MÉMOIRES POUR SERVIR À L’HISTOIRE DE MON TEMPS

TOME SIXIÈME — 1840-1842.

CHAPITRE XXXVII. — AFFAIRES DIVERSES A L’EXTÉRIEUR (1840-1842).

 

 

Les gouvernements absolus, qu’ils soient absolus au nom d’une révolution ou d’une dictature, sont enclins et presque condamnés à pratiquer une politique extérieure pleine de résolutions et d’entreprises arbitraires, inattendues, suscitées par leur propre volonté, non par le cours naturel des faits et la nécessité. Ils ont besoin d’occuper au dehors l’imagination des peuples pour les distraire de ce qui leur manque au dedans, et ils leur donnent les chances des aventures et des guerres en échange des droits qu’ils refusent à la liberté. Les gouvernements libres n’ont point recours à de tels moyens ; leur mission, c’est de bien faire les affaires naturelles des peuples, et l’activité spontanée de la vie nationale les dispense de chercher, pour les esprits oisifs, des satisfactions factices et malsaines.

Après la crise de 1840 et quand le cabinet du 29 octobre se fut établi, les affaires ne nous manquaient pas, et nous n’avions garde de susciter nous mêmes des questions nouvelles. Les affaires et les questions naturelles s’élevaient de toutes parts devant nous. Les accepter sans hésitation à mesure qu’elles se présentaient, les conduire et les résoudre selon l’intérêt particulier de la France dans chaque occasion, en même temps que d’accord avec notre politique générale, et obtenir, par la discussion continue, l’adhésion des Chambres et du pays à nos résolutions et à nos actes, c’était là toute notre ambition, la seule légitime et, à mon sens, la plus grande que puissent concevoir des hommes appelés à l’honneur de gouverner. Je ne pense pas à retracer ici avec détail, comme je viens de le faire pour les affaires d’Orient et le droit de visite, toutes les questions, toutes les négociations dont j’eus alors à m’occuper ; quelques-unes seulement appartiennent à l’histoire ; pour les autres, je ne veux que marquer leur date et leur place, et indiquer avec précision le caractère de la politique qui y a présidé. Il en est des événements comme des hommes ; la plupart sont destinés à l’oubli, même après avoir fait grand bruit de leur temps.

La question d’Égypte était à peine terminée que la question de Syrie s’éleva : non plus la question de savoir qui gouvernerait la Syrie, mais la question, bien plus difficile, de savoir comment la Syrie serait gouvernée. Méhémet-Ali l’opprimait et la pressurait, mais avec une certaine mesure d’impartialité et d’ordre ; l’anarchie et le fanatisme y rentrèrent avec le gouvernement du sultan ; la guerre civile recommença, dans le Liban, entre les Druses et les Maronites, vieille guerre de race, de religion, d’influence et de pillage. Loin de la réprimer, les autorités turques, à peine rétablies et à la fois malveillantes et impuissantes, tantôt l’excitaient sous main, tantôt y assistaient avec une cynique indifférence. Bientôt se répandit en Europe le bruit des dévastations et des massacres auxquels le Liban était en proie ; de Constantinople et de Beyrouth, les rapports, les déclarations, les dénonciations, les supplications nous arrivaient à chaque courrier ; les chrétiens maronites invoquaient nos capitulations, nos traditions, notre foi commune, le nom de la France. Je n’attendis pas, pour agir, que leurs lamentations et leurs instances eussent retenti dans nos Chambres. C’eût été une grande méprise de vouloir agir seuls ; de tout temps, les rivalités des puissances européennes avaient été, en Syrie, un ferment de plus pour les discussions locales et une cause d’impuissance mutuelle. A plus forte raison, après ce qui venait de se passer et ce qui se passait encore en Orient, aurions-nous été suspects et bientôt déjoués par nos rivaux encore coalisés contre nous. Pour agir efficacement, il fallait émouvoir l’Europe, en prenant nous-mêmes l’initiative du mouvement. J’écrivis le 13 décembre 1841 au comte de Flahault : Je vous envoie copie des derniers rapports de notre consul à Beyrouth. Je vous prie d’en faire usage pour appeler, sur la situation actuelle de la Syrie et particulièrement des districts montagnards, la plus sérieuse attention du prince de Metternich. L’Europe ne peut rester spectatrice indifférente et passive du massacre des populations chrétiennes abandonnées à la fureur de leurs ennemis par l’apathie, peut-être par l’odieuse politique des autorités turques. M. de Metternich pensera sans doute qu’un tel état de choses, s’il venait à se prolonger, produirait sur les esprits une impression qui, tôt ou lard, ferait naître des complications graves et des dangers réels pour la paix générale. Dans l’intérêt de cette paix comme dans celui de l’humanité, M. de Metternich reconnaîtra l’urgence de faire à Constantinople les démarches les plus pressantes et les plus énergiques pour que la Porte, sérieusement avertie, prévienne, par une interposition vigoureuse et efficace, des conséquences si funestes. Je compte envoyer à M. de Bourqueney des instructions conçues dans le sens de ces considérations, et j’ai déjà chargé M. de Sainte-Aulaire d’en entretenir lord Aberdeen. J’en écrirai aussi à Berlin et à Saint-Pétersbourg.

M. de Flahault me répondit, le 20 décembre : J’ai lu au prince de Metternich votre dépêche relative aux troubles qui viennent d’ensanglanter et désolent peut-être encore la Syrie. J’ai ajouté que vous ne doutiez pas qu’il ne sentît l’urgence de faire entendre à Constantinople des conseils, dans l’intérêt de la paix comme de l’humanité :Vous pouvez y compter, m’a-t-il dit : M. de Stürmer a ordre d’agir ainsi ; mais, je vais le lui réitérer et lui prescrire de s’entendre et de marcher avec votre agent. Les réflexions de M. Guizot sur les funestes effets que doit avoir la conduite des autorités turques sont parfaitement justes, et je partage à cet égard toutes ses idées. Il faut surveiller de près ces autorités et les dénoncer à Constantinople toutes les fois qu’elles ne remplissent pas leur devoir. C’est dans ce but que je me suis décidé à envoyer un consul général à Damas, qui est le véritable point central, pour savoir ce qui se passe ; il a ordre de transmettre à Constantinople toutes les plaintes légitimes qui peuvent s’élever contre les agents de la Porte. Nous sommes, vous et nous, en qualité de coreligionnaires, les protecteurs naturels de tous les chrétiens latins établis en Orient, et nous ne pouvons avoir qu’un seul et même but, les préserver de toute espèce de persécutions et d’oppressions. Il n’y a qu’un point qui pourrait offrir quelque difficulté, ou du moins que quelques personnes considèrent comme pouvant être la source de quelque jalousie entre nous ; c’est l’exercice de votre ancien droit de protection. A mes yeux, cela ne peut pas être, par la raison que jamais nous ne disputons un droit acquis. Comme nous sommes essentiellement conservateurs, un droit acquis est pour nous un droit qu’il faut et qu’on doit respecter. Le roi des Français tient celui-ci des traités, des usages, des traditions ; soyez certains que nous ne vous le contesterons pas. Nous savons parfaitement que toute dispute à ce sujet ne profiterait qu’à un tiers, et serait nuisible à ceux que nous voulons protéger. Il ne faut pas faire entrer la politique là où il ne doit être question que d’humanité et de religion.

L’empereur Nicolas n’était pas aussi sensé que le prince de Metternich ; M. de Barante m’écrivit de Saint-Pétersbourg : Les dispositions relatives aux chrétiens d’Orient et aux garanties qui pourront leur être données ne sont pas défavorables. Je croirais cependant que la meilleure marche à suivre serait d’arriver à un accord préalable avec les autres puissances, bien assurés d’obtenir ensuite sans difficulté l’assentiment de la Russie. En nous adressant directement ici, nous rencontrerions de l’indécision, de la lenteur, des réponses dilatoires et un penchant à appuyer toute opinion qui serait différente de la nôtre.

M. de Sainte-Aulaire trouva lord Aberdeen un peu embarrassé : Je lui ai demandé s’il n’écrirait pas à Constantinople au sujet des événements de Syrie. Il m’a objecté d’abord que l’intervention trop fréquente des puissances dans les affaires intérieures de l’empire ottoman pourrait avoir de fâcheuses conséquences : Il ne faut pas espérer, m’a-t-il dit, que jamais le gouvernement turc soit légal ou paternel ; vainement tenterait-on de le ramener à des idées exactes d’ordre et de justice ; les puissances qui s’imposeraient cette tâche, et qui agiraient trop activement pour l’accomplir, se compromettraient en pure perte, et peut-être pas sans danger pour leur bonne intelligence réciproque. J’ai reconnu, à ces paroles, une politique qui n’est pas celle de lord Aberdeen, mais à laquelle il est disposé, dit-on, à faire de grandes concessions. Je lui ai répondu que, s’il redoutait l’intervention trop active des puissances européennes dans les affaires de l’empire ottoman, le seul moyen de la prévenir était de mettre promptement un terme à des horreurs dont le spectacle prolongé soulèverait assurément l’opinion publique dans tous les pays civilisés. Lord Aberdeen est facilement revenu à des inspirations plus généreuses. Il a détesté avec moi le machiavélisme turc qu’il ne croit point étranger aux événements de Syrie. Il m’a assuré que ses lettres à Constantinople insistaient très explicitement sur la nécessité d’envoyer en Syrie des troupes disciplinées, et de les placer sous le commandement d’hommes décidés à y rétablir l’ordre. Il accuse l’apathie ou la lâcheté de plusieurs pachas, et demande positivement la destitution de celui de Damas qui a assisté les Druses dans leur attaque contre les chrétiens : Les Druses sont cependant le parti anglais, a-t-il ajouté ; jugez, d’après ma démarche, du prix que j’attache à ces misérables questions de rivalités locales.

Je ne m’inquiétais pas des premières hésitations de lord Aberdeen ; j’étais sûr qu’elles céderaient toujours à son esprit de justice et aux intérêts de la bonne politique générale. Il envoyait d’ailleurs comme ambassadeur à Constantinople sir Stratford Canning, fort ami de l’empire ottoman, mais très sensible en même temps aux considérations morales, aux droits de l’humanité, et capable de réprimer les Turcs avec la même énergie qu’il déployait à les soutenir. Je venais, au même moment, de faire nommer le baron de Bourqueney ministre du roi à Constantinople ; je le savais fidèle et habile à exécuter prudemment ses instructions, et j’avais la confiance qu’il saurait s’entendre avec sir Stratford Canning qu’on disait un peu hautain et ombrageux. Je résolus de pousser vivement notre action auprès de la Porte en faveur des chrétiens de Syrie, et d’exercer tous les droits traditionnels du protectorat français, en appelant à leur aide le concert européen qui ne pourrait guère nous être refusé.

La Porte résista à nos instances avec une obstination et une ruse qui semblaient nous défier d’employer contre elle notre force. Les désordres et les massacres de Syrie l’embarrassaient dans ses relations avec l’Europe chrétienne, mais, au fond, ils ne lui déplaisaient pas ; ce qu’elle voulait, c’était rétablir en Syrie, n’importe à quel prix, l’autorité turque, le gouvernement des pachas turcs ; les populations qui s’entre-détruisaient dans le Liban étaient les anciens et naturels adversaires de cette autorité ; elle se promettait de les contenir par  leurs discordes et de se relever sur leurs ruines. Les ministres du sultan commençaient par contester les faits que nous leur signalions. Quand nos réclamations devenaient trop pressantes, ils envoyaient coup sur coup en Syrie des commissaires extraordinaires chargés, disait-on, de les vérifier et de faire cesser l’anarchie. L’anarchie continuait ; on nous promettait que les agents turcs contre qui s’élevaient les plaintes seraient bientôt rappelés, et, en attendant, on déclarait à jamais déchue du gouvernement du Liban la famille des Chéabs, indigène et chrétienne, et depuis plus d’un siècle investie, dans ces montagnes, d’un pouvoir traditionnel. Le baron de Bourqueney envoya le drogman de la France, M. Cor, se plaindre de cette déchéance et avertir le ministre des affaires étrangères de l’impression qu’elle produirait en Europe ; Ne me parlez pas d’Europe, lui répondit Sarim-Effendi ; nous en sommes ennuyés. Si nous ne sommes pas des hommes d’État comme il y en a en Europe, nous ne sommes pas fous. L’empire ottoman est une maison dont le propriétaire veut être tranquille chez lui ; il est intéressé à ce que ses voisins n’aient pas à se plaindre de lui ; s’il devenait fou ou ivrogne, s’il se conduisait de manière à allumer un incendie qui menacerait le voisinage, alors il faudrait venir mettre l’ordre chez lui ; jusque-là, n’est-il pas exorbitant que vous me demandiez si  la Porte a droit ou n’a pas droit ? Sir Stratford Canning m’a tout dernièrement fait faire des questions sur ce qui s’était passé ; j’ai donné des explications qui apparemment l’ont satisfait, car il ne m’a plus rien fait dire. Sir Stratford Canning, nullement satisfait, unit très vivement ses démarches à celles du baron de Bourqueney ; les autres ministres européens suivirent son exemple, même le ministre de Russie, M. de Titow, quoique avec un peu d’hésitation et d’atténuation. Le grand-vizir, Méhémet-Izzet-Pacha, à qui ils portèrent également leurs plaintes, fut plus mesuré que Sarim-Effendi, mais non plus efficace ; on envoya en Syrie de nouveaux commissaires ; mais c’étaient toujours des Turcs, chargés au fond d’écarter les anciens privilèges des populations chrétiennes et de maintenir le seul pouvoir turc. Les hommes changeaient ; les faits ne changeaient pas.

Le prince de Metternich, fécond en expédients, mit en avant une nouvelle idée : il proposa que, si la Porte se refusait absolument à rétablir, dans le Liban, l’ancienne administration chrétienne personnifiée dans la famille Chéab, du moins le pacha turc fût retiré, et que les deux populations, les Maronites et les Druses, fussent gouvernées chacune par un chef de sa race et de sa religion, soumis l’un et l’autre au gouverneur général de la Syrie. Après de longues négociations et des conférences répétées, la Porte repoussa également cette idée, offrant de placer les Maronites et les Druses sous l’autorité de deux caïmacans distincts et indépendants l’un de l’autre, niais tous deux musulmans. Les plénipotentiaires européens se refusèrent unanimement à cette proposition et persistèrent dans la leur. De nouvelles instructions de leurs cours approuvèrent leur persistance. De nouveaux troubles éclatèrent dans le Liban. La Porte commença à s’inquiéter : Si l’Europe ne se lasse ni se divise, m’écrivit M. de Bourqueney, tout me fait croire que nous emporterons le seul et dernier point qui reste en discussion. De Berlin, le comte Bresson m’avertit que sir Stratford Canning, lassé des subterfuges turcs, avait conseillé à son gouvernement le prompt emploi des moyens coercitifs sur les côtes de Syrie. Lord Aberdeen attendit encore ; mais le 24 novembre 1842, causant avec M. de Sainte-Aulaire : M. de Neumann, lui dit-il, vient de me montrer une lettre dans laquelle le prince de Metternich pose en principe que nous ne pouvons agir que par voie de conseil quant aux affaires de Syrie. Ce serait une très fausse et très dangereuse idée à donner à la Porte ; l’Angleterre ne s’en tiendra pas indéfiniment à des conseils ; elle a attendu longtemps déjà, trop longtemps peut-être, dans une affaire où sa parole et par conséquent son honneur sont engagés envers les peuples chrétiens de la Syrie. Je viens de m’en expliquer nettement avec M. de Brünnow :Faites-y attention, lui ai-je dit ; la France et l’Angleterre avaient dernièrement, sur la côte de Syrie, des bâtiments dont la présence pouvait donner de l’efficacité à leurs demandes auprès du divan ; ces bâtiments se sont éloignés avec une grande prudence ; mais ils pourraient bien revenir, car la France n’est sans doute pas plus indifférente que l’Angleterre au sort des chrétiens de Syrie. Informé de ces paroles, j’écrivis sur-le-champ à M. de Sainte-Aulaire : C’est une excellente disposition que celle de lord Aberdeen ; cultivez-la sans en presser l’effet. Après le traité du 15 juillet et les événements de 1840, ce serait, convenez-en, un amusant spectacle que les flottes française et anglaise paraissant de concert sur les côtes de Syrie pour intimider les Turcs au profit des montagnards du Liban. Il y a bien de la comédie dans la tragédie de ce monde. J’ai communiqué à M. de Bourqueney votre conversation. Je pense que lord Aberdeen aura écrit dans le même sens à sir Strafford Canning.

Ainsi stimulés par leurs gouvernements, les cinq représentants des grandes puissances européennes à Constantinople résolurent de faire auprès de la Porte une nouvelle démarche, et de demander à Sarim-Effendi une conférence dans laquelle ils insisteraient fortement pour l’adoption du plan qu’ils avaient proposé. Averti par le baron de Brünnow des dispositions comminatoires de lord Aberdeen, le nouveau ministre de  Russie à Constantinople, M. de Bouténeff, se montra aussi empressé que ses collègues, et la conférence fut officiellement demandée. En se décidant tout à coup à la concession, la Porte voulut s’épargner du moins la discussion, et au lieu de fixer un jour pour un entretien, Sarim-Effendi adressa, le 7 décembre 1842, aux cinq plénipotentiaires une dépêche portant : Le ministère ottoman éprouve le plus vif regret de voir que le point de cette question ait donné lieu à tant de discussions et de pourparlers depuis un an, et que, malgré la bonne administration qu’il est parvenu à rétablir dans la montagne et les preuves convaincantes qu’il est à même de produire à l’appui de son assertion, les hautes puissances n’aient jamais changé de vues à cet égard. La Sublime-Porte, mue néanmoins par les sentiments de respect dont elle ne cesse pas un seul instant d’être animée à l’égard des cinq grandes puissances ses plus chères amies et alliées, a préféré, pour arriver à la solution d’une question si délicate, qui est en même temps une de ses affaires intérieures, se conformer à leurs vœux plutôt que d’y opposer des refus... Si le rétablissement du bon ordre dans la montagne peut être obtenu à l’aide du système proposé, le vœu de la Sublime-Porte sera accompli, et elle ne pourra qu’en être reconnaissante. Mais si, comme elle a lieu de le craindre d’après les informations successivement recueillies jusqu’ici, la tranquillité ne pouvait être rétablie en Syrie, dans ce cas la justice des objections faites jusqu’à présent par la Porte serait évidemment reconnue, et le gouvernement de Sa Hautesse se trouverait, de l’aveu de tout le monde, avoir été dans son droit.

A la nouvelle de cette concession, j’écrivis sur-le-champ au baron de Bourqueney : Le gouvernement du roi n’a pu qu’approuver l’acte par lequel la Porte, déférant aux représentations de ses alliés, a formellement adopté le système d’une administration indigène pour la montagne du Liban, et a décidé la nomination d’un chef chrétien pour les Maronites et d’un chef druse pour les Druses. Une telle résolution est conforme, en principe, au but que les grandes puissances avaient en vue, et je me plais à reconnaître la part active que l’influence de vos conseils et de vos démarches peut revendiquer à juste titre dans ce résultat. Toutefois, je ne me dissimule pas ce que la mesure consentie par la Porte offre encore d’incomplet et de précaire, notamment par l’exclusion de la famille Chéab du gouvernement de la montagne, contrairement aux droits qu’elle tient du passé, et peut-être aussi contrairement au vœu des populations. J’ai donc remarqué avec satisfaction que, tout en jugeant qu’il serait au moins inopportun de mêler une question de noms propres à la question principale, vous avez évité, en répondant à la communication de Sarim-Effendi, de paraître accepter une semblable conclusion. Du reste, ce que la décision de la Porte laisse à désirer sous certains rapports n’en démontre que mieux la  nécessité d’assurer du moins les résultats obtenus, et de veiller à ce qu’elle soit exécutée loyalement et dans un esprit de stabilité. Vous devez, monsieur le baron, y consacrer tous vos soins. La Porte a beau vouloir répudier, pour son compte, la responsabilité des désordres qui viendraient encore troubler la tranquillité du Liban et les rejeter d’avance sur les cabinets dont elle a écouté les conseils ; l’Europe ne la suivrait pas sur un pareil terrain, car l’Europe attend que la Porte réalise maintenant de bonne foi, sérieusement et sans arrière-pensée, ce qu’elle a consenti à adopter en principe, dans l’intérêt de son propre repos.

Nous n’étions que trop fondés à prendre d’avance des précautions contre l’obstination mal dissimulée de la Porte. A peine on commençait à mettre à exécution, dans le Liban, le nouveau système adopté ; les plénipotentiaires européens à Constantinople apprirent que l’un des principaux districts de cette province, le Djébaïl, qui contenait 30.000 chrétiens maronites, avait été soustrait à la juridiction du chef maronite et maintenu sous l’administration turque. Ils réclamèrent à l’instant et d’un commun accord contre cette grave atteinte aux engagements de la Porte : Prenez garde, dit à Sarim-Effendi M. Cor en lui portant la réclamation française ; en déférant à nos conseils, vous avez presque annoncé que notre système était un essai qui ne réussirait pas ; nous avons négligé cet avertissement ; nous l’avons pris pour une pure défense du passé ; mais du moment où vous introduiriez vous-mêmes, dans l’exécution de la mesure, des dissolvants propres à la faire échouer, les rôles changeraient, et je m’alarme sincèrement, pour vous, de tout ce dont l’Europe aurait alors à vous demander compte. — Eh bien, lui dit avec dépit Sarim-Effendi, que l’Europe ait recours à la force ; qu’elle vienne administrer elle-même le Liban ; ce sont de continuelles atteintes à notre indépendance, à nos droits de souveraineté ; et il essaya de démontrer que le sultan avait droit de retenir le district du Djébaïl sous sa juridiction directe et exclusive. Mais l’humeur céda bientôt à la crainte, et le Djébaïl fut replacé sous l’autorité du chef chrétien. Les événements n’ont cessé de prouver combien ce régime est insuffisant pour établir en Syrie l’ordre et la justice ; mais, depuis 1843, on n’a pas encore réussi à faire mieux.

Nous avions raison contre Sarim-Effendi, et Sarim-Effendi avait raison contre nous. Il y a, dans les relations de l’Europe chrétienne avec l’empire ottoman, un vice incurable : nous ne pouvons pas ne pas demander aux Turcs ce que nous leur demandons pour leurs sujets chrétiens, et ils ne peuvent pas, même quand ils se résignent à nous le promettre, faire ce que nous leur demandons. L’intervention européenne en Turquie est à la fois inévitable et vaine. Pour que les gouvernements et les peuples agissent efficacement les uns sur les autres par les conseils, les exemples, les rapports et les engagements diplomatiques, il faut qu’il y ait, entre eux, un certain degré d’analogie et de sympathie dans les mœurs, les idées, les sentiments, dans les grands traits et les grands courants de la civilisation et de la vie sociale. Il n’y a rien de semblable entre les chrétiens européens et les Turcs ; ils peuvent, par nécessité, par politique, vivre en paix à côté les uns des autres ; ils restent toujours étrangers les uns aux autres ; en cessant de se combattre, ils n’en viennent pas à se comprendre. Les Turcs n’ont été en Europe que des conquérants destructeurs et stériles, incapables de s’assimiler les populations tombées sous leur joug, et également incapables de se laisser pénétrer et transformer par elles ou par leurs voisins. Combien de temps durera encore le spectacle de cette incompatibilité radicale qui ruine et dépeuple de si belles contrées, et condamne à tant de misères tant de millions d’hommes ? Nul ne peut le prévoir ; mais la scène ne changera pas tant qu’elle sera occupée par les mêmes acteurs. Nous tentons aujourd’hui en Algérie une difficile entreprise ; chrétiens, nous travaillons à faire connaître et accepter des musulmans arabes un gouvernement régulier et juste ; j’espère que nous y réussirons ; mais l’Europe ne réussira jamais à faire que les Turcs gouvernent selon la justice les chrétiens de leur empire, et que les chrétiens croient au gouvernement des Turcs et s’y confient, comme à un pouvoir légitime.

En même temps que nous tâchions d’obtenir des Turcs, pour les chrétiens de Syrie, un peu d’ordre et d’équité, nous avions à exercer aussi notre influence au profit d’autres chrétiens, naguère délivrés du joug des Turcs, et héritiers du plus beau nom de l’antiquité païenne. La Grèce, en 1840, était loin d’être bien gouvernée ; le roi Othon, honnête homme, attaché à ce qu’il croyait son devoir ou son droit, était imbu des maximes de la cour bavaroise, obstiné sans vigueur et plongé dans une hésitation continuelle et une inertie permanente qui paralysaient son gouvernement et laissaient le désordre financier et l’agitation politique s’aggraver de jour en jour dans son petit État. Les populations s’impatientaient, les ministres étrangers blâmaient hautement le roi ; le ministre d’Angleterre surtout, sir Edmond Lyons, rude et impérieux marin, lui imputait tout le mal, et poussait au prompt établissement du régime constitutionnel comme au seul remède efficace. Le mal n’était pas aussi grand que l’apparence et la plainte ; en dépit des fautes et des faiblesses du pouvoir, l’intelligence et l’activité naturelle des Grecs se déployaient avec plus de liberté en fait qu’en principe et plus de succès que de garanties ; l’agriculture renaissait, le commerce prospérait, le pays se repeuplait, la passion de l’étude et de la science se ranimait dans Athènes ; il y avait évidemment dans cette nation renaissante, de l’élan et de l’avenir. Depuis quelque temps, le gouvernement français, absorbé en Orient par des questions plus périlleuses et plus pressantes, s’était peu occupé de la Grèce ; les partis anglais et russe s’y disputaient presque seuls la prépondérance, et le parti anglais l’avait récemment conquise ; M. Maurocordato, son chef, venait d’être appelé à la tête des affaires ; je jugeai le moment venu pour que, là aussi, la France reprît sa place ; j’entretins les représentants du roi à Londres, à Vienne, à Pétersbourg et à Berlin, de l’état de la Grèce, des maux dont elle se plaignait, de ses progrès malgré ses maux, et des idées qui, à mon sens, devaient présider à la conduite et aux conseils de ses alliés[1]. J’avais sous la main, dans la Chambre des députés, un homme très propre à être la preuve vivante et l’interprète efficace de mes dépêches : M. Piscatory avait donné à la Grèce des marques d’un ardent et intelligent dévouement ; tout jeune encore, en 1824, il avait quitté les douceurs de la maison paternelle et les plaisirs de la vie mondaine pour aller s’engager dans la guerre de l’indépendance ; il avait combattu à côté des plus vaillants Pallicares ; il était, en Grèce, connu et aimé de tous, chefs et peuple. Je résolus de l’y envoyer en mission extraordinaire, pour qu’en le voyant les regards des Grecs se reportassent vers la France, qu’il leur expliquât affectueusement nos conseils, et me fît bien connaître le véritable état des faits défigurés dans les récits des rivaux intéressés ou des amis découragés.

Mais en reprenant ainsi à Athènes une position active, j’avais à cœur que mon intention et ma démarche fussent partout bien comprises, surtout à Londres et de lord Aberdeen, avec qui la bonne intelligence me semblait de jour en jour plus nécessaire et plus possible. Après quelques mois de ministère, M. Maurocordato était tombé ; il avait été remplacé par M. Christidès, l’un des chefs du parti français et ami de M. Colettis, alors ministre de Grèce en France. J’écrivis à M. de Sainte-Aulaire[2] : Dès mon entrée aux affaires, j’ai été frappé, très frappé du mauvais état du gouvernement grec, des périls graves, mortels peut-être, qui le menaçaient, et des embarras graves qui pouvaient en naître pour l’Europe. A ce mal j’ai vu surtout deux causes : l’inertie obstinée du roi Othon, la discorde des ministres étrangers à Athènes et leurs luttes pour l’influence. Lord Palmerston proposait pour remède l’établissement d’une constitution représentative en Grèce. Dans l’état actuel des choses, ce remède m’a paru plus propre à aggraver le mal qu’à le guérir. Une administration régulière, active, en harmonie avec le pays, capable de faire ses affaires et d’améliorer progressivement ses institutions, c’est là, je crois, le seul remède aujourd’hui praticable et efficace. Je crois également qu’une administration pareille ne peut se soutenir en Grèce que par le concert et l’appui commun des grands cabinets européens. Ma dépêche du 11 mars dernier a été écrite pour conseiller ce plan de conduite et en préparer l’exécution. Dès que M. Maurocordato a été appelé au pouvoir, j’ai mis ma dépêche en pratique. Je l’ai fait d’autant plus volontiers que l’élévation de M. Maurocordato ne pouvait être attribuée à l’influence française. Je ne prétends point que la France ait en Grèce une politique désintéressée, si l’on entend par là une politique uniquement préoccupée de l’intérêt grec. Mais je suis convaincu que le seul grand, le seul véritable intérêt que la France ait aujourd’hui en Grèce, c’est la durée et l’affermissement de l’État grec, dans ses limites actuelles et dans sa forme monarchique. C’est dans cette conviction que je me suis déclaré prêt à appuyer M. Maurocordato, sans m’inquiéter de son origine et de son parti. Ce que j’avais annoncé, je l’ai fait. Au passage de M. Maurocordato à Paris, je lui ai donné à lui-même l’assurance et, je n’hésite pas à le dire, la conviction qu’il pouvait compter sur notre sincère appui. Je me suis appliqué à lui aplanir les voies en le rapprochant de M. Colettis, longtemps son rival, et en faisant tous mes efforts pour leur bien persuader à tous deux qu’ils devaient s’aider mutuellement. J’ai prescrit à M. de Lagrené[3] d’appuyer de tout son pouvoir M. Maurocordato, et pour la formation et après la formation de son cabinet. J’ai agi si vivement moi-même, pour lui, que le ministre d’Autriche à Athènes l’ayant blâmé de sa conduite envers le roi Othon et de la dureté des conditions qu’il voulait lui imposer, j’ai écrit à Vienne, à Berlin, à Pétersbourg, pour le disculper de ce reproche et insister sur la nécessité de le soutenir. Enfin, au moment même où M. Maurocordato se brouillait avec le roi Othon, j’adressais partout une nouvelle dépêche pour lui prêter appui ; je donnais en ce sens, à M. de Lagrené, de nouvelles instructions. Quand elles sont arrivées à Athènes, M. Maurocordato s’était déjà retiré[4].

Je n’examine pas pourquoi il est tombé. Encore à présent, je ne le comprends pas bien. Ce qu’il y a de certain, c’est que je l’ai loyalement et énergiquement soutenu, avant qu’il eût formé son cabinet, pendant qu’il luttait pour le former et après qu’il en était lui-même sorti.

De M. Maurocordato je passe à M. Piscatory. Je l’ai envoyé en Grèce :

Pour avoir, sur l’état réel du pays, de son administration, de sa prospérité, de ses ressources, le rapport d’un observateur nouveau, non officiel, intelligent. J’en avais besoin au moment où l’on nous demandait de compléter l’émission de la troisième série de l’emprunt grec ;

Pour bien dire au roi Othon et à nos amis en Grèce, et de manière à le leur persuader, que l’appui promis et donné, de notre part, à M. Maurocordato était bien réel, bien sincère, et qu’il ne fallait chercher dans nos paroles aucune réticence, dans nos démarches aucune arrière-pensée ;

Pour détourner les Grecs de toute explosion, de toute tentative irrégulière et téméraire, au dehors ou au dedans, afin de changer soit les limites territoriales, soit la constitution politique de leur pays.

Il était bien nécessaire d’agir en ce sens, car, sur la question de territoire, en Crète, en Thessalie, en Épire, l’insurrection avait éclaté ou était près d’éclater ; et sur la question d’organisation intérieure, les dispositions les plus vives, les plus compromettantes pour le roi Othon, se manifestaient également.

Telles ont été les instructions que j’ai données à M. Piscatory ; tel était le véritable objet de sa mission. Sans doute, en l’envoyant, j’ai voulu que son nom, ses antécédents, sa présence, ses discours contribuassent à mettre la France en bonne position et en crédit en Grèce ; mais cette position, ce crédit, je n’ai voulu m’en servir et ne m’en suis servi en effet que pour maintenir la Grèce dans une bonne voie, à son propre profit et au profit de toute l’Europe comme au nôtre.

Le 28 juillet dernier, dans une lettre particulière et intime, j’écrivais à M. Piscatory : Je n’ai point de nouvelles instructions à vous donner. Vous êtes allé en Grèce pour bien dire et bien persuader aux Grecs que nous voulons réellement pour eux ce que nous disons, au dedans une bonne administration, au dehors l’attente tranquille. C’est là toute notre politique. La Grèce en est à ce point où, pour grandir, il ne faut que vivre. Pour vivre, il faut, j’en conviens, une certaine mesure de sagesse. De l’aveu général, elle manquait naguère au gouvernement grec. J’espère que M. Maurocordato, l’aura. C’est dans  cet espoir que nous l’avons appuyé et que nous l’appuierons, sans tenir compte d’aucune autre circonstance, sans nous proposer aucun autre but. Quelques plaintes m’arrivent sur le nouveau cabinet : on dit qu’il n’y a pas assez de nos amis, que nos amis n’ont pas les postes qui leur conviennent le mieux. Soutenons nos amis, mais sans pousser leurs prétentions au delà de ce qui est nécessaire pour le succès du gouvernement grec lui-même, qu’il s’appelle Maurocordato ou Colettis.

Redites bien tout cela à lord Aberdeen, mon cher ami ; montrez-lui textuellement ma lettre. Puisqu’il en veut faire autant de son côté, puisqu’il sera, pour M. Christidès, ce que j’ai été pour M. Maurocordato, j’espère que nous réussirons à assurer, en Grèce, un peu de stabilité. Mais il est bien nécessaire que nous fassions cesser, sur les lieux mêmes, ces jalousies aveugles, ces rivalités puériles, ces luttes sur les plus petites choses, tout ce tracas d’en bas qui dénature et paralyse la bonne politique d’en haut. Je n’ai rien à dire sur sir Edmond Lyons ; je ne puis souffrir les accusations étourdies, les assertions hasardées. Il me paraît crédule, imprudent et outrecuidant. Je souhaite qu’il n’embarrasse pas et ne compromette pas son cabinet. Je vais recommander de nouveau à M. de Lagrené de ne rien négliger pour bien vivre avec lui et pour prévenir toute querelle, tout ombrage. En vérité, ne voulant en Grèce que ce que nous voulons, lord Aberdeen et moi, si nous ne parvenions pas à obliger nos agents à le vouloir aussi et à l’accomplir, il y aurait du malheur.

Comme je l’y avais engagé, M. de Sainte-Aulaire communiqua ma lettre à lord Aberdeen, et je ne puis douter qu’il n’en fut touché, car il adressa à sir Edmond Lyons les mêmes instructions que j’avais données à M. de Lagrené et à M. Piscatory. Il lui prescrivit de vivre en bons termes avec les représentants des autres puissances. Il l’avertit que de Vienne et de Berlin on avait formellement demandé son rappel, qu’à Saint-Pétersbourg et à Paris on avait donné à entendre qu’on en serait bien aise ; et tout en l’assurant que son gouvernement était décidé à le bien soutenir, il lui recommanda fortement de ne pas se mêler, à tout propos, de toutes sortes de bagatelles, et de ne pas se laisser aller à grossir toutes les peccadilles du gouvernement grec, dont les fautes pouvaient être grandes, aussi grandes que le disait sir Edmond Lyons, mais qui devait être toujours traité avec égard. Il était impossible de porter, dans le concert et l’action commune de l’Angleterre et de la France à Athènes, plus de loyauté ; mais il est bien plus difficile d’établir et de maintenir l’harmonie active entre les agents secondaires et sur les lieux mêmes que de loin et au sommet de la hiérarchie. Les affaires de la Grèce ne tenaient pas d’ailleurs, dans celles de l’Europe et dans les rapports de la France et de l’Angleterre, assez de place pour qu’on fît, à Londres et à Paris, tous les efforts, tous les sacrifices nécessaires au succès continu de la politique que voulaient sincèrement les deux cabinets. Les petites choses sont souvent aussi  difficiles et exigent autant de soin que les grandes ; mais elles pèsent trop peu dans les destinées des gouvernements qui les traitent pour qu’ils y prennent toute la peine qu’il y faudrait prendre, et les plus sensés ne déploient tout ce qu’ils ont de sagesse et de force qu’en présence des nécessités impérieuses et des graves périls.

Quelque importance qu’eût, à mes yeux, la bonne intelligence entre la France et l’Angleterre, et quelque prix que j’attachasse à la confiance chaque jour plus intime qui s’établissait entre lord Aberdeen et moi, j’étais bien décidé à faire partout et en toute occasion ce qu’exigeraient les intérêts sérieux de mon pays et de son gouvernement, sans jamais éluder les embarras diplomatiques qui pouvaient en résulter. Sur terre et sur mer, en Europe, en Asie, en Afrique, en Amérique, dans la Méditerranée et dans l’Océan, les occasions étaient fréquentes qui suscitaient de tels embarras, car, sur tous ces points, les deux nations se trouvaient sans cesse en contact, avec des raisons ou des routines de rivalité. Notre établissement en Algérie surtout était, pour le gouvernement anglais, l’objet d’une préoccupation continuelle. La Porte nourrissait depuis longtemps le désir de faire, à Tunis, une révolution analogue à celle qu’elle avait naguère accomplie à Tripoli, c’est-à-dire d’enlever à la régence de Tunis ce qu’elle avait conquis d’indépendance héréditaire, et de transformer le bey de Tunis en simple pacha. Une escadre turque sortait presque chaque année de la mer de Marmara pour aller faire, sur la côte tunisienne, une démonstration plus ou moins menaçante. Il nous importait beaucoup qu’un tel dessein ne réussît point : au lieu d’un voisin faible et intéressé, comme le bey de Tunis, à vivre en bons rapports avec nous, nous aurions eu, sur notre frontière orientale en Afrique, l’empire ottoman lui-même avec ses prétentions persévérantes contre notre conquête et ses alliances en Europe. Le moindre incident, une inimitié de tribus errantes, une violation non préméditée du territoire, eût pu élever la question fondamentale de notre établissement en Algérie et amener des complications européennes. Nous étions fermement résolus à ne pas souffrir qu’une telle situation s’établît ; nous n’avions pas la moindre envie de conquérir la régence de Tunis, ni de rompre les faibles liens traditionnels qui l’unissaient encore à la Porte ; mais nous voulions le complet maintien du statu quo ; et chaque fois qu’une escadre turque approchait ou menaçait d’approcher de Tunis, nos vaisseaux se portaient vers cette côte, avec ordre de protéger le bey contre toute entreprise des Turcs. A plusieurs reprises, je donnai, à ce sujet, au commandant de nos forces maritimes dans la Méditerranée, notamment à M. le prince de Joinville, en 1846, des instructions très précises[5]. Je ne m’en tins pas à ces précautions par mer ; je voulus savoir si, comme le bruit en avait couru, il était possible que la Porte envoyât des troupes, par terre, de Tripoli à Tunis, et tentât contre le bey un coup de main par cette voie. En juin 1843, je chargeai un jeune homme, étranger à tout caractère officiel, M. Ignace Plichon, de se rendre sans suite à Tripoli, de recueillir là tous les renseignements, tous les moyens de voyage qu’il pourrait obtenir, et  de faire lui-même la traversée du vaste espace, presque partout désert, qui sépare Tripoli de Tunis, pour reconnaître si, en effet, l’expédition turque dont on parlait, était praticable. M. Plichon s’acquitta de cette périlleuse mission avec autant d’intelligence que de courage, et me rapporta la certitude que nous n’avions, de ce côté, rien à craindre pour le statu quo tunisien. A chaque mouvement que nous faisions dans ce sens, le cabinet anglais s’inquiétait ; ses agents, quelques-uns même des plus spirituels, mais peu clairvoyants et dominés par des craintes routinières, l’entretenaient sans cesse de l’esprit remuant et ambitieux de la France. Il nous adressait des observations, des questions ; il faisait valoir les droits de souveraineté de la Porte sur Tunis. Nous déclarions notre intention de les respecter et d’en recommander au bey le respect, pourvu que la Porte ne tentât plus de changer à Tunis un ancien état de choses dont le maintien importait à notre tranquillité en Algérie. Lord Aberdeen comprenait à merveille notre situation ; mais il avait peine, et ses collègues avaient bien plus de peine que lui, à croire à notre modération persévérante. Le gouvernement anglais acceptait, en fait, notre conquête de l’Algérie, et se déclarait décidé à ne plus élever, à ce sujet, aucune réclamation ; mais il éludait de la reconnaître en droit tant que la Porte ne l’avait pas elle-même reconnue. Une circonstance embarrassante se présenta : avant notre conquête, l’Angleterre avait à Alger un consul et des agents consulaires sur plusieurs points de la régence. Les consuls étant des agents commerciaux et point politiques, c’était l’usage à peu près général en Europe de les considérer comme étrangers à la question de souveraineté, et de ne pas exiger, quand le souverain changeait, qu’ils reçussent, du souverain nouveau, un nouveau titre pour leur mission. Nous nous étions, en Algérie, conformés à cet usage, et après notre conquête, le consul général d’Angleterre à Alger avait, sans autorisation nouvelle, continué ses fonctions. Mais, dès 1836, le duc de Broglie et, après lui, M. Thiers, décidèrent que tout nouvel agent consulaire en Algérie devrait demander et obtenir notre exequatur. Non seulement je maintins ce principe dans les débats des Chambres, mais je le mis strictement en pratique pour les agents consulaires anglais comme pour ceux de toute autre nation. En juillet 1844, sur trente-neuf consuls ou agents consulaires, de toute nation et de tout grade, en Algérie, douze avaient reçu du roi leur exequatur ; quatorze, d’un rang inférieur, tenaient le leur du ministre des affaires étrangères, et huit du gouverneur de l’Algérie. Cinq seulement exerçaient encore en vertu de titres antérieurs à 1830.

L’Algérie n’était pas, en Afrique, le seul point où de grands intérêts français me parussent engagés. Cette partie du monde, encore si inconnue, offrait à l’activité et à la grandeur future de la France, un champ immense. Elle était à nos portes ; nous n’avions pas à courir, pour y arriver, les chances d’une navigation longue et périlleuse ; notre établissement sur la côte septentrionale nous y donnait un large et solide point d’appui. Sur la côte occidentale, notre colonie du Sénégal nous assurait le même avantage. Nous ne rencontrions, dans l’intérieur du pays, point de rival redoutable ; aucune des grandes puissances européennes n’y était fortement établie et en voie de conquête ; la colonie du Cap, quoique importante aux yeux de l’Angleterre, n’était pas en progrès, et sa situation d’ailleurs ne gênait pas la nôtre dans ce vaste continent. Frappé de ces faits et de l’avenir qui s’y laissait entrevoir, non seulement je saisis, mais je recherchai les occasions et les moyens d’étendre en Afrique la présence et la puissance de la France. Les négociants de Marseille, de Nantes et de Bordeaux faisaient, sur la côte occidental, un commerce déjà considérable en huile de palmes, ivoire, gomme, arachides et autres productions africaines : nous résolûmes de fonder, sur les principaux emplacements de ce commerce, des comptoirs fortifiés qui lui donnassent la sécurité et lui permissent l’extension. Les embouchures des rivières le Grand-Bassam, l’Assinie et le Gabon, dans le golfe de Guinée, furent les points choisis dans ce dessein. De 1842 à 1844, des traités conclus avec les chefs des peuplades voisines nous conférèrent la pleine possession et la souveraineté extérieure d’une certaine étendue de territoire au bord de la mer et sur les rives de ces fleuves ; de petits forts y furent construits ; de petites garnisons y furent envoyées ; le gouverneur du Sénégal fut chargé de les inspecter et de les protéger. Les négociants anglais, qui faisaient sur cette côte le même commerce que les nôtres, prirent l’alarme ; quelques difficultés s’élevèrent sur les lieux ; le cabinet anglais nous demanda quelques explications ; nos réponses furent péremptoires ; nous établîmes notre droit d’acquérir ces territoires et de fonder des comptoirs nouveaux ; nous étions allés au-devant des objections ; nous avions proclamé la complète franchise pour tous les pavillons et le maintien de tous les usages commerciaux en vigueur sur cette côte ; avec sa loyauté accoutumée, lord Aberdeen reconnut notre droit et mit fin aux réclamations. La France eut, sur la côte occidentale d’Afrique, pour son commerce, sa marine et ses chances d’avenir, les points d’appui dont elle avait besoin.

Quand il s’agit de la côte orientale, nous nous trouvâmes en présence de difficultés d’une autre sorte : la grande île de Madagascar était une grande tentation de conquête et d’un vaste établissement colonial, à perspectives indéfinies. On pressait le gouvernement du roi d’en faire l’entreprise ; on décrivait les richesses naturelles de l’île, la beauté de ses ports et de ses rades, les avantages maritimes et commerciaux qu’elle nous offrait, les facilités que donneraient à la conquête les discordes des deux races qui l’habitaient, les Ovas et les Sakalaves. Les droits traditionnels ne manquaient pas à l’appui des désirs ; depuis le commencement du XVIIe siècle, et sous les auspices d’abord du cardinal de Richelieu, puis de Louis XIV, des compagnies françaises avaient travaillé à prendre possession de Madagascar ; elles y avaient noué des relations, fondé des comptoirs, bâti des forts ; elles avaient obtenu, des chefs du pays, de vastes concessions et une sorte d’acceptation de la souveraineté française ; à travers de fréquentes alternatives de succès et de revers, Louis XIV, Louis XV, Louis XVI avaient reconnu et soutenu leurs établissements ; les noms tantôt d’Ile Dauphine, tantôt de France orientale avaient été donnés à l’île entière. Sauf des exceptions formellement stipulées, le traité du 30 mai 1814 avait rendu à la France tout ce qu’elle possédait hors d’Europe en 1792, et Madagascar n’était pas au nombre des exceptions. Depuis cette époque, des actes maritimes et diplomatiques avaient, sinon mis en pratique, du moins réservé nos droits. Tout récemment, d’habiles officiers de marine avaient visité l’île, étudié ses côtes, communiqué avec ses populations, ranimé les anciens souvenirs. Le conseil colonial de l’île Bourbon reproduisit avec détail, dans une adresse au roi, toutes les raisons qui devaient, selon lui, engager le gouvernement « à entreprendre la conquête générale et la colonisation en grand de Madagascar. » Le gouverneur de Bourbon, l’amiral de Hell, appuyait vivement le vœu du conseil colonial. Enfin, l’empire de ces traditions et de ces espérances se maintenait jusque dans l’Almanach royal où, depuis 1815, le gouverneur de l’île Bourbon était dit gouverneur de Bourbon et Madagascar.

J’étais opposé à toute entreprise de ce genre. Pour qu’une nation fasse avec succès, loin de son centre, de grands établissements territoriaux et coloniaux, il faut, qu’elle ait, dans le monde, un commerce très étendu, très actif, très puissant, très entreprenant, et que sa population soit disposée à transporter loin du sol natal sa force et sa destinée, à essaimer, comme les abeilles. Ni l’une ni l’autre de ces conditions ne se rencontrait en 1840 et ne se rencontre encore en France. Nous avions bien assez d’une Algérie à conquérir et à coloniser. Rien ne nuit davantage à la grandeur des peuples que les grandes entreprises avortées, et c’est l’un des malheurs de la France d’en avoir, plus d’une fois, tenté avec éclat de semblables, en Asie et en Amérique, dans l’Inde, à la Louisiane, au Canada, pour les abandonner ensuite et laisser tomber ses conquêtes aux mains de ses rivaux. Le roi, le cabinet et les Chambres étaient pleinement de mon avis. Nous écartâmes donc les projets de conquête de Madagascar, et nous les aurions écartés, quand même l’Angleterre ne s’en serait pas montrée inquiète et jalouse. Mais en me refusant à rechercher, pour ma patrie, de grands établissements territoriaux lointains, j’étais loin de penser qu’elle dût rester, sur les divers points du globe, absente et inactive ; notre petite terre appartient à la civilisation européenne et chrétienne, et partout où la civilisation européenne et chrétienne se porte et se déploie, la France doit prendre sa place et déployer son génie propre. Ce qui lui convient, ce qui lui est indispensable, c’est de posséder, dans tous les grands foyers d’activité commerciale et internationale, des stations maritimes sûres et fortes, qui ne nous créent pas inévitablement des intérêts agressifs et illimités, mais qui servent de point d’appui à notre commerce, où il puisse chercher un refuge et se ravitailler, des stations telles que les marins français retrouvent partout, dans les grandes mers et près des grandes terres, la protection prévoyante de la France sans qu’elle y soit engagée au delà de ses intérêts généraux et supérieurs. Ce fut pour atteindre à ce but sur la côte orientale d’Afrique, comme sur la côte occidentale, que, de 1841 à 1843, nous prîmes possession, à l’entrée nord du canal de Mozambique, des îles de Mayotte et de Nossi-Bey, et qu’en 1844 nous conclûmes, avec l’imam de Mascate, un traité qui nous donnait, sur la longue étendue de ses côtes, des sûretés et des libertés commerciales importantes pour notre colonie de l’île Bourbon et pour nos relations avec le grand Orient.

Vers le même temps et sous l’empire de la même idée, nous prenions, dans l’océan Pacifique, possession des îles Marquises. Je parlerai plus tard de cet acte et des incidents qu’il suscita, et qui firent plus de bruit qu’ils ne méritaient. Nous étions, en 1841, engagés, à nos portes mêmes, dans deux questions beaucoup plus graves et qui pouvaient compliquer bien plus sérieusement nos rapports avec l’Angleterre.

La première était celle de l’union douanière entre la France et la Belgique. Pays d’immense production et de consommation très étroite, la Belgique étouffait industriellement dans ses limites et aspirait ardemment à un marché plus vaste que le sien propre. Ce fut d’elle que nous vint la proposition formelle de l’union douanière qui, depuis 1831, était, entre les deux pays, un sujet de publications, de conversations et de discussions continuelles. En 1840, sous le ministère de M. Thiers, la question avait été posée et une négociation entamée. Elle fut reprise en juillet 1841 ; quatre conférences eurent lieu à Paris, dans le mois de septembre, entre quelques-uns des ministres et plusieurs commissaires des deux États. Je les présidai. De part et d’autre, les dispositions étaient circonspectes : nous ne voulions pas faire payer trop cher, à notre industrie et à nos finances, l’avantage politique que devait nous valoir l’union douanière, et les Belges voulaient payer au moindre prix politique possible l’avantage industriel qu’ils recherchaient. Ils proposèrent cependant l’abolition de toute ligne de douane entre les deux pays et l’établissement d’un tarif unique et identique sur leurs autres frontières. C’était l’union douanière vraie et complète. Mais ils y attachaient expressément la condition que les douaniers belges garderaient seuls les frontières belges : L’admission de quelques milliers de soldats français sur le territoire belge, en uniforme de douaniers, serait, dit l’un de leurs commissaires, une atteinte mortelle à l’indépendance et à la neutralité de la Belgique. Nous déclarâmes à notre tour que la France ne pouvait confier à des douaniers belges la garde de ses intérêts industriels et financiers : Je vois, écrivit le roi Léopold au roi Louis-Philippe, que vos ministres pencheraient vers un traité de tarifs différentiels. Je ne demanderais pas mieux. Je comprends l’inquiétude qu’inspire notre douane comme gardienne d’une partie du revenu et de l’industrie française. Nous ne pourrions cependant pas avoir des douaniers français ; l’Europe prétendrait y voir une véritable incorporation ; et même ici tous ceux qui ne tiennent pas au commerce et à l’industrie s’y opposeraient. J’espère toujours qu’il sortira quelque chose d’acceptable du kettle which is boiling[6]. L’affaire est bien importante et les suites d’une non réussite pourraient être bien funestes. Évidemment plusieurs des hommes politiques en France croient que, si la négociation manquait, il n’en résulterait aucun inconvénient et que tout resterait comme cela est. Il y a des positions où on ne peut pas rester, et quand les passions s’en mêlent, on a encore moins de chances de pouvoir s’y maintenir. Dans ce pays-ci, les hommes un peu importants de tous les partis ont été opposés à une association commerciale avec la France. C’est avec une grande répugnance qu’on s’est finalement décidé à la vouloir, vu les souffrances auxquelles l’industrie belge devait être exposée par l’espèce de blocus qui pèse sur nous maintenant. Ayant, dans leur idée, fait un grand sacrifice, presque aussi grand que l’abandon de leur existence politique, ils croyaient qu’une proposition d’association avec la France ne pouvait pas être repoussée par elle. Vous pouvez donc facilement vous faire une idée des embarras politiques qui résulteraient d’un non succès du traité. Le travail de nos ennemis intérieurs est aussi dans ce sens : demander l’association avec la France, et, si elle repousse la Belgique, se baser sur la position impossible du pays pour changer son gouvernement et se réunir à la Hollande.

Nous étions aussi décidés que le roi Léopold lui-même à combattre, à tout prix, cette dernière hypothèse. Nous avions de plus quelque crainte que la Belgique, repoussée par la France, ne se tournât vers l’Allemagne et ne cherchât à entrer dans le Zollverein prussien. Nous n’ignorions pas que des hommes d’État, belges et allemands, étaient favorables à cette combinaison et essayaient de la préparer. La négociation marchait péniblement à travers toutes ces sollicitudes quand un incident vint ajourner le système de la grande union douanière et nous pousser dans la voie des tarifs différentiels concertés entre les deux pays. Depuis deux ou trois ans, les fils et tissus de lin anglais envahissaient rapidement le marché français ; de 1840 à 1842, leur importation avait doublé ; nos filatures étaient gravement menacées ; le 26 juin 1842, une ordonnance, rendue comme urgente, éleva nos droits de douane sur les fils et tissus de lin étrangers. La mesure était générale. La Belgique réclama vivement. Nous ne nous étions point proposés de la frapper, et notre industrie linière pouvait soutenir la concurrence de la sienne. Nous entrâmes en négociation, et le 16 juillet 1842 une convention commerciale fut conclue qui exempta les fils et tissus de lin belges de l’aggravation du droit. La Belgique, à son tour, adopta, sur ses frontières autres que celles de France, notre nouveau tarif sur les fils et tissus de lin étrangers, et fit en outre, en faveur de notre commerce, quelques légères concessions. La durée du traité fut fixée à quatre ans.

Quand le projet de loi qui en mettait les articles à exécution fut discuté dans la Chambre des députés, ce traité rencontra divers adversaires : les uns me reprochaient de ne pas avoir accompli l’union douanière et incorporé, sous cette forme, la Belgique à la France ; les autres, d’avoir trop sacrifié l’industrie française et trop peu exigé de la Belgique en retour de la faveur exceptionnelle que nous lui avions accordée. Indépendamment des raisons spéciales que j’avais à faire valoir sur ce point, je saisis cette occasion d’exprimer l’idée générale qui m’avait dirigé dans cette négociation et à laquelle je me proposais de rester, en tout cas, fidèle : Je ne suis point, dis-je, de ceux qui pensent qu’en matière d’industrie et de commerce les intérêts existants, les établissements fondés doivent être aisément livrés à tous les risques, à toute la mobilité de la concurrence extérieure et illimitée. Je crois au contraire que le principe conservateur doit être appliqué à ces intérêts-là comme aux autres intérêts sociaux, et qu’ils doivent être efficacement protégés. Il est impossible cependant que les intérêts industriels ne soient pas, dans certains cas, appelés à se prêter, dans une certaine mesure, à ce qui peut servir la sécurité, la force et la grandeur de la France dans ses relations extérieures. Il ne se peut pas que l’État ne soit pas en droit de demander quelquefois à ces intérêts une certaine élasticité et certains sacrifices dans ce but. Il ne se peut pas non plus que les intérêts industriels ne se prêtent pas aussi, dans une certaine mesure, à l’extension générale et facile du bien-être, c’est-à-dire qu’ils ne soient pas tenus d’accepter progressivement une concurrence qui les excite et les oblige à faire mieux et à meilleur marché, au profit de tous. Ce sont là les deux conditions imposées au système protecteur et qui le légitiment. On a raison d’appliquer aux intérêts industriels la politique de conservation, et de les protéger,  au nom de cette politique, contre les dangers qui peuvent les assaillir ; mais en même temps ces intérêts doivent s’accommoder aux nécessités de la politique extérieure et au progrès du bien être intérieur. A ce prix seulement la protection se justifie et se maintient.

La Chambre agréa ces maximes et sanctionna le traité ; mais la question fondamentale subsistait toujours, et le péril que la Belgique venait de courir pour l’une de ses industries ne fit que la rendre plus vive dans son désir de l’union douanière. La négociation fut reprise ; un projet de traité, qui contenait, de la part de la Belgique, l’adoption des principales dispositions du régime français en fait de douanes et de contributions indirectes, fut préparé et discuté sous trois formes successives de rédaction ; la dernière fut lue le 1er novembre 1842 dans un conseil tenu à Saint-Cloud ; les commissaires belges y demandèrent encore certains changements. Plus on approchait du terme, plus les difficultés de cette grande mesure internationale se faisaient sentir. Les principales industries françaises témoignaient fortement leurs alarmes. Au dehors les puissances intéressées s’inquiétaient, silencieusement d’abord et sans bruit diplomatique : Vous me demandez, m’écrivait le 20 octobre 1842 le comte de Sainte-Aulaire, ce qu’on pense ici de l’union douanière franco-belge ; je ne puis guère le savoir que par induction, car on garde avec moi un silence aussi absolu qu’avec vous. Les journaux même, avec une admirable intelligence des intérêts de leur pays, n’abordent ce sujet qu’avec grande réserve ; chacun comprend que de puissants intérêts français se chargeront de l’opposition, et que l’Angleterre diminuerait leur force en prenant prématurément l’initiative. Au même moment cependant, le 21 octobre, lord Aberdeen écrivait au roi Léopold une lettre pressante, bien que douce, pour le détourner d’une mesure pleine de danger, on peut l’affirmer, pour les intérêts de Votre Majesté et pour la tranquillité de l’Europe. Quelques semaines après, le 19 novembre, causant avec M. de Sainte-Aulaire : Il paraît, lui dit-il, que la question belge est toujours pendante. — J’ai répondu, m’écrivit l’ambassadeur, que je n’en savais rien que par les journaux ; que, dans mon opinion, une solution prochaine et définitive n’était guère probable, et que du reste je m’applaudissais de l’indifférence de la presse anglaise, d’où je concluais que, dans aucun cas, je n’aurais à me quereller avec lui sur ce sujet. Il m’a répondu que tout traité de commerce était populaire en Angleterre, et que les capitalistes anglais seraient d’autant moins disposés à se plaindre d’un traité de commerce franco-belge qu’ils se hâteraient d’engager leurs capitaux dans des fabriques belges, et qu’ils se promettraient de gros bénéfices de ces entreprises. Mais sur l’hypothèse de l’union douanière, son langage a été tout autre : Vous concevez, m’a-t-il dit, que l’Angleterre ne verrait pas de bon œil les douaniers français à Anvers. Vous auriez à combattre aussi du côté de l’Allemagne, et cette fois vous nous trouveriez plus unis que pour le droit de visite. Le cabinet anglais s’était en effet assuré de cette union ; le 28 octobre, lord Aberdeen avait adressé aux représentants de l’Angleterre à Berlin, Vienne et Saint-Pétersbourg, avec ordre de la communiquer à ces trois cours, une dépêche dans laquelle, sans adhérer pleinement aux principes que lord Palmerston avait manifestés lors des premiers bruits de l’union douanière franco-belge, il soutenait, au nom de la neutralité de la Belgique et en vertu du protocole du 20 janvier 1831 qui l’avait fondée, que les autres cabinets auraient le droit de s’opposer à une combinaison qui présenterait un danger réel pour l’équilibre européen. Le 29 novembre, il s’exprima encore plus vivement à ce sujet, avec le ministre de Belgique à Londres, M. Van de Weyer, qui se hâta d’en informer le roi Léopold ; et le 6 décembre, ayant fait prier le comte de Sainte-Aulaire de venir le voir : Je suis informé, lui dit-il, qu’un ancien ministre[7] est allé voir le roi Louis-Philippe, et qu’ils ont longuement parlé de l’union douanière franco-belge. L’ancien ministre disant que ce projet rencontrerait en Europe une opposition unanime, le roi a répondu : Je ne suis point fondé à attendre cette opposition, et même je n’y crois pas, puisque aucune des puissances ne m’a fait dire un mot à cet égard. C’est d’après cette parole de votre roi, a continué lord Aberdeen, que, pour éviter tout malentendu dans une matière si grave, j’ai cru de mon devoir d’écrire à lord Cowley et de vous dire à vous-même que l’union douanière de la France et de la Belgique nous paraîtrait une atteinte à l’indépendance belge, et conséquemment aux traités qui l’ont fondée. J’ai refusé, me disait M. de Sainte-Aulaire, toute discussion sur les paroles ou l’opinion personnelle du roi ; mais j’ai affirmé que mon gouvernement avait, dès longtemps, été informé par moi, et par d’autres voies encore, des intentions du cabinet anglais ; c’était donc en toute connaissance de cause que vous aviez procédé à l’examen de la question, décidé à la résoudre d’après la considération de nos intérêts nationaux, et sans vous arrêter à un mécontentement qui n’était fondé ni en droit ni en raison : Je me suis abstenu jusqu’à présent de vous parler avec détail sur ce sujet, a repris lord Aberdeen, et je m’en applaudis, parce que votre gouvernement peut déférer aux plaintes du commerce français sans que sa résolution paraisse influencée par des considérations diplomatiques ; mais aujourd’hui j’ai dû vous parler pour prévenir toute fausse interprétation de mon silence. J’ai pris soin d’ailleurs que la démarche à faire auprès de vous n’eût rien de collectif.

Sans m’annoncer, de la part de la Prusse, aucune démarche positive, le comte Bresson m’envoya de Berlin, le 7 novembre 1842, des informations analogues, et après avoir traité lui-même la question sous ses divers points de vue, il finissait par me dire qu’à son avis l’union douanière avec la Belgique n’avait, pour la France et son gouvernement, qu’une importance très secondaire, et qu’elle nous vaudrait bien moins d’avantages qu’elle ne nous attirerait d’embarras et de mécomptes.

En présence de ces rapports et, tantôt du travail secret, tantôt des déclarations officielles qui se faisaient en Europe sur cette question, je résolus de m’en expliquer pleinement avec les représentants de la France au dehors et de bien régler leur attitude en déterminant avec précision la nôtre. J’écrivis donc le 30 novembre 1842, d’abord au comte Bresson, car le cabinet de Berlin était le plus sérieusement inquiet et le plus empressé à prendre, dans les inquiétudes anglaises, un point d’appui pour les siennes : Je veux que vous sachiez dès aujourd’hui, sur le fond même de cette affaire et sur les raisonnements de lord Aberdeen, ce que nous pensons et ce qui règle notre conduite.

Les traités qui ont constitué la Belgique ont stipulé qu’elle formerait un État indépendant et neutre. Cette indépendance, cette neutralité seraient-elles, comme on le prétend, détruites ou entamées par le simple fait d’une union douanière avec la France ?

Oui, si les clauses de cette union portaient atteinte à la souveraineté politique du roi des Belges, s’il ne conservait pas dans ses États le plein exercice des droits essentiels à cette souveraineté. Non, si la souveraineté politique belge demeurait entière et si le gouvernement belge avait toujours la faculté de rompre l’union dans un délai déterminé, dès qu’il la trouverait contraire à son indépendance.

Bizarre indépendance que celle qu’on ferait à la Belgique en lui interdisant absolument, et comme condition de son existence, le droit de contracter les relations, de prendre les mesures que lui conseilleraient ses intérêts, qui seraient peut-être, pour son existence même, une nécessité !

L’indépendance n’est pas un mot ; elle doit être un fait. Un État n’est pas indépendant parce qu’on l’a écrit dans un traité, mais à condition qu’il pourra réellement agir selon son intérêt, son besoin, sa volonté.

En supposant la souveraineté politique belge pleinement respectée, et nous sommes les premiers à dire qu’aucune autre hypothèse n’est admissible, l’union douanière ne serait, entre la France et la Belgique, qu’une forme particulière de traité de commerce ; forme qui entraînerait sans doute, dans l’administration intérieure des deux États, certains changements librement consentis de part et d’autre, mais qui, loin de porter atteinte à l’indépendance de l’un des deux, ne serait de sa part qu’un acte et une preuve d’indépendance.

Lord Aberdeen reconnaît à la France et à la Belgique le droit de faire, entre elles, des traités de commerce, dussent ces traités être nuisibles, économiquement parlant, aux intérêts des États tiers. Que dirait-il si la France et la Belgique abolissaient chacune, sur leur frontière commune, tout droit de douane, et si en même temps la Belgique, par un acte de son gouvernement seul, établissait, sur ses autres frontières, les tarifs et le régime actuel des douanes françaises, sans qu’aucun autre changement s’accomplît d’ailleurs dans les relations et l’administration intérieure des deux États ? Je ne dis pas qu’un tel système fût praticable ; mais, à coup sûr, ce serait là un de ces traités de commerce contre lesquels lord Aberdeen lui-même reconnaît qu’aucun gouvernement étranger n’aurait droit de protester. Pourtant l’union douanière serait complète. Elle n’est donc pas nécessairement et par elle-même contraire à l’indépendance de la Belgique et au droit public européen.

Mais la neutralité ? C’est ici une condition particulière d’existence, dont la Belgique recueille les fruits et qui lui impose certaines obligations, certaines gênes que les cinq grandes puissances ont acceptées comme elle, et doivent, comme elle, respecter.

Certes, ce ne sera pas la France qui portera, qui souffrira jamais, à la neutralité de la Belgique, la moindre atteinte. Cette neutralité est, depuis 1830, le seul avantage que nous ayons acquis au dehors. En 1814, le royaume des Pays-Bas avait été érigé contre nous ; il est tombé ; à sa place s’est élevé un État qui a été déclaré neutre et qui, par son origine, ses institutions, ses intérêts politiques et matériels, par le mariage de son roi, tout en demeurant neutre, est devenu pour nous un État ami. Il y a là, pour nous, une garantie matérielle de sécurité sur notre frontière, une garantie politique de paix et d’équilibre européen. L’Europe a accepté cette situation. Plus que personne nous en comprenons et nous en estimons les avantages. Moins que personne, nous sommes disposés à y rien changer.

Comment la neutralité politique de la Belgique périrait-elle par son union douanière avec la France ? Ceci est le dire de lord Aberdeen et son grand argument. Je ne dirai pas, quoique cela soit vrai, que cet argument est injurieux pour nous ; comme si nous ne pouvions vouloir l’union commerciale avec la Belgique que pour détruire sa neutralité et pour trouver là un chemin caché vers la conquête. Je ne dirai pas non plus que c’est traiter bien légèrement le droit public européen et le considérer comme bien vain que de croire qu’il ne prêterait aucune force aux États qui le réclameraient s’il était méconnu. Je vais droit à l’idée fondamentale de lord Aberdeen et j’en pèse exactement la valeur.

L’unité des douanes et du système financier ne peut avoir lieu, dit-on, entre deux États de force très inégale, car l’un serait politiquement absorbé par l’autre, et l’équilibre européen mis ainsi en danger. L’exemple de l’union douanière allemande, ajoute-t-on, n’est point applicable, car celle-ci repose sur une union politique depuis longtemps admise par le droit public européen, et elle n’y a porté aucun trouble.

Ce sont là de pures assertions, de pures apparences dont nous ne saurions nous payer. Allons au fait. Est-il vrai que l’union douanière allemande ait eu lieu entre des États de force égale et capables de se balancer réciproquement ? Est-il vrai que l’équilibre intérieur de l’Allemagne, qui est bien quelque chose dans l’équilibre général de l’Europe n’en ait pas été sensiblement altéré ? Qu’on le demande à l’Autriche. Qu’on le demande même aux petites puissances allemandes engagées dans l’association. Il est évident que par ce fait nouveau, la Prusse a grandi, beaucoup grandi, que son poids en Allemagne, et par suite en Europe, s’est fort accru, que les puissances allemandes de second et de troisième ordre n’ont plus ni la même importance, ni la même liberté dans leurs combinaisons au dehors. A coup sûr, ce sont là des faits graves, des altérations profondes dans l’état de l’Allemagne et de l’Europe ; et si l’on n’y pense guère à Londres, je suis convaincu qu’à Vienne, à Hanovre, et même à Stuttgart et à Dresde, on s’en préoccupe fortement.

Pourquoi les puissances à qui ce fait nouveau déplaisait, l’Autriche par exemple, ne s’y sont-elles pas ouvertement opposées ? Parce qu’elles ont compris qu’elles n’en avaient pas le droit. Lorsqu’un changement dans la répartition et la mesure des influences en Europe s’opère en vertu d’intérêts puissants et légitimes, par des moyens réguliers et pacifiques, et sans que l’État ou les États qui y gagnent excèdent les limites habituelles de leur action, on peut en ressentir du mécontentement, de l’inquiétude ; on peut travailler à l’entraver, à le restreindre, à le faire échouer ; on n’a nul droit de s’y opposer par la violence ou de protester officiellement. L’histoire de l’Europe offre plus d’un exemple de ces changements dans la répartition des influences qui ont donné lieu sans doute à des luttes sourdes, à des efforts diplomatiques, mais n’ont amené ni déclarations hostiles ni guerres. Et de nos jours une guerre suscitée pour une telle cause serait plus contraire que jamais aux notions de justice du public européen et à son sentiment sur les droits et les relations des États.

Sans doute l’union douanière franco-belge serait, pour la France, un accroissement de poids et d’influence en Europe ; mais pourquoi la France et la Belgique n’auraient-elles pas, aussi bien que la Prusse, la Bavière et la Saxe, le droit de régler sous cette forme leurs intérêts communs ? Pourquoi ce qui s’est passé, sur la rive droite du Rhin, au profit de la Prusse, ne pourrait-il pas se passer sur la rive gauche au profit de la France, sans que la paix de l’Europe en reçût plus d’atteinte ?

Voilà pour la question de droit, mon cher comte ; voilà quels sont, à notre avis et en allant au fond des choses, les vrais principes. Voici maintenant quelle a été et quelle sera notre règle pratique de conduite dans cette affaire.

Nous n’en avons point pris l’initiative. Nous ne sommes point allés, nous n’irons point au-devant de l’union douanière franco-belge. Sans doute elle aurait pour nous des avantages ; mais elle nous susciterait aussi, et pour nos plus importants intérêts, des difficultés énormes. L’union douanière n’est point nécessaire à la France. La France n’a, sous ce rapport, rien à demander à la Belgique. L’état actuel des choses convient et suffit à la France qui ne fera, de son libre choix et de son propre mouvement, rien pour le changer.

C’est à la Belgique que cet état pèse. C’est la Belgique qui vient nous dire qu’elle n’y saurait demeurer, et que, pour sa sécurité intérieure, même pour son gouvernement et son existence nationale, le péril est tel que, pour y échapper, elle sera contrainte de tout faire. Elle vient à nous. Si nous la repoussons, elle ira ailleurs. Si elle restait comme elle est, tout, chez elle, serait compromis.

Or la sécurité de la Belgique, l’existence du royaume belge tel qu’il est aujourd’hui constitué, c’est la paix de l’Europe. Vous le savez, mon cher comte ; la constitution de ce royaume n’a pas été un résultat facile à obtenir ; il n’a pas été facile de contenir, de déjouer toutes les passions, toutes les ambitions qui voulaient autre chose. Et vous le savez aussi ; autre chose, c’est la guerre, la conflagration de l’Europe. Qu’on ne s’y trompe pas : les mêmes passions, les mêmes ambitions qui, en 1830 et 1831, voulaient autre chose que ce qui a été fait, subsistent encore aujourd’hui. Et si quelque occasion, un grand trouble intérieur en Belgique par exemple, s’offrait à elles, elles éclateraient. Et aujourd’hui comme en 1830, leur explosion amènerait infailliblement la guerre, le bouleversement de l’ordre européen, et toutes ces chances fatales, inconnues, que depuis douze ans, nous travaillons tous à conjurer. Voilà ce qui fait, à nos yeux, la gravité de cette question. Voilà à quels dangers l’union douanière franco-belge pourrait être un remède. Que ces dangers s’éloignent ; que la Belgique ne s’en croie pas sérieusement menacée ; qu’elle ne nous demande pas formellement de l’y soustraire ; qu’elle accepte le statu quo actuel : ce ne sera point nous qui la presserons d’en sortir. Nous ne sommes point travaillés de cette soif d’innovation et d’extension qu’on nous suppose toujours. Nous croyons qu’aujourd’hui, pour la France, pour sa grandeur aussi bien que pour son bonheur, le premier besoin, c’est la stabilité. Cette conviction gouverne et gouvernera notre conduite dans cette affaire-ci comme elle l’a déjà gouvernée dans tant d’autres. Mais ce que nous ne pouvons souffrir, ce que nous ne souffrirons pas, c’est que la stabilité du royaume fondé à nos portes soit altérée à nos dépens, ou compromise par je ne sais quelle absurde jalousie du progrès de notre influence. En vérité, ceux qui voient, dans l’union douanière franco-belge, une question de rivalité politique, s’en font une bien petite et bien fausse idée ; il s’agit ici de bien autre chose que d’une rivalité d’influence ; il s’agit du maintien de la paix et de l’ordre européen. C’est là ce que nous défendons.

De tous ces faits et de toutes ces idées, voici, pour le moment, mon cher comte, les conclusions que je tire sur la conduite qui nous convient, et d’après lesquelles vous réglerez la vôtre.

1º Rester fort tranquilles ; éviter plutôt que rechercher la discussion sur l’union douanière franco-belge, et bien donner la persuasion que nous ne recherchons pas non plus le fait. Il faudra que cette union vienne nous chercher et que la Belgique nous l’impose en quelque sorte, comme une nécessité de sa propre existence ;

2º Garder, sur le fond de l’affaire, toute notre indépendance ; ne reconnaître à personne le droit de s’y opposer, aux termes des traités et des principes du droit public ;

3º Observer soigneusement les dispositions des diverses puissances à cet égard. En sont-elles toutes préoccupées dans le même sens et au même degré ? Quelles différences existent entre elles ? Jusqu’où iraient-elles dans leur résistance ? Des objections, des efforts cachés pour empêcher, une protestation publique, la guerre, voilà les divers pas possibles dans cette carrière ; à quel point telle ou telle puissance s’y arrêterait-elle ?

4º Quant à présent, au delà de ce travail d’observation et d’attente, une seule chose nous importe ; c’est d’empêcher toute démonstration, toute démarche collective et officielle. Cela nous compromettrait et nous gênerait. Regardez-y bien.

J’adressai la même lettre, mutatis mutandis, aux représentants du roi à Londres, à Vienne, à Pétersbourg, à Bruxelles et à La Haye. Je ne pouvais ignorer que les diverses puissances n’attachaient pas toutes, à cette question, autant d’importance que l’Angleterre ou la Prusse, et n’y portaient pas toutes la même ardeur. Je savais notamment que le prince de Metternich avait écrit au comte d’Appony : Quant au travail du roi Léopold avec le cabinet français pour arriver à une union douanière des deux pays, j’y donne, pour mon compte, très peu d’importance, et je trouve que le cabinet de Berlin a bien tort de s’en inquiéter autant. La France ne demanderait pas mieux que d’avaler la Belgique, et la Belgique serait charmée de s’engraisser commercialement à la table de la France. Cela est clair et fort simple. Cependant aucun gouvernement ni aucun pays ne se laisse volontiers dévorer par un autre, et dans de telles transactions le plus petit est toujours celui qui se tient le plus sur ses gardes. S’il ne s’en tire pas bien, cela aussi est fort simple, et c’est son affaire. Je vous répète que j’attache peu d’importance à tout ce projet. Dans ses relations avec les cours de Londres et de Berlin, comme dans les communications officieuses qu’il me fit faire à ce sujet,  le prince de Metternich ne s’employa qu’à apaiser les inquiétudes, à empêcher toute démarche active, collective et officielle. Il prenait d’autant plus volontiers ce rôle impartial et amical qu’il était convaincu que le projet d’union douanière franco-belge ne se réaliserait pas : Quand je considère, dit-il un jour au comte de Flahault, tous les genres de danger auxquels le roi Léopold s’expose en le poursuivant, quand je songe qu’une modification réciproque des tarifs assurerait aux deux pays (tout aussi bien que pourrait le faire l’union douanière) tous les avantages commerciaux qu’ils peuvent désirer, je me demande si le roi Léopold a jamais eu bien sérieusement l’intention de conclure un pareil traité, et s’il n’est pas plus probable qu’il a mis en avant ce projet, qu’il doit savoir inexécutable, afin de n’arriver à rien, tout en paraissant disposé à tout faire pour plaire au roi son beau-père, à la nation française, au parti français en Belgique et au sentiment national qui cherche un débouché pour l’excédant des produits belges. Je suis fort tenté de croire que M. de Metternich avait raison, et que le roi Léopold n’a jamais sérieusement poursuivi le projet d’union douanière, ni compté sur son succès. Quoi qu’il en fût de l’intention du roi des Belges, le fait définitif fut conforme à la prévoyance du chancelier d’Autriche ; les négociations, les conférences, les visites et les conversations royales et ministérielles n’aboutirent à rien ; l’idée de l’union douanière entre la France et la Belgique fut peu à peu délaissée sans bruit ; et le 13 décembre 1845, après quelques mois d’une négociation plus restreinte et plus efficace, un nouveau traité de commerce, en abaissant sur un grand nombre d’objets les tarifs mutuels, régla pour six ans, d’une façon plus étendue et plus libérale que n’avait fait celui du 16 juillet 1842, les relations commerciales des deux pays.

J’eus peu de regret de ce résultat. Plus j’avais approfondi la question, plus je m’étais convaincu que l’union douanière franco-belge aurait, pour la France, des inconvénients que ne compenseraient point les avantages politiques qu’on s’en promettait. Ces avantages étaient plus apparents que réels et auraient été achetés plus cher qu’ils ne valaient. Nous aurions trouvé dans ce fait une satisfaction vaniteuse plutôt qu’un solide accroissement de force et de puissance. Quoi qu’en dissent les partisans de la mesure, la Belgique ne se serait point complètement assimilée et fondue avec la France ; l’esprit d’indépendance et de nationalité, qui y avait prévalu en 1830, s’y serait maintenu, et aurait jeté, dans les rapports des deux États, des incertitudes, des difficultés et des perturbations continuelles. Je suis persuadé que les quatre grandes puissances auraient immédiatement opposé, à l’union douanière franco-belge, une résistance formelle, et qu’elles auraient officiellement réclamé la neutralité de la Belgique en la déclarant compromise par un tel acte ; l’Angleterre et la Prusse étaient déjà unies dans ce dessein éventuel ; la Russie se fût empressée de les soutenir, et l’Autriche n’eût eu garde de s’en séparer. Mais dans l’hypothèse la plus favorable, en admettant que les quatre puissances n’eussent pas pris sur-le-champ une attitude active, elles n’en auraient pas moins été profondément blessées et inquiètes ; elles auraient perdu toute confiance dans notre sagesse politique et dans la stabilité du régime général qu’après 1830, et de concert avec nous, elles avaient fondé en Europe ; elles se seraient de nouveau concertées contre nous, c’est-à-dire qu’elles seraient rentrées dans la voie des coalitions antifrançaises. Et au moment même où nous aurions accepté cette mauvaise situation européenne, nous aurions porté un sérieux mécontentement et un grand trouble dans les principales industries françaises ; nous aurions fortement agité, au dedans, le pays replacé au dehors sous le vent des méfiances et des alliances hostiles de l’Europe. Les inquiétudes et les réclamations de l’industrie nationale eurent, auprès de nous, bien plus de part que les considérations diplomatiques à l’abandon du projet d’union douanière franco-belge ; mais nous fîmes, en le laissant tomber et en le remplaçant par l’abaissement mutuel des tarifs, acte de prévoyance au dehors aussi bien que d’équité et de prudence au dedans.

Nous avions, à cette époque, dans nos rapports avec l’Angleterre, une affaire, ou plutôt des affaires bien plus graves et plus permanentes que l’union douanière franco-belge, les affaires d’Espagne.

Je n’ai rencontré dans ma vie et je ne connais dans l’histoire point d’exemple d’une politique aussi obstinément rétrospective que celle de l’Angleterre envers l’Espagne. La guerre de la succession espagnole sous Louis XIV, le traité d’Utrecht, la maison royale de France régnante en Espagne, le pacte de famille sous Louis XV, l’Espagne concourant avec la France, sous Louis XVI, à l’indépendance des États-Unis d’Amérique, l’invasion de l’Espagne par l’empereur Napoléon, tous ces faits étaient encore, en 1840, et sont probablement encore aujourd’hui aussi présents à la pensée du gouvernement anglais, aussi décisifs pour sa conduite que s’ils étaient actuels et flagrants. La crainte des vues ambitieuses et de la prépondérance de la France en Espagne est toujours une préoccupation permanente et dominante en l’Angleterre.

Je n’ai garde de m’étonner de cet empire de la tradition dans la politique d’un État bien gouverné ; la mémoire est mère de la prévoyance, et le passé tient toujours dans le présent une grande place. Les faits changent pourtant ; les situations se modifient, et la bonne politique consiste à reconnaître ces changements et à en tenir compte, aussi bien qu’à ne pas oublier les faits anciens et leur part d’influence. Depuis 1830, et surtout depuis 1840, les situations relatives de la France et de l’Angleterre, quant à l’Espagne, étaient profondément changées, et leurs politiques n’avaient plus les mêmes raisons d’être contraires, ni même diverses. Quand nous avions, en 1833, reconnu la reine Isabelle et le régime constitutionnel en Espagne, nous nous étions hautement séparés du parti absolutiste espagnol qu’avait protégé la Restauration, en nous rapprochant du parti libéral qui, depuis 1808, avait pour patron l’Angleterre. Quand nous avions, en 1835, refusé d’intervenir à main armée en Espagne, malgré les sollicitations de l’Angleterre elle-même, nous avions donné la preuve la plus éclatante que nous n’y recherchions point une prépondérance exclusive. Depuis le mois de septembre 1840 enfin, la reine Christine et les chefs du parti constitutionnel modéré, qu’on appelait le parti français, avaient perdu en Espagne le pouvoir ; il avait passé aux mains du parti libéral exalté, reconnu comme le parti anglais ; le nouveau régent du royaume, Espartero, déclarait ouvertement que « ses inclinations et ses opinions étaient et avaient toujours été en faveur d’une alliance intime avec la Grande-Bretagne, et que c’était là l’amitié sur laquelle il comptait. » Le gouvernement anglais avait lieu d’être content de sa situation en Espagne et peu inquiet de nos prétentions à y dominer.

Pourtant son inquiétude était toujours la même ; la nécessité de combattre en Espagne l’ambition et l’influence de la France le préoccupait toujours passionnément. L’avènement du cabinet tory ne paraissait pas avoir changé grand’chose à cette disposition ; lord Aberdeen témoignait, sur ce point comme sur tous les autres, plus de liberté d’esprit et d’impartialité ; mais les méfiances antifrançaises de sir Robert Peel étaient si profondes qu’il se déclarait enclin à rechercher, sur les affaires d’Espagne, l’entente et l’action concertée de l’Angleterre avec l’Autriche, la Prusse et la Russie, qui n’avaient reconnu ni la reine Isabelle ni le régime constitutionnel espagnol, plutôt que l’accord avec la France : Notre position et nos intérêts, disait-il, s’accordent mieux avec la position et les intérêts de ces puissances qu’avec ceux de la France ; elles ont en commun avec nous le dessein d’empêcher que l’Espagne ne devienne un pur instrument entre les mains de la France. Résister à l’établissement de l’influence française en Espagne, tel doit être notre principal et constant effort. Le ministre d’Angleterre à Madrid, M. Aston, homme d’esprit et d’honneur, mais placé là à bon escient par lord Palmerston, était imbu des mêmes préventions et de la même passion ; il avait été un moment question de le changer ; mais il fut maintenu à son poste, et la politique de rivalité et de lutte contre la France continua de prévaloir en fait à Madrid pendant qu’à Londres le premier ministre la soutenait en principe dans le conseil.

En même temps que je rencontrais à chaque pas cette disposition du gouvernement anglais, j’apprenais d’Espagne, avant même qu’à Londres le cabinet whig et lord Palmerston fussent tombés, que le régent Espartero perdait chaque jour du terrain, et que le parti des modérés, les chefs militaires surtout, préparaient contre lui une insurrection dont ils se promettaient le retour au pouvoir de la reine Christine et de ses amis. Espartero et ses partisans ne cachaient pas leurs alarmes ; on allait jusqu’à dire que, dans la perspective du succès de ce soulèvement, ils méditaient de quitter l’Espagne et de se retirer à Cuba, emmenant avec eux la jeune reine Isabelle, sa sœur l’Infante doña Fernanda, et restant ainsi en possession de la royauté et du pouvoir légal. Je n’ajoutais nulle foi à ce bruit, presque aussi invraisemblable à concevoir qu’impossible à exécuter ; mais j’étais très frappé de l’état des partis qu’il révélait et des événements qu’il faisait pressentir. Le 6 août 1841, j’écrivis au roi, alors au château d’Eu : Il est bien à désirer que les amis de la reine Christine se tiennent tranquilles et laissent le gouvernement du régent actuel suivre le cours de ses propres fautes et des destinées qu’elles lui feront. Il descend visiblement : si on tente de le renverser, on le relèvera peut-être, et réussît-on à le renverser, il y aurait une victoire pleine de périls ; tandis que, si l’on attend, les bras croisés, que la victoire vienne, elle sera sûre. La mort naturelle est, pour les gouvernements, la seule mort véritable, la seule qui ouvre réellement leur héritage. M. Zéa[8] m’a paru fort pénétré de ces idées, et la reine Christine est, je crois, très disposée à les accueillir. Et quelques jours après, le 17 août, considérant les affaires d’Espagne sous un autre aspect, j’écrivis également au roi : Une idée me préoccupe ; je crains que nous n’ayons l’air d’abandonner sans protection, sans secours, cette pauvre petite reine qui n’a auprès d’elle, ni mère, ni gouvernante, ni gardien ou serviteur sûr et dévoué. Ne serait-ce pas un moment très convenable, très digne, très bien choisi pour envoyer en Espagne un ambassadeur, accrédité auprès d’elle en cas de mouvements révolutionnaires ? Le gouvernement de Madrid n’aurait aucun droit de se plaindre. Le roi ferait acte de prévoyance politique et de protection de famille. Personne ne pourrait s’y méprendre, et je ne vois pas, dans aucune hypothèse, qu’aucune mauvaise conséquence puisse en résulter. Je prie le roi d’y bien penser et de vouloir bien me faire connaître son impression.

À ma première lettre, le roi répondit[9] : La reine Christine est venue à Saint-Cloud le jour de mon départ ; je lui ai parlé dans le sens que vous me développez dans votre lettre d’hier, et elle y a complètement abondé. Et à la seconde[10] : Je partage votre opinion sur l’opportunité de nommer dès à présent un ambassadeur près de la reine Isabelle II, et de la couvrir ainsi de toute la protection que nous pouvons lui donner aujourd’hui. Je préfère même beaucoup que nous prenions l’initiative, à cet égard, avant l’Angleterre. Pourtant je crains qu’on ne donne à cette démarche une interprétation qui, en en faussant le caractère et l’objet, amènerait un résultat tout contraire à celui que nous voulons obtenir. Cette interprétation consisterait à faire considérer l’envoi d’un ambassadeur comme un pas vers Espartero et un hommage à sa régence. Je crois que tout dépendra de la manière dont la reine Christine et ses amis politiques envisageront et qualifieront la démarche. Par conséquent, je voudrais que vous pussiez voir M. Zéa demain matin de bonne heure, assez tôt pour que vous pussiez encore voir la reine Christine elle-même avant votre départ pour Lisieux. Quand vous vous serez assuré de la manière dont la reine et Zéa envisageraient cet acte, s’il est pris par eux comme je le désire, alors l’effet est assuré et nous pouvons aller immédiatement de l’avant. Mais si, au contraire, ils n’y voient qu’un avantage pour Espartero, alors je crois qu’il faut y renoncer quant à présent, et rester sur la ligne que nous avions adoptée, c’est-à-dire attendre, avant de rien faire, ce que fera le nouveau ministère anglais, et probablement ce qu’il voudra même concerter avec nous.

J’écrivis dès le lendemain au roi : Je viens de voir M. Zéa. Il est convaincu que la nomination immédiate d’un ambassadeur à Madrid tournerait au profit d’Espartero, et serait regardée par le parti modéré comme un grave échec. Il préfère beaucoup que le roi attende la formation du nouveau cabinet britannique qui sera, dit-il, très disposé et même empressé à se concerter avec la France. J’ai trouvé la conviction de M. Zéa si arrêtée et si profonde que je n’ai pas jugé nécessaire de voir, sur le même sujet, la reine Christine. Je pense, comme Votre Majesté, que la mesure ne serait bonne à prendre qu’autant qu’elle produirait en Espagne sur tous les partis, exaltés ou modérés, un effet analogue à l’intention dans laquelle elle serait prise. Puisqu’il n’en serait pas ainsi, il faut attendre.

Nous n’attendîmes pas longtemps : dès que le cabinet tory fut formé, M. Zéa retira son objection à la nomination de notre ambassadeur à Madrid, et me pressa même de l’accomplir. Il connaissait depuis longtemps lord Aberdeen, et il en était fort connu et estimé. Il avait la confiance que le nouveau cabinet anglais, essentiellement monarchique et conservateur, le serait même en Espagne, et s’entendrait avec nous. Pour mon compte, je tenais beaucoup à ce que notre ambassadeur fût nommé avant l’explosion des troubles que tout le monde prévoyait au delà des Pyrénées : si ces troubles tournaient en faveur du régent Espartero, l’envoi inattendu d’un ambassadeur de France à Madrid devenait une platitude ; si au contraire la reine Christine et ses partisans triomphaient, notre ambassadeur ne serait arrivé qu’à leur suite et comme leur instrument. Ni l’une ni l’autre de ces situations ne nous convenait ; aux yeux de l’Angleterre comme de l’Espagne, nous voulions être les amis de la reine Isabelle et de la monarchie constitutionnelle espagnole, non des auxiliaires au service de l’un des partis qui, sous ce régime, se disputaient violemment le pouvoir. Nous n’avions nulle confiance dans le régent Espartero, mais nul dessein non plus d’entrer, contre lui, dans l’arène et de travailler à son renversement. Nous ne cachions point nos opinions et nos vœux quant au gouvernement intérieur de l’Espagne, mais nous restions fidèles à notre politique de non intervention. Je demandai au roi d’instituer sans délai cette ambassade, et de la confier à M. de Salvandy : esprit élevé, généreux, entreprenant, monarchique et libéral avec une sincérité profonde quoique un peu fastueuse, plein de vues politiques saines, même quand elles étaient exubérantes et imparfaitement équilibrées, pas toujours mesuré dans les incidents et les dehors de la vie publique, mais sensé au fond, capable de faire des fautes, mais capable aussi de les reconnaître, d’en combattre loyalement les conséquences et d’en porter dignement le poids. Il avait été ministre de l’instruction publique dans le cabinet de M. Molé, et je trouvais un réel avantage à le retirer de l’opposition et à le rallier au ministère. Il connaissait et aimait l’Espagne. Il accepta volontiers cette aventureuse mission[11]. La reine Christine l’accueillit de bonne grâce, quoique avec quelque déplaisir ; elle ne trouvait pas qu’en envoyant un ambassadeur à Madrid pendant cette régence d’Espartero contre laquelle elle avait protesté, le roi son oncle fût aussi Christino qu’elle l’aurait voulu ; mais elle était de ceux qui savent se résigner sans renoncer. M. de Salvandy se disposait à partir quand les nouvelles de l’insurrection du général O’Donnell en Navarre contre Espartero, dans les premiers jours d’octobre 1841, arrivèrent à Paris, encore confuses et sans résultat.

Je sentis, en les recevant, que la nécessité et en même temps l’occasion étaient venues de faire pleinement connaître au nouveau cabinet anglais notre attitude, notre intention et le fond de notre pensée dans nos relations avec l’Espagne. J’écrivis sur-le-champ à M. de Sainte-Aulaire[12] : Je suis sûr qu’à Londres, comme ailleurs, on nous attribue ce qui se passe en Espagne ; on croit que nous travaillons au rétablissement de la reine Christine. Je ne m’en étonne pas ; c’est une idée naturelle, conforme aux vraisemblances et aux apparences. Voici le vrai sur ce que nous avons pensé et fait depuis quelques années quant à l’Espagne, sur ce que nous pensons et faisons aujourd’hui.

Notre disposition générale envers la reine Christine est bienveillante, bienveillante par esprit de famille, bienveillante à cause de la personne même qui mérite vraiment et inspire naturellement de l’intérêt.

La raison politique a concouru, pour nous, avec la bienveillance personnelle. Lorsque, en 1833, malgré d’anciennes traditions et de grands intérêts français, nous avons reconnu la régence de la reine Christine, c’est que nous l’avons crue seule capable de gouverner l’Espagne, d’y maintenir un peu de royauté et d’ordre, entre et contre les prétentions de l’absolutisme inintelligent et du radicalisme révolutionnaire.

Si toute l’Europe avait pensé alors comme la France et l’Angleterre, si les cinq grandes puissances avaient reconnu à la fois la royauté d’Isabelle, la régence de Christine, et exercé à Madrid leur influence, très probablement cette influence aurait imprimé aux événements un autre cours, et épargné à l’Espagne bien des malheurs, à l’Europe bien des embarras.

Malgré ses fautes, malgré ses malheurs, nous pensons qu’à tout prendre la reine Christine n’a pas manqué à sa situation. Tant qu’elle a gouverné, elle a employé, au profit de la bonne cause, au profit des principes d’ordre et de justice, ce qu’elle a eu de force et d’influence. Elle a été souvent entraînée, souvent vaincue, mais elle a constamment lutté, et sa défaite a été le triomphe de l’esprit d’anarchie.

Voilà, sans rien taire ni rien exagérer, notre bienveillance pour la reine Christine, son sens politique et ses motifs. Les faits ont déjà montré quelle en était la limite.

Après la chute de la reine Christine, nous avons accepté, sans hésitation, sans interruption, les relations politiques avec la régence, d’abord provisoire, puis définitive, d’Espartero. Il n’y a eu, entre les deux gouvernements, point de rupture, même momentanée, point de choc, même caché. J’ai hautement déclaré, dans les deux Chambres, que nous ne nous mêlerions point des affaires intérieures de l’Espagne, que nous ne nuirions en rien à son nouveau gouvernement.

Notre conduite a été conforme à notre langage. Au profit du régent Espartero comme de la reine Christine, nous avons retenu don Carlos en France et, autant qu’il était en nous, préservé l’Espagne de la guerre civile. Pas plus contre le régent Espartero que contre la reine Christine, nous n’avons poursuivi l’exécution des engagements relatifs aux quarante ou cinquante millions que l’Espagne nous doit, ce qui l’aurait réduite à la publicité de la banqueroute.

Les nouvelles occasions de querelle ne nous ont pas manqué. Les procédés du nouveau gouvernement espagnol, envers la France et le roi, ont été souvent très inconvenants. Un conflit a failli éclater sur notre frontière, à l’occasion de territoires et de droits de pâturage contestés entre les deux pays. On a décidé et presque ordonné, à Mahon, l’évacuation de l’îlot del Rey, sans nous en avoir seulement avertis. J’ai évité ces occasions de brouillerie ; j’ai été conciliant, au sein même de relations froides et quelquefois épineuses ; je n’ai témoigné d’aucune susceptibilité, aucune défiance. Entre le cabinet de Madrid et nous l’intimité n’existait pas ; je n’ai pas souffert que la malveillance s’y glissât un moment.

Le séjour de la reine Christine en France, le bon accueil qu’elle y a reçu, c’est là, je le sais bien, ce qui a excité et excite le plus de soupçons.

Comment eût-il pu en être autrement ? Si nous n’avions pas bien reçu la reine Christine, nous aurions manqué aux premiers devoirs de famille, d’honneur, aux exemples de respect mutuel que se doivent entre eux les souverains. Nous aurions également manqué aux plus simples conseils de la prudence. Nous ne le dissimulons point ; nous n’avons jamais bien pensé de la révolution de septembre 1840 en Espagne et de l’avenir d’Espartero ; nous avons craint, au delà des Pyrénées, de nouvelles explosions révolutionnaires ; nous avons regardé la reine Christine comme pouvant être, un jour, une ancre de salut pour l’Espagne, le seul moyen possible de transaction et de gouvernement. À ce titre aussi, je n’hésite pas à le dire, nous avons dû l’accueillir et ménager sa situation.

Nous lui avons conseillé de demeurer étrangère à toute menée contre le nouveau gouvernement de Madrid. Nous lui avons dit que, si elle devait être quelque jour utile à l’Espagne, c’était à la condition de n’être remise en scène que par la nécessité évidente, après l’épuisement et la chute des partis contraires, non par les intrigues de son propre parti. Et, pour notre compte, nous nous sommes tenus absolument en dehors, non seulement de toute action exercée en Espagne par les partisans de la reine Christine, mais même de toute relation avec eux. Nous avons écarté toute insinuation de ce genre, et scrupuleusement accompli, envers le gouvernement espagnol, ce que nous conseillait la prudence, ce que nous prescrivait la probité. J’affirme que nous sommes complètement étrangers à ce qui vient d’éclater en Espagne ; nous n’y avons point connivé ; nous ne l’avons point connu d’avance ; nous n’y aidons et nous n’y aiderons en rien. Nous ne méconnaissons point les difficultés de notre situation envers le gouvernement de Madrid, et nous ne saurions y échapper puisque nous ne saurions changer la situation même. Mais nous ne changerons rien non plus à notre conduite ; elle sera, comme elle a été depuis un an, parfaitement loyale et pacifique. Nous venons de le prouver à l’instant même en ordonnant, selon le désir de M. Olozaga[13], que les carlistes, qui s’étaient rassemblés sur la frontière pour rentrer en Espagne en vertu de l’amnistie, en soient éloignés et refluent vers nos départements de l’intérieur.

Sur ce qui se passe et pour le moment actuel, voilà, mon cher ami, ce qui est et ce que j’ai à dire ; mais évidemment, et quoi qu’il arrive du mouvement qui vient d’éclater, il faut penser à l’avenir de l’Espagne.

Des trois partis qui s’agitent là, les absolutistes et don Carlos, les modérés et la reine Christine, les exaltés et le régent Espartero ou le tuteur Arguelles, aucun n’est assez fort ni assez sage pour vaincre ses adversaires, les contenir et rétablir dans le pays l’ordre et un gouvernement régulier. L’Espagne n’arrivera à ce résultat que par une transaction entre les partis.

À son tour, cette transaction n’arrivera pas tant que la France et l’Angleterre n’y travailleront pas de concert. La rivalité de la France et de l’Angleterre en Espagne, leurs luttes pour l’influence, l’opposition de leurs patronages, cette seule cause suffirait à entretenir la guerre des partis espagnols et à les frapper tous d’impuissance quand ils arrivent au gouvernement.

La bonne intelligence et l’action commune de la France et de l’Angleterre sont indispensables à la pacification de l’Espagne.

Et, comme vous l’a très bien dit lord Aberdeen, pour que la France et l’Angleterre s’entendent et agissent de concert en Espagne, il importe qu’elles ne soient pas les seuls acteurs sur ce théâtre, et qu’avec elles les autres grandes puissances y paraissent. À deux, il est à craindre que la rivalité ne continue. À cinq, on peut espérer que l’intérêt le plus général, le plus élevé, finira par prévaloir.

Sans doute, les intérêts de second ordre ne cesseront pas d’exister ; sans doute, il y aura toujours entre la France et l’Angleterre, à propos de l’Espagne, des questions d’amour-propre national et de jalousie traditionnelle, des questions d’alliance et de mariage. Je ne méconnais point l’importance et la difficulté de ces questions. Je n’hésite pas à dire que, sur toutes, on nous trouvera modérés, conciliants, sans arrière-pensées et sans prétentions exclusives. Je n’ai rien de plus à dire aujourd’hui. Nous désirons vivement la pacification de l’Espagne ; elle importe à notre repos, à notre prospérité. Nous ne pouvons souffrir qu’une influence hostile s’établisse là, aux dépens de la nôtre. Mais j’affirme que, sur le théâtre de l’Espagne pacifiée et régulièrement gouvernée, dès que nous n’aurons rien à craindre pour nos justes intérêts et nos justes droits, nous saurons vivre en harmonie avec tout le monde, et ne rien vouloir, ne rien faire qui puisse inspirer à personne, pour l’équilibre des forces et des influences en Europe, aucune juste inquiétude.

En expédiant cette lettre à M. de Sainte-Aulaire, j’ajoutai : Lisez-la à lord Aberdeen, et quoique bien particulière et confidentielle, offrez-lui de lui en donner une copie. C’est l’expression vraie de notre situation et de notre pensée : je désire qu’elle reste sous les yeux de lord Aberdeen et de sir Robert Peel. Il est impossible de prévoir ce que deviendra l’insurrection des christinos. Je n’en augure guère, quant à présent, qu’une nouvelle cause d’anarchie dans le pays et d’impuissance dans le gouvernement. Je tremble pour ces deux petites filles. C’est une situation du moyen âge et de Shakespeare.

Quand les premiers bruits de l’insurrection des christinos arrivèrent à Londres, lord Aberdeen s’en montra d’abord assez peu ému ; il en parla froidement à M. de Sainte-Aulaire, ajoutant, comme par occasion : Je ne voudrais pas trop émettre cette idée ; mais au fond je ne vois de salut pour l’Espagne que dans la réunion des partis de la reine Christine et de don Carlos, au moyen d’un mariage. Le surlendemain, il était plus animé ; comme M. de Sainte-Aulaire lui affirmait que nous n’étions pour rien dans ce qui venait de se passer en Navarre : Voilà encore, lui dit-il, des choses que je dois croire contre toute vraisemblance ; mais assurément vous trouverez bien des incrédules. La reine Christine n’est-elle pas à Paris ? Ne va-t-elle pas partir pour se mettre à la tête de l’insurrection ? Quand M. de Sainte-Aulaire lui eut lu et remis, le 15 octobre, ma lettre du 11, il en fut frappé, la garda cinq jours, et lui dit, en la lui rendant, qu’il l’avait montrée à sir Robert Peel et aussi à la reine qu’elle devait beaucoup intéresser : Je crois, ajouta-t-il, tout ce qu’affirme M. Guizot, quant à l’Espagne ; mais il sera difficile de le persuader à Madrid. Pourtant, les préventions qu’en entrant aux affaires j’apportais contre Espartero sont aujourd’hui diminuées ; je le trouve modéré, sans grands talents, mais animé de bonnes intentions et disposé à entendre raison. Du reste, j’ai écrit à M. Aston pour lui prescrire de rester, vis-à-vis du régent, dans la mesure que commandent les principes du droit public vis-à-vis d’un gouvernement reconnu, sans toutefois rien exagérer et sans se compromettre par des manifestations trop vives.

Ce n’était pas à Madrid seulement qu’il était difficile de persuader que nous n’étions pour rien dans l’insurrection des christinos, et que nous n’avions en Espagne point d’autre dessein que ce que j’écrivais à M. de Sainte-Aulaire. On mandait de Paris à Londres que très probablement j’étais, pour mon compte, étranger à l’insurrection, et sincère dans ce que j’affirmais à cet égard, mais que ni du roi, ni du maréchal Soult on n’en pouvait croire autant : on racontait les fréquents entretiens du roi avec la reine Christine, la joie que, disait-on, il avait témoignée en apprenant le soulèvement du général O’Donnell ; on parlait des audiences du maréchal Soult à divers officiers christinos partis pour l’Espagne. Le roi Louis-Philippe se laissait quelquefois trop aller à ses premières impressions, et le maréchal Soult s’inquiétait peu de mettre dans ses démarches de l’unité et de la cohérence ; mais quelles que fussent ses vivacités d’un moment, le roi tenait fermement à sa politique générale, et le maréchal la servait sans embarras à travers les déviations et les contradictions qu’un moment il trouvait utiles ou commodes. Ils étaient l’un et l’autre bien décidés à ne point engager la France et eux-mêmes dans les affaires de l’Espagne, et l’erreur des diplomates était d’attacher à de petits faits un sens et des conséquences qu’ils n’avaient pas. Les méfiants ne savent pas combien ils sont crédules, ni avec quelle légèreté, dans leur empressement à croire ce qui est vraisemblable, ils méconnaissent ce qui est vrai.

Le mauvais succès de l’insurrection mit bientôt fin à ces doutes et à ces rapports devenus sans importance. À Madrid comme dans les provinces, le régent Espartero triompha rapidement. Le plus brillant et le plus dévoué des partisans de la reine Christine, le général Diégo Léon, fut pris et fusillé. À Paris, le résultat de la victoire du régent fut une visite de M. Olozaga qui vint me dire qu’il avait ordre de demander que la reine Christine fût éloignée de France ; en cas de refus, il devait, ajouta-t-il, demander lui-même ses passeports. Je n’attendis pas d’avoir consulté le roi et le cabinet pour lui répondre qu’il n’obtiendrait qu’un refus, et j’engageai en même temps M. de Salvandy à retarder son départ ; le roi, que j’en informai sur-le-champ, me répondit : Quant au départ de Salvandy, il me semble en effet impossible de le laisser partir avant de savoir comment se sera terminée l’impertinente demande d’Olozaga. Vous croyez que c’est ici qu’on la lui a suggérée, je le crois comme vous ; mais avec l’arrogance espagnole et leur crainte de se compromettre avec la tribune ou les journaux, il est probable que, quels que soient les inventeurs, le gouvernement d’Espartero la soutiendra. Nous verrons. J’espère que la réponse sera un peu altière. Si Olozaga le prend doucement et renonce, nous dirons : C’est bon, » et Partez, Salvandy, s’il n’est retenu par d’autres raisons. Mais il est clair que nous serions fort empêtrés du départ de Salvandy si Olozaga, se renfermant dans le cercle de Popilius, nous disait de chasser la reine Christine ou de lui donner, à lui, ses passeports. Alors ce serait à lui qu’il faudrait dire : C’est bon, et Partez, Olozaga. Je pense bien qu’il n’y aurait pas, parmi nous, a dissentient voice.

Le cabinet fut unanime et le refus péremptoire. M. Olozaga n’insista point, ne demanda point ses passeports, et M. de Salvandy resta à Paris en attendant que la conduite du gouvernement espagnol, en Espagne et envers nous, nous indiquât celle que nous avions nous-mêmes à tenir envers lui.

Au bout de six semaines, et sinon au fond, du moins à la surface, les situations étaient changées. En repoussant la demande de M. Olozaga quant à la reine Christine, nous avions envoyé quelques troupes sur notre frontière des Pyrénées et quelques vaisseaux sur la côte de Catalogne, disant très haut, ce qui était parfaitement vrai, que nous n’avions nulle pensée agressive, mais que nous ne voulions supporter aucune hostilité, aucune impertinence. Le régent Espartero, de son côté, n’avait guère retiré, de sa victoire sur les christinos, d’autre fruit que d’échapper au danger du moment ; à leur tour, les anarchistes l’attaquaient ; à Barcelone, à Valence, sur plusieurs autres points, il était aux prises avec les désordres et les insurrections révolutionnaires ; il travaillait honnêtement à les réprimer et s’efforçait de suppléer, par le courage du soldat, à la fermeté que le politique n’avait pas. Il nous témoignait en même temps des dispositions modérées et conciliantes ; au lieu de nous adresser des demandes ou des plaintes inattendues et hautaines, M. Olozaga consultait M. Bulwer, premier secrétaire de l’ambassade anglaise, sur la façon dont il devait s’y prendre pour obtenir de nous les réponses ou les démonstrations qu’on désirait à Madrid. J’écrivis à M. de Sainte-Aulaire[14] :

La corde se détend entre nous et l’Espagne. L’attitude prise par le régent Espartero contre les anarchistes nous permet de modifier la nôtre envers lui. Les vaisseaux que nous avions envoyés devant Barcelone en sont déjà revenus. Sans retirer de notre frontière des Pyrénées les troupes qui y sont déjà arrivées, nous ralentissons le mouvement de celles qui étaient en marche pour s’y rendre. Très probablement M. de Salvandy partira bientôt pour Madrid. M. de Sainte-Aulaire me répondit sur-le-champ[15] : Je crois en effet que le moment est venu de faire partir M. de Salvandy. Je crois qu’il ferait bien à Madrid et je suis sûr que l’effet de son départ serait bon à Londres. J’approuve fort l’attitude que nous avons prise, et je ne vois pas de raison pour éloigner nos troupes de la frontière ; mais l’absence de l’ambassadeur laisse le champ libre à nos rivaux, et en même temps qu’elle leur donne sur nous des avantages, elle les entretient dans une humeur tous les jours plus âcre et qui sera bientôt chronique. J’ai fait honneur à M. de Salvandy, auprès de lord Aberdeen, de ses dispositions favorables à Espartero ; j’ai dit qu’elles vous étaient connues et qu’ainsi ce choix pour Madrid démentait la malveillance qu’on voulait nous imputer contre le régent. Lord Aberdeen m’a écouté avec une satisfaction sensible, et le départ de notre ambassadeur dissiperait des méfiances qui peuvent embarrasser notre politique sans profit.

M. de Salvandy partit pour Madrid le 29 novembre, et ses instructions déterminaient clairement le caractère pacifique et impartial de sa mission[16]. Entré en Espagne le 8 décembre, son voyage d’Irun à Madrid fut une sorte de triomphe : L’ambassade du roi, m’écrivit-il en arrivant[17], a reçu sur la route, de la part du gouvernement espagnol, des marques constantes d’égards et de sollicitude. Les alcades de toutes les villes et villages sans exception sont venus la complimenter et lui offrir leurs services. Cependant, à la frontière, elle n’a pas reçu les saluts d’usage ; mais les harangues que lui ont adressées toutes les autorités militaires, ecclésiastiques et civiles à Irun, et les salves qui lui ont été accordées à Saint-Sébastien ne permettent pas de supposer une préméditation ou un calcul. Je ferai toutefois une observation à cet égard, dans l’intérêt de l’avenir. À Irun, les harangues ont été pleines de respect et d’attachement pour la France ; l’alliance des deux nations, le besoin particulier de cette alliance pour le peuple espagnol, l’appel à l’action française pour assurer enfin l’union de tous les partis, ont été des textes vivement développés plusieurs fois. Dans les provinces basques, l’empressement des populations s’unissait visiblement aux démarches officielles des autorités. À Vittoria, le capitaine général, malgré l’heure avancée de la nuit, se tenait debout pour m’attendre. À Burgos, le lieutenant général de Hoyos, capitaine général, m’a immédiatement visité. Je n’ai pas cru devoir me présenter chez les Infants. Dans cette dernière ville, le chef politique et les alcades ont vivement insisté, auprès de moi, sur l’erreur où serait le gouvernement français de croire l’Espagne inclinée vers les idées révolutionnaires ou vers l’influence anglaise ; la cause de l’ordre, disaient-ils, l’affermissement de la monarchie, l’affection pour la France sont dans le cœur de tous les Espagnols. Dans plusieurs cantons des provinces basques, j’ai trouvé encore toutes vives les traces des dévastations de la guerre civile. Dans les Castilles, les ravages de la guerre de l’indépendance ne sont pas encore effacés. Après vingt et un ans j’ai donc trouvé peu de changements ; les seuls que j’aie remarqués sont des communications plus régulières et plus fréquentes, des cultures plus avancées et l’aspect des troupes meilleur ; elles sont très délabrées pour des yeux français ; elles le sont moins qu’en 1820.

Trois jours après, M. de Salvandy m’écrivit : Un incident grave s’est élevé ; le cabinet espagnol ne reconnaît pas l’ambassadeur accrédité auprès de la reine Isabelle II ; il prétend que les lettres de créance soient remises et l’ambassadeur présenté au régent, dépositaire constitutionnel de l’autorité de la reine. J’ai décliné péremptoirement ces prétentions inattendues. J’attends les ordres du roi.

Il y avait, dans la première phrase, un peu d’exagération et de confusion : le cabinet espagnol ne refusait point de reconnaître l’ambassadeur accrédité auprès de la reine Isabelle II ; il ne s’étonnait et ne se plaignait point que les lettres de créance fussent adressées à la jeune reine elle-même ; il prétendait qu’elles devaient être remises au régent, dépositaire constitutionnel de l’autorité de la reine. M. de Salvandy soutenait qu’en sa qualité d’ambassadeur, représentant personnellement le roi des Français auprès de la reine d’Espagne, c’était à la reine personnellement, quoique mineure, qu’il devait remettre ses lettres de créance, sauf à traiter ensuite de toutes les affaires avec le régent seul et ses ministres. Il se fondait sur les principes monarchiques, sur les usages constants des cours d’Europe, et spécialement sur ce qui s’était passé entre la France et l’Espagne elles-mêmes lorsque, en 1715, le comte de Cellamare, ambassadeur d’Espagne en France, avait présenté ses lettres de créance à Louis XV mineur, non au régent, le duc d’Orléans. Le cabinet espagnol répondait, par l’organe de M. Antonio Gonzalès, ministre des affaires étrangères, que le régent exerçant, aux termes de l’art. 59 de la constitution espagnole, toute l’autorité du roi, c’était devant lui que devaient se produire les lettres de créance des représentants étrangers. Une longue discussion s’engagea entre l’ambassadeur et le ministre ; plusieurs notes furent échangées ; on essaya de quelques moyens d’accommodement ; M. de Salvandy se déclara prêt à remettre ses lettres de créance à la reine en présence du régent qui les recevrait aussitôt de la main de la reine et les ouvrirait devant elle ; on offrit à M. de Salvandy de donner à sa réception par le régent, dans le palais même de la reine, tout l’éclat qu’il désirerait, en ajoutant que, dès qu’il aurait remis au régent ses lettres de créance, il serait autorisé à remettre à la jeune reine elle-même les lettres particulières de la reine Christine, sa mère, ou du roi Louis-Philippe, son oncle, dont il pourrait être chargé. La discussion ne fit que confirmer les deux diplomates dans la position qu’ils avaient prise et dans la thèse qu’ils avaient soutenue, et toutes les tentatives de transaction échouèrent contre les impérieuses prétentions des deux principes en présence et en lutte.

C’était bien vraiment deux principes en présence et en lutte. En me rendant compte de la difficulté qui s’élevait, M. de Salvandy avait ajouté : J’ai la conviction qu’une main alliée a tout dirigé. Dans une conférence avec M. Aston, et je l’ai dit à M. Pageot quand cet incident ne s’était pas encore élevé, j’ai vu le whig opiniâtre, le continuateur résolu et passionné de la politique de lord Palmerston, qui trouvait, dans son rôle ici, une double satisfaction, et à se venger de la France, et à se venger du cabinet même qui l’emploie. Mes paroles précises et cordiales sur l’alliance des deux nations, sur les rapports des deux gouvernements, ne m’ont pas obtenu de réponse. Je n’en ai pas obtenu davantage à mes assurances d’efforts sincères et soutenus pour m’entendre avec lui. Son visage, son accent seuls répondaient. Ses formes polies ne m’ont en rien dissimulé son inquiétude de ne plus être seul sur ce théâtre et de se le voir disputer. Encore une fois, j’ai eu toutes ces impressions, j’ai porté ce jugement avant l’incident qui est survenu. Les impressions de M. de Salvandy étaient justes, mais excessives, et il en tirait, comme cela lui arrivait souvent, de trop grandes conséquences. Les dispositions de M. Aston n’étaient pas meilleures qu’il ne les pressentait ; accoutumé à représenter et à pratiquer la politique de méfiance et d’hostilité entre l’Angleterre et la France en Espagne, le ministre de lord Palmerston avait plus de goût pour les inspirations de son ancien chef que pour celles de lord Aberdeen, et il ne s’affligea probablement guère, dans son âme, du désaccord qui éclata entre le nouvel ambassadeur français et le gouvernement espagnol ; mais son attitude fut embarrassée et faible plutôt que nette et active ; il ne dirigea point, dans la querelle où ils s’engagèrent, le régent Espartero et ses conseillers ; il ne fit que les suivre, écrivant à Londres que, selon lui, ils avaient raison, et s’appliquant surtout à se ménager à Madrid en ne les contrariant pas. Il eût pu avoir une bonne influence qu’il ne rechercha point, et celle qu’il exerça fut mauvaise, mais peu puissante. Les instincts et les passions du parti exalté, alors dominant en Espagne et autour du régent, furent le vrai mobile de l’événement ; ce parti fut choqué de la position secondaire que faisait à son chef la demande de l’ambassadeur de France ; choqué que, pendant l’inaction légale du pouvoir héréditaire, le pouvoir électif ne fût pas tout dans toutes les circonstances du gouvernement. Le parti ne méditait point l’abolition de la monarchie, mais les considérations monarchiques le touchaient peu et les sentiments radicaux le dominaient ; il croyait le sens et l’honneur de la constitution engagés dans la querelle. Ce ne fut point l’action du ministre d’Angleterre, ni les menées des intrigants qui cherchaient leur fortune personnelle dans l’hostilité contre la France, ce fut la disposition générale et profonde du parti alors en possession du pouvoir qui détermina l’opiniâtreté avec laquelle le régent et ses conseillers persistèrent dans leur refus d’accéder à la demande de notre ambassadeur.

Quoi qu’il en fût des causes et des auteurs de l’événement, nous approuvâmes pleinement la conduite de M. de Salvandy, et je lui écrivis le 22 décembre 1841 : Le gouvernement du roi n’a pas appris sans un vif étonnement l’obstacle inattendu qui a empêché la remise de vos lettres de créance. La prétention énoncée par le ministre espagnol est complètement inadmissible et contraire à tous les précédents connus. Sauf les cas peu nombreux où la régence s’est trouvée exercée par une personne royale, par le père ou la mère du souverain, jamais les lettres de créance n’ont été remises qu’au souverain même à qui elles étaient adressées. Vous avez cité très à-propos ce qui s’est passé en France pendant la minorité de Louis XV et pour la présentation de l’ambassadeur espagnol lui-même. Cet exemple est d’un poids irrésistible dans le cas actuel. Un autre exemple qui, par sa date toute récente et par ses circonstances, s’applique plus spécialement encore à la difficulté si inopinément survenue, c’est ce qui a eu lieu, au Brésil, il y a peu d’années, lorsque M. Feijão y fut élevé à la régence. Il voulut aussi exiger que les lettres de créance lui fussent remises ; mais le gouvernement du roi n’y ayant pas consenti, M. Feijão finit par s’en désister. En Grèce, pendant la minorité du roi Othon, la question ne s’est pas même élevée. L’usage dont nous réclamons le maintien a été uniformément suivi jusqu’ici, et est fondé sur des motifs tellement puissants qu’il serait superflu de les développer. Évidemment, lorsque le souverain se trouve, par son âge, hors d’état d’exercer les fonctions actives de la souveraineté, il importe beaucoup, dans l’intérêt du principe monarchique, de lui en laisser la représentation extérieure, et d’entretenir ainsi dans l’esprit des peuples ces habitudes de respect que pourrait affaiblir une éclipse complète de la royauté. A des considérations d’un tel poids, nous ne saurions même entrevoir quels arguments on aurait à opposer. Il nous est donc impossible, je le répète, d’admettre les prétentions du gouvernement espagnol. Autant il serait loin de notre pensée de modifier, à son préjudice, les usages établis par le droit des gens, autant nous croirions manquer à un devoir sacré en sacrifiant, pour lui complaire dans une occasion où il ne se rend pas bien compte de sa situation et de ses propres intérêts, des formes tutélaires dont l’abandon pourrait entraîner de graves conséquences. Nous aimons à penser que de mûres réflexions le ramèneront à une appréciation plus juste de la question, et que, réduisant ses exigences au sens littéral de la lettre de M. Gonzalès, il se bornera à demander ce que nous trouverions parfaitement naturel, la présence du régent à la remise des lettres de créance qui passeraient immédiatement des mains de la reine dans les siennes. Si notre espoir était trompé, si, malgré les observations que je vous transmets, le gouvernement espagnol persistait dans sa prétention, la volonté du roi est que vous quittiez aussitôt Madrid ; et M. Pageot, qui n’aurait pas perdu un instant le caractère de chargé d’affaires, puisque vous n’auriez pas eu la possibilité de déployer celui d’ambassadeur, en reprendrait naturellement les fonctions.

Avant que ma dépêche parvînt à Madrid, la controverse y avait continué, et s’était, en continuant, grossie et envenimée : les Cortès avaient été ouvertes sans que l’ambassadeur de France, ni personne de son ambassade, assistât à la séance ; dans l’embarras causé par la non présentation de ses lettres de créance, on ne l’y avait invité que d’une façon maladroite et inconvenante, en lui envoyant un simple billet, en son nom personnel, qu’il avait renvoyé aussitôt avec cette brève formule : L’ambassadeur de France renvoie à M. l’introducteur des ambassadeurs la lettre ci-incluse qui ne lui est pas adressée convenablement. De part et d’autre, les sentiments de dignité blessée et de susceptibilité personnelle se mêlaient à l’échange des arguments. Soutenus par l’approbation formelle des deux chambres espagnoles, du sénat aussi bien que des Cortès, le régent et ses ministres se retranchaient chaque jour plus fortement derrière leurs scrupules constitutionnels. A l’ombre de ces scrupules, la faction ennemie de la France poussait vivement, contre nous, ses intrigues. Le ministre d’Angleterre prêtait, à d’insignifiantes tentatives de conciliation, un concours froid et embarrassé. Arrivant à M. de Salvandy au milieu de cette situation tendue et chaude, ma dépêche du 22 décembre ne le satisfit guère ; dans l’effervescence de son imagination portée à grandir hors de mesure toutes choses et lui-même, il avait rêvé, comme conséquence de l’incident où il était engagé, tout autre chose que son rappel ; il m’écrivit sur-le-champ[18] : Si je n’obtiens pas le dénouement que je poursuis, et que vos dépêches, une fois encore, me font plus vivement poursuivre, je n’entrevois que deux partis à prendre : attendre ou frapper.

Attendre, les relations avec l’Espagne rompues et les intérêts de la France, dans lesquels je comprends ceux de la royauté espagnole, placés sous la sauvegarde de quelques veto si nets qu’ils arrêtent tout le monde, si légitimes qu’ils n’arment personne. C’est une politique qui ne compromet rien, qui, à la longue, assure tout. Le gouvernement espagnol, que vous voyez, le genou en terre, demander la reconnaissance des monarchies lointaines, comprendra ce que sont les bonnes relations avec la nôtre quand il sentira, et ce sera à l’instant même, les conséquences de leur interruption. Le parti monarchique reprenant sa confiance et ses armes, le parti révolutionnaire ses exigences et ses brandons, un protectorat importun menaçant tous les intérêts vitaux de ce pays et, avant tout, blessant son orgueil, le pouvoir établi rencontrant partout des résistances et bientôt des compétitions, celle de la république théorique représentée par Arguelles ou tout autre, celle de la république armée représentée par Rodil, la concession et la violence devenant les deux refuges dans lesquels ce pouvoir s’abîmerait bientôt : telles seraient les conséquences quand la France, ouvrant la main à la guerre civile pour la laisser passer librement, et envoyant en Espagne la banqueroute par ses réclamations légitimes, comme je vous l’ai ouï-dire si bien, ne se chargerait pas de hâter le terme d’une inévitable réaction.

Cette réaction se ferait si promptement sentir que, pour éviter les conséquences que j’expose et qui apparaîtraient dès l’abord, je crois incontestable qu’un retour digne et admissible serait offert sur-le-champ à l’action française.

L’Angleterre serait la première à la vouloir et à y travailler.

L’autre système serait plus net et plus prompt. Il fut un temps où, pour en finir avec les périls que l’état révolutionnaire de ce royaume fait courir à notre repos et à notre royauté, la politique du roi aurait accepté les occasions légitimes que la folie et l’audace de ce gouvernement lui auraient données. En ce temps-là, je me serais inquiété de cette politique : Votre Excellence en a le souvenir. J’aurais craint qu’avec toutes les complications des événements, toutes les accusations qui en étaient sorties, la légitimité des occasions n’eût pas été assez évidente pour ne pas laisser l’Espagne, l’Espagne offensive des partis et du gouvernement révolutionnaire, à ses seules forces. Mon devoir est d’ajouter que, de loin, je croyais à ces forces ; je parlais d’une seconde Afrique sur nos frontières. Aujourd’hui, avec une décision ferme et prompte, je ne croirai ni à une Afrique, ni à une Europe. Je persiste dans l’opinion où j’étais de loin, qu’on peut faire durer ceci, qu’on le peut laborieusement, avec de bons conseils, s’ils sont écoutés, avec de bonnes intentions, si elles sont appréciées, avec de bonnes chances, si Dieu les donne. Mais je crois que c’est là le difficile, que le facile c’est d’abattre tout cet échafaudage d’une révolution qui ne repose pas sur un peuple, d’une usurpation qui ne repose pas sur un homme.... Je ne sais quel est l’avenir réservé à la politique du roi, quelle est l’autorité qui pourra appartenir à mes paroles ; mais à tort ou à raison, au risque de me tromper, sachant tout ce que renfermerait une erreur et devant au gouvernement de mon pays ce qui m’apparaît la vérité, je déclare que, pour abattre tout ceci, à mon avis, il faut à peine vingt mille hommes, vingt jours et un prétexte. Le prétexte, vous l’avez.

Je m’arrête ici, monsieur le ministre ; j’étais venu avec l’ambition, puisque le roi le voulait, de reconquérir ce royaume à la France par la politique ; d’autres m’ont rendu l’œuvre impossible à accomplir, en me rendant impossible de la tenter. Je crois voir d’autres moyens de reconquérir l’Espagne à notre alliance, à nos maximes, à notre civilisation, à notre liberté constitutionnelle, au sang et à la politique de Louis XIV. Je vous en indique deux, attendre ou marcher. Je suis en sûreté, car le roi en décidera et vous êtes son ministre.

Je n’accueillis ni l’une ni l’autre des propositions de M. de Salvandy. Je les trouvai l’une et l’autre violentes et chimériques, dépassant les exigences de la situation et faites pour amener des conséquences tout autres que celles qu’il prévoyait. Le roi et le conseil en pensèrent comme moi, et le 5 janvier 1842, je répondis à l’ambassadeur : La volonté du roi, que je vous ai déjà annoncée par le télégraphe, est que, si le différend dans lequel vous vous trouvez engagé, par rapport à la remise de vos lettres de créance, n’est pas terminé conformément à nos justes demandes, au moment où cette dépêche vous parviendra, vous demandiez vos passeports et partiez immédiatement pour la France.

Vous m’exprimez l’opinion que, pour la dignité de la France comme dans l’intérêt de l’Espagne, votre rappel devrait être suivi de l’une de ces deux mesures, l’envoi d’une armée française au delà des Pyrénées, ou tout au moins l’interruption absolue des relations diplomatiques entre les deux États. Le gouvernement du roi, après avoir mûrement pesé les considérations que vous faites valoir à l’appui de cette alternative, n’a pas cru qu’il fût possible de l’accepter. D’une part, en ce qui concerne l’envoi d’une armée française en Espagne, il lui a paru que l’incident qui donne lieu à votre rappel ne justifierait pas suffisamment, dans l’opinion publique, un parti aussi extrême, dont les conséquences, prochaines ou possibles, paraîtraient plus graves que ses motifs. D’autre part, il est évident qu’entre deux pays limitrophes qui ont continuellement à débattre tant d’intérêts essentiels, étrangers à la politique, l’interruption complète de tous rapports diplomatiques ne saurait constituer un état permanent, ni même une situation de quelque durée, et qu’on ne peut prendre raisonnablement une pareille attitude que, pour ainsi dire, à la veille et en forme de déclaration d’une guerre déjà certaine.

Le roi et son conseil n’ont donc pas pensé qu’il fût possible d’adopter l’une ou l’autre des deux déterminations que vous m’indiquiez. Cependant nous avons également reconnu qu’après l’éclat qui vient d’avoir lieu, les choses ne pouvaient être remises purement et simplement sur le pied où elles étaient auparavant, et que le gouvernement du roi devait témoigner, d’une façon non équivoque, son juste mécontentement. On n’a pas voulu, à Madrid, que la reine reçût l’ambassadeur accrédité auprès d’elle par le roi des Français ; le roi ne veut recevoir auprès de lui, aucun agent espagnol accrédité à Paris avec un titre supérieur à celui de chargé d’affaires. M. Pageot restera lui-même comme chargé d’affaires au ministère espagnol, et je vous prie de lui remettre la dépêche ci-jointe qui le charge de faire cette déclaration à M. Gonzalès.

Quand cette dépêche définitive lui arriva, M. de Salvandy était encore en Espagne, mais déjà hors de Madrid ; il en était parti le 6 janvier 1842, en y laissant comme chargé d’affaires, non pas le premier secrétaire de l’ambassade, M. Pageot, fort engagé lui-même dans la querelle, mais le second secrétaire, le duc de Glücksberg, dont la maturité précoce, le bon sens, la mesure et la réserve me rassurent entièrement, m’écrivait-il, sur ce que sa situation pourrait avoir de délicat et de difficile. Je partageais la confiance de l’ambassadeur dans son jeune secrétaire, et j’approuvai sa disposition. Il n’avait pas encore quitté le sol de l’Espagne, quand lord Cowley vint, le 9 janvier, me communiquer une lettre de lord Aberdeen à M. Aston, en date du 7, expédiée à Madrid par un courrier qui, me dit-il, ne s’était point arrêté en passant. J’avais tenu notre ambassadeur à Londres au courant de tous les incidents de notre contestation avec le cabinet espagnol, en le chargeant de communiquer pleinement à lord Aberdeen les faits et les pièces. Dès le premier moment, lord Aberdeen lui dit qu’en pareille matière les précédents avaient une grande autorité et devraient être soigneusement vérifiés, qu’à priori il était disposé à nous donner raison et à trouver l’exigence d’Espartero très impolitique ; que si M. Aston l’y avait encouragé, il avait eu grand tort, mais que rien ne justifiait une telle supposition. — J’ai demandé à lord Aberdeen, ajoutait M. de Sainte-Aulaire, s’il ne ferait pas connaître à Madrid sa pensée sur cet incident ; il m’a répondu qu’une dépêche de lui arriverait probablement trop tard pour exercer aucune influence sur la solution, qu’il était cependant disposé à l’écrire après en avoir conféré avec sir Robert Peel, et à cet effet il m’a prié de lui laisser les pièces dont je venais de lui donner lecture.

Je ne me refuserai pas le plaisir d’insérer ici cette lettre à M. Aston que, sur la demande de M. de Sainte-Aulaire, lord Aberdeen chargea lord Cowley de me communiquer : témoignage éclatant de la ferme équité et de la parfaite loyauté qu’en dépit des préventions, des méfiances, des routines nationales, et tout en maintenant la politique anglaise, il portait dès lors dans les relations de l’Angleterre avec la France, quant à l’Espagne : Il est nécessaire, écrivait-il à M. Aston, que je vous parle avec la plus entière franchise au sujet de la querelle entre le gouvernement espagnol et l’ambassadeur de France. Vous savez sans doute qu’on l’impute exclusivement à votre influence. Ce n’est pas seulement la conviction de M. de Salvandy et du gouvernement français ; j’ai vu des lettres de Madrid, écrites par des personnes qui n’ont avec eux aucun rapport, mais pleines de la même persuasion. Je n’ai pas besoin de vous dire que je n’attache à ces rapports aucune foi, et que je crois que vous vous êtes efforcé, par des voies conciliantes, d’accommoder ce différend. Mais en même temps, comme vous avez agi dans l’idée que le gouvernement espagnol était fondé dans ses prétentions, il est clair que votre conseil, de quelque façon que vous l’ayez donné, ce que vous ne m’expliquez pas avec détail, n’a pas dû ni pu produire beaucoup d’effet.

Personne ne peut être plus disposé que moi à soutenir le gouvernement espagnol quand il a raison, spécialement contre la France. Mais, dans cette circonstance, je crois qu’il a décidément tort, et je regrette beaucoup que votre jugement, ordinairement si sain, soit arrivé à une autre conclusion. La justification que le gouvernement espagnol prétend trouver dans l’art. 59 de la constitution est une pure argutie et un tel sophisme que cela suffit pour inspirer des doutes sérieux sur sa sincérité. Tenez pour certain que, si on y persévère, il faut dire adieu à tout espoir de la reconnaissance de la reine Isabelle par les puissances du Nord. Elles n’y verront, et très naturellement, qu’une habile tentative du parti révolutionnaire pour abaisser la monarchie, tentative soutenue par la jalousie anglaise à l’aspect de l’influence française.

Je ne suis point surpris que les Espagnols voient avec méfiance toute démarche de la France, et qu’ils y supposent quelque intention de traiter légèrement le régent et son autorité. Dans le cas présent, je crois que ce soupçon est sans fondement, et que la mission française a été entreprise dans un esprit amical et pressée par notre propre désir. Le procédé naturel, simple et tout indiqué était, sans nul doute, que l’ambassadeur présentât les lettres de créance à la reine à qui elles étaient adressées ; et quoique j’attribue la difficulté qui s’est élevée à un soupçon mal fondé du gouvernement espagnol, d’autres y verront un abaissement prémédité de la royauté et un parti pris de se quereller, à tout risque, avec la France.

Je n’entends pas dire que M. de Salvandy ait élevé aucune prétention comme ambassadeur de famille, ni qu’il ait tenté de faire revivre d’anciens privilèges de communication avec la reine d’Espagne, en dehors des règles que le gouvernement espagnol peut juger nécessaire ou convenable d’établir. Toute tentative de ce genre devrait être fermement repoussée. Depuis que le pacte de famille n’existe plus, l’ambassadeur français doit être sur le même pied que tous les autres.

Je n’ai pas besoin de vous dire que cette affaire a été la source de grands embarras et déplaisirs. Si M. de Salvandy n’a pas encore quitté Madrid, je ne désespère pas que vous ne parveniez à amener quelque accommodement. Il y aura des discours violents dans les Cortès ; les deux gouvernements seront de plus en plus compromis, et chaque jour aggravera la difficulté. Il n’est point improbable que, d’ici à peu de temps, des conséquences très sérieuses ne viennent à éclater. Quant à présent, nous croyons le gouvernement espagnol tout à fait dans son tort ; mais cet incident sera vivement ressenti en France, et le cours des choses amènera probablement les Français à être les agresseurs. Notre position sera alors très difficile et compliquée. Quand même, à la fin, le gouvernement espagnol aurait raison, l’origine de la querelle serait toujours mauvaise.

En vous recommandant de prompts et énergiques efforts pour amener le gouvernement espagnol à des dispositions plus traitables dans cette malheureuse querelle, je dois vous laisser le choix des moyens à prendre dans ce but ; vous saurez mieux que nul autre comment on peut réussir, et j’affirme que vous ne pouvez rendre un plus grand service à l’Espagne et à l’intérêt public.

Comme l’avait présumé lord Aberdeen, sa lettre arriva trop tard à Madrid pour exercer, sur la solution de la question qui s’y agitait, quelque influence ; mais elle fut, pour moi, un premier et précieux indice de l’élévation et de l’équité d’esprit qu’il porterait dans les relations des deux gouvernements. Je la communiquai à M. de Salvandy qui s’était arrêté à Bayonne ; il revint immédiatement à Paris, rassuré et même satisfait dans son amour-propre, puisque lord Aberdeen lui-même lui donnait raison. J’adressai, le 5 février 1842, aux divers représentants de la France en Europe une circulaire destinée à faire partout bien connaître l’attitude que nous avions prise envers le gouvernement espagnol, les principes qui nous avaient dirigés, l’adhésion qu’ils avaient reçue de tous les grands cabinets[19] ; et l’incident prit fin sans nous laisser en Espagne aucun affaiblissement de notre situation, en Europe aucun embarras.

Parmi les cabinets qui nous témoignèrent leur complète approbation de nos principes et de notre attitude dans cette circonstance, je ne nommai point dans ma circulaire celui de Saint-Pétersbourg ; nous venions d’entrer, à ce moment même, avec la cour de Russie, dans une situation particulière et tendue. On sait que, depuis 1830, l’empereur Nicolas n’avait jamais, dans sa correspondance, donné au roi Louis-Philippe, comme il le faisait pour les autres souverains, le titre de Monsieur mon frère, et que le roi avait paru ne tenir nul compte de cette offense tacite entre les deux souverains, au sein de la paix entre les deux États. C’était l’usage que chaque année, le 1er janvier et aussi le 1er mai, jour de la fête du roi Louis-Philippe, le corps diplomatique vînt, comme les diverses autorités nationales, offrir au roi ses hommages, et celui des ambassadeurs étrangers qui se trouvait, à cette époque, le doyen de ce corps, portait la parole en son nom. Plusieurs fois cette mission était échue à l’ambassadeur de Russie qui s’en était acquitté sans embarras, comme eût fait tout autre de ses collègues ; le 1er mai 1834, entre autres, et aussi le 1er janvier 1835, le comte Pozzo di Borgo, alors doyen des ambassadeurs à Paris, avait été, auprès du roi, avec une parfaite convenance, l’interprète de leurs sentiments. Dans l’automne de 1841, le comte d’Appony, alors doyen du corps diplomatique, se trouvait absent de Paris, et son absence devait se prolonger au delà du 1er janvier 1842. Le comte de Pahlen, ambassadeur de Russie et, après lui, le plus ancien des ambassadeurs, était appelé à le remplacer dans la cérémonie du 1er janvier. Le 30 octobre 1841, il vint me voir et me lut une dépêche, en date du 12, qu’il venait de recevoir du comte de Nesselrode ; elle portait que l’empereur Nicolas regrettait de n’avoir pu faire venir son ambassadeur de Carlsbad à Varsovie et désirait s’entretenir avec lui ; qu’aucune affaire importante n’exigeant, en ce moment, sa présence à Paris, l’empereur lui ordonnait de se rendre à Saint-Pétersbourg, sans fixer d’ailleurs avec précision le moment de son départ. Le comte de Pahlen ne me donna et je ne lui demandai aucune explication, et il partit le 11 novembre suivant.

Ce même jour, 11 novembre, avec le plein assentiment du roi et du conseil, j’adressai à M. Casimir Périer, qui se trouvait chargé d’affaires à Saint-Pétersbourg, pendant l’absence de notre ambassadeur, M. de Barante, alors en congé, ces instructions : M. le comte de Pahlen a reçu l’ordre fort inattendu de se rendre à Saint-Pétersbourg et il est parti aujourd’hui même. Le motif allégué dans la dépêche de M. le comte de Nesselrode, dont il m’a donné lecture, c’est que l’empereur, n’ayant pu le voir à Varsovie, désire s’entretenir avec lui. La cause réelle, qui n’est un mystère pour personne, c’est que, par suite de l’absence de M. le comte d’Appony, l’ambassadeur de Russie, en qualité de doyen des ambassadeurs, se trouvait appelé à complimenter le roi, le premier jour de l’an, au nom du corps diplomatique. Lorsqu’il est allé annoncer au roi son prochain départ, Sa Majesté lui a dit : Je vois toujours avec plaisir le comte de Pahlen auprès de moi et je regrette toujours son éloignement ; au delà, je n’ai rien à dire. Pas un mot ne s’est adressé à l’ambassadeur.

Quelque habitué qu’on soit aux étranges procédés de l’empereur Nicolas, celui-ci a causé quelque surprise. On s’étonne dans le corps diplomatique, encore plus que dans le public, de cette obstination puérile à témoigner une humeur vaine, et si nous avions pu en être atteints, le sentiment qu’elle inspire eût suffi à notre satisfaction. Une seule réponse nous convient. Le jour de la Saint-Nicolas[20], la légation française à Saint-Pétersbourg restera renfermée dans son hôtel. Vous n’aurez à donner aucun motif sérieux pour expliquer cette retraite inaccoutumée. Vous vous bornerez, en répondant à l’invitation que vous recevrez sans doute, suivant l’usage, de M. de Nesselrode, à alléguer une indisposition.

Le 21 décembre M. Casimir Périer m’écrivit : Je me suis exactement conformé, le 18 de ce mois, aux ordres que m’avait donnés V. Exc., en évitant toutefois avec soin ce qui aurait pu en aggraver l’effet ou accroître l’irritation. Le lendemain, c’est-à-dire le 19, à l’occasion de la fête de Sa Majesté impériale, bal au palais, auquel j’ai jugé que mon absence du cercle de la veille m’empêchait de paraître, et pendant ces quarante-huit heures, je n’ai pas quitté l’hôtel de l’ambassade. Il n’y a pas eu, cette année, de dîner chez le vice-chancelier. Jusqu’à ce moment, les rapports officiels de l’ambassade avec le cabinet impérial ou avec la cour n’ont éprouvé aucune altération. J’ai cependant pu apprendre déjà que l’absence de la légation de France avait été fort remarquée et avait produit une grande sensation. Personne n’a eu un seul instant de doute sur ses véritables motifs. L’empereur s’est montré fort irrité. Il a déclaré qu’il regardait cette démonstration comme s’adressant directement à sa personne, et ainsi que l’on pouvait s’y attendre, ses entours n’ont pas tardé à renchérir encore sur les dispositions impériales. Je ne suis pas éloigné de penser et l’on m’a déjà donné à entendre que mes relations avec la société vont se trouver sensiblement modifiées.

Trois jours après, le 24 décembre, M. Casimir Périer ajoutait : L’ambassade de France a été frappée d’interdit et mise au ban de la société de Saint-Pétersbourg. J’ai la complète certitude que cet ordre a été donné par l’empereur. Toutes les portes doivent être fermées. Aucun Russe ne paraîtra chez moi. Des soirées et des dîners, auxquels j’étais invité ainsi que madame Périer, ont été remis ; les personnes dont la maison nous était ouverte, et qui ont des jours fixes de réception, nous font prier, par des intermédiaires, de ne pas les mettre dans l’embarras en nous présentant chez elles, et font alléguer, sous promesse du secret, les ordres qui leur sont donnés. Le 4 janvier 1842, je répondis à M. Casimir Périer : J’ai reçu la dépêche dans laquelle vous me dites que vous vous êtes exactement conformé à mes instructions. Vous saurez peut-être déjà, lorsque celle-ci vous parviendra, que M. de Kisséleff et sa légation n’ont pas paru aux Tuileries le 1er janvier ; peu d’heures avant la réception du corps diplomatique, M. de Kisséleff a écrit à M. l’introducteur des ambassadeurs pour lui annoncer qu’il était malade. Son absence ne nous a point surpris. Notre intention avait été de témoigner que nous avons à cœur la dignité de notre auguste souverain, et que des procédés peu convenables envers sa personne ne nous trouvent ni aveugles, ni indifférents. Nous avons rempli ce devoir. Nous ne voyons maintenant, pour notre compte, aucun obstacle à ce que les rapports d’égards et de politesse reprennent leur cours habituel. C’est dans cette pensée que je vous ai autorisé, dès le 18 novembre dernier, à vous présenter chez l’empereur et à lui rendre vos devoirs, selon l’usage, le premier jour de l’année. Vous semblez croire que le cabinet de Saint-Pétersbourg pourra vouloir donner d’autres marques de son mécontentement. Tant que ce mécontentement n’ira pas jusqu’à vous refuser ce qui vous est officiellement dû comme chef de la mission française, vous ne devrez pas vous en apercevoir ; mais si on affectait de méconnaître les droits de votre position et de votre rang, vous vous renfermeriez dans votre hôtel, vous vous borneriez à l’expédition des affaires courantes, et vous attendriez mes instructions.

Rien de semblable n’arriva ; les rapports officiels de la légation de France avec le cabinet de Saint-Pétersbourg demeurèrent parfaitement réguliers et convenables ; toutes les fois que les affaires appelaient M. Casimir Périer chez le comte de Nesselrode, il y trouvait la même politesse, les mêmes dispositions modérées et sensées. A la cour, M. et madame Casimir Périer, invités dans les occasions accoutumées, recevaient de l’Empereur un accueil exempt de toute froideur affectée et qui laissait même quelquefois entrevoir une nuance bienveillante : Comment ça va-t-il depuis que nous nous sommes vus ? dit l’empereur à M. Périer en passant à côté de lui dans le premier bal où il le rencontra ; ça va mieux, n’est-ce pas ? L’impératrice lui demanda avec une certaine insistance quand revenait M. de Barante et s’il ne savait rien de son retour. Mais l’interdit prescrit à la société russe envers le chargé d’affaires de France était maintenu ; elle continuait de l’observer ; et quand, soit dans la famille impériale, soit de la part de ses plus intimes conseillers, quelques insinuations conciliantes étaient faites à l’empereur, il les repoussait en disant : Je ne commencerai pas ; que M. de Barante revienne, et mon ambassadeur partira pour Paris. Nous étions, de notre côté, bien décidés à ne nous prêter à ce retour que si les relations des deux souverains devenaient ce qu’elles devaient être. Au bout de sept mois et sur sa demande, j’accordai à M. Casimir Périer un congé dont la santé de madame Périer avait besoin ; M. d’André, second secrétaire de l’ambassade, alla le remplacer à Saint-Pétersbourg. En juillet 1843, M. de Kisséleff vint me communiquer une dépêche du comte de Nesselrode particulièrement courtoise pour moi ; j’en pris occasion pour m’expliquer, sans détour ni réserve, sur notre attitude, sur sa cause première et son motif accidentel, et sur notre intention d’y persister tant que sa cause subsisterait : Nous ne voyons en général, dis-je à M. de Kisséleff, dans les intérêts respectifs de la France et de la Russie, que des motifs de bonne intelligence entre les deux pays, et si, depuis douze ans, leurs rapports n’ont pas toujours présenté ce caractère, c’est que les relations des deux souverains et des deux cours n’étaient pas en parfaite harmonie avec ce fait essentiel. La régularité de ces rapports, et M. le comte de Nesselrode peut se rappeler que nous l’avons souvent fait pressentir, est donc elle-même une question grave et qui importe à la politique des deux États. Le gouvernement du roi a accepté l’occasion, qui lui a été offerte, de s’en expliquer avec une sérieuse franchise. A mon avis, ce que j’ai fait aurait dû être fait, ce que j’ai dit aurait dû être dit il y a douze ans. Dans les questions où la dignité est intéressée, on ne saurait s’expliquer trop franchement, ni trop tôt ; elles ne doivent jamais être livrées à des chances douteuses, ni laissées à la merci de personne. Sans le rétablissement de bonnes et régulières relations entre les deux souverains et les deux cours, le retour des ambassadeurs manquerait de vérité et de convenance. Le roi aime mieux s’en tenir aux chargés d’affaires.

Les deux ambassadeurs ne retournèrent point à leurs postes ; des chargés d’affaires continuèrent seuls de résider à Paris et à Saint-Pétersbourg. A en juger par les apparences, la situation respective des deux souverains restait la même ; au fond, elle était fort changée ; l’empereur Nicolas s’était montré embarrassé dans son obstination, et le roi Louis-Philippe ferme dans sa modération. Au lieu de subir en silence une attitude inconvenante, nous en avions témoigné hautement notre sentiment, et nous avions déterminé nous-mêmes la forme et la mesure des relations entre les deux souverains. Les affaires mutuelles des deux pays n’en souffrirent point ; la dignité était gardée sans que la politique fût compromise. C’était là le but que j’avais saisi l’occasion de poursuivre, et que je me félicitai d’avoir atteint[21].

 

 

 



[1] Pièces historiques, nº XI.

[2] Le 8 octobre 1841.

[3] Alors ministre de France à Athènes.

[4] Pièces historiques, nº XII.

[5] Pièces historiques, nº XIII.

[6] De la marmite qui est en ébullition.

[7] C’était à M. le comte Molé qu’il faisait allusion.

[8] M. Zéa Bermudez, naguère ministre de la reine Christine, était resté dans l’exil son intime et fidèle conseiller.

[9] Le 17 août 1841.

[10] Le 18 août 1841.

[11] Il fut nommé le 9 septembre 1841.

[12] Le 11 octobre 1841.

[13] Envoyé extraordinaire et ministre plénipotentiaire d’Espagne en France, depuis la régence d’Espartero.

[14] Le 22 novembre 1841.

[15] Le 24 novembre 1841.

[16] Pièces historiques, nº XV.

[17] Le 22 décembre 1841.

[18] Le 29 décembre 1841.

[19] Pièces historiques, nº XVI.

[20] Le 18 décembre selon le calendrier russe, le 6, selon le nôtre.

[21] Je donne parmi les Pièces historiques, nº XVII, toute la correspondance relative à cet incident.