MÉMOIRES POUR SERVIR À L’HISTOIRE DE MON TEMPS

TOME HUITIÈME — 1847-1848.

CHAPITRE XLV. — LES MARIAGES ESPAGNOLS (1842-1847).

 

 

J’ai retracé dans ces Mémoires[1] notre politique et notre conduite envers l’Espagne, depuis la mort du roi Ferdinand VII[2] jusqu’à la régence du général Espartero[3]. J’arrive à l’événement le plus considérable de mon ministère des affaires étrangères, le mariage de la reine Isabelle II avec son cousin, le duc de Cadix, et celui de sa sœur, l’infante doña Fernanda, avec le dernier des fils du roi Louis-Philippe, le duc de Montpensier. Avant d’exposer les négociations et les résolutions dont ces deux mariages furent l’objet, je veux rappeler quelles avaient été jusque-là nos vues essentielles et permanentes dans nos rapports avec l’Espagne. Je n’ai garde de croire que les gouvernements doivent s’attacher à une politique systématique et préconçue : les affaires des États sont trop compliquées et trop mobiles pour être toujours réglées avec préméditation et selon la logique ; il y a pourtant une certaine mesure de conséquence et d’unité, dans la pensée et dans les actes, qui est nécessaire à la force comme à la dignité du pouvoir ; il a besoin de ne pas être et de ne pas paraître imprévoyant, incertain et décousu.

A la mort de Ferdinand VII, nous n’hésitâmes pas à reconnaître sa fille Isabelle comme héritière de son trône et reine d’Espagne. Nous ne nous dissimulions pas les graves inconvénients, pour la France, de cette succession féminine qui pouvait faire passer le trône d’Espagne dans une maison étrangère, rivale ou même ennemie de l’intérêt français ; tout récemment la cour des Tuileries avait tenté de maintenir en Espagne la Pragmatique de Philippe V qui, en 1714, avait restreint la succession des femmes au cas où il n’y aurait, pour le trône, point d’héritiers mâles, soit directs, soit collatéraux ; mais, après une lutte de quarante ans, sous les règnes de Charles IV et de Ferdinand VII, le principe de la succession féminine, qui était celui de l’ancienne monarchie espagnole, avait prévalu ; les derniers actes de Ferdinand VII et des Cortès l’avaient consacré. Sa fille Isabelle était reine de droit et de fait. Elle avait de plus pour elle, dans la nation et à la cour espagnole, le parti libéral et le parti modéré, c’est-à-dire les hommes qui avaient naguère énergiquement défendu l’indépendance de l’Espagne, et qui maintenant aspiraient à y fonder des institutions analogues aux nôtres. Sa cause était à la fois la cause de l’ancien droit, de l’état légal et du régime constitutionnel en Espagne. Nous ne nous bornâmes pas à la reconnaître, nous lui promîmes notre appui.

Une réserve dans cette politique fut en même temps indiquée : nous prîmes soin de ne pas nous engager à intervenir en Espagne par des armées françaises pour soutenir, sur sa demande, le gouvernement de la reine Isabelle ; nous maintînmes expressément, à cet égard, notre liberté et notre droit d’intervenir, en tout cas, si une telle intervention convenait aux intérêts de la France. Non seulement nous adoptions, sinon comme loi absolue, du moins comme règle générale de conduite, le principe de la non intervention étrangère dans le régime intérieur des peuples ; nous étions, de plus, convaincus que toute intervention de ce genre est dangereuse et compromettante, car elle rend le gouvernement qui intervient responsable, dans une large mesure, de la conduite et de la destinée de celui au profit duquel il intervient. L’exemple de l’intervention française en Espagne sous la Restauration nous était, à cet égard, un solennel avertissement ; elle avait été momentanément utile et glorieuse au gouvernement de la Restauration, comme un acte de hardiesse et de force accompli avec succès ; mais elle lui était bientôt devenue pesante et triste, car, après avoir rétabli Ferdinand VII sur le trône, la royauté française s’était trouvée hors d’état d’exercer sur son gouvernement aucune action salutaire, et l’influence française,était devenue en Espagne un objet d’alarme et d’antipathie. C’est à de telles épreuves que se reconnaît la sagesse des gouvernements ; ils sont tenus de savoir résister à la tentation d’un succès passager, pour ne pas donner bientôt un spectacle d’imprévoyance et d’impuissance qui les affaiblit en les décriant. Le roi Louis-Philippe possédait à un degré rare cette difficile sagesse, et je tiens à honneur d’en avoir promptement senti, auprès de lui, le mérite en même temps que le fardeau.

Toute notre conduite envers l’Espagne, de 1833 à 1842, fut fidèle à ce double caractère de notre politique : nous donnâmes au gouvernement de la reine Isabelle, et au régime constitutionnel dans son gouvernement, non seulement tout l’appui moral, mais tous les secours matériels que nous pouvions lui accorder sans engager pleinement la France dans les destinées de l’Espagne, et sans rendre le gouvernement français responsable des vicissitudes comme des fautes des divers cabinets espagnols. Nous aidâmes ces cabinets à triompher des insurrections carlistes ou anarchiques dont ils étaient assaillis ; mais nous nous refusâmes constamment à exercer en Espagne une action militaire directe et prépotente. Lorsque, en 1840, l’une de ces insurrections contraignit la reine Christine à abdiquer la régence et à sortir d’Espagne, nous lui assurâmes en France un affectueux asile, mais nous restâmes en relations pacifiques avec le parti espagnol qui l’avait renversée ; et quand le chef nominal de ce parti, le régent Espartero, parut devenir un gouvernement tant soit peu régulier, le roi Louis-Philippe, malgré son déplaisir personnel, lui envoya un ambassadeur. J’ai déjà dit[4] par quelle frivole et arrogante prétention le régent et ses ministres firent échouer cette démarche conciliante, et obligèrent M. de Salvandy à rentrer en France sans avoir même pris possession officielle de son poste. Il n’était pas encore arrivé à Madrid que déjà éclatait, contre le nouveau régent, la première de ces insurrections d’abord monarchiques, bientôt radicales, qui, violemment réprimées à Madrid et à Barcelone, devaient, au bout de dix-huit mois, chasser à son tour Espartero d’Espagne comme de la régence, et aboutir ensuite, en moins d’une année, au retour en Espagne de la reine Christine et à la domination du parti Modéré.

A travers toutes ces secousses et ces alternatives révolutionnaires, une question devenait de jour en jour, et par le seul cours du temps, plus importante et plus pressante. Comment se marierait la reine Isabelle ? Elle n’avait encore que douze ans ; mais son mariage futur était déjà en Espagne, en France, en Europe, l’objet des préoccupations de tous les politiques un peu prévoyants. Nulle part ces préoccupations ne pouvaient être plus sérieuses que pour le cabinet français. C’est un lieu commun de dire que, dans notre situation européenne, les bons et intimes rapports avec l’Espagne importent beaucoup à la France ; mais les lieux communs les plus vrais s’usent un peu à force d’être répétés, et il faut de temps en temps remonter à leur source pour les apprécier à toute leur valeur. Il suffit de jeter les yeux sur la carte de l’Europe pour voir combien la France est intéressée à ce que l’Espagne soit naturellement disposée à son alliance, et demeure étrangère à toute combinaison européenne hostile à l’intérêt français. Depuis quatre siècles, l’histoire parle comme la géographie. C’est l’union de l’Espagne, de l’Allemagne et des Pays-Bas sous le sceptre ou sous l’influence dominante de Charles-Quint et de Philippe II qui a fait, au XVIe siècle, les périls et les revers de la France. C’est, au XVIIe siècle, la gloire de la politique française, personnifiée dans Richelieu, Mazarin et Louis XIV, d’avoir brisé le cercle ennemi dont la France était entourée, et d’avoir enlevé l’Espagne à la prépondérance allemande en plaçant sur son trône, selon son vœu, un prince de la maison de Bourbon. C’est à ce grand fait que, malgré quelques incidents contraires, la France a dû, pendant le XVIIIe siècle, tantôt la paix européenne, tantôt le concours actif de l’Espagne dans les luttes où elle a été engagée. Et dès les premières années du XIXe siècle, c’est pour avoir, par les excès et les perfidies de son ambition, aliéné l’Espagne de la France, que l’empereur Napoléon a trouvé, au-delà des Pyrénées, un péril permanent et l’une des principales causes de ses revers. Évidemment, et précisément à raison des chances contraires qu’ouvrait l’établissement en Espagne de la succession féminine, c’était pour la France un intérêt de premier ordre de maintenir à Madrid l’œuvre de Louis XIV ; l’intérêt dynastique n’était en ceci que fort secondaire, il s’agissait essentiellement d’un intérêt français.

Dès que la question s’éleva, le roi Louis-Philippe prouva, par ses résolutions et son langage, sa ferme et patriotique prévoyance. La tentation était grande, pour lui, d’écouter complaisamment l’intérêt de sa propre famille ; le vœu dominant en Espagne, dans l’esprit de la reine Christine comme dans tout le parti modéré et dans les rangs de l’armée espagnole, appelait au trône de Madrid un de ses fils, spécialement M. le duc d’Aumale. Le roi repoussa constamment cette idée. C’était sa résolution générale de ne donner aux jalousies de l’Europe, surtout de l’Angleterre, aucun motif spécieux. Il avait d’ailleurs peu de confiance dans l’état politique de l’Espagne et ne voulait pas avoir à en répondre : En vérité, m’écrivait-il[5], c’est bien le cas de dire à ceux qui seraient tentés de se quereller aujourd’hui pour la main d’Isabelle II :Avant de se disputer le trône d’Espagne, il faut savoir s’il y aura en Espagne un trône à occuper... Croyez bien, mon cher ministre[6], que nous ne pouvons jamais trouver en Espagne qu’un seul motif d’étonnement : ce serait qu’elle ne fût pas en proie successivement à toute sorte de gâchis et de déchirements politiques. Nous devons nous tenir soigneusement en dehors de tout cela ; car, dans ma manière de voir, il n’y a pour nous d’autre danger que celui d’y être entraînés comme ceux qui, dans les usines, approchent leurs doigts des cylindres mouvants qui broient tout ce qui s’y introduit. Il surveillait avec sollicitude tous les mouvements qui pouvaient le pousser sur cette pente : Je vois poindre, m’écrivait-il[7], une occurrence sur laquelle vous connaissez bien mon opinion : c’est la nécessité de prévenir une demande espagnole du duc d’Aumale. L’idée d’un refus est effrayante par l’effet que ce refus produirait en Espagne, qu’il jetterait infailliblement dans une hostilité contre la France et contre moi, et dans des choix analogues pour le mariage. Je sens l’embarras : on ne refuse que ce qui vous est offert ; ou bien on s’expose à s’entendre dire :Mais vraiment qui vous a dit qu’on songeait à vous ?Cependant il faut bien ne pas laisser entraîner les Espagnols à faire leur offre, dans la présomption qu’une offre nationale de l’Espagne exclût la possibilité du refus et amènerait, forcerait l’acceptation. Il faut donc, je crois, instruire nos agents pour écarter et faire avorter, autant qu’ils pourront, toute proposition relative à mon fils. Le moindre incident sur ce sujet excitait son attention : Je vous renvoie un numéro du Morning Post[8], qui contient une prétendue lettre de la reine Christine à don Carlos qui est une fabrication évidente. En la lisant, vous ne vous méprendrez pas sur le but de cette fabrication, qui est de persuader à la crédulité anglaise que je veux donner un de mes fils pour mari à la reine Isabelle, et que c’est Christine qui ne le veut pas. Credat Judaeus... La difficulté de détruire chez les Anglais ces illusions, ces défiances, ces misconceptions de nos intérêts, après quarante ans de contact avec eux, aussi bien, j’ose le dire, qu’après mes treize années de règne, me cause un grand ébranlement dans la confiance que j’avais eue de parvenir à établir, entre Paris et Londres, cet accord cordial et sincère qui est à la fois, selon moi, l’intérêt réel des deux pays et le véritable Alcazar de la paix de l’Europe. Qu’en attendre après ce que Bresson dit que lord Cowley a écrit à lord Westmoreland :Que j’étais convenu avec lui que j’avais vivement désiré qu’un de mes fils épousât la reine d’Espagne, mais qu’il croyait que je ne le désirais plus depuis que j’étais assuré que la guerre serait le résultat de cette alliance. — Et cependant, quand je lui ai dit, pour la trentième fois, que je n’avais jamais eu le moindre attrait pour cette alliance et que tous mes fils y étaient également contraires, lord Cowley m’a répété, avec une insistance que je vous ai même signalée : Your Majesty always said so (Votre Majesté m’a toujours parlé ainsi)[9].

Ce n’est pas dans des documents officiels, dans des entretiens avec des diplomates étrangers, c’est dans la correspondance intime et confidentielle du roi Louis-Philippe avec moi que je trouve ces témoignages positifs de sa ferme et spontanée résolution de ne pas rechercher, de ne pas accepter le trône d’Espagne pour l’un de ses fils, pas plus qu’en 1831 il n’avait accepté le trône de Belgique pour M. le duc de Nemours. Il sacrifiait sans hésiter, à l’intérêt général d’une vraie et solide paix européenne, tout intérêt d’agrandissement personnel et de famille ; mais il était en même temps bien décidé à ne pas sacrifier l’intérêt spécial qu’avait la France à rester avec l’Espagne dans une intimité naturelle, et le maintien de la maison de Bourbon sur le trône d’Espagne était évidemment le moyen naturel et éprouvé d’atteindre ce résultat. Je partageais complètement, sur l’un et l’autre point, le sentiment du roi ; et dès que la question du mariage espagnol apparut, cette double pensée devint la règle de notre conduite. J’en informai sans délai nos principaux agents du dehors : Notre politique est simple, écrivis-je au comte de Flahault[10] : à Londres, et probablement aussi ailleurs, on ne voudrait pas voir l’un de nos princes régner à Madrid. Nous comprenons l’exclusion et nous l’acceptons, dans l’intérêt de la paix générale et de l’équilibre européen. Mais, dans le même intérêt, nous la rendons : nous n’admettons, sur le trône de Madrid, point de prince étranger à la maison de Bourbon. Elle a bien des maris à offrir, des princes de Naples, de Lucques, les fils de don Carlos, les fils de l’infant don Francisco. Nous n’en proposons, nous n’en interdisons aucun. Celui qui conviendra à l’Espagne nous conviendra, mais dans le cercle de la maison de Bourbon. C’est pour nous un intérêt français de premier ordre, et je tiens pour évident que c’est aussi l’intérêt espagnol et l’intérêt européen.

J’avais, quelques mois auparavant[11], tenu au comte de Sainte-Aulaire le même langage : Nous ne devons pas vouloir, nous ne voulons pas, sur le trône d’Espagne un Bourbon français ; mais pour que l’intérêt français ait sa juste part, il nous faut un Bourbon. Il y en a à Naples, à Lucques ; il y en a de deux sortes en Espagne. Entre ceux-là, nous avons des préférences, point de parti arrêté ; nous nous déciderons quand le moment viendra, selon la possibilité et l’utilité. C’est le fond de notre politique, sans arrière-pensée, je pourrais dire sans velléité contraire. Mais je penche à croire que, tout en agissant et parlant en général selon notre but réel, nous ne devons pas proclamer dès à présent et tout haut notre désintéressement personnel. On est inquiet à cet égard ; il faut qu’on reste un peu inquiet, et qu’au jour de la décision le sacrifice net de toute prétention française nous serve contre d’autres prétentions. Pensez-y et dites-m’en votre avis.

Sur ce dernier point, les informations qui me vinrent du dehors et les incidents imprévus qui, de jour en jour, survenaient en Espagne et menaçaient de faire éclater tout à coup toutes les questions, modifièrent ma première pensée. Je sentis la nécessité de prendre sans plus tarder, sur le mariage de la reine Isabelle, une position bien déterminée et hautement déclarée. Je ne me dissimulais pas les inconvénients qui pouvaient résulter d’une telle déclaration, l’embarras où elle mettrait peut-être tel ou tel des gouvernements à qui elle serait adressée, surtout les susceptibilités qu’elle exciterait en Espagne et dont les partis malveillants pourraient se servir contre nous. Mais ces considérations cédaient, à mes yeux, devant l’avantage d’une politique parfaitement nette, à la fois digne et désintéressée de la part du roi, efficace pour l’intérêt français sans être compromettante, et qui nous lierait nous-mêmes contre toute tentation, tout en nous laissant notre liberté d’action si on nous en contestait les bases. Le roi adopta avec empressement mes vues, et j’écrivis à M. de Sainte-Aulaire[12] : Je ne sais ce qui arrivera en Espagne, mais il y arrivera quelque chose, et tout y peut arriver. Tout y est en trouble, en décomposition, en travail. Les carlistes, les christinos, les espartéristes, les républicains, tous se remuent et conspirent, ensemble ou isolément, comme par le passé ou en cherchant des voies nouvelles. L’usurpation, les transactions, les victoires exclusives ou partagées, les mariages et les protections de toute sorte, on pense à tout, on espère tout, on se prépare à tout. C’est un chaos d’où il ne sortira probablement rien de bon, mais qui n’en fermente pas moins et nous donnera beaucoup d’embarras. Un de ces embarras, le principal peut-être, c’est et ce sera toujours les jalousies et les méfiances anglaises. Si nous nous entendions réellement avec l’Angleterre, si nous agissions vraiment de concert, ne fût-ce que pour quelque temps et sauf à reprendre ensuite nos traditions de rivalité, aujourd’hui un peu puériles, les affaires d’Espagne seraient bientôt arrangées. Je ne l’espère guère, et pourtant c’est la voie dans laquelle il faut toujours marcher, car c’est la seule qui puisse mener au but ; si nous n’arrivons pas, au moins nous resterons dans le bon chemin, et notre propre situation a chance d’y gagner plutôt que d’y perdre. L’adhésion du cabinet anglais à notre attitude dans la courte ambassade de Salvandy a été bien tardive, mais non sans valeur ; il en reste quelque chose ; on doute maintenant à Madrid de la persistance de lord Aberdeen dans la politique de lord Palmerston ; le parti révolutionnaire espagnol ne compte plus, comme il y comptait, sur la protection anglaise ; il y a un commencement de méfiance, d’hésitation, de séparation. Il faut appuyer en ce sens, lentement, doucement, de façon à ne pas aggraver, au lieu de les atténuer, les susceptibilités qui font notre embarras ; mais appuyer pourtant, car c’est en détachant l’Angleterre des révolutionnaires espagnols que nous pourrons faire quelque chose en Espagne, pour l’Espagne et pour nous-mêmes.

 J’ai causé de tout ceci, et à fond, avec M. Pageot qui est revenu de Madrid avec Salvandy, et qui connaît à merveille l’Espagne actuelle, les partis, les hommes, leur situation, leurs projets, et tout ce qu’on en doit espérer ou craindre. Il est également bien instruit de tout ce que nous pensons et voulons ici. Je vous l’envoie. Il vous mettra parfaitement au courant. Je penche à croire qu’après avoir causé avec lui, vous feriez bien de lui ménager quelque occasion de causer aussi avec lord Aberdeen, sir Robert Peel, le duc de Wellington, les hommes qu’il importe d’éclairer sur l’Espagne et sur nous-mêmes. Voyez et décidez vous-même ce qui convient et ce qui se peut. Pageot est homme d’esprit, de sens, de mesure et de discipline ; il ne fera que ce que vous lui direz.

Quand vous me l’aurez renvoyé, j’ai envie de l’envoyer également à Vienne et à Berlin pour qu’il y porte les mêmes lumières, plus celles qu’il aura acquises à Londres.

M. de Sainte-Aulaire me répondit sur-le-champ[13] :

Pageot est arrivé avant-hier. Je l’ai écouté avec grand intérêt. Rien de plus sage que votre politique, et je m’y atèle de grand cœur. Je viens de voir lord Aberdeen. Je lui ai dit que vous m’aviez envoyé une dépêche vivante, et que, s’il désirait la faire parler, je la lui livrerais volontiers. Nous sommes convenus que je mènerais M. Pageot après-demain au Foreign-Office.

L’entrevue eut lieu en effet le surlendemain, M. de Sainte-Aulaire présent, et M. Pageot s’acquitta de sa mission avec autant de mesure que de franchise. Après avoir parlé de l’état général de l’Espagne, du régent Espartero et des chances, bonnes ou mauvaises, de sa situation, il aborda la question du mariage de la reine Isabelle : Le roi, dit-il, ne recherche et ne désire point la main de cette jeune reine pour l’un de ses fils. Il n’ignore pas qu’il y a en Espagne un parti puissant qui voudrait cette union ; mais il croit devoir au repos de l’Europe le sacrifice d’une combinaison qui pourrait être considérée comme exclusivement avantageuse à la France. Cependant, en faisant sincèrement et sans arrière-pensée cette renonciation, il entend aussi, en retour, que la couronne d’Espagne ne sorte pas de la maison de Bourbon. Il y a plusieurs branches de cette maison et plusieurs membres dans chaque branche ; l’époux de la reine doit être choisi parmi eux ; le roi n’en recommande et n’en exclut aucun. — En vérité, dit lord Aberdeen, je ne comprends pas une pareille déclaration ; je ne vois pas en vertu de quel droit vous intervenez dans cette question ; la reine d’Espagne doit rester libre de choisir le mari qu’il lui plaira ; c’est une prétention exorbitante, j’allais dire contraire à la morale, que de lui imposer tel ou tel choix. — Ce n’est pas la reine elle-même, vous le savez bien, mylord, interrompit M. de Sainte-Aulaire, qui décidera cette question, mais bien le gouvernement dépositaire de son autorité, au moment où elle se résoudra. — Nous ne faisons, dit M. Pageot, que rendre exclusion pour exclusion. — Nous n’excluons personne, reprit lord Aberdeen ; c’est une affaire purement domestique dont nous ne voulons pas nous mêler. — Dans ce cas, je pourrai dire au gouvernement du roi que, si la reine Isabelle désire épouser son cousin le duc d’Aumale, vous ne vous y opposerez pas. — Ah, je ne dis pas ; il s’agirait alors de l’équilibre de l’Europe ; ce serait différent.

La discussion s’établit et se prolongea sur ce thème sans faire un pas, les interlocuteurs persistant chacun dans sa position et son argument, de valeur, à coup sûr, très inégale. M. Pageot eut, quelques jours après, avec sir Robert Peel un entretien qui offrit d’abord le même caractère : ils se contestèrent mutuellement le droit d’exclusion que tour à tour chacun d’eux réclamait. Mais peu à peu la question de droit fit place à la question de conduite et l’argumentation à la politique : Il ne s’agit pas, dit M. Pageot, d’imposer à la reine Isabelle un choix : nous ne tenons pas ce langage à l’Espagne ; nous venons à vous dans un esprit de bonne intelligence, et nous vous disons :Voici quelle sera, à l’époque d’un événement qui doit nécessairement se réaliser, l’attitude que nous commandent nos intérêts, notre honneur, notre considération dans le monde. Entendons-nous pour l’ajustement d’une question qui, si elle reste sans solution jusqu’à sa maturité, peut amener un bouleversement général. Vous jouissez à Madrid de la confiance des hommes qui disposent aujourd’hui des destinées de l’Espagne. Faites-leur comprendre la gravité de la question et la nécessité de la résoudre dans un sens qui satisfasse à la fois au bonheur de la reine, à la tranquillité intérieure de l’Espagne et à la paix de l’Europe. — Ceci, dit sir Robert Peel, est un autre point de vue. D’abord je dois vous déclarer que nous n’avons pris, avec le gouvernement espagnol actuel, aucun engagement qui aurait pour objet d’exclure la maison de Bourbon du trône d’Espagne. J’ajouterai que nous n’avons nulle intention de prendre un tel engagement, et je suis libre de dire que je trouverais fort simple que, sans intervenir de droit dans une question qu’en définitive l’Espagne doit rester maîtresse de résoudre seule, nous fissions entendre à Madrid un langage de conciliation qui disposât le gouvernement actuel d’Espagne à chercher une solution propre à satisfaire tous les intérêts. Le lendemain, au lever de la reine Victoria, M. Pageot échangea avec le duc de Wellington quelques mots sur le même sujet : Ils ont détruit dans ce pays-là tous les vieux moyens de gouvernement et ils ne les ont remplacés par aucun autre, lui dit le duc avec son bon sens ferme et bref ; il faudrait que les deux grandes puissances, l’Angleterre et la France, se concertassent pour la pacification de l’Espagne. C’est là mon avis. Avant de quitter Londres, M. Pageot eut avec lord Aberdeen une seconde entrevue dans laquelle, laissant de côté l’argument de droit, ils placèrent l’un et l’autre la question sur le terrain où elle était restée avec sir Robert Peel : en prenant congé de M. Pageot, lord Aberdeen lui serra cordialement la main et lui dit : Vous partez, j’espère, satisfait. — Je ne doute pas, reprit M. Pageot, que le gouvernement du roi ne le soit. Souffrez que je répète devant vous les assurances qu’en votre nom je vais lui porter. Vous m’avez dit :Nous n’avons pris, avec le gouvernement espagnol actuel, aucun engagement dont l’objet serait d’exclure la maison de Bourbon du trône d’Espagne. Nous ne prendrons aucun engagement de cette nature. Nous sommes disposés à nous efforcer de faire comprendre au gouvernement espagnol actuel qu’il convient à ses propres intérêts de chercher à résoudre la question du mariage de la reine Isabelle dans un sens qui satisfasse aux intérêts de tous. — C’est bien là ce que j’ai dit, lui répondit lord Aberdeen.

Après m’avoir rendu compte de sa mission à Londres, M. Pageot partit pour Vienne. Le prince de Metternich, toujours un peu pressé de déployer sa prévoyance et son influence, lui dit en le voyant : Je sais tout ce que vous avez dit à Londres ; je sais tout ce qu’on vous y a répondu. Vous désirez connaître mon opinion sur le même sujet ; je vous la dirai franchement. Je pense, comme lord Aberdeen, que vous n’avez pas le droit de dire à l’Espagne que la reine n’épousera pas tel ou tel prince, ou qu’elle en épousera tel ou tel autre : ce serait porter atteinte à l’indépendance d’un État souverain, et nulle puissance ne possède ce droit vis-à-vis d’une autre. Mais en vous niant ce droit, nous vous reconnaissons celui d’examiner jusqu’à quel point il peut vous convenir de vous opposer à l’accomplissement d’un acte que vous pouvez considérer comme hostile à vos intérêts ou menaçant pour votre sûreté ; c’est le droit de paix et de guerre qui est également un droit de souveraineté, et que je n’ai pas plus le pouvoir de vous contester que je n’ai celui de vous reconnaître le droit d’imposer votre volonté à l’Espagne. Voilà pour la question de droit. Quant à la question de fait, je vous dirai, avec la même franchise, mon opinion. Cette question ne peut se résoudre que par une transaction qui ne serait le triomphe d’aucun des deux principes qui ont lutté depuis la mort de Ferdinand VII, mais qui en serait la conciliation. Cette transaction est le mariage du fils de don Carlos avec la reine Isabelle. Mais ici se présente une autre difficulté : à quelles conditions ce mariage s’effectuera-t-il ? Si le fils de don Carlos devient seulement l’époux de la reine, il unit les deux personnes, mais il ne réunit pas les deux principes. La même chose arriverait si la reine Isabelle renonçait à la couronne pour devenir l’épouse du fils de don Carlos. Il faut donc trouver une combinaison qui confonde et les personnes et les principes. Cette combinaison se réaliserait par l’établissement d’une co-souveraineté dont l’histoire d’Espagne elle-même offre l’exemple. Hors de cette combinaison, je ne vois, je le déclare, point de solution satisfaisante à la grande difficulté si malheureusement créée par le testament de Ferdinand VII. Cette idée, je la nourris depuis longtemps, mais je ne l’avais pas encore communiquée. J’ai pensé que le moment était venu de le faire. J’ai en conséquence récemment chargé le baron de Neumann de la soumettre au cabinet de Londres. Je vous prie (ajouta le prince de Metternich en s’adressant à notre ambassadeur le comte de Flahault présent à l’entretien) d’en faire également part à votre gouvernement. Ma dépêche au baron de Neumann est du 31 mars dernier, et j’en attends la réponse vers le 18 ou le 20 de ce mois.

L’idée de M. de Metternich (c’était ainsi qu’il l’appelait, ne voulant pas lui donner le caractère d’une proposition formelle à laquelle il prévoyait lui-même peu de chances de succès) répondait très bien à sa situation en Europe et au tour personnel de son esprit. Il était toujours prêt à transiger sur les faits, non sur les principes ; il acceptait l’inconséquence pratique, non l’inconséquence rationnelle. C’était la marque d’un esprit ferme et d’un caractère prudent. A la place de ces adjectifs, j’en pourrais mettre de moins flatteurs, car les qualités et les défauts se touchent de bien près ; mais j’aime mieux voir et montrer dans les hommes éminents leurs qualités que leurs défauts. Dans la liberté d’une conversation spéculative, M. de Metternich avait raison : le mariage du fils de don Carlos avec la reine Isabelle, conclu après l’abdication de son père et au nom de l’union des droits comme des personnes, eût été, à coup sûr, le meilleur moyen de rendre à l’Espagne la paix intérieure, et de procurer à sa reine la reconnaissance de toutes les puissances de l’Europe ; mais rien n’était plus difficile et plus improbable que la conclusion de ce mariage à de tels termes ; l’histoire d’Espagne ne l’autorisait pas plus que la logique ; la reine Isabelle Ire et le roi Ferdinand le Catholique ne se contestaient rien l’un à l’autre ; ils avaient uni les royaumes de Castille et d’Aragon, et régné ensemble sur l’Espagne en mettant en commun des droits pareils. De nos jours, au contraire, les deux droits à concilier en Espagne provenaient de deux principes opposés, et leurs champions luttaient pour des systèmes de gouvernement essentiellement divers : le régime constitutionnel et le pouvoir absolu. Nous avions reconnu et nous soutenions en Espagne l’un de ces principes ; il ne s’opposait point à ce qu’après l’abdication de son père, le fils de don Carlos, non en réclamant son propre droit, mais par un acte politique, épousât la reine Isabelle ; nous ne méconnaissions point les avantages de cette combinaison pour la pacification intérieure de l’Espagne et la situation de son gouvernement en Europe ; les fils de don Carlos étaient au nombre des descendants de Philippe V ; nous étions prêts à les admettre à ce titre, pourvu qu’ils acceptassent les grands faits accomplis dans l’Espagne actuelle et que l’Espagne actuelle les acceptât eux-mêmes. Fidèle à mes instructions, M. Pageot, sans repousser absolument l’idée de M. de Metternich, la réduisit et la resserra dans ces limites : Que ferez-vous, mon prince, lui dit-il, si le mariage du fils de don Carlos avec la reine Isabelle n’est possible qu’à ces conditions ?Le fils de don Carlos aux meilleures conditions possibles, répondit M. de Metternich ; mais la politique de l’Autriche sera différente selon ces conditions. Dans notre système, nous prenons l’initiative ; nous allons partout, à Bourges, à Londres, à Madrid même. Nous sommes conséquents avec nous-mêmes ; nous ne proposons pas à don Carlos de renoncer à son droit, nous l’engageons seulement à l’unir au droit qu’on lui oppose pour les confondre tous deux. Nous pouvons lui tenir ce langage sans qu’il nous accuse de l’abandonner ; mais, dans votre système, nous ne pouvons plus nous mettre en avant ; nous ne pouvons que dire à don Carlos, s’il vient nous consulter :C’est là votre dernière chance ; acceptez-la ; elle ne se reproduira plus. — Dans le premier cas donc, nous agissons ; dans le second, nous tolérons.

La question ainsi nettement posée de part et d’autre, M. Pageot quitta Vienne et alla à Berlin. Nos ouvertures y furent bien accueillies. Le ministre des affaires étrangères, le baron de Bülow, tout en adhérant à l’idée du prince de Metternich, laissa clairement voir qu’il croyait peu au succès ; qu’à ses yeux, le désintéressement du roi Louis-Philippe pour ses propres fils suffisait à la politique européenne, et que notre principe, le mariage de la reine Isabelle avec l’un des descendants de Philippe V, ne rencontrerait à Berlin aucune objection.

Au printemps de 1842, notre position était donc prise et notre intention bien connue des cabinets qui prenaient, au mariage de la reine Isabelle, un sérieux intérêt. J’acquis, vers la même époque, la certitude que rien ne nous pressait encore d’agir en Espagne même, et de mettre en pratique à Madrid la politique que nous avions annoncée à Londres, Vienne et Berlin. Lorsque, aux premiers jours de cette même année, M. de Salvandy avait été obligé de partir de Madrid sans avoir pu y accomplir sa mission, M. Olozaga, alors ministre d’Espagne en France, avait aussi quitté Paris, n’y laissant, comme nous à Madrid, qu’un chargé d’affaires. Ses relations avec moi, pendant son court séjour, avaient été faciles, agréables et pleines, en apparence, de bon vouloir. C’était un homme d’un esprit remarquablement vif et brillant avec complaisance, remuant, souple, fertile en expédients et en mouvements au service de son ambition, sans scrupules comme sans préjugés, et enchaîné dans les liens du parti radical espagnol, quoiqu’il essayât quelquefois de s’en dégager. Il traversa Paris au mois de septembre 1842, en se rendant en Belgique et en Hollande, à raison ou sous le prétexte d’une mission commerciale. Il vint me voir à son passage, et je rendis sur-le-champ compte au roi de notre entretien : J’ai vu M. Olozaga. Ce n’est point le ministre des affaires étrangères de France qui a vu le ministre d’Espagne, c’est M. Olozaga qui est venu voir M. Guizot ; cela avait été bien dit et entendu d’avance. Je l’ai trouvé, sur les affaires de son pays, très raisonnable et très impuissant. Nous avons touché à toutes les questions. Le ministère Rodil, qui vient de se former, durera-t-il ? La reine, qui va avoir douze ans, aura-t-elle immédiatement un curateur au lieu d’un tuteur, et le choisira-t-elle elle-même ? Pensera-t-on bientôt sérieusement à son mariage ? Où en sont déjà les idées à ce sujet ? Sur tous ces points, voici le résumé de sa conversation. Il n’y a de parti pris sur rien, ni dans le gouvernement, ni dans le public espagnol. On pourrait diriger l’opinion du public et la conduite du gouvernement dans tel ou tel sens, comme on voudrait, comme il conviendrait aux relations et à la politique extérieure de l’Espagne. Le mariage avec l’un des fils de don Carlos est le seul auquel l’Espagne actuelle ne puisse, en aucun cas, être amenée ; elle y verrait un don Miguel, la ruine de toutes les institutions libérales, un péril imminent pour tous les intérêts et toutes les personnes qui, à tout prendre, bien ou mal, ont prévalu, prévalent et prévaudront en Espagne. Le mariage avec le duc de Cadix ne serait pas facile ; on l’a bien gâté. Plusieurs autres idées avaient été mises en avant, mais très légèrement ; on n’y pense plus. Le public espagnol pense très peu à cette affaire-là. L’influence anglaise est fort diminuée ; elle pèse à tout le monde ; le tête-à-tête où la France a laissé l’Espagne avec l’Angleterre n’a point nui à la France, mais il ne faut pas qu’il dure toujours ; c’est vers la France que se tourne aujourd’hui toute l’Espagne, mais il ne faut pas que la France lui tourne le dos. Tout cela délayé en paroles un peu obscures, timides, entortillées, comme d’un homme qui, au fond, n’a pas grand’chose à dire, qui voudrait pourtant qu’on crût qu’il dit quelque chose, et qui en même temps craint d’en dire trop. Je ne vois, dans tout cela, rien qui nous indique quelque chose à faire, ni qui puisse changer la situation.

Si j’essayais d’entrevoir quelque chose au fond de la pensée de M. Olozaga quant au mariage de la reine Isabelle, je dirais que j’y ai entrevu le mariage avec l’un des princes napolitains plutôt que tout autre, mais bien indirectement et vaguement.

Les choses ne restèrent pas longtemps ainsi stationnaires. En Espagne, le gouvernement d’Espartero entra dans sa phase de décadence ; les cabinets divers se succédèrent rapidement à Madrid ; une insurrection violente éclata à Barcelone ; le régent bombarda la ville qui capitula, mais qui poursuivit, sous une autre forme, ses griefs et sa résistance. Les députés catalans présentèrent aux Cortès une adresse contre les mesures du régent, qui répondit en dissolvant les Cortès. A Paris, à Londres, à Vienne, cette fermentation révolutionnaire et cet affaiblissement visible de la régence militaire au-delà des Pyrénées ramenèrent sur la scène européenne les affaires espagnoles et leurs chances d’avenir. Le 2 mars 1843, dans la discussion des fonds secrets à la Chambre des députés, M. de Lamartine attaqua vivement notre politique envers l’Espagne, l’accusant d’être incertaine, flottante, inefficace. Le moment était venu d’accepter ce débat dans sa grandeur. J’exposai toute notre pensée et toute notre conduite dans les rapports, au XIXe siècle, de la France avec l’Espagne. J’établis que nous avions constamment et efficacement soutenu l’Espagne dans ses épreuves en respectant scrupuleusement son indépendance. Je refusai de me joindre aux soupçons d’infidélité et d’usurpation qu’on élevait contre le régent Espartero, et je saisis en même temps cette occasion de remettre la reine Christine au rang qui lui était dû : Cette noble princesse, dis-je, a gouverné l’Espagne avec modération et douceur ; c’est sous son pouvoir que la liberté politique a commencé en Espagne. Elle a déployé, dans une situation bien difficile pour une femme, autant de courage que de clémence. C’est la nièce de notre roi ; elle est du sang français. Et pourtant, malgré tout cela, nous n’avons pas cru et nous ne croyons pas qu’il fût du droit et du devoir de la France d’employer la force au-delà des Pyrénées pour la remettre en possession de la régence et le parti modéré en possession du pouvoir. Nous avons un plus profond respect pour l’indépendance des nations et pour les développements, même pour les écarts de leur liberté. Nous pensons qu’il est du devoir du gouvernement français de n’employer la force que pour mettre la France elle-même à l’abri des dangers qui menacent ses grands intérêts. Il y a un point, il y a une question dans laquelle nous croyons que les grands intérêts de la France sont sérieusement engagés : nous respectons profondément l’indépendance de la nation et de la monarchie espagnoles ; mais si la monarchie espagnole était renversée, si la souveraine qui règne aujourd’hui en Espagne était dépouillée de son trône, si l’Espagne était livrée à une influence exclusive et périlleuse pour nous, si on tentait de faire sortir le trône d’Espagne de la glorieuse famille qui y siége depuis Louis XIV, oh ! alors je conseillerais à mon roi et à mon pays d’y regarder et d’aviser.

Dès qu’il arriva à Madrid, ce discours y fit une impression profonde. Favorable d’abord : Les hommes éclairés du parti modéré l’acceptent comme une garantie pour leurs principes et pour la monarchie, écrivait notre chargé d’affaires, le duc de Glücksberg[14] ; le journal El Sol, qui puise ses inspirations dans la correspondance de M. Martinez de la Rosa, le proclame hautement ce matin. Les hommes du gouvernement actuel y voient des motifs de sécurité et une réponse complète aux craintes qu’ils expriment sans cesse de nos vues de domination exclusive et absolue. Le ministre des affaires étrangères, M. Ferrer, me disait avant-hier :C’est un discours magnifique ; c’est le résumé de tout ce que je vous répète depuis un an ; vous avez enfin compris la véritable politique. — Je n’ai pu m’empêcher de trouver cette exclamation un peu naïve[15]. Quelques jours après, le mécontentement prit la place de la satisfaction : On a compris l’allusion que contient le discours de M. Guizot sur l’affaire du mariage. Dimanche, l’Espectador contenait un article violent pour repousser notre prétention qu’il considère comme une atteinte à l’indépendance nationale. Lundi, M. Ferrer venait chez moi et se plaignait de ce qu’il appelait une intervention dans les affaires de la seule Espagne..... Depuis leur défaite dans les élections pour les Cortès, je remarque, parmi les hommes de 1812 et du régent, une recrudescence de fureur contre la déclaration de M. Guizot. Cantillo, l’officier de la secrétairerie d’État, qui est bon à écouter parce qu’il est l’écho de son oncle, M. Arguelles, me disait :Nous devrons à M. Guizot une seconde guerre civile. Vous pouviez tout en Espagne, même le mariage du duc d’Aumale ; il ne fallait que respecter notre indépendance et ménager nos susceptibilités. Rien ne nécessitait votre déclaration. L’Angleterre a prononcé l’exclusion du fils de don Carlos, jamais celle d’un fils de votre roi. — Dans les deux chambres des Cortès, surtout dans le Sénat où Espartero comptait plus de partisans, mes paroles furent directement et violemment attaquées. Bientôt cependant les impressions redevinrent plus modérées et plus prévoyantes : Je remarque, écrivit M. de Glücksberg, que ni l’Espectador, ni M. Ferrer ne repoussent ouvertement la pensée d’un mariage Bourbon. Bien plus : mercredi soir, M. Ferrer m’a abordé chez M. Aston en me disant :J’ai bien relu le discours de M. Guizot, et, comme le premier jour, j’en suis fort satisfait. Au fait, cette allusion au mariage, dont je me préoccupais l’autre jour, est très voilée ; elle est présentée sans crudité et sans rudesse ; elle est bien accompagnée. Quand on arrive à traiter les questions ainsi, on est bien près de s’entendre. Voyez-vous, les formes sont beaucoup ; si je dois mourir poignardé, j’aime mieux que le manche du poignard soit doré. — Depuis quelque temps, ajoutait le duc de Glücksberg, le nom du duc d’Aumale est souvent prononcé ; bien des esprits se tournent de ce côté à mesure qu’ils se convainquent de la nécessité de prendre un Bourbon ; ils trouvent que, dans cette famille, nos princes seuls seraient en état de sauver le pays :Si vous aviez voulu, me disait M. Ferrer, nous aurions fini par vous prendre votre duc d’Aumale, malgré l’Europe. — J’entrevois cela aussi dans la pensée de M. Olozaga. Soyez bien sûr, Monsieur, que je ne me laisse entraîner par personne ; je n’ai qu’une réponse : c’est que le roi et son gouvernement ont déclaré qu’ils ne le voulaient pas[16].

Ainsi ranimée à Madrid par l’impulsion venue de Paris, la question reprit en même temps son cours actif à Londres et à Vienne ; de ces grands centres de la politique européenne, les pensées se reportèrent vers l’Espagne ; et je me trouvai à la fois en présence de l’embarras du cabinet anglais à marcher, même de loin, avec nous, et du travail du prince de Metternich pour mettre à flot son idée, sans grand espoir de l’amener au port.

L’embarras du cabinet anglais ne provenait pas seulement de ses anciennes traditions de méfiance et de lutte contre l’influence française en Espagne et de ses liens récents avec le parti radical espagnol et le régent Espartero ; il rencontrait en Angleterre même, à côté du trône, un désir, un espoir qui compliquait fort, pour lui, la question du mariage de la reine Isabelle et les négociations dont elle était l’objet. Un cousin du prince Albert, le prince Ferdinand de Saxe-Coburg, avait épousé la reine de Portugal ; il avait un jeune frère, le prince Léopold, qu’on disait intelligent et agréable ; l’idée vint en 1841, je ne saurais dire à qui d’abord et par qui, que ce prince pourrait être, pour la reine d’Espagne, un mari convenable, et que, dans le conflit des partis espagnols et des prétendants européens, il pourrait avoir des chances de succès. A part le plaisir d’orgueil et le gage d’influence que la cour de Londres devait trouver dans cette union, on faisait valoir en sa faveur un sérieux intérêt de l’Angleterre : par ses rapports et ses liens intimes avec le Portugal que des traités et des habitudes avaient comme incorporé dans sa politique, elle était fort engagée dans les affaires de la Péninsule ; la mésintelligence, les jalousies, les querelles des cours de Lisbonne et de Madrid étaient pour le cabinet de Londres une source de complications et de charges que la présence, sur les deux trônes, de deux princes de la même maison, et d’une maison unie à la couronne d’Angleterre, ferait probablement disparaître. A Londres et à Madrid, cette combinaison prit place dans les entretiens confidentiels des princes, des ministres et des agents diplomatiques. Le prince Albert en manifesta à lord Aberdeen un sentiment favorable. Le régent Espartero se montrait hautement contraire au mariage de la reine Isabelle avec tout prince de la maison de Bourbon, napolitain, lucquois, français ou espagnol : Il faut à l’Espagne, disait-il à M. Aston, un petit prince allemand, étranger aux grandes cours européennes comme aux partis espagnols ; et il lui demandait des renseignements sur les princes de la maison d’Orange, en témoignant l’espoir que la perspective de ce grand mariage les déciderait peut-être à devenir catholiques. Quoiqu’il ne le dise pas, disait M. Aston, j’ai pu reconnaître qu’il serait disposé à favoriser le mariage avec un prince de Coburg. Le duc de Glücksberg écrivait en même temps à M. Desages que le chargé d’affaires de Belgique à Madrid se remuait sans bruit, mais activement, pour cette combinaison ; qu’il lui en avait parlé à lui-même comme bien préférable, pour nous, à celle des fils de don Carlos ou de don François de Paule, et que d’autres agents diplomatiques secondaires étaient à l’œuvre dans le même but. Enfin on annonçait que le jeune prince Léopold de Coburg, dont les parents devaient aller passer quelque temps à Lisbonne, viendrait probablement faire lui-même une visite à Madrid ; et M. Olozaga se montrait préoccupé de cette perspective, aux amis de la France avec inquiétude, à ses adversaires avec empressement[17].

Dans ce travail naissant pour le mariage Coburg, rien ne nous importait davantage que de connaître la pensée du roi Léopold, le vrai chef de cette maison si rapidement ascendante et le conseiller intime du ménage royal de Windsor. J’en parlai au roi Louis-Philippe qui me dit que, sur ce sujet, ils gardaient, le roi des Belges et lui-même, une telle réserve l’un envers l’autre, qu’il ne m’en pouvait rien dire. Le roi Léopold était en ce moment à Londres. J’en écrivis à M. de Sainte-Aulaire : Vous me demandez, me répondit-il[18], ce que je sais du roi Léopold. Pas grand’chose, et pourtant j’y ai regardé de mon mieux. Il est très fin et très boutonné sur ce point. Pendant deux heures d’escrime, il a très dextrement paré mes bottes sans jamais se découvrir ; mais cette réserve même n’est-elle pas significative ? Il m’a dit qu’il ne fallait pas nous faire illusion sur les Bourbons d’Espagne, qu’ils seraient toujours hostiles à notre roi, le duc de Cadix comme les autres. Il m’a dit aussi, en m’assurant qu’il le répétait souvent à la reine Victoria et au prince Albert, pour apaiser toute rancune contre le roi, que dans une question pareille, il fallait tenir grand compte du sentiment français, et que c’était, pour notre gouvernement, un devoir de ne pas le blesser. Je me suis avancé jusqu’à dire que lord Aberdeen regardait un mariage Coburg comme une fort mauvaise combinaison pour l’Angleterre, et qu’il ne ferait assurément rien dans le sens de cette politique. J’ai ajouté que je n’étais pas aussi certain que les influences personnelles de la cour fussent tout à fait en dehors de la question. Le roi Léopold m’a répondu avec vivacité que je pouvais me rassurer complètement sur ce point, et qu’il n’y avait ni volonté, ni moyen d’agir en Espagne autrement que par la diplomatie patente. En résumé, mon impression est que le roi Léopold ne veut pas mécontenter notre roi, qu’il s’emploiera toujours en bon esprit entre nous et l’Angleterre, mais qu’après tout il est beaucoup plus Coburg que Bourbon, et qu’il ferait pour son neveu tout ce qu’il jugerait possible.

L’inertie du cabinet anglais m’en disait encore plus que les réticences du roi Léopold. Après la franche déclaration de notre politique, portée à Londres par M. Pageot, sir Robert Peel et lord Aberdeen, comme je viens de le rappeler, nous avaient promis, auprès du gouvernement espagnol, un concours indirect, lent, voilé, mais sérieux et pratique. Ils ne faisaient rien pour acquitter leur promesse : s’ils n’étaient pas favorables, comme j’en suis persuadé, au mariage Coburg, ils ne se souciaient pas non plus de s’y montrer entièrement contraires, et d’entraver les chances de succès qui pouvaient lui venir d’ailleurs. Ils maintenaient à Madrid, comme représentant de l’Angleterre, M. Aston, disciple de la politique de lord Palmerston, et qui continuait d’exercer, bien qu’avec réserve, une influence fort peu sympathique à la nôtre. Enfin, le 5 mai 1843, sir Robert Peel, se renfermant dans un principe général et absolu, tint à la Chambre des Communes un langage qui faisait complète abstraction de la politique française et en séparait celle de l’Angleterre : Exprimant, dit-il, l’opinion bien arrêtée du gouvernement anglais, il déclara que, l’Espagne étant investie de tous les droits et privilèges qui appartiennent à un État indépendant..., la nation espagnole, parlant par ses organes dûment constitués, avait le droit exclusif et le pouvoir de contracter les alliances matrimoniales qu’elle jugerait convenables.

Je n’avais garde de contester un principe en soi très vrai et légitime ; mais je ne devais ni ne voulais laisser passer sans observation des paroles auxquelles le public espagnol et européen ne manquerait pas d’attribuer un sens et des conséquences tout autres que le principe même. J’écrivis à M. de Sainte-Aulaire : Quelle est la portée de la déclaration de sir Robert Peel ? Dit-elle réellement tout ce qu’elle paraît dire ? Signifie-t-elle que, quelle que soit l’alliance matrimoniale que croiront devoir contracter la reine et la législature de l’Espagne, fût-ce même un prince français, le gouvernement anglais n’y interviendra point et ne se jugera point en droit de s’y opposer ? Si c’est là en effet l’intention de sir Robert Peel, nous n’avons rien à dire, et ses paroles, prises dans ce sens et avec cette valeur, simplifieraient peut-être beaucoup la situation de l’Espagne et la nôtre.

Mais si sir Robert Peel, en proclamant la complète indépendance de l’Espagne dans le choix du mari de la reine, persiste cependant, au fond, à en exclure les princes français, et à soutenir que l’Angleterre aurait droit de s’opposer et s’opposerait en effet à un pareil choix ; si ses paroles ne sont pas en réalité sérieuses et efficaces, si sir Robert n’a voulu, en les prononçant, que se donner auprès de l’Espagne le mérite d’un respect extérieur et apparent pour son indépendance, et retirer, de la comparaison entre ce langage et le nôtre, quelque avantage à nos dépens, alors vraiment je m’étonne, et plus j’ai de respect pour sir Robert Peel, pour son caractère et ses paroles, plus je me crois en droit de m’étonner.

Du premier moment où j’ai touché à cette question du mariage de la reine d’Espagne, je me suis imposé la loi d’apporter dans tout ce que je ferais, dans tout ce que je dirais à cet égard, la plus entière franchise. Je connaissais les préventions, les méfiances que je rencontrerais sur mon chemin. J’ai voulu leur enlever sur-le-champ tout prétexte. On nous a déclaré, non pas officiellement, mais très positivement, et sans que nous eussions rien fait qui provoquât cette déclaration, on nous a déclaré, dis-je, que l’Angleterre, dans les chances de mariage de la reine Isabelle, donnait l’exclusion à nos princes. Nous avons répondu en excluant à notre tour les princes étrangers à la maison de Bourbon. Je ne discute en ce moment ni l’une ni l’autre déclaration ; la nôtre a été faite du même droit que celle de l’Angleterre, et est fondée sur des motifs de même nature.

En la portant officieusement à la connaissance des grandes puissances européennes, et en l’indiquant à notre tribune, j’ai fait acte de loyauté envers l’Espagne, envers l’Angleterre, envers l’Europe. J’ai voulu que partout on sût d’avance, et bien nettement, quelle serait, dans cette grande question, la politique de la France.

Je n’ignorais pas que, dans nos rapports avec l’Espagne, un tel langage n’était pas sans inconvénient ; que la susceptibilité nationale s’en alarmerait peut-être, qu’on pourrait abuser des apparences pour l’exciter contre nous. Si j’avais été, comme le cabinet anglais, en confiance intime avec le cabinet actuel de Madrid, si j’avais eu sur lui une grande et habituelle influence, je me serais probablement contenté de l’entretenir à voix basse de nos intentions. Mais dans notre situation actuelle avec le gouvernement espagnol, cette façon de procéder n’était pas à notre usage, car elle n’aurait pas suffi à lui donner la conviction que nous avions besoin de lui donner. Je me suis donc décidé à accepter les inconvénients du langage public, pour remplir le devoir d’une politique loyale, prévoyante et efficace.

Au fond, et tout homme sensé n’a qu’à réfléchir un moment pour en demeurer convaincu, nous n’avons porté par là nulle atteinte à l’indépendance de l’Espagne. La nation espagnole, sa reine, son gouvernement, ses Cortès sont parfaitement libres de faire, dans cette question du mariage, tout ce qui leur conviendra. Mais les États, comme les individus, ne sont libres qu’à leurs risques et périls, et leur volonté ne saurait enchaîner celle de leurs voisins qui, à leur tour aussi et aussi à leurs risques et périls, sont libres d’agir selon leurs propres intérêts. Dire d’avance et tout haut quelle attitude on prendra, quelle conduite on tiendra si tel événement s’accomplit dans un État voisin, c’est de l’imprudence si l’on n’est pas bien résolu à tenir en effet cette attitude et cette conduite ; mais si l’on est bien résolu, c’est de la loyauté.

Plus j’y pense, moins je comprends pourquoi l’Angleterre persisterait, et, pour parler franchement, je dirai pourquoi elle persiste à marcher en Espagne dans la vieille ornière de rivalité et de lutte contre la France. C’est méconnaître, à mon avis, les grands changements survenus dans les rapports des États et dans leurs influences réciproques ; c’est compromettre le bien aujourd’hui possible pour s’épuiser en efforts inutiles contre des périls imaginaires. Et par exemple, en fait de mariages pour la reine d’Espagne, il en est un, celui du fils aîné de l’infant don François de Paule, le duc de Cadix, auquel nous n’avons aucune objection. Quelles sont celles que légitimement, raisonnablement, dans son intérêt bien entendu, l’Angleterre y pourrait opposer ? Je ne les découvre pas. S’il était reconnu, avoué que, comme nous, elle n’en a point ; si les deux cabinets, sans prétendre entraver l’indépendance de l’Espagne, laissaient paraître leur bonne intelligence sur cette combinaison, on peut croire que l’Espagne, très librement, par sa propre raison et volonté, en viendrait à l’adopter ; et bien des troubles, bien des périls peut-être disparaîtraient de son avenir. Si je prenais l’une après l’autre toutes les grandes questions qui agitent l’Espagne, j’arriverais, j’en suis convaincu, au même résultat ; je trouverais que l’accord de la France et de l’Angleterre y mettrait promptement un terme, et que ni l’Angleterre, ni la France n’ont réellement, dans l’état actuel des faits, aucun intérêt vrai et important à demeurer en désaccord. Mais que de choses sont parce qu’elles ont été, quoiqu’elles n’aient plus une raison d’être ! Je reviendrai sur ceci un de ces jours, mon cher ami, car j’ai fort à cœur de persuader lord Aberdeen et sir Robert Peel, comme je suis moi-même persuadé. Nous ferions à nos deux pays beaucoup de bien, et nous épargnerions à l’Espagne beaucoup de mal. Cela vaut la peine d’y penser.

Les hésitations et l’inertie du cabinet anglais n’étaient pas le seul obstacle que rencontrât, dans la question du mariage espagnol, notre politique ; elle courait aussi le risque d’être compromise, sinon en principe, du moins en fait, par le travail du prince de Metternich à la poursuite de son idée en faveur du fils de don Carlos. Ce travail devenait actif tout en restant secret. Le prince de Metternich en entretenait le cabinet de Londres. Il mettait en mouvement les hommes considérables de l’émigration carliste, les pressant de faire tous leurs efforts pour déterminer don Carlos à abdiquer en faveur de son fils aîné, l’infant Charles-Louis, et l’infant lui-même à tenir une attitude et un langage adaptés à la perspective qu’on voulait lui ouvrir. Il me fit communiquer par le comte Appony un long mémoire à ce sujet, en me témoignant de plus son intention d’envoyer à Bourges, où nous avions fixé la résidence de don Carlos et de sa famille, un de ses agents affidés pour agir directement et en son nom sur le prince et son fils. Je lui fis donner, par le comte de Flahault, les assurances et les facilités dont il pouvait avoir besoin pour cette mission, mais en ajoutant expressément que nous nous tiendrions tout à fait en dehors de sa tentative dont nous ne pouvions, il le savait bien, adopter l’idée fondamentale. J’écrivis en même temps au roi : M. de Metternich travaillera évidemment et travaille déjà à nous attirer hors de notre position, pour nous mettre dans la sienne et à sa suite. Si nous nous laissions faire, nous perdrions, je pense, le terrain que nous avons gagné, et nous pourrions nous trouver gravement compromis en Europe et chez nous. Le mariage du fils de don Carlos avec la reine Isabelle n’est pas impossible et aurait de réels avantages ; mais je le crois peu probable, et, à coup sûr, les inconvénients ne lui manqueraient pas. Je doute fort que les intérêts, les partis, les personnes qui, depuis trente ans, ont agité l’Espagne, et qui y prévalent depuis dix ans, trouvent jamais, dans cette combinaison, assez de sécurité pour s’y rallier. Je doute tout autant que les carlistes aient assez de bon sens pour se conduire de telle sorte que la combinaison aboutisse, et que, si elle aboutissait, elle se maintînt. Je les trouve bien encroûtés, bien disposés, dès qu’ils se croiraient un peu maîtres, à reprendre toutes leurs prétentions, toutes leurs maximes absolutistes. D’abord une extrême répugnance et méfiance de leurs adversaires, puis une nouvelle guerre civile pourraient bien être au bout de cela ; et une guerre civile, même une simple lutte de partis en Espagne, dans laquelle le gouvernement espagnol aurait le drapeau absolutiste et fanatique, et l’opposition le drapeau constitutionnel, une telle lutte serait pour nous un énorme embarras, et pour l’Angleterre un moyen infaillible de reprendre en Espagne toute son influence et d’entretenir là, contre nous, un foyer révolutionnaire très incommode. Il nous importe donc extrêmement de ne prendre en aucune manière la responsabilité d’une combinaison qui entraîne de telles chances. Nous avons déclaré notre principe dans la question du mariage, les descendants de Philippe V. Les fils de don Carlos sont du nombre. Nous ne pouvons ni ne devons les exclure. Si le cours des choses les amène, si l’Espagne les accepte, nous devons être en mesure de les accepter aussi, et de les accepter convenablement, sans avoir fait, à leur égard, aucun acte de répulsion ou seulement de malveillance. Mais là, je crois, doit se borner notre rôle. Nous pouvons recevoir de l’Espagne ce mariage-là ; elle ne doit pas le recevoir de nous.

Pendant que nous étions aux prises avec ces plans et ces embarras diplomatiques, les événements se précipitaient en Espagne et faisaient prendre, à toutes les questions et à toutes les situations dans les affaires espagnoles, une face nouvelle. Après trois ans à peine d’un gouvernement tour à tour faible et violent, honnête dans son intention générale envers sa reine et son pays, courageux à l’heure du combat, quel que fût l’ennemi, mais dénué de toute prévoyance comme de toute fermeté politique, et instrument modéré de mauvais desseins qu’il ne partageait pas, le régent Espartero était attaqué, renversé, poursuivi, chassé d’Espagne par tous les partis unis contre lui, par les radicaux comme par les modérés, par les villes comme par les campagnes, par l’armée qui avait fait sa fortune comme par les Cortès qu’il venait de convoquer, par M. Olozaga comme par les généraux Narvaez et Concha ; et, le 29 juillet 1843, il s’embarquait en toute hâte à Cadix pour se réfugier en Angleterre où il recevait de convenables et froids témoignages de condoléance. Sa chute était, pour le gouvernement anglais, un grand déplaisir et un sérieux avertissement : J’ai dîné hier auprès de lord Aberdeen, m’écrivait M. de Sainte-Aulaire[19] ; il est visiblement fort troublé des affaires d’Espagne. Je le conçois, car c’est un rude échec pour la politique whig que le cabinet tory a eu la faiblesse de faire sienne. Les désappointements disposent à la mauvaise humeur. Cependant, après quelques boutades, l’esprit juste et honnête de lord Aberdeen reprend le dessus. Il m’a parlé en commençant des généraux christinos partis de France pour l’Espagne avec des passeports français, puis de sept mille fusils débarqués par nous sur la côte d’Espagne. Je lui ai demandé s’il voulait sérieusement imputer à l’argent et aux intrigues de la France le soulèvement général des Espagnols contre Espartero. Il a reconnu de bonne grâce et en propres termes que cette accusation serait absurde et au niveau, tout au plus, d’une polémique de journaux. — La vraie cause de la chute du régent, ai-je repris, c’est qu’il n’avait pas en lui les conditions d’une existence durable. Nous les lui aurions souhaitées, et alors nous nous serions, comme vous, compromis pour le soutenir ; mais nous n’avons pu vous suivre dans une route qui conduisait là où vous voilà arrivés. Est-ce nous qui avons eu tort ?Lord Aberdeen a répondu en rechignant un peu :Possible que non. — J’ai rappelé encore que, depuis plusieurs mois, voyant s’approcher des événements que vous désiriez sincèrement prévenir, vous m’aviez chargé d’offrir votre coopération sincère sur des bases convenues, et que mes instances n’avaient point été accueillies. — Puisque vous allez en France, m’a dit lord Aberdeen, rapportez-nous bien exactement quels sont les intentions et les projets de votre gouvernement quant à l’Espagne. — Nos vues ont été souvent proclamées, ai-je répondu ; vous ne pouvez les ignorer. Nous voulons une Espagne indépendante, tranquille et conséquemment monarchique. Quant à nos projets, c’est-à-dire quant aux moyens d’atteindre le but, une crise telle que celle-ci n’est pas le moment de les former ; il faut laisser les choses prendre une assiette quelconque ; mais quoi qu’il arrive, le concert de l’Europe me semble le seul moyen d’assurer en Espagne la durée d’un ordre de choses quelconque. — Je le crois aussi, a répliqué lord Aberdeen. Ainsi a fini notre conversation.

Je ne tardai pas à recevoir de lord Aberdeen lui-même la confirmation du changement que les événements d’Espagne avaient apporté dans les dispositions du gouvernement anglais. Le 24 juillet 1843, lord Cowley vint me communiquer une longue dépêche, en date du 21, dans laquelle, après quelques observations sur l’appui que les insurgés contre Espartero avaient, disait-on, trouvé en France, lord Aberdeen finissait par nous proposer, sur les affaires d’Espagne, le concert que nous lui avions proposé deux mois auparavant : On ne peut espérer, disait-il, que les passions qui ont si longtemps fait rage en Espagne se calment immédiatement ; mais si les gouvernements liés à l’Espagne par leur position, des intérêts communs et d’anciennes alliances, spécialement les gouvernements de la Grande-Bretagne et de la France, s’unissaient sérieusement et consciencieusement pour aider l’Espagne à établir et à maintenir un gouvernement stable, on ne peut guère douter qu’en peu de temps la tranquillité ne fût rendue à ce malheureux pays, et que ses habitants ne pussent goûter, comme les autres États de l’Europe, les bienfaits de la prospérité intérieure et du bien-être domestique. Le gouvernement de Sa Majesté propose donc que les gouvernements anglais et français unissent leurs efforts pour arrêter le torrent de discordes civiles qui menace de bouleverser encore une fois l’Espagne, et qu’ils prescrivent l’un et l’autre, à leurs agents diplomatiques à Madrid, d’agir dans un amical et permanent accord pour faire prévaloir les bienveillants desseins de leurs deux gouvernements à cet égard.

J’acquis en même temps la certitude que, sur la question spéciale du mariage de la reine Isabelle, lord Aberdeen s’était expliqué avec le prince Albert de façon à écarter l’idée du prince Léopold de Coburg : Avec la chute du régent, lui avait-il dit, les prétentions de ce prince perdent, je crois, leur meilleur appui. Le régent avait, dans ces derniers temps, tourné sa pensée vers un prince de la maison d’Orange comme le mari qui convenait le mieux à la reine. Non par aucune préférence pour cette maison, mais pour échapper au reproche d’être asservi à l’influence de l’Angleterre : reproche le plus grave que, dans la lutte soulevée contre lui, le régent ait encouru. Il serait difficile de faire voir, dans le prince Léopold, autre chose qu’un choix fait dans l’intérêt de l’Angleterre, et sa parenté avec la cour de Lisbonne, qui devrait être pour lui une recommandation, tournerait contre lui.

Quelques semaines après ces déclarations diplomatiques, la visite de la reine Victoria au château d’Eu nous fut un indice encore plus clair des dispositions du cabinet anglais. Je ne doutai pas que les récents événements d’Espagne n’eussent contribué à déterminer cette démarche aussi significative qu’inattendue. La chute d’Espartero était la chute de l’influence anglaise et probablement le retour de l’influence française en Espagne. Le gouvernement anglais avait besoin de sonder à fond nos desseins, de faire envers nous un acte de bon vouloir pour s’assurer du nôtre, et d’apprécier à quel point serait possible le concert qu’il se décidait enfin à désirer, entre lui et nous, sur les affaires espagnoles. Les conversations de lord Aberdeen avec le roi et avec moi le satisfirent au-delà de son attente, et même avec quelque surprise. Non seulement parce que, dans l’intimité du tête-à-tête, nous lui répétâmes, le roi et moi, en en développant les motifs, tout ce que nous lui avions fait dire sur notre résolution de ne pas aspirer, de nous refuser même au mariage d’un fils du roi avec la reine Isabelle, mais parce qu’il acquit, dans ces entretiens, la conviction que notre politique, générale et spéciale, était sincère et serait aussi constante que sensée. Nous nous quittâmes charmés de nous être librement ouverts l’un à l’autre et pénétrés, l’un pour l’autre, d’une affectueuse confiance. On ne saurait dire à quel point les plus grandes et plus difficiles affaires des peuples seraient simplifiées si les hommes qui les dirigent se connaissaient assez bien et s’estimaient assez pour compter sur la vérité de leurs paroles mutuelles et sur la conformité de leurs actes avec leurs paroles.

Les événements mirent bientôt à l’épreuve les rapports intimes qui venaient de s’établir entre les deux cabinets et leurs mutuelles dispositions. Le gouvernement provisoire qui s’était formé contre Espartero le déclara déchu de la régence et convoqua immédiatement les Cortès pour faire confirmer par le pays la crise accomplie par l’insurrection. Les modérés qui, depuis la chute de la reine Christine, s’étaient abstenus de prendre part aux élections, rentrèrent dans l’arène électorale et, sinon en majorité, du moins en grand nombre, dans l’arène parlementaire ; leurs chefs reconnus, MM. Martinez de la Rosa, Narvaez, Pidal, Mon, Isturiz, Concha, furent élus. Ils se conduisirent avec esprit et mesure, laissant aux radicaux qui venaient de renverser Espartero le premier rang dans la victoire comme dans la lutte, et les secondant sans chercher à les remplacer. M. Olozaga qui, dans les Cortès précédentes, avait été l’un des plus ardents ennemis d’Espartero, fut élu président du Congrès. Le premier acte des Cortès, dès qu’elles se réunirent, fut de déclarer la reine Isabelle majeure ; en avançant ainsi de onze mois sa majorité constitutionnelle, on coupait court à toute prétention de l’ancien régent, et on remettait en vigueur le régime monarchique. Ces coups décisifs accomplis, le cabinet honnête et hardi, mais peu considérable et peu capable, qui y avait présidé se retira, et l’éminent orateur du parti progressiste, M. Olozaga, quitta la présidence du Congrès pour former un cabinet nouveau. Mais autour de ce cabinet à peine formé et jusque dans son sein éclatèrent presque aussitôt les prétentions rivales, les méfiances mutuelles, les ambitions et les haines des partis et des personnes ; le flot montant portait au pouvoir les modérés ; les Cortès nouvelles leur étaient de jour en jour plus favorables ; l’un de leurs chefs, M. Pidal, avait été élu président du Congrès en remplacement de M. Olozaga. L’un des membres du nouveau cabinet, le général Serrano, ministre de la guerre, donna sa démission. Se sentant ainsi menacé, M. Olozaga, sans en délibérer avec ses collègues, prit soudainement et à lui seul la résolution de dissoudre les Cortès, dans l’espoir que des élections nouvelles en amèneraient d’autres plus fidèles ou plus dociles au parti radical ; et, le 30 novembre 1843, le duc de Glücksberg m’adressa cet étrange récit :

Hier matin, en allant prendre l’ordre, le général Narvaez demanda à la reine, qu’il trouva fort agitée, si elle avait accepté la démission du général Serrano. Sa Majesté répondit que non, mais qu’elle avait signé, et signé de force, un décret qu’elle regrettait amèrement. Le général lui demanda lequel ; elle répondit : Celui de la dissolution des Cortès. Le général la pria alors d’expliquer ce qu’elle venait de dire et la violence dont elle avait été l’objet. Sa Majesté lui raconta que la veille, à neuf heures du soir, M. Olozaga était entré dans son cabinet et lui avait présenté un décret en la priant de le signer. Elle lui avait demandé ce que c’était ; il lui avait répondu :La dissolution des Cortès. — Elle s’était écriée :Je n’ose pas signer cela. — M. Olozaga avait vivement insisté ; elle avait vivement persisté dans son refus, et avait fini par se lever pour sortir. M. Olozaga s’était alors élancé et avait fermé une porte ; elle avait voulu gagner la seconde, il l’avait immédiatement fermée ; elle était alors revenue à son bureau et s’était assise en croisant les bras ; il s’était approché d’elle, lui avait passé le bras autour de la taille et lui avait dit en souriant :Oh ! Votre Majesté voudra bien signer. — Elle avait répondu négativement, et alors il lui avait pris le bras avec force et, lui mettant une plume dans la main, il lui avait dit :Il faut que Votre Majesté signe. — Elle avait eu peur et avait signé.

Le général Narvaez sortit de chez Sa Majesté fort ému, et, après s’être entendu avec quelques amis, le président du Congrès et plusieurs vice-présidents, il retourna à cinq heures chez Sa Majesté et l’engagea à appeler le président du Congrès. Elle le fit prévenir ; il vint aussitôt, et Sa Majesté lui répéta tout ce qu’elle avait dit au général Narvaez. Elle était encore émue et tremblante. M. Pidal, à qui Sa Majesté demandait conseil, demanda la permission de s’entendre avec les vice-présidents, de les amener chez Sa Majesté et de ne traiter la question que devant eux. A huit heures du soir, M. Pidal, président, MM. Alçon, Quinto, Mazarredo et Gonzalès Bravo, vice-présidents, étaient chez Sa Majesté. M. Ros de Olano, député et secrétaire de Sa Majesté, avait été amené et attendait dans une voiture. La reine répéta le récit qu’elle avait fait au général Narvaez, et, reprenant un peu courage, elle y ajouta de nouveaux détails. Les président et vice-présidents, animés d’une indignation qu’augmentait l’état de terreur dans lequel Sa Majesté était encore, lui conseillèrent d’appeler celui des ministres qui lui inspirait le plus de confiance ; elle désigna le général Serrano ; il vint à l’instant, et, d’accord avec lui, ils engagèrent la reine à signer deux décrets : la révocation de la dissolution des Cortès, qui n’avait pas encore été communiquée au ministre de la justice, et la destitution de M. Olozaga de la présidence du conseil et du ministère d’État, pour des raisons dont Sa Majesté se réservait la connaissance. M. le ministre de la marine arriva sur ces entrefaites ; on lui fit part de ce qui se passait, et, après quelques scrupules qui lui étaient inspirés par sa position de collègue de M. Olozaga, il se décida à contresigner les deux décrets. M. Olozaga, ignorant ce qui se passait, se présenta en ce moment, à dix heures du soir, à la porte du cabinet ; la reine se mit à trembler et voulut fuir : on chercha à la calmer ; mais elle déclara que, si on le faisait entrer, elle mourrait de peur ; et elle voulut que le gentilhomme de service, M. le duc d’Ossuña, lui annonçât sa destitution. Il reçut cette nouvelle avec un trouble marqué, sortit des appartements et n’a pas reparu. Les deux décrets, ou l’un d’eux au moins, paraîtront demain dans la Gazette.

Tels sont, Monsieur le ministre, les faits tels qu’ils m’ont été rapportés par l’un des témoins. J’ai vu ce matin presque toutes les personnes qui avaient assisté à cette scène : leur témoignage est unanime. J’ai cru de mon devoir de me rendre également chez M. Olozaga ; je l’ai trouvé très calme, ou du moins affectant de l’être : il m’a dit que tout ceci n’était qu’une infâme calomnie, inventée par des gens dont le décret de dissolution devait déjouer les intrigues ; que, loin de faire violence à la reine, il avait reçu d’elle, ce jour-là même et en ce moment-là même, une preuve particulière de sa bienveillance, et qu’on n’avait pu lui faire raconter cette fable qu’en abusant de sa faiblesse, car son attachement pour lui était connu. Il dit aussi que cette intrigue, semblable à quelques-unes qu’il avait déjà découvertes, était conduite par le général Narvaez, et avait pour but de mettre le pouvoir entre les mains des modérés. Il parle de rallier les progressistes, ignorant pour le moment qu’ils expriment hautement leur indignation. Enfin son langage est menaçant : il ne se défend que par des négations et il attaque la marquise de Santa-Cruz. Pourtant tous les témoignages sont les mêmes : tous ont trouvé, dans l’accent de la reine, un caractère de vérité inimitable. Je ne puis en ce moment que rapporter les faits à Votre Excellence ; le temps seul nous instruira de la vérité.

A côté de ce rapport du duc de Glücksberg, je place le récit de M. Olozaga lui-même, adressé de Madrid à l’ambassade d’Angleterre à Paris et transmis par lord Cowley à son gouvernement. Je suis allé, dit M. Olozaga, chez la reine, le 28 novembre, à quatre heures de l’après-midi. J’avais dans mon portefeuille plusieurs décrets que je portais à la signature de Sa Majesté. Je lui lus à haute voix celui de la dissolution des Cortès. Cette lecture achevée, la reine me demanda pourquoi je voulais dissoudre les Cortès. Je répondis à Sa Majesté que ce n’était qu’une précaution prise d’avance, et que mon intention était de ne faire usage du décret qu’au cas où la mesure deviendrait nécessaire. La reine signa alors le décret, de bonne et franche volonté, sans faire aucune observation, et continua à en signer d’autres. Lorsque Sa Majesté eut fini, elle me remit un papier en me disant :Donne la croix de Charles III à mon maître de musique dont voici le nom (M. Valdemora). — Là-dessus je me disposai à prendre congé de la reine ; mais elle me retint en me disant :Attends, je vais te donner des bonbons pour ton enfant. — En effet, Sa Majesté m’en donna. Voilà tout ce qui s’est passé entre la reine et moi, ni plus, ni moins ; et depuis je n’ai pas eu l’honneur de la revoir. Le lendemain 29, je dis à tout le monde que j’avais la signature de la reine pour dissoudre les Cortès en cas de besoin, et que je m’en servirais si les modérés essayaient de tenter une réaction et des coups d’État, pour faire proclamer provisoirement la reine absolue, afin d’opérer des changements dans la constitution. Comme je n’avais caché mes desseins à personne, les modérés, lorsqu’ils les connurent, trouvèrent moyen, dans la journée même, de s’emparer de l’esprit de la reine, et c’est ainsi qu’à quatre heures de l’après-midi, vingt-quatre heures après la signature, ils réussirent à nouer l’intrigue que tout le monde connaît.

Entre deux récits si contraires, où était la vérité ? Aujourd’hui même, vingt-trois ans après l’événement, des hommes bien instruits et impartiaux ont des doutes sur la scène du 28 novembre 1843 entre M. Olozaga et la jeune reine, et soupçonnent quelque exagération dans les détails qui s’en répandirent le lendemain. Quoi qu’il en soit, deux faits restent certains : d’abord le décret de dissolution des Cortès inopinément présenté à la reine, à l’insu du conseil des ministres, et signé par elle avec hésitation et répugnance ; ensuite le vif sentiment de surprise et d’indignation suscité par le bruit de ce qui s’était passé entre la reine et M. Olozaga, sentiment éprouvé et manifesté non seulement par le public et les modérés, mais par beaucoup de progressistes eux-mêmes. Ce fut un jeune journaliste, naguère ardent radical et connu par ses attaques contre la reine Christine, M. Gonzalès Bravo, qui se chargea de former et de présider le nouveau cabinet appelé à remplacer et à poursuivre M. Olozaga. La demande de mise en accusation de ce dernier devant le Sénat fut formée dans le Congrès ; le gros du parti progressiste le soutint, et il se défendit lui-même, d’abord avec adresse, bientôt avec un emportement mêlé à la fois de colère et de crainte. Après de violents et longs débats, la Chambre vota, à 101 voix contre 48, un message pour exprimer à la reine les vœux qu’elle formait pour son bonheur, et lui dire combien elle ressentait l’acte peu délicat dont la reine avait été victime dans la nuit du 28 novembre. A ce vote, et avant que les poursuites en accusation devant le Sénat eussent commencé, M. Olozaga prit l’alarme, ne parut plus au Congrès et se retira en Portugal. Sa question personnelle restait en suspens, mais la question politique entre les partis était résolue : les progressistes étaient décriés et vaincus dans la personne de leur chef parlementaire, comme ils l’avaient été naguère dans la personne du régent, leur chef militaire ; sous l’empire du sentiment public et par l’entremise hardie d’un jeune progressiste conquis à la cause de la jeune reine, le pouvoir passait aux mains du parti modéré.

Le cabinet anglais ne se méprit point sur la valeur de ce mouvement espagnol et ne s’obstina point à en combattre les conséquences ; il rappela de Madrid son ministre M. Aston, trop engagé dans la cause d’Espartero, et M. de Sainte-Aulaire m’écrivit[20] : J’ai oublié de vous dire qu’avant de partir de Madrid, M. Aston a reçu de l’infante doña Carlotta[21] la déclaration qu’elle et son mari s’engageaient à quitter l’Espagne si un de leurs fils épousait la reine. Lord Aberdeen, qui m’a donné, il y a quelques jours, ce renseignement, ne revient pas volontiers sur les affaires d’Espagne : non qu’il soit le moins du monde en dissentiment avec vous, mais le mauvais succès de l’intervention de son prédécesseur en Espagne lui est à présent démontré. Il se reproche d’avoir trop longtemps marché dans la routine. Il vous abandonne aujourd’hui le premier rôle, et vous assistera au besoin, dans une certaine mesure, mais il se tiendra le plus possible à l’écart.

Depuis la chute d’Espartero, je pressentais cette situation et je m’y préparais ; nous étions près de reprendre en Espagne notre place et notre rôle naturels ; il nous fallait à Madrid un ambassadeur capable de les bien comprendre et d’en porter le poids. Ma pensée s’était arrêtée sur le comte Bresson, notre ministre à Berlin, et le roi adopta très volontiers ma proposition. C’était un homme d’un dévouement éprouvé, d’un esprit droit, net et ferme, d’un caractère plein de passion et d’empire ; observateur sagace sans subtilité, acteur vigilant et ardent avec persévérance, quoique sujet à des accès d’abattement et d’inquiétude ; digne et fier avec les étrangers, discipliné et fidèle avec ses chefs ; incessamment préoccupé du but public qu’il poursuivait, et capable de beaucoup risquer pour l’atteindre, quoiqu’il fût aussi très préoccupé de lui-même et de sa fortune ; propre à réussir dans les choses grandes et difficiles, car il en aimait la grandeur, mais sans rêverie ni chimère, et en ne négligeant aucune occasion, aucun moyen de faire servir les petites choses à son succès. Dès 1842, je lui avais fait entrevoir l’ambassade d’Espagne comme le poste auquel je le destinais, et je l’avais tenu au courant des questions et des incidents qui s’y rapportaient. Il y fut nommé le 6 novembre 1843, et ne partit pour Madrid que trois semaines après, quand les Cortès eurent déclaré la reine Isabelle majeure, et rendu ainsi à l’ambassade de France auprès d’elle son éclat. Il y tombait au milieu de la crise et de l’imbroglio entre la reine, M. Olozaga, M. Gonzalès Bravo, les Cortès, les progressistes, les modérés, et il y trouvait pour instruction ce court billet de moi[22] : Je ne comprends pas bien ; j’attends. C’est de la vraie comédie espagnole, des coups de théâtre, des intrigues croisées, des réticences, des énigmes. On ne fait pas avec cela de la bonne politique. Vous m’expliquerez tout. Un seul mot aujourd’hui, que vous vous serez bien dit vous-même et que je vous dis pour me satisfaire. N’épousez aucune querelle, aucune coterie, aucun nom propre. Tenez-vous en dehors et au-dessus de toutes les rivalités. Veillez sur la reine, soutenez le gouvernement de la reine. Je ne puis vous dire aujourd’hui que des généralités, mais il y a des moments où c’est dans les généralités qu’il faut se tenir. Vous avez un grand et beau rôle à jouer. Au milieu de cette confusion, vous serez le représentant, l’interprète de la sagesse française, de l’amitié française. J’espère, je devrais dire je compte que l’Angleterre se maintiendra à côté de nous. C’est un théâtre bien différent de Berlin, de bien autres affaires et de bien autres hommes. Vous n’y réussirez pas moins bien.

La réponse de M. Bresson, sa première lettre de Madrid, fut singulièrement perplexe et triste[23] : Je suis arrivé ici hier, quelques heures avant votre lettre du 3. Il n’est sorte de tribulations, d’épreuves, d’accidents que nous n’ayons subis. J’ai passé par les plus cruelles inquiétudes pour les êtres qui me sont le plus chers. Les routes sont infestées de brigands, et quelques relais très dangereux, que nous parcourions de nuit, avaient été par méprise laissés sans escorte. Mon fourgon a été versé, une roue brisée ; nous l’avons relevé à grand’peine, et Iturbide, excellent courrier de Bayonne attaché au service de l’ambassade, a abandonné sa voiture sur la route pour nous prêter ses roues. Nous avons ainsi gagné Madrid. Je ne veux pas appuyer sur mes impressions ; c’est maintenant que je mesure toute l’étendue du sacrifice que j’ai fait à vos désirs ; l’existence la plus heureuse et la plus douce a fait place à la plus pénible, à la plus agitée. Je remplirai mes devoirs sans espoir de succès. La situation a empiré plutôt qu’elle ne s’est améliorée depuis les rapports excellents que vous a adressés M. de Glücksberg. Nous n’y voyons encore que des issues funestes. Épuisé d’anxiété et de fatigue, occupé de me caser d’une manière qui restera bien peu confortable, je n’ai pu causer qu’avec votre aimable chargé d’affaires ; pour la première fois, il est presque entièrement découragé. Je sens la sagesse de vos conseils ; je ne veux épouser aucune passion, aucun nom propre ; si l’impartialité peut être maintenue, j’y resterai fidèle ; mais je ne puis rien promettre, rien garantir que ma bonne foi et mon dévouement. Pour mon bonheur, j’en ai vu le terme le jour où j’ai quitté Berlin.

Je ne m’inquiétai pas beaucoup de cette boutade ; sans avoir encore vu M. Bresson à l’œuvre dans sa nouvelle situation, je le connaissais assez pour savoir qu’il était de ceux qui, en entrant dans une carrière périlleuse, peuvent être un moment troublés, tant ils ont soif du succès, mais qui, une fois engagés dans la lutte, s’y portent avec passion et ne songent plus qu’à vaincre. Il avait quelque droit de s’inquiéter en entrevoyant la scène ouverte devant lui, car elle était pleine d’agitation, d’obscurité, de pièges, de péripéties imprévues, et il était destiné à y vivre au milieu d’orages soudains et de complications sans cesse renaissantes. C’est le caractère des peuples du midi, surtout des Espagnols, que le long régime du pouvoir absolu et l’absence de la liberté politique n’ont point éteint en eux l’ardeur des passions, le goût des émotions et des aventures, et qu’ils déploient avec une audacieuse imprévoyance, dans les intérêts, les incidents et les intrigues de leur vie personnelle, la fécondité d’esprit et l’énergie dont ils n’ont pas appris à trouver dans la vie publique l’emploi réfléchi et la satisfaction mesurée. Le général Narvaez, le général Serrano, M. Gonzalès Bravo, M. Olozaga et presque tous les hommes importants à Madrid, modérés ou progressistes, étaient de cette trempe et nourris dans ces habitudes. A peine entré en relation avec eux et en présence de leurs luttes personnelles, M. Bresson passa de sa première émotion de tristesse à un état de fièvre qui le rendit presque malade : La jalousie, l’ambition et la vengeance, m’écrivait-il[24], sont les principaux mobiles des hommes qui figurent ici sur la scène politique. Je ne fais exception pour aucun parti ; haïr, se satisfaire et se venger, ils ne voient rien au delà. A peine ai-je réussi à rapprocher le général Narvaez du ministère Gonzalès Bravo, et à faire en sorte qu’ils se présentent unis devant la reine Christine près de revenir, qu’il faut que je me mette en campagne pour rapprocher le ministère du général Narvaez. Les ministres nourrissent et entretiennent soigneusement le ressentiment que leur a inspiré le mouvement de malveillance du général, et ils ajournent la revanche qu’ils comptent prendre jusqu’à ce qu’ils aient acquis la faveur de la reine-mère et affermi leur assiette ; alors ils essayeront de le supplanter, et déjà même ils sont, dans ce but, entrés en négociation avec le général Alaix. Et ils y mettent tant de prudence que le propos m’en est revenu d’une partie de chasse à Aranjuez, et de la source la plus infaillible. Autre bévue et non moins lourde : hier leur journal, le Corresponsal, en élevant les ministres actuels aux nues, parle avec le plus grand mépris des modérés, de l’appui desquels ils ne peuvent se passer et sans l’appui desquels ils ne vivraient pas une heure ; il les qualifie d’hommes pusillanimes, gastados, et dont la faiblesse consumada, el prestigio enervado, la cobardia excubierta sont connues. Est-il possible de se montrer, dans une situation plus hérissée de périls, plus mal à propos confiants et plus fatalement hostiles ? Je fais arriver à M. Bravo les paroles suivantes :Si le ministère ne renonce pas à ses projets sur le général Narvaez, et s’il publie un second article comme celui d’hier, il ne se passera pas quinze jours avant qu’il ait perdu tous ses appuis, et j’en serai désolé. — Déjà des chefs modérés très impartiaux et très bienveillants sont indignés et vont grossir les rangs des modérés impatients. Quels esprits ! et comme ils entendent le dévouement au trône et au pays ! Je vais me mettre à refaire ma toile ; rétabli ou non, je serai à Aranjuez.

Les Espagnols à part, M. Bresson eut affaire, dès ses premiers pas, à une relation et à un homme d’une tout autre nature. En rappelant M. Aston de son poste, lord Aberdeen lui avait donné pour successeur, comme ministre d’Angleterre à Madrid, sir Henri Bulwer, naguère premier secrétaire de l’ambassade anglaise à Paris, et il était arrivé à Madrid trois semaines après M. Bresson. C’était un homme de beaucoup d’esprit et d’un esprit aussi étendu que fin, capable de saisir et de servir les grandes combinaisons de la politique de son pays, mais plutôt en observateur pénétrant qu’en acteur efficace. Il excellait à démêler les pensées, les dispositions, le travail plus ou moins caché des politiques avec qui il traitait ; mais il n’acquérait, là où il résidait, que peu de consistance et d’influence ; il avait plus d’adresse que d’autorité, plus d’activité souple que de volonté forte, et il mettait un peu sceptiquement en pratique les instructions de son gouvernement, sans poursuivre avec ardeur un but déterminé et dont il fît sa propre affaire. Il était d’ailleurs, au fond, de l’école et de la clientèle de lord Palmerston ; et lord Aberdeen, en l’envoyant à Madrid, avait plus songé à se mettre un peu à couvert dans le Parlement et les journaux anglais, qu’à se donner un agent sûr dans la politique d’entente cordiale qu’il adoptait envers nous. Les ministres anglais et français, écrivait-il à lord Cowley[25], se sont trop appliqués à se contrebalancer et à s’entraver mutuellement ; il est temps que cette espèce d’antagonisme cesse, car il a beaucoup nui à l’Espagne et nous a fort peu servi à nous-mêmes. Il est vrai que les deux gouvernements anglais et français sont chacun assez puissants pour faire la ruine de l’Espagne, mais il faut la cordiale coopération de l’Angleterre et de la France pour assurer sa prospérité. Sir Henri Bulwer était très capable de tenir lord Aberdeen au courant de l’état des esprits, des affaires et des menées de tout genre à Madrid, mais très peu propre à s’entendre réellement avec M. Bresson, et à exercer, de concert avec lui, l’action commune dont lord Aberdeen proclamait la nécessité. A raison de leur caractère intime encore plus que de leur situation politique, les rapports de ces deux hommes, en restant toujours convenables, ne pouvaient être sympathiques, ni répondre à la mission de confiant accord dont ils étaient chargés. Je ne citerai qu’un exemple de leur disposition mutuelle, exemple significatif bien que frivole. Trois mois à peine après leur arrivée et leur établissement à Madrid, M. Bresson m’écrivait[26] : Il faut que je vous amuse : voici un billet original de Bulwer tel que je l’ai reçu. J’ai pris un papier de même format, dont j’ai déchiré le bord, sur lequel j’ai versé autant d’encre, et écrit au crayon ce que vous trouverez sur le verso[27]. Admirez-vous le tact de la demande et le bon goût de la forme ? Je lui ai adressé mon billet plié de même, aussi peu cacheté, et par son domestique. Il y a un bon vieux proverbe français auquel il faut avec grande étude se tenir : familiarité engendre mépris. Je vis bien avec lui ; mais il n’est pas élevé et ses salons sont mal peuplés. Soyez tranquille ; il ne vous viendra pas d’embarras de moi ; mais il peut vous en venir de lui. C’est à moi de réussir à les détourner ou à les diminuer.

Je ne fus pas surpris de cette déplaisance mutuelle, dès leur début, entre ces deux hommes officiellement appelés au bon accord. J’avais pressenti la difficulté de leurs relations, et je m’étais empressé de mettre M. Bresson sur ses gardes contre ce péril : Soyez toujours bien avec Bulwer et pour lui, lui avais-je écrit[28] ; rendez-lui de bons offices ; ne fermez point l’œil sur ses arrière-pensées, ses petites menées, ses oscillations, et tenez-moi toujours au courant ; mais qu’il n’en paraisse rien dans vos rapports avec lui, dans votre langage sur lui. Vous avez vu le bon, très bon langage de lord Aberdeen. C’est là l’essentiel. Prenez cela pour le symptôme assuré et le vrai diapason des intentions et des rapports des deux gouvernements. Que Bulwer, comblé de vos bons procédés, de vos bons offices, ne puisse, s’il fait des fautes et subit des échecs, s’en prendre qu’à lui-même. L’entente cordiale n’est pas, je le sais, un fait de facile exécution sur tous les points et tous les jours. C’est pourtant le fait essentiel de la situation générale, et je m’en rapporte à vous pour le maintenir au-dessus des difficultés locales qui pèsent sur vous.

L’une de ces difficultés se manifesta immédiatement. En même temps que MM. Bresson et Bulwer arrivaient à Madrid, un cri s’élevait partout en Espagne : La reine Christine ! la reine Christine ! Ce n’était pas seulement le cri du parti modéré vainqueur qui redemandait son premier et puissant chef ; c’était le vœu des honnêtes Espagnols indignés de l’attentat imputé à M. Olozaga, et pressés de revoir la mère à côté de sa fille, encore enfant quoique mise en possession du pouvoir royal. La perspective de ce retour prochain de la reine Christine inspirait au cabinet anglais un vif sentiment de déplaisir et de méfiance. C’était un pas de plus dans le déclin de l’influence anglaise en Espagne. On craignait à Londres non seulement des réactions personnelles contre les progressistes vaincus, dont le gouvernement anglais ne cessait pas d’être le patron, mais le peu de goût de la reine-mère et surtout de ses plus intimes partisans pour le régime constitutionnel, et leur penchant pour les coups d’État du pouvoir absolu. Comment ne pas redouter enfin que le mariage de la reine Isabelle avec l’un des fils du roi ne fût tôt ou tard le résultat du travail de la reine Christine rétablie en pouvoir, et plus que jamais liée d’une intime amitié avec la famille royale de France ? Sir Robert Peel surtout s’inquiétait de son retour à Madrid, et témoignait le désir qu’il fût indéfiniment ajourné. Sur ces entrefaites, une députation arriva de Madrid pour rappeler officiellement la reine-mère et la conjurer d’écarter tout délai. M. Bresson insistait vivement dans le même sens : Nous ne pouvons, m’écrivait-il, nous passer de la présence de la reine Christine. Qu’elle arrive donc, elle sera bien accueillie ; elle consolidera le ministère actuel, ou du moins elle en facilitera la constitution plus définitive. Elle tempérera l’ardeur de ses partisans qui ne sentent pas tous l’avantage de mettre en pratique leurs doctrines gouvernementales par des hommes qui ne sont pas sortis de leurs rangs. Vous avez bien raison de la fortifier dans ses idées de conciliation. Peut-être lui sera-t-il difficile de les appliquer : il ne manquera pas de gens qui la pousseront vers la réaction ; les chefs de l’armée ne demanderaient pas mieux que d’en finir par un coup de main avec le gouvernement représentatif. La première mesure à laquelle la reine-mère peut se trouver obligée de donner son assentiment serait la suspension des Cortès, comme préliminaire de leur dissolution. Je comprends qu’elle y répugne. Toutefois, hésiter, ajourner son départ aurait de graves inconvénients ; l’élan vers elle se ralentirait ; plus tard elle serait moins bien venue ; c’est la scène à laquelle la reine sa fille a été exposée qui a fait juger à tous sa présence indispensable ; si elle en juge autrement, on révoquera en doute ses sentiments maternels, et l’on en conclura qu’elle ne consulte plus que ses convenances. La jeune reine désire ardemment le retour de sa mère.

J’écrivis à M. de Sainte-Aulaire[29] : La sollicitude de lord Aberdeen sur le retour actuel de la reine Christine à Madrid m’a vivement préoccupé. Je suis allé la trouver elle-même. J’ai mis sous ses yeux toute la situation. Je lui ai fortement inculqué deux idées : l’une, combien il importe, à sa fille et à elle-même, que la bonne harmonie soit maintenue, entre le cabinet anglais et nous sur les affaires d’Espagne ; l’autre, que, pour y réussir, il faut éviter tout ce qui donnerait à ces affaires, en particulier à celle du mariage de la jeune reine, une apparence toute française, un air exclusif d’affaire de famille, et prendre soin que tout cela se traite par des mains et sous des couleurs espagnoles. Elle a compris, parfaitement compris. Le roi l’a vue et lui a parlé dans le même sens. Je l’ai revue. Nous avons vu aussi les députés qui lui ont été envoyés pour presser son retour. Elle s’est enfin décidée à l’ajourner. Elle va renvoyer à Madrid les deux messagers ; elle répondra qu’elle désire vivement se retrouver auprès de sa fille et au milieu de ses amis, qu’elle ira en Espagne, mais que le moment actuel ne lui paraît pas opportun. Nous n’en sommes pas venus là sans peine, mon cher ami. Je ne sais si la reine Christine est, pour son propre compte, bien impatiente de retourner en Espagne ; je lui crois beaucoup moins d’ambition et de goût pour le pouvoir qu’on ne lui en suppose en Angleterre ; mais elle est sincèrement et vivement préoccupée de la situation de la reine sa fille ; elle désire reprendre la tutelle de sa seconde fille, l’infante doña Fernanda. Ses amis, tout le parti modéré, convaincus que sa présence donnera de la force à leur gouvernement, la pressent de retourner. Le parti progressiste, loin de s’opposer à son retour, s’y montre, au contraire, favorable ; il aime mieux avoir à traiter avec la reine Christine qu’avec le général Narvaez. Bresson m’écrivait en date du 16 :Le retour de la reine Christine est plutôt accueilli avec faveur par la presse de l’opposition ; les populations se porteront avec enthousiasme à sa rencontre. — C’est à tout cela qu’il faut que la reine Christine renonce, au risque de mécontenter ses amis et de manquer l’occasion de l’un de ces triomphes qui plaisent à l’amour-propre des plus sages et touchent si vivement celui d’une femme. Elle y renonce pourtant ; elle ajourne, elle attendra. Elle fait très bien ; mais dites, je vous prie, de ma part, à lord Aberdeen qu’il doit lui en savoir gré.

Lord Aberdeen ne pouvait être insensible à une bonne conduite et à un bon procédé : Voici ce qu’il m’a répondu, m’écrivit M. de Sainte-Aulaire[30] : — De très puissantes raisons semblent conseiller le départ de la reine Christine. Je ne voudrais certes pas accepter la responsabilité d’un délai. Si le roi et M. Guizot estiment qu’il importe de ne pas perdre un jour, qu’ils agissent en conséquence ; je n’entends y mettre aucun obstacle et je ne profère pas une parole de blâme. Mais je ne veux pas non plus donner aujourd’hui mon assentiment ; pour différer un peu, j’ai d’autres motifs encore que les difficultés fort grandes de la question. Bulwer m’a écrit de Madrid le 3 janvier. Je suis informé qu’il y a reçu le 4 la dépêche par laquelle je lui demandais son avis sur l’opportunité du retour de la reine Christine en Espagne : me prononcer avant d’avoir reçu cet avis que j’attends d’heure en heure, ce serait une inconvenance en suite de laquelle je pourrais me trouver placé dans une situation fort gauche (very awkward). — Lord Aberdeen a ajouté que, d’après les quatre lignes écrites par Bulwer le 3 janvier, il ne supposait pas qu’il s’élevât de fortes objections contre le voyage de la reine Christine.

Les objections, en effet, ne furent ni graves ni obstinées : avant de quitter Paris, sir Henri Bulwer s’était entretenu avec la reine Christine et en avait emporté une impression favorable ; il était d’ailleurs trop clairvoyant pour ne pas reconnaître qu’en présence des événements et du mouvement d’opinion qui la rappelaient en Espagne, son retour était inévitable. J’envoyai au roi, dès que j’en reçus communication, la dépêche dans laquelle il exprimait son avis ; le roi me répondit sur-le-champ[31] : Au moment où j’allais cacheter le billet que je venais de vous écrire, on m’a averti que la reine Christine était chez la reine, et je me suis décidé à lui donner lecture de la dépêche de Bulwer, d’autant plus que je craignais que vous ne pussiez pas le faire demain matin. L’effet en a été excellent, et, en attendant que je vous en conte les détails, je veux vous dire une exclamation faite et répétée avec un accent de sincérité complète : — Je ne vais pas en Espagne pour y rester ; Dieu m’en garde ! J’y vais d’abord pour revoir mes filles, ce dont je suis plus pressée que de tout. Si je puis être utile à la reine et à l’Espagne, je resterai le temps qu’il faudra, le moins possible. Mais je verrai les choses en arrivant, et il est bien possible que je revienne tout de suite à Paris.

Elle partit le 15 février 1844, dans cette judicieuse disposition. Dès qu’elle eut passé les Pyrénées, son voyage à travers l’Espagne fut une ovation continue. Quand le jour de la réaction arrive, les peuples se plaisent à croire qu’ils réparent, par leurs acclamations, leurs erreurs et leurs rigueurs envers d’illustres exilés. La jeune reine, l’infante sa sœur, les ministres, le corps diplomatique attendaient à Aranjuez la reine-mère : C’est demain qu’elle arrive, m’écrivait M. Bresson[32], nous irons avec la foule à sa rencontre sur la grande route ; la réception officielle n’aura lieu que le lendemain pour le corps diplomatique. La joie de la jeune reine est touchante ; elle ne peut la contenir : hier, elle a écouté très sérieusement ses ministres pendant qu’ils lui rendaient compte de leurs dispositions pour son entrevue avec la reine Christine, et qu’ils la prévenaient qu’une tente serait dressée près de la route, à l’endroit où la première arrivée attendrait l’autre. Quand ils ont été partis, elle a dit à madame de Santa-Cruz : Faites tout ce que vous voudrez ; mais quand j’apercevrai la voiture de maman, personne ne m’empêchera de courir au-devant d’elle ; et, sans donner à la bonne et aimable camarera mayor le temps de se reconnaître, elle lui a fait faire deux tours de valse, et l’a déposée haletante sur un sofa. Nous avons eu, ma femme et moi, l’honneur de lui faire notre cour ce matin ; elle nous a reçus avec une effusion qui trahissait les sentiments dont son cœur était plein ; elle m’a demandé des nouvelles du roi son oncle, de la reine sa tante, et elle prêtait l’attention la plus vive aux réponses que je lui faisais. Quand je lui ai dit que l’entrevue de demain était un des spectacles les plus touchants qui pussent être donnés au monde, et un fait qui occupait tous les esprits et serait reproduit par les pinceaux de tous les peintres, son regard s’est animé, et sa physionomie a pris un caractère de dignité et de noble orgueil qui m’a frappé. Sa santé et celle de l’infante sont très bonnes en ce moment, et leur mère aura grand plaisir à les retrouver si fortifiées et si embellies.

Quatre jours après, M. Bresson complétait ainsi son récit : La reine Christine est au milieu de nous. Je ne sais si le plaisir de revoir ses filles compense, pour elle, le chagrin d’avoir quitté sa douce existence de Paris. Je ne le crois pas : son émotion ne m’a pas paru très vive ; elle a tendrement embrassé ses filles, et bientôt après elle avait l’air préoccupée. Dans l’audience qu’elle a accordée à ma femme, elle lui a parlé avec effusion de son regret de se séparer du roi, de la reine et de la famille royale, qui avaient eu pour elle tant de bontés, et qu’elle aimait si tendrement ; elle lui a dit que, quand elle avait revu l’Espagne, ces mœurs étranges et les attelages de mules, son cœur s’était serré ; puis elle a ajouté : Enfin je suis bien aise d’être venue pour les petites ; car pour le reste... ; et les larmes lui sont venues aux yeux. Je ne me suis pas encore trouvé seul avec elle ; elle était avec ses filles quand je lui ai remis les lettres de la reine et de Madame Adélaïde ; quand elle a rappelé que j’avais contribué au jour que nous voyions, je n’ai pas pu bien démêler si c’était un remerciement ou un reproche. En tout cas, sa joie n’est pas sans mélange, et ce n’est pas moi qui en suis surpris.

La reine Christine de retour à Madrid, les deux grandes questions dont la solution attendait sa présence, la réforme de la constitution espagnole et le mariage de la reine Isabelle, éclatèrent aussitôt et ont rempli pendant trois ans l’histoire de l’Espagne et l’histoire de nos rapports avec elle. Questions d’importance et d’urgence très inégales, mais qui, l’une et l’autre, préoccupaient si vivement les esprits qu’il était presque également impossible de ne pas se mettre à l’œuvre pour toutes deux. Et, pour aggraver la difficulté, une question plus pressante encore les précédait : quel parti, quel cabinet, quels ministres seraient appelés à réformer la constitution et à marier la jeune reine ? A qui appartiendrait le pouvoir qui devait décider de l’avenir monarchique et constitutionnel de l’Espagne ?

Le parti radical était en possession. Il avait pris l’initiative du renversement d’Espartero. Sorti de ses rangs, le jeune chef du cabinet, M. Gonzalès Bravo, avait vaillamment soutenu la jeune reine contre M. Olozaga, et se montrait intelligent et hardi au service de la royauté relevée. Quand, à Aranjuez, il se présenta pour la première fois à la reine Christine, elle l’a fort bien accueilli, m’écrivit M. Bresson ; elle a appelé la reine sa fille et lui a dit :Isabelita, souviens-toi toujours des services que Bravo t’a rendus ; tu ne peux t’en souvenir assez ;et, se tournant vers lui et le tutoyant comme c’est l’usage des rois et des reines en Espagne : Il faut que tu restes au pouvoir : tu y es nécessaire longtemps ; si tu n’y restes pas par goût, restes-y par dévouement pour la reine et par amitié pour moi. Bravo était fort touché de cette entrevue. Il n’a rien caché de sa vie à la reine-mère ; il lui a fait l’aveu de ses antécédents révolutionnaires, de ses torts envers elle ; il lui en a expliqué les causes ; il lui a révélé les embarras même de ses relations de famille, et il l’appelait en quelque sorte à son secours. Cette confiance, il s’en flattait du moins, a été bien accueillie ; il a cru lire, dans le regard de la reine, qu’elle en appréciait la franchise. Je souhaite de tout mon cœur qu’il ne se trompe pas, et que de ce côté l’appui ne lui manque jamais. Cependant il y a, dans l’atmosphère de cette cour renouvelée tout à coup, quelque chose qui ne me semble pas pour lui de bon augure : on dirait qu’il a cessé subitement d’être en harmonie avec cet entourage de grands seigneurs et de grandes dames qui sont venus reprendre leurs places près de la reine, et qu’il ne remplit plus les conditions de son poste ; chacun rend justice à son talent et à son courage, et, au même instant, on cherche à le ramener au niveau de sa naissance et de ses antécédents. Il a l’envie et l’orgueil à combattre ; ce sont deux puissants ennemis.

Ils ne tardèrent pas à se mettre à l’œuvre, et un troisième ennemi, l’ambition souffrante et altérée du parti modéré, joignit ses impatiences à celles de l’envie et de l’orgueil. Pendant six semaines, M. Gonzalès Bravo fut à l’état d’une place assiégée, tantôt près d’être enlevée d’assaut, tantôt en négociation avec les assiégeants pour ne se rendre qu’à moitié et à de bonnes conditions. Le général Narvaez était à la fois le plus pressé des assaillants et le plus enclin à traiter avec M. Bravo dont la hardiesse d’esprit et de cœur en face des grands périls et des grandes aventures avait sa sympathie. Mais les chefs civils du parti modéré, M. Mon entre autres, le plus capable et le plus judicieux, étaient plus exigeants en fait de considération personnelle et de garanties constitutionnelles ; ils n’étaient pas disposés à réformer la constitution et à gouverner sans le concours des Cortès et par des coups d’État sous le nom d’ordres royaux. La reine Christine persista d’abord dans sa reconnaissance et ses bonnes dispositions pour M. Gonzalès Bravo ; elle avait, quant à la réforme de la constitution dans l’intérêt monarchique, des vues assez arrêtées qu’elle lui communiqua, et qu’il se montra prêt à satisfaire. M. Bresson, fidèle à mes instructions, ne prenait parti pour aucune combinaison exclusive, et gardait sa place entre les hommes importants, témoignant aux uns et aux autres son inquiétude de leurs désaccords : Ne soyez pas si inquiet, lui dit un jour le général Narvaez ; il y a pour l’Espagne une Providence à part, et nous nous en tirerons. — Je ne m’étonne pas, lui répondit M. Bresson, que vous ayez une Providence pour vous seuls ; vous lui donnez assez à faire pour occuper tout son temps.

Il me tenait exactement au courant de ses inquiétudes, de ses efforts, et je m’empressai de lui venir en aide : Tout ce que vous me dites est bien grave, lui écrivis-je[33], et aussi étrange que grave. Nous avons, le roi et moi, grand’peine à comprendre comment la reine Christine se laisserait pousser à compliquer et à compromettre une situation simple, claire, et qui doit, si elle est bien conduite, sagement et sans impatience, aboutir à un bon résultat. Maintenir, quant à présent, un ministère qui a déjà tant fait pour la monarchie ; préparer, par ses mains, les élections ; obtenir des Cortès modérées qui sanctionneront ce qui aura déjà été fait et qui, de concert avec la reine et un cabinet reconstitué, feront, soit dans les lois, soit dans la constitution même, les changements qui pourraient être encore à faire : voilà la marche naturelle indiquée par le bon sens, par l’expérience, et que nous nous attendions à voir suivre. Au lieu de cela, que me faites-vous entrevoir ? Toutes choses remises sur-le-champ en question, en fermentation, la constitution comme le cabinet ! La situation exceptionnelle prolongée indéfiniment et aggravée par je ne sais combien de nouvelles mesures exceptionnelles ! Mon cher comte, ce n’est pas là de la politique ; c’est de la routine de révolution, et on ne finit pas les révolutions en faisant comme elles. Nous sommes donc tristes et inquiets. Faites tout ce qui dépendra de vous pour qu’on ne s’engage pas dans cette voie. Parlez au nom du roi, de son gouvernement ; qu’on sache bien notre avis ; qu’on sache bien que nous ne nous engagerons point, que nous ne soutiendrons point contre notre avis, au-delà de notre avis. Je n’ai, de si loin, point de conseil spécial à donner ; je ne saurais discuter telle ou telle mesure, telle ou telle démarche ; mais nous avons, sur l’ensemble de la situation, sur la direction et le caractère général de la conduite à tenir, une opinion très arrêtée, et nous tenons à ce qu’elle soit bien connue de la reine Christine, du cabinet, des chefs importants, militaires ou civils, du parti modéré. Nous ne prétendons nullement les diriger ; nous ne ferons rien qui puisse leur nuire ; nous avons le plus grand respect pour leur indépendance et le zèle le plus sincère pour leur cause ; mais nous ne prêterons notre appui, et nous n’accepterons notre part de responsabilité devant l’Europe que dans le sens et dans les limites de ce qui nous paraît sensé et favorable au rétablissement d’un gouvernement régulier. Or rien n’y est plus contraire que l’esprit de réaction, la mobilité dans la situation des personnes, la prodigalité des mesures exceptionnelles, la précipitation dans les innovations qui ne sont pas absolument indispensables et qui pourraient être accomplies un peu plus tard par les voies régulières. Insistez fortement sur tout cela. Nous voulons agir autant qu’il est en nous pour que la conduite soit bonne, et être bien affranchis de toute responsabilité si elle est mauvaise. J’espère encore qu’elle sera bonne. Vous savez exercer de l’action, et je crois toujours à l’empire du bon sens quand il a un bon représentant. Pourtant, indépendamment de ce que vous m’écrivez, il m’est venu hier, sur les projets du général Narvaez et sur ses menées contre M. Gonzalès Bravo, quelques renseignements qui m’inquiètent fort.

Quand ma lettre arriva à Madrid, M. Gonzalès Bravo était tombé ; il avait, ainsi que tous ses collègues, donné la veille sa démission, en acceptant de bonne grâce l’ambassade de Portugal qu’on lui avait offerte avec un empressement affectueux, et le général Narvaez était en train de former un cabinet pris en entier dans le parti modéré. M. Bresson lut à la reine Christine ma lettre du 27 avril : Elle ne m’a laissé, m’écrivit-il[34], pénétrer aucune impression ; je n’ai pas su, en la quittant, si elle m’avait écouté avec indifférence ou avec conviction ; je ne m’attribue donc nullement l’honneur du changement ; je crois plutôt qu’on doit le rapporter à M. Pidal. Quoi qu’il en soit, le soir même, la reine Christine demanda au général Narvaez si l’armée resterait fidèle soit que le gouvernement entreprît par des décrets royaux la réforme de la constitution, soit que l’on convoquât les Cortès et qu’on s’en remît à leur décision. — Dans l’un et dans l’autre cas, je réponds de l’armée, dit le général. — Alors, reprit la reine, prenons le parti le plus tempéré (mas templado) ; formez votre ministère avec Mon et Mayans. Narvaez s’inclina, protestant qu’il ne savait qu’obéir. Il renonça sur-le-champ à ses vues, et comme il me l’a dit, à ses convictions, et accepta le programme des modérés. L’état de siége va être levé, les Cortès actuelles dissoutes ; les élections se feront d’après les lois existantes ; aucun décret organique ne sera rendu ; on ne recourra à aucune mesure exceptionnelle ; les modifications projetées à la constitution seront soumises à la délibération des Chambres légalement élues, légalement assemblées. Avant cinq mois, la session s’ouvrira ; la présence de MM. Mon et Pidal dans le ministère est à ce prix. Ils n’entendent pas imiter les ministres de Charles X : Je ne veux pas, c’est M. Mon qui parle, qu’un jour, aux Tuileries, votre roi, en me montrant sa nièce, puisse me dire : C’est vous qui avez fait chasser cette enfant de ses États. Cette enfant est précoce ; elle disait hier, lorsqu’on lui apprit la composition du ministère : Maman, il faut maintenant penser à la démission de ceux-ci. — Pourquoi, Isabelita ?Parce que Narvaez et Mon ne seront pas longtemps d’accord.

Quoique singulièrement juste et pénétrante, la prédiction de la jeune reine était un peu précipitée ; le nouveau cabinet devait durer quelque temps, et même résoudre, par les voies légales, la première des deux grandes questions qui agitaient l’Espagne, la réforme de la constitution. Il eut pourtant, à peine formé, une crise à subir. Le marquis de Viluma, ambassadeur d’Espagne à Londres, avait été nommé ministre des affaires étrangères. Je l’avais vu à son passage par Paris en se rendant à son poste, et sa conversation, sa personne m’avaient beaucoup plu. C’était un homme plein d’honneur, de courage, de fidélité politique, de dignité morale et investi d’une considération méritée. Par ses opinions générales et ses antécédents, il appartenait à la fraction la plus monarchique du parti modéré, presque au parti de la monarchie pure ; et tout en reconnaissant la nécessité du régime constitutionnel, il ne l’acceptait qu’avec inquiétude, et voulait, en le rattachant aux anciennes institutions de l’Espagne, y faire à la royauté la plus large part de pouvoir. En rentrant en Espagne, il se déclara partisan décidé de la réforme de la constitution par décret royal. Il avait médité, préparé, rédigé toutes les mesures, tous les documents que devait entraîner ce grand acte, le manifeste à la nation espagnole, les considérants et le texte de la nouvelle constitution ; elle devait être mise immédiatement en vigueur, accompagnée d’une amnistie générale, et le 10 octobre 1844, jour de sa majorité effective, la reine Isabelle devait sanctionner solennellement cet ensemble de mesures, au sein des Cortès élues et réunies en vertu de la loi électorale également réformée. Le général Narvaez partageait les idées et approuvait le plan du marquis de Viluma. C’était aussi, au fond du cœur, le penchant de la reine Christine. MM. Mon et Pidal voulaient, en fait, toutes les réformes que proposait M. de Viluma, que désirait la reine-mère et qu’avait acceptées M. Gonzalès Bravo lui-même ; mais ils croyaient qu’elles pouvaient être accomplies par les voies constitutionnelles, et ils se refusaient au coup d’État. Bien instruit par M. Bresson de cette lutte au sein du cabinet, je lui écrivis[35] : Je ne connais pas l’Espagne, et je suis fort porté à croire qu’elle ne ressemble à aucun autre pays. Pourtant il y a des maximes de bon sens qu’aucune différence locale ne peut abolir. Or c’en est une incontestable qu’il ne faut faire des coups d’État qu’en présence d’une nécessité impérieuse, évidente, palpable, et qu’il ne faut pas faire par des coups d’État ce qu’on peut tenter d’accomplir, avec chance de succès, par les voies légales. J’ai beau y regarder : la nécessité d’un coup d’État en Espagne, pour rendre la constitution plus monarchique, n’est pas évidente ; et quand je vois des hommes sensés, des hommes très monarchiques et très compromis pour la monarchie convaincus qu’on peut atteindre ce but par les moyens constitutionnels, je demeure convaincu à mon tour qu’il est sage de les en croire et de les laisser faire. Les procédés de force sont bien tentants ; ils sont prompts ; ils font honneur au courage, et pour un moment ils réalisent toutes les espérances. Mais après ? Je me méfie des victoires qui créent autant d’embarras qu’elles en surmontent. Ceux-là seuls terminent les révolutions qui renoncent aux procédés révolutionnaires. Pour gouverner, pour gouverner réellement et durablement, il faut se résigner aux luttes incessantes, aux lenteurs infinies, aux succès incomplets et toujours contestés. Il ne faut plaindre, comme on dit, ni son temps, ni sa peine. Je ne doute pas que les meilleures Cortès espagnoles ne soient très difficiles à manier ; je ne doute pas qu’il ne soit très difficile de leur faire modifier raisonnablement la constitution de 1837. Est-ce impossible ? S’il n’y a pas impossibilité absolue, on fait bien, je crois, de le tenter. Avec les assemblées politiques, il faut faire de deux choses l’une : ou les persuader et agir par elles, ou les mettre évidemment dans leur tort avant d’agir sans elles. Autant donc que je puis avoir un avis, je suis de l’avis de M. Mon, et je désire que la reine en soit.

En ce qui nous touche, nous, gouvernement français, c’est bien certainement notre politique et la position qu’il nous convient de garder. Tenez-vous-y donc bien. Moi aussi, M. de Viluma m’a plu ; je lui ai trouvé l’esprit et le cœur droits et élevés, et j’aurais volontiers grande confiance en lui. Mais j’ai appris à n’en pas trop croire mon goût pour les personnes. Continuez de bons rapports avec M. de Viluma, s’il se retire ; mais soutenez M. Mon.

M. de Viluma se retira. La reine Christine, malgré son penchant, persista dans sa sagesse. Le général Narvaez se rangea, non sans regret, mais sans hésitation, à la résolution de la reine Christine. M. Martinez de la Rosa, toujours considérable et influent dans le parti modéré, quitta l’ambassade de Paris pour devenir à Madrid ministre des affaires étrangères. L’expérience donna raison à M. Mon et à sa persévérance constitutionnelle. Les élections accomplies selon la loi existante amenèrent des Cortès très monarchiques qui, après de longs et libres débats, acceptèrent les modifications proposées par le cabinet. La constitution de 1837 avait été un premier pas hors de la constitution radicale et incohérente de 1812 pour rentrer dans les conditions du gouvernement libre et régulier sous la monarchie. La constitution de 1844, votée par 124 suffrages contre 26, fut un nouveau et grand pas dans la même voie. Elle se rapprocha, sur les points essentiels, de la charte française de 1830, avec cette différence que, tandis que les modifications apportées en 1830 à notre charte de 1814 avaient été favorables au progrès de la liberté, celles que les Cortès espagnoles accomplirent en 1844 dans la constitution de 1837 eurent pour objet de relever et de fortifier la royauté.

Le mariage de la reine Isabelle était une question bien plus compliquée et de plus longue haleine que la réforme de la constitution espagnole. A la fin de 1843, elle n’avait pas fait encore de grands pas. Nous avions hautement déclaré la résolution du roi Louis-Philippe de se refuser au mariage de l’un de ses fils avec la reine d’Espagne. Nous avions sondé les dispositions des cours de Londres, de Vienne, de Berlin, de Naples, de Bruxelles. Une négociation suivie par le duc de Montebello, alors ambassadeur du roi à Naples, avait décidé le roi de Naples à reconnaître la reine Isabelle, et à envoyer à Madrid le prince Carini chargé de profiter, s’il y avait lieu, des chances favorables que notre politique ouvrait aux deux princes ses frères. L’aîné de ces princes, le comte d’Aquila, se refusait formellement à l’union espagnole ; mais le plus jeune, le comte de Trapani, était disponible. Nous avions eu, à ce sujet, le roi et moi, de longs entretiens avec la reine Christine avant son départ de Paris, et à la fin elle avait paru accepter cette combinaison. Je suis convaincu qu’elle ne l’acceptait qu’en apparence et pour gagner du temps ; elle espérait toujours triompher de la résistance du roi Louis-Philippe, et parvenir au mariage de sa fille avec un prince français. Lord Aberdeen, en causant avec M. de Sainte-Aulaire, avait lui-même mis en avant l’idée du mariage napolitain, mais sans s’engager à le seconder activement. Il avait aussi continué à désavouer l’idée du mariage Coburg, mais toujours préoccupé des désirs de la reine Victoria et du prince Albert, et peu décidé à les combattre ouvertement. En septembre 1843, revenant du château d’Eu en Angleterre par la Belgique, il avait trouvé le roi Léopold très inquiet que le roi Louis-Philippe ne le soupçonnât d’intriguer en faveur de son neveu, et très empressé à s’en défendre. Loin de convaincre lord Aberdeen de son indifférence, l’anxiété du roi Léopold avait accru son embarras à se déclarer l’adversaire d’une combinaison qui avait peut-être, dans sa propre cour, de tels appuis. De son côté, le prince de Metternich se montrait vivement opposé à tout mariage napolitain, et travaillait toujours, encore sans succès, à obtenir l’abdication de don Carlos en faveur de son fils l’infant Charles-Louis et à préparer les chances de ce qu’il appelait l’union des droits. En Espagne même enfin, la haine passionnée de l’infante Doña Carlotta pour sa sœur la reine Christine enlevait à ses deux fils, le duc de Cadix et le duc de Séville, tout espoir d’épouser la reine Isabelle : J’enrage partout, disait cette princesse, chez moi, à la promenade, au théâtre, partout et toujours ; et son ambition même ne parvenait pas à contenir sa rage. Partout ainsi les dispositions des personnes intéressées ou influentes étaient incertaines, ou obscures, ou inactives ; et la question, partout soulevée et débattue, restait pourtant en suspens.

L’arrivée à Madrid d’abord du comte Bresson et, trois mois après, de la reine Christine, mit fin à cet état stationnaire quoique agité. M. Bresson était parti avec l’instruction de travailler au succès du mariage napolitain ; cette combinaison satisfaisait à notre principe quant aux descendants de Philippe V ; et par l’union des branches espagnole et italienne de la maison de Bourbon, elle accroissait en Europe l’influence de la France sans l’engager au-delà de l’intérêt national. A peine établi à Madrid, M. Bresson m’écrivit[36] : Si l’influence de l’Angleterre reste négative, si son ministre ne se joint pas à moi pour seconder, pour conseiller le mariage napolitain ; si on le suppose tiède, indifférent, nous aurons bien de la peine à triompher des répugnances que je vois naître, se répandre, se concerter.

Nous n’en triompherons pas surtout si la reine Christine se tient à distance et ne vient pas, sur les lieux, inspirer et discipliner ses partisans. La reconnaissance de Naples n’a pas, à beaucoup près, produit ici l’effet que j’en attendais. Derrière la reconnaissance, on a clairement entrevu le dessein du mariage. Alors le parti modéré s’est demandé ce qu’un prince de seize ans, envoyé par une puissance secondaire, apporterait à l’Espagne de force morale ou matérielle. M. de Casa-Irujo s’est montré contraire à ce mariage, sans restriction. M. Mon, après m’avoir fait avertir la veille par M. de Glücksberg, pour que j’y fusse préparé, qu’il viendrait, au nom de ses amis, faire auprès de moi une dernière tentative pour obtenir un des fils du roi, m’est arrivé rempli de récriminations contre l’abandon où la France avait laissé le parti modéré chaque fois que le pouvoir lui était échu. Dans la circonstance présente, il nous voit, pour nous soustraire à quelques embarras qu’il ne croit pas aussi graves que nous les lui représentons, donnant à l’Espagne un roi qui ne serait qu’une continuation de minorité et d’anarchie, quand elle pourrait recevoir de nous un prince fort, énergique, éprouvé, formé par les exemples du roi son père, et qui saurait gouverner et subjuguer les factions. J’ai modéré les élans de son imagination ; je lui ai fait voir qu’il se méprenait dans son appréciation des complications qu’attirerait sur la France et sur l’Espagne l’alliance qu’il rêvait ; et après plusieurs heures de conversation pendant lesquelles, ne pouvant convaincre sa raison, j’ai cherché à intéresser son ambition et son amour-propre, il m’a paru plus calme, promettant de ne pas s’opposer, même de ne pas s’abstenir comme il le voulait d’abord, et d’empêcher ses amis de se monter la tête et de prendre d’autres engagements, avant d’avoir examiné la question sous toutes ses faces. Mais sa conclusion a été que le mariage napolitain ne serait possible qu’autant que la reine Christine viendrait en personne le suggérer, et que la France et l’Angleterre y donneraient ouvertement leur assentiment. Avant l’arrivée de la reine Christine, la question n’est pas abordable ; et après son arrivée, si l’Angleterre n’est pas nettement sur notre ligne, il y aura opposition ardente du parti progressiste et scission dans le parti modéré.

Quelques semaines avant l’arrivée de la reine Christine à Madrid, un incident inattendu modifia les situations relatives des divers prétendants à la main de la reine sa fille. L’infante doña Carlotta mourut presque subitement d’une rougeole rentrée[37]. Par là disparaissait le principal obstacle que la haine passionnée de cette princesse pour sa sœur suscitait aux chances matrimoniales des ducs de Cadix et de Séville ses fils. Nous avions, dès le premier moment, regretté cet obstacle et témoigné pour ces deux princes notre bon vouloir. J’écrivis au comte de Flahault le 16 août 1843 : Quant au choix entre les descendants de Philippe V, nous n’en faisons nous-mêmes aucun. C’est à l’Espagne de le faire. A tout prendre, le duc de Cadix me paraît le concurrent le plus près du but. Il est espagnol et il a un parti espagnol, bon ou mauvais, fort ou faible, mais réel et actif. En m’annonçant la mort de l’infante doña Carlotta, M. Bresson me disait : Plus on réfléchit sur cette mort, plus elle frappe comme un grand événement. L’esprit d’intrigue de cette princesse, son activité, son audace nous préparaient plus d’un embarras dans la question du mariage. Il est difficile d’être moins regrettée qu’elle ne l’est. Cette branche de la maison royale n’aura plus d’autre importance que celle qu’il plaira à la reine Christine de lui octroyer. Je ne voulus laisser ni à Londres ni à Madrid aucune incertitude sur ma pensée et mes dispositions dans cette circonstance ; j’écrivis à lord Aberdeen[38] : La combinaison napolitaine nous convient ; vous m’avez toujours dit qu’au point de vue des intérêts anglais elle vous convenait aussi. Mais ne croyez pas que ce soit là pour vous une combinaison exclusive, ni que nous prétendions le moins du monde l’imposer à l’Espagne. Un mari choisi parmi les descendants de Philippe V, c’est là toujours notre seul principe essentiel ; et parmi les combinaisons qui rentrent dans ce principe, celle du duc de Cadix ne rencontrerait, de notre part, pas la moindre objection. Elle a des avantages réels ; la mort de l’infante sa mère lève bien des obstacles. Ce que je désire, ce qui me paraît indispensable, c’est que cette combinaison ne devienne pas une combinaison anglaise opposée à une autre qui serait la française. Non seulement nous retomberions par là dans ce déplorable et absurde antagonisme dont nous travaillons à sortir ; mais tenez pour certain que la combinaison Cadix en deviendrait plus difficile. Il se peut que nous aboutissions à cette combinaison et qu’elle soit, en définitive, la plus naturelle ; mais si elle doit prévaloir, il faut que ce soit comme espagnole, non comme anglaise. Restons, vous et nous, sur le terrain où nous sommes placés, dans l’attitude que nous avons prise, et laissons agir les ressorts espagnols, reine, reine-mère, cabinet, Cortès. Le concours de toutes ces volontés est nécessaire pour arriver à un résultat, et elles auront bien assez de peine à se mettre d’accord.

Je répondis en même temps au comte Bresson[39] : La mort de l’infante est, en effet, un vrai événement. J’en tire, sur le mariage, la même conclusion que vous. Ménagez toujours la chance des princes ses fils, sans altérer la position que vous avez prise en arrivant. Le roi croit qu’au fond la disposition de la reine Christine restera la même. Elle part le 15 de ce mois.

Je suis décidée pour mon frère Trapani, dit au général Narvaez la reine Christine en arrivant à Aranjuez. Narvaez, en m’en donnant avis, m’écrivit aussitôt M. Bresson, exprimait l’opinion que, si nous avions eu, lui et moi, raison, il y a trois mois, de temporiser, nous aurions tort aujourd’hui de ne pas hâter la solution, à l’aide de la faveur populaire que la reine Christine avait tout à coup reconquise :Vous serez content, m’a-t-il dit en me prenant la main : la position de la reine n’est pas ce qu’elle était à la Granja, à Valence, à Barcelone ; là, elle avait près d’elle des chefs militaires disposés à la trahir ; maintenant elle a près d’elle, en moi, un chef militaire qui n’attend que ses ordres pour les exécuter. Tous les regards se portèrent dès lors vers la perspective que la décision de la reine Christine semblait ouvrir ; toutes les démarches se dirigèrent vers ce but ; le prince Carini et le duc de Rivas, ambassadeurs de Naples à Madrid et de Madrid à Naples, déployèrent leur caractère et leurs instructions : la reine Christine et la reine sa fille devaient aller à Barcelone ; on parla d’une visite que pourraient leur faire là la reine-mère de Naples et le comte de Trapani. Il fut aussi question d’un voyage du roi de Naples à Paris avec son jeune frère, pour le montrer à sa royale famille et le préparer au trône qui l’attendait. La question paraissait résolue et la solution près de s’accomplir.

L’humeur du prince de Metternich fut extrême : il redoutait l’agrandissement de la maison royale de Naples qui devait la rendre plus indépendante en Italie, et plus encore la contagion révolutionnaire qui, selon lui, ne pouvait manquer de se répandre d’Espagne en Italie, et d’y ébranler la domination autrichienne. Depuis quelque temps déjà, dès qu’il avait entrevu la chance du mariage napolitain, il avait repris vivement, à Paris comme à Bourges, son travail en faveur du fils de don Carlos, se montrant même disposé à atténuer la rigueur du principe au nom duquel il soutenait cette combinaison. Le 13 septembre 1843, le roi Louis-Philippe était de retour à Saint-Cloud, après avoir reçu au château d’Eu la visite de la reine d’Angleterre ; le comte Appony vint aussitôt lui rendre ses devoirs, et je reproduis ici textuellement la conversation qui s’engagea entre eux, et dont j’ai gardé un exact et complet souvenir :

Le comte Appony. Le roi a eu bien beau temps pendant son séjour au château d’Eu. La reine d’Angleterre a dû bien en jouir.

Le roi. Oui, elle a paru se plaire beaucoup. Elle a été parfaitement aimable.

Le comte Appony. Le roi a connaissance des dépêches du prince de Metternich, que j’ai communiquées à M. Guizot au moment de son départ pour Eu.

Le roi. Sur quoi ?

Le comte Appony. Des dépêches au baron de Neumann et à moi sur le mariage de la reine Isabelle avec le fils aîné de don Carlos.

Le roi. Ah, oui ! je les ai lues. Vous avez bien raison, mon cher comte, de dire le fils de don Carlos. Bien souvent on dit, nos propres agents disent quelquefois le prince des Asturies. Je l’ai vu dans des lettres de M. de Flahault et de Philippe de Chabot. Expression parfaitement fausse. Il n’est point prince des Asturies. L’appeler ainsi, c’est dire que son père est roi. Il est l’infant Charles-Louis. C’est de Vienne que ce langage : prince des Asturies, est venu. Vous-mêmes pourtant vous n’avez point reconnu don Carlos roi, pas plus qu’Isabelle reine. Vous avez donc bien raison de dire le fils de don Carlos. Quant au fond, vous savez, mon cher comte, tout le cas que je fais de l’esprit du prince de Metternich, mon respect pour son grand jugement, sa grande expérience ; mais vraiment, je vous l’ai déjà dit, il a gâté l’affaire en voulant que don Carlos fût roi et que son fils épousât, comme roi, la reine Isabelle. Nous avions fait, moi et mon gouvernement, un tour de force en rendant au fils de don Carlos sa chance, et en l’acceptant comme l’un des descendants de Philippe V. Il fallait prendre la balle au bond et s’unir sur-le-champ à nous. Au lieu de cela, le prince de Metternich a voulu faire bande à part, élever une autre question, un autre drapeau. Je le répète : il a manqué l’occasion et gâté l’affaire.

Le comte Appony. Mais, Sire, nous ne tenons pas absolument à la condition que nous avons exprimée d’abord ; il fallait bien l’exprimer : c’était notre principe ; aujourd’hui nous accepterions le mariage de l’infant avec la reine.

Le roi. L’affaire est gâtée. En Espagne, partout, on sait le principe que tous avez mis en avant ; on sait que nous n’avons pas été d’accord du premier coup ; on s’est prévenu, irrité, préparé.

Le comte Appony. Le prince de Metternich fera une démarche à Madrid pour proposer cette combinaison et dire que la reconnaissance des trois puissances est à ce prix.

Le roi. Prenez-y garde ; votre proposition ne fera pas fortune : toute initiative étrangère sera mal venue en Espagne. Je me garderais bien, moi, d’en prendre aucune. Et l’Autriche n’a pas conservé grand crédit en Espagne. Vous n’avez contenté personne. Vous n’avez reconnu ni Charles V ni la reine Isabelle. Une conduite incertaine ne fortifie pas beaucoup. Il faut qu’une porte soit ouverte ou fermée.

Le comte Appony. La démarche une fois faite, nous comptons sur l’adhésion du roi.

Le roi. A quel titre prenez-vous cette affaire à votre compte ? Pourquoi don Carlos ne s’adresse-t-il pas à moi ? C’est moi surtout que cela regarde. J’y puis plus que personne. Il est étrange qu’à Bourges on me passe sous silence. Quel absurde aveuglement que celui de ces pauvres princes ! Ils n’ont jamais su comprendre ce qui se peut ou non, ni comment on réussit. Mais pourquoi l’Autriche est-elle opposée à un prince napolitain ? Je sais : vous craignez le contact de l’Espagne révolutionnaire avec l’Italie. Illusion, mon cher comte, pure illusion. Pour prévenir la contagion révolutionnaire, il n’y a qu’une chose efficace, une chose pressante : c’est de mettre un terme aux révolutions en Espagne. Autrefois, quand la même famille portait les deux couronnes, Naples n’a jamais réellement influé sur l’Espagne, ni l’Espagne sur Naples ; bien au contraire, les deux pays se méfiaient l’un de l’autre. Aujourd’hui, quoiqu’il n’y ait, entre les deux pays, aucun rapport officiel, l’état révolutionnaire de l’Espagne retentit bien plus en Italie que l’Espagne ramenée à l’ordre n’agirait sur Naples qui lui aurait donné un roi. Si un prince napolitain est le meilleur moyen de rétablir en Espagne un ordre légal, un gouvernement régulier, il faut se hâter de le lui donner. Le grand esprit du prince de Metternich doit comprendre cela. Le mal, c’est que la reine Isabelle n’ait pas été reconnue tout de suite par tout le monde. Il faut qu’un trône soit occupé. Un trône vide est un trône brisé. Certainement les branches aînées, les branches légitimes, c’est-à-dire l’ordre légal de succession, ont de grands avantages : je le pense autant que personne. Cela était vrai en France aussi ; mais la branche aînée n’occupait plus, ne pouvait plus occuper le trône. Voilà pourquoi j’ai consenti à l’occuper, pour qu’il y eût un trône. J’aime beaucoup la loi salique ; je la regrette infiniment en Espagne ; mais j’aime encore mieux la royauté sans la loi salique que l’anarchie. Voilà ce qui fait le droit de la reine Isabelle et ce qui a fait que je l’ai reconnue, et ce qui règle ma politique en Espagne. Quand la nécessité est là, il faut la voir et l’accepter avec ses conséquences, et ne songer qu’à ramener l’ordre.

Le comte Appony. Le roi pense mal de l’avenir de l’Espagne.

Le roi. J’en conviens : j’ai peu d’espoir que l’ordre revienne et se raffermisse dans ce malheureux pays si désorganisé et si passionné.

Le comte Appony. M. Guizot, si je ne me trompe, voit moins en noir que le roi l’avenir de l’Espagne.

Le roi. C’est vrai ; il me l’a dit plusieurs fois. Je souhaite fort me tromper, et que M. Guizot ait raison ; mais ce n’est là, entre nous, qu’une question d’avenir et de conjecture ; dans le présent, nous sommes parfaitement d’accord sur l’Espagne et sur la conduite à y tenir, moi et M. Guizot. J’approuve tout ce qu’il a pu vous dire à ce sujet, et je suis sûr qu’il en ferait autant de ce que je vous dis.

Les démarches du prince de Metternich à Bourges ne furent pas tout à fait vaines : elles trouvaient en Angleterre, non pas dans le gouvernement, mais dans la haute société de Londres, quelque appui : don Carlos y avait des partisans qui venaient le visiter à Bourges et qui essayaient de le servir. Il chargea l’un d’eux, lord Ranelagh, de remettre à lord Aberdeen une lettre ainsi conçue[40] :

My Lord,

Ayant été informé de l’intérêt que vous me portez, ainsi qu’à ma juste cause, je viens vous témoigner combien j’en suis reconnaissant. Mylord Ranelagh, qui mérite ma confiance, connaît mes sentiments et tout ce que je suis disposé à faire pour l’honneur et la tranquillité de l’Espagne, qui est tout ce que j’ambitionne. Il aura l’honneur de vous répéter tout ce que je lui ai dit à ce sujet. Je me flatte que vous voudrez bien lui accorder votre attention, et que là-dessus, et prenant à cœur les intérêts de ma cause, vous voudrez bien faire tout ce qu’il dépendra de vous pour amener un heureux résultat.

En m’annonçant[41] cette démarche de don Carlos, M. de Sainte-Aulaire me disait : Lord Ranelagh a vu lord Aberdeen. Il apporte à Londres des pouvoirs (écrits ou non, je ne sais) de don Carlos qui consent à abdiquer en faveur de son fils. Le mariage avec la reine Isabelle se faisant, on contesterait peu les titulatures. Bien qu’à cet égard aucun engagement ne soit pris, lord Ranelagh paraît n’avoir pas laissé de doute à lord Aberdeen.

La réponse de lord Aberdeen à don Carlos fut nette et péremptoire : Votre Altesse Royale, lui dit-il, a été mal informée. Malgré mon grand respect pour Votre Altesse royale et mes égards pour vos intérêts personnels, je n’ai jamais exprimé ni conçu aucune opinion favorable à la cause que Votre Altesse royale a soutenue en Espagne. La succession au trône m’a toujours paru une question dans laquelle aucune juridiction, aucun contrôle étranger ne pouvait intervenir, et qui appartenait exclusivement à l’Espagne elle-même. J’ai promptement adhéré, comme juste, à la décision prise, à cet égard, par la nation espagnole. Lord Ranelagh m’a dit les sacrifices que Votre Altesse royale est disposée à faire pour le bonheur et la tranquillité de l’Espagne. Quel qu’en soit le résultat, je me permets d’exprimer humblement le sentiment que m’inspirent les motifs patriotiques qui ont fait adopter à Votre Altesse royale cette résolution.

Lord Aberdeen a demandé d’abord, me disait de plus M. de Sainte-Aulaire, si don Carlos avait fait parler à vous ou au roi. Lord Ranelagh a dit que non.

Le refus si positif de toute adhésion de lord Aberdeen ne fut probablement pas étranger au retard de la résolution que lui avait fait annoncer don Carlos ; il ne se décida à abdiquer qu’un peu plus tard[42] ; et cette fois il s’empressa d’annoncer, en ces termes, au roi Louis-Philippe l’acte qu’il venait d’accomplir :

 Monsieur mon frère et cousin,

Je m’empresse d’adresser à Votre Majesté l’acte de mon abdication à la couronne d’Espagne, que je viens de faire en faveur de mon bien-aimé fils le prince des Asturies, ainsi que celui de son acceptation, et dont la teneur suit :

Lorsque, à la mort de mon bien-aimé frère et seigneur le roi Ferdinand VII, la divine Providence m’appela au trône d’Espagne, me confiant le salut de la monarchie et la félicité des Espagnols, j’y ai vu un devoir sacré ; et pénétré de sentiments d’humanité chrétienne et de confiance en Dieu, j’ai consacré mon existence à cette pénible tâche. Sur la terre étrangère comme dans les camps, dans l’exil comme à la tête de mes fidèles sujets, et jusque dans la solitude de la captivité, la paix de la monarchie a été mon unique vœu, le but de mon activité et de ma persévérance. Partout le bien-être de l’Espagne m’a été cher ; j’ai respecté les droits ; je n’ai point ambitionné le pouvoir, et partout ma conscience est restée tranquille.

La voix de cette conscience et le conseil de mes amis m’avertissent aujourd’hui, après tant d’efforts, de tentatives et de souffrances supportées sans succès pour le bonheur de l’Espagne, que la divine Providence ne me réserve pas d’accomplir la tâche dont elle m’avait chargé, et que le moment est venu de transmettre cette tâche à celui que les décrets du ciel y appellent, comme ils m’y avaient appelé.

En renonçant donc aujourd’hui, pour ma personne, aux droits à la couronne d’Espagne que m’a donnés le décès de mon frère le roi Ferdinand VII, en transmettant ces droits à mon fils aîné, Charles-Louis, prince des Asturies, et en notifiant cette renonciation à la nation espagnole et à l’Europe, dans les seules voies dont je puisse disposer, j’acquitte un devoir de conscience, et je me retire passer le reste de mes jours, éloigné de toute occupation politique, dans la tranquillité domestique et le calme d’une conscience pure, en priant Dieu pour le bonheur et la gloire de ma chère patrieBourges, 18 mai 1845.

Signé : Charles.

J’ai pris connaissance, avec une résignation filiale, de la détermination que le roi, mon auguste père et seigneur, m’a fait signifier aujourd’hui ; et en acceptant les droits et les devoirs que sa volonté me transmet, je me charge d’une tâche que je remplirai, Dieu aidant, avec les mêmes sentiments et le même dévouement pour le salut de la monarchie et le bonheur de l’Espagne. — Bourges, 18 mai 1845.

Signé : Charles-Louis.

Rien, à coup sûr, n’était moins propre qu’un tel document à venir en aide aux politiques qui désiraient unir le fils de don Carlos à la reine Isabelle : les principes du parti carliste étaient là aussi crûment maintenus et proclamés qu’ils avaient pu l’être quand ils avaient soulevé en Espagne la guerre civile ; don Carlos persistait à se considérer comme roi et seul roi légitime d’Espagne ; pas plus en 1843 qu’en 1833, il ne tenait compte ni de l’ancien droit espagnol qui admettait la succession féminine, ni des dernières volontés de son frère Ferdinand VII qui avait remis ce droit en vigueur, ni des votes répétés des Cortès, ni des revers dont les partisans armés de sa cause n’avaient pu se relever. Tous les partis actifs en Espagne, les modérés comme les progressistes, tous les pouvoirs civils ou militaires, nationaux ou municipaux, étaient unanimes à rejeter une combinaison matrimoniale présentée au nom de telles maximes et avec un tel oubli des faits. La reine Christine la repoussait avec terreur : Elle m’a dit ces propres mots, m’écrivait M. Bresson[43] : — Je ne crois pas mon beau-frère ni mon neveu capables d’un crime, mais je crois leur parti capable de tout. Mon cœur de mère m’avertit que, dans une telle union, il y aurait, pour ma fille, un danger de tous les instants ; elle serait un obstacle qu’on ferait tôt ou tard disparaître. Je serais tourmentée des plus affreux pressentiments ; je n’aurais plus un moment de tranquillité. M. Bresson ajoutait[44] : J’en ai causé avec le duc de Veraguas, descendant de Christophe Colomb, homme de sens, véritable expression de la Grandesse ralliée et modérée, et de ce nombreux parti monarchique inactif qui est le fond de l’Espagne et qui se tient trop à l’écart. Il regarderait ce mariage comme le meilleur s’il était possible ; il croit qu’on pourrait le rendre tel ; si le prétendant avait non seulement abdiqué, mais reconnu la reine Isabelle, s’il avait fait sa soumission, placé hors de doute le principe de la légitimité de la reine, et que son fils eût seulement alors demandé sa main, à titre d’infant de la branche aînée collatérale, les choses se présenteraient sous un autre aspect. C’était là ce que, dans sa conversation du 13 septembre 1843 avec le roi Louis-Philippe, le comte Appony avait paru admettre au nom du prince de Metternich ; mais, en 1845, l’acte d’abdication de don Carlos et le manifeste de son fils l’infant Charles-Louis exclurent toute idée de concessions semblables ; et je retrouve en 1846, dans une lettre du marquis de Villafranca, l’un des plus modérés partisans de don Carlos, au duc de Veraguas[45], les mêmes principes, la même obstination noble et aveugle. Sir Henri Bulwer portait de cette combinaison le même jugement que M. Bresson : Autour de la cour, écrivait-il à lord Aberdeen[46], il y a une coterie qui met en avant le plan d’un mariage avec le fils de don Carlos ; mais ce serait une bien scabreuse affaire. Cette coterie pense que le trône a besoin d’être fortifié, et que parmi les carlistes seuls on trouverait un grand nombre d’hommes influents qui s’uniraient cordialement, à certaines conditions, pour accroître l’autorité royale. Le fait est que tous les soldats de fortune, comme Narvaez et Concha, et beaucoup d’autres fort disposés peut-être à aller très loin pour faire de la reine Isabelle un souverain absolu, s’uniraient comme un seul homme contre le projet de donner à don Carlos ou à son fils la moindre dose de pouvoir, par cette seule et simple raison qu’ils élèveraient ainsi, contre eux-mêmes, une nouvelle troupe de rivaux. Tenez pour certain, Mylord, qu’à moins de bien grands changements dans l’opinion de ce pays, un tel mariage équivaudrait à une nouvelle guerre civile et à une nouvelle série de révolutions.

Ainsi se resserrait de jour en jour le cercle des prétendants entre lesquels la reine Isabelle avait à choisir. Nous nous refusions au mariage français, et le gouvernement anglais s’y déclarait contraire. Nous faisions la même déclaration à l’égard de tout prince étranger aux descendants de Philippe V, spécialement du prince Léopold de Coburg. Au dire de tous les bons juges de l’état des partis en Espagne, le mariage carliste devenait de plus en plus impossible. Le mariage napolitain ou un mariage purement espagnol, le comte de Trapani ou l’un des deux fils de l’infante doña Carlotta, le duc de Cadix ou le duc de Séville, tels paraissaient donc en 1844, au retour de la reine Christine en Espagne, les seuls concurrents entre lesquels la question du mariage de la reine Isabelle fût à décider.

La négociation engagée en faveur du comte de Trapani fut activement suivie par le comte Bresson à Madrid et par le duc de Montebello à Naples ; c’était la mission qu’ils avaient reçue et dont le succès devait être leur propre succès aussi bien que celui de leur gouvernement. Ils ne négligèrent rien pour obtenir, l’un du gouvernement espagnol, l’autre du roi de Naples, les démarches et les concessions nécessaires pour atteindre notre but. Mais ils rencontraient, l’un à Naples, l’autre à Madrid, des hésitations, des lenteurs, des ajournements qui rendaient vains leurs efforts : le roi de Naples ne voulait prendre aucune résolution, aucune initiative sans qu’il lui fût venu de Madrid quelque ouverture positive et l’assurance du succès ; le cabinet espagnol ne voulait s’engager à rien avant que le roi de Naples eût témoigné son désir du mariage en dirigeant ouvertement vers ce but la situation, l’éducation, la vie extérieure et les actes du comte de Trapani : Je viens enfin d’obtenir du général Narvaez qu’il écrirait au duc de Rivas et qu’il toucherait la question du mariage, m’écrivait M. Bresson[47] ; je sors de chez lui ; il m’a lu sa lettre et me l’a remise. Je l’envoie à Montebello. Elle est très bien. Elle dit au duc de Rivas que le moment d’entrer en négociation formelle et de prendre des engagements n’est pas encore venu, et que le gouvernement espagnol doit conserver toute sa liberté et ne consulter que le bonheur de la reine et l’intérêt du pays ; mais qu’il n’hésite pas à déclarer que, le jour où Sa Majesté aura fait un choix et le lui aura notifié, il n’omettra, en quelque situation qu’il se trouve, aucun effort pour qu’elle soit satisfaite, et il ne doute pas d’y réussir. Il ajoute que les dispositions bien connues de la reine-mère, les relations de famille et la consanguinité laissent peu de doute que ce choix ne tombe sur le comte de Trapani ; qu’il faut donc songer dès aujourd’hui à le produire, à le faire voyager, à le préparer au rôle qui lui est réservé, et à lui concilier les sentiments de la nation espagnole ; que l’éducation qu’il reçoit n’est pas de nature à produire cet effet, et que, si ce jeune prince ne quitte pas la robe de jésuite pour le frac militaire, l’Espagne, qui n’entend pas se soumettre à l’esprit et au régime du cloître, n’accueillera pas favorablement ses prétentions à la main de la jeune reine........ Trois semaines après[48], M. Bresson me disait : Hier le général Narvaez m’a fait lire la réponse du duc de Rivas ; il dit qu’il a fait usage de la lettre du général, qu’il ne doute pas qu’elle n’ait pour conséquence de retirer des mains des jésuites le comte de Trapani, qu’il en est temps, que le duc de Montebello le seconde de tous ses efforts, mais que le roi Ferdinand est encore retenu dans son incertitude du succès par la crainte exagérée de passer un jour pour dupe et de n’avoir produit qu’un candidat malheureux. Quand le général Narvaez a communiqué cette lettre du duc de Rivas à la reine Christine, elle a fait cette seule remarque :Au lieu d’hésiter, si mon frère entendait bien son intérêt, il enverrait Trapani à bord de l’escadre du prince de Joinville. — Je vous en prie, ajoutait M. Bresson, écrivez tout cela à Montebello, et que le roi Ferdinand entende de sa bouche la vérité sans déguisement. Vos paroles seront d’un tout autre poids que les miennes. Il nous gâte entièrement la position, et bientôt, s’il ne retire son frère de son collège de jésuites, je serai réduit à vous mander qu’il ne lui reste plus de chances.

En communiquant au roi ces lettres de M. Bresson, j’ajoutai[49] : Le mariage espagnol nous donnera bien de l’embarras ; personne ne nous aide, pas même ceux dont nous voulons faire les affaires. Il n’y a pas moyen de tout faire tout seuls, et pour tout le monde. Le roi me répondit sur-le-champ : J’ai été tellement assiégé ce matin que ce n’est qu’en ce moment que je viens de lire la lettre particulière de Bresson. Cette lecture m’a fait la même impression qu’à vous, et elle m’a suggéré l’idée d’une démarche sur laquelle j’aurais été bien aise de vous consulter avant de la faire ; mais, ne vous ayant pas vu et n’ayant aucun doute que vous ne la trouviez convenable et utile, je vais vous en informer brièvement. Si, contre mon attente, vous y aviez des objections, vous aurez le temps de m’en faire part en me les communiquant avant sept ou huit heures du soir. Je fais dire au duc de Serra Capriola de venir chez moi ce soir, à huit heures et demie. J’aurai dans ma poche une copie en forme d’extrait de la lettre de Bresson. Je me propose non seulement de la lui faire lire, mais de la lui donner en le chargeant de l’envoyer au roi de Naples, et de lui dire en même temps que je ne crois pas pouvoir lui donner une plus grande marque d’amitié, ni une plus grande preuve de l’intérêt que je porte à sa famille qui est la même que la mienne, que de lui faire connaître franchement combien je suis contrarié de ses hésitations, et combien je les crois nuisibles à nos intérêts communs, particulièrement aux siens, sans que je puisse découvrir comment ce qu’on lui demande le compromettrait plus que le grand acte qu’il a fait quand il a reconnu la reine Isabelle II. Il faut qu’il ne se dissimule pas qu’en faisant cet acte il a brûlé ses vaisseaux avec la partie adverse, et que tous ces petits ménagements pour elle ne serviront qu’à faire manquer le mariage de son frère, et n’empêcheront pas de croire que ce mariage était le but qu’il se proposait par la reconnaissance de la reine Isabelle. La lettre de Bresson et la composition des Cortès qui doivent se réunir le 10octobre ne me laissent pas de doute que le mariage de Trapani peut s’arranger aujourd’hui si le roi de Naples veut parler et agir, et surtout retirer son frère de chez les jésuites ; mais il faut lui dire que le moment critique est arrivé, le moment de réussir ou de manquer ; et je me propose de dire nettement à Serra Capriola que, si le roi de Naples continue à se laisser duper par les intrigues qui s’agitent autour de lui pour faire avorter un mariage dont nous ne nous sommes mêlés que sur ses désirs très vivement exprimés ; s’il ne se décide pas à faire ce sans quoi il est évident qu’il n’y a plus de chances de succès, nous cesserons, sans doute avec un vif regret, mais pourtant positivement, de nous occuper du mariage de son frère ; nous n’en parlerons plus, tant à Madrid qu’ailleurs, et nous laisserons le champ libre à une autre combinaison.

J’écrivis sur-le-champ à M. Bresson : Voici ce que le roi m’a répondu hier soir. Je vous envoie une copie textuelle de son billet dont je veux envoyer l’original à Montebello. Montrez-le à qui vous jugerez convenable, si vous jugez qu’il convienne de le montrer à quelqu’un. J’ai tout à fait approuvé ce qu’a fait le roi. Il faut que nous tirions le roi de Naples de son apathie, ou que nous sachions si décidément il n’en veut pas sortir. Il craint deux choses : l’une, d’être pris pour dupe ; l’autre, de voir son frère Trapani, au sortir du couvent, tourner comme ont tourné le comte de Lecce, le prince de Capoue, etc. On a intéressé son amour-propre royal et sa conscience fraternelle. Son amour-propre doit se résigner à quelque risque, et sa conscience peut prendre, en faisant voyager son frère en Europe, des précautions qui la rassurent. Je vous tiendrai au courant de ce qu’amènera cette dernière démarche.

Elle n’amena rien de nouveau ni de décisif ; le roi de Naples persista dans son irrésolution et son inertie. J’incline à croire qu’outre sa crainte de se brouiller avec les cours de Vienne et de Rome, il doutait un peu de la sincère et ferme résistance du roi Louis-Philippe au mariage de l’un de ses fils avec la reine Isabelle, et il ne voulait pas s’exposer à n’avoir fait, dans ses rapports avec la cour de Madrid, que servir de marchepied à son cousin. Ce doute routinier et inintelligent le trompait singulièrement, car il avait précisément pour effet de rendre des chances à la combinaison que le roi Ferdinand redoutait : Savez-vous, m’écrivait le comte Bresson[50], ce qui résulte déjà de ces hésitations du roi de Naples ? Les partisans du mariage français se raniment, Narvaez lui-même ; il me disait avant-hier :Ce mariage peut se traiter, s’accomplir sans que vous vous en mêliez ; laissez-nous seulement faire. Soit, je l’admets : l’Espagne aujourd’hui est plutôt un embarras qu’un surcroît de force ; mais donnez-moi trois ans avec un des fils de votre roi, et je la reporterai au rang de puissance du premier ordre ; et alors, mesurez de quelle importance il sera pour la France, pour vos possessions d’Afrique, de ne faire qu’un avec elle. — Je n’entre pas, vous le pensez bien, cher ministre, dans la discussion de ces diverses assertions : je détourne la pensée et je combats les espérances. Mais ne doutons pas d’une conséquence à peu près inévitable de la conduite équivoque du roi de Naples : aucun autre ministère que celui présidé par Narvaez n’osera adopter son frère ; et les ducs de Cadix et de Séville n’ayant de partisans nulle part, et les fils de don Carlos ayant toutes les portes fermées, la question se posera nettement entre un prince français et un prince allemand ; dans un entraînement d’irritation contre les vues exclusives de ses voisins, dans un soubresaut d’indépendance, l’Espagne nous laissera de côté et prétendra choisir, pour elle et pour sa reine, quelque prince homme fait, certain de l’appui de quelque grande puissance, et qui, par sa personnalité et par ses alliances, lui apportera de fortes garanties. Elle ne peut chercher et trouver ce prince qu’en France, en Autriche ou dans le reste de l’Allemagne. En pareil cas, que comptez-vous faire ? Je vous en prie, répondez-moi aussi nettement que je vais vous dire ma façon de penser. Je regarde un prince français comme une glorieuse et déplorable extrémité, un prince allemand comme le coup le plus pénétrant, le plus sensible à l’honneur de la France, et à l’orgueil, à l’existence peut-être de notre dynastie. Entre un prince français et un prince allemand, réduit, adossé à ces termes, je n’hésiterais pas un moment : je ferais choisir un prince français. Ici, cher ministre, mes antécédents me donnent le droit de soumettre respectueusement, au roi et à vous, quelques observations personnelles. En 1831, quand la question s’est posée, en Belgique, entre le duc de Leuchtenberg et le duc de Nemours, je me suis trouvé dans une position identique. Je ne rappellerai pas à Sa Majesté cette conversation que je suis venu chercher à toute bride de Bruxelles, et que j’ai eue avec elle, le maréchal Sébastiani en tiers, le 29 janvier, au point du jour. Les circonstances étaient imminentes, au dedans et au dehors ; tout bon serviteur devait payer de sa personne ; j’ai pris sur moi une immense responsabilité : j’ai fait élire M. le duc de Nemours, et je n’hésite pas à reconnaître que je l’ai fait sans l’assentiment du roi et de son ministre. C’était très grave pour ma carrière, pour ma réputation même ; j’ai touché à ma ruine ; toute la conférence de Londres, M. de Talleyrand y compris, lord Palmerston avec fureur, s’était liguée contre moi. Le roi et le maréchal Sébastiani m’ont soutenu ; ils m’ont ouvert une autre route ; ils m’ont porté sur un autre théâtre, et je me suis relevé à Berlin, non sans peine, du bord de ce précipice. Mais, cher ministre, je ne pourrais repasser par ce chemin, ni courir de pareils risques ; je ne serais plus, aux yeux de tous, qu’un brûlot de duperie ou de tromperie ; on m’accuserait avec raison d’avoir joué deux peuples amis. Expliquons-nous donc secrètement, entre nous, mais sans détour ; sur quoi puis-je compter ? Votre résolution est-elle prise ? Êtes-vous préparé à toutes ses suites ? Que le roi de Naples se prononce ; que nous sachions à quoi nous en tenir, et que nous puissions prendre nos mesures en toute connaissance de cause. Mais si la combinaison napolitaine échoue, si, après avoir tenté, je l’atteste sur l’honneur, tous les efforts pour la faire triompher, je me trouve forcément amené, pour épargner à notre roi et à notre pays une blessure profonde, à faire proclamer un prince français pour époux de la reine, accepterez-vous ce choix et en assurerez-vous, à tout prix, l’accomplissement ?

J’espère, cher ministre, que le roi ne pensera pas, que vous ne penserez pas qu’en vous adressant une question si grave et si précise, je m’écarte du respect que je dois et veux toujours observer. L’imminence du danger a pu seule me conduire à mettre de côté tous les détours et toutes les circonlocutions d’usage.

Il ajoutait en post-scriptum : Ainsi que vous le désirez, je me tiens en bons rapports avec la maison de l’infant don Francisco, quoique persuadé que lui et ses fils ne pèsent guère dans la balance. J’y ai été reçu dernièrement à bras ouverts et avec des insinuations par le duc de Cadix. J’envoie de temps en temps ma femme chez les infantes qui se sont prises, pour elle, de tendresse, et dont la gouvernante, madame d’Araña, est son amie.

Bien loin de me blesser, la franche et hardie question de M. Bresson me plut et redoubla la confiance que je lui portais déjà ; je me tins pour assuré que nous avions à Madrid un agent qui, dans un moment critique, n’hésiterait pas à prendre une grande responsabilité, et ne se laisserait prévenir ni arrêter par aucune intrigue, espagnole ou diplomatique. Mais l’ardente imagination de M. Bresson allait plus vite que les événements ; le séjour de l’Espagne lui déplaisait, et dans son impatience d’en sortir bientôt par un succès éclatant, il oubliait ce qu’il m’avait écrit peu après son arrivée à Madrid[51] : Le roi connaît bien l’Espagne ; il suffit d’ouvrir les yeux et de regarder pour se convaincre combien la politique de non intervention était sage et nationale. Je me croirais coupable du crime de lèse-patrie si j’en conseillais jamais une autre. Il n’y aura jamais rien à gagner, il y aura toujours à perdre à prendre l’Espagne à sa charge. Quand on n’en a pas été témoin, on ne peut se représenter un pareil état social.

Que M. le duc d’Aumale et M. le duc de Montpensier rendent grâce à la haute raison du roi leur père qui leur enlève toute chance d’un pareil établissement ! Pauvres princes ! je les plaindrais autant que je me plains moi-même. C’était bien sérieusement et sincèrement que le roi Louis-Philippe avait résolu, dans l’intérêt de la France, de ne pas accepter, pour l’un de ses fils, la main de la reine d’Espagne, avec les conséquences françaises, espagnoles et européennes de cette union. Cette sage et honnête politique nous imposait la loi d’épuiser toutes les combinaisons, toutes les chances possibles pour éviter l’hypothèse extrême dans laquelle M. Bresson se plaçait et me demandait de me placer sans délai, l’absolue nécessité de choisir entre un prince français et un prince étranger à la France, à ses intérêts en Europe comme à sa race royale. J’avais, dans mon âme, un parti bien pris sur la conduite à tenir dans cette hypothèse ; mais le jour n’était pas venu de résoudre, ou seulement de poser une telle question : il y a des choses si difficiles à faire à propos et dans la juste mesure qu’il ne faut jamais les dire aux autres, et à peine à soi-même, tant qu’on n’est pas absolument appelé à les faire. Le jour de l’action obligée a des lumières imprévues. Nous étions loin d’avoir épuisé toutes les chances de succès pour la politique que nous avions adoptée, le maintien de l’alliance franco-espagnole par le maintien, sur le trône d’Espagne, des descendants de Philippe V. Nous venions au contraire d’ouvrir de nouvelles perspectives et de nouvelles voies vers ce but. Dans le cours de l’année 1844, le mariage de M. le duc d’Aumale avec la princesse Marie-Caroline, fille du prince de Salerne, avait été négocié, conclu, accompli à Naples ; et les premières paroles avaient été dites, les premiers pas avaient été faits vers le mariage futur de M. le duc de Montpensier avec l’infante doña Fernanda, quand la question du mariage de la reine Isabelle aurait été réglée. Le premier de ces faits prouvait que le roi ne tenait pas en réserve, pour le trône d’Espagne, celui des princes ses fils auquel les Espagnols avaient d’abord pensé, et il nous donnait à Naples, en faveur du comte de Trapani, de nouveaux moyens d’action. Le second nous assurait le bon vouloir de la reine Christine pour notre politique en Espagne, et nous mettait en mesure de prévenir ou de déjouer les menées hostiles dont elle pouvait être l’objet. Je mis M. Bresson parfaitement au courant des démarches déjà faites ou préparées et des espérances que nous étions en droit de concevoir pour la conclusion de notre œuvre ; et sans répondre directement à la question qu’il m’avait posée, je lui témoignai, pour l’avenir comme dans le présent, la confiance la plus encourageante[52] : Je ne puis vous dire quel plaisir et quelle lumière m’apportent vos lettres si fréquentes, si détaillées, si animées. Le roi en jouit et en profite autant que moi. Continuez. Votre tâche est grande et difficile ; mais vous êtes au niveau de toutes les tâches.

La négociation pour le mariage napolitain fut donc continuée par le comte Bresson à Madrid et par le duc de Montebello à Naples, avec le même zèle et avec des alternatives tantôt de chances d’un succès prochain, tantôt d’obstacles inattendus et d’ajournements indéfinis. Le roi de Naples fit à peu près toutes les concessions, toutes les avances qu’on lui demandait : il retira le comte de Trapani de la maison des jésuites à Rome ; le portrait du jeune prince fut envoyé à Madrid et montré à la jeune reine à qui il parut plaire ; elle témoigna plus d’une fois son désir de se marier ; le prince Carini fut muni de tous les pouvoirs nécessaires pour faire la demande formelle de la main de la reine ; les instructions définitives, les documents officiels furent expédiés de Naples à Madrid et renvoyés de Madrid à Naples pour recevoir quelques modifications ; des termes furent indiqués, une époque presque déterminée pour la déclaration publique du mariage et la communication aux Cortès prescrite par la constitution réformée. Le roi Louis-Philippe et la reine Marie-Amélie, dans leur correspondance intime avec le roi Ferdinand à Naples et la reine Christine à Madrid, se félicitaient de chaque pas en avant, et venaient en aide au travail de nos agents. Depuis qu’elle avait en perspective le mariage du duc de Montpensier avec l’infante doña Fernanda, et pourvu que ce mariage fût lié à celui de la reine Isabelle avec le comte de Trapani, la reine Christine paraissait décidée en faveur de cette combinaison. Le général Narvaez se déclarait de plus en plus résolu et prêt à l’accomplir, quels qu’en fussent l’impopularité et les obstacles. Mais chaque fois qu’on touchait à l’acte décisif, un incident nouveau survenait qui amenait une nouvelle irrésolution et un nouveau retard. Il semblait qu’il n’y eut plus rien à faire pour en finir, et pourtant on n’en finissait pas.

Cette inertie finale, après tant de démarches et d’apparences royales et diplomatiques, devait avoir et avait en effet des causes puissantes, les unes faciles à reconnaître, les autres soigneusement cachées. Le mariage napolitain était évidemment impopulaire en Espagne ; les Espagnols n’y trouvaient rien de ce qui pouvait les servir ou leur plaire, point de satisfaction pour leur orgueil, point de force ajoutée à leur force, point de garantie pour leur nouveau régime constitutionnel. C’était, comme me le disait M. Bresson, une combinaison prudente, qui convenait à la France et qu’on pouvait faire agréer et réussir par les hommes politiques, mais terne, stérile, et qui ne parlait ni aux intérêts des partis, ni à l’imagination du peuple à qui elle était destinée. Elle rencontra une résistance opiniâtre, non seulement dans le camp radical, mais dans les rangs et jusque dans les rangs élevés du parti modéré ; un moment elle parut sur le point de s’accomplir ; trente-cinq députés aux Cortès, presque tous amis de MM. Mon et Pidal, rédigèrent aussitôt une sorte de protestation ou remontrance qu’ils se proposaient d’adresser à la reine, et le gouvernement eut grand’peine à empêcher cet éclat. Cette impopularité donnait des armes aux diverses oppositions espagnoles et aux influences étrangères ; elle troublait beaucoup lord Aberdeen ; il avait approuvé et presque suggéré lui-même le mariage napolitain ; il se prêtait ainsi à notre principe en faveur des descendants de Philippe V, et ne voyait, dans son application italienne, aucun inconvénient pour les intérêts anglais ; mais il n’avait nul goût à lutter sérieusement, pour cette cause, contre le parti radical espagnol, toujours le client de l’Angleterre, et contre l’opposition déclarée du prince de Metternich ; aussi ne nous donnait-il, dans notre travail pour le comte de Trapani, point d’appui actif ni efficace : Notre position dans cette question est délicate, disait-il ; nous reconnaissons l’indépendance de l’Espagne ; nous approuvons un descendant de Philippe V, et nous ne pouvons, en bonne foi, nous opposer à un prince de Naples ; mais parmi les descendants de Philippe V, je préférerais beaucoup, pour beaucoup de raisons, un des fils de l’infant don Francisco, et si ce mariage-là pouvait s’accomplir sans aucun sacrifice de la bonne foi, je le regarderais comme un coup de maître. Sir Henri Bulwer, dans son attitude et son langage à Madrid, allait dans cette voie bien plus loin que son chef : Dès les premiers jours de son arrivée, m’écrivait M. Bresson[53], il a un peu divagué avec moi sur la question du mariage ; il a passé en revue tous les candidats ; il diminuait les chances du prince de Naples ; il en découvrait au fils de don Carlos ; il croyait celles du duc de Cadix ou du duc de Séville assez considérables ; il disait du prince de Coburg qu’il ne voyait pas pourquoi l’Angleterre le soutiendrait, ni pourquoi la France le repousserait ; c’était, à ses yeux, un choix indifférent. Je ne l’ai pas laissé dans le doute sur ce point. Dans tout le cours de la négociation, et autant qu’il le pouvait faire sans se mettre en contradiction patente avec les instructions loyales bien qu’un peu embarrassées de son chef, sir Henri Bulwer s’appliqua à faire ressortir l’impopularité du mariage napolitain, à en décrier les chances, à en seconder les ajournements ; et dans les moments où il se montrait le plus favorable à cette combinaison, il l’acceptait de façon à ce que, si elle échouait, ce ne fût pas un échec pour son gouvernement.

Je ne me faisais point d’illusion sur le peu d’appui qui nous venait du cabinet anglais dans cette affaire, et je ne voulus pas que nos agents à Londres et à Madrid fussent, à cet égard, moins avertis que moi. Quand j’appris que le roi de Naples était allé lui-même à Rome retirer son frère Trapani du couvent des jésuites, et que c’était lui qui pressait pour la conclusion du mariage, j’écrivis au comte de Sainte-Aulaire[54] : Parlez de tout cela à lord Aberdeen avec le degré de détail et d’intimité que vous jugerez convenable. Je ne veux pas avoir l’air de lui rien cacher, et je n’ai rien du tout à lui cacher ; nous avons, dans cette affaire, constamment marché dans le même chemin, toujours d’accord avec nos premières paroles et fort à découvert. Mais entre nous, l’allure anglaise, sans m’inspirer méfiance, m’a médiocrement satisfait. A Madrid, Bulwer a cherché, sur cette question du mariage, à jeter du trouble dans les esprits, à entrouvrir pêle-mêle toutes les portes, à ménager toutes les chances. A Londres, si je suis bien informé, la conversation de lord Aberdeen n’a pas toujours été aussi impartiale, au profit de la combinaison Trapani, que je pouvais m’y attendre d’après ses premières ouvertures. Son ambassadeur ici, lord Cowley, est le seul dont le langage ait été, à ce sujet, parfaitement net et conséquent ; il m’a toujours dit :Quand en finissez-vous du mariage Trapani ? finissez-en le plus tôt possible ; nous n’avons nulle objection à cette combinaison ; elle vide une question délicate ; notre seul grand intérêt est qu’elle soit vidée. — Au fond, c’est là, je crois, la vraie pensée du cabinet anglais, et quand la reine Isabelle aura épousé le comte de Trapani, si elle l’épouse, comme je l’espère, on en sera fort aise au Foreign-Office. Mais on veut ménager les susceptibilités de Madrid en fait d’indépendance, les jalousies du prince de Metternich quant à l’Italie, les fantaisies matrimoniales de la maison de Coburg ; et pour vivre en paix avec tout cela, on ne nous aide pas, on nous désavoue et on nous embarrasse même un peu de temps en temps, dans une affaire engagée pourtant, au début, d’un commun accord, et dont, en dernière analyse, on désire comme nous le succès. Voilà l’idée que je me forme, mon cher ami, de ce qui se passe, sur ceci, dans l’esprit de lord Aberdeen. Si j’ai raison, réglez d’après cela votre conversation, en l’instruisant du point où en est aujourd’hui l’affaire. Priez-le de n’en rien dire, car rien n’est conclu à Madrid ; mais je ne veux pas qu’il croie que nous lui avons caché notre progrès. Si j’avais trouvé, de sa part, un concours plus complet et plus actif, je le lui aurais fait suivre jour par jour.

Le mariage napolitain courait un péril plus grave que les hésitations ou les embarras de lord Aberdeen ; c’était au cœur même de la place et parmi ses défenseurs apparents que cette combinaison manquait d’un solide appui. La reine Christine n’en désirait pas sérieusement le succès. Entre les femmes qui ont régné et gouverné à travers les plus violents orages et les plus périlleux écueils de la vie publique et de la vie privée, la reine Christine est peut-être la seule qui se soit trouvée lancée dans la grande action politique plutôt par situation et nécessité que par ambition et de sa propre volonté. Elle avait plus de goût pour le bonheur que pour le pouvoir, et elle tenait plus aux intérêts et aux agréments de la famille qu’à l’éclat et au travail du trône. Pourtant, quand les événements publics l’ont mise à de rudes épreuves, elle n’a manqué ni de courage, ni de sagesse, ni de bon vouloir intelligent et persévérant. Dans mes relations et mes conversations avec elle, j’ai toujours été frappé de la justesse de son esprit, de la modération de ses sentiments, et d’une sagacité impartiale, même envers ses ennemis, qui semblait aller jusqu’à l’indifférence. Son séjour en France et ses rapports intimes avec le roi Louis-Philippe, la reine sa tante et toute la famille royale l’avaient remarquablement éclairée et charmée ; elle s’y était convaincue que, dans l’intérêt de la jeune reine et de l’infante ses filles comme de la nation espagnole, et dans son intérêt à elle-même, l’union avec la France, son gouvernement et ses princes était ce qu’il y avait de plus naturel et de plus désirable. A côté de cette conviction devenue son sentiment dominant, s’en était établie une autre : la nécessité, pour sa fille Isabelle et pour l’Espagne, d’un mariage qui leur assurât un allié puissant, intéressé à leur prospérité et à leur repos. La France d’abord, l’Angleterre ensuite, offraient seules à la reine Christine cette perspective et cette garantie. Le mariage français avant tout, et à son défaut le mariage Coburg, telle fut dès lors sa vraie et constante pensée. Quand l’un et l’autre de ces deux mariages semblaient trop difficiles à accomplir, la reine Christine se prêtait à des combinaisons et à des tentatives différentes, mais uniquement par égard pour de puissants conseils ou pour ses proches parents, avec doute et froideur, comme on marche dans une voie dont on ne désire pas atteindre le terme ; et quand venait le moment de s’engager définitivement, la reine Christine saisissait avec empressement tous les moyens d’ajourner et de revenir à l’espoir de l’une ou de l’autre des deux grandes alliances dont l’une avait toute sa faveur, tandis que l’autre lui offrait un solide appui si la première lui manquait.

A peine rentrée en Espagne, elle reçut en audience particulière la comtesse Bresson : Vous devez trouver tout ceci bien triste, lui dit-elle avec effusion ; ah ! Paris, le bon air, la vie facile de Paris ! Je ne me suis jamais si bien portée qu’à Paris. Le voyage m’a fatiguée : quand je ne devrais penser qu’à me reposer, il faut me remettre en route ; il le faut ; la santé de ma fille exige les eaux chaudes de Barcelone ; c’est mon devoir. Le mariage, c’est là la grande affaire ! Comment la résoudre ? Pourvu qu’elle se termine pour le bien ! Je suis bien contente d’avoir votre mari près de moi pour m’y aider ; j’ai tant de confiance en lui ! On avait eu raison de m’assurer à Paris qu’il ne chercherait qu’à nous être utile. La France me soutiendra[55]. Causant un jour avec elle, M. Bresson lui dit en riant[56] : Le chargé d’affaires de Belgique, à l’ombre du ministre d’Angleterre, glisse de temps en temps l’offre de son Coburg, et M. Bulwer lui-même m’a dit que le roi Léopold y pensait encore ; je lui ai répondu :Quand lord Ponsonby, il y a treize ans, a essayé de pousser au trône de Belgique le duc de Leuchtenberg, j’ai fait élire en quarante-huit heures le duc de Nemours ; je puis assurer le roi Léopold ou tout autre qu’il ne m’en faut ici que vingt-quatre pour faire proclamer le duc d’Aumale. — Il ne vous faudrait pas tant de temps, lui répondit en souriant aussi la reine Christine, et, si je savais que ce fût le moyen d’arriver à mon but, moi aussi je pousserais le Coburg. Elle parlait en toute occasion de son affection pour le roi, la reine, toute la famille royale, des bontés qu’ils avaient eues pour elle, et de l’agrément qu’elle avait trouvé dans leur société. M. Mon, dans un entretien intime avec elle, toucha à la question du mariage du duc de Montpensier avec l’infante : Vous savez bien, lui dit-elle vivement, que les princes français ont toutes mes préférences, particulièrement celui-là qui ressemble le plus peut-être à mon oncle ; mais ne le dites pas à Bresson : dites-lui, pour punir un peu mon oncle de ne pas me le donner pour Isabelita, que je veux marier Luisa avec un Coburg[57]. Elle faisait entrevoir de temps en temps à ses confidents et à ses amis cette seconde perspective : C’est bien dommage, dit-elle à M. Gonzalès Bravo, que l’Angleterre se soit montrée si malveillante pour nous : ce jeune prince de Coburg est si bien élevé, si agréable de sa personne ! il eût fait un charmant mari pour ma fille[58]. Avec M. Bresson lui-même, elle alla un jour plus loin : elle imputait au travail des agents anglais le soulèvement de l’opinion contre le comte de Trapani : S’ils s’imaginent par là améliorer les chances de leur candidat le prince de Coburg, ils se trompent, dit M. Bresson ; notre roi ne permettra jamais, ni à aucun prix, que le trône d’Espagne sorte de la maison de Bourbon. La reine Christine reprit avec une vivacité et une humeur marquées : Mon oncle doit parler ainsi ; cependant la volonté de la reine ma fille y sera pour quelque chose : Trapani mis de côté, Montpensier refusé, il ne reste plus de Bourbon, et la reine lassée, vous savez qu’à cet âge on ne calcule pas, pourra bien choisir ailleurs[59]. J’eus alors lieu de croire et j’ai acquis depuis la certitude que, dès la fin de 1843, pendant que la reine Christine était encore à Paris et lorsque sir Henri Bulwer, près de partir pour son poste de Madrid, était venu prendre congé d’elle, elle lui avait témoigné tout le prix qu’elle attachait au bon vouloir de l’Angleterre pour l’Espagne, et son intention de soutenir le prince de Coburg si, comme elle le craignait, le mariage de sa fille Isabelle avec l’un des fils du roi Louis-Philippe devenait décidément impossible. Enfin quelques paroles de la jeune reine elle-même, expression vive de ses impressions personnelles, me prouvèrent que l’idée et le nom du prince de Coburg la préoccupaient autant que la reine sa mère ; le général Narvaez lui parlait d’un camp de manœuvres qu’il devait former à Alcala, près de Madrid, et où il réunirait de vingt à vingt-cinq mille hommes : Y viendra-t-il des princes français ? lui demanda la jeune reine. — Madame, nous tâcherons d’obtenir cette faveur. — En feras-tu venir d’autres ?Madame, peut-être. — Un Coburg, par exemple, ajouta-t-elle avec malice, et elle attendait que le général nommât le prince napolitain ; mais il se tut et elle ne lui en demanda pas davantage. Elle s’expliqua plus clairement avec lui un autre jour : Si mon mariage se fait promptement, lui dit-elle, ce sera avec Trapani ; s’il tarde un peu, ce sera avec Coburg ; s’il tarde beaucoup, ce sera avec Montemolin[60].

A côté de ces symptômes incohérents des dispositions royales, venaient se placer des indications diplomatiques de même nature : le marquis de Casa Yrujo, duc de Sotomayor, fut nommé ministre d’Espagne en Angleterre. Il est, m’écrivit M. Bresson[61], l’un des membres du parti modéré qui se révoltent contre les limites qu’on leur a fixées, et qui entendent sortir du cercle qu’on leur a tracé ; il ne vous en fera pas mystère si, à son passage à Paris, vous le pressez un peu de questions : il dit, et bien d’autres avec lui, que, si le roi ne donne pas à l’Espagne un de ses fils, elle prendra, de la main des Anglais, un Coburg, parce qu’il lui faut, à tout prix, l’appui d’une grande puissance. Après l’arrivée du duc de Sotomayor à Londres, M. de Sainte-Aulaire, sans lui attribuer un langage aussi péremptoire, m’écrivit[62] qu’il s’était montré hostile au mariage napolitain, et que lord Aberdeen, en avertissant notre ambassadeur, avait ajouté : Vous savez que je suis très indifférent à cette affaire ; mais, pour Dieu, ne vous y engagez pas trop avant sans autres auxiliaires que la reine Christine et Narvaez. Je crains que vous ne voyiez surgir à l’improviste des obstacles qui vous embarrasseront beaucoup. Le duc de Sotomayor rendit à Madrid un compte détaillé de ses entretiens avec lord Aberdeen et des ouvertures que lui-même il lui avait faites : Sa lettre, me manda M. Bresson[63], a excité toute l’attention du conseil : on a débattu, sans toutefois arriver à une conclusion, la question de savoir de quel côté il serait le plus à propos de chercher un appui quand le jour de cette grande solution serait venu ; et M. Mon, qui cependant n’est pas napolitain, a coupé court à la discussion en s’écriant brusquement :Alors nous romprions avec la France, et ce serait là le plus grand danger. — Le débat a fini en simple conversation.

J’irais au-delà de la vérité si je disais que ces fluctuations et ces agitations intérieures dans le gouvernement espagnol, reine-mère, reine, ministres et diplomates, m’inspiraient une inquiétude sérieuse sur la solution définitive de la question. J’avais une double confiance. J’étais convaincu que, malgré ses embarras d’esprit et de cour, et tout en maintenant ses réserves de principe comme ses conseils de prudence, lord Aberdeen, sincère dans son adhésion à notre politique, ne nous susciterait aucun obstacle, et ne se prêterait à aucune combinaison hostile aux descendants de Philippe V. Je me tenais également pour assuré que, malgré leurs boutades spontanées ou calculées, la reine Christine, la jeune reine, le général Narvaez, le cabinet et le parti modéré espagnol avaient, pour l’alliance française, une préférence décidée, et que, pourvu que, de notre côté, nous fussions fidèles à la position que nous avions prise et aux perspectives que nous avions ouvertes, cette préférence déterminerait en définitive leur conduite et l’événement. Tout ce qui s’était passé, dit ou écrit dans le cours des années 1844 et 1845 avait établi en moi cette double conviction.

Ce fut en novembre 1844[64], au plus fort de la négociation engagée pour le mariage napolitain, que je parlai pour la première fois à M. Bresson de la possibilité d’un mariage entre M. le duc de Montpensier et l’infante doña Luisa Fernanda : Quand la reine Isabelle sera mariée et aura un enfant, lui dis-je, M. le duc de Montpensier sera fort disposé à épouser l’infante doña Fernanda. Il trouve ce mariage très convenable et très bon pour lui ; seulement ni le roi ni lui ne veulent d’une politique détournée. Ne prenez pas ceci pour une décision définitive et un engagement diplomatique. Je vous dis la disposition telle qu’elle est, et elle est bonne, fort amicale envers l’Espagne, fort loyale envers tout le monde. M. Bresson me répondit sur-le-champ[65] : J’ai laissé entrevoir au général Narvaez que le mariage de l’infante, conçu dans un sens plus populaire, pourrait venir en aide à celui de la reine, et que les deux alliances pourraient être annoncées le même jour. Il a saisi cette idée avec la vivacité qui le caractérise, et déjà il s’engageait, si Mgr le duc de Montpensier était offert à l’infante, à seconder cette union de tous ses efforts ; mais tout à coup, par un retour sur l’engagement qu’il prenait :Pourquoi, dit-il, ne pas nous le donner pour la reine ? C’est un prince instruit, élevé à la plus grande école, qui porte l’habit militaire ; il serait pour nous un roi véritable. A la première nouvelle qu’il nous serait accordé, un frémissement de joie parcourrait toute l’Espagne ; tous les cœurs iraient au-devant de lui ; ce mariage se ferait de telle façon qu’il ne porterait aucune perturbation dans la politique européenne ; on n’entreprend plus légèrement une guerre aujourd’hui, pour une question de dynastie et contre un pays qui est dans son droit. Si l’Espagne n’est pas formidable pour l’attaque, elle l’est encore pour la défense. Nous ne serions pas un embarras pour vous ; ce n’est plus comme au temps de Louis XIV et de Philippe V, où vous vous vîtes obligés de conquérir le trône ; le fils de votre roi viendrait s’y asseoir à travers les populations accourues et pleines de joie sur son passage. Et alors vous auriez dans l’Espagne une alliée fidèle, rendue par vous au repos, déployant ses ressources, amie de vos amis et ennemie de vos ennemis. Pourquoi donc ne voulez-vous pas m’écouter et me comprendre ?

M. Bresson l’écoutait avec grand plaisir et le comprenait à merveille ; mais fidèle à ses instructions, il entra avec lui dans une discussion affectueuse, uniquement appliqué à le ramener vers le but spécial et nouveau qu’il lui présentait. Quand le général Narvaez parla à la reine Christine de ce projet de mariage du duc de Montpensier avec l’infante : Por l’amor de Dios, s’écria la reine, que no deja escapar este Príncipe[66] ; et elle se répandit en témoignages d’affection pour le roi et la reine, toute livrée à la perspective du bonheur qui attendait sa fille au sein d’une famille si unie et si exemplaire[67]. Le général Narvaez pressa M. Bresson de conclure sur-le-champ un compromis secret pour ce mariage, et M. Bresson eut quelque peine à faire en sorte que la forme et la sanction de l’engagement fussent réglées plus tard, comme nous l’entendrions.

Nous en étions là en septembre 1845 quand la reine Victoria vint au château d’Eu faire au roi Louis-Philippe sa seconde visite. Nous nous entretînmes à fond, le roi et moi, avec lord Aberdeen, du nouveau pas que nous avions fait dans la question espagnole, et peu de jours après le départ de la reine j’écrivis à M. Bresson[68] : Je suis plus que jamais en train de maintenir, dans cette question, la politique que j’ai exprimée à Paris et que vous avez si bien appliquée à Madrid. Je viens de m’en expliquer complètement avec lord Aberdeen. Je savais très indirectement, mais certainement, que le gouvernement anglais était fort préoccupé de la crainte que notre conduite ne fût pas, au fond, d’accord avec nos paroles, et qu’en déclinant le mariage de la reine d’Espagne avec un fils du roi, nous ne fussions sur le point d’épouser l’infante pour nous emparer, par un détour, de ce trône. Ce serait, de notre part, aussi peu sensé que peu honorable. Quand nous avons adopté, sur cette question, la politique que vous savez, quand nous avons déclaré notre parti pris de ne pas vouloir du trône d’Espagne pour un fils du roi, et en même temps de ne pas admettre que ce trône pût sortir de la maison de Bourbon, nous avons parlé et agi sérieusement et loyalement ; non pour éluder une situation embarrassante, mais pour satisfaire à l’intérêt vrai de la France. Nous suivrons cette politique soit qu’il s’agisse du mariage de la reine Isabelle ou de celui de l’infante doña Fernanda, car la question peut se poser sur l’un comme sur l’autre. Tant qu’à défaut du mariage de la reine et d’enfants issus d’elle, le trône d’Espagne sera aussi suspendu au mariage de l’infante, nous nous conduirons pour ce mariage comme pour celui de la reine elle-même ; nous n’y prétendrons pas pour un fils du roi, et nous n’admettrons pas qu’aucun autre qu’un prince de la maison de Bourbon y puisse être appelé. Ni l’une ni l’autre des deux sœurs ne doit porter dans une autre maison la couronne d’Espagne. Quand la reine Isabelle sera mariée et aura des enfants, le mariage de l’infante aura perdu le caractère qui nous impose, envers l’un et l’autre, la même politique ; et dès lors, quelles que soient les chances inconnues d’un avenir lointain, ce mariage nous convient, et nous ne cachons point notre intention de le rechercher et de le conclure, s’il convient également aux premiers intéressés. J’ai dit cela à lord Aberdeen. Le roi le lui a dit et redit. Il est maintenant bien entendu que telle sera notre conduite. Et elle est trouvée fort sensée, naturelle et loyale.

Il fut en même temps bien entendu et reconnu, par lord Aberdeen comme par nous, qu’en tenant cette conduite nous comptions qu’aucun prince étranger à la maison de Bourbon ne serait soutenu par le gouvernement anglais comme prétendant à la main de la reine Isabelle ou de l’infante sa sœur. Notre sécurité à cet égard était évidemment la condition de notre renonciation à toute prétention pour les fils du roi.

Arrivée à ce point, la question semblait, sinon résolue, du moins pacifiée et en progrès. La perspective du mariage de l’infante doña Fernanda avec le duc de Montpensier rendait la reine Christine, le cabinet et le parti modéré espagnols plus faciles pour celui de la reine Isabelle avec tel ou tel des descendants de Philippe V. Le comte de Trapani ne devenait pas plus populaire en Espagne ; le roi de Naples ne cessait pas d’avoir des doutes sur le succès de son frère et de tenir en suspens toute démarche définitive ; mais l’opposition de plusieurs des chefs du parti modéré s’atténuait, et le général Narvaez se montrait plus que jamais résolu à surmonter les obstacles que rencontrait cette combinaison. En même temps les deux fils de l’infant don François de Paule reparaissaient peu à peu sur la scène comme une solution possible ; c’était tantôt le duc de Cadix, tantôt le duc de Séville qui semblaient retrouver des chances ; mais, pour l’un et pour l’autre, l’avenir n’était plus fermé ; les mauvais souvenirs qui avaient pesé sur eux s’éloignaient ; les haines de famille s’étaient refroidies comme les cendres de l’infante leur mère. Nous ne touchions pas encore au but ; bien des questions restaient encore à résoudre et bien des résolutions à prendre ; la reine Christine s’inquiétait de l’incertitude laissée sur l’époque à laquelle le mariage de M. le duc de Montpensier avec l’infante pourrait s’accomplir ; elle demandait à la reine Marie-Amélie sa tante quel était le sens précis de nos paroles quand nous disions qu’il fallait que ce mariage cessât d’avoir le caractère politique qu’on pourrait lui attribuer, et la réponse aussi sincère qu’affectueuse de la reine ne dissipait pas complètement l’inquiétude de sa nièce. Le comte Bresson, de son côté, regardait comme impossible à exprimer formellement la condition qu’avant le mariage de sa sœur la reine Isabelle eût des enfants, tant la fierté et la délicatesse espagnoles, royale et nationale, en seraient blessées. Il y avait encore là des difficultés sérieuses ; mais dans la situation que nous avions prise et dans la complète entente qui paraissait établie entre nous et le cabinet anglais, il y avait aussi un sérieux espoir de les surmonter.

Vers la fin de 1845, après les entretiens et les témoignages de confiance mutuelle entre le roi, lord Aberdeen et moi au château d’Eu, un singulier concours de faits et d’apparences vint obscurcir et compliquer gravement cette question. Le comte de Jarnac, en ce moment chargé d’affaires à Londres, m’écrivit[69] : J’ai eu occasion de causer avec l’ambassadeur de Russie ; il m’a fait des compliments pour vous et sur les excellentes dispositions de lord Aberdeen. Parlant de l’Espagne, il m’a dit :On voit bien comment finira cette question du mariage de la reine : elle épousera le jeune prince de Coburg ; l’Angleterre sera contente, vous aussi, et tout le monde avec vous. — Comme bien vous pensez, cher monsieur Guizot, je n’ai nullement répondu de l’appui de la France :Oh ! m’a dit en riant le baron de Brünnow, lord Aberdeen ne veut pas non plus cette combinaison ; mais elle se fera à son insu. — Comme je ne vois jamais grand intérêt à discuter avec M. de Brünnow les sujets de nos dissentiments possibles avec lord Aberdeen, je me suis borné à dire que, le prince Léopold de Coburg étant à Paris, il n’aurait pas de peine à s’assurer des dispositions réelles de notre cour. Vous jugerez, d’après vos informations générales, de la valeur de ces présomptions plus ou moins sincères du baron de Brünnow. Dans tous les cas, j’en dirai un mot à lord Aberdeen à la première occasion.

Le jeune prince Léopold de Coburg était alors en effet à Paris avec son père et sa mère, le duc et la duchesse Ferdinand de Coburg : ils traversaient la France pour se rendre à Londres et de là à Lisbonne où ils devaient passer quelques mois auprès de la reine doña Maria et du roi son mari, frère du prince Léopold. Et en même temps que ce voyage s’accomplissait, M. Bresson m’informait qu’il y avait à Madrid un redoublement de tentatives plus ou moins directes et d’intrigues plus ou moins obscures qui semblaient naître autour de sir Henri Bulwer, et qui pénétraient jusque dans le palais de la jeune reine pour y cultiver les chances du prince de Coburg. J’écrivis sur-le-champ à M. de Jarnac[70] :

En addition ou en commentaire à ce que vous a dit M. de Brünnow sur le mariage espagnol, je vous envoie tout ce que me mande M. Bresson, en date des 18 et 29 octobre. Maintenant quel est le sens et le lien de tous ces faits ? Comment sir Henri Bulwer insinue-t-il à M. Donoso Cortès ce que M. de Brünnow vous prédit, à vous, comme certain ? Par quel hasard un M. Buschentall vit-il dans l’intimité de sir Henri Bulwer, et arrive-t-il de Londres quelques jours avant de s’introduire dans le palais de la reine Isabelle pour séduire des femmes de chambre, lui mal parler de sa mère et de son ministre, et lui offrir pour mari un prince de Coburg qui, à ce même moment, passe en effet à Paris et à Londres pour se rendre à Lisbonne, d’où l’on promet qu’il viendra bientôt à Madrid ? Et par quel autre hasard le ministre de l’empereur de Russie à Londres est-il si bien au courant de ce qui intéresse les Coburg en Espagne et si sûr de leur succès, et cela au moment même où l’empereur son maître arrive à Palerme, chez ce roi de Naples dont le frère est le concurrent matrimonial du prince de Coburg ? Quelle est, sous toutes ces apparences, la part réelle de chacun de ces souverains, princes et ministres, dans ce travail si vif et si mêlé pour la main de cette jeune reine qui a tant d’envie de se marier et si peu de maris à choisir parmi tant de prétendants ? Si vous avez, mon cher Jarnac, une réponse à ces questions, envoyez-la-moi, je vous prie. Je sais tout ce qu’il peut y avoir de mensonge dans les apparences et de bizarrerie insignifiante dans les coïncidences de faits ou de paroles, et je suis peu disposé à croire que, même dans le pays de Figaro, l’intrigue joue un aussi grand rôle qu’elle en a ou qu’elle veut en avoir l’air. Mais convenez qu’il y a, dans tout ceci, quelque chose d’assez singulier et de quoi exercer l’esprit des gens qui voient partout des énigmes et des piéges.

Laissons là les piéges et les énigmes. Évidemment l’intrigue Coburg est très active à Madrid. Le foyer en est à Lisbonne. La prochaine arrivée à Lisbonne du prince Léopold va donner à l’intrigue un redoublement d’intensité. Il est parti hier pour Londres avec son père le duc Ferdinand. Ils y passeront huit jours et s’embarqueront à Falmouth ou à Plymouth, sur un bâtiment que leur donne la reine d’Angleterre. Avant quinze jours donc, ils seront à Lisbonne. Avant-hier, à Saint-Cloud, au baptême du duc de Penthièvre, j’ai dîné à côté du prince Léopold. Il m’a tenu un langage fort dégoûté de la Péninsule en général, de ses oscillations révolutionnaires, de toute prétention politique, et m’a parlé de la vie et du bonheur domestique comme de son seul vœu. Mais la veille, à Saint-Cloud aussi, il parlait d’un voyage à cheval, incognito, en Espagne et à Madrid. Causez de cela avec lord Aberdeen, à cœur ouvert, comme vous causez de tout. Pour lui comme pour nous, je le sais, la position est délicate ; mais quand il s’est agi des chances de mariage de ses fils à Madrid (et vous savez si elles étaient, si elles seraient encore belles), le roi n’est pas resté neutre ni inerte ; il a positivement déclaré qu’il refuserait, qu’il ne voulait pas compromettre, même à ce prix, sa politique générale et l’équilibre de l’Europe. Nous avons bien droit d’attendre qu’à Londres on ne soit pas non plus neutre et inerte quand il s’agit d’écarter ce que nous ne pouvons accepter, ce que nous n’accepterons certainement pas. Qu’on ne laisse donc au prince Léopold de Coburg aucune possibilité de se présenter, ni de donner à croire qu’il se présente sous les couleurs et avec l’aveu de l’Angleterre. Que tous les barbouillages subalternes qu’on tente, vous le voyez bien, et qu’on tentera encore à Madrid dans ce sens, soient frappés d’avance de discrédit et d’impuissance. J’ose dire qu’on nous doit cela, et que, si nous ne demandons pas un concours actif pour le candidat qui nous convient, c’est bien le moins qu’on supprime toute apparence de concours, même tacite, pour le candidat qui ne nous convient pas.

Avant même d’avoir reçu ma lettre, M. de Jarnac s’entretint avec lord Aberdeen et lui répéta les propos de M. de Brünnow en lui demandant si, de son côté, il n’avait rien vu ni rien appris sur les projets des princes de Coburg pour un voyage ou un mariage en Espagne : Vous savez, lui dit lord Aberdeen, que sur cette question nous sommes parfaitement d’accord. Notre point de départ, nos principes abstraits ne sont peut-être pas les mêmes ; mais, dans le fait, je veux, comme vous, un prince de Bourbon sur le trône d’Espagne. C’est là ce que je pense bien sincèrement ; c’est ce que je dis, ce que j’écris, ce que je recommande. Maintenant je ne puis empêcher d’autres princes, et des princes de Coburg surtout, d’avoir aussi leurs principes et leurs vues et d’agir en conséquence. — Nous sommes sûrs de la sincérité de vos paroles comme de nous-mêmes, lui répondit M. de Jarnac, et nous savons que nous n’avons à craindre aujourd’hui ni un malentendu, ni un travail ou un jeu séparé, de part ou d’autre. Mais si le prince Léopold vient à Londres pour aller ensuite en Espagne, il est essentiel qu’il sache ici quelle est votre pensée sur ses prétentions possibles à la main de la reine Isabelle. Si, après tout ce qui a été dit et convenu entre vous et nous, nos princes non encore mariés allaient parcourir l’Espagne, y recueillir les suffrages des partisans si nombreux de l’alliance française et faire leur cour à la reine, vous seriez fondés à voir là autre chose qu’une simple visite de famille. Vous ne laisserez donc pas s’établir, sous le patronage apparent de l’Angleterre, une candidature dont le succès vous paraît à vous-même si peu désirable. — Mais, reprit lord Aberdeen, les princes de Coburg ne sont point des princes anglais ; je n’ai sur eux aucune action directe, et, en définitive, la reine d’Espagne reste libre d’en choisir un pour époux, s’il lui plaît. M. de Jarnac rappela alors toutes les raisons, toutes les considérations dont nous nous étions si souvent entretenus, lord Aberdeen et moi, et qui avaient déterminé notre accord sur la question espagnole : Lord Aberdeen en a reconnu toute la valeur, me dit M. de Jarnac, et il m’a demandé, en terminant, de lui donner quelques extraits de votre correspondance qui définissent bien clairement vos vues sur les candidatures que vous repoussez en Espagne. Vous devinez l’usage qu’il se propose d’en faire, s’il y a lieu. Il ajoutait en post-scriptum : J’ai revu ce matin lord Aberdeen ; il m’a dit :Je viens d’être invité à Windsor, sans doute pour y rencontrer les princes de Coburg. Que voulez-vous que je leur dise ? que voulez-vous que je dise à la reine ?Je lui ai demandé de ne prendre aucune sorte d’initiative en raison de notre entretien ; mais, si on lui parlait d’un voyage en Espagne, de le déconseiller et de rappeler, dans l’intérêt du jeune prince comme de la politique générale, votre déclaration que toute combinaison qui ferait sortir le trône d’Espagne des descendants de Philippe V trouverait la France décidément hostile.

Invité lui-même à Windsor, M. de Jarnac y retrouva lord Aberdeen qui lui dit aussitôt : J’ai fait et dit tout ce que vous m’avez demandé, et je crois pouvoir vous répondre qu’il n’est nullement question ici d’appuyer ou d’encourager aucune prétention du prince Léopold. Il peut toujours nous échapper ; mais soyez sûr que, si vous précipitez le mariage de la reine Isabelle avec le comte de Trapani à raison de quelque projet que vous nous prêteriez en faveur du prince Léopold, vous seriez complètement dans l’erreur. Du reste, a-t-il ajouté en me quittant, me disait M. de Jarnac, je vais m’entendre définitivement à ce sujet avec le prince Albert. — De retour de chez le prince, il m’a fait prier de passer chez lui :Tout est maintenant réglé comme vous le souhaitez, m’a-t-il dit ; vous pouvez désormais tenir pour certain qu’il n’y a à Windsor aucune prétention, aucune vue sur la main de la reine d’Espagne pour le prince Léopold, et que notre cour, comme notre cabinet, déconseillera toute pensée semblable, ainsi que tout voyage en Espagne, sauf peut-être à Gibraltar. Je puis vous répondre, sur ma parole de gentleman, que vous n’avez rien à craindre de ce côté ; le prince (Albert) comprend parfaitement notre politique commune, et il s’y ralliera absolument, dans la même mesure que le cabinet lui-même[71].

J’étais alors et je reste aujourd’hui profondément convaincu de la parfaite sincérité du prince et du ministre dans leurs intentions et leurs paroles ; mais les princes et les ministres ne savent pas assez combien ceux qui les entourent sont empressés à servir leurs fantaisies présumées, et tout ce que le pouvoir a de peine à prendre pour qu’on fasse ce qu’il prescrit au lieu de le flatter dans ce qui peut lui plaire. Tantôt avec plus, tantôt avec moins de réserve, les menées en faveur du prince de Coburg continuèrent en Espagne : Il y a bien quelque amendement, m’écrivait M. Bresson ; le secrétaire de la légation anglaise à Lisbonne, qui résidait depuis près d’un an à Madrid en intimité avec tous nos adversaires, M. Southern est retourné à son poste ; Bulwer déclare qu’il n’est pas chargé d’appuyer les prétentions du prince de Coburg ; il a même donné lecture, à une personne qui devait le rapporter à la reine Christine, d’une dépêche de lord Aberdeen qui lui prescrivait de s’en abstenir. Mais depuis l’arrivée de ces princes à Lisbonne, les agents secrets se sont remis à l’œuvre ; M. Gonzalès Bravo écrit qu’à une réception de la cour il a été assailli d’allusions par ses collègues ; au ministre d’Autriche qui lui disait en lui montrant le prince Léopold :Voilà le candidat, — il a répondu : — Il y a des candidats, et non pas un candidat ; — un autre assurait malignement que le bel uniforme du prince réussirait en Espagne : Pour réussir en Espagne, a dit M. Bravo, il faut porter un uniforme espagnol[72]. On persistait à annoncer le prochain voyage du prince Léopold de Lisbonne à Gibraltar, de Gibraltar à Cadix et de Cadix... où ? Ce jeune prince était évidemment, pour les adversaires de la politique française, une arme et une chance qu’ils ne voulaient pas abandonner. Et j’apprenais en même temps de Londres qu’à propos de la question des lois sur les céréales le cabinet de sir Robert Peel était près de se dissoudre, que les ministres avaient donné leur démission, et que le Foreign-Office allait probablement repasser des mains de lord Aberdeen dans celles de lord Palmerston. Je jugeai que le moment était venu de donner à notre politique toute sa portée, et à nos agents des instructions positives sur le cas extrême qui se laissait entrevoir. J’écrivis au comte Bresson[73] : Voyons sur-le-champ, entre nous, quels seront probablement les embarras de l’avenir, et prévoyons par quelle attitude, par quel langage il faut, dès à présent, nous y préparer.

La base de notre politique générale envers l’Espagne, spécialement dans la question des mariages de la reine et de l’infante, c’est le ferme dessein de prévenir, entre les deux principaux alliés de l’Espagne, la France et l’Angleterre, le retour de cette rivalité active, de ces luttes acharnées qui ont fait et qui feraient encore tant de mal à l’Espagne d’abord, et aussi à l’Europe.

Cette politique est dans l’intérêt de l’Espagne aussi bien que de la France.

L’Espagne a maintenant deux intérêts supérieurs, dominants, auxquels tous les autres doivent être subordonnés. Un intérêt de politique intérieure, qui est de fonder son gouvernement et son administration, d’assurer au dedans sa tranquillité, sa prospérité et sa force. Un intérêt de politique extérieure, qui est, je n’hésite pas à le dire, de s’unir intimement avec la France, et de reprendre par là son rang en Europe, en conservant son indépendance et son repos.

Pour le succès de ces deux intérêts, la cessation de toute lutte active et vive entre la France et l’Angleterre, à propos de l’Espagne, est indispensable.

Notre politique est donc, dans son principe général, espagnole aussi bien que française, et conforme à l’intérêt supérieur et commun des deux pays.

Quand donc, dans la question spéciale du mariage soit de la reine, soit de l’infante, nous écartons toute combinaison qui remettrait la France et l’Angleterre en lutte vive sur le terrain de l’Espagne, loin que l’Espagne puisse s’en plaindre et s’en choquer, elle doit nous approuver et nous seconder de tout son pouvoir ; car, en cela, nous avons à faire et nous faisons réellement, à l’intérêt supérieur et commun des deux pays, le sacrifice d’intérêts et de penchants qui nous sont très chers, et que nous suivrions bien volontiers si la grande et saine raison d’État ne nous le déconseillait pas.

Mais pour que cette politique soit praticable et atteigne son but, il faut qu’elle soit acceptée et pratiquée des deux côtés, par l’Angleterre comme par la France, avec la même modération et la même loyauté.

Si donc, pendant que nous travaillons à écarter, pour le mariage soit de la reine, soit de l’infante, toute combinaison qui ranimerait la lutte franco-anglaise en Espagne, on n’en faisait pas autant de l’autre côté, si au contraire on préparait ou on laissait se préparer sans obstacle une combinaison contraire au principe proclamé par nous et accepté par le cabinet anglais (le trône d’Espagne ne doit pas sortir des descendants de Philippe V), combinaison qui nous contraindrait à rengager nous-mêmes la lutte que nous voulons assoupir, évidemment nous ne saurions accepter, et décidément nous n’accepterions pas une telle situation.

Plus j’y regarde, plus je demeure convaincu qu’il y a, en Espagne et autour de l’Espagne, un travail actif et incessant pour amener le mariage d’un prince de Coburg soit avec la reine, soit avec l’infante. Le gouvernement anglais ne travaille pas positivement à ce mariage, mais il ne travaille pas non plus efficacement à l’empêcher ; il ne dit pas, à toute combinaison qui ferait arriver un prince de Coburg au trône d’Espagne, un non péremptoire, comme nous le disons, nous, pour un prince français.

Et, de leur côté, la reine Christine et le gouvernement espagnol veulent se servir de la crainte que nous avons d’un mariage Coburg pour s’assurer le mariage Montpensier, tout en se ménageant la possibilité du mariage Coburg pour le cas où le mariage Montpensier viendrait à manquer.

Nous ne pouvons, mon cher comte, jouer en ceci un rôle de dupes. Nous continuerons à suivre loyalement notre politique, c’est-à-dire à écarter toute combinaison qui pourrait rallumer le conflit entre la France et l’Angleterre à propos de l’Espagne. Mais si nous nous apercevions que, de l’autre côté, on n’est pas aussi net et aussi décidé que nous ; si par exemple, soit par l’inertie du gouvernement anglais, soit par le fait de ses amis en Espagne et autour de l’Espagne, un mariage se préparait, pour la reine ou pour l’infante, qui mît en péril notre principeles descendants de Philippe V, et si cette combinaison avait, auprès du gouvernement espagnol, des chances de succès, aussitôt nous nous mettrions en avant sans réserve, et nous demanderions simplement et hautement la préférence pour M. le duc de Montpensier.

Voilà notre plan de conduite, mon cher comte. Il n’a rien que de parfaitement conséquent et loyal ; et en même temps il est efficace pour déjouer, soit d’avance, soit au moment critique, l’intrigue Coburg ou toute autre. Je vous en remets avec confiance l’exécution. Vous êtes ainsi armé pour le présent et pour l’avenir. Vous ne ferez, j’en suis sûr, usage de ces diverses armes qu’en cas de nécessité et au moment opportun. Maintenez notre politique jusqu’au bout, aussi longtemps qu’on ne nous la rendra pas impossible en faisant prévaloir contre nous une combinaison contraire à notre principe qu’on a accepté. Et si vous vous trouviez réduit à cette extrémité, arrêtez cette combinaison à l’aide du moyen que je vous mets entre les mains, et référez-en sur-le-champ à nous, en tenant quelques jours les choses en suspens.

M. Bresson accueillit avec joie et comprit très bien mes intentions dans leur vrai sens et leur juste mesure. Je fus, de mon côté, rassuré quant à la durée du ministère anglais ; après quelques jours de crise stérile, sir Robert Peel et ses collègues avaient retiré leurs démissions et repris le pouvoir. Mais en Espagne, la situation se compliqua et s’aggrava singulièrement ; l’un des descendants de Philippe V, le second fils de l’infant don François de Paule, l’infant don Enrique, duc de Séville, se livra complètement au parti radical, à ses intrigues comme à ses maximes ; il adressa à la reine, contre le mariage napolitain, une protestation inconvenante et presque menaçante, perdit ainsi, dans le parti modéré comme à la cour, ses chances de succès, et reçut du gouvernement espagnol un ordre d’exil qui le contraignit à se retirer en France où son attitude envers le roi fut quelque temps équivoque et embarrassée. Le chef du cabinet, le général Narvaez jeta le gouvernement et lui-même dans un trouble violent ; rien ne semblait manquer à sa fortune : le parti modéré s’était rallié autour de lui ; la reine l’avait fait duc de Valence ; il dominait dans le pays et dans l’armée. Ce n’était pas assez pour ses passions ; toute contradiction lui était devenue insupportable ; on le disait engagé dans d’immenses spéculations que gênait le bon ordre financier de M. Mon : Poussé par les intrigants qui l’assiégent jusqu’à son chevet avant qu’il ferme et aussitôt qu’il ouvre les yeux, m’écrivait M. Bresson[74], il nous replonge dans une crise ministérielle, sans motif réel aucun, avec une majorité refaite au congrès, avec une presse contenue et un peu intimidée, avec des collègues dévoués et honnêtes gens, sous le vain prétexte que le trône est en péril et qu’on lui refuse les moyens de le sauver. Hier, au baise-main pour l’anniversaire de l’infante, il est venu m’annoncer qu’il était décidé à donner sa démission :Je suis découragé, dégoûté, fatigué, me disait-il ; un de ces jours je me brûlerai la cervelle. Je vois le danger et ne puis y remédier. Ne pensez pas que je me trompe ; j’ai un esprit qui y voit aussi clair que celui de Dieu[75]. — Si vous avez eu le loisir d’entendre aux Italiens le bel opéra de Nabuchodonosor, c’est la scène du second acte ; il n’y manque que le feu du ciel, et peut-être ne l’attendrons-nous pas longtemps. La crise éclata bientôt en effet ; en vain M. Bresson s’employa très activement et réussit quelques semaines à la conjurer : Hier, m’écrivit-il[76], Narvaez a forcé la jeune reine à accepter sa démission ; ce n’est pas trop dire. Il a déclaré qu’à aucun prix il ne continuerait au pouvoir avec ses collègues ; il a prié, protesté, pleuré, menacé de se brûler la cervelle ; et après avoir conduit la reine chez sa mère où il a renouvelé la même scène, il est sorti, laissant, sans avoir obtenu leur consentement, sa démission entre les mains de leurs Majestés. Et trois jours après[77] : Enfin, il est tombé ! Cette justice du ciel, que je vous prédisais quand il prononça au palais ces paroles impies, l’a frappé ; l’orgueil, toujours l’orgueil qui perd l’homme s’égalant à Dieu. Sa chute a été profonde ; tout à coup le vide s’est fait autour de lui ; il a étendu le bras, et n’a plus rencontré que ces quelques intrigants qui soufflaient à son oreille l’adulation, la calomnie, la méfiance et l’envie. Certes, il l’a bien voulu ; il disait à la reine :Madame, on conspire partout contre moi, même à l’ambassade de France, avec M. Mon qui y est en ce moment. — Oui, l’on y conspirait, mais pour le calmer, pour l’adoucir, pour le rappeler à la raison, pour réveiller en lui de nobles instincts, pour l’arracher aux angoisses où il était tombé. Quand il me vit sortir, sans lui avoir parlé, du bal de M. Weisweiler, et qu’il disait avec amertume à M. de Vilches qui le répétait à Glücksberg :Regardez Bresson ; lui aussi, que j’aimais comme mon frère ; cela me brise le cœur ; — il était temps encore ; s’il m’eût arrêté, s’il m’eût demandé de lui ramener ses collègues, ils seraient revenus ; ils auraient oublié ses torts, et il serait debout.

Mais, pour le bien de l’État, pour le sien même, pour le sentiment public, cet exemple était nécessaire.

Les collègues du général Narvaez, ceux-là précisément avec qui il ne voulait pas rester, MM. Mon et Pidal, se retirèrent comme lui, et refusèrent de rester avec son successeur, le marquis de Miraflores, honnête homme conciliant, qui forma un cabinet conciliant comme lui, mais comme lui inefficace et stérile, bon seulement pour ajourner les questions, et qui tomba au bout d’un mois, par la seule impossibilité de vivre. La situation devenait périlleuse : le général Narvaez se releva et rentra au pouvoir, seul, avec quelques séides ses amis personnels, accepté, comme un homme fort, par les deux reines alarmées, et promettant de conclure en trois mois le mariage napolitain : Ce que je n’ai que trop prévu et trop prédit est accompli, m’écrivait M. Bresson[78] : on ne décrète pas précisément l’abolition, mais la suspension du gouvernement représentatif ; la liberté de la presse est anéantie ; les Cortès sont indéfiniment prorogées. Je suis resté entièrement étranger à ces actes : je les pressentais, et mes conseils au duc de Riansarès, et à la reine-mère par son intermédiaire, ont eu pour objet constant de les prévenir. Près du général Narvaez je n’ai tenté aucun effort : depuis qu’il s’est séparé de MM. Mon, Martinez de la Rosa et Pidal, je n’ai eu avec lui aucun entretien d’affaires ; je savais d’avance que tout serait inutile. C’est une situation bien grave ; l’intimidation est très grande, et nous n’avons pas à craindre ici ces mouvements populaires qui vengent les injures et brisent les trônes en trois jours ; mais l’action lente de l’opinion se fera sentir, et si elle gagne l’armée, Dieu sait où nous irons.

Je lui répondis sur-le-champ[79] : Il n’y a point de direction de détail pour une telle situation : un mot seulement sur les points fixes que je vous recommande : 1º le maintien de l’ordre constitutionnel : c’est notre drapeau. C’est, pour l’Espagne, une nécessité, le seul moyen de gouvernement, même ébréché et mutilé. En s’en séparant, on tombe dans le vide. 2º L’union du parti modéré, la présence au pouvoir des hommes importants du parti modéré. Ce n’est pas trop de tous. Quand ils sont unis, nous travaillons à maintenir leur union. Quand ils sont brouillés, nous travaillons à leur réconciliation. Et nous ne nous brouillons avec aucun, majorité ou minorité, ministres ou non ministres. Je ne sais comment le général Narvaez reviendra dans la bonne voie. Je ne puis croire qu’il aille jusqu’au bout de la mauvaise. Personne en Espagne ne va au bout de rien, ce me semble. Tenez-vous toujours en mesure de reconnaître les bonnes velléités et de les seconder : une bienveillance constante et toujours prête, sans association de responsabilité.

M. Bresson n’eut pas de peine à suivre mes instructions ; elles convenaient à son penchant autant qu’à sa raison : il avait du goût pour le général Narvaez, faisait grand cas de sa vigueur politique, voyait en lui un sincère ami de l’alliance franco-espagnole, et croyait que, dans l’avenir comme dans le passé, l’Espagne et sa reine pourraient avoir plus d’une fois besoin de lui. La vivacité des impressions, la violence des passions, l’impétuosité des résolutions, l’incohérence des actions, ces traits caractéristiques des hommes du midi rendent difficiles, parmi eux, les combinaisons longues, l’énergie patiente et l’esprit de suite dont le régime parlementaire a besoin ; mais ils n’excluent point la noblesse des caractères, la générosité des sentiments, la supériorité des esprits et tous ces grands instincts de la nature humaine qui ont autant de charme que de puissance. M. Bresson les avait rencontrés souvent dans le général Narvaez et se plaisait à y compter toujours. Il se tint quelque temps à l’écart, évitant les occasions de voir le président du conseil, et ne se rendant même pas à une entrevue diplomatique à laquelle sir Henri Bulwer n’eut garde de manquer. Mais quand le général Narvaez lui fit témoigner par le comte d’Araña sa surprise et son chagrin d’une telle absence, ajoutant qu’il irait lui-même le voir le lendemain s’il pouvait disposer d’un moment, M. Bresson s’empressa de répondre à cet appel : Je n’avais pas franchi le seuil du cabinet du général, m’écrivit-il[80], que déjà il m’avait serré dans ses bras, et exprimé toute la peine que lui avait causée l’éloignement où je m’étais tenu de lui depuis six semaines. Cet accueil si amical nous dispensait mutuellement de toute explication ; cependant je lui ai dit que, dans ce qui venait de se passer, mon rôle avait été en grande partie forcé ; qu’il ne devait pas oublier que notre révolution de Juillet avait été une protestation contre des mesures analogues à celles qu’il venait de prendre ; mais que, le fait accompli sans nous, nous n’avions d’autre pensée que de l’aider à gagner la grande et peut-être périlleuse partie qu’il venait d’engager. Il m’a répondu avec une verve, un entraînement et une lucidité très remarquables, présentant les faits qui ont précédé la crise sous un jour spécieux et tout à son avantage, rendant pleine justice aux qualités, aux talents et aux vertus de MM. Martinez de la Rosa, Mon et Pidal, protestant du regret profond qu’il avait éprouvé à se séparer d’eux, les qualifiant d’hommes éminents et propres chacun à présider le cabinet ; généreux dans ses sentiments, noble dans ses expressions, maître de sa pensée, développant ses plans, prévoyant les difficultés et y parant ; décidé à rendre au pays, après l’avoir organisé et discipliné, sa liberté et sa constitution ; ne demandant que six mois pour faire élire et convoquer les Cortès ; abjurant tout projet de vengeance, tout intérêt, toute rancune ; uniquement préoccupé d’accomplir une œuvre salutaire qui lui mérite l’approbation de la reine et la reconnaissance de l’Espagne. Enfin, c’était mon Narvaez d’autrefois, tel que je l’ai connu et aimé dans les beaux jours de Barcelone ; un vent funeste avait soufflé sur lui et troublé ses esprits ; M. Martinez de la Rosa peut vous dire à quel point il était, depuis cinq mois, différent de lui-même. Nous le retrouvons tout entier ; ce qu’il y a de grand, de noble dans sa nature reprendra le dessus ; et remis ainsi en équilibre, il est bien supérieur à tous les autres et bien plus capable de nous mener au Port.

L’amitié est facile à l’espérance. M. Bresson s’aperçut bientôt que les faits ne répondaient pas à la sienne : Le général Narvaez, m’écrivit-il[81], n’a pas longtemps gardé l’équilibre qui paraissait à peu près rétabli dans son esprit ; quand ses passions sont excitées, il ne se connaît plus et ne se gouverne plus. Aux premières marques d’opposition qu’il a rencontrées dans deux de ses collègues, au lieu de prendre des précautions et de les combattre avec des armes courtoises, son langage est devenu violent et il a presque dicté des conditions à la reine. Averti à temps du mauvais effet que produisait au palais cet oubli des convenances, je l’ai mis sur ses gardes ; il n’a pas tenu compte de mes conseils. Alors la reine Christine, ordinairement si réservée et si prudente, a laissé éclater devant moi ses sentiments :C’est Espartero, m’a-t-elle dit ; ce sont les mêmes exigences ; il veut arriver au même but. — De son côté, la jeune reine s’exprimait dans des termes semblables :Espartero, disait-elle, gardait du moins avec moi quelques ménagements ; celui-ci n’en garde plus aucun. — Je vis qu’il était perdu, que toute intervention trop positive en sa faveur serait inutile et dangereuse, et je me bornai à adoucir sa chute par quelques bonnes paroles et quelques procédés polis. On a eu envers lui les torts qu’il avait eus envers MM. Martinez de la Rosa et Mon. Aucun homme considérable n’a consenti à s’unir avec lui. Il s’était tué comme homme politique en se séparant des véritables chefs du parti modéré ; il ne restait plus que chef militaire pour faire face aux émeutes ; le jour où l’on s’est à peu près convaincu que d’autres rempliraient aussi bien cet emploi, on l’a laissé choir.

L’un des chefs civils du parti modéré, M. Isturiz, fort avant dans la confiance de la reine Christine, fut chargé de former le nouveau cabinet. M. Mon hésitait à y entrer ; la reine Christine lui semblait froide : Accepte, lui glissa-t-elle à l’oreille comme il passait près d’elle, et ne dis pas que c’est moi qui te l’ai conseillé. Elle veut gouverner, m’écrivait M. Bresson[82], et elle gouverne, mais elle n’en veut pas les apparences ; la responsabilité lui déplaît. M. Mon accepta, et M. Pidal avec lui ; c’était le parti modéré en possession du pouvoir, à la cour comme dans les Cortès. Qu’en fallait-il conclure et que ferait le nouveau cabinet quant au mariage de la reine ? Personne n’y voyait clair : Cette question du mariage, disait le marquis de Miraflores, tuera encore deux ou trois ministères. Ce n’était pas sur la seule question du mariage que trois ministères venaient de naître et de mourir en deux mois ; le sort incertain du régime constitutionnel, et tantôt l’inhabileté à le pratiquer, tantôt le danger d’y porter atteinte avaient aussi grandement contribué à ces crises ; les fautes des hommes y avaient tenu encore plus de place que les difficultés des questions. Quelles qu’en fussent les causes, le trouble était grand dans le gouvernement espagnol et l’avenir très obscur.

Quand on marche sur un sol mouvant et dans les ténèbres, il faut marquer bien nettement son but et planter de fermes jalons sur la route. En présence de ce qui se passait en Espagne et dans la prévoyance de ce qui pouvait s’y passer, je résolus de prendre, vis-à-vis du gouvernement anglais, à la fois notre associé et notre embarras dans cette affaire, la même attitude décidée et déclarée, pour les cas extrêmes, que j’avais prise en Espagne même, dans mes dernières instructions au comte Bresson, le 10 décembre précédent. J’écrivis à M. de Sainte-Aulaire[83] : Envoyez-moi Jarnac pour trois jours. J’ai besoin de causer avec lui des affaires d’Espagne. Il vous reportera, à vous et à lord Aberdeen, des choses qu’il serait trop long d’écrire et pour lesquelles rien ne peut suppléer à la conversation. Qu’il ne perde point de temps. Madrid va vite quand il s’y met, et je ne veux pas être pris au dépourvu.

M. de Jarnac arriva sur-le-champ. Nous causâmes à fond avec lui, le roi et moi. Je le mis au courant de tous les imbroglios, de toutes les scènes, de toutes les chances de Madrid, et je le renvoyai, le 27 février, à M. de Sainte-Aulaire : Je lui ai dit et il vous redira tout ce que j’aurais voulu vous dire. Je lui ai remis de plus le mémorandum ci-joint, qui contient le résumé de la situation, et doit être le thème de vos conversations et des siennes avec lord Aberdeen. Il importe que Jarnac répète à lord Aberdeen le commentaire très développé que le roi et moi nous lui en avons fait à lui-même. Tout ceci est fort délicat et doit être très ménagé, mais aussi très net, car je tiens également à être loyal et à n’être point dupe.

Mémorandum remis le 27 février 1846 à M. le comte de Jarnac.

§ Ier.

Le principe que nous avons soutenu et que le cabinet anglais a accepté comme base de notre politique, quant au mariage de la reine d’Espagne, devient d’une application fort difficile et fort incertaine.

Voici quelle est maintenant la situation des princes descendants de Philippe V, et prétendant ou pouvant prétendre à la main de la reine d’Espagne :

Le prince de Lucques est marié.

Le comte de Trapani est fort compromis : 1º Par l’explosion qui a eu lieu contre lui ; 2º Par la chute du général Narvaez.

Les fils de l’infant don François de Paule sont fort compromis : 1º par leurs fausses démarches ; 2º par leur intimité avec le parti radical et l’antipathie du parti modéré ; 3º par le mauvais vouloir de la reine-mère et de la jeune reine elle-même.

Les fils de don Carlos sont, quant à présent, impossibles : 1º par l’opposition, hautement proclamée, de tous les partis ; 2º par leur exclusion formellement prononcée dans la constitution ; 3º par leurs propres dispositions, toujours fort éloignées de la conduite qui pourrait seule leur rendre quelques chances.

La situation actuelle des descendants de Philippe V, dans la question du mariage de la reine d’Espagne, est donc devenue mauvaise.

§ II.

J’aurais beaucoup à dire sur les causes de ce fait. Je ne relèverai que deux points :

1º Nous avons constamment témoigné, pour tous les descendants de Philippe V sans exception, des dispositions favorables. Nous avons dit et répété, à la reine Christine elle-même que les infants, fils de don François de Paule, nous convenaient très bien. Nous avons fait ce qui était en notre pouvoir pour rendre possibles les infants fils de don Carlos. Si nous avons spécialement demandé le comte de Trapani, c’est que son succès nous a paru plus probable que celui de tout autre, à cause du bon vouloir de la reine Christine et de la jeune reine.

2º Le cabinet anglais ne nous a prêté, pour la combinaison Trapani, aucun concours actif et efficace. Il a gardé une neutralité froide ; et son inertie a laissé un libre cours à toutes les hostilités, à toutes les menées, soit des Espagnols, soit même des agents anglais inférieurs, que son concours net et actif aurait contenues.

§ III.

Quelles qu’en soient les causes, le fait que les difficultés du mariage de l’un des descendants de Philippe V avec la reine Isabelle se sont fort aggravées est incontestable.

Et en même temps un travail très actif se poursuit et redouble en ce moment pour marier le prince Léopold de Coburg, soit à la reine Isabelle, soit à l’infante doña Fernanda.

La cour de Lisbonne est le foyer de ce travail. Les correspondances, les journaux portugais et espagnols le révèlent évidemment.

On affirme que le prince Léopold de Coburg, qui doit être parti le 24 février de Lisbonne pour Cadix, Gibraltar, Alger, Malte et l’Italie, fera, secrètement ou publiquement, un voyage à Madrid. Beaucoup de circonstances rendent cette affirmation vraisemblable.

§ IV.

Nous avons été et nous voulons être très fidèles à la politique que nous avons adoptée et aux engagements que nous avons pris quant au mariage, soit de la reine Isabelle, soit de l’infante doña Fernanda.

Mais si l’état actuel des choses se prolonge et se développe, nous pouvons arriver brusquement à une situation où nous serons :

1º Placés sous l’empire d’une nécessité absolue pour empêcher que, par le mariage, soit de la reine, soit de l’infante, notre politique reçoive en Espagne un échec que nous n’accepterions pas.

2º Libres, pour l’un comme pour l’autre mariage, de tout engagement.

C’est ce qui arriverait si le mariage, soit de la reine, soit de l’infante, avec le prince Léopold de Coburg ou avec tout autre prince étranger aux descendants de Philippe V, devenait probable et imminent.

Dans ce cas, nous serions affranchis de tout engagement et libres d’agir immédiatement pour parer le coup en demandant la main, soit de la reine, soit de l’infante, pour M. le duc de Montpensier.

§ V.

Nous désirons sincèrement et vivement que les choses n’en viennent point à cette extrémité.

Nous ne voyons qu’un moyen de la prévenir. C’est que le cabinet anglais s’unisse activement à nous :

1º Pour remettre à flot l’un des descendants de Philippe V, n’importe lequel, le duc de Séville ou le duc de Cadix, aussi bien que le comte de Trapani, et préparer son mariage avec la reine Isabelle.

2º Pour empêcher, en attendant, le mariage de l’infante soit avec le prince Léopold de Coburg, soit avec tout prince étranger aux descendants de Philippe V.

Nous croyons que, par l’action commune et bien décidée des deux cabinets, ce double but peut être atteint ; et nous nous faisons un devoir de loyauté de prévenir le cabinet anglais que, sans cela, nous pourrions nous trouver obligés et libres d’agir comme je viens de l’indiquer.

Dès le surlendemain du retour de M. de Jarnac à Londres[84], M. de Sainte-Aulaire se rendit au Foreign-Office et communiqua à lord Aberdeen ce mémorandum. M. de Jarnac l’en entretint aussi, en lui rapportant les commentaires que le roi et moi nous y avions ajoutés. Lord Aberdeen ne manqua certainement pas d’en parler à sir Robert Peel, et j’acquis plus tard la certitude qu’il en avait également rendu compte à la reine Victoria : Le roi Léopold, à qui j’en ai fait la question, m’écrivit le roi Louis-Philippe[85], m’a dit qu’il était certain que lord Aberdeen avait communiqué à la reine Victoria le contenu du mémorandum du 27 février 1846. Le gouvernement anglais fut donc bien instruit, dès cette époque, de notre pensée sur l’état de la question des mariages espagnols, et de notre résolution pour les cas extrêmes que pouvait amener l’avenir.

Les événements ne tardèrent pas à justifier notre prévoyance et à mettre notre résolution à l’épreuve. Le 11 avril 1846, je reçus une lettre du comte de Sainte-Aulaire[86], qui me communiquait confidentiellement, de la part de lord Aberdeen, une longue lettre de sir Henri Bulwer, en date du 28 mars précédent, écrite par conséquent après le retour soudain du général Narvaez au pouvoir et les mesures violentes qui l’avaient accompagné. Ces crises ministérielles répétées, la suspension du régime constitutionnel, l’incertitude de toutes les situations et la difficulté de toutes les questions ainsi aggravées, le péril des résolutions imminentes du cabinet espagnol, toutes ces circonstances avaient vivement préoccupé l’esprit sagace et fécond de sir Henri Bulwer ; il les exposait à lord Aberdeen avec une complaisance inquiète, et finissait par lui dire : En réalité, le compromis auquel ces événements semblent conduire est celui-ci : 1º que la reine d’Espagne épouse un Bourbon étroitement allié au roi de France ; 2º que la sœur de la reine d’Espagne épouse un fils du roi de France. L’intimité qui existe aujourd’hui entre les deux couronnes d’Angleterre et de France et l’alliance des deux pays peuvent nous faire accepter cet arrangement comme ne choquant pas, en Angleterre, le sentiment public ; mais, à coup sûr, c’est un arrangement qui livre toute la famille royale d’Espagne à l’alliance française. Je ne puis m’empêcher de penser que, si ces affaires-là doivent être réglées en commun par l’Angleterre et la France, ce serait un compromis plus équitable de séparer les deux sœurs, et pendant que nous laisserions la reine d’Espagne ou sa sœur épouser le duc de Montpensier, d’unir en mariage l’infante ou la reine à un prince d’une autre maison, soit de la maison d’Autriche dont l’influence balancerait celle de la France, soit de la maison de Saxe-Coburg qui est liée à notre famille royale. Nous offririons ainsi à la monarchie française tout ce que, s’il vivait, pourrait prétendre Louis XIV ; nous délivrerions l’Espagne de conditions qui l’humilient et feront probablement son malheur ; et au lieu d’infliger, à une nation dont la prospérité nous intéresse vivement, soit une révolution, soit un souverain qu’elle ne supportera qu’avec haine si elle le supporte, et qui ne sera maintenu sur le trône que par la force militaire, s’il y est maintenu, nous placerions, dans cette arène d’aventuriers ambitieux et jaloux, deux princes éclairés et capables qui représenteraient, dans ce pays si longtemps divisé par les factions anglaise et française, l’intimité et l’alliance qui règnent aujourd’hui entre la France et l’Angleterre, et cet esprit de conciliation et de modération intelligente qui, au nord des Pyrénées, anime aujourd’hui l’Europe et fait son bonheur.

Sir Henri Bulwer disait de plus qu’il n’avait point d’objection à ce que cette lettre me fût communiquée, quoique les idées qu’il avait déjà exprimées, et même celle-ci, pussent m’inspirer des doutes et des soupçons. Je mets de côté, disait-il, toute considération de ce genre ; les juges impartiaux confirmeront ce que je dis des faits présents dont je parle sans réserve, et ils condamneront ou sanctionneront mes prédictions pour l’avenir.

Lord Aberdeen a ajouté, m’écrivait M. de Sainte-Aulaire, qu’il se trouvait fort en peine parce qu’en vous communiquant cette lettre il avait l’air d’en approuver le contenu ; or, dans la vérité, les idées qui y sont émises lui sont tout à fait nouvelles ; elles se présentent pour la première fois à son esprit ; il ne les a communiquées ni à sir Robert Peel, ni à aucun autre de ses collègues ; et sans vouloir les repousser a priori, il est plus éloigné encore de les admettre sans plus ample examen. Hier au soir, j’ai trouvé joint à l’original de la lettre dont je vous envoie copie un billet de lord Aberdeen où je lis : Je ne veux être aucunement responsable, ni exprimer aucune opinion quant aux idées spéculatives que Bulwer m’a écrites, comme il le fait toujours, sans gêne, et je ne doute pas que, fondées ou non, ses impressions ne soient honnêtes et sincères.

L’idée de sir Henri Bulwer ne pouvait en aucune façon obtenir notre adhésion : elle dérogeait à notre principe fondamental, car, en mariant les deux princesses espagnoles à des princes de maisons royales absolument séparées, elle exposait le trône d’Espagne à sortir des descendants de Philippe V et de la maison de Bourbon ; elle transportait de plus en Espagne, au sein même de la famille royale espagnole, précisément les causes et les germes de l’ancienne rivalité de la France et de l’Angleterre dans la Péninsule. Elle manquait ainsi doublement le but de notre politique. Ce n’était, à vrai dire, qu’une manière de faire à l’Angleterre sa part, et la grosse part, dans l’héritage de Ferdinand VII. Je n’eus garde d’entrer, au fond, dans la discussion ; j’écrivis simplement à M. de Sainte-Aulaire[87] : Je n’ai pas répondu à votre lettre du 10 avril, ni à la lettre de Bulwer, du 26 mars, dont elle contenait une copie, parce que je n’avais rien à y répondre. Il n’y avait là aucune proposition, aucune ouverture. Lord Aberdeen n’avait rien approuvé, n’exprimait absolument aucune opinion. C’étaient de pures spéculations de sir Henri Bulwer. Nous avons pris, dans cette affaire du mariage de la reine d’Espagne, une position trop nette, trop décidée pour qu’il nous convienne de discuter des spéculations. Si nous nous y montrions disposés, on ne manquerait pas de dire que nous jouons un jeu, que notre refus du mariage espagnol pour un fils du roi n’est pas sérieux, ni sincère, et que nous saisissons la première occasion de ressaisir cette chance, et de faire rentrer le fils du roi dans cette arène de prétendants où nous avons déclaré qu’il n’entrerait pas. Nous ne voulons pas d’une telle situation. Nous restons fermement et loyalement dans celle que nous avons prise et dans les déclarations que nous avons faites. Nous ne ferons et ne dirons rien qui témoigne le moindre empressement, la moindre intention de nous en écarter et de courir après d’autres combinaisons.

Lord Aberdeen eut à me faire, quelques semaines plus tard, et avec bien plus de surprise de sa part comme de la mienne, une communication bien plus grave : Je vous ai écrit le 7 de ce mois, me manda le 21 mai 1846 M. de Sainte-Aulaire, que les chances matrimoniales du prince de Coburg devenaient meilleures à Madrid. En me donnant cette nouvelle pour vous être transmise, lord Aberdeen ajoutait :N’en accusez pas Bulwer ; il n’a fait et ne fera rien pour favoriser ce mariage. — Sous ce dernier rapport, lord Aberdeen s’était trompé ; il m’a confié hier, avec un peu d’embarras, mais avec la sécurité que lui donne la conscience de sa parfaite loyauté, que le ministère espagnol, d’accord avec les reines, venait d’adresser à Lisbonne, au duc régnant de Saxe-Coburg, un message à l’effet de négocier le mariage du prince Léopold avec la reine Isabelle. Le message a été concerté, ou au moins communiqué au ministre d’Angleterre, qui a donné son approbation. Quand il s’est imprudemment engagé dans cette affaire, Bulwer n’avait pas reçu une lettre du 8 avril qui lui recommandait d’observer la plus stricte neutralité. Mais sa conduite n’en est pas moins condamnable, a ajouté lord Aberdeen ; mes instructions précédentes subsistaient dans toute leur force. Je suis très mécontent de cette conduite, et je me déclare prêt à faire ce que M. Guizot jugera convenable pour constater que je n’y suis pour rien, et que, dans toute cette affaire, mes actes ont été d’accord avec le langage que je vous ai toujours tenu.

Je fus, comme je devais l’être, très touché de ce langage que lord Aberdeen était pleinement en droit de tenir : mais son embarras devait être extrême : sir Henri Bulwer n’avait pas simplement donné son approbation à une démarche du gouvernement espagnol pour proposer à Lisbonne le mariage de la reine Isabelle avec le prince Léopold de Coburg ; il avait connu et dirigé cette démarche dans ses détails et à chaque pas. Des conversations intimes, d’abord avec le duc de Riansarès, puis avec M. Isturiz lui-même, l’avaient instruit du dessein de la reine Christine et de ses plus intimes conseillers ; il l’avait non seulement accueilli, mais encouragé, discutant les moyens d’exécution et suggérant ceux qui lui semblaient le plus efficaces. Il s’était même chargé de faire parvenir sûrement à Lisbonne une lettre adressée par la reine Christine elle-même au duc régnant de Saxe-Coburg, et dont M. Isturiz lui avait dit le contenu. Il avait pris grand soin que l’initiative et la couleur extérieure de l’affaire demeurassent espagnoles ; il la secondait activement sans garantir le concours de son gouvernement ; il recommandait surtout le secret le plus absolu envers le gouvernement français et ses agents, trouvait bon que M. Isturiz gardât le même secret envers ses propres collègues, et se retirait lui-même de Madrid à Aranjuez, pour paraître étranger aux relations personnelles, au mouvement journalier et aux conjectures que ce travail ne pouvait manquer de susciter. La conclusion en devait être ce que, six semaines auparavant, il avait proposé à lord Aberdeen, le partage des deux sœurs entre les deux prétendants, la reine Isabelle pour le prince de Coburg, l’infante doña Fernanda pour le duc de Montpensier. Il ne paraît pas que sir Henri Bulwer eût conçu le moindre doute sur le caractère sérieux et définitif des ouvertures qu’avait faites aux princes de Coburg la cour de Madrid, et auxquelles il s’était empressé de prêter son appui.

Il donnait de son empressement et du secret gardé dans toute l’affaire, notamment envers l’ambassadeur de France, une seule raison : depuis trois mois déjà, une intrigue avait été ourdie, selon lui, entre M. Bresson, le prince Carini et le général Narvaez, pour conclure le mariage de la reine avec le duc de Trapani brusquement, à l’improviste, en dehors des prescriptions constitutionnelles ; et un jour précis, le 15 mai, avait même été fixé pour ce coup de main : Sans prétendre excuser Bulwer, m’écrivait M. de Sainte-Aulaire, lord Aberdeen m’a dit que sa démarche était une revanche. Bresson avait arrangé pour le 15 mai le mariage Trapani en cachette de son camarade ; celui-ci a voulu lui rendre la monnaie de sa pièce.

Je répondis à M. de Sainte-Aulaire[88] : Je ne saurais vous dire à quel point votre lettre du 21 nous a surpris, le roi et moi. Jarnac m’écrivait de Windsor, le 12 novembre dernier : Lord Aberdeen m’a quitté hier dans l’après-midi, me disant qu’il allait s’entendre définitivement avec le prince Albert sur notre question espagnole. Il m’a fait prier, à son retour, de passer chez lui : Tout est maintenant réglé, m’a-t-il dit, absolument comme vous le souhaitez ; je puis vous assurer, sur ma parole de gentleman, que vous n’avez rien du tout à craindre de ce côté. — Le 3 mars dernier, Jarnac m’a écrit encore : Lord Aberdeen est, plus que par le passé, convaincu qu’aucune prétention du prince de Coburg ne serait encouragée, ou même acceptée à Windsor : Le prince Albert, m’a-t-il dit, ne pourrait plus me parler s’il en était autrement. — Vous m’avez écrit vous-même le 5 mars : Il ne peut pas plus être question du prince de Coburg que de moi pour épouser la reine d’Espagne, m’a dit lord Aberdeen : après ce qui s’est passé entre le prince Albert et moi, il est impossible qu’il entre dans une intrigue ; il n’oserait me regarder en face. — Et vous m’apprenez maintenant, d’après ce que vient de vous dire lord Aberdeen, que le ministère espagnol, d’accord avec les reines, vient d’adresser à Lisbonne, au duc régnant de Saxe-Coburg, un message à l’effet de négocier le mariage du prince Léopold avec la reine Isabelle, que ce message a été concerté, ou au moins communiqué au ministre d’Angleterre qui a donné son approbation, etc., etc. Je vous avoue qu’en lisant cela je ne pouvais y croire. Je ne vous ai pas répondu sur-le-champ parce que j’ai voulu m’en entretenir à fond avec le roi et la reine, et y bien penser moi-même avant de rien faire et de rien dire. Je désire que lord Aberdeen sache pourquoi j’ai tardé deux jours à vous exprimer mon sentiment. Il est faux, absolument faux, que Bresson ait arrangé pour le 15 mai le mariage Trapani, conclu en secret et contre les règles constitutionnelles ; il n’a jamais été question, pas plus en cachette qu’en public, d’un arrangement ni d’une date semblable. Je n’en avais jamais entendu parler avant ce que vous venez de me mander. Rien n’a été fait, rien n’a été convenu, rien n’a été dit quant au mariage Trapani, au-delà de ce que vous savez comme moi et de ce que lord Aberdeen sait comme vous. Je le prie de rayer, du compte de Bulwer, cette excuse pour la part qu’il a prise et l’appui qu’il a prêté à l’intrigue que vous m’annoncez.

J’informai sur-le-champ M. Bresson, par le télégraphe, du fait que m’avait loyalement déclaré lord Aberdeen, et en lui envoyant la lettre de M. de Sainte-Aulaire avec ma réponse, j’ajoutai[89]. La surprise du roi et de la reine a été profonde. Après tout ce qui s’est passé depuis deux ans entre Paris, Madrid et Naples, après toutes les démarches que nous avons faites, tous les engagements que nous avons contractés, selon le désir de la reine Christine et du gouvernement espagnol et de concert avec eux, serait-il possible que tout à coup, sans nous en dire un mot, pendant que tout ce qui a été dit et préparé avec nous subsiste pleinement, la reine Christine et le gouvernement espagnol eussent fait ailleurs, à Lisbonne, d’autres démarches, d’autres ouvertures, offert et préparé un autre mariage ? Le procédé serait si étrange que le roi se refuse encore à y croire, et suppose que Bulwer a écrit à lord Aberdeen plus et autre chose que ce qu’il y a réellement. Votre lettre du 19 de ce mois est venue confirmer un peu cette supposition. Vous m’indiquez une intrigue ourdie à côté du gouvernement espagnol et contre lui, là où Bulwer annonce une négociation entamée par le gouvernement lui-même. J’espère que vous avez raison. Mais, en tout cas, éclaircissez ceci avec le cabinet de Madrid et avec la reine Christine elle-même. Faites-leur bien pressentir tout ce que le roi et son gouvernement pourraient être conduits à penser et à faire si ce que Bulwer a écrit à lord Aberdeen était vrai. Plus le roi porte à la reine Christine et à sa fille une sincère affection, plus il serait blessé d’un procédé semblable et de la politique que révélerait ce procédé. Et notre politique à nous, envers l’Espagne, entrerait forcément dans des voies très différentes de celles où nous avons marché jusqu’à présent, et où nous désirons marcher toujours. J’ai peine à me persuader que la reine Christine qui a l’esprit si juste et si pénétrant, et qui m’a paru si bien comprendre les vrais intérêts de la reine sa fille, de l’Espagne et ses propres intérêts à elle-même, dans l’avenir comme dans le présent, se jette ainsi dans toutes les chances, je dirai sans hésiter dans tous les périls de la situation qu’une telle conduite créerait infailliblement.

M. Bresson fut un peu moins surpris que nous ne l’avions été, le roi et moi : depuis quelques jours il observait un redoublement d’activité cachée en faveur du prince Léopold de Coburg : Il me revient de plusieurs côtés, m’écrivait-il[90], que les partisans de ce prince cherchent à accréditer l’opinion que la France fait seulement mine de résister, qu’en définitive elle se soumettrait et, pour me servir de leur expression, qu’elle avalerait cette pilule, comme d’autres. Si cette persuasion s’établit, ce ne sera certes pas ma faute ; mes paroles sur ce point ne prêtent pas à l’équivoque. Il suivait en même temps les traces d’une intrigue ourdie, dans des intérêts financiers autant que dans des vues politiques, pour le renversement du ministère, c’est-à-dire de MM. Mon et Pidal, invariablement opposés au mariage Coburg[91] : Bulwer a commis une imprudence, m’écrivait-il ; il est allé trouver M. Mon, et supposant fort gratuitement que, malade et fatigué, celui-ci avait le projet de se faire nommer ministre à Londres, il lui a offert ses bons offices ; Mon, qui est pénétrant et brusque, l’interrompit :Qu’est-ce que ceci ? Est-ce que vous êtes chargé par la reine ou par Riansarès de me faire cette ouverture ? Ne peuvent-ils parler eux-mêmes ? Suis-je un obstacle à vos projets ? Je ne vous comprends pas. M. Bresson prit soin de signaler à sir Henri Bulwer lui-même le péril de ce travail ; il l’avait eu un jour à dîner chez lui ; il lui écrivit le lendemain : Rappelez-vous ce que je vous ai raconté hier. On veut, les uns bêtement, les autres adroitement, nous pousser, vous et moi, sur la grande question, à des partis extrêmes. Gardons-nous bien de tomber dans le piège. Nous entraînerions nos gouvernements à des moyens extrêmes aussi ; ils y sont nécessairement préparés, le cas échéant, et nous le regretterions beaucoup. — J’ai voulu, me disait-il, le rendre attentif à ses propres démarches, et lui faire sentir que j’étais au courant et qu’il ne me prendrait pas par surprise. Des ministres étrangers, celui qui met dans ce travail le plus de suite, c’est le ministre de Portugal, le baron Renduffe, que j’ai déjà eu pour collègue à Berlin ; sa manière de procéder est simple, assez adroite et peu compromettante ; il amène la conversation sur le prince de Coburg, loue son esprit, sa bonté, sa tournure ; il ne le propose pas, il ne l’offre à personne ; mais si on parle du mariage, il dit :Mariez votre reine pour l’Espagne, comme nous avons marié la nôtre pour le Portugal ; ne vous inquiétez pas des menaces que vous adressent certaines puissances ; quand la chose sera faite, elles auront peut-être un peu de mauvaise humeur, et puis elles se résigneront. — De tout ceci vous conclurez, et avec raison, mon cher ministre, que le parti Coburg est maintenant organisé, qu’il l’est sous l’inspiration et la direction indubitables, sinon patentes, du ministre d’Angleterre, et qu’il est temps d’aviser à nos grands moyens.

Le lendemain du jour où M. Bresson me donnait toutes ces informations, ma dépêche télégraphique qui lui annonçait le loyal avertissement de lord Aberdeen lui arriva : Elle est venue ce matin, à cinq heures, me faire bondir hors de mon lit[92] ; elle s’accordait trop bien avec mes découvertes depuis dix ou douze jours pour que l’information transmise par mon digne collègue de Londres ne me parût pas vraisemblable. A neuf heures, j’étais chez le duc de Riansarès. Il m’a positivement nié que le cabinet eût fait ou qu’il eût été chargé de faire à Lisbonne aucune démarche de cette nature. Il me parut un peu moins affirmatif quand je lui fis observer que, si ce n’était pas le cabinet précisément, ce pouvait être un de ses membres, M. Isturiz par exemple, ou qui sait ? la cour, ou quelqu’un tenant à la cour. Il a maintenu la négation, toujours un peu faiblement sur cette dernière partie de la question. Il m’a raconté en détail deux conseils tenus par la reine en présence de la reine-mère, où la question du mariage de Sa Majesté avec le comte de Trapani avait été posée, et qui avaient eu pour conclusum que, dans l’état présent du pays et des esprits, il était impossible, et que plus tard il serait toujours difficile de poursuivre cette négociation. Il a ajouté que, par suite de cette délibération, il était possible que M. Isturiz eût causé avec M. Bulwer pour s’assurer si l’Espagne était, ou non, libre de marier sa reine avec le prince que sa reine choisirait, et que peut-être on avait pris conseil à Londres dans ce sens, mais qu’il ne pensait pas qu’on fût allé plus loin. Je le priai de m’arranger, pour deux heures de l’après-midi, une entrevue avec la reine-mère, en frac et sans attirer l’attention. De chez lui, je courus chez M. Mon qui, pour le compte du cabinet, me répondit par des dénégations tellement formelles que j’essaierais en vain d’en reproduire toute la force. Il les corrobora de l’assurance que, lui ministre, je n’étais exposé à aucune surprise, et que je pouvais dormir tranquille. En quatre minutes, au galop de mes chevaux, je fus rendu chez M. Isturiz. Mêmes dénégations, mêmes assurances par rapport à la démarche relatée par M. de Sainte-Aulaire ; mais une grande et inutile insistance sur l’indépendance de l’Espagne, sur le droit de la reine de choisir sans contrainte le mari qui lui conviendrait ; et finalement l’assertion très remarquable, qui lui a échappé et qu’il a voulu en vain rattraper, que si la reine lui demandait de la marier avec le comte de Trapani, il se retirerait, ne croyant pas pouvoir tenter une œuvre aussi impopulaire et aussi dangereuse, et que si elle lui demandait de la marier avec le prince de Coburg, il l’entreprendrait, en prévenant toutefois d’avance les deux grands alliés de l’Espagne et en observant envers eux tous les égards.

M. Bresson remit alors sous les yeux de M. Isturiz, avec sa verve puissante, les conséquences infaillibles d’une telle résolution ; embarrassé et troublé : Voulez-vous, lui demanda M. Isturiz, que nous travaillions ensemble pour marier la reine avec le duc de Montpensier ?Et l’infante, lui dis-je, avec le comte de Trapani ?Oui, me répondit-il, l’un et l’autre. — Je n’ai pas pouvoir de vous donner une réponse ; est-ce sérieusement que vous m’adressez cette demande ?Je dois avouer, reprit-il, que je ne suis pas autorisé. — Je le laissai sur la bonne impression de mes paroles, et je montai chez la reine Christine. Prévenue par le duc de Riansarès, elle n’eut pas à jouer l’étonnement ; elle nia simplement, naturellement ; il ne serait pas convenable, dit-elle, que la reine d’Espagne allât mendier la main d’aucun prince ; non seulement aucune ouverture n’avait été faite à la maison de Coburg, mais on n’en avait reçu d’elle aucune ; il n’y aurait ni surprise, ni manque d’égards, surtout envers le roi son oncle. Pour elle, elle voulait, autant que possible, se décharger de cette responsabilité ; et quand la reine sa fille aurait fait connaître sa volonté aux ministres, elle leur laisserait le soin exclusif de la négociation. Mais elle ne devait pas me cacher que le moment d’une résolution approchait, qu’il n’était plus possible de différer, et que, d’un jour à l’autre, la reine se prononcerait. Voilà, mon cher ministre, où nous en sommes. Il y a un moyen de mettre un frein à l’impatience des deux reines : c’est d’arracher à la maison de Coburg un désistement formel ; si elle maintient ses prétentions, vous rentrez dans le droit que vous avez établi, de marier M. le duc de Montpensier avec la reine ou avec l’infante, à votre loisir, et quand vous jugerez que votre politique l’exige. Le comte de Trapani peut servir toujours de pis-aller, soit pour la reine, soit pour l’infante. Le pauvre prince, bien injustement, n’a pas d’autre rôle. J’attends avec grande impatience vos instructions sur tout ceci.

Quant au prétendu complot tramé, selon sir Henri Bulwer, plusieurs mois auparavant, par M. Bresson, le prince Carini et le général Narvaez, pour marier la reine Isabelle au comte de Trapani le 15 mai, à l’improviste, inconstitutionnellement et à l’aide d’un rassemblement de troupes autour de Madrid, les dénégations de M. Bresson furent non seulement absolues, mais adressées à M. Bulwer lui-même, qui s’en défendit en disant qu’il avait connu ce projet par des personnes qui devaient être les plus véridiques et les mieux informées. Non seulement le prince Carini, mais les hommes les plus considérables du gouvernement espagnol, MM. Isturiz, Mon, de Viluma joignirent leurs dénégations à celles de M. Bresson. Ils auraient pu, et M. Bresson lui-même aurait pu s’en dispenser : depuis l’époque où le complot supposé avait, disait-on, été conçu, le général Narvaez avait repris seul et en maître l’exercice du pouvoir ; M. Bresson avait été complètement étranger à son rétablissement ; il l’avait même blâmé et s’était quelque temps tenu à l’écart. Au bout de quelques semaines, le général Narvaez était tombé ; M. Bresson avait trouvé sa chute naturelle et n’avait rien fait pour le maintenir. C’eût été alors pourtant que le complot, s’il avait existé, aurait dû être accompli, ou du moins tenté : Si je voulais du mariage Trapani par coups d’État et violences, écrivait, le 15 mai 1846, M. Bresson à M. Désages, je n’aurais qu’à prêter appui à Narvaez dans son impatience d’escalader le pouvoir. Mais ce serait jouer une partie terrible, et risquer une révolution et le trône de la reine. Le complot allégué comme excuse par sir Henri Bulwer était aussi invraisemblable qu’imaginaire. La diplomatie a ses peurs et ses crédulités, frivoles ou simulées, et le pouvoir judiciaire n’est pas le seul qui prenne quelquefois des boutades et des propos pour des résolutions et des complots.

Sir Henri Bulwer était de ceux qui ont trop d’esprit pour ne pas éprouver le besoin d’avoir eu raison, ou du moins de prouver qu’ils ont eu de bonnes raisons pour ce qu’ils ont fait. Il m’écrivit pour m’expliquer lui-même sa conduite et ses motifs. Je lui répondis[93] : Je vous remercie des explications que vous avez bien voulu me donner sur ce qui s’est passé naguère entre Madrid, Lisbonne et Londres. Vous avez, si je ne me trompe, cru trop facilement à ce qui n’était pas et ne pouvait pas être. Et dans cette persuasion mal fondée, vous avez, trop facilement aussi, prêté votre concours ou du moins votre aveu à ce qui, sans la parfaite loyauté de lord Aberdeen, aurait pu amener entre nos deux gouvernements de graves embarras. Voilà, en toute franchise, ce qui me paraît. Nous avons, depuis cinq ans, travaillé et réussi en commun, vous et nous, à écarter ou à surmonter ces embarras, en Espagne comme ailleurs. J’espère que nous y réussirons toujours. Pour mon compte, j’y ferai de mon mieux, car je suis toujours également convaincu que le bon accord entre vous et nous, au travers et au-dessus de toutes les questions spéciales, est la seule bonne politique pour vous, pour nous et pour tout le monde. Je dirais volontiers que c’est aujourd’hui la seule digne d’un homme d’esprit, et je suis sûr que vous êtes de mon avis.

Lord Aberdeen ne se contenta pas de m’avoir informé de ce qui s’était tramé, à son insu, entre Madrid et Lisbonne ; il en témoigna à sir Henri Bulwer son formel mécontentement, en lui rappelant la promesse du gouvernement anglais de ne prendre part à aucune négociation, aucune tentative pour le mariage de la reine d’Espagne avec le prince de Coburg, et en insistant sur les graves conséquences qu’aurait pu avoir la situation fausse et malheureuse dans laquelle il s’était placé, à cet égard, contre les instructions qu’il avait reçues. Sur l’expression de ce blâme, sir Henri Bulwer offrit à lord Aberdeen sa démission ; mais les circonstances générales devinrent telles que ni le blâme, ni la démission n’eurent aucune suite. Les faits que je viens de rappeler, cet imbroglio de complications imprévues, d’assertions contradictoires et de menées obscures amenèrent, entre le roi Louis-Philippe et la reine Christine, entre M. Bresson et sir Henri Bulwer, entre les deux diplomates et les ministres espagnols, entre les ministres espagnols eux-mêmes, des plaintes, des récriminations, des explications, des controverses qui auraient pu devenir des événements si un événement bien plus grave n’avait rejeté tous ces incidents dans l’ombre : le 29 juin 1846, après avoir accompli la réforme des lois sur les céréales, le cabinet de sir Robert Peel tomba ; les Whigs, sous la présidence de lord John Russell, succédèrent aux Torys ; lord Palmerston prit, au Foreign-Office, la place de lord Aberdeen.

J’écrivis le 6 juillet à lord Aberdeen : Il faut donc enfin que je vous écrive pour vous dire adieu. Je n’espérais pas, et pourtant j’attendais. C’est pour moi un si vif déplaisir, un regret si profond. On ne se résigne qu’à la dernière extrémité. Vous sortez bien glorieusement. J’ai appris votre bonne fortune de l’Orégon avec la même joie que si elle m’eût concerné personnellement[94]. Vos succès étaient mes succès. Vous partirez probablement bientôt pour Haddo. Moi, je pars dans quelques jours pour le Val-Richer. Que ne pouvons-nous mettre en commun notre repos comme nous avons mis en commun notre travail ! Je suis sûr qu’en loisir et liberté, en nous promenant et en causant sans autre but que notre plaisir, nous nous conviendrions et nous nous plairions mutuellement, aussi bien que nous nous sommes mutuellement entendus et soutenus dans les affaires publiques. Mais on arrange si peu sa vie comme on le voudrait ! on jouit si peu de ses amis ! On se rencontre, on s’entrevoit un moment ; puis on se sépare, et chacun va de son côté, emportant des souvenirs doux qui deviennent bientôt de tristes regrets. Je suis pourtant très décidé à ce que ceci ne soit pas, entre nous, une séparation. Je vous écrirai ; vous m’écrirez, n’est-ce pas ? Vous reviendrez en France. Je retournerai en Angleterre. Et puis, qui sait ? J’ai la confiance que, souvent encore, n’importe dans quelle situation, nous servirons ensemble la bonne et rare politique que nous avons fait triompher pendant cinq ans. Quoi qu’il arrive, mon cher lord Aberdeen, il faut que nous nous retrouvions quelque part, et que nous nous entretenions de toutes choses plus librement, plus intimement encore que nous ne l’avons jamais fait. Gardez-moi, en attendant, toute votre amitié ; c’est bien le moins que je ne perde rien dans la vie privée. Pour moi, je vous aime et vous aimerai toujours de tout mon cœur.

Mon espérance n’a pas été trompée : après sa chute, et aussi après la mienne, j’ai vécu avec lord Aberdeen dans la même intimité qu’au temps où nous étions chargés, l’un et l’autre, du rôle et des relations de nos deux pays dans la société européenne. Nous nous sommes retrouvés plusieurs fois en France et en Angleterre. J’ai passé quinze jours chez lui en Écosse, à Haddo-House, dans les longues et libres conversations de la famille et de la campagne. Il est mort il y a six ans, et depuis sa mort j’ai beaucoup pensé à lui. Plus je l’ai éprouvé et connu, plus il m’a satisfait et attaché. C’était une nature haute et modeste, indépendante et douce, profonde et fine, originale sans affectation, sans exagération, sans prétention. Entré jeune, et au milieu de la grande crise européenne de 1814, dans la vie publique, il avait assisté de bonne heure aux plus grands spectacles de l’ambition, de la puissance et des destinées humaines ; il en avait retenu les plus hauts enseignements, l’esprit de modération et d’équité, le respect du droit, le goût de l’ordre, l’amour de la paix. Cette expérience de sa jeunesse était en parfait accord avec les pentes de son esprit et de son caractère : conservateur par position et par instinct, libéral par justice et bienveillance envers les hommes, vrai et fier Anglais, mais d’une fierté sans préjugés et sans jalousie, fidèle aux traditions de son pays, mais étranger aux routines des partis ou du peuple, il était toujours prêt à comprendre les situations, les intérêts, les sentiments des autres, nations ou individus, et à leur faire leur juste part. C’était là une politique singulièrement neuve et hardie ; mais lord Aberdeen évitait avec soin les apparences de l’innovation et de la hardiesse ; il n’aimait pas le bruit, ne cherchait pas l’éclat, et aspirait au succès du bien, sans grand souci de son propre succès. Il n’était ni enclin ni propre aux fortes luttes parlementaires ; il avait trop de scrupules dans la pensée et trop peu de facilité puissante dans la parole ; il ne tranchait pas les questions par des résolutions promptes et par l’empire de l’éloquence ; il excellait à les dénouer en appelant le temps, le bon sens et le sens moral à l’appui de la vérité. Il aimait la vie publique et les grandes affaires, mais en homme qui met toutes choses à leur vraie place et à leur juste valeur, et qui sait se satisfaire et se complaire dans les plus simples comme dans les plus éclatantes. Il avait connu tout le charme, et aussi toutes les douleurs de la vie domestique ; et bien qu’entouré d’une nombreuse famille qui le respectait chèrement, et secondé en toute occasion par son plus jeune fils Arthur Gordon, devenu son secrétaire et son confident intime, une empreinte de permanente tristesse était restée dans sa physionomie grave et douce. Aux premières rencontres hors du cercle de sa famille, son abord était froid et presque sévère ; mais quand il entrouvrait son âme, on y découvrait des trésors de sympathie délicate et d’émotion tendre qui n’excluaient pas le libre jugement d’un observateur difficile et souvent un peu ironique, non seulement dans les relations indifférentes, mais au sein même des plus affectueuses. Il aimait les hommes avec un profond sentiment de leurs vices et de leurs faiblesses comme de leurs misères, et il respectait la pensée, comme la liberté humaine, avec inquiétude. Il avait l’esprit remarquablement cultivé et orné ; l’antiquité grecque avait été l’étude favorite de sa jeunesse, et il était allé la comprendre et l’admirer au milieu de ses ruines. Rentré dans sa patrie, il était devenu le patron des recherches érudites sur les antiquités nationales ; et les lettres, les arts, les sciences, dans leur sphère la plus étendue, furent pour lui, dans tout le cours de sa vie, l’objet d’un vif intérêt. Le grand problème social, plus nettement posé de notre temps qu’il ne l’avait jamais été, consiste à faire pénétrer la morale et la science dans la politique, et à unir, dans le gouvernement des peuples, le respect des lois divines au progrès des lumières humaines. Lord Aberdeen est, de nos jours, l’un des hommes qui ont le plus franchement accepté ce difficile problème, et qui, pour leur part et dans leur sphère d’action, se sont le plus scrupuleusement appliqués à le résoudre. Effort digne de lui, et qui sera l’honneur de sa mémoire comme il a été le travail de sa vie.

En 1855, le prince Albert exprimait en ces termes à l’évêque d’Oxford, M. Wilberforce, sa pensée sur le caractère de lord Aberdeen qu’il avait observé de bien près et dans des situations fort diverses : Lord Aberdeen est l’homme le plus complètement vertueux que je connaisse. Je crois qu’il a toutes les vertus. Il est très courageux. Il est parfaitement honnête. Il est scrupuleusement vrai. Il est magnifique dans sa bonté. Il est plein d’indulgence et sait bannir de son esprit le souvenir des torts les plus graves. Il est modeste, jusqu’à l’humilité, dans son opinion de lui-même. Tout ce qu’on peut dire contre lui, c’est qu’il manque d’imagination, ou plutôt qu’il n’en fait point de cas.

Je me suis permis le mélancolique plaisir d’exprimer ce qu’on n’exprime jamais que bien imparfaitement quand on garde dans son cœur la mémoire d’un homme éminent et d’un ami rare. Je reviens aux mariages espagnols. Dès le printemps de 1846, la perspective de la chute possible du cabinet de sir Robert Peel aggrava fort la question. Amené sans doute par le même pressentiment, lord Palmerston vint, au mois d’avril, avec lady Palmerston, faire un voyage à Paris, et il y passa près de trois semaines : J’ai la confiance, écrivis-je à M. de Sainte-Aulaire[95], que lord Aberdeen n’a pas besoin que je lui parle et que je vous parle de ce séjour. J’ai dîné samedi avec lord Palmerston chez la princesse de Lieven, hier chez le roi ; aujourd’hui il dîne chez moi. C’est assez. J’ai refusé partout ailleurs. J’ai trop vécu avec lord Palmerston, et nos rapports personnels ont toujours été trop bons pour que je ne sois pas, avec lui, complètement poli. Ni moins ni plus. Il retrouve ici beaucoup d’anciennes connaissances qui le reçoivent poliment. Son langage, à lui, est réservé quant aux affaires d’Angleterre, et très amical, très expressif quant à la France. Les journaux et leur public ne s’occupent pas beaucoup de lui. Les gens d’esprit sourient un peu de ce voyage si empressé, et disent qu’il faut qu’il s’en promette un bon effet à Londres, car cela ne le grandit pas beaucoup à Paris. Quand je vis que le séjour de lord Palmerston se prolongeait et faisait quelque bruit, je jugeai à propos d’en parler moi-même avec quelque détail à lord Aberdeen ; je lui écrivis[96] : Lord Palmerston repart aujourd’hui pour Londres. Je veux vous dire ce que je pense de son séjour ici, de l’impression qu’il y laisse et de celle que probablement il en remporte. Il est en droit de dire qu’il a été bien reçu. On a vu, dans son voyage, une réparation du passé, un témoignage éclatant du besoin et du désir qu’il ressentait de se montrer bien avec la France. Déjà, au mois de décembre dernier, les incidents de votre crise ministérielle et l’obstacle qu’avaient opposé au retour de lord Palmerston les souvenirs de 1840 avaient flatté l’amour-propre de notre public. Sa venue à Paris, dans le but évident d’effacer ces souvenirs, a été une nouvelle satisfaction. L’animosité s’est calmée. La curiosité et la courtoisie sont venues à sa place. Lord Palmerston n’a rien négligé pour cultiver cette disposition. Il est allé avec empressement au-devant du bon accueil. Il a vu tout le monde. Il a répété à tout le monde qu’il était, autant que personne, ami de la paix, de la France, partisan de l’entente cordiale, et bien décidé à la continuer s’il revenait au pouvoir. Dans une conversation, la seule, à vrai dire, que j’aie eue avec lui, il y a cinq jours, j’ai expliqué comment nous avions, vous et moi, réussi depuis cinq ans à rétablir et à maintenir l’entente cordiale. J’ai rappelé les questions très délicates qui se sont rencontrées sur nos pas : le Maroc, l’Espagne, la Grèce, Tahiti, le droit de visite. Pourquoi les avons-nous heureusement traversées ? parce que nous ne nous sommes jamais laissé entraîner à oublier l’intérêt supérieur en présence de tel ou tel intérêt secondaire, parce que nous avons constamment placé notre politique générale de paix et de bonne intelligence au-dessus de toutes les questions spéciales. J’ai tenu à ce que lord Palmerston vît clairement combien l’intimité de nos deux cabinets est vraie et profonde, et quelle en est la base. J’ai la confiance qu’il n’y a eu, dans l’accueil qu’il a reçu du gouvernement du roi, rien de plus que ce que prescrivait la stricte convenance, et rien qui n’ait confirmé, sur nos relations et notre politique, l’impression que j’ai désiré lui donner.

 L’opposition l’a beaucoup recherché et fêté. Peut-être en emporte-t-il l’idée que les Français sont bien légers, bien prompts à passer d’une impression à l’autre, et qu’il n’y a pas grand inconvénient à leur donner des moments d’humeur puisqu’il est si aisé de les en faire revenir. Il se tromperait, car, sous ces impressions mobiles et superficielles, le fond des choses subsiste et ne tarde pas à reparaître. Déjà depuis quelques jours, autour de l’opposition et jusque dans ses rangs, on commence à dire que c’est assez de fêtes, et que probablement lord Palmerston n’est pas lui-même si changé qu’on doive changer si complètement, envers lui, de sentiment et d’attitude. Je crois, à tout prendre, mon cher lord Aberdeen, que, si ce voyage changeait en Angleterre la situation du voyageur, ce serait un effet très exagéré et fondé sur l’apparence plutôt que sur la réalité des choses : en France, pour les hommes sérieux, lord Palmerston a paru, au fond, toujours le même, avec les mêmes dispositions de caractère et d’esprit ; et pour le public, même de l’opposition, l’accueil qu’on lui a fait ne repose que sur des intérêts momentanés de parti et sur des impressions qui, au moindre choc, s’évanouiraient aussi brusquement qu’elles sont venues, et feraient de nouveau place à des impressions fort contraires.

Lord Aberdeen me comprit à merveille, et, six semaines plus tard, lorsqu’il se sentit près de la chute officielle de son cabinet, sa sollicitude pour notre politique commune répondit à la mienne : Je viens de causer avec lui, m’écrivit M. de Sainte-Aulaire[97] ; il a vu hier lord Palmerston et a parcouru avec lui la carte du monde. La France et ses intérêts y tiennent une bonne place. Voici ce qui paraît avoir été dit entre eux sur notre chapitre :

Lord Aberdeen. J’ai considéré comme un intérêt du premier ordre, pour le monde et pour l’Angleterre, le maintien de l’entente cordiale avec la France. J’y ai appliqué tous mes soins. Ils ont constamment réussi, et il n’y a aucun des résultats de mon administration de cinq années auquel j’attache plus de prix.

Assentiment complet de lord Palmerston qui n’a atténué en rien l’importance attachée par son prédécesseur à l’union intime des deux puissances et qui a protesté de son désir de la continuer.

Lord Aberdeen. Si tel est en effet votre désir, n’oubliez pas un instant les conditions qu’il vous impose. Ces conditions sont une attention continuelle à écarter les contestations et à ménager les susceptibilités, un esprit de conciliation et de forbearance. Les points de contact entre les deux pays sont si multipliés, leurs intérêts si enchevêtrés les uns dans les autres que chaque quinzaine amène des questions sur lesquelles il serait parfaitement facile de se brouiller si l’on n’avait pas pris a priori la résolution de ne pas se brouiller.

Ici encore assentiment complet de lord Palmerston, mais avec des commentaires qui peuvent donner l’inquiétude que sa pratique ne soit guère conforme à sa théorie :Ces gens-là, a-t-il dit en parlant de nous, sont essentiellement envahisseurs, agressifs, provoquants ; en toute affaire ils veulent se faire une bonne part aux dépens des autres. Comment bien vivre avec eux à de telles conditions ?

En sortant des généralités, ajoutait M. de Sainte-Aulaire, j’ai parlé à lord Aberdeen de l’Espagne qui est aujourd’hui, sinon la seule, du moins la plus grosse pierre d’achoppement entre nous ; lord Palmerston, au dire de lord Aberdeen, était non pas seulement mal informé, mais dans une ignorance complète de l’état actuel de cette question ; c’est hier seulement qu’il a appris la proposition envoyée à Lisbonne au duc de Coburg par la reine Christine et la démarche du duc de Sotomayor auprès de lord Aberdeen. Je me suis étonné que de tels faits fussent restés ignorés d’un homme dans la situation de lord Palmerston ; lord Aberdeen m’a réitéré, avec une grande apparence de sincérité, l’affirmation qu’il en était ainsi. En résumé, il m’a dit avoir bon espoir que les bons rapports seraient maintenus : d’abord, parce que lord Palmerston en sent l’importance ; puis, parce qu’il sera surveillé de fort près, et au besoin contenu par ses collègues :Lord John Russell, m’a-t-il dit, a de la sagesse et de la fermeté, et lord Grey est passionné pour la paix et très porté pour la France. — Quatre semaines plus tard, quand la chute du cabinet Tory fut accomplie, M. de Sainte-Aulaire m’écrivit[98] : Lord Aberdeen m’a dit :La seule affaire difficile entre nous est le mariage de la reine d’Espagne. Je vous réponds, sur ce point, de lord John Russell ; ses opinions sont les miennes ; il ira aussi loin que moi dans les voies de la conciliation. Quant à lord Palmerston, je lui reparlerai, et j’espère le ramener à mes principes dont il était naguère fort éloigné. — J’ai demandé quels étaient ceux de lord Palmerston et ce qu’il voulait faire en Espagne. J’ai compris que sa politique, quant aux hommes et quant aux choses, était de s’opposer à ce que nous voudrions nous-mêmes, et de lutter en toute occasion contre l’influence française. Lord Aberdeen condamne fort cet odieux enfantillage, et se flatte que les dispositions de lord Palmerston sont meilleures que par le passé.

Je ne sais si l’espoir de lord Aberdeen dans le changement de dispositions de lord Palmerston était bien sérieux ; pour moi, je ne m’y associai point ; je pris sans hésiter ma résolution définitive, et j’écrivis sur-le-champ à M. Bresson[99] :

Point de phrases, mon cher comte. Les faits sont pressants et je suis pressé, très pressé d’aller chercher au Val-Richer un peu de silence, de solitude et de liberté. Je partirai samedi. Je ferai de là les affaires. Je vous envoie la réponse de la reine Christine à la lettre du roi sur les derniers incidents relatifs au mariage, et la réplique du roi qui a voulu éclaircir et vider complètement la question. Remettez sur-le-champ cette réplique en faisant savoir que vous en avez connaissance et copie. Il n’y a après cela, de votre part, plus rien à dire ni à demander à M. Isturiz. La lettre de la reine Christine est triste, douce, évidemment en reculade. Elle remet en scène, comme prétendants à la main de sa fille, les deux fils de don François de Paule. Elle écarte don Enrique comme ne valant rien, politiquement ni personnellement, et elle entrouvre la porte pour le duc de Cadix, tout en disant qu’il ne plaît pas à sa fille et qu’elle ne voudrait pas la contraindre.

Entrez donc sans hésiter dans la voie que le duc de Riansarès nous a ouverte le 28 juin dernier : le duc de Cadix pour la reine et le duc de Montpensier pour l’infante. En soi, cette solution nous convient parfaitement ; dans l’état actuel des faits, c’est la plus facile, la plus prompte et la plus sûre. Le roi a bien vu et bien sondé l’infant don Enrique. Moi aussi. Ou nous nous trompons fort, ou il est possédé, gouverné, exploité par les émigrés progressistes, Olozaga, Mendizabal, etc. Ils le feront aller à Londres. Il s’y abouchera avec Espartero, probablement avec lord Palmerston. C’est toujours le même parti sous les mêmes patrons, et ces patrons-là entrent aux affaires. Don Enrique est ou sera à eux. Ne l’écartons pas absolument ; ne nous retirons pas cette carte. Don Enrique est dans notre principe, car il est un des descendants de Philippe V. S’il finissait par épouser la reine Isabelle, nous finirions bien aussi par reprendre influence sur lui. Ménageons donc toujours sa personne et sa situation. Mais évidemment le duc de Cadix est fort préférable, en soi et pour nous. Poussez donc décidément à lui, et placez le duc de Montpensier à côté de lui. Si la reine Christine le veut, cela se fera. Le veut-elle sérieusement, sincèrement ? Vous verrez bien. Glücksberg croit qu’il y a bien du jeu, bien de la feinte dans tout ceci, même dans la démarche faite à Lisbonne pour le mariage Coburg. En poussant au duc de Cadix, prenez soin de la loyauté de notre attitude envers le comte de Trapani. Il faut que ce soit l’impossibilité de son succès, reconnue et déclarée par la reine Christine et le cabinet espagnol, qui nous fasse passer à l’une des autres combinaisons contenues dans notre principe. Plus j’y regarde, plus je trouve que, tenant compte de toutes les circonstances, il est en effet impossible, quant à présent. Il n’y a donc pas à hésiter. Laissez seulement la figure de Trapani toujours sur la scène, si l’Espagne, reine et peuple, veut revenir à lui.

Le cabinet Whig est formé à l’heure qu’il est. C’est ce qu’il y a de plus gros dans tout ceci. Lord Aberdeen me fait dire que lord John Russell pense et se conduira, sur la question d’Espagne, comme il aurait fait lui-même ; mais que, pour lord Palmerston, il craint beaucoup que ce ne soit toujours le même homme, et la même ardeur à lutter contre nous et notre influence. Je m’y attends aussi et je me conduirai en conséquence ; ce ne sera pas moi qui livrerai l’Espagne à lord Palmerston. Vous tirerez, à coup sûr, grand parti de son avènement pour agir sur la reine Christine et son mari. Ils auraient beau faire ; ils n’auront jamais, dans lord Palmerston, qu’un ennemi, car il ne sera jamais que le patron du parti progressiste, c’est-à-dire de leurs ennemis. J’ai, avec lord Palmerston, cet avantage que s’il survenait, entre nous et Londres, quelque refroidissement, quelque embarras, ce serait à lui, et non à moi, qu’en France, en Angleterre, partout, on en imputerait la faute. Je le lui ai dit à lui-même, il y a trois mois.

Au début de nos nouveaux rapports avec lord Palmerston, les apparences furent bonnes. M. de Jarnac se trouvait alors chargé d’affaires à Londres pendant le congé de M. de Sainte-Aulaire. Dans sa première visite au Foreign-Office[100], lord Palmerston se montra disposé à s’entendre avec nous, comme l’avait fait son prédécesseur. Deux faits cependant me frappèrent dans le compte que me rendit M. de Jarnac de leur entretien. Lord Palmerston ne lui parla point le premier et spontanément des affaires d’Espagne ; M. de Jarnac fut obligé de prendre, à cet égard, l’initiative ; et lorsqu’il rappela les résolutions mutuelles des deux gouvernements quant au mariage de la reine Isabelle, notamment ce que nous avait promis, tout récemment encore, lord Aberdeen sur la candidature du prince Léopold de Coburg : Vous comprendrez, lui dit lord Palmerston, que je ne puis encore vous parler au nom du conseil, n’ayant pu encore le saisir de la question. Mais, pour ma part, je puis vous dire que je ne vois aucun intérêt anglais, ni aucun avantage dans le succès du prince de Coburg. Au contraire, cette combinaison, comme je l’ai toujours pensé, serait considérée ici comme française ; le prince Léopold n’est point de notre branche des Coburg ; il tient, de beaucoup plus près à votre famille royale qu’à la nôtre. J’aurais même cru que, pour ce motif, votre gouvernement aurait pu le préférer. Du moment qu’il en est autrement, c’est à l’Espagne à peser sérieusement vos objections, et à la reine d’Espagne à arrêter son choix sur un de ses cousins espagnols qui doivent convenir à tout le monde. J’entrevis, à la fois dans cette réserve et dans ce langage, une précaution prise de loin pour éluder nos questions et s’étonner de notre attitude. C’était une de ces finesses diplomatiques que lord Aberdeen s’épargnait et m’épargnait.

Je résolus d’écarter toute finesse, tout ombrage, et de mettre sur-le-champ lord Palmerston dans la nécessité d’agir nettement. Il venait de dire que les deux princes espagnols, fils de l’infant don François de Paule, devaient convenir à tout le monde. J’écrivis à M. de Jarnac[101] : Votre première conversation avec lord Palmerston me convient. Allons tout de suite jusqu’au bout. Le mariage de la reine d’Espagne est aujourd’hui, entre Londres et nous, la seule question qui soit grosse et qui puisse devenir embarrassante. Coupons court à cet embarras. Vous avez eu toute raison d’affirmer que les fils de l’infant don François de Paule nous conviennent. Ils sont dans notre principe, Bourbons, descendants de Philippe V, et de plus princes espagnols, avantage réel. Nous n’avons et n’avons jamais fait contre eux aucune objection. Nous ne les avons laissés d’abord de côté que parce que la reine Christine, la jeune reine et son gouvernement déclaraient qu’ils n’en voulaient pas. Nous n’avons appuyé la candidature du comte de Trapani que parce que, entre les descendants de Philippe V, il était alors le plus possible, presque le seul possible. La reine Christine le voulait. Cette idée avait valu à la reine d’Espagne la reconnaissance de la cour de Naples. Maintenant le comte de Trapani paraît rencontrer, dans le sentiment populaire espagnol, beaucoup de résistance. Les infants fils de don Carlos, spécialement le comte de Montemolin, sont dans l’esprit et sur les lèvres de bien des gens considérables, en Espagne et hors d’Espagne ; ils apporteraient à la reine d’Espagne la reconnaissance des cours du Nord ; mais les hommes même les plus favorables à cette combinaison déclarent qu’elle ne serait possible (et même à ce prix ils la regardent comme très difficile) qu’autant que le comte de Montemolin renoncerait à ses prétentions, reconnaîtrait la reine Isabelle, reprendrait auprès d’elle son rang d’infant d’Espagne, et se présenterait, à ce titre, pour l’épouser. Or le comte de Montemolin n’a fait et ne paraît disposé à rien faire de semblable. Cette combinaison-là non plus n’est donc, quant à présent, pas possible. De Madrid, on nous reparle toujours du duc de Montpensier. On a fait des ouvertures au prince Léopold de Coburg. Nous écartons l’une et l’autre idée, comme nous l’avons fait dès le premier moment. Notre politique est parfaitement franche, constante et conséquente. Nous ne voulons ni placer un prince de France sur le trône d’Espagne, ni y voir monter un prince étranger à la maison de Bourbon. Ces difficultés, ces impossibilités, successivement manifestées et senties, remettent à flot les fils de l’infant don François de Paule. La reine Christine et le cabinet de Madrid semblent un peu moins décidés contre eux. Ils conviennent à l’Angleterre comme à nous. Entrons ensemble, l’Angleterre et nous, dans cette voie qui se rouvre ; ordonnons à nos agents à Madrid d’agir en commun au profit de cette combinaison. Que la reine d’Espagne épouse celui des deux infants qu’elle préférera. Que la reine sa mère et ses ministres dirigent, comme ils le voudront, son choix sur l’un ou l’autre. L’un et l’autre seront bien venus à Paris et à Londres. Si le cabinet anglais approuve et adopte cette politique, nous sommes prêts à agir, de concert avec lui, pour la mettre efficacement en pratique.

Le même jour, au moment même où j’adressais à M. de Jarnac cette offre d’entente et de concert actif avec le cabinet anglais pour la combinaison que, six jours auparavant, lord Palmerston avait lui-même proposée, il appelait M. de Jarnac au Foreign-Office et lui communiquait confidentiellement les instructions qu’il donnait à sir Henri Bulwer sur les affaires espagnoles. Je reproduis ici les principaux passages de cette dépêche en date du 19 juillet 1846, tels qu’ils furent communiqués, à titre d’extraits, par lord Palmerston au parlement anglais, dans la session suivante.

Deux questions, à ce qu’il semble, attirent, disait-il, surtout en ce moment l’attention de ceux qui prennent intérêt aux affaires d’Espagne. L’une est le mariage de la reine, l’autre est l’état politique du pays.

Quant à la première question, je n’ai maintenant point d’instructions à vous donner en addition à celles que vous avez reçues de mon prédécesseur. Le gouvernement anglais n’est point préparé à donner aucun appui actif aux prétentions d’aucun des princes qui sont maintenant candidats à la main de la reine d’Espagne, et il ne se sent appelé à faire aucune objection à aucun d’entre eux.

Le choix d’un mari pour la reine d’un pays indépendant est évidemment une question dans laquelle les gouvernements des autres pays n’ont aucun titre à intervenir ; à moins qu’il ne soit probable que ce choix pourrait tomber sur quelque prince appartenant si directement à la famille régnante de quelque puissant État étranger qu’il unirait vraisemblablement la politique de son pays adoptif à la politique de son pays natal, d’une façon nuisible à la balance des pouvoirs et dangereuse pour les intérêts des autres États. Mais il n’y a aucune personne de cette sorte parmi celles qu’on nomme comme candidats à la main de la reine d’Espagne ; ces candidats sont réduits à trois, savoir : le prince Léopold de Saxe-Coburg et les deux fils de don François de Paule. Je ne dis rien du comte de Trapani et du comte de Montemolin, parce qu’il paraît n’y avoir point de chance que le choix tombe sur l’un d’eux. Entre les trois candidats ci-dessus mentionnés, le gouvernement de Sa Majesté n’a qu’à exprimer son sincère désir que le choix tombe sur celui qui paraîtra le plus propre à assurer le bonheur de la reine et à seconder la prospérité de la nation espagnole.

Quant à la seconde des questions ci-dessus mentionnées, l’état politique de l’Espagne, je n’ai, pas plus que sur la première, point d’instructions spéciales à vous donner en ce moment.

Cet état politique doit être un sujet de préoccupation et de regret profond pour quiconque veut du bien au peuple espagnol. Après une lutte de trente-quatre ans pour la liberté constitutionnelle, l’Espagne se trouve placée sous un système de gouvernement presque aussi arbitraire en pratique, quel qu’il puisse être en théorie, qu’aucun régime qui ait jamais existé à aucune époque antérieure de son histoire.

Légalement, l’Espagne a un parlement ; mais toute liberté d’élection pour les membres de ce parlement a été supprimée, soit par la force, soit par d’autres moyens ; le parlement n’est pas plus tôt réuni qu’à la première manifestation d’une opinion quelconque en désaccord avec celle du pouvoir exécutif, il est prorogé ou dissous. Selon la loi aussi, il y a liberté de la presse ; mais, par les actes arbitraires du gouvernement, cette liberté a été réduite à la liberté de publier ce qui peut plaire au pouvoir exécutif, et bien peu ou rien de plus.

Il y a, selon la loi, des tribunaux pour juger les personnes accusées de délits ou de crimes ; mais grand nombre de personnes ont été arrêtées, emprisonnées, bannies, ou quelquefois même exécutées, non seulement sans condamnation, mais même sans procès.... Ce système de violence et de pouvoir arbitraire semble avoir, à un certain point, survécu à la chute de son auteur, et n’avoir pas été entièrement abandonné par les hommes plus modérés qui lui ont succédé dans le gouvernement.

Il faut espérer que les ministres actuels de l’Espagne, ou ceux qui leur succèderont, rentreront, sans perdre de temps, dans les voies de la constitution et de l’obéissance à la loi. Un système de violence arbitraire, comme celui qui a été pratiqué en Espagne, doit amener une résistance déclarée, même lorsque ce système est appliqué par la forte main et la ferme volonté de l’homme qui l’a organisé ; mais quand il n’est plus soutenu par l’énergie de son premier auteur, et quand c’est un pouvoir plus faible et moins hardi qui essaye de le maintenir, il ne faut pas beaucoup de sagacité pour prévoir qu’il doit amener une explosion. Quand les ministres de la couronne mettent à néant les lois qui pourvoient à la sûreté du peuple, on ne saurait s’étonner qu’à la fin le peuple cesse de respecter les lois qui pourvoient à la sûreté de la couronne.

Ce ne fut certainement pas pour soumettre la nation espagnole à une écrasante tyrannie qu’en 1835 la Grande-Bretagne contracta les engagements de la Quadruple-Alliance, et donna, d’après les stipulations de ce traité, l’assistance active qui a si matériellement contribué à expulser d’Espagne don Carlos. Mais le gouvernement de Sa Majesté est si pénétré de l’inconvénient d’intervenir, même par un avis amical, dans les affaires intérieures des États indépendants que je m’abstiens de vous donner pour instruction d’adresser, sur de tels sujets, des représentations quelconques aux ministres espagnols ; mais vous vous garderez de témoigner, dans quelque occasion que ce soit, des sentiments différents de ceux que je viens de vous exprimer ; et quoique vous deviez prendre soin de ne jamais reproduire ces sentiments de manière à exciter, accroître ou encourager le mécontentement public, vous ne devez cacher, à aucune des personnes qui peuvent porter remède aux maux actuels de l’Espagne, que ce sont là les opinions du gouvernement britannique.

C’est, dans les grandes affaires, un art subalterne, quoique souvent pratiqué par des hommes d’esprit, que l’art qui consiste à dire et à ne pas dire, à donner des instructions enveloppées dans des paroles qui semblent les désavouer, et à se ménager ainsi de fausses ombres pour voiler, aux yeux du commun des hommes, l’effet qu’on veut produire et le dessein qu’on poursuit. La dépêche de Palmerston avait ce caractère, et offrait un singulier mélange d’étourderie présomptueuse, de finesse préméditée et d’embarras. En en recevant la communication, M. de Jarnac en avait, sur-le-champ et avec beaucoup de convenance, témoigné son sentiment ; au moment de quitter lord Palmerston : Parlerai-je, lui dit-il, de notre entretien à mon gouvernement dès aujourd’hui, ou voulez-vous que nous le reprenions bientôt pour voir si votre dépêche ne pourrait pas être elle-même un peu réexaminée (reconsidered) ?Cette dépêche ? reprit lord Palmerston ; elle a déjà été expédiée à Bulwer. — Déjà ? répondit M. de Jarnac ; eh bien, souffrez que je vous le dise franchement : je le regrette très vivement[102].

L’attentat de Joseph-Henri contre le roi et ma réélection à Lisieux retardèrent quelques jours ma réponse à cette communication. Le 30 juillet 1846, j’écrivis à M. de Jarnac : Votre lettre du 21 et la dépêche du 19 de lord Palmerston à Bulwer m’ont surpris, beaucoup surpris. Non seulement je ne veux prendre aucune résolution, mais je ne veux pas même arrêter mon opinion sur le sens réel de cette dépêche avant de m’être bien assuré qu’en effet elle a bien, au fond et dans l’intention de l’auteur, celui qu’elle paraît avoir à la première vue et dans l’impression du lecteur.

Deux choses résultent, ou du moins paraissent résulter de cette dépêche.

Sur la question du mariage de la reine Isabelle, lord Palmerston ne voit que trois candidats : le prince Léopold de Coburg et les deux fils de l’infant don François de Paule. Il les trouve tous les trois également convenables, et ne fait à aucun des trois, pas plus à l’un qu’à l’autre, aucune objection.

Quant à l’état politique actuel de l’Espagne et aux hommes qui la gouvernent, lord Palmerston les juge très sévèrement et prescrit à sir Henri Bulwer, non pas de faire paraître à dessein, mais de ne pas laisser ignorer, dans l’occasion, la sévérité de ce jugement.

Sur le premier point, l’attitude et le langage de lord Palmerston sont une profonde altération, un abandon complet du langage et de l’attitude de lord Aberdeen.

Quand le roi a déclaré qu’il ne chercherait point, je dis plus, qu’il se refuserait positivement à placer un de ses fils sur le trône d’Espagne, mais qu’en revanche il demandait que le trône d’Espagne ne sortît point de la maison de Bourbon et que l’un des descendants de Philippe V y fût placé, lord Aberdeen, sans adopter en principe toutes nos idées sur cette question, a accepté en fait notre plan de conduite. Il a été dit et entendu que les deux gouvernements s’emploieraient à Madrid pour que le choix de la reine se portât sur l’un des descendants de Philippe V. Lorsque quelque autre candidat, en particulier le prince Léopold de Coburg, a été mis en avant, lord Aberdeen a travaillé, loyalement travaillé à l’écarter. Et lorsque tout récemment Bulwer, à Madrid, a donné, sinon son concours, du moins son aveu à une démarche de la reine Christine auprès du duc de Coburg, lord Aberdeen l’en a si fortement blâmé que Bulwer a offert sa démission.

Certes, mon cher Jarnac, après de telles démarches et de telles paroles, j’ai bien le droit de dire que l’approbation égale, donnée par lord Palmerston à trois candidats parmi lesquels le prince de Coburg est placé le premier, est une profonde altération, un abandon complet du langage et de l’attitude de son prédécesseur.

Quoique la situation des fils du roi et des princes de Coburg ne soit pas absolument identique, quand le roi a exclu lui-même ses fils de toute prétention à la main de la reine d’Espagne, il a dû compter, il a compté en effet, et il a eu droit de compter sur une certaine mesure de réciprocité. S’il en était autrement, je ne dis pas que le roi changerait sa politique ; mais, à coup sûr, il recouvrerait toute sa liberté. Il n’aurait plus à tenir compte que des intérêts de la France et de l’honneur de sa couronne.

Quant au jugement de lord Palmerston sur le gouvernement espagnol actuel, et à l’attitude qu’il prescrit à Bulwer envers ce gouvernement, j’ai deux observations à faire.

Les reproches que fait lord Palmerston au gouvernement espagnol actuel et à ses chefs n’ont rien qui s’adresse exclusivement à eux, et qui ne puisse très légitimement être adressé aussi à leurs prédécesseurs. Vous avez eu raison de demander s’il s’agissait d’Espartero ou de Narvaez. Les violences, les mesures arbitraires, les coups d’État, les infractions à la constitution sont depuis longtemps, en Espagne, le fait de tous les cabinets et de tous les partis ; et si j’étais chargé de faire, sous ce rapport, la comparaison des progressistes et des moderados, je ne crois pas qu’elle tournât au profit des premiers.

Mais je ne veux point faire cette comparaison ; je ne crois pas qu’il soit bon de faire aucune comparaison semblable, ni de reprocher, à l’un des partis plutôt qu’à l’autre, des torts qui, pour le moins, leur sont communs à tous deux. Le malheur de l’Espagne a été que la France et l’Angleterre y sont devenues les patrons des divers partis, et se sont laissé engager, ou du moins compromettre dans leurs luttes. Ce qui a été aussi un malheur pour la France et pour l’Angleterre, en Espagne et même hors d’Espagne, car cette association aux rivalités des partis espagnols est devenue, entre nos deux pays et nos deux gouvernements, une source de mésintelligences et d’embarras qui ont été graves, et qui pourraient être encore plus graves. Il importe donc extrêmement que Londres et Paris se tiennent en dehors des partis de Madrid, et que, quel que soit à Madrid le parti dominant, nos deux cabinets, ne voyant en lui que le gouvernement espagnol, prennent auprès de lui la même attitude, exercent sur lui la même influence et lui donnent les mêmes conseils, c’est-à-dire des conseils favorables au maintien et au développement régulier de la monarchie constitutionnelle. Nos deux cabinets étaient, depuis quelque temps, à peu près parvenus à ce résultat. Si lord Palmerston, comme sa dépêche semble l’indiquer, redevient le censeur sévère des moderados et le patron des progressistes, ici encore il y aura une grande et très importante déviation de la politique de son prédécesseur, déviation dont les conséquences seront très mauvaises pour l’Espagne d’abord, et aussi pour la bonne entente entre nos deux pays.

Cette entente existera-t-elle ou non ? Ira-t-elle, sous le cabinet anglais actuel, s’affermissant ou se perdant ? C’est là, mon cher Jarnac, la question que la dépêche de lord Palmerston m’oblige, contre mon bien sincère désir, à me poser à moi-même. Je suis profondément convaincu que l’entente cordiale, l’action commune de nos deux gouvernements est bonne et importante partout, bonne et importante en Espagne encore plus qu’ailleurs, car c’est un terrain plus grand et sur lequel les questions sont plus graves. Je ne me suis point borné à exprimer cette conviction ; je l’ai prouvée et mise en action, il y a dix jours, en proposant à lord Palmerston, avant d’avoir aucune connaissance de sa dépêche du 19 de ce mois, le concert et l’action commune entre nous, en faveur des fils de l’infant don François de Paule. Je tiens infiniment à ce concert, à cette action commune ; je ferai beaucoup pour les maintenir. Mais enfin il peut y avoir aussi pour la France, en Espagne, une politique isolée ; et si l’initiative de la politique isolée était prise à Londres, il faudrait bien qu’à Paris j’en adoptasse aussi la pratique.

Dans cette nouvelle situation, j’avais à me préoccuper de Madrid encore plus que de Londres, car si la lutte devait recommencer entre Paris et Londres, c’était à Madrid qu’elle devait se livrer et aboutir à la défaite ou au succès. Dès que j’eus reçu la dépêche de lord Palmerston du 19 juillet, j’écrivis à M. Bresson[103] : Je vous communique sur-le-champ ce que je reçois à l’instant de Londres. Je vous écrirai avec détail dès que je me serai concerté avec le roi. Deux seules réflexions immédiatement : 1º Le Coburg n’est pas si abandonné qu’on veut le dire ; c’est toujours de lui qu’il s’agit et non d’un archiduc d’Autriche. Celui-ci n’est-il qu’une feinte ? La reine Christine et M. Isturiz poursuivent-ils l’intrigue Coburg sous le voile de leur retour apparent au duc de Cadix ? Si cela est, raison de plus pour nous de poursuivre Cadix et Montpensier. Que ce soit là notre idée fixe. Vous pouvez, je pense, lier toujours ces deux noms sans engagement formel de simultanéité dans la conclusion définitive et en réservant la discussion des articles. 2º Le parti modéré, la reine Christine, M. Isturiz comme M. Mon, ne peuvent se méprendre sur le sens et la portée politique de la dépêche de lord Palmerston. Quoique le général Narvaez y soit seul personnellement désigné, l’attaque est évidemment dirigée contre eux tous, contre tout le gouvernement espagnol depuis 1843. C’est bien le langage du patron des progressistes, d’Espartero, Olozaga, Mendizabal, etc. Faites en sorte que cette situation soit bien comprise. Elle est assez claire. Nous rentrons dans l’ancienne ornière. Ne faisons pas un pas sans mettre cette politique dans son tort, mais ne soyons pas ses dupes.

M. Bresson ne se fit pas prier pour se mettre vivement à l’œuvre, quelles que fussent les obscurités et les hésitations qu’il y rencontrait encore. Il doutait que la reine Christine secondât efficacement le duc de Cadix, que pourtant elle faisait inviter à venir de Pampelune où il était avec son régiment, passer quelque temps à Madrid. Elle reparlait avec faveur du comte de Trapani et du général Narvaez, qu’il faudrait, disait-elle, rappeler de son exil pour soutenir cette candidature si on la reprenait. Où en est l’affaire Coburg ? avait demandé naguère M. Bresson à M. Isturiz qui avait répondu : Je ne pourrais le dire au juste ; elle est là ; on n’a toujours pas reçu de réponse ; et quand M. Bresson avait rapporté ce propos à la reine Christine : Je ne sais pas même où sont les Coburg, lui avait-elle dit ; il n’y a pas de nouvelles d’eux, excepté de Bruxelles où ils ont passé il y a quelques semaines. Elle témoignait quelquefois un vif désir d’aller passer un mois à Paris pour tout concerter, disait-elle, avec mon oncle et ma tante ; nous discuterions ce que nous pourrions faire, et jusqu’à quel point nous pourrions aider Trapani au moyen de Montpensier. Je m’imagine souvent que le mariage de l’infante, fait en premier lieu, nous donnerait de grandes facilités. — J’ai quelquefois comme un soupçon, ajoutait M. Bresson, que la reine Christine veut s’échapper d’Espagne, laisser à d’autres la responsabilité du mariage de sa fille, soit Trapani, soit Coburg, et n’y revenir qu’après une solution quelconque qui ne pourrait lui être imputée. — Que penseriez-vous d’un archiduc d’Autriche ? demanda un jour M. Isturiz à M. Bresson ; — La question resterait pour nous la même ; ce serait toujours l’expulsion de la maison de Bourbon ; — Alors donc, le duc de Cadix et le duc de Montpensier, reprit M. Isturiz ; vous voulez tout avoir ; vous aurez tout. Dans une récente entrevue, la reine Christine avait dit à M. Mon : Tu peux dire à Bresson que le mariage de Fernanda avec Montpensier ne se fera pas ; — Mais, Madame, quelle raison avez-vous de penser ainsi ?Tu verras ; l’Angleterre s’y opposera ; — Mais si la France, Madame, ne lui reconnaît pas ce droit d’opposition ?C’est égal ; je te prédis qu’il ne se fera pas ; quelques minutes après cependant, elle demandait à M. Bresson pourquoi le roi lui refusait M. le duc de Montpensier pour la reine quand il n’y avait aucune crainte de guerre à en concevoir[104].

La dépêche de lord Palmerston, avec sa déclaration d’hostilité contre le parti modéré, vint tomber au milieu de toutes ces incertitudes. M. Bresson m’écrivit[105] : Mon et Riansarès seuls dînaient aujourd’hui avec moi ; ils me quittent ensemble à l’instant. Le premier m’a raconté qu’hier soir la reine-mère lui avait dit, avec une anxiété remarquable : Engage donc Bresson à s’entendre avec moi pour faire les deux mariages Bourbon le plus tôt possible. Les Anglais et la révolution nous menacent. Et le lendemain[106] : Ou il ne faut plus croire à rien sur cette terre, ou la reine Christine, soit par peur, par calcul, ou par affection, nous est entièrement revenue. Je la quitte à l’instant. Elle m’avait fait inviter à aller la voir. C’est la première fois depuis que je suis en Espagne ; jamais elle n’adresse d’invitation de ce genre ; elle trouve que cela l’engage trop. Elle abandonne la combinaison Trapani ; elle la trouve dangereuse, inexécutable peut-être dans les conjonctures présentes. Elle se rallie franchement à la pensée du mariage de la jeune reine avec le duc de Cadix. Elle y prépare, elle y dispose, elle y rend favorable l’esprit de sa fille. Elle ménage à l’infant des occasions fréquentes de la voir dans l’intimité, à des dîners de famille. Elle s’aidera de la jeune infante, fort occupée de M. le duc de Montpensier, et à qui elle a appris que son mariage ne pouvait se faire que si sa sœur épousait un Bourbon. Enfin elle ne négligera, elle n’omettra rien pour assurer le succès, et déjà elle peut me donner un espoir fondé. Je vous laisse à penser si je l’ai encouragée dans cette voie.

Elle ne nous demande qu’une concession : c’est d’associer le mariage de M. le duc de Montpensier à celui de M. le duc de Cadix, de manière à fortifier, à relever l’un par l’autre, et à contenir les mécontents, les opposants, par l’éclat du rang de notre prince et par la crainte de la France qui vient derrière lui. Je n’ai point élevé d’objection contre cet arrangement ; j’ai seulement fait observer qu’il y avait des conditions préliminaires indispensables à régler, des éclaircissements à donner, des articles de contrat à stipuler, des apports mutuels à connaître, des questions d’État, de résidence, d’espérance, de succession, à peser et à décider mûrement. Elle en est tombée d’accord. Je lui ai dit que je vous demanderais un projet de contrat ; et comme elle me rappelait que l’infante avait un vif désir de voir un portrait de M. le duc de Montpensier, je lui ai promis de m’adresser à vous pour le lui procurer, à condition qu’elle me remettrait en échange celui de Son Altesse royale. Aussitôt que la jeune reine aura dit oui, elle veut que tout marche vers la conclusion avec une grande célérité et le plus inviolable secret ; elle m’a prié, presque conjuré de ne confier qu’au roi et à vous la conversation que j’avais avec elle. Elle craint que, l’éveil une fois donné, les partis ne se jettent au travers, et que, par l’intrigue du dedans, par l’opposition de l’Angleterre, ce plan ne soit, comme les autres, sourdement miné ou violemment renversé. A tout cela elle ne met de restriction que la volonté de sa fille, qu’elle n’entend pas forcer et à laquelle il faudra se soumettre si elle nous est décidément contraire ; mais en vérité elle avait l’air, elle était bien près de m’en répondre. Le duc de Cadix arrive probablement après-demain. La grande épreuve va donc commencer.

Je persiste à penser qu’à travers toutes les incertitudes et toutes les vicissitudes de sa situation politique et de sa disposition intérieure, la sérieuse intention de la reine Christine avait toujours été de faire faire à l’une de ses filles, à la reine ou à l’infante, l’un des deux grands mariages qui s’offraient pour elles, et d’assurer ainsi, à l’Espagne et à elle-même, l’appui de la France ou de l’Angleterre. En son âme et pour elle-même, elle préférait infiniment le mariage français ; peut-être même, quand elle faisait des avances positives pour le mariage Coburg, espérait-elle alarmer assez le roi Louis-Philippe pour en obtenir la solution qu’elle désirait : Ce sera la faute de mon oncle, disait-elle souvent ; que ne me donne-t-il Montpensier pour la reine ! En tout cas, ce furent l’attitude et la dépêche de lord Palmerston à peine rentré au pouvoir qui surmontèrent le peu de goût de la reine Christine pour les fils de sa sœur doña Carlotta, et déterminèrent sa prompte et franche résolution en faveur des deux mariages Bourbons. Soit légèreté, soit routine dans la vieille politique anglaise, lord Palmerston avait mal jugé de l’état des partis et des esprits en Espagne ; les modérés étaient en possession du gouvernement, non sous la main de leur audacieux chef militaire et avec la perspective des coups d’État ; le général Narvaez était exilé en France ; les chefs civils du parti, et les plus constitutionnels d’entre eux, formaient le cabinet ; la prochaine convocation des Cortès était résolue. C’était dans cette forte et régulière situation que la reine Christine, le cabinet et tout le parti modéré en Espagne se voyaient menacés d’être livrés à leurs constants et ardents ennemis les progressistes révolutionnaires. Ils ne voulurent pas subir cette perspective, et ils se décidèrent enfin nettement pour l’alliance française.

Pendant trois semaines la question fut encore, non pas vraiment indécise, mais très agitée. La jeune reine tantôt inclinait, tantôt hésitait à se prononcer pour son cousin. Le duc de Cadix avait des moments de doute et presque de découragement sur son succès. Le travail en faveur du mariage Coburg n’était pas complètement abandonné. M. Isturiz avait encore, à ce sujet, des entretiens secrets avec sir Henri Bulwer. Lord Clarendon, lié depuis longtemps avec le président du cabinet espagnol, lui écrivit pour l’alarmer sur les conséquences du mariage du duc de Montpensier avec l’infante. Sir Henri Bulwer fomentait vivement ces alarmes ; elles troublaient M. Isturiz dans les moments même où il était le plus décidé à n’en pas tenir compte : Aussitôt que la reine aura prononcé oui, dit-il un jour à M. Bresson, je vous écris pour vous appeler près de moi, et nous faisons l’affaire en un quart d’heure. Enfin je m’embarque dans votre vaisseau, mais avec la conviction que nous aurons la guerre.

Après avoir gardé pendant plus d’un mois un silence absolu sur la proposition que je lui avais faite le 20 juillet pour l’entente et l’action commune, de nos deux gouvernements en faveur de celui des fils de don François de Paule que préféreraient la reine Isabelle et l’Espagne, lord Palmerston me fit communiquer, le 27 août, une dépêche en date du 22, contenant la substance des nouvelles instructions qu’il avait naguère adressées à sir Henri Bulwer ; elles portaient expressément qu’après un examen attentif de la question, le gouvernement de Sa Majesté la reine d’Angleterre pensait que l’infant don Enrique était le seul prince espagnol qui fût propre, par ses qualités personnelles, à devenir le mari de la reine d’Espagne[107]. Je répondis sur-le-champ que nous ne nous croyions point le droit de désigner ainsi l’un des infants comme le seul mari convenable de la reine d’Espagne. J’avais déjà dit qu’à la reine seule et à son gouvernement il appartenait de choisir, soit entre tous les descendants de Philippe V, soit spécialement entre les fils de don François de Paule. Je ne pouvais que répéter le même langage, et affirmer que celui des deux infants qui conviendrait à la reine Isabelle et à l’Espagne nous conviendrait aussi. Je m’étonnai que lord Palmerston crût devoir désigner, comme le seul prince espagnol propre à épouser la reine, précisément celui qui avait eu, et envers le gouvernement de la reine et envers la reine elle-même des torts très graves, et qui était encore, en ce moment, dans un état de demi-rébellion. Quand les instructions de lord Palmerston lui furent communiquées par M. Bulwer, M. Isturiz répondit : Jamais, du consentement de Leurs Majestés, l’infant don Enrique n’épousera ni la jeune reine ni l’infante, à moins qu’il ne leur soit imposé par une révolution[108] ; et sir Henri Bulwer écrivit lui-même à lord Palmerston : Je regrette d’être obligé d’ajouter que toutes les peines que j’ai prises, pour disposer la cour et le président du conseil en faveur d’un mariage de don Enrique avec la reine, ont été complètement sans effet[109].

En ceci encore, lord Palmerston se laissa dominer par une routine plus opiniâtre que clairvoyante : en présentant exclusivement l’infant don Enrique comme le seul prétendant convenable à la main de la reine Isabelle, il asservissait la politique de l’Angleterre aux passions et aux prétentions du parti radical espagnol, méconnaissant ainsi l’état des faits en Espagne, et préférant le concert avec l’ex-régent Espartero et ses amis à l’entente cordiale avec le roi Louis-Philippe et le cabinet français.

Dès que j’eus reçu cette communication, j’écrivis à M. de Jarnac[110] : Lord Palmerston déclare (et je trouve ceci excellent) que, dans l’opinion du cabinet anglais, ce qui convient le mieux à l’Espagne et à la reine d’Espagne, c’est le mariage avec un prince espagnol. Mais il ajoute aussitôt que l’infant don Enrique is the only Spanish prince who is fit, by his own personal qualities, to be the Queen’s husband. J’ai copié ces mots : le seul prince qui soit propre, par ses qualités personnelles, à être le mari de la reine d’Espagne. Comment pourrions-nous appuyer et tenir ce langage ? Nous avons dit à Madrid, à Londres, ici, partout, en tout temps, tout à l’heure encore, que si nous nous croyions obligés de demander que le mari de la reine Isabelle fût choisi parmi les descendants de Philippe V, nous acceptions du reste sans hésiter tous les descendants de Philippe V, et que celui d’entre eux qui conviendrait à l’Espagne et à sa reine nous conviendrait aussi. Nous avons spécialement répété sans cesse que les deux infants fils de don François de Paule nous convenaient tout à fait, que c’était à la reine Isabelle à prononcer entre eux, et que nous étions prêts à trouver bon son choix, quel qu’il fût. En vérité, lorsque par la nécessité des choses, par l’empire des intérêts de nos deux pays, nous sommes conduits, à Paris et à Londres, à désirer que le choix de la reine d’Espagne se renferme dans des limites déjà assez étroites, et à écarter, chacun de notre côté, tel ou tel candidat, lorsque, par une série d’incidents et de motifs que je ne rappelle pas, les deux fils de don François de Paule restent à peu près seuls sur la scène, venir déclarer que l’un des deux est seul propre à devenir le mari de la reine, c’est pousser trop loin la restriction, l’intervention, la dictation. Nous ne croirions pas pouvoir le faire quand même nous n’aurions jamais dit le contraire, et nous le pouvons d’autant moins que nous avons constamment dit le contraire.

 C’est à cause des qualités personnelles de don Enrique que lord Palmerston le déclare seul propre à devenir le mari de la reine. Nous connaissons ces deux princes ; nous les avons vus longtemps ici. Nous ne saurions apprécier avec assez de certitude leurs qualités personnelles pour faire, sur l’un ou sur l’autre, une telle déclaration. C’est à la reine d’Espagne, à la reine sa mère, à ses ministres qu’appartient une appréciation semblable, et eux seuls en possèdent les éléments.

Je sais qu’on a dit, et lord Palmerston vous répète dans sa lettre particulière du 27 que le duc de Cadix déplaît à la reine Isabelle. Si cela est, elle se décidera en conséquence ; mais c’est à elle à en décider.

Quant à l’infant don Enrique, lorsque ce prince a passé naguère à Paris, le roi lui a fortement représenté les inconvénients, pour lui-même, de la conduite qu’il avait tenue, de l’attitude qu’il prenait, et la nécessité pour lui, dans son intérêt comme selon son devoir, de faire acte de soumission et de respect envers la reine, et de rentrer auprès d’elle, à sa cour, dans la position convenable pour un infant. Le roi lui a offert, en présence de M. Martinez de la Rosa, de s’employer lui-même pour le faire rentrer en grâce à Madrid. J’ai écrit à Bresson pour qu’en effet il parlât et agît dans ce sens. Encore faut-il que l’infant le demande lui-même et qu’il se montre, envers la reine Isabelle, déférent, respectueux, soumis. Ce n’est pas du sein de la conspiration et avec le ton de la menace qu’il peut prétendre à sa main. Ce devoir et cette convenance seraient sentis, j’en suis sûr, en Angleterre plus que partout ailleurs.

J’ai dit tout cela, ou à peu près, à lord Normanby, qui m’a assuré du reste que si, malgré les avis de Bulwer, la reine Isabelle se décidait pour le duc de Cadix, l’Angleterre ne croirait avoir rien à dire.

Comme je venais d’adresser cette lettre à M. de Jarnac, je reçus de Madrid celle-ci, écrite par M, Bresson le 28 août, à deux heures du matin : Je vous transmets, par le télégraphe, une grande nouvelle. La jeune reine a donné son consentement à son mariage avec le duc de Cadix. Elle a fait appeler ses ministres pour leur signifier sa volonté. Ils y ont acquiescé avec unanimité et sans discussion. Elle les a informés en même temps qu’elle donnait sa sœur en mariage à M. le duc de Montpensier, qu’elle voulait que ces deux mariages se fissent promptement, et, autant que possible, le même jour. Le conseil se réunit à onze heures pour consulter les précédents et arrêter une formule d’actes provisoires qui seront probablement signés dans la journée. Je suis en mesure pour tout, et au milieu des périls qui nous environnent, je n’épiloguerai pas sur des nuances, tout en réservant les intérêts essentiels et en nous gardant toute latitude possible. M. Mon était là près de moi, il y a une minute, écrivant à M. Martinez de la Rosa. Il est venu me réveiller en sursaut pour m’embrasser. Très probablement demain paraîtra dans la Gazette officielle le décret de convocation des Cortès actuelles, dans l’espace de dix ou douze jours.

Les Cortès furent en effet convoquées pour le 14 septembre suivant.

Nous touchions au terme. Dans l’attente du résultat que m’annonçait M. Bresson, j’avais appelé momentanément à Paris le duc de Glücksberg et M. de Jarnac pour recevoir d’eux, sur Madrid et sur Londres, toutes les informations que permet la liberté de la conversation, et pour leur donner mes instructions précises sur les questions qui, au dernier moment, pouvaient encore s’élever et exiger une solution immédiate. La plus délicate était celle de la complète simultanéité des deux mariages. La reine Christine et le cabinet espagnol y tenaient absolument. C’était, pour eux, le seul moyen de donner immédiatement et du premier coup, au mariage de la reine Isabelle avec le duc de Cadix, le caractère et la valeur politiques qui pouvaient seuls, dans les Cortès et dans le public espagnol, en assurer le succès. Nous n’avions aucune objection sérieuse à faire à leur vœu, ni aucun scrupule à le satisfaire : par mon Mémorandum du 27 février précédent, communiqué le 4 mars à lord Aberdeen, nous avions formellement déclaré au gouvernement anglais que si le mariage, soit de la reine, soit de l’infante, avec le prince Léopold de Coburg ou avec tout autre prince étranger aux descendants de Philippe V, devenait probable et imminent, nous serions, dans ce cas, affranchis de tout engagement et libres d’agir immédiatement pour parer le coup, en demandant la main, soit de la reine, soit de l’infante, pour M. le duc de Montpensier. La démarche faite par M. Isturiz et la reine Christine elle-même, de concert avec sir Henri Bulwer, auprès du duc de Coburg, et la dépêche par laquelle lord Palmerston, en rentrant au pouvoir, avait mis le prince Léopold de Coburg au premier rang des trois candidats à la main de la reine d’Espagne contre lesquels le gouvernement anglais n’élevait aucune objection : ces deux actes nous plaçaient évidemment dans la situation prévue le 27 février précédent, et nous donnaient plein droit de conclure simultanément les deux mariages. Mais tant d’oscillations avaient eu lieu, tant de brouillards s’étaient élevés dans le cours de cette négociation que nous pouvions craindre qu’au dernier moment une circonstance imprévue, un embarras soudain ne survînt et ne dût modifier notre conduite. Nous avions donc à cœur de conserver, dans cette hypothèse et envers le gouvernement espagnol, notre liberté. En renvoyant le duc de Glücksberg à Madrid, je lui prescrivis de recommander expressément à M. Bresson cette dernière précaution, et de lui donner en même temps la certitude que ma confiance en lui était entière, et qu’en tout cas il serait fermement soutenu.

Le jour même où, à deux heures du matin, il m’avait annoncé le consentement de la reine Isabelle au double mariage, M. Bresson m’écrivit[111] : Je n’étais pas ce matin au bout de mes peines ; il m’a fallu me débattre toute la journée avec la reine-mère, M. Isturiz et M. Pidal pour faire maintenir, dans la rédaction de l’acte que nous devions signer, les mots autant que faire se pourra, qui constituent notre liberté d’action. J’ai dû m’avancer jusqu’à annoncer que je ne signerais pas si cette concession ne m’était pas faite. La reine-mère entendait que la célébration des deux mariages se fit le 20 du mois prochain, et que monseigneur le duc de Montpensier fût ici pour cette époque. J’ai démontré que c’était de toute impossibilité, et j’ai déclaré que déclaration et célébration devaient être suspendues jusqu’après la discussion, la signature et la ratification des articles du contrat. C’est là notre garantie. Malgré toutes ces précautions, le conseil avait introduit, dans le décret de convocation des Cortès qui paraîtra demain, avec la notification du mariage de la reine, celle du mariage de l’infante. J’ai protesté et signifié que, si cela s’accomplissait, j’annulerais demain authentiquement tout ce qui aurait été fait. Au 20 septembre, la reine-mère substitue maintenant le 10 octobre.

Ces bases convenues, l’acte d’engagement fut ainsi rédigé :

En la résidence royale de Madrid, le 28 du mois d’août de l’an de grâce 1846 :

Entre Son Excellence don Xavier de Isturiz, etc., etc., muni des pleins pouvoirs de Sa Majesté Catholique, et Son Excellence le comte de Bresson, ambassadeur de France, muni des pleins pouvoirs du Roi son auguste souverain.

Le mariage de Sa Majesté la Reine d’Espagne et de Son Altesse Royale Monseigneur le duc de Cadix ayant été, aujourd’hui même, convenu et signé.

Il est stipulé, convenu et arrêté par le présent acte que, de leur propre consentement et du consentement déjà éventuellement accordé de leurs augustes parents, il y aura mariage entre Son Altesse Royale l’Infante doña Maria-Luisa-Fernanda de Bourbon et Son Altesse Royale Monseigneur le prince Antoine-Marie-Philippe-Louis d’Orléans, duc de Montpensier, fils puîné de Sa Majesté le Roi des Français.

La discussion des capitulations matrimoniales, des articles du contrat et des questions d’intérêt qui s’y rattachent est réservée.

Et lorsque les actes définitifs auront été dûment réglés et approuvés par les hautes parties contractantes, la forme et l’époque de la déclaration de ce mariage et sa célébration seront déterminées de manière à les associer, autant que faire se pourra, à la déclaration et à la célébration du mariage de Sa Majesté Catholique avec Son Altesse Royale le duc de Cadix, en la résidence royale de Madrid et en personnes.

En foi de quoi les plénipotentiaires ci-dessus nommés ont signé le présent acte en double original, et l’ont scellé de leurs armes.

J’écrivis sur-le-champ à M. de Jarnac[112] : Je vous ai fait envoyer les deux dépêches télégraphiques qui venaient de m’annoncer la résolution de la reine d’Espagne et de son gouvernement sur l’un et l’autre mariage. La question s’est dénouée tout à coup. Si on s’en étonne, dites exactement les choses comme elles sont. Vous vous rappelez le Mémorandum en cinq paragraphes que je vous remis le 27 février dernier dans votre petite course à Paris, et que M. de Sainte-Aulaire mit textuellement, le 4 mars, sous les yeux de lord Aberdeen. Reportez-vous à cette pièce. Vous vous rappelez aussi qu’au mois de mai dernier nous reçûmes, de Londres comme de Madrid, l’avis certain que le ministère espagnol, d’accord avec les reines, venait d’adresser à Lisbonne, au duc régnant de Coburg, un message à l’effet de négocier le mariage du prince Léopold avec la reine Isabelle : message communiqué au ministre d’Angleterre à Madrid qui avait donné son approbation. Lord Aberdeen, à la vérité, par une lettre particulière du 28 mai qui me fut communiquée, blâma M. Bulwer de la part qu’il avait prise dans cette démarche, et ce blâme était assez vif pour que M. Bulwer crût devoir offrir sa démission. Mais lord Aberdeen sortit des affaires, et le 20 juillet dernier lord Palmerston vous communiqua une dépêche du 19 qu’il venait d’adresser à M. Bulwer, et qui établissait formellement que les candidats à la main de la reine d’Espagne étaient réduits à trois, savoir : le prince Léopold de Saxe-Coburg et les deux fils de don François de Paule, et qu’à aucun d’entre eux le gouvernement anglais ne se sentait appelé à faire aucune objection.

 Ainsi le prince Léopold de Coburg, demandé par le ministère espagnol, était en même temps accepté, comme candidat à la main de la reine Isabelle, par le ministère anglais qui n’y faisait aucune objection, et le plaçait même en première ligne entre les trois candidats.

A coup sûr, c’était bien là évidemment cette chance probable et imminente d’un mariage de la reine d’Espagne avec le prince Léopold de Coburg qui nous avions toujours considérée et annoncée comme nous rendant la pleine liberté d’agir immédiatement pour parer le coup en demandant la main, soit de la reine, soit de l’infante, pour M. le duc de Montpensier.

Nous étions d’autant plus libres que lord Palmerston ne répondait rien aux ouvertures que nous lui faisions dans un autre sens. Le 20 juillet, avant d’avoir aucune connaissance de sa dépêche du 19 à M. Bulwer, je vous avais chargé de l’inviter à agir en commun avec nous à Madrid pour décider la reine d’Espagne et ses ministres à choisir un mari entre les fils de don François de Paule. Le 30 juillet, je vous ai chargé aussi de lui faire connaître toutes mes objections à sa dépêche du 19, l’altération profonde qu’elle apportait dans la situation, et les conséquences que cette altération pourrait avoir. C’est seulement le 28 août que j’ai reçu, par la communication que m’a faite lord Normanby, une réponse de lord Palmerston à mes diverses communications.

J’aurais manqué à tous mes devoirs si, dans une telle situation et pendant un si long temps, j’étais resté inactif. J’ai fait ce que j’avais annoncé le 27 février dernier. En présence de la candidature, réclamée à Madrid et acceptée à Londres, du prince Léopold de Coburg à la main de la reine Isabelle, j’ai donné à M. Bresson l’ordre de faire tous ses efforts pour décider le mariage de la reine avec l’un des fils de don François de Paule, spécialement avec le duc de Cadix présent en Espagne, et celui de l’infante avec M. le duc de Montpensier. La reine, sa mère et ses ministres viennent d’accepter cette double union.

Voilà les faits, mon cher Jarnac. Rappelez-les à lord Palmerston en lui faisant connaître la résolution qui vient d’être prise à Madrid, et dont il est peut-être déjà informé. Je n’ai rien à dire quant au fond même de cette résolution. Des deux mariages auxquels elle se rapporte, l’un est une question politique que la reine d’Espagne et son gouvernement ont droit de résoudre selon la constitution du pays ; l’autre est une affaire de famille qui n’appartient qu’à la reine-mère, à ses deux filles et à nous.

L’humeur de lord Palmerston fut très vive, non pas plus vive que je ne m’y attendais. Ce qui me frappa surtout dans son langage, et ce qui m’importait le plus à ce moment, ce fut son espoir d’être encore à temps pour empêcher la conclusion définitive du mariage de M. le duc de Montpensier avec l’infante, et son dessein de faire tout ce qui serait en son pouvoir pour y réussir : C’est là, dit-il à M. de Jarnac, l’acte le plus patent d’ambition et d’agrandissement politique que l’Europe ait vu depuis l’Empire. J’espère que l’on réfléchira à Paris avant de conclure. Il est impossible que les rapports des deux cours et des deux gouvernements n’en soient pas complètement altérés[113]. Les paroles et l’attitude de sir Henri Bulwer à Madrid répondirent à celles de son chef : Il a dit hier à M. Donoso-Cortès, m’écrivit M. Bresson, ces mots échappés sans doute à un premier dépit et qu’il regrettera bientôt :Nous n’avons rien à dire sur le mariage de la reine ; mais je vous déclare solennellement que nous regardons celui de l’infante comme un acte d’hostilité, et que mon gouvernement n’épargnera rien pour amener en Espagne un bouleversement complet. — M. Donoso-Cortès ne s’est pas cru autorisé à me rapporter cette étrange et imprudente déclaration avant d’avoir demandé à M. Isturiz et au duc de Riansarès s’il devait le faire. L’un et l’autre l’y ont fort engagé. Il doit aller dire à M. Bulwer que, sans que les relations personnelles en soient atteintes, toute relation politique cesse entre eux, à partir de ce jour. Je dois vous faire observer que M. Donoso-Cortès est considéré, par les membres du corps diplomatique, comme un intermédiaire confidentiel entre la reine-mère et eux[114]. Les actions, ou, pour parler plus exactement, les tentatives suivirent de près les paroles ; sir Henri Bulwer se mit à l’œuvre pour alarmer et paralyser le cabinet espagnol : tantôt il lui adressait, coup sur coup, des notes dures ou tristes ; tantôt il expédiait aux vaisseaux anglais en station dans les parages de Cadix ou de Gibraltar des courriers qui semblaient leur apporter des ordres de blocus ou d’hostilité, et répandaient ainsi, dans les populations voisines de leur route ou des côtes, une curiosité pleine de trouble ; il essaya d’inquiéter, sur les conséquences du mariage de M. le duc de Montpensier avec l’infante, le duc de Cadix lui-même ; il exprimait partout, et jusque dans la tribune diplomatique des Cortès, le vœu que ce mariage fût au moins retardé de quelques mois et plus mûrement délibéré. Encouragée par ces démonstrations du ministre d’Angleterre, la presse progressiste travaillait à agiter le pays ; une protestation inconvenante de l’infant don Enrique fut publiée et répandue, sans autre effet que de nuire à son auteur. Enfin, le 23 septembre, sir Henri Bulwer présenta au cabinet espagnol une longue note de lord Palmerston qui, au nom de l’équilibre européen, de l’indépendance de l’Espagne et des services que lui avait rendus l’Angleterre, protestait contre le mariage de l’infante et témoignait l’espoir que le gouvernement espagnol n’irait pas jusqu’au bout de cette voie.

Il y avait peu de tact à mettre ainsi les Espagnols au pied du mur ; en pareil cas, la dignité et le courage ne leur manquent jamais. M. Isturiz répondit catégoriquement que le mariage de l’infante avec M. le duc de Montpensier était un acte accompli, qu’il avait été décidé par la libre et spontanée volonté de la reine, de la reine-mère, de l’infante, et avec l’assentiment unanime du cabinet, que les Cortès venaient d’y donner leur entière adhésion, que l’indépendance de l’Espagne n’en recevrait pas la moindre atteinte, et qu’il espérait que ses relations avec le gouvernement britannique n’en souffriraient pas davantage. Il était pleinement en droit de tenir ce langage : le sénat et le congrès des députés, après des débats où l’opposition s’était manifestée sans gêne comme avec convenance, avaient adopté, l’un à l’unanimité, l’autre à 159 voix contre une, de loyales adresses de félicitation à la reine sur l’un et l’autre mariage[115]. Le pays était tranquille. Le comte de Montemolin, qui s’était naguère évadé de Bourges, avait débarqué en Angleterre et se trouvait à Londres où l’infant don Enrique, disait-on, venait aussi d’arriver de Belgique. Le fameux chef carliste Cabrera y était également attendu, et M. de Jarnac, dans une visite au Foreign-Office, y avait aperçu l’ex-régent Espartero qu’on essaya vainement de lui cacher. Tout ce mouvement des mécontents au dehors, toutes ces chances de trouble au dedans n’excitaient en Espagne aucune préoccupation ; les esprits étaient attirés et occupés ailleurs ; le sentiment public se montrait hautement favorable à la résolution royale constitutionnellement acceptée. Le corps diplomatique fut admis à présenter ses félicitations à la jeune reine et à la reine-mère ; sir Henri Bulwer s’y rendit avec ses collègues : Il a parlé si bas, dit la jeune reine, que je n’ai rien compris à ce qu’il m’a dit ; il n’avait probablement rien d’agréable à me dire ; et lorsque, en félicitant la reine Christine sur le mariage de la reine sa fille, M. Bulwer ajouta : Quant à l’autre..... — L’autre, dit la reine Christine en l’interrompant, nous avons décidé de le célébrer le même jour ; et la conversation en resta là.

Le 4 septembre, j’avais écrit par le télégraphe à M. Bresson : Le roi approuve que le mariage de monseigneur le duc de Montpensier avec l’infante soit célébré le même jour que celui de la reine avec monseigneur le duc de Cadix. Vous pouvez rendre public le fait que vous avez signé, avec M. Isturiz, un engagement pour le mariage de l’infante avec le duc de Montpensier. Trois jours auparavant, après avoir écrit à M. de Jarnac et avant d’avoir rien reçu de Londres, j’avais fait prier l’ambassadeur d’Angleterre, lord Normanby, de venir me voir, et je lui avais annoncé le double mariage. Il s’attendait un peu au premier ; c’était un échec à peu près escompté ; non pas au second. Il m’en témoigna, avec convenance et douceur, son vif regret, son vif chagrin : Cela fera chez nous un bien mauvais effet, non seulement dans notre gouvernement, mais dans notre public. On y verra une manière indirecte d’assurer le trône d’Espagne à un fils du roi. Nous ne serons pas la seule puissance à avoir de l’humeur ; d’autres en auront aussi, et voudront profiter de la nôtre pour nous éloigner de vous et nous rapprocher d’elles. Dieu sait ce qui peut s’en suivre. Je répondis très amicalement, mais très nettement. J’établis notre droit d’agir comme nous avions agi, comme nous avions annoncé que nous agirions ; et avec notre droit, la nécessité évidente, urgente, où nous avions été placés, par ce qui se passait à Madrid et à Londres, d’agir comme nous avions agi. Je me montrai très confiant dans l’avenir, dans le bon sens et l’équité du gouvernement et du public anglais : On verra bien que nous n’entendons point nous approprier l’Espagne, ni faire tort là aux droits et aux intérêts légitimes de personne. La reine d’Espagne aura des enfants. M. le duc de Montpensier et l’infante vivront en France. Nous n’avons fait que mettre hors de tout péril le principe de notre politique :Le trône d’Espagne ne doit pas sortir de la maison de Bourbon. — Je l’avais proclamé, je l’ai pratiqué. C’était notre droit et mon devoir.

Toutes choses définitivement conclues à Madrid, M. le duc de Montpensier et, avec lui, M. le duc d’Aumale partirent de Paris, le 28 septembre, et entrèrent en Espagne avec leur suite le 2 octobre. On avait répandu sur leur voyage toute sorte de bruits : ils rencontreraient, disait-on, des manifestations fâcheuses, peut-être même des actes hostiles ; M. Bresson démentait fermement ces prédictions sinistres ; le gouvernement espagnol, tout en se montrant plein de confiance, avait pris des mesures vigilantes. Elles se trouvèrent complètement inutiles : sur toute la route, dans les campagnes comme dans les villes, les deux princes furent accueillis avec un empressement bienveillant ; ils étaient un événement, la solution paisible d’une question nationale, une fête, une espérance ; leur bonne grâce, leur tournure militaire, leurs manières simples et ouvertes plaisaient à cette population vive et avide d’émotions, quoique peu démonstrative : Je suis allé hier, 6 octobre, m’écrivit M. Bresson, au-devant de Leurs Altesses royales jusqu’à San-Agustin, à quarante kilomètres environ de Madrid. A une demi-lieue des portes de la capitale, nous avons trouvé des chevaux et des voitures de la cour ; on laissait au choix des princes le mode de leur entrée ; ils ont décidé de monter à cheval. Le temps était magnifique ; nous avons successivement rencontré le corrégidor et la municipalité de Madrid, le capitaine-général, le gouverneur de la place et leur état-major, le ministre de la guerre et un grand nombre de généraux parmi lesquels on remarquait la présence des généraux Concha, Cordova, Ros de Olano, appartenant à l’opposition, et l’absence du général Narvaez revenu depuis quelques jours à Madrid, mais qu’une question de rang et d’étiquette entre le ministre de la guerre et lui avait retenu chez lui, et qui m’en a exprimé ses regrets. C’est en tête de ce cortége, ayant à leur droite le ministre de la guerre et à leur gauche le capitaine-général, que les princes sont entrés à Madrid par la porte de Bilbao où aboutit la route de France. Je m’étais attaché à leurs pas ; la tête de mon cheval était entre les croupes des leurs. Toute la population remplissait les rues, était suspendue aux fenêtres ; ces balcons, qui garnissent toutes les maisons, mettent en quelque sorte leurs habitants en dehors et animent singulièrement l’aspect des solennités publiques. Partout, sur leur passage, les princes ont été l’objet de témoignages de respect et de sympathie ; les hommes se découvraient ; les femmes agitaient leurs mouchoirs. Les acclamations ne sont pas dans les habitudes de la population de Madrid ; depuis que je réside au milieu d’elle, je n’en ai vu aucun exemple ; mais je n’avais pas vu non plus un empressement aussi vif, un assentiment aussi général que celui dont j’ai été témoin hier. Nous avons successivement parcouru les rues de Funcarral et de la Montera, traversé la Puerta del sol, suivi les rues Mayor, Ahumada, et nous sommes arrivés à la porte du palais. Dans le trajet, Leurs Altesses royales s’étaient plusieurs fois retournées vers moi pour m’exprimer leur satisfaction d’un accueil auquel elles n’étaient pas préparées par les bruits malveillants et sinistres qui avaient été répandus. Il est certain que pas un dissentiment ne s’est trahi, pas un cri hostile ne s’est fait entendre. Au pied du grand escalier du château, les princes ont trouvé les diverses charges et les chefs de service de la maison royale, plusieurs grands d’Espagne, et au premier repos l’infant don Francisco de Paula et le duc de Cadix qu’ils ont affectueusement embrassés. Ils se sont ainsi dirigés vers la chambre de la reine où Sa Majesté les attendait avec ses augustes mère et sœur. Après leur avoir baisé la main, ils les ont suivies dans les appartements d’habitation, et sont restés avec elles pendant une demi-heure. Le contentement brillait dans les traits de Leurs Majestés et de Leurs Altesses royales. Après la présentation de la suite des princes et de tous les personnages et dames de la cour qui étaient présents, les princes ont été amenés à l’ambassade du roi par les voitures de Sa Majesté. Le repos qui leur a été accordé n’a pas été long ; il était cinq heures, et à six heures et demie Leurs Altesses royales étaient invitées à dîner en frac au palais, avec toute leur suite. Elles s’y sont rendues dans les voitures de l’ambassadeur. Jamais je n’ai vu autant de gaieté et de cordialité répandues dans cet intérieur royal ; chacun était frappé de l’air de bonheur de la reine Christine ; la jeune reine était aussi plus expressive que de coutume, la jeune infante ravie, et les infants et les infantes don François de Paule très naturels et bienveillants. A neuf heures et demie, les princes sont revenus chercher un repos dont ils avaient grand besoin à l’ambassade du roi qui était pavoisée, illuminée et entourée d’une foule nombreuse. Enfin, cher ministre, la journée a été excellente, complète ; je pourrais m’étendre en descriptions poétiques et je resterais dans la vérité ; mais je fuis tout ce qui pourrait ressembler à de l’exagération. Je ne saurais vous énumérer toutes les félicitations qui nous ont été adressées, dans la chambre de la reine, par les grands, les dames du palais et les principaux personnages de l’État.

Le 10 octobre au soir, le mariage de la reine d’abord, puis celui de l’infante, furent célébrés dans l’intérieur du palais par le patriarche des Indes, archevêque de Grenade ; et le lendemain 11, selon l’usage espagnol, la même cérémonie s’accomplit avec grande pompe dans l’église de Notre-Dame d’Atocha, en présence de toute la population de Madrid, accourue sur le passage du cortége royal et dans l’église. Dix jours se passèrent en fêtes intérieures ou publiques, en visites dans Madrid ou aux environs, et le 22 octobre, le duc et la duchesse de Montpensier, que le duc d’Aumale avait précédés la veille, quittèrent Madrid pour rentrer lentement en France : Je reste tout seul, m’écrivit M. Bresson[116] ; monseigneur le duc et madame la duchesse de Montpensier sont partis ce matin ; la séparation des reines et de l’infante, au bas du grand escalier du palais, a touché tous ceux qui en ont été témoins ; c’était une douleur vraie, jeune, expansive chez ces deux sœurs dont l’enfance s’était écoulée au milieu de tant de vicissitudes et d’épreuves, et qui, pour la première fois, voyaient les apprêts d’un voyage qu’elles ne faisaient pas en commun. M. le duc de Montpensier, par des soins affectueux, par des attentions délicates, cherchait à donner un autre cours à ces pénibles émotions, et quand je l’ai revu à une demi-lieue de Madrid, où j’étais allé l’attendre, déjà les traits de l’infante avaient repris du calme et les larmes tarissaient dans ses yeux. Le voyage s’accomplit à travers l’Espagne et la France avec le succès le plus populaire ; et, après s’être arrêtés à Burgos, à Bayonne, à Pau et à Bordeaux, le duc et la duchesse de Montpensier arrivèrent le 4 novembre à Saint-Cloud, où le roi, la reine et toute la famille royale les attendaient. J’écrivis le 7 novembre à M. Bresson : Le succès de la personne est aussi complet que le succès de l’événement. Tout le monde trouve madame la duchesse de Montpensier charmante. Je dis tout le monde dans la famille royale, dans le conseil, dans le public, encore peu nombreux, qui a eu l’honneur de la voir. Charmante de visage et de manières, simple et digne, un peu de timidité et point d’embarras. Vous n’avez nul besoin de descriptions ; c’est la première impression qui vous intéresse. Jamais il n’y en a eu de plus favorable. Je voudrais que toute l’Espagne vît et entendît, à commencer par M. Isturiz et M. Mon qui ont pris à l’événement une si grande part. Ils seraient contents.

Je m’arrête. J’ai retracé avec scrupule le cours et l’issue de cette longue et délicate négociation, accomplie sous le vent si variable d’intérêts et d’incidents si divers. Je n’ai garde de reproduire ici l’histoire des débats dont les mariages espagnols accomplis furent l’objet à Paris et à Londres, entre les deux gouvernements, les deux tribunes et les deux publics. Cette histoire, avec tous ses détails, graves ou frivoles, est consignée dans les journaux français et anglais du temps, dans les discours prononcés au sein des deux parlements, dans les documents publiés par les deux cabinets, dans les écrits polémiques où les questions que soulevait l’événement furent, des deux parts, vivement discutées. La discussion porta essentiellement sur la conduite et les incidents diplomatiques de la négociation, et sur les conséquences du traité d’Utrecht quant aux relations et aux droits, en France et en Espagne, des deux nouvelles branches de la maison de Bourbon et de leurs descendants. J’ai la confiance que plus les événements s’éloigneront et seront impartialement considérés, plus il sera évident que, dans tout leur cours, la politique française a été modérée, prudente, franche, conséquente et scrupuleusement loyale. Je ne veux plus rappeler ici que deux petits faits survenus l’un à Madrid, l’autre à Paris, au moment même du double mariage espagnol et du plus vif dissentiment entre les cabinets français et anglais à ce sujet.

Le 7 octobre, lendemain du jour où les deux princes français étaient arrivés à Madrid, M. Bresson m’écrivit : Avant-hier, à six heures du soir, M. Bulwer est revenu d’Aranjuez, où il s’était retiré, pour envoyer à M. Isturiz une protestation contre les conséquences du mariage de M. le duc de Montpensier, l’Angleterre se réservant, si la succession espagnole arrivait à l’infante ou à sa descendance, d’agir comme le lui conseilleraient son honneur et ses intérêts. Hier il s’est présenté vers une heure, un peu avant l’entrée des princes, chez M. le président du conseil, et lui a demandé, comme matière de forme et acquit de conscience, si sa protestation de la veille n’avait pas eu pour effet de faire renoncer au mariage. Ayant reçu une réponse négative, il a annoncé qu’il allait en informer son gouvernement, et se retirer de nouveau à Aranjuez, et plus tard à Tolède, si la cour visitait la résidence royale. Deux jours après, le 9 octobre, les deux princes français reçurent le corps diplomatique ; comme on s’y attendait, sir Henri Bulwer ne s’y rendit point, ni personne de sa légation ; mais il écrivit à M. Bresson :

Mon cher ami,

Vous pouvez être sûr que, dans toutes autres circonstances, ce n’est pas seulement moi (qui ai des motifs personnels de respect et de reconnaissance envers le roi des Français et son auguste famille) qui me serais empressé de présenter mes hommages aux illustres princes qui sont arrivés ici ; toute ma légation aurait eu le même désir. Mais l’occasion de l’arrivée de Leurs Altesses royales, et la conduite que des instructions formelles m’ont obligé de tenir, selon mes prévisions dès le commencement de la question du mariage entre le duc de Montpensier et l’infante, me privent maintenant de l’honneur que j’aurais souhaité, sans changer les sentiments qui seront toujours auprès de mon cœur, et dont je vous prie de transmettre l’expression respectueuse à vos illustres hôtes, tout en acceptant, pour vous-même, celle de ma sincère amitié.

M. Bresson lui répondit sur-le-champ :

Mon cher ami,

Les princes ont parfaitement compris votre absence de la réception diplomatique, et ils ne s’en sont ni formalisés, ni préoccupés. Je leur ai donné lecture de votre lettre ; les sentiments qu’elle exprime leur sont très précieux et très agréables. Ils m’ont chargé de vous le mander. Vous avez personnellement laissé trop de bons souvenirs en France, vous êtes trop apprécié par le roi et son auguste famille, pour que nous ne soyons pas certains de trouver en vous de la réciprocité. Nous croyons que votre gouvernement s’exagère les conséquences du mariage de monseigneur le duc de Montpensier ; nous croyons que bientôt les nuages qui se sont élevés entre nous se dissiperont ; mais nous respectons ces convictions, et nous espérons qu’elles se modifieront dans un sens qui nous permette de rentrer dans la plénitude de nos bonnes et anciennes relations. Pour moi, mon cher ami, le vieil et sincère attachement que je vous porte ne se modifiera pas.

Sir Henri Bulwer s’empressa de lui répondre :

Mon cher ami,

Je vous remercie sincèrement de votre aimable lettre, et je suis vivement sensible à ce que Leurs Altesses royales ont eu l’extrême obligeance de vous prier de me communiquer. Ma position ici est fort pénible et désagréable, et je vous trouve fort aimable en voulant me faire croire que la difficulté disparaîtra. Que Dieu le veuille !

A Paris et de la part de l’ambassadeur d’Angleterre, lord Normanby, le regret fut le même et sa manifestation plus officielle ; il m’écrivit le 9 novembre 1846 :

Monsieur le Ministre,

J’ai reçu, il y a quelques jours, de l’introducteur des ambassadeurs, l’avis que Son Altesse royale la duchesse de Montpensier recevrait le corps diplomatique aux Tuileries samedi dernier, le 7 de ce mois.

En accusant réception de cet avis ; je témoignai le regret que des circonstances m’empêchassent de saisir cette occasion de présenter mes respects à Son Altesse royale.

Ma première impression avait été nécessairement de répondre avec empressement à l’invitation de Son Altesse royale, pour marquer le respect que je dois également à tous les membres de la famille royale de France. Mais la position particulière que le gouvernement de Sa Majesté a cru de son devoir de prendre, par rapport au mariage dont cette cérémonie semblait être une célébration directe et immédiate, m’obligea à examiner s’il me serait possible, comme représentant de ma souveraine, de séparer le tribut volontaire de mon profond respect personnel envers Son Altesse royale en qualité de princesse française et envers son illustre époux, de ce qui ne pourrait manquer de paraître aux yeux de tout le monde, en ce moment, une démonstration directe de félicitation au sujet de cet événement même.

Il me semble que ma présence, dans une occasion qui aurait un pareil caractère, s’accorderait difficilement avec la ligne de conduite décidément suivie par le gouvernement de Sa Majesté, avec le langage qu’il avait été de mon devoir de tenir en conséquence à Votre Excellence, et avec la protestation énergique que j’avais reçu l’ordre de présenter à Votre Excellence contre les conséquences politiques que cet événement pourrait faire naître.

La dernière preuve de cette manière de voir de la part du gouvernement de Sa Majesté, que je viens d’avoir l’honneur de présenter à Votre Excellence, doit être, en ce moment même, entre les mains du roi des Français. Aussi espéré-je que, si je n’ai point assisté à ce qu’on peut regarder comme une cérémonie de congratulation, mon absence, dans un pareil instant, ne sera point interprétée comme un manquement de ma part à ce que je devrai toujours à Sa Majesté et à toute sa royale famille.

Permettez-moi de saisir cette occasion pour vous faire observer que LL. AA. RR. le prince de Joinville et le duc de Montpensier s’étant trouvés absents à l’époque de mon arrivée à Paris, je n’ai point eu encore l’honneur d’être présenté à Leurs Altesses royales. Je viens donc prier Votre Excellence d’exposer, dans un moment opportun, mon espérance que les princes ainsi que S. A. R. madame la duchesse de Montpensier voudront bien me procurer, dans quelque prochaine circonstance, l’honneur de leur présenter mes respects.

Je fis immédiatement ce que lord Normanby désirait, et le Moniteur du surlendemain 11 novembre 1846 contint ce paragraphe : Hier, Son Exc. M. le marquis de Normanby, ambassadeur de S. M. la reine de la Grande-Bretagne, a été reçu successivement, au palais des Tuileries, par LL. AA. RR. monseigneur le prince de Joinville, monseigneur le duc et madame la duchesse de Montpensier, auxquels il n’avait pas encore été présenté.

Quelques semaines plus tard, les déplaisirs d’un incident personnel vinrent se joindre, pour lord Normanby, à celui de sa situation politique. L’une des dépêches où il avait rendu compte à lord Palmerston de ses entretiens avec moi sur le double mariage espagnol, et ce que je dis de ce compte rendu dans l’un de mes discours à la Chambre des députés, amenèrent, de notre part à l’un et à l’autre, des récriminations et des contradictions qui rendirent nos rapports personnels difficiles. Je maintins ce que j’avais dit. Lord Palmerston soutint son ambassadeur. Le différend fut bientôt public. Une invitation qui me vint, à ce moment même, de l’ambassade d’Angleterre, par une méprise que lord Normanby, qui savait mal le français, appela le mépris de son secrétaire, ajouta à l’embarras de la situation le désagrément des manifestations et des propos de salon. Nous ne pouvions plus guère nous voir et nous parler. Lord Normanby alla trouver l’ambassadeur d’Autriche, le comte Appony, lui dit qu’il était décidé à prendre, envers moi, l’initiative d’une démarche de conciliation, et le pria d’intervenir pour mettre un terme à ce différend et rétablir, quant aux affaires, ses relations avec moi. Le comte Appony me fit part de cette démarche et des regrets que lui avait exprimés lord Normanby quant à l’invitation déplacée dont on avait tant parlé. Je me montrai prêt à accepter la satisfaction ainsi offerte, et à déclarer de mon côté que, dans mon discours[117] à la Chambre des députés, je n’avais point eu l’intention d’inculper la bonne foi ni la sincérité et la véracité de l’ambassadeur. Ces préliminaires convenus, nous nous rencontrâmes, lord Normanby et moi, à une heure convenue aussi ; chez l’ambassadeur d’Autriche ; nous nous tendîmes mutuellement la main, et nos relations diplomatiques reprirent leur cours naturel.

Voltaire rapporte qu’à la bataille de Fontenoy, quand le régiment des gardes françaises se rencontra sur le champ de bataille avec la colonne anglaise que commandait le duc de Cumberland, lord Charles Hay, capitaine aux gardes anglaises, s’avança en criant : Messieurs des gardes françaises, tirez ! A quoi le comte d’Auteroche, lieutenant aux gardes françaises, répondit : Messieurs les Anglais, nous ne tirons jamais les premiers ; tirez vous-mêmes[118]. Dans toutes les luttes humaines, en diplomatie comme à la guerre, la courtoisie est noble et charmante, et en 1846 les deux diplomates anglais, à Madrid et à Paris, faisaient acte de courtoisie dans le langage qu’ils tenaient pour leur propre compte et dans leur soin de rester personnellement en bons termes avec nous, au moment même où politiquement ils nous combattaient avec ardeur. Mais, ou je me trompe fort, ou leur attitude exprimait autre chose encore que de la courtoisie : ils avaient dans l’âme, peut-être sans se l’avouer, le sentiment que les appréhensions de leur gouvernement sur le mariage de M. le duc de Montpensier avec l’infante étaient excessives et ses paroles trop agressives ; il n’y avait pas lieu de tant s’alarmer, ni convenance à faire tant de bruit. D’autant plus qu’aucun acte hostile, aucune mesure comminatoire n’accompagna ce bruit et ces alarmes. La situation, quoique si vive, resta inerte et stérile ; non seulement lord Normanby et sir Henri Bulwer, mais le cabinet anglais lui-même se montrèrent pressés d’y mettre un terme. Ils eurent raison de se conduire ainsi ; tout ce qui s’est passé depuis 1846 a donné tort à leurs inquiétudes et à leurs colères ; aucune des conséquences que lord Palmerston et ses agents avaient annoncées d’avance dans le mariage espagnol ne s’est réalisée. L’indépendance de l’Espagne est restée entière ; elle n’a été en proie ni à la guerre civile, ni à l’ambition de ses voisins. La tempête révolutionnaire qui, à Paris et à Naples, a emporté la maison de Bourbon, ne l’a pas atteinte en Espagne ; les descendants de Philippe V sont restés en possession du trône qui leur était contesté ; le duc et la duchesse de Montpensier, qui auraient continué de vivre en paix à Paris, auprès du roi Louis-Philippe, s’il avait continué de régner, vivent en paix à Séville, auprès de la reine d’Espagne qui a des enfants. Les princes de la maison d’Orléans, jetés par la tempête hors de leur patrie, ont trouvé en Espagne, auprès de sa reine et de son gouvernement, l’accueil sympathique que leur nom leur donnait droit d’espérer, sans que les rapports de l’Espagne avec les nouveaux gouvernements de la France, République et Empire, aient eu à en souffrir. L’Espagne subit encore bien des épreuves et bien des tristesses ; mais elles tiennent toutes à l’état intérieur du pays lui-même, nullement aux deux mariages que sa reine et son infante ont contractés il y a vingt ans. Les politiques se trompent aussi souvent sur les maux qu’ils redoutent, que sur les succès qu’ils se promettent, et le temps a pour eux des enseignements dont une plus juste appréciation des faits et des hommes au milieu desquels ils agissaient leur eût épargné le déplaisir.

 

 

 



[1] Tome IV, pag. 54-118, 145-166, 205-206 ; t. VI, pag. 297-334.

[2] 29 septembre 1833.

[3] 8 mai 1841-29 juillet 1843.

[4] Tome IV de ces Mémoires, pag. 297-334.

[5] Le 1er novembre 1841.

[6] Le 9 août 1843.

[7] Le 23 août 1843.

[8] Le 20 juin 1842.

[9] Le 11 août 1843.

[10] Le 27 mars 1842.

[11] Le 26 octobre 1841.

[12] Le 2 mars 1842.

[13] Le 7 mars 1842.

[14] Je puise ces citations dans la correspondance particulière que le duc de Glücksberg entretenait, par mon ordre, avec M. Desages, directeur des affaires politiques dans mon ministère, homme aussi distingué par l’élévation de son caractère que par son tact diplomatique et qui avait toute ma confiance.

[15] Le duc de Glücksberg à M. Desages, 11 mars 1843.

[16] Le duc de Glücksberg à M. Desages, 11 et 18 mars, 2, 3 et 5 avril 1843.

[17] Le duc de Glücksberg à M. Desages, 18 mars et 5 avril 1843.

[18] Le 14 juillet 1843.

[19] Le 27 juillet 1843.

[20] Le 2 décembre 1843.

[21] Sœur de la reine Christine et femme de l’infant don François de Paule.

[22] Du 3 décembre 1843.

[23] Du 8 décembre 1843.

[24] Le 11 mars 1844.

[25] Dans une dépêche du 12 décembre 1843, qui me fut communiquée.

[26] Le 11 mars 1844.

[27] Voici le texte du billet, fort taché d’encre en effet, de Sir Henri Bulwer et celui de la réponse similaire de M. Bresson :

My dear Bresson,

Your couriers fly in flocks. The air is darkened by them. What tempest does this forbode ? Tell me if there is anything worth saying that you can say, in order that I chose may send my poor solitary messenger with the information.

Ever yours,

H. BULWER.

Traduction :

Mon cher Bresson,

Vos courriers partent en foule, comme des flocons de neige. L’air en est obscurci. Quel orage présage ceci ? Dites-moi s’il y a quelque qui vaille la peine d’être dit et que vous puissiez me dire, pour que je charge de cette information mon pauvre solitaire messager.

Tout à vous,

H. BULWER.

M. Bresson lui répondit :

Mon cher Bulwer,

J’ai souvent plus de courriers qu’il ne m’en faut, et je les exerce. Je ne sais aucune nouvelle qui puisse vous intéresser, excepté la prise d’Alicante. Je n’ai eu à écrire depuis longtemps que sur des affaires qui nous touchent particulièrement.

Mille et mille amitiés,

BRESSON.

[28] Le 17 février 1844.

[29] Le 23 décembre 1843.

[30] Le 13 janvier 1844.

[31] Le 19 janvier 1844.

[32] Le 24 mars 1844.

[33] Le 27 avril 1844.

[34] Le 4 mai 1844.

[35] Le 22 juin 1844.

[36] Le 24 décembre 1843.

[37] Le 29 janvier 1844.

[38] Le 12 février 1844.

[39] Le 5 février 1844.

[40] Du 7 mars 1844.

[41] Le 22 mars 1844.

[42] Le 18 mai 1845.

[43] Le 11 avril 1844.

[44] Le 14 avril 1844.

[45] Du 2 juillet 1846.

[46] Le 3 janvier 1844.

[47] Le 14 juillet 1844.

[48] Les 9 août et 8 septembre 1844.

[49] Le 14 septembre 1844.

[50] Les 8 et 21 septembre 1844.

[51] Le 17 décembre 1843.

[52] Le 30 octobre 1844.

[53] Le 4 janvier 1844.

[54] Le 5 avril 1845.

[55] M. Bresson à moi, 14 avril 1844.

[56] M. Bresson à moi, 8 janvier et 31 mars 1844.

[57] M. Bresson à moi, 22 novembre 1844.

[58] M. Bresson à moi, 31 mars 1844.

[59] M. Bresson à moi, 7 février 1846.

[60] M. Bresson à moi, 4 et 11 octobre 1845.

[61] Le 28 septembre 1844.

[62] Le 8 avril 1845.

[63] Le 8 mars 1845.

[64] Le 26 novembre 1844.

[65] Le 30 novembre 1844.

[66] Pour l’amour de Dieu, ne laisse pas échapper ce prince.

[67] M. Bresson à moi, 5 avril 1845.

[68] Le 19 septembre 1845.

[69] Le 2 novembre 1845.

[70] Le 7 novembre 1845.

[71] M. de Jarnac à moi, lettres des 2, 5, 10, 11 et 12 novembre 1845.

[72] M. Bresson à moi, les 22 novembre, 1er et 15 décembre 1845.

[73] Le 10 décembre 1845.

[74] Le 21 janvier 1846.

[75] Yo tengo un intelecto tan claro como el de Dios.

[76] Le 11 février 1846.

[77] Le 14 février 1846.

[78] Le 19 mars 1846.

[79] Le 25 mars 1846.

[80] Les 21 et 23 mars 1846.

[81] Le 5 avril 1846.

[82] Le 2 mai 1846.

[83] Le 17 février 1846.

[84] Le 4 mars 1846.

[85] Le 28 décembre 1846.

[86] Du 10 avril 1846.

[87] Le 26 mai 1846.

[88] Le 26 mai 1846.

[89] Le 27 mai 1846.

[90] Le 17 mai 1846

[91] Le 24 mai 1846.

[92] Le 25 mai 1846.

[93] Le 5 juillet 1846.

[94] Dans les derniers jours de son ministère, il avait mis fin, par un arrangement équitable, à une question, sur les limites du territoire de l’Orégon, qui troublait les rapports et pouvait compromettre la paix entre l’Angleterre et les États-Unis d’Amérique.

[95] Le 28 avril 1846.

[96] Le 7 juin 1846.

[97] Le 7 juin 1846.

[98] Le 2 juillet 1846.

[99] Le 5 juillet 1846.

[100] Le 14 juillet 1846.

[101] Le 20 juillet 1846.

[102] M. de Jarnac à moi, 21 juillet 1846.

[103] Le 24 juillet 1846.

[104] M. Bresson à moi, 17 juillet, 1 et 4 août 1846.

[105] Le 8 août 1846.

[106] Le 9 août 1846.

[107] The only Spanish prince who is fit, by his personal qualities, to be the Queen’s husband.

[108] M. Bresson à moi, 14 et 16 août 1846.

[109] Le 14 août 1846. Parliamentary Papers de 1847, pag. 14.

[110] Le 30 août 1846.

[111] Le 28 août 1846.

[112] Le 1er septembre 1846.

[113] M. de Jarnac à moi, 9, 11 et 12 septembre 1846.

[114] M. Bresson à moi, 24 août 1846.

[115] Les 18 et 19 septembre 1846.

[116] Le 22 octobre 1846.

[117] Du 5 février 1847 ; Recueil de mes discours politiques, t. V, page 370.

[118] Siècle de Louis XIV, page 135, édit. Beuchot.