
[7] Les 19 février et 3 mars 1845.
[8] Le 6 juin 1845.
[9] Le 9 juillet 1845.
[10] Le 4 juin 1847.
[11] Le 23 mars 1845.
[12] Le 20 mai 1845.
[13] Le 22 mai 1845.
[14] Le 9 juin 1845.
[15] Le 11 juin 1845.
[16] Alors ambassadeur d’Autriche à Londres.
[17] Par des dépêches des 11 et 16 octobre 1846, que le comte Appony me communiqua le 25 octobre.
[18] Le 22 octobre 1846.
[19] Par une dépêche que le comte Appony vint me communiquer le 15 juin 1847.
[20] Le 25 juin 1847.
[21] A la Chambre des députés, dans la séance du 24 juin 1847. Recueil de mes discours politiques de 1819 à 1848 (t. V, p. 468).
[22] Le 6 janvier 1847.
[23] Le 10 janvier 1847.
[24] Les 13 et 24 janvier 1847.
[25] Le 5 juillet 1847.
[26] Le 25 janvier 1847.
[27] Le 7 juillet 1847.
[28] Les 7 et 8 novembre 1847.
[29] Le marquis de Dalmatie à moi, 10 novembre 1847 ; le comte de Flahault à moi, 11 novembre 1847.
[30] Le 9 novembre 1847.
[31] Le 6 novembre 1847.
[32] Le 9 novembre 1847.
[33] Le 16 novembre 1847.
[34] Le 19 novembre 1847.
[35] Le 22 novembre 1847.
[36] Le 26 novembre 1847.
[37] Le 27 novembre 1847.
[38] Baumgartner, die Schweitz von 1830 bis 1850, t. IV, page 7.
[39] Le 24 novembre 1847.
[40] M. de Zayas.
[41] Le 30 novembre au matin 1847.
[42] Le 19 décembre 1847.
[43] Les 10 et 19 décembre 1847.