MÉMOIRES POUR SERVIR À L’HISTOIRE DE MON TEMPS

TOME SEPTIÈME — 1842-1847.

CHAPITRE XL. — LES ÎLES MARQUISES ET TAHITI (1841-1846).

 

 

C’est l’un des inconvénients du gouvernement parlementaire que les événements et les questions, au moment où ils apparaissent et tombent dans le domaine de la discussion, grandissent démesurément et prennent, aux yeux du public, une importance hors de toute proportion avec la vérité des choses et les intérêts du pays. Je me hâte de dire que je préfère beaucoup ce mal à la légèreté insouciante et imprévoyante des gouvernements absolus qui soulèvent des questions et font des entreprises énormes sans se douter de leur gravité, qu’ils s’efforcent ensuite de dissimuler au public chargé d’en porter le poids. Les difficultés qui pèsent sur le pouvoir sont moins fâcheuses que les fardeaux qui tombent sur le pays. Cependant il importe beaucoup aux pays libres de savoir qu’ils doivent se méfier de leurs premières impressions et de l’ardent travail de l’opposition à grossir infiniment, dans le cours des affaires et des discussions publiques, les incidents qui peuvent embarrasser et compromettre le pouvoir. Au premier moment, c’est le pouvoir seul qui souffre de cette aveugle exagération des faits et des débats ; mais elle ne tarde pas à avoir des conséquences dont le pays lui-même subit le mal. L’affaire qui porte les noms de Tahiti et de Pritchard est l’un des plus frappants, et l’on peut dire, l’un des plus ridicules exemples de ces mensonges du microscope parlementaire, et des périls comme des erreurs où ils peuvent jeter les nations.

Le 25 septembre 1513, après avoir erré, en aventurier avide de découvertes et d’or, au milieu des peuplades de l’Amérique centrale, l’audacieux Espagnol Vasco Nuñez de Balboa, de qui ses compagnons disaient qu’il était la meilleure tête et la meilleure lance qui eussent jamais protégé un camp en terre de sauvages idolâtres, aperçut pour la première fois, du haut de l’une des montagnes qui traversent l’isthme de Panama, l’océan Pacifique et quelques-unes des innombrables îles semées sur son immensité. A cette vue, Balboa et ses compagnons s’embrassèrent et élevèrent, au-dessus d’un amas de roches, une grossière croix de bois ; puis, ils descendirent sur le rivage, et Balboa, tenant d’une main la bannière de Castille, de l’autre son épée, fit quelques pas dans les flots, et, aux acclamations de sa petite bande, il prit possession, au nom du roi d’Espagne son maître, de cette mer inconnue et des terres qu’elle baignait. Quel espace et quel avenir ouverts à l’imagination, à la cupidité, à l’aventure et à la conquête !

L’Europe maritime ne s’empressa guère à exploiter ce nouveau domaine ; pendant deux siècles, ce fut vers les grands continents d’Amérique et d’Asie, plutôt que vers les archipels de l’océan Pacifique, que se portèrent les entreprises des navigateurs et des gouvernements, de la science, du commerce et de l’ambition. Un Portugais au service de l’Espagne, Pedro Fernandez de Queiros, le dernier des héros espagnols dans le Nouveau-Monde, dit un chroniqueur, fit presque seul, à cette époque, dans les mers du Sud de hardis voyages et des découvertes qui restèrent longtemps sans résultats. C’est seulement vers le milieu du siècle dernier et dans le nôtre qu’au nom, soit de l’intérêt politique ou commercial, soit des études scientifiques, l’océan Pacifique, mer et terres, a été fréquemment et efficacement visité, parcouru, décrit, conquis. De 1740 à 1840, les noms et les récits des voyageurs abondent : en Angleterre, Anson, Wallis, Carteret, Byron, Cook, le plus célèbre de tous ; en France, Bougainville, La Pérouse, d’Entrecasteaux, Baudin, Freycinet, Duperrey, Dumont d’Urville, Dupetit-Thouars, Laplace, courageux et savants marins dont l’Europe entière a suivi avec un vif intérêt les aventures et mis à profit les travaux. Les établissements coloniaux, commerciaux, pénitentiaires, ont surgi à la suite des voyages, et l’Océanie est maintenant l’un des grands théâtres où se déploie la civilisation humaine, et vers lesquels se portent les affaires comme la curiosité du public européen.

Un point dans ces vastes mers, la petite île de Tahiti, a été, dès les premiers pas des voyageurs, l’objet d’une attention, on pourrait dire d’une faveur particulière. Queiros la découvrit le premier en 1605, la décrivit avec complaisance, et lui donna le nom de Sagittaria, probablement parce que les flèches étaient les seules armes de ses sauvages habitants. Cent soixante ans s’écoulèrent sans qu’aucun voyageur connu visitât cette île ou prît la peine d’en parler. En 1767, Wallis y toucha et s’y arrêta ; d’abord attaqué, puis bien accueilli par les insulaires, après plus d’un mois de séjour, l’île lui parut une si bonne station navale et un si agréable lieu de ravitaillement que, sans autorisation ni conséquence officielle, il en prit possession pour l’Angleterre et lui donna, en partant, le nom d’île du roi George III. Bougainville y aborda l’année suivante, et les Français, aussi bien accueillis que l’avaient été les Anglais, s’y plurent encore davantage, répondirent joyeusement aux avances qu’ils y reçurent, et en témoignèrent leur reconnaissance en appelant Tahiti la nouvelle Cythère. Cook, dans le cours de ses voyages, aborda trois fois à Tahiti, se loua encore plus que ses prédécesseurs de l’utilité de la station, des procédés des insulaires, et contribua, plus que personne, à répandre en Europe le renom de ce petit coin du monde. Depuis le commencement de ce siècle, tous nos marins savants, dans leurs voyages de circumnavigation, les capitaines Freycinet, Duperrey, Dumont d’Urville, Dupetit-Thouars, Laplace, ont également visité Tahiti et tenu, sur les agréments du climat, du pays et des habitants, le même langage. Après tous ces voyages et tous ces récits, cette île avait en Europe une sorte de célébrité gracieuse, et les marins l’appelaient la Reine des mers du Sud.

La convenance d’assurer à notre marine, dans ces parages, un lieu de ravitaillement et d’appui, se faisait de plus en plus sentir ; l’instinct public prit l’initiative ; vers la fin de 1839, une compagnie se forma à Nantes et à Bordeaux pour tenter, dans la Nouvelle-Zélande, une colonisation française ; elle demanda et obtint, du cabinet de cette époque, une certaine mesure d’adhésion et de concours ; mais, quand on en vint à l’exécution, on reconnut que les Anglais nous avaient devancés dans ces grandes îles ; que, depuis 1815, ils y avaient formé des établissements particuliers qui avaient pris peu à peu un caractère national ; qu’en août 1839, un officier anglais, le capitaine Hobson, était parti pour la Nouvelle-Zélande avec des instructions de son gouvernement, et que, dans les premiers mois de 1840, avant l’arrivée des bâtiments français, la souveraineté de la reine d’Angleterre y avait été proclamée. L’entreprise, en supposant que, de notre part, la contestation fût fondée, devenait ainsi singulièrement grave et difficile ; les demandes qu’adressa alors au gouvernement du roi la Compagnie nanto-bordelaise, en vertu des promesses qu’il lui avait faites, furent pour nous l’objet d’un sérieux examen qui nous laissa convaincus que, si cette compagnie avait, pour ses intérêts particuliers, des titres à notre appui, nous ne pouvions élever, contre la prise de possession antérieure du gouvernement anglais, point de réclamations légitimes, ni qui eussent chance d’être efficaces. Les rapports du capitaine Lavaud, marin aussi sensé que brave, qui fut envoyé, à cette époque, dans ces parages, commandant la corvette l’Aube, nous confirmèrent dans cette conviction. Il fallait chercher ailleurs qu’à la Nouvelle-Zélande l’établissement que nous désirions dans l’océan Pacifique. Revenu en 1840 de son voyage autour du monde sur la frégate la Vénus, le capitaine Dupetit-Thouars était le dernier de nos marins qui eût visité ces régions et qui pût donner, à leur sujet, des informations récentes et sûres. Il présenta au ministre de la marine un rapport sur les îles Marquises qu’il avait naguère observées dans ce dessein. Nous avions un double but à atteindre : en même temps que nous voulions procurer, à notre marine et au commerce français dans ces mers, une bonne station navale, nous étions en présence d’une question importante, depuis longtemps posée par le Code pénal, l’établissement d’un lieu de déportation hors du territoire continental du royaume. Examinées plusieurs fois dans cette vue, nos diverses possessions coloniales avaient rencontré de graves objections de salubrité, de sécurité, d’intérêt politique ou commercial et de convenance morale. Étudiée avec soin par les ministères de la marine, de la justice et des affaires étrangères, la proposition du capitaine Dupetit-Thouars parut répondre aux diverses exigences dont nous devions tenir compte. Les îles Marquises étaient un lieu parfaitement sain, situé sous un beau climat, d’une étendue très limitée et facile à surveiller ou à défendre ; un bon port s’y offrait à notre navigation ; les tribus qui les habitaient étaient peu nombreuses et pouvaient être aisément gagnées ou soumises. Depuis qu’au début du XVIIe siècle Queiros les avait découvertes et leur avait donné le nom d’îles Marquises en l’honneur de la marquise de Mendoça, femme du vice-roi du Pérou, son patron, aucune puissance européenne n’y avait acquis aucun droit, point de colons étrangers n’y étaient établis. Si l’éloignement du lieu était une cause de lenteur et de dépense, il vivait, au point de vue pénal, l’avantage d’agir sur les imaginations sans choquer l’humanité. Notre établissement sur ce point réunissait donc au dedans toutes les conditions politiques et morales du double but que nous nous proposions, et ne pouvait susciter, au dehors, aucun embarras. La proposition du capitaine Dupetit-Thouars fut agréée, et il partit en août 1841 sur la frégate la Reine-Blanche, investi, avec le grade de contre-amiral, du commandement de notre station navale dans les mers du Sud, et muni d’instructions formelles pour prendre possession des îles Marquises, au nom du gouvernement du roi[1].

Parmi les preuves que je pourrais apporter de la convenance de notre résolution dans cette circonstance, je n’en veux indiquer aujourd’hui que deux. En 1850, sous le régime de la république, après tout ce qui s’était passé en France et dans l’Océanie, et malgré tous les débats élevés à ce sujet, une loi nouvelle a mis en pratique l’idée que nous avions entrevue pour l’accomplissement de la prescription du Code pénal, et les Marquises sont maintenant le lieu assigné, pour la justice française, à la peine de la déportation[2]. Quant à l’importance d’une station navale et d’un établissement fixe dans les mers du Sud, le gouvernement impérial l’a hautement proclamée, car il n’a pas cru que les Marquises et Tahiti pussent suffire à ce dessein, et il y a ajouté la Nouvelle-Calédonie.

Arrivé le 26 avril 1842 dans l’archipel des Marquises, l’amiral Dupetit-Thouars, sans user de la force et en traitant avec les chefs des tribus, prit successivement possession officielle des divers groupes de ces îles. Des missionnaires catholiques, de la congrégation de Picpus, y étaient déjà établis depuis quelques années, courageusement adonnés à leur périlleux travail sur les indigènes anthropophages. L’un de ces religieux, le père François-de-Paule, vint trouver l’amiral à bord de la Reine-Blanche, et lui fut utile pour mener à bien ses petites négociations, en leur conservant un caractère pacifique. Au mois d’août, après avoir reçu de tous les chefs de cet archipel la reconnaissance formelle de la souveraineté française, l’amiral Dupetit-Thouars s’éloigna des Marquises, laissant à terre une petite garnison, des travaux d’établissement militaire commencés, et en rade la corvette la Boussole chargée de les protéger. Les instructions du gouvernement du roi étaient exécutées, et la mission de l’amiral Dupetit-Thouars accomplie.

L’amiral en pensa autrement : à ses yeux, notre établissement aux Marquises n’était ni suffisant, ni sûr, si notre autorité ne s’étendait sur les îles de la Société, spécialement sur Tahiti, le centre et la perle de cet archipel voisin. Puisque nous avions été devancés dans la Nouvelle-Zélande, au moins fallait-il que nous ne le fussions pas aussi dans cette petite Reine des mers du Sud. A cette considération générale se joignaient des motifs de circonstance : quoique Tahiti fût une terre indépendante et que le gouvernement anglais en eût refusé deux fois la possession officielle, des missionnaires anglais et protestants y dominaient, jaloux et inquiets dès que la France et le catholicisme apparaissaient sur ces rivages. Plusieurs bâtiments de commerce ou baleiniers français, en touchant à Tahiti, y avaient rencontré un mauvais vouloir vexatoire. En 1836, deux missionnaires catholiques, les Pères Caret et Laval, détachés de la mission des îles Gambier, étaient venus à Tahiti et en avaient été violemment expulsés par l’influence du missionnaire anglais M. Pritchard. En 1838, le capitaine Dupetit-Thouars lui-même, touchant à Tahiti sur la Vénus, avait réclamé et obtenu de la reine Pomaré, pour les deux missionnaires français, une indemnité de 2.000 piastres ; mais cette réparation n’avait pas empêché qu’après son départ les mêmes prohibitions et les mêmes vexations ne se renouvelassent, plus générales encore et plus absolues. Les griefs particuliers s’ajoutaient ainsi aux convenances maritimes, et l’amiral trouvait l’occasion bonne pour les faire valoir.

Dans les derniers jours d’août 1842, la frégate la Reine-Blanche parut devant Tahiti ; l’amiral renouvela sévèrement les plaintes qu’avaient eu si souvent à former les Français, marins ou missionnaires, contre les procédés du gouvernement de l’île, et le somma de prendre des mesures efficaces pour en prévenir le retour. Pour la reine Pomaré et ses conseillers, anglais ou indigènes, l’embarras était grand, car on leur demandait autre chose que des promesses toujours vaines. M. Pritchard, qui, peu d’années auparavant, avait reçu de lord Palmerston la commission de consul d’Angleterre à Tahiti, ne s’y trouvait pas en ce moment ; il était allé faire un voyage. Après quelques jours d’incertitude, et probablement sur la suggestion d’intermédiaires favorables aux demandes françaises, la reine Pomaré, hors d’état de résister en fait à la force et dans son âme à la peur, offrit de se placer, elle et ses îles, sous la protection de la France ; et le 9 septembre 1842, l’amiral Dupetit-Thouars, sous la seule réserve de la ratification du roi, accepta la proposition par un traité qui maintenait à la reine Pomaré la souveraineté intérieure et l’administration de ses îles, mais dans lequel elle abandonnait entre les mains du roi des Français et aux soins de son gouvernement, ou à la personne nommée par Sa Majesté et agréée par la reine Pomaré, la direction de toutes les affaires avec les gouvernements étrangers, de même que tout ce qui concerne les résidents étrangers, les règlements de port, etc., et le droit de prendre telle autre mesure qu’il jugera utile pour la conservation de la bonne harmonie et de la paix.

Le même traité portait : Chacun sera libre dans l’exercice de son culte et de sa religion. Les églises établies en ce moment continueront d’exister, et les missionnaires anglais continueront leurs fonctions sans être molestés. Il en sera de même pour tout autre culte ; personne ne pourra être molesté ou contraint dans sa croyance.

Tel était, en ce moment, à Tahiti, l’état des esprits, que non seulement la reine Pomaré et les principaux chefs de l’île, mais les résidents étrangers, entre autres le consul des États-Unis d’Amérique et le vice-consul d’Angleterre lui-même, M. Wilson, en l’absence de M. Pritchard, adhérèrent formellement à ce traité que l’amiral Dupetit-Thouars s’empressa de leur communiquer : J’ai l’honneur, lui écrivit le 12 septembre M. Wilson, de vous accuser réception de votre communication du 11 de ce mois, et de vous assurer en réponse que je me félicite que les difficultés qui existaient entre les gouvernements français et tahitien aient été réglées sans que vous ayez eu recours à des mesures hostiles, et selon des termes si modérés et favorables. J’ai aussi l’honneur de vous dire que j’aurai grand plaisir à vous voir et à vous prêter, quand il vous plaira de me la demander, mon assistance pour la formation d’une administration propre à maintenir le bon ordre et l’harmonie entre les résidents, étrangers à Tahiti, ainsi que pour le bien général des habitants. Plus réservés dans leur adhésion, les missionnaires protestants témoignèrent pourtant la résignation la plus pacifique ; ils écrivirent, le 21 septembre 1842, à l’amiral Dupetit-Thouars : Nous soussignés, ministres de la mission protestante dans les îles de Tahiti et de Moorea, réunis en comité et informés des changements qui viennent de s’accomplir à l’égard du gouvernement tahitien, nous assurons votre Excellence que nous, ministres de l’Évangile de paix, nous considérerons comme notre impérieux devoir d’exhorter le peuple de ces îles à une soumission générale et paisible envers les pouvoirs existants. Nous pensons que c’est là le meilleur moyen de servir les intérêts de ce peuple, et surtout que cette soumission est requise par les lois de Dieu que nous avons jusqu’ici pris soin de lui inculquer.

Malgré ces démonstrations locales, dès que la nouvelle de cet événement nous arriva, je pressentis les embarras qu’il devait nous causer. Il y avait quarante-cinq ans que les missionnaires anglais étaient établis à Tahiti ; ils y étaient les délégués de la grande Société des missions de Londres, fondée en 1795 précisément pour porter la foi chrétienne à Tahiti et dans ces îles de la Société dont les voyageurs anglais et français ne cessaient, depuis un demi-siècle, d’entretenir le public européen. Le départ des premiers missionnaires, au nombre de vingt-neuf, dont neuf emmenaient avec eux leurs femmes et leurs enfants, avait été à Londres l’occasion de réunions religieuses, solennelles et ferventes ; un journal spécial, le Magasin évangélique, avait été fondé pour les soutenir. En arrivant à Tahiti, ils avaient trouvé la population plongée dans l’état moral le plus déplorable ; le meurtre, le vol, la débauche, la polygamie, l’infanticide, le mensonge, le parjure y étaient, non seulement habituellement pratiqués, mais publiquement admis et comme de droit commun ; l’infanticide en particulier était l’objet avoué d’une association abominable, dite les Arreoys, qui se chargeait de l’accomplir. Quoiqu’ils ne fussent pas anthropophages, les Tahitiens étaient livrés à une idolâtrie aussi cruelle qu’insensée ; ils immolaient souvent des victimes humaines, et posaient sur les corps égorgés les grossiers fondements des temples consacrés à leurs idoles. Les missionnaires anglais avaient été aux prises avec ces traditions invétérées de superstitions et de vices ; plusieurs d’entre eux avaient été massacrés ; quelques-uns, effrayés ou dégoûtés de leur tâche, l’avaient abandonnée et étaient retournés en Angleterre ; ceux qui étaient restés avaient eu à surmonter toute sorte d’obstacles et à souffrir toute sorte d’épreuves. Pourtant ils avaient persisté ; ils avaient reçu de leurs patrons d’Angleterre le plus constant appui ; des recrues successives de chrétiens, aussi dévoués que ceux du premier départ, étaient venues perpétuer et renouveler la mission. Elle avait fait bien plus que persister, elle avait réussi ; par leur inépuisable dévouement et leur action prolongée, les missionnaires avaient changé, non seulement à la surface et en apparence, mais réellement, la foi, les mœurs et l’état social des Tahitiens. Ce n’est pas sur leur propre témoignage, c’est sur celui de voyageurs étrangers à leur nation et à leur œuvre que cette assertion se fonde ; en 1824, après avoir passé quinze jours à Tahiti, le savant capitaine Duperrey, commandant la corvette la Coquille, écrivait : L’état de l’île de Tahiti est maintenant bien différent de ce qu’il était du temps de Cook. Les missionnaires de la Société de Londres ont entièrement changé les mœurs et les coutumes des habitants. L’idolâtrie n’existe plus ; ils professent généralement la religion chrétienne ; les femmes ne viennent plus à bord des navires, et elles sont très réservées en toute occasion. Leurs mariages sont célébrés comme en Europe, et le roi se borne à une seule femme. Les femmes sont admises à table avec leurs maris. L’infâme société des Arreoys n’existe plus. Les guerres sanglantes dans lesquelles ce peuple s’engageait et les sacrifices humains ont entièrement cessé depuis 1816. Tous les naturels savent lire et écrire, et ils ont des livres religieux traduits dans leur langue et imprimés à Tahiti, ou à Raiatea, ou à Eimeo. Ils ont construit de belles églises où ils se rendent deux fois par semaine, et ils prêtent la plus grande attention aux discours du prédicateur. Il n’est pas rare de voir des individus prenant des notes sur les plus intéressants passages des sermons qu’ils entendent.

C’était après de tels résultats de leurs travaux, et après quarante ans de domination morale que les missionnaires anglais protestants se voyaient menacés de perdre, dans Tahiti, leur prépondérance ; c’était une foi et une œuvre à ce point laborieuses et victorieuses qu’ils pouvaient, qu’ils devaient croire compromises par l’empire naissant d’une autre nation et d’une autre foi. Depuis près de vingt ans, Tahiti était, entre les missionnaires protestants et les missionnaires catholiques, comme une proie exquise dont ils se disputaient la conquête ; le 25 juin 1835, le Frère Colomban écrivait à l’évêque de Nicopolis : Je suis débarqué à Tahiti après un voyage de cinq jours. A l’arrivée d’un enfant du Sacré-Cœur sur cette terre depuis si longtemps consacrée au démon, il n’est pas étonnant que cet ennemi de tout bien ait redoublé de fureur, et que les émissaires protestants aient cru que je venais renverser leur empire. A cette jalousie fanatique, plus d’un missionnaire protestant répondait par le même sentiment ; M. Pritchard, entre autres, assurait aux chefs tahitiens que le Frère Colomban était le pape, et que, si on le laissait entrer dans le pays, il emporterait, en s’en allant, tout ce qu’ils possédaient[3]. Il faudrait ignorer bien complètement la nature humaine et l’histoire pour ne pas comprendre l’émotion profonde que, dans un tel état des esprits, le protectorat français à Tahiti devait susciter, non seulement dans les sociétés de missions, mais dans le public d’Angleterre, et le déplaisir plein d’embarras que le cabinet anglais devait en ressentir.

L’amiral Dupetit-Thouars avait agi sans autorisation du gouvernement ; les instructions qu’il avait reçues à son départ ne parlaient que des îles Marquises ; nous ne nous dissimulions pas les difficultés que pouvait amener, pour nous, ce qu’il venait de faire à Tahiti. Nous résolûmes cependant de le ratifier. L’acte ne blessait aucun droit international ; le gouvernement anglais n’en avait et n’en réclamait aucun sur les Iles de la Société ; quels que fussent les motifs qui l’avaient déterminée, la reine Pomaré, dans son indépendance, avait proposé et signé le traité qui établissait le protectorat français ; le fait était accompli ; le drapeau de la France, planté aux Marquises, faisait dans les mers du Sud sa première apparition permanente ; il n’y devait pas paraître incertain et timide. Le 20 mars 1843, le Moniteur contint cette déclaration : Le gouvernement a reçu des dépêches du contre-amiral Dupetit-Thouars qui lui annoncent que la reine et les chefs des îles Tahiti ont demandé à placer ces îles sous la protection du roi des Français. Le contre-amiral a accepté cette offre et pris les mesures nécessaires, en attendant la ratification du roi qui va lui être expédiée.

Dès le lendemain 21 mars, le comte Pelet de la Lozère témoigna, dans la Chambre des pairs, quelque inquiétude pour les missions établies à Tahiti et pour les progrès du christianisme dans cet archipel. Je lui répondis immédiatement : La Chambre comprend qu’il m’est impossible d’entrer dans aucun détail sur un fait si récent ; néanmoins je suis bien aise de calmer tout de suite les inquiétudes de l’honorable orateur. Non, certainement, ce ne sera pas le gouvernement du roi, quelque part que son pouvoir pénètre, qui fera jamais rétrograder le christianisme et la civilisation, et qui n’accordera pas aux populations chrétiennes, et à la transformation des populations idolâtres en populations chrétiennes, la protection la plus efficace. Il protégera non seulement le christianisme, mais le christianisme tolérant et libre. Et ici je vais au-devant d’une difficulté qui est dans l’esprit de l’orateur, mais qu’il n’a pas complètement exprimée. Il est vrai que, dans les archipels des mers du Sud, des missionnaires protestants ont pénétré en même temps que les missionnaires catholiques, et que les uns et les autres ont travaillé, travaillé efficacement, à la conversion des idolâtres. Les uns et les autres ressentiront les effets de la protection de la France, et le christianisme ne reculera dans aucun pays où pénétrera son pouvoir.

La situation et les intentions du gouvernement du roi ainsi bien déterminées, nous prîmes les mesures nécessaires pour que l’exécution fût sérieuse et efficace. Dès le 8 janvier 1843, le capitaine Bruat, officier d’une intelligence et d’une bravoure éprouvées, avait été nommé gouverneur des îles Marquises ; le 17 avril, quand nous eûmes ratifié le protectorat français à Tahiti, il reçut le titre de gouverneur des établissements français dans l’Océanie et commissaire du roi auprès de la reine Pomaré. Des instructions précises, en réglant sa conduite et ses relations à Tahiti comme aux Marquises, et avec le commandant supérieur de notre station navale dans les mers du Sud comme avec les indigènes, lui assurèrent tout le pouvoir dont il avait besoin, sans dépasser les limites du traité conclu par l’amiral Dupetit-Thouars le 9 septembre précédent[4] ; et les questions d’outre-mer ainsi résolues, un projet de loi, présenté le 24 avril à la Chambre des députés par l’amiral Roussin, alors ministre de la marine, demanda, soit pour les premiers frais en 1843, soit pour les dépenses permanentes des nouveaux établissements français dans l’Océanie, un crédit extraordinaire de 5.987.000 francs.

La discussion fut sérieuse sans être vive. L’opposition, dont M. Billault fut le principal organe, y prit une attitude différente de son attitude ordinaire ; au lieu de nous accuser d’une excessive prudence, elle nous trouvait trop entreprenants et trop confiants ; elle contestait l’opportunité de nos établissements dans l’Océanie ; elle les voulait du moins plus restreints et moins chers. Je rappelai les faits ; je montrai comment nous avions été conduits, par l’incident de Tahiti, à étendre notre entreprise ; pour la justifier, je mis en lumière, par les faits et les chiffres, l’état croissant de notre navigation et de notre commerce dans les mers du Sud ; j’insistai sur la nécessité, pour la France, de ne pas rester étrangère au grand mouvement d’extension politique et commerciale que d’autres nations poursuivaient si activement entre l’Amérique et l’Asie. La Chambre m’écoutait avec plus de bienveillance que de sécurité, plutôt intéressée que convaincue par la discussion, et admettant la convenance de notre résolution sans compter beaucoup sur les résultats. Quand les questions d’intérêt matériel furent épuisées, M. Agénor de Gasparin éleva la question morale, et témoigna son regret de la protection que le gouvernement annonçait l’intention d’accorder, dans les îles de Tahiti, aux missions catholiques, malgré la législation tahitienne qui leur en interdisait l’entrée ; il contesta au protectorat français le droit d’imposer la liberté religieuse à un peuple qui n’en voulait pas. Je saisis avec empressement cette occasion d’expliquer nettement, à ce sujet, nos vues et le principe régulateur de notre conduite : Ce serait, dis-je, pour un gouvernement, une entreprise insensée que de se charger de la propagande religieuse, et d’imposer la foi par force, même aux païens. Nous n’en avons pas, nous n’en avons jamais eu la pensée. Nous avons, à cet égard, auprès de nous, un grand exemple ; ce que je viens de dire, l’Angleterre le fait : le gouvernement anglais ne fait point de propagande religieuse ; il n’impose point la foi protestante aux nations païennes ; il y a en Angleterre des missionnaires... Une voix s’écria : Commerçants ! Je repris à l’instant : Il y a en Angleterre des missionnaires commerçants et des missionnaires non commerçants ; il y a des missionnaires anglais uniquement préoccupés des intérêts religieux et du désir de répandre le christianisme ; des hommes qui spontanément, librement, à leurs périls et risques, sans aucune intervention de leur gouvernement, vont promener leur activité et leur dévouement sur la face du monde pour y porter leur foi. Cela, ils ont bien le droit de le faire ; ils ne sont pas le gouvernement de leur pays. Mais, avec leur foi, ils portent, partout où ils pénètrent, le nom, la langue, l’influence de leur gouvernement ; et leur gouvernement qui le sait, qui recueille le fruit de cette activité, leur gouvernement les suit de ses regards, les soutient, les protége partout où ils pénètrent. En cela, il fait son devoir : à chacun sa tâche ; aux missionnaires libres, la propagation de la foi religieuse ; au gouvernement, la protection de ses sujets, même missionnaires, partout où ils vont. Messieurs, la France a ses missionnaires aussi bien que l’Angleterre ; avant que vous vous en occupassiez, avant que vous le sussiez, avant que votre pensée s’y fût un moment arrêtée, des hommes sincères, courageux, dévoués, des prêtres français faisaient dans le monde, avec la langue française et en portant le nom français, ce que les missionnaires anglais font au nom de leur pays. Ils le faisaient précisément dans les parages qui nous occupent, dans les archipels de l’océan Pacifique ; ils travaillaient à conquérir à leur foi les îles Gambier, les Nouvelles-Hébrides, les îles des Navigateurs, la Nouvelle-Zélande et tant d’autres. Pourquoi le gouvernement français ne ferait-il pas, pour les missionnaires français catholiques, ce que le gouvernement anglais fait pour les missionnaires anglais protestants ? Pourquoi ne les suivrait-il pas de ses regards, ne les protégerait-il pas, comme l’Angleterre le fait pour les siens ? On dit : Vous voulez donc vous faire les patrons de la foi catholique ; vous allez donc vous exposer à toutes les complications, à tous les conflits que la lutte du catholicisme et du protestantisme dans ces parages peut entraîner. Je ne vois pas pourquoi la France, dans les limites et en gardant les mesures que je viens d’indiquer, ne se ferait pas la protectrice de la religion catholique dans le monde ; c’est son histoire, sa tradition ; elle y est naturellement appelée ; ce qu’elle a toujours fait dans l’intérêt de sa dignité comme de sa puissance, je ne vois pas pourquoi elle cesserait de le faire aujourd’hui. Parce que heureusement la liberté religieuse s’est établie en France, parce que catholiques et protestants vivent ici en paix sous la même loi, serait-ce une raison pour que la France délaissât ses traditions, son histoire, et cessât de protéger dans le monde la religion de ses pères ? Non, messieurs, non ; si la France a introduit chez elle la liberté religieuse, la France la portera partout ; pourquoi la France ne ferait-elle pas, dans l’Océanie, ce qu’elle fait chez elle, sur son territoire ? Ce sera difficile, dit-on ; il y aura des complications, des embarras. Messieurs, c’est le métier des gouvernements de faire des choses difficiles et de suffire aux complications qui se présentent. Voulez-vous que je vous dise quelle sera la conséquence de la situation que je décris ? Elle s’est déjà présentée ; vous avez déjà vu, au milieu de vous, des prêtres catholiques qui avaient vécu au sein de la liberté religieuse, au milieu des protestants et de toutes les sectes ; qu’étaient-ils devenus ? Ils étaient devenus doux, tolérants, libéraux ; vous les avez vus archevêques chez vous ; M. de Cheverus, archevêque de Bordeaux, s’était formé à cette école. Sous l’empire de nos lois, sous l’empire des faits au milieu desquels se passera leur vie, ce même esprit pénétrera chez les prêtres qui iront dans l’Océanie accomplir leur grande œuvre. Et la France aura été fidèle à son passé ; la France aura protégé dans le monde la religion catholique sans que la liberté religieuse en ait souffert nulle part ; elle y aura gagné au contraire de nouveaux exemples et de nouveaux serviteurs.

La Chambre ne comptait pas beaucoup sur la tolérance des missionnaires, catholiques ou protestants ; sa disposition, quant à la question religieuse, était un peu inquiète, comme pour la question matérielle ; mais il y a, dans les grandes vérités morales, une puissance dont les honnêtes gens ne peuvent se défendre, même quand ils doutent de leur succès, et c’est à travers les hésitations et les troubles des hommes qu’elles font leur chemin dans le monde. Dominées par l’honneur du drapeau français et par le désir de se montrer protectrices à la fois de la religion et de la liberté, les deux Chambres votèrent, à de fortes majorités, pour nos nouveaux établissements dans l’Océanie, le crédit que nous leur demandions.

Nous nous flattions que nous avions traversé les principales difficultés de l’affaire ; au dedans, la question parlementaire était vidée ; au dehors, la question diplomatique n’avait rien de grave ; sans dissimuler son déplaisir, et en laissant percer ses doutes sur la spontanéité de la demande formée par la reine Pomaré pour l’établissement du protectorat français, le cabinet anglais avait formellement déclaré qu’il n’avait aucun droit ni aucun dessein d’y mettre aucun obstacle, et de donner à la reine Pomaré son secours contre le traité qu’elle avait elle-même conclu. L’ambassadeur d’Angleterre à Paris, lord Cowley, ne m’avait témoigné que la sollicitude de son gouvernement pour les missionnaires anglais à Tahiti ; je lui avais donné, à cet égard, les plus fermes comme les plus franches assurances ; et le 11 juillet 1843, au moment même où les Chambres venaient de discuter et de voter la loi relative à nos établissements dans l’Océanie, le sous-secrétaire d’État des affaires étrangères à Londres, M. Addington, avait écrit, par ordre de lord Aberdeen, à sir John Barrow, secrétaire de l’Amirauté[5] : Quel que puisse être le regret du gouvernement de Sa Majesté de voir la reine Pomaré réduite à se soumettre à une puissance étrangère, dans les communications qui ont eu lieu entre les gouvernements de France et d’Angleterre au sujet des îles de la Société, depuis la première nouvelle de l’absorption partielle de la souveraineté par les Français, le gouvernement de Sa Majesté n’a élevé aucune question sur le droit en vertu duquel la France avait pris cette souveraineté. Tout ce qu’on a fait s’est borné à demander que les sujets anglais dans ces îles ne soient pas inquiétés, et à obtenir du gouvernement français l’assurance positive qu’une protection égale serait accordée aux missionnaires protestants et catholiques romains établis dans ces îles. Le gouvernement de Sa Majesté désire qu’aucune difficulté ne soit faite, par les commandants des forces navales de Sa Majesté qui pourront visiter les îles de la Société, quant à saluer le pavillon qui a été introduit par l’amiral français, et qu’aucune dispute ne s’élève quant au droit des Français d’exercer l’autorité dans ces îles, conjointement avec la souveraine. Le 25 août suivant, lord Aberdeen, dans une dépêche à lord Cowley qui me fut communiquée, avait tenu le même langage. La situation était donc claire et réglée entre le gouvernement anglais et nous comme entre nous et la reine Pomaré, et notre établissement à Tahiti n’avait qu’à durer et à se développer dans les limites et aux termes du traité du 9 septembre 1842.

Il n’était pas destiné à un cours si naturel et si paisible. Après avoir passé près de quatorze mois loin de Tahiti où il avait laissé, à titre de gouvernement provisoire, deux officiers de marine chargés des intérêts français dans l’île et du premier établissement du protectorat, l’amiral Dupetit-Thouars y revint le 1er novembre 1843, et après cinq jours de pourparlers entre lui et le gouvernement tahitien sur ce qui s’était passé depuis le mois de septembre 1842, notamment sur une question de pavillon planté et maintenu à tort, selon l’amiral, par la reine Pomaré, il mit de côté le traité du protectorat, déclara la reine Pomaré déchue de sa souveraineté, à l’intérieur aussi bien qu’à l’extérieur, et prit le 6 novembre, au nom du roi et de la France, possession complète et définitive des îles de la Société. D’après ses rapports, qui nous arrivèrent vers le milieu de février 1844, l’hostilité manifestée contre l’établissement français par quelques-uns des officiers de la marine anglaise venus à Tahiti, les menées ardentes du consul anglais, M. Pritchard, revenu dans l’île, pour exciter contre nous la reine Pomaré et les Tahitiens, les difficultés que ces menées avaient suscitées aux deux officiers qui représentaient la France, les prétentions d’entière et malveillante indépendance que témoignaient certains actes de la reine et de ses conseillers, tels étaient les motifs qui avaient fait considérer à l’amiral le traité du 9 septembre 1842 comme violé par le gouvernement tahitien, par conséquent comme annulé, et qui l’avaient déterminé à substituer, au régime du protectorat, la complète souveraineté de la France.

Nous fîmes, de cet acte de l’amiral Dupetit-Thouars et de ses motifs, le plus sérieux examen. L’acte en lui-même était violent et contraire aux plus simples maximes du droit public ; on n’abolit pas tout à coup et à soi seul un traité naguère conclu, et l’extrême faiblesse de l’une des parties contractantes n’est qu’une raison de plus de modération et d’équité. Une nécessité certaine et pressante eût pu seule expliquer la résolution de l’amiral ; or, ses motifs étaient plus spécieux que réels : malgré les démonstrations malveillantes de quelques officiers de la marine anglaise, malgré les menées hostiles du consul Pritchard et les embarras qu’elles avaient causés aux deux officiers provisoirement chargés des intérêts français, ces deux officiers laissés seuls à Tahiti, sans troupes, sans navires, avec six marins pour tout appui, comme le disait, dans son rapport, l’amiral lui-même, n’en avaient pas moins accompli leur mission ; en définitive, leur autorité avait été respectée ; le drapeau du protectorat français n’avait pas cessé un moment de flotter sur l’île. L’amiral Dupetit-Thouars n’avait pas jugé la situation bien périlleuse ni bien pressante puisqu’il avait passé quatorze mois sur la côte occidentale d’Amérique, sans paraître dans l’archipel des Iles de la Société. L’officier anglais le plus ennemi du protectorat français, le commodore Toup Nicholas, commandant la frégate la Vindictive, sur laquelle M. Pritchard était rentré à Tahiti, venait d’être rappelé de cette station par l’amiral Thomas, commandant en chef des forces navales anglaises dans les mers du Sud, et celui qui l’avait remplacé devant Tahiti, le capitaine Tucker, commandant la frégate le Dublin, tenait une conduite beaucoup plus mesurée, dont les officiers français s’empressaient de se féliciter. M. Pritchard lui-même venait de recevoir de son gouvernement des instructions positives et fort contraires à ses penchants ; dès sa rentrée à Tahiti, le 13 mars 1843, il avait écrit à lord Aberdeen en lui rappelant les termes de deux dépêches, l’une de M. Canning en 1827, l’autre de lord Palmerston en 1841, qui semblaient promettre au gouvernement tahitien la protection efficace de l’Angleterre quand il en aurait besoin ; mais lord Aberdeen lui avait répondu le 25 septembre 1843 : « Vous paraissez vous être complètement mépris sur les passages des lettres de M. Canning et de lord Palmerston que vous citez dans votre dépêche, à l’appui du principe de l’intervention active de la Grande-Bretagne contre la France en faveur de la reine Pomaré. Il résulte de la teneur intégrale de ces lettres que le gouvernement de Sa Majesté Britannique n’était point disposé à intervenir ouvertement en faveur de la souveraine des Iles de la Société, bien qu’il lui offrît toute la protection et tous les bons offices qu’il pouvait lui donner, en dehors de l’intervention active. Mais il ne faut pas supposer qu’au moment où il refusait de prendre les Iles de la Société sous la protection de la couronne d’Angleterre, le gouvernement de Sa Majesté songeât à interposer ses bons offices en faveur de la souveraine, de manière à s’exposer à la presque certitude d’une collision avec une puissance étrangère. Le gouvernement britannique déplore sincèrement la peine et l’humiliation infligées à la reine Pomaré ; il veut faire tout ce qu’il pourra pour alléger sa détresse ; mais malheureusement la lettre dans laquelle on demandait la protection française a été librement signée par la reine, et la convention qui a suivi a été également contractée et accomplie par sa volonté..... Le gouvernement de Sa Majesté Britannique se trouve ainsi privé, par l’acte volontaire et spontané de la reine, de tout prétexte juste et plausible pour s’opposer à la prise de possession et à l’exercice du protectorat des Français. Il n’entend donc soulever aucune question relative à l’exercice de ce pouvoir, ni à la légitimité du nouveau pavillon que les Français ont jugé à propos de substituer à l’ancien pavillon tahitien[6].

Ainsi, ni à Tahiti même, ni de la part d’aucune puissance européenne, le protectorat français ne courait aucun risque sérieux ; il subsistait depuis quinze mois, avec des embarras, mais sans obstacle véritable ; la reine Pomaré venait d’adresser au roi une lettre transmise par l’amiral Dupetit-Thouars lui-même, dans laquelle, en invoquant, au nom du traité, sa justice, elle y renouvelait sa plus positive adhésion. Nous pensâmes donc, en vertu des faits comme du droit, que l’amiral Dupetit-Thouars n’avait pas eu de raisons suffisantes de substituer par un acte violent, au régime du protectorat, une situation qui ne pouvait manquer d’amener des difficultés beaucoup plus graves, et le 26 février 1844, le Moniteur contint cette déclaration : Le gouvernement a reçu des nouvelles de l’île de Tahiti, en date du 1er au 9 novembre 1843. M. le contre-amiral Dupetit-Thouars, arrivé dans la baie de Papéiti le 1er novembre pour exécuter le traité du 9 septembre 1842 que le roi avait ratifié, a cru devoir ne pas s’en tenir aux stipulations de ce traité et prendre possession de la souveraineté entière de l’île. La reine Pomaré a écrit au roi pour réclamer les dispositions du traité qui lui assurent la souveraineté intérieure de son pays, et le supplier de la rétablir dans ses droits. Le roi, de l’avis de son conseil, ne trouvant pas, dans les faits rapportés, de motifs suffisants pour déroger au traité du 9 septembre 1842, a ordonné l’exécution pure et simple de ce traité et l’établissement du protectorat français dans l’île de Tahiti.

Le jour même où cette résolution fut annoncée, elle devint, dans la Chambre des députés, de la part de toutes les nuances de l’opposition, l’objet d’une grande attaque ; on soutint que, loin de désavouer l’acte de l’amiral Dupetit-Thouars, nous aurions dû l’approuver, et accepter avec empressement la possession complète de Tahiti au lieu du régime incertain du protectorat. Mais ce ne fut point là la vraie et chaude guerre ; on nous accusa surtout d’avoir agi, dans cette occasion, par faiblesse et complaisance pusillanime envers le gouvernement anglais ; on prétendit que l’humeur et les plaintes venues de Londres nous avaient seules décidés ; on exploita contre nous les sentiments populaires dont l’Angleterre était l’objet. Jamais, en considérant l’ensemble des faits, une telle accusation n’avait été plus mal fondée ; quand nous avions accepté le protectorat qui enlevait à l’Angleterre, et à l’Angleterre protestante, la prépondérance exclusive dont elle jouissait à Tahiti, nous ne l’avions pas, à coup sûr, ménagée ; nous avions inquiété et blessé, au delà de la Manche, un profond sentiment national ; nous aurions agi sans convenance comme sans justice si nous avions renouvelé et aggravé cette blessure en sanctionnant un second acte aussi inutile en fait que contraire au droit. Je repoussai, avec plus d’indignation dans l’âme que je ne me permis d’en exprimer, un grossier et absurde reproche ; on s’étonnait que nous eussions attendu huit jours après l’arrivée des dépêches de l’amiral pour nous prononcer ; on demandait pourquoi nous n’avions pas pris sur-le-champ notre résolution avant qu’à Londres et dans la Chambre des communes on eût parlé de l’affaire : J’ai du malheur, dis-je, car ce qui paraît fier à mes honorables adversaires me paraît, à moi, timide et bas. Comment ! Parce que nous craindrons que quelques paroles soient dites, dans un parlement voisin, sur une question à laquelle il porte intérêt, il faudra que nous décidions cette question à la course ! Il faudra que nous approuvions ou que nous désapprouvions, dans les vingt-quatre heures, la conduite d’un officier français, pour éviter qu’on en dise un avis, qu’on en exprime une opinion de l’autre côté de la Manche ! Messieurs, j’ai assez vécu pour voir passer devant moi bien des gouvernements, bien des pouvoirs ; j’ai vu l’Empire avec l’ascendant de sa gloire ; j’ai vu la Restauration avec l’autorité de ses souvenirs ; j’ai vu le pouvoir populaire avec l’entraînement de ses idées et de ses passions. Aucun de ces pouvoirs, j’ose le dire, ne m’a jamais trouvé complaisant ni disposé à plier devant lui. Dans le cours d’une vie déjà longue, j’ai plus souvent résisté que cédé à la force qui dominait dans notre société. Et ce serait devant des pouvoirs étrangers que j’irais faire acte de concession et de faiblesse ! Messieurs, cela est absurde à supposer. Sans doute, en prenant notre résolution, nous avons tenu compte de nos relations avec l’Angleterre ; il eût été, permettez-moi de le dire, absurde de faire autrement. C’est la première règle du bon sens, c’est le premier devoir d’une politique un peu intelligente d’apprécier chaque question et chaque affaire à sa juste valeur, et de savoir quelles conséquences elle aura dans l’ensemble de nos affaires et de nos relations avec d’autres États. Je suis le premier à dire que, lorsque nous avons examiné cette question, nous avons pensé à nos relations avec l’Angleterre. Mais cela n’empêche pas que nous n’ayons résolu la question dans la plus complète indépendance de toute influence étrangère, anglaise ou autre, et uniquement par des considérations puisées dans l’intérêt de la France elle-même. Je le dis très haut, je le dis sans crainte de blesser les hommes honorables qui siègent dans le Parlement britannique, pas plus que je ne crains de blesser mes amis ; nous nous décidons par des raisons françaises et non à cause des paroles anglaises. Nous n’avons pas craint que ces paroles fussent prononcées, et nous nous sommes conduits après comme nous nous serions conduits avant. Je vous conjure, messieurs, d’y bien penser. Il est vrai : l’avènement et l’établissement de la France dans les mers du Sud ont été regardés par l’Angleterre avec un œil de sollicitude, et peut-être de quelque jalousie. Ne vous y trompez pas ; la force la plus vive, la plus active qui existe aujourd’hui dans l’Océanie, c’est la force religieuse. Quand je dis la force religieuse, je ne dis pas seulement la force religieuse protestante, je dis aussi la force religieuse catholique ; ces archipels sont couverts de missionnaires catholiques en même temps que de missionnaires protestants. On a parlé plusieurs fois, dans cette Chambre, des missionnaires anglais qui résident à Tahiti ; nous leur avons promis liberté, protection, sécurité, et je n’hésite pas à dire que le gouvernement anglais a pleine confiance dans notre parole. Mais cette parole que nous avons donnée, nous avons à la demander aussi pour nous. A la Nouvelle-Zélande, par exemple, ce sont des missionnaires catholiques qui ont pénétré les premiers et se sont établis ; un évêque français, Mgr Pompallier, est à la tête de ces missions, avec beaucoup de zèle et de succès. On dit que déjà plus de vingt mille naturels ont été dans la Nouvelle-Zélande convertis au catholicisme. Ils sont sous l’autorité anglaise ; nous avons besoin qu’ils soient protégés, soutenus, qu’ils jouissent de la même liberté, de la même sécurité que nous garantissons aux missionnaires anglais à Tahiti. Partout dans cette Océanie, la religion catholique et la religion protestante sont à côté l’une de l’autre ; toutes deux se propagent en même temps ; l’une et l’autre sincères, convaincues, ardentes ; l’une et l’autre faisant des prosélytes qui, dans leur naturel inculte et sauvage, deviennent bien vite ardents et fanatiques. C’est un beau spectacle que donnent en ce moment ces missions travaillant librement, l’une à côté de l’autre, à la propagation de la foi chrétienne ; mais c’est un spectacle difficile, délicat, périlleux, qui ne peut durer qu’à la condition qu’il sera protégé par la bonne intelligence et l’harmonie des deux grands gouvernements sous l’empire desquels ces missions s’exercent. Le jour où, entre ces deux gouvernements, la bonne intelligence aura cessé, le jour où la rivalité politique viendra se placer à côté de la dissidence religieuse, ce jour-là, ne vous y trompez pas, messieurs, du milieu de cet Océan il sortira des tempêtes ; il y aura là des éléments de discorde, des causes de guerre que toute la sagesse de l’Europe aura grand’peine à contenir. Si vous voulez que cette œuvre solennelle et que, pour mon compte, je trouve aussi salutaire que belle, si vous voulez, dis-je, qu’elle continue et qu’elle réussisse, appliquez-vous à maintenir, entre les deux grands gouvernements dont il s’agit, la confiance et l’harmonie. Et lorsque ces deux gouvernements sont eux-mêmes d’accord sur ce point, lorsqu’ils se promettent, lorsqu’ils se donnent effectivement l’un à l’autre, dans les contrées dont je parle, toutes les libertés, toutes les garanties dont l’œuvre que je rappelle a besoin, ne souffrez pas qu’il dépende de la volonté d’un homme, d’un marin, quelque honorable, quelque courageux, quelque dévoué à son pays qu’il soit, (et ce n’est pas moi qui refuserai à l’amiral Dupetit-Thouars aucun de ces mérites), ne souffrez pas, dis-je, qu’il dépende de la volonté d’un seul homme de venir troubler un pareil spectacle et détruire une pareille œuvre en rompant, entre les deux grands pays qui y concourent, la bonne intelligence et l’harmonie dont dépendent son succès et sa durée.

La Chambre fut touchée et convaincue : un ordre du jour, proposé par l’opposition en ces termes : La Chambre, sans approuver la conduite du cabinet, passe à l’ordre du jour, fut rejeté par 233 voix contre 187 ; et le même débat, renouvelé quatre fois en deux mois dans la Chambre des pairs comme dans celle des députés, eut constamment le même résultat.

Mais pendant que nous le discutions à Paris, l’acte de l’amiral Dupetit-Thouars amenait à Tahiti les conséquences qu’on en devait attendre, et allumait, dans ce petit coin du monde, le feu de la guerre. La reine Pomaré complètement dépouillée de sa souveraineté, la conquête remplaçant le protectorat, le plus fort abolissant le régime et les droits qu’il avait naguère institués, ces violences inattendues mirent la douce et indolente population de l’île dans une vive fermentation. Le consul Pritchard s’empressa de la fomenter : il avait engagé la reine Pomaré à venir habiter dans une case voisine de la sienne, pour qu’elle fût constamment sous son influence ; au moment même où elle réclamait le maintien du traité du 9 septembre 1842, il lui fit adresser à l’amiral Dupetit-Thouars[7] une lettre où elle affirmait qu’elle n’avait signé ce traité que par peur ; et il écrivit lui-même à l’amiral[8] pour contester les faits sur lesquels reposait le traité, accuser d’ivrognerie son propre suppléant, le vice-consul anglais Wilson, qui en avait témoigné sa satisfaction, et déclarer que, pour lui, il ne pouvait reconnaître même le simple protectorat français, n’en ayant pas encore reçu de son gouvernement l’autorisation. Dès que l’amiral Dupetit-Thouars eut mis de côté le protectorat et pris entière possession de l’île, M. Pritchard amena son pavillon de consul et annonça qu’il cessait ses fonctions, disant en même temps aux indigènes que l’Angleterre ne reconnaîtrait pas le nouveau régime et que ses vaisseaux viendraient bientôt au secours de la reine Pomaré. Il le persuada si bien à la reine elle-même, que le 10 janvier 1844, au moment où la frégate anglaise le Dublin, rappelée par l’amiral Thomas, quittait la rade de Tahiti, elle écrivit aux chefs et au peuple de six districts de l’île : Je vous informe que notre vaisseau de guerre est près de partir, ayant été rappelé par l’amiral ; il y a ici un petit bâtiment de guerre qui prend soin de nous, et il en vient un autre. Ne croyez donc pas à la personne qui vous dit que nous ne serons pas secourus. La Grande-Bretagne ne nous abandonnera jamais. Tenez-vous tranquilles en attendant l’arrivée de sa parole. Voici ma parole, à moi, pour vous ; ne faites aucun mal en aucune occasion ; ne maltraitez jamais ceux de France ; attendez patiemment ; c’est à moi que vous devez regarder ; c’est moi que vous devez suivre. Et prions Dieu qu’il nous délivre de nos peines, comme Ezéchias fut délivré. Quelques jours après enfin, le 31 janvier 1844, au moment où la sédition éclatait sur divers points de l’île, M. Pritchard détermina la reine Pomaré à se retirer à bord du petit bâtiment anglais le Basilic, en station dans la rade de Papéiti, comme dans le seul lieu où elle pût être en sûreté. Et pendant que Papéiti était en proie à cette agitation, une lettre y arrivait du commodore Toup Nicholas, l’adversaire déclaré du protectorat français, et qui, en station sur la côte du Pérou avec sa frégate la Vindictive, écrivait[9] à l’un de ses amis à Tahiti : Puisse la nouvelle année vous apporter plus de contentement que la précédente, et puissé-je voir la chère et bonne reine rendue à sa pleine souveraineté et à son indépendance ! Le bâtiment qui portait à Tahiti cette lettre y portait en même temps plusieurs numéros du Dublin-University Magazine et du Times pleins d’articles violents contre les Français, articles dont les copies faites à la main furent aussitôt répandues avec profusion.

Dans cette situation compliquée et délicate, le capitaine Bruat, qui venait de prendre, depuis quelques semaines seulement, le gouvernement des établissements français dans l’Océanie, se conduisit avec autant d’intelligence que d’énergie. Il se porta de sa personne, avec des forces suffisantes, sur les points de l’île où l’insurrection était flagrante ou prochaine, et prit partout les mesures nécessaires pour la réprimer ou la prévenir, opposant aux faux bruits sa présence et ses actes, prompt à intimider les indigènes par sa fermeté confiante, les frappant au besoin sans hésitation mais avec mesure, s’abstenant de paroles bruyantes, préoccupé des difficultés du cabinet à Paris comme des siennes propres dans les îles, et déployant avec vigueur l’autorité dont il était revêtu, sans rien dire ni rien faire qui pût aggraver les embarras ou compromettre les résolutions du gouvernement de qui il tenait sa mission.

Mais M. Bruat ne pouvait être en même temps partout, au foyer où couvait l’insurrection comme sur les points où elle éclatait. Il avait laissé, en partant, à Papéiti, avec le commandement de la place auquel l’appelait son grade, le capitaine de corvette d’Aubigny, officier aussi brave, mais moins prévoyant et moins patient que lui. Les menées hostiles de M. Pritchard étaient, dans ce moment de crise, l’objet des préoccupations et sans doute aussi le sujet des conversations habituelles des Français, militaires ou civils, en résidence à Tahiti. Sur le compte de ce sournois ennemi, tous les bruits devaient être accueillis, toutes les suppositions admises avec une crédulité passionnée, et le commandant d’Aubigny partageait probablement les méfiances comme les colères de ses compagnons. Dans la nuit du 2 au 3 mars 1844, un matelot français en faction fut attaqué, à coups de poing, par un indigène qui se saisit de son fusil et qui, forcé de lâcher prise, s’enfuit, en emportant la baïonnette. Dans l’état des affaires, un tel incident n’avait rien d’étrange, ni de bien grave : il n’en jeta pas moins le commandant d’Aubigny dans la plus violente irritation. A l’instant, par un arrêté qui contenait les prohibitions et les prescriptions les plus rigoureuses[10], il mit la ville de Papéiti en état de siège, et le même jour, sans aucun éclaircissement préalable, il fit arrêter M. Pritchard au moment où celui-ci mettait le pied dans un canot pour faire une visite sur l’un des bâtiments anglais en rade, le fit enfermer dans un étroit réduit situé au-dessous d’un blockhaus, en lui interdisant toute communication au dehors, même avec sa femme, et publia une proclamation ainsi conçue : Une sentinelle française a été attaquée dans la nuit du 2 au 3 mars 1844. En représailles, j’ai fait saisir le nommé Pritchard, seul moteur et instigateur journalier de l’effervescence des naturels. Ses propriétés répondent de tout dommage occasionné à nos valeurs par les insurgés, et si le sang français venait à couler, chaque goutte en rejaillirait sur sa tête[11].

Quatre jours après ces mesures de son lieutenant, le 9 mars 1844, le gouverneur Bruat rentra à Papéiti : J’ai trouvé, écrivait-il au ministre de la marine[12], que Papéiti avait l’air d’une ville assiégée. J’ai immédiatement fait remettre à terre les effets français que l’on avait fait porter à bord des bâtiments. Le missionnaire anglais, M. Orsmond, de qui j’avais eu déjà beaucoup à me louer, m’a encore parfaitement secondé ; il avait déjà engagé le peuple de Papéiti à répondre par un refus aux émissaires des insurgés.... Le nombre de ces insurgés diminue tous les jours ; de tous côtés la confiance renaît, et les grands chefs du pays qui, tous, sont restés fidèles à notre cause, m’annoncent qu’avec de la patience chacun rentrera chez soi... Les copies de la correspondance que m’a adressée le commandant d’Aubigny, pendant mon séjour à Taravaï, vous feront connaître la nécessité où il s’est trouvé de mettre Papéiti en état de siége et d’arrêter M. Pritchard, ex-consul d’Angleterre. Dans l’agitation où se trouvait le pays, cette mesure était nécessaire ; mais je n’ai dû approuver ni la forme, ni le motif de cette arrestation. Cependant la gravité des événements était telle que je ne pouvais revenir sur ce qui avait été fait sans décourager notre parti et raffermir les révoltés. A mon arrivée, j’ai de suite fait transférer M. Pritchard du blockhaus à bord de notre frégate la Meurthe, en donnant au commandant Guillevin l’ordre de le recevoir à sa table. Considérant que M. Pritchard n’était plus qu’un simple résident anglais dont l’influence sur l’ex-reine Pomaré et le parti révolté était devenue dangereuse pour la tranquillité de l’île, j’ai écrit au capitaine du bâtiment anglais, le Cormoran, M. Gordon, pour l’engager à quitter Papéiti où il n’avait aucune mission, et à emmener M. Pritchard, que je promis de mettre à sa disposition dès que le bâtiment quitterait le port. Après avoir reçu l’adhésion du commandant Gordon, j’ai donné l’ordre à M. Guillevin, commandant de la Meurthe, de prévenir M. Pritchard que le Cormoran le prendrait à son bord et qu’il était libre de recevoir sa famille.... Le départ du Cormoran[13] a produit le meilleur effet ; tous les rapports m’annoncent, et votre Excellence peut être assurée que l’espoir du secours promis depuis si longtemps par les agents et les capitaines anglais est la seule cause de la résistance qui s’est manifestée et qui cessera quand on saura que les promesses sont fausses. Désirant n’employer la force qu’à la dernière extrémité et lorsque toutes les chances seront favorables, je ne profiterai du surcroît de moyens que me procure momentanément notre frégate la Charte[14], que si j’en vois la nécessité absolue et si les propositions faites par les missionnaires échouent.

Plusieurs des missionnaires anglais avaient, en effet, écrit, le 19 mars, au gouverneur : Nous soussignés, missionnaires protestants, réunis en comité à Paofaï de Tahiti, profondément convaincus que c’est notre devoir, comme ministres de l’Évangile de paix, de tenter collectivement ce que des efforts individuels n’ont pas réussi à accomplir, c’est-à-dire de décider les natifs maintenant rassemblés dans la partie orientale de l’île, à rentrer paisiblement dans leurs demeures, et connaissant la grande influence que les chefs maintenant insurgés ont sur le peuple, nous croyons que même notre effort collectif demeurerait vain à moins que nous ne fussions autorisés par S. E. le gouverneur à leur offrir, en retour de leur soumission, des termes d’amitié. Nous serons heureux de recevoir de S. E. une prompte réponse. Dix missionnaires avaient signé cette lettre. M. Bruat leur répondit le jour même : Je viens de recevoir la lettre que vous m’avez fait l’honneur de m’adresser, et j’ai vu avec un véritable plaisir que vous étiez animés des sentiments qui doivent présider à toute réunion religieuse. Je suis persuadé que ceux que vous exprimez aujourd’hui ont toujours servi de base à votre conduite vis-à-vis d’un peuple que vous avez entrepris de diriger spirituellement. Puisque vous désirez sincèrement la paix, mon opinion est que la démarche qui amènerait le plus promptement ce résultat serait que vous vinssiez me voir et que vous reconnussiez franchement mon autorité. Alors votre concours aurait toute sa puissance pour le maintien de la tranquillité si nécessaire à l’œuvre pour laquelle vous travaillez depuis longtemps, et que mes instructions et ma conviction particulière me font un devoir de soutenir. Il me semble que, tant que vous n’aurez pas fait cette démarche, les Indiens, quelque peu versés qu’ils soient dans les usages européens, trouveront toujours, lorsque vous les engagerez à la soumission, quelque chose qui, dans votre propre conduite, n’est pas en rapport avec les instructions que vous leur donnez. Quelle que soit d’ailleurs votre détermination, la démarche que vous me proposez a mon assentiment puisque vous l’avez soumise à mon approbation ; mais je ne puis vous autoriser à parler en mon nom puisque vous n’avez pas mes instructions. Néanmoins, pour arriver aux résultats si désirables que vous espérez obtenir, vous pouvez promettre, aux chefs qui viendront immédiatement à Papéiti faire leur soumission pleine et entière au gouvernement français, qu’ils ne seront ni arrêtés ni exilés.

Les missionnaires anglais n’hésitèrent point ; ils demandèrent au gouverneur une audience qu’il s’empressa de leur accorder ; et après cette démarche qui prouva la sincérité de leurs intentions pacifiques, ils se mirent en effet à l’œuvre pour calmer l’insurrection. Ils n’y parvinrent pas aussi promptement qu’ils l’avaient espéré ; une fois en mouvement, les Tahitiens se montrèrent plus passionnés et plus hardis qu’on ne s’y attendait ; M. Bruat fut obligé de déployer, dans cette petite guerre contre une petite peuplade perdue au milieu de l’océan, tout ce qu’il avait d’habileté militaire et de courage personnel, comme de savoir-faire et de patience politique. Il ne réussit pleinement qu’après une lutte qui se prolongea pendant deux ans ; car ce ne fut qu’en 1846 que la reine Pomaré, qui s’était retirée dans d’autres îles de cet archipel, consentit enfin à rentrer dans Tahiti en reprenant possession de la souveraineté intérieure de son île, et que le protectorat français fut paisiblement rétabli, aux termes du traité du 9 septembre 1842.

Pendant que la question se débattait ainsi, par la guerre, dans l’océan Pacifique, elle se posa plus directe et plus grave entre les deux rives de la Manche. Nous reçûmes dans les derniers jours de juillet les nouvelles de l’incident survenu à Tahiti à l’égard de M. Pritchard, et au même moment M. Pritchard lui-même arrivait à Londres et entretenait son gouvernement de son aventure. J’écrivis le 30 juillet au comte de Jarnac, notre chargé d’affaires à Londres pendant l’absence de M. de Sainte-Aulaire en congé : Voici de bien désagréables nouvelles de Tahiti. Les faits sont racontés et expliqués dans les pièces que je vous envoie. Communiquez-les à lord Aberdeen. Comment se peut-il qu’au mois de mars dernier, les menées de M. Pritchard et de quelques officiers de la marine anglaise contre nous aient recommencé avec tant d’ardeur ? Comment M. Pritchard, qui savait déjà sa nomination en qualité de consul aux Iles des Amis, a-t-il pu s’obstiner à rester, sans caractère, à Tahiti ? Comment, loin de se conformer aux instructions de lord Aberdeen du 25 septembre 1843, les a-t-il soigneusement tenues secrètes ? Tout cela me contrarie vivement. Tout cela rendra, à Tahiti même, le retour au protectorat plus difficile, et à Paris comme à Londres les discussions plus aigres et plus embarrassantes. J’ai fait, dans cette affaire, tout ce qui était en mon pouvoir ; j’ai accepté, sans hésiter, ma bien grosse part du fardeau, il serait juste et nécessaire que rien ne vînt l’aggraver, et que les intentions du gouvernement anglais fussent respectées et accomplies par ses agents. Je n’ai pas le temps, ce matin, de vous en dire davantage et de discuter les détails de ce fâcheux incident. Je vous transmets sur-le-champ ce que j’en sais.

Avant que ma lettre fût arrivée au comte de Jarnac et qu’il eût pu rien dire ni rien communiquer à lord Aberdeen, le 31 juillet au soir, dans la Chambre des communes, interpellé par sir Charles Napier sur les bruits qui couraient au sujet de Tahiti et de M. Pritchard, sir Robert Peel répondit : J’ai l’honneur de déclarer que le gouvernement de Sa Majesté a reçu de Tahiti des rapports ; et, présumant qu’ils sont exacts, je n’hésite pas à dire qu’un outrage grossier, accompagné d’une injure grossière, a été commis contre l’Angleterre dans la personne de son agent. Ces rapports ne nous sont parvenus que lundi dernier ; mais le gouvernement de Sa Majesté a pris immédiatement des mesures pour venger l’honneur du pays, et il a été reconnu depuis que cet outrage avait été commis par des personnes revêtues, à Tahiti, d’une autorité temporaire. Me fondant, quant à l’affirmation de ce fait, sur l’autorité du gouvernement français, je dois présumer qu’il prendra des mesures immédiates pour faire à ce pays l’ample réparation qu’il a droit de demander.

Ces paroles me surprirent ; elles étaient violentes et, sous quelques rapports, inexactes ; quand M. Pritchard avait été arrêté, il n’était plus, à Tahiti, agent de l’Angleterre, et nous n’avions encore eu, avec le gouvernement anglais, aucune communication sur cet incident. Mais en même temps la vivacité de sir Robert Peel me donna la mesure de l’émotion publique autour de lui ; il avait évidemment parlé avec précipitation et sous une forte pression extérieure. Interpellé à mon tour, les 3 et 5 août, dans la Chambre des pairs par M. de Boissy et dans la Chambre des députés par MM. Berryer et Billault, mon attitude fut réservée et en contraste marqué avec celle de sir Robert Peel : Les questions de politique extérieure, dis-je, ont des phases diverses, et elles ne peuvent pas, à toutes ces phases indifféremment, entrer dans cette Chambre. Elles ne sont pas telles que la porte leur en doive être ouverte toutes les fois qu’elles viennent y frapper. Il y a un moment où la discussion porte la lumière dans ces questions ; il y a d’autres moments où elle y met le feu. Convaincu que, pour celle dont il s’agit, il y aurait un inconvénient réel à la débattre aujourd’hui, je m’y refuse complètement. Il y a là, entre les deux gouvernements, des faits et des droits à éclaircir et à mettre d’accord. C’est ce que j’ai à faire dans ce moment. Je le ferai en respectant les règles et les convenances qui président aux bons rapports internationaux, et en maintenant les droits, l’honneur, la dignité des agents de la France et de ses officiers de marine en particulier. Quand le débat viendra à son heure, j’aurai à justifier devant la Chambre ce que le gouvernement aura fait et les motifs pour lesquels il l’aura fait. Aujourd’hui, je manquerais à tous mes devoirs envers le roi et envers le pays si j’en disais davantage.

Malgré l’insistance de l’opposition, je persistai dans mon silence ; nous touchions au terme de la session ; elle fut close le 5 août 1844, et j’eus du temps devant moi pour discuter avec le cabinet anglais les questions que soulevait cet incident et pour en dissiper les embarras.

J’avais, dès le premier moment[15], écrit à M. de Jarnac : Ne laissez pas établir que M. Pritchard fût encore consul d’Angleterre à Tahiti, et que c’est le consul d’Angleterre qui a été arrêté et renvoyé de l’île. Cela n’est point ; M. Pritchard n’était plus consul à Tahiti, car il avait abdiqué lui-même ce caractère en amenant son pavillon en novembre dernier, au moment où l’amiral Dupetit-Thouars avait pris possession de la souveraineté de l’île. Et M. Pritchard avait amené son pavillon, non point à cause d’un tort quelconque de l’autorité française envers lui, non point à cause d’une injure à lui faite, mais pour ne pas reconnaître cette autorité, et en déclarant formellement qu’il ne la reconnaissait pas et que c’était par ce motif qu’il cessait ses fonctions de consul. Il serait trop commode de conserver la situation et les droits de consul auprès d’un gouvernement auquel on ne reconnaîtrait ni la situation, ni les droits de gouvernement, et qu’on travaillerait à renverser.

Post-scriptum. — Je retrouve à l’instant et je joins ici copie de la lettre du 7 novembre 1843, par laquelle M. Pritchard a annoncé lui-même à l’amiral Dupetit-Thouars qu’il amenait son pavillon et cessait ses fonctions de consul britannique. Je demande si, après cette lettre, on a pu, à Tahiti, le considérer encore comme consul.

M. de Jarnac s’acquitta sur-le-champ de sa mission ; et en même temps, avec une fermeté douce, il exprima à lord Aberdeen son regret des paroles qu’au premier moment sir Robert Peel avait prononcées ; la différence entre mon langage et le sien avait été sentie à Londres ; lord Aberdeen répondit à M. de Jarnac que sir Robert Peel ne reconnaissait la complète exactitude d’aucune des versions que les journaux avaient donnée de son discours, et M. de Jarnac fut autorisé à me le déclarer. Je suis fort aise de cette déclaration, lui écrivis-je[16] ; vous n’avez pas d’idée de l’effet qu’ont produit ici les paroles de sir Robert Peel, et de ce qu’elles ont ajouté de difficultés à une situation déjà bien difficile. Le fond de l’affaire a presque disparu devant ce langage de sir Robert Peel, tenu si soudainement, avant d’avoir reçu d’ici aucun éclaircissement, aucune information ; devant cette déclaration, pour moi si inattendue, qu’on s’était déjà adressé au gouvernement français et qu’on pouvait compter sur une ample réparation, quand j’étais en droit de dire que je n’avais reçu aucune représentation officielle et que les deux gouvernements examineraient les faits avant de se prononcer. Quand j’ai été interpellé samedi et lundi derniers dans nos Chambres, j’aurais pu me servir de votre petite dépêche et affirmer l’inexactitude des journaux anglais ; j’ai mieux aimé n’en rien faire et ne pas créer à sir Robert Peel cette difficulté de plus ; je comprends les siennes et n’y veux rien ajouter. Mais, de tout ceci, il reste une impression très vive et qui aggrave beaucoup les embarras de l’affaire.

Le premier de ces embarras ne tarda pas à être écarté ; le gouvernement anglais reconnut que M. Pritchard, ayant lui-même amené son pavillon et cessé ses fonctions de consul à Tahiti, n’y avait plus aucun caractère public ; mais il n’en restait pas moins, dirent lord Aberdeen et sir Robert Peel à M. de Jarnac[17], qu’un citoyen anglais, encore officier de la reine, puisque M. Pritchard avait un brevet de consul dans d’autres archipels de la mer du Sud, avait été arrêté, emprisonné, expulsé sans qu’aucun grief positif contre lui eût été constaté sous aucune forme de juridiction. Il y avait toujours lieu, pour le gouvernement anglais, à demander, pour ce procédé, une réparation ; mais il retarderait, sur ce point, toute demande officielle, dans l’espoir que, pleinement informés, nous lui offririons spontanément celle qui nous paraîtrait convenable.

La réparation que désirait le cabinet anglais, tout en hésitant à la demander officiellement, c’était que nous permissions le retour momentané de M. Pritchard à Tahiti, ne fût-ce que pour y aller reprendre sa famille qui y était encore, et que nous éloignassions, momentanément aussi, de l’île M. d’Aubigny qui l’avait si brutalement emprisonné, et M. Mœrenhout, consul de Belgique et de France, que M. Pritchard regardait comme son plus ardent ennemi et le principal auteur des accusations portées contre lui. Lord Aberdeen, m’écrivit le 10 août M. de Jarnac, m’avait prié hier d’aller le voir pour parler de l’affaire de Tahiti qui devait se traiter de nouveau en conseil dans la matinée. Il m’a exprimé avec beaucoup d’insistance le regret qu’il éprouvait de ne rien recevoir de vous à ce sujet. Il m’a dit qu’il était réellement inquiet de cette affaire que le temps aggrave en Angleterre, tandis qu’il la simplifie peut-être en France. Il tient à bien établir qu’il n’y a eu aucune accusation précise formulée contre Pritchard. Il déplore surtout l’absence de toute réponse de vous sur l’ouverture qu’il a faite quant au retour, au moins momentané, dudit Pritchard à Tahiti ; et il m’a même exprimé quelque regret de n’avoir pas encore saisi officiellement lord Cowley de l’affaire. J’ai lieu de croire qu’une portion du cabinet penche pour le renvoi immédiat de M. Pritchard à Tahiti, sur le vaisseau le Collingwood, avec ordre d’y rester jusqu’au départ de M. Mœrenhout. Lord Aberdeen et sir Robert Peel m’ont laissé, l’un et l’autre, entrevoir cette alternative. J’ai répondu que vous ne pourriez guère y voir qu’une de ces provocations qui rendent les hostilités à peu près inévitables.

Je m’empressai de ne laisser au gouvernement anglais aucun doute sur mon sentiment et ma résolution à cet égard. J’écrivis le 15 août à M. de Jarnac : Je réponds à l’idée qui me paraît surtout préoccuper lord Aberdeen, la possibilité d’un retour, au moins momentané, de M. Pritchard à Tahiti. Je mets de côté ce qui se passe depuis quinze jours à Paris et à Londres, l’effet que produirait chez nous une telle mesure, la situation où elle placerait le cabinet, et dès à présent et à l’ouverture de la prochaine session. Je n’examine la mesure qu’en elle-même, dans son effet à Tahiti même, dans son rapport avec ce qui se passe maintenant là et ce qui s’y passera bientôt. Une insurrection a éclaté à Tahiti. L’établissement français est attaqué, sur quelques points à main armée, sur d’autres par des menées très actives. On dit, on affirme que des moyens d’organisation et de résistance sont fournis, du dehors, aux naturels, que des armes et des munitions de guerre ont été débarquées. Ce qu’il y de certain, c’est que la guerre est flagrante. Peut-on penser, dans un tel état de choses, à laisser retourner, reparaître seulement dans l’île l’homme qui, à tort ou raison, y est considéré, par les Français et par les naturels, comme l’instigateur, comme le drapeau du moins de la résistance, de l’insurrection et de la guerre ? Évidemment ce serait envoyer à la guerre un nouvel aliment, à l’insurrection de nouvelles espérances. Ce serait affaiblir momentanément les Français dans la lutte qu’ils ont à soutenir et compromettre leur sûreté. Je manquerais, en autorisant un pareil fait, à tous mes devoirs comme à toutes les règles du bon sens.

Il y a plus. Quand l’insurrection sera réprimée à Tahiti et la guerre terminée, quand l’autorité française sera bien rétablie et incontestée, tout ne sera pas fini, tant s’en faut ; il restera à faire quelque chose de très difficile ; il restera à exécuter l’ordre du roi du 26 février dernier, à faire cesser le régime de la complète souveraineté française pour revenir à la stricte exécution du traité du 9 septembre 1842, c’est-à-dire au protectorat pur et simple. J’en appelle à l’impartialité de lord Aberdeen ; croit-il que ce retour soit une chose simple et facile ? Il n’a pas été facile, Dieu le sait, de l’ordonner et de le soutenir ici. C’eût été en tous cas, et quand même il ne serait rien arrivé dans l’intervalle, une opération délicate que de l’exécuter à Tahiti. Mais depuis les derniers événements, au sortir d’une insurrection, après toutes les démarches qui ont de plus en plus irrité et compromis, sur ce petit théâtre, les partis et les hommes, à coup sûr le rétablissement du protectorat, au lieu de la complète souveraineté, sera une grave affaire. Dans la séance de clôture de la Chambre des députés, et à raison des dernières circonstances, on nous a de nouveau et fortement attaqués pour cette mesure ; bien plus, on nous a formellement demandé d’y renoncer. Que ne dirait-on pas si nous en aggravions encore les difficultés et les inconvénients, si le retour de M. Pritchard précédait ou suivait de près la réintégration de la reine Pomaré ? Qui peut prévoir les conséquences d’un tel rapprochement ? Je n’hésite pas à l’affirmer : jusqu’à ce que la situation de Tahiti soit éclaircie et rassise, jusqu’à ce que la guerre ait cessé et que le protectorat français soit définitivement établi, la prudence, qui est ici un devoir impérieux, me commande de ne rien faire, de ne rien dire qui aggrave les périls d’une situation déjà si épineuse, et qui envoie aveuglément, d’Europe à Tahiti, de nouvelles et inappréciables chances de perturbation qui nous reviendraient en Europe avec un retentissement déplorable.

Je suis d’autant plus obligé à cette prudence, mon cher Jarnac, que personnellement je suis convaincu que M. Pritchard est bien réellement le principal instigateur de la résistance et de l’insurrection contre l’établissement français. Plus j’ai examiné sa conduite, soit en remontant aux premières origines de tout ceci, soit en pénétrant dans tous les détails, plus ma conviction de son hostilité active, opiniâtre, et de ses menées contre nous, s’est affermie. C’est, il me semble, un homme fin, retors, précautionneux, habile à sauver les apparences, mais qui ne perd jamais de vue son but et y marche par toutes sortes de voies. Je regarde sa présence à Tahiti comme inconciliable avec la paix de l’île et l’exercice tranquille et régulier du protectorat français. Tenez donc bon. Nous sommes dans notre droit. Nous agissons selon les plus évidents conseils de la plus nécessaire prudence. Si Pritchard retourne à Tahiti, les autorités françaises qui l’ont éloigné sont démolies ; il faut les rappeler ; tout ascendant moral français est perdu ; il faut envoyer des troupes de plus, des vaisseaux de plus, élever partout dans l’île de nouvelles fortifications. Cela n’est pas possible, cela n’est pas proposable, et quel que soit l’empire des préoccupations personnelles, je ne puis croire que lord Aberdeen ne le reconnaisse pas lui-même.

Quant à ce que je pense de l’emprisonnement et de la mise au secret de Pritchard, ainsi que de la proclamation du commandant d’Aubigny, je vous l’ai dit. Si, de Londres, on me parle officiellement, je pourrai exprimer, à cet égard, du regret et une certaine mesure de blâme. En aucun cas, le langage de la proclamation ne vaut rien. Quelques circonstances qui ont, à ce qu’il paraît, accompagné l’emprisonnement, sont également regrettables. D’après les faits tels qu’ils me sont connus jusqu’à présent, il ne me semble pas que l’emprisonnement même fût nécessaire ; M. d’Aubigny pouvait faire, dès le premier moment, ce qu’a fait M. Bruat à son retour, c’est-à-dire renvoyer M. Pritchard de l’île, à bord d’un bâtiment anglais. Voilà ce qu’on pourrait reconnaître, avec grande réserve dans le langage, car M. d’Aubigny a cru agir sous l’empire d’une nécessité pressante, et l’on ne saurait abandonner tout à fait le droit d’emprisonnement préventif et temporaire. Il y a tel cas où ce serait le seul moyen d’arrêter des menées coupables, et où les moyens matériels d’éloigner du sol un étranger dangereux manqueraient absolument. Contenez vos paroles dans ces limites, en admettant que, prêt à reconnaître ce qui est vrai et juste, je pourrais dire, dans une forme un peu officielle, quelque chose d’analogue à ce que je vous dis confidentiellement.

On ne saurait non plus admettre que, pour l’expulsion d’un étranger regardé comme dangereux, une procédure préalable et l’intervention des formes ou du pouvoir judiciaires soient nécessaires. C’est un droit de police qui appartient à l’autorité publique, et dont elle use selon sa conviction. Plus d’un Français a été ainsi renvoyé de l’île Maurice, par un simple acte du gouverneur anglais et sans aucune forme de procès.

Quatre jours après, je transmis à M. de Jarnac des informations précises sur six cas particuliers dans lesquels des Français avaient été expulsés de l’île Maurice aussi rudement et avec bien moins de motifs qu’on n’en avait eus à Tahiti pour renvoyer M. Pritchard. Il fut ainsi bien établi que, non seulement l’expulsion des étrangers, mais leur arrestation et leur emprisonnement préalables étaient le droit commun et la pratique habituelle dans les colonies anglaises, et que cette pratique avait souvent donné lieu à des actes de rigueur commis sans formes judiciaires ; actes qui cependant n’avaient point été considérés, par le gouvernement anglais, comme des outrages envers le pays auquel appartenait l’étranger expulsé, et n’avaient donné lieu, de sa part, à aucune réparation.

En traitant avec des hommes tels que lord Aberdeen et sir Robert Peel, c’était beaucoup, pour vider la question, que d’affirmer ainsi franchement notre droit et notre dessein ; ce n’était pas assez pour les mettre eux-mêmes en état de résister à la pression qu’exerçaient sur eux l’opposition dans le parlement, les diverses sociétés de missions et tout le protestantisme ardent de l’Angleterre. Sir Robert Peel surtout, par sympathie ou par laisser-aller, était tenté de leur donner une satisfaction éclatante ; chaque fois que M. de Jarnac voyait lord Aberdeen, il le trouvait perplexe : J’ai été obligé, lui dit-il un jour, pour contenter mes collègues, de préparer moi-même une note officielle que lord Cowley serait chargé de remettre à M. Guizot, et qui lui annoncerait que M. Pritchard serait ramené à Tahiti par le Collingwood ; elle est là, sur mon bureau ; mettez-moi en mesure de l’y laisser. Un conseil fut tenu le 13 août, et tous les membres du cabinet, sauf le ministre des affaires étrangères, se prononcèrent pour une forte et immédiate augmentation des armements maritimes de l’Angleterre. Une telle mesure eût fort aggravé la situation, et lord Aberdeen eut besoin de toute son influence personnelle, comme de toute l’autorité de sa position, pour la faire écarter : Je ferai tout ce qui sera en mon pouvoir, dit-il à M. de Jarnac, pour aplanir les voies au Roi et à M. Guizot ; mais je suis préparé au pire.

J’étais, de mon côté, bien résolu à ne pas aller, en fait de réparation, au delà de ce que j’avais indiqué ; je répétais sans cesse à M. de Jarnac : Tournez et retournez en tous sens cette idée qu’il est impossible que la paix du monde soit troublée par Pritchard, Pomaré et d’Aubigny, sans aucun vrai ni sérieux motif. Ce serait une honte pour les deux cabinets. C’est là le cri du bon sens. Donnons à la foule, des deux côtés de la Manche, le temps de le sentir ; elle finira par là. Pour moi, j’irai aussi loin que me le permettront la justice envers nos agents et notre dignité. S’il y a de l’humeur à Londres, j’attendrai qu’elle passe ; mais s’il y a un acte d’arrogance, ce ne sera pas moi qui le subirai.

Je m’en expliquai avec le Roi : Je ne sais, lui dis-je, comment finira cette sotte affaire Pritchard ; je présume qu’en aucun cas le Roi ne voudra faire la guerre à l’Angleterre pour Tahiti ; mais si, pour éviter la guerre, il fallait sortir de Tahiti, je ne pourrais me charger de cet abandon, et je demanderais au Roi la permission de me retirer. Le Roi se récriait sans me contredire : Je désire, m’écrivit-il[18] en me renvoyant deux lettres de M. de Jarnac, que lord Aberdeen soit bien assuré qu’il peut compter sur mes efforts comme sur les vôtres pour ensevelir cette déplorable tracasserie par tous les moyens praticables, c’est-à-dire par tous ceux qui n’exposeraient pas la France et le monde aux dangers d’une crise ministérielle chez nous. Mais qu’on ne nous renvoie pas Pritchard à ce malheureux Tahiti.

Presque dès le début de la querelle à Londres[19], M. de Jarnac m’avait écrit : J’ai cru remarquer, dans ma dernière entrevue avec lord Aberdeen, que M. Pritchard lui avait peut-être donné à entendre qu’une indemnité en argent le satisferait plus qu’une infinité de mesures politiques que le cabinet discute pour dégager l’amour-propre public de cette difficile affaire. Je n’ai naturellement pas poussé lord Aberdeen qui, il va sans dire, n’appuierait ou n’indiquerait rien de semblable ; mais j’ai pensé qu’il était bon de porter à votre connaissance cette induction que j’ai tirée de quelques paroles essentiellement inofficielles de mon interlocuteur. Vous jugerez s’il y a quelque parti à en tirer. Cette façon de vider la question n’avait rien qui pût nous surprendre ni nous blesser ; c’était celle que M. Pritchard lui-même avait employée lorsque, en 1836, après avoir fait expulser de Tahiti les deux missionnaires catholiques, les Pères Caret et Laval, il leur avait fait accorder par la reine Pomaré, sur la demande formelle de l’amiral Dupetit-Thouars, une indemnité de deux mille piastres ; il y avait là un précédent introduit par le représentant de la France et accepté par celui de l’Angleterre. Je répondis à M. de Jarnac[20] : Si vous pouvez donner quelque suite aux insinuations dont vous me parlez sur une indemnité en argent, je suis disposé à m’y prêter. Suivez ce filon. Puisqu’on vous l’a fait entrevoir, il doit y avoir moyen de l’exploiter.

Dans la première chaleur de la négociation, cette idée resta lointaine et obscure ; mais quand le cabinet anglais fut convaincu que nous ne lui ferions aucune des concessions qu’il nous demandait, que nous ne consentirions ni au retour de M. Pritchard à Tahiti, ni au rappel d’aucun de nos officiers, et que le renvoi de l’ancien consul à Tahiti sur le Collingwood aurait des conséquences plus graves que ne le voulaient ceux-là mêmes qui le réclamaient, l’idée de l’indemnité rentra dans la négociation et en changea le caractère ; toute apparence de menace d’une part et de faiblesse de l’autre s’évanouit ; nous avions reconnu qu’il y avait eu, dans l’expulsion, d’ailleurs légitime et nécessaire, de M. Pritchard, des rigueurs inconvenantes et inutiles qui avaient pu lui causer des souffrances et des dommages dont nous pouvions trouver équitable de l’indemniser. J’écrivis à M. de Jarnac que nous étions prêts à déclarer officiellement ce que nous croyions juste de faire ; et après l’échange de quelques observations amicales sur les termes de notre déclaration, j’adressai à M. de Jarnac, avec ordre de les communiquer à lord Aberdeen, ces deux dépêches :

1º —  Paris, 29 août 1844.

Monsieur le Comte, j’ai rendu compte au Roi dans son conseil des entretiens que j’ai eus avec M. l’ambassadeur de Sa Majesté Britannique, relativement au renvoi de M. Pritchard de l’île de Tahiti et aux circonstances qui l’ont accompagné. Le gouvernement du Roi n’a voulu exprimer aucune opinion, ni prendre aucune résolution sur cet incident avant d’avoir recueilli toutes les informations qu’il pouvait espérer, et mûrement examiné tous les faits, car il a à cœur de prévenir tout ce qui pourrait porter quelque altération dans les rapports des deux États.

Après cet examen, le gouvernement du Roi est demeuré convaincu :

1º Que le droit d’éloigner de l’île de Tahiti tout résident étranger qui troublerait ou travaillerait à troubler et à renverser l’ordre établi, appartient au gouvernement du Roi et à ses représentants ; non seulement en vertu du droit commun de toutes les nations, mais aux termes mêmes du traité du 9 septembre 1842 qui a institué le protectorat français, et qui porte : —  La direction de toutes les affaires avec les gouvernements étrangers, de même que tout ce qui concerne les résidents étrangers, est placé à Tahiti entre les mains du gouvernement français, ou de la personne nommée par lui ;

2º Que M. Pritchard, du mois de février 1843 au mois de mars 1844, a constamment travaillé, par toutes sortes d’actes et de menées, à entraver, troubler et détruire l’établissement français à Tahiti, l’administration de la justice, l’exercice de l’autorité des agents français et leurs rapports avec les indigènes.

Lors donc qu’au mois de mars dernier une insurrection a éclaté dans une partie de l’île et se préparait à Papéiti même, les autorités françaises ont eu de légitimes motifs et se sont trouvées dans la nécessité d’user de leur droit de renvoyer M. Pritchard du territoire de l’île, où sa présence et sa conduite fomentaient, parmi les indigènes, un esprit permanent de résistance et de sédition.

Quant à certaines circonstances qui ont précédé le renvoi de M. Pritchard, notamment le mode et le lieu de son emprisonnement momentané, et la proclamation publiée, à son sujet, à Papéiti, le 3 mars dernier, le gouvernement du Roi les regrette sincèrement, et la nécessité ne lui en paraît point justifiée par les faits. M. le gouverneur Bruat, dès qu’il a été de retour à Papéiti, s’est empressé de mettre un terme à ces fâcheux procédés en ordonnant l’embarquement et le départ de M. Pritchard. Le gouvernement du Roi n’hésite point à témoigner, au gouvernement de Sa Majesté Britannique, comme il l’a fait connaître à Tahiti même, son regret et son improbation des circonstances que je viens de rappeler.

Le gouvernement du Roi a donné, dans les Iles de la Société, des preuves irrécusables de l’esprit de modération et de ferme équité qui règle sa conduite. Il a constamment pris soin d’assurer, aux étrangers comme aux nationaux, la liberté de culte la plus entière et la protection la plus efficace. Cette égalité de protection pour toutes les croyances religieuses est le droit commun et l’honneur de la France. Le gouvernement du Roi a consacré et appliqué ce principe partout où s’exerce son autorité. Les missionnaires anglais l’ont eux-mêmes reconnu, car la plupart d’entre eux sont demeurés étrangers aux menées de M. Pritchard, et plusieurs ont prêté aux autorités françaises un concours utile. Le gouvernement du Roi maintiendra scrupuleusement cette liberté des consciences et le respect de tous les droits ; et en même temps il maintiendra aussi et fera respecter ses propres droits, indispensables pour garantir à Tahiti le bon ordre ainsi que la sûreté des Français qui y résident et des autorités chargées d’exercer le protectorat.

Nous avons la confiance que l’intention du cabinet britannique s’accorde avec la nôtre, et que pleins l’un pour l’autre d’une juste estime, les deux gouvernements ont le même désir d’inspirer à leurs agents les sentiments qui les animent eux-mêmes, de leur interdire tous les actes qui pourraient compromettre les rapports des deux États, et d’affermir, par un égal respect de leur dignité et de leurs droits mutuels, la bonne intelligence qui règne heureusement entre eux.

2º —  Paris, le 2 septembre 1844.

Monsieur le Comte, en exprimant au gouvernement de Sa Majesté Britannique son regret et son improbation de certaines circonstances qui ont précédé le renvoi de M. Pritchard de l’île de Tahiti, le gouvernement du Roi s’est montré disposé à accorder à M. Pritchard, à raison des dommages et des souffrances que ces circonstances ont pu lui faire éprouver, une équitable indemnité. Nous n’avons point ici les moyens d’apprécier quel doit être le montant de cette indemnité, et nous ne saurions nous en rapporter aux seules assertions de M. Pritchard lui-même. Il nous paraît donc convenable de remettre cette appréciation aux deux commandants des stations française et anglaise dans l’océan Pacifique, M. le contre-amiral Hamelin et M. l’amiral Seymour. Je vous invite à faire, de notre part, cette proposition au gouvernement de Sa Majesté Britannique, et à me rendre compte immédiatement de sa réponse.

Le cabinet anglais accepta volontiers ce mode de règlement de l’indemnité promise, et trois jours après, le 5 septembre 1844, le discours prononcé au nom de la reine d’Angleterre pour la prorogation du Parlement contint ce paragraphe : Sa Majesté s’est trouvée récemment engagée dans des discussions avec le gouvernement du roi des Français, sur des événements de nature à interrompre la bonne entente et les relations amicales entre ce pays et la France. Vous vous réjouirez d’apprendre que, grâce à l’esprit de justice et de modération qui a animé les deux gouvernements, ce danger a été heureusement écarté.

Entre les deux pays et les deux gouvernements l’affaire était terminée ; elle ne l’était pas en France et pour le cabinet français. Nous avions à soutenir dans les Chambres la conduite que nous avions tenue dans la négociation et à en faire approuver l’issue. Le vif déplaisir qu’avaient causé, dès le premier moment, les paroles âpres de sir Robert Peel, avait été ardemment propagé et fomenté par les journaux de l’opposition ; ils répétaient tous les matins que nous serions certainement dans cette occasion, comme nous l’étions toujours, disaient-ils, d’une complaisance pusillanime envers l’Angleterre. Dans un tel état des esprits, l’incident Pritchard ne pouvait manquer d’être, dans la session prochaine, l’objet d’un grave débat ; le roi Louis-Philippe s’en inquiétait plus que personne, dans l’intérêt et des bons rapports avec l’Angleterre et de la stabilité du cabinet dont il avait le maintien fort à cœur. Le soir même du jour où le conseil avait décidé en principe l’indemnité et où je l’avais annoncé à Londres, je reçus de lui la lettre suivante[21] :

Mon cher ministre, j’ai beaucoup réfléchi sur ce qui s’est passé aujourd’hui au conseil, relativement à l’affaire Pritchard. Nous avons reconnu qu’une indemnité lui était due pour les dommages qu’il a éprouvés. Nous avons résolu que vous en informeriez officiellement lord Aberdeen, et que vous lui proposeriez d’en faire régler le montant par les deux amiraux Hamelin et Seymour qui commandent les forces navales des deux puissances dans l’océan Pacifique. Je trouve ce mode de règlement à la fois équitable et convenable. Cependant il me présente, pour la mise en pratique, plus d’une difficulté.

La première de toutes, c’est que les deux amiraux devant nécessairement se réunir à Tahiti pour l’examen et l’appréciation des dommages que M. Pritchard a éprouvés, il est certain qu’on ne peut refuser à M. Pritchard de faire valoir ses droits et de plaider sa cause devant les deux amiraux, soit en personne, soit par un fondé de pouvoirs. Or, je crois que le conseil pense, comme moi, que nous ne pouvons consentir à ce que, dans aucun cas, M. Pritchard retourne à Tahiti, et, par conséquent, à ce qu’il y paraisse pour plaider sa cause en personne devant les amiraux. Les plaidoyers par un fondé de pouvoirs, dans un lieu où tout est public et d’où tout nous revient avec commentaires pour être imprimé dans les journaux, me paraissent présenter aussi de grands inconvénients, et je crois très désirable qu’ils soient évités.

Une seconde difficulté se trouve dans le temps énorme qui doit s’écouler : 1º pour porter aux deux amiraux l’ordre de procéder à l’évaluation dont ils doivent être chargés ; 2º pour qu’ils combinent leurs mouvements maritimes dans la vaste étendue du Pacifique, de manière à se trouver réunis, à jour fixe, à Tahiti ; 3º pour faire leur travail ; 4º pour que le résultat de ce travail nous parvienne en Europe.

N’oublions pas, en outre, que d’aussi longs délais feront un mauvais effet en Angleterre, et qu’ils donneront lieu inévitablement à un accroissement de dommages pour M. Pritchard. Et cependant ces délais, déjà si longs, doivent encore être nécessairement allongés de tout le temps qui s’écoulera avant que nos Chambres aient accordé le crédit nécessaire pour faire payer l’indemnité que nos amiraux auront allouée à M. Pritchard. Vous savez pendant combien d’années le vote nécessaire pour solder la somme allouée aux États-Unis d’Amérique a été remis d’une session à l’autre, et que ces retards ont failli allumer la guerre entre la France et les États-Unis.

Le meilleur moyen, l’unique, selon moi, d’échapper à ces difficultés, c’est de prier lord Aberdeen de régler, avec M. Pritchard, un forfait dont celui-ci donnerait quittance in full of all demands[22], et dont le payement serait immédiatement effectué sans demander ni attendre aucune sanction législative. Dès lors, il est évident que les fonds de ce payement ne peuvent être pris que dans deux sources : l’une, pour laquelle je suis aussi décidé à refuser mon concours que vous l’êtes à me le demander, puisque ce serait de puiser, pour cet objet, dans les fonds secrets des affaires étrangères ou de l’intérieur, déjà insuffisants pour les besoins de l’État auxquels ils sont destinés à satisfaire ; l’autre moyen consiste dans mes ressources personnelles, les revenus de ma liste civile, de mon domaine privé et de la couronne ; et je serai charmé, malgré les charges et les embarras dont ils sont grevés aujourd’hui, qu’on prenne là, sans mystère, la somme nécessaire à solder l’indemnité de M. Pritchard. D’ailleurs, d’après ce que lord Aberdeen a indiqué, la somme nécessaire pour cet objet n’est pas de nature à apporter aucune augmentation réelle à la masse de mes dettes, puisqu’il ne s’agirait que d’environ mille livres sterling, c’est-à-dire 25.000 francs. Je trouve très convenable que ce soit le roi seul qui supporte une dépense que son gouvernement et lui regardent à la fois comme équitable, par conséquent comme honorable et comme propre à faciliter la continuation de nos bons rapports avec l’Angleterre. J’ajouterai, pour ne rien taire de ma pensée et de mon sentiment, que je jouirai, comme roi, d’assurer cet avantage à la France sans l’exposer aux inconvénients des retards et des difficultés que pourraient entraîner la demande de la sanction législative pour une pareille bagatelle, et même l’attente du moment où il serait possible de la soumettre aux Chambres.

Je désire donc, mon cher ministre, que, sans rien changer ni modifier à la proposition de mon gouvernement, qui est de charger les amiraux Hamelin et Seymour de régler à Tahiti le montant de l’indemnité qu’ils reconnaîtront due à M. Pritchard, vous chargiez le comte de Jarnac de prier lord Aberdeen de proposer à M. Pritchard le payement immédiat, à titre de forfait, d’une somme de mille livres sterling ou vingt-cinq mille francs, que je fournirais contre sa quittance in full of all demands. Et alors, quelque fût le résultat de l’investigation des amiraux, il n’y aura plus rien à demander aux Chambres ; leur décision ne sera plus qu’une pièce justificative constatant qu’il était réellement dû une indemnité à M. Pritchard ; et néanmoins, comme il faudrait qu’il fût connu que M. Pritchard est satisfait, si des interpellations vous étaient faites à cet égard dans nos Chambres, vous les déclineriez en disant qu’il n’y a rien à leur demander ; et si l’on ajoutait la question de savoir si M. Pritchard a reçu une indemnité, vous déclareriez qu’il n’a rien reçu sur les fonds publics, avec une déclaration sur l’honneur qu’il n’a rien reçu non plus sur les fonds secrets des ministères. Tout le monde pourrait savoir que c’est moi qui n’ai pas voulu laisser peser sur le revenu public la somme que j’ai jugé à propos de payer.

Je ne pensai pas que la proposition du Roi fût acceptable ; elle aurait paru n’avoir d’autre objet que d’éviter au cabinet la nécessité, qu’elle ne lui aurait pas évitée, d’obtenir, pour l’indemnité Pritchard, un vote des Chambres. Ce n’était évidemment pas dans la somme de cette indemnité, mais dans l’approbation ou le blâme du parlement que résidait l’importance du vote ; et, loin d’hésiter devant le débat, il nous convenait de l’accepter hautement, quelle qu’en dût être l’issue. Tous mes collègues partagèrent mon avis, et le Roi s’y rendit sans difficulté.

A l’ouverture de la session de 1845, nous fîmes plus qu’accepter le débat ; nous nous empressâmes d’aller au-devant. Le discours du Roi répondit, quant à l’incident Pritchard, aux sentiments qu’avait manifestés dans le sien, en prorogeant le parlement, la reine d’Angleterre : Mon gouvernement, dit-il, était engagé, avec celui de la reine de la Grande-Bretagne, dans des discussions qui pouvaient faire craindre que les rapports des deux États n’en fussent altérés ; un mutuel esprit de bon vouloir et d’équité a maintenu, entre la France et l’Angleterre, cet heureux accord qui garantit le repos du monde.

Dans la commission nommée par la Chambre des députés pour préparer l’adresse en réponse au discours du trône, les amis du cabinet étaient en grande majorité ; ils proposèrent à la Chambre un paragraphe en parfaite harmonie avec ce discours, et qui donnait, à la conduite du cabinet, une entière approbation : Des incidents qui, au premier moment, semblaient de nature à troubler les bons rapports de la France et de l’Angleterre, avaient ému vivement les deux pays et appelé toute l’attention de votre gouvernement. Nous sommes satisfaits d’apprendre qu’un sentiment réciproque de bon vouloir et d’équité a maintenu,entre les deux États, cet heureux accord qui importe à la fois à leur prospérité et au repos du monde.

La question était ainsi nettement posée. L’opposition y entra avec ardeur. Pour la première fois depuis 1840, grâce à la vivacité de l’émotion populaire et à l’hésitation que laissaient entrevoir quelques membres du parti conservateur, elle concevait l’espoir de renverser le cabinet. La discussion se prolongea pendant six jours, tour à tour passionnée ou adroite, tantôt dispersée sur les divers points de la politique extérieure, tantôt fortement concentrée sur Tahiti et M. Pritchard. Je n’en reproduirai pas ici les diverses phases ; le point d’attaque était toujours le même ; on accusait le cabinet d’avoir manqué, dans ses rapports avec le gouvernement anglais, de fermeté et de dignité ; ma défense fut l’exposé des faits et de la négociation tel que je viens de le retracer. Dans le cabinet, MM. Duchâtel et Dumon m’apportèrent le plus ferme concours. Deux membres de la commission d’adresse, MM. de Peyramont et Hébert, maintinrent, avec une vigueur éloquente, le paragraphe approbateur qu’elle proposait. Deux amendements, qui à l’approbation substituaient le blâme, furent proposés, l’un par M. de Carné, l’autre par M. Léon de Malleville : le premier, général et un peu contenu, fut rejeté par 225 suffrages contre 197 ; le second était plus spécial et plus explicite ; il exprimait un regret formel qu’en concédant une réparation qui n’était pas due, le cabinet n’eût pas tenu un compte suffisant des règles de justice et de réciprocité que la France respecterait toujours. Après l’avoir énergiquement repoussé, je terminai en disant : Je remercie la commission de son adhésion si franche ; je remercie l’opposition de son attaque si franche. Nous sommes convaincus que nous faisons, depuis quatre ans, de la bonne politique, de la politique honnête, utile au pays, conforme à ses intérêts et moralement grande. Mais cette politique est difficile, très difficile ; elle a bien des préventions, bien des passions, bien des obstacles à surmonter, sur ces bancs, hors de ces bancs, dans le public, partout, grands et petits obstacles. Elle a besoin, pour réussir, du concours net et ferme des grands pouvoirs de l’État. Si ce concours, je ne dis pas nous manquait complètement, mais s’il n’était pas assez ferme pour que cette politique pût être continuée avec succès, nous ne continuerions pas à nous en charger. Nous ne souffrirons pas que la politique que nous croyons bonne soit défigurée, énervée, abaissée entre nos mains, et qu’elle devienne médiocre par sa faiblesse. Tout ce que nous demandons, c’est que la décision soit parfaitement claire, parfaitement intelligible pour tout le monde. Quelle qu’elle soit, le cabinet s’en réjouira. L’amendement de M. Léon de Malleville fut rejeté, sans qu’il y eût même lieu de recourir au scrutin.

Quand le blâme réclamé par l’opposition contre le cabinet eut été ainsi écarté, restait à voter l’approbation contenue dans le paragraphe proposé par la commission. Ce fut dans ce dernier retranchement que l’opposition concentra ses efforts ; elle essaya d’intimider la majorité sur la portée et l’effet d’une adhésion à ce point décidée et explicite : Si la Chambre, dit M. Billault, s’associe à un tel acte par un éloge aussi complet, aussi précis que celui qui lui est proposé, le ministère pourra désormais lui tout demander, et n’aura, sur quoi que ce soit, aucun refus à craindre. Je supplie la Chambre de prendre la seule attitude qui me semble digne dans cette affaire, le silence, et puisque malheureusement elle ne peut faire mieux, la résignation. — Savez-vous, s’écria vivement M. Dumon, ce que l’honorable préopinant propose à la Chambre ? C’est de n’avoir point de politique, point d’avis sur les grandes affaires du pays, d’abdiquer. Personne ne reconnaît plus que nous le grand rôle qui appartient à la Chambre ; mais à quelle condition est-elle un pouvoir politique ? A condition d’avoir un avis sur tout, de le dire toujours, de prendre, sur toutes choses, sa part de responsabilité. On vous dit : Vous avez refusé de blâmer, refusez au moins d’adhérer. Quelle serait donc la situation de la Chambre devant le pays ? Une grande question se sera élevée, une grande mesure aura été prise, une politique aura été suivie ; la France demandera à la Chambre quel est son avis, et la Chambre n’aura point d’avis ! Elle n’aura pas blâmé ; elle n’aura pas adhéré ! Elle se tiendra dans une abstention muette et impuissante ! J’adjure solennellement la Chambre de dire son avis avec netteté, avec franchise, comme il convient à son indépendance et sans s’inquiéter des influences extérieures dont on l’a menacée. Je lui demande d’affermir ou de renverser la politique du gouvernement.

La loyauté de M. Odilon Barrot refusa de se prêter aux tentatives d’intimidation et aux conseils d’abdication que M. Billault adressait à la Chambre ; il accepta pleinement la question telle que la posait le cabinet, et quand on en vint au vote sur le paragraphe approbateur, 213 voix l’adoptèrent et 205 le repoussèrent.

Ce n’était pas là, pour l’opposition, un triomphe suffisant ; c’était cependant un grave échec pour le ministère. Encore en minorité, et en présence d’une majorité irritée en même temps qu’affaiblie, l’opposition eût été, à coup sûr, hors d’état de gouverner, et elle n’eût pu se dispenser de demander au Roi la dissolution de la Chambre ; mais le gouvernement devenait, pour nous, beaucoup plus difficile et précaire. Nous résolûmes de ne pas accepter cette situation, et d’en laisser retomber le poids sur ceux qui l’avaient amenée, l’opposition par ses violences, quelques membres de la majorité par leur faiblesse. Dès que le bruit de notre résolution de nous retirer se répandit, une vive réaction, mêlée de colère et d’inquiétude, se manifesta ; le surlendemain du vote de l’adresse, les députés conservateurs, au nombre de cent soixante-dix, se réunirent, et quarante-sept, qui n’avaient pu assister à la réunion, lui envoyèrent leur complète adhésion. Ils résolurent de faire, auprès du cabinet, une démarche solennelle pour lui demander de rester aux affaires et de maintenir sa politique. Les hommes les plus considérables de la majorité, MM. Hartmann, Delessert, Salvandy, Bignon, Jacqueminot, les maréchaux Sébastiani et Bugeaud avaient provoqué et inspiraient cette réunion. Une députation se rendit, en son nom, d’abord chez le maréchal Soult, puis chez moi, et nous exprima vivement son vœu. Le Roi, triste et inquiet, se tenait immobile : tout le monde comprenait que c’était au parti conservateur lui-même à se relever de son échec et à témoigner sa constance dans notre politique commune. Pour le régime parlementaire l’épreuve était sérieuse et elle fut efficace ; la résolution du parti conservateur détermina la nôtre ; la majorité et le cabinet se raffermirent mutuellement en resserrant leur alliance ; la question Pritchard rentra dans l’ombre dont elle n’aurait jamais dû sortir, et la session reprit sans trouble son cours.

Quand je dis que la question Pritchard rentra dans l’ombre, cela était vrai dans les Chambres, non dans le public ; l’impression qu’avaient soulevée, à propos de cette affaire, ses premières apparences et les déclamations dont elle avait été l’objet, demeura et demeure probablement encore dans bien des esprits. Je ne connais guère d’exemple d’une impression plus superficielle et plus fausse. Par l’occupation de Tahiti, nous avions profondément blessé le sentiment religieux de l’Angleterre, et porté à sa prépondérance dans les mers du Sud une déplaisante atteinte. Par l’arrestation et l’emprisonnement de M. Pritchard, nous avions paru tenir peu de compte de la qualité de citoyen anglais, et choqué ainsi l’amour-propre national. Ni l’un ni l’autre de ces actes n’était nécessaire en soi, ni commandé par nos instructions. Nous les avions cependant maintenus l’un et l’autre, en nous refusant à toutes les satisfactions de principe qu’avait réclamées le cabinet anglais, et en lui accordant seulement, à raison de certaines inconvenances commises par l’un des agents français, la plus modeste des satisfactions, une indemnité en argent. En droit, il était difficile de refuser davantage et d’accorder moins. En fait, il eût été insensé de compromettre, pour une cause et une réparation si minces, la bonne intelligence et peut-être la paix des deux États. Les deux gouvernements eurent le droit de dire que c’était grâce à leur mutuel esprit de justice et de modération que ce danger avait été écarté. Ils firent plus, dans cette circonstance, qu’écarter un grave danger : en présence des passions anglaises et des passions françaises vivement excitées, le cabinet anglais et le cabinet français ne tinrent compte, dans leur résolution définitive, que de l’équité et de ces considérations morales qui sont le gage et l’honneur de la civilisation. Politique difficile et rare après le long règne de la force, car les peuples en méconnaissent alors les conditions et se vengent, sur les gouvernements sensés et justes, des revers et des tristesses que leur ont attirés les gouvernements despotiques et violents[23].

 

 

 



[1] Pièces historiques, nº I.

[2] Loi des 5-22 avril, 8-16 juin 1850 ; art. 4 et 5.

[3] Annales de la propagation de la foi, t. X, page 205.

[4] Pièces historiques, nº II.

[5] Parliamentary Papers, nº 3, 1844.

[6] Parliamentary Papers, 1844, nº 9.

[7] Le 3 novembre 1842.

[8] Le 6 novembre 1843.

[9] Le 13 janvier 1844.

[10] Je ne citerai ici que quelques articles de cet arrêté :

ARTICLE 2. Tout résidant, Européen ou Indien, doit être rentré dans son habitation au coup de canon de retraite, et n’y recevoir personne après cette heure.

ART. 3. Depuis le coup de canon de retraite jusqu’à celui de diane, les patrouilles commandées par un officier et les rondes de police commandées par le commissaire de police pourront se faire ouvrir de force et visiter en détail toute maison qui leur paraîtra suspecte, ou dans laquelle on soupçonnera une réunion de personnes autres que celles qui habitent la maison.

ART. 4. Si les patrouilles ou rondes de gendarmerie trouvent, dans les maisons qu’elles visiteront, des personnes qui ne les habitent pas, en outre de l’arrestation de ces personnes et de celle du propriétaire, de la confiscation ou de la destruction immédiate de tous vins, alcools ou autres esprits, les maisons pourront être détruites et leurs matériaux transportés à la convenance du commandant particulier, pour construire des corps-de-garde, magasins ou abris utiles à la garnison.

ART. 5. Les embarcations des bâtiments étrangers, à quelque nation qu’ils appartiennent, devront avoir quitté le rivage au coup de canon de retraite, emmenant avec elles les personnes de leur équipage et tous les passagers descendus à terre dans la journée. Il est interdit à tout officier, matelot ou passager, d’avoir à terre un logement de nuit.

ART. 6. D’un coup de canon à l’autre, les bâtiments étrangers sont prévenus qu’en outre des coups de feu auxquels ils exposeraient leurs hommes en envoyant un canot à terre, l’équipage sera arrêté, et l’embarcation immédiatement sabordée ou détruite.

[11] M. Pritchard, de retour à Londres, rendit compte à lord Aberdeen (le 31 juillet 1844) de son arrestation et de sa détention en ces termes :

Le jour même où la loi martiale (la mise en état de siége de Papéiti) fut proclamée, je fus jeté en prison sans qu’on me donnât la moindre indication de la cause de ce traitement. Le 3 mars, vers quatre heures, comme j’étais sur le quai, près de mettre le pied sur le bateau qui devait me conduire à bord du navire de Sa Majesté le Cormoran, le principal agent de la police courut sur moi et me saisit par le bras. Il fut immédiatement rejoint par quelques soldats. On me conduisit, à travers la ville, jusqu’au haut d’une colline sur laquelle avait été construit un blockhaus. Nous montâmes par une petite échelle à l’étage supérieur du blockhaus qui formait le corps-de-garde. Au milieu de la pièce était une trappe. Je fus descendu, par cette trappe, dans le cachot situé au-dessous, et j’y fus tenu, sans une goutte d’eau pour étancher ma soif et apaiser ma fièvre, jusqu’au lendemain matin, vers huit ou neuf heures. On ouvrit alors la trappe, et je reçus la proclamation de M. d’Aubigny, du 3 mars. Quant à la sentinelle attaquée par un natif de l’île, je n’en savais pas plus que n’en eût pu savoir l’un des officiers de Sa Majesté résidant à Londres. On me dit alors qu’on m’apporterait des aliments de chez moi, deux fois par jour. L’humidité du cachot était telle que, le troisième jour, je fus pris d’un violent accès de dysenterie. Je demandai qu’un médecin pût venir me voir. Cette faveur me fut accordée à certaines conditions ; on mit dans le cachot une échelle sur laquelle je montai assez haut pour que le docteur pût me tâter le pouls, m’examiner et me faire des questions sur ma santé. Il écrivit au gouverneur que, si je n’étais pas tiré de cet humide cachot, je serais bientôt mort. D’après cette lettre, je fus emmené de nuit sur un vaisseau de guerre français à l’ancre dans le port. Je fus encore tenu là dans la solitude, mais tout était sec et clair, et j’y étais beaucoup mieux que dans le cachot. Le vaisseau de Sa Majesté, le Cormoran, ayant reçu du gouverneur, M. Bruat, l’ordre de quitter le port, il fut convenu que je serais mis à bord de ce vaisseau quand il serait hors du port, à condition que je ne serais débarqué dans aucune des Iles de la Société, et que je serais emmené dans quelqu’une des îles de ma juridiction. Le Cormoran se rendant à Valparaiso, j’ai cru de mon devoir de venir ici et de mettre mon affaire sous les yeux de Votre Seigneurie, pour que le gouvernement de Sa Majesté la prenne en considération.

[12] Les 13 et 21 mars 1844.

[13] Ce bâtiment quitta le 13 mars la rade de Papéiti, emmenant M. Pritchard.

[14] Cette frégate était venue, le 13 mars, des îles Marquises, amenant à Tahiti plusieurs passagers et la 26e compagnie d’infanterie que M. Bruat avait fait demander.

[15] Le 1er août 1844.

[16] Le 8 août 1844.

[17] Le 7 août 1844.

[18] Le 20 août 1844.

[19] Le 6 août 1844.

[20] Le 8 août 1844.

[21] Du 2 septembre 1844.

[22] Pour le montant de toutes ses demandes.

[23] Si des exemples étaient nécessaires pour prouver combien notre conduite dans cette affaire fut naturelle et légitime, je pourrais en citer un tout récent et d’une autorité incontestable. En 1855, dans une circonstance et par des motifs bien moins graves que ceux qui, en 1844, nous décidèrent à accorder à M. Pritchard une indemnité pécuniaire, la République des États-Unis d’Amérique n’a pas hésité à donner à l’Empire français une réparation plus éclatante. Le consul de France à San Francisco de Californie, M. Dillon, avait été sommé de comparaître en personne, comme témoin, devant la cour de district, dans une poursuite intentée contre le consul du Mexique. Il s’y refusa formellement en vertu d’une convention consulaire conclue le 23 février 1853, entre la France et les États-Unis, se déclarant prêt d’ailleurs à donner son témoignage, de vive voix ou par écrit, au magistrat délégué pour le recevoir à son domicile ; les autorités judiciaires de Californie reconnurent d’abord, puis repoussèrent le droit que réclamait le consul de France ; un mandat d’arrêt fut lancé contre lui, et le 25 avril 1854, le maréchal des États-Unis se présenta au consulat accompagné d’agents armés, et procéda à l’arrestation de M. Dillon qui, après avoir protesté contre cet acte de violence, le suivit devant le tribunal où il renouvela sa protestation. Le juge, après quelques observations, lui dit qu’il pouvait se retirer ; mais M. Dillon maintint fortement son droit, réclama une réparation comme ayant été illégalement arrêté, et fit amener son pavillon consulaire ; après divers incidents et une longue discussion, le cabinet de Washington reconnut officiellement le droit qu’avait eu le consul de France de décliner l’injonction de la cour de district de San Francisco, et témoigna son regret de l’excès de pouvoir commis envers cet agent. Le rétablissement des relations officielles entre le consulat de France et les autorités fédérales suivit cette déclaration. Le 30 novembre 1855, la frégate américaine l’Indépendance, commandée par le commodore Mervine, et qui, depuis la veille, était mouillée en face de San Francisco, salua de vingt et un coups de canon le pavillon français flottant à bord de la corvette impériale l’Embuscade, commandée par M. Gizolme, capitaine de frégate. La corvette ayant, à son tour, salué le pavillon américain du même nombre de coups, le pavillon français fut relevé aussitôt au-dessus de la maison consulaire aux cris de : Vive la France ! vive le consul ! répétés par la nombreuse population française qui assistait à la cérémonie. Puis le consul de France, revêtu de son uniforme, s’avança sur le péristyle de sa maison, adressa à ses compatriotes une allocution reçue avec les mêmes applaudissements ; et l’affaire fut ainsi terminée à la satisfaction des deux gouvernements, qui eurent parfaitement raison, l’un de réclamer, l’autre d’accorder cette juste réparation d’un acte violent et inutile.