En même temps que nous discutions les adresses des Chambres et que nous recevions aux Invalides le cercueil de Napoléon, l’exécution du traité du 15 juillet 1840 suivait en Orient son cours, et nous prenions en Europe la situation que ce traité nous avait faite. Je m’empressai, dans ma correspondance avec nos agents au dehors, de bien déterminer cette situation et l’attitude qu’elle leur prescrivait. J’écrivis le 10 décembre 1840 au comte de Sainte-Aulaire, ambassadeur du roi à Vienne : De tout ce qui s’est passé, deux faits restent pour nous, notre isolement et nos armements. A l’isolement franchement accepté, nous gagnons de la dignité et beaucoup de liberté. Cette liberté nous est bonne et deviendra chaque jour meilleure, car, pour les autres puissances, après le succès viendront les embarras, les dissidences, les jalousies ; et à mesure que tout cela viendra, viendra aussi, aux uns et aux autres, l’envie de se rapprocher de nous. Nous verrons venir cette envie-là. L’isolement n’est pas une situation qu’on choisisse de propos délibéré, ni dans laquelle on s’établisse pour toujours ; mais quand on y est, il faut s’y tenir avec tranquillité jusqu’à ce qu’on puisse en sortir avec profit. Nous n’avons nul dessein de rester en dehors des affaires générales de l’Europe. Nous sommes convaincus qu’il nous est bon d’en être et qu’il est bon pour tous que nous en soyons. On s’est passé de nous ; il faut qu’on sente et qu’on nous dise qu’on a besoin de nous. Dans l’état de l’Europe, je crois, pour les grandes affaires, à la nécessité du concert entre les grands gouvernements. Pour aucun d’eux, ni l’isolement, ni le fractionnement et la formation en camps séparés ne sont une bonne politique. Il y a des intérêts supérieurs qui commandent, pour longtemps, à l’Europe le concert et l’unité ; et il n’y a point de concert, il n’y a point d’unité en Europe quand la France n’en est pas. Je viens de me battre pour le maintien de la paix. Dans ma pensée, au delà du maintien de la paix, j’ai toujours eu en perspective le rétablissement du concert européen. Mais nous l’attendrons ; et c’est pour l’attendre avec sécurité comme avec convenance que nous avons fait nos armements. Ils étaient nécessaires. Notre matériel, notre cavalerie, notre artillerie, nos arsenaux, nos places fortes n’étaient pas dans un état satisfaisant. Ils sont désormais et ils resteront tels qu’il nous convient. La portion permanente de notre établissement militaire, celle qui ne s’improvise pas, sortira de cette crise grandement améliorée. Quant à notre force en hommes, nous la garderons sur le pied actuel aussi longtemps que la situation actuelle se prolongera. Plus j’y pense, plus je me persuade, mon cher ami, que c’est là la seule conduite, la seule attitude qui nous conviennent. Le roi en est très persuadé. Faites en sorte qu’on le croie bien à Vienne. C’est, pour le moment, la seule instruction que je donne aussi à Berlin, à Londres et à Pétersbourg. Nous n’eûmes pas longtemps à attendre pour voir combien ces deux faits, l’isolement et les armements de la France déplaisaient et pesaient à l’Europe. Le nouveau cabinet était à peine formé qu’à Vienne, à Berlin, et même à Londres, les politiques cherchaient quelque moyen de mettre promptement un terme à cette situation. La cessation de l’intimité entre la France et l’Angleterre convenait au prince de Metternich, mais pourvu qu’elle n’allât pas jusqu’à menacer la paix européenne, et quoique décidé à ne point se séparer du cabinet anglais, il avait bien plus envie d’arrêter lord Palmerston que de le suivre. Il fit repartir pour Londres l’ambassadeur d’Autriche, le prince Esterhazy, en le chargeant à la fois d’adhérer constamment au traité du 15 juillet et d’en amortir les conséquences. On les redoutait encore plus à Berlin qu’à Vienne, et le baron de Bülow, qui avait quitté Londres en congé, y retourna précipitamment avec l’instruction et le désir personnel d’employer tout ce qu’il avait d’activité et de ressource dans l’esprit pour faire, sans délai, rentrer la France dans le concert européen. Parmi les membres du cabinet anglais qui, depuis l’origine de l’affaire, avaient témoigné, pour l’alliance française, un bon vouloir plus sincère qu’efficace, quelques-uns, lord Clarendon surtout, se montraient inquiets et empressés à seconder, dans leur travail pacifique, les diplomates allemands : Le cabinet qui vient de se former à Paris pour le maintien de la paix ne peut vivre, disaient-ils, qu’avec un sacrifice des puissances signataires du traité du 15 juillet. — Oui, répondit le baron de Bourqueney que j’avais laissé à Londres chargé de cette délicate négociation, il faut à la France une concession en dehors de ce traité. Mais quelle concession faire au pacha d’Égypte pour donner satisfaction à la France ? On proposa divers expédients, l’île de Candie laissée à Méhémet-Ali, le pachalik de Tripoli donné à l’un de ses fils, la suspension des hostilités et le statu quo territorial en Syrie jusqu’à l’issue de négociations nouvelles. Pendant que les débats des Chambres s’ouvraient à Paris, les diplomates réunis à Londres se livraient, avec plus de sollicitude que d’espérance, à ces essais de rapprochement. M. de Bourqueney me rendait un compte très intelligent de leurs allées et venues, de leurs entretiens, de leurs ouvertures. Je lui répondais : Deux sentiments sont ici en présence, le désir de la paix et l’honneur national. Le sentiment de la France, je dis de la France et non pas des brouillons et des factieux, c’est qu’elle a été traitée légèrement, qu’on a sacrifié légèrement, sans motif suffisant, pour un intérêt secondaire, son alliance, son amitié, son concours. Là est le grand mal qu’a fait le traité du 15 juillet, là est le grand obstacle à la politique de la paix. Pour guérir ce mal, pour lever cet obstacle, il faut prouver à la France qu’elle se trompe ; il faut lui prouver qu’on attache à son alliance, à son amitié, à son concours beaucoup de prix, assez de prix pour lui faire quelque sacrifice. Ce n’est pas l’étendue, c’est le fait même du sacrifice qui importe. Qu’indépendamment de la convention du 15 juillet, quelque chose soit donné, évidemment donné au désir de rentrer en bonne intelligence avec la France et de la voir rentrer dans l’affaire, la paix pourra être maintenue et l’harmonie générale rétablie en Europe. Si on vous dit que cela se peut, je suis prêt à faire les démarches nécessaires pour atteindre à ce but et à en accepter la responsabilité ; mais je ne veux pas me mettre en mouvement sans savoir si le but est possible à atteindre. La politique de transaction est préférable à la politique d’isolement, s’il y a réellement transaction ; mais si la transaction n’est, de notre part, qu’abandon, l’isolement vaut mieux. En tout cas, voici, à mon avis, vos deux règles de conduite : traiter bien réellement avec lord Palmerston, et non pas contre lui ; ne rien négliger pour que l’atmosphère où vit lord Palmerston pèse sur lui dans notre sens. C’est de lui que dépend l’issue. A ce moment même, un incident nouveau, suscité par lord Palmerston, rendit le rapprochement encore plus difficile. On sait que, le 8 octobre, par sa dernière communication au cabinet anglais, M. Thiers avait déclaré que la France, disposée à prendre part à tout arrangement acceptable qui aurait pour base la double garantie de l’existence du sultan et du vice-roi d’Égypte, ne pourrait consentir à la mise à exécution de l’acte de déchéance prononcé contre Méhémet-Ali, le 14 septembre, à Constantinople. On sait également que, le 15 octobre, poussé par l’impression qu’avait faite, sur ses collègues et sur lui-même, cette déclaration du gouvernement français, lord Palmerston avait enjoint à lord Ponsonby de se concerter avec les représentants de l’Autriche, de la Prusse et de la Russie à Constantinople, pour qu’ils allassent tous ensemble recommander fortement au sultan, non seulement de rétablir Méhémet-Ali comme pacha d’Égypte, mais de lui donner aussi l’investiture héréditaire de ce pachalik, conformément aux conditions spécifiées dans le traité du 15 juillet, pourvu qu’il fît sa soumission au sultan et qu’il s’engageât à restituer la flotte turque et à retirer ses troupes de toute la Syrie, d’Adana et des villes saintes[1]. D’après cette démarche du gouvernement anglais, j’étais pleinement autorisé, en prenant, le 29 octobre, la direction des affaires étrangères, à regarder l’établissement héréditaire de Méhémet-Ali en Égypte comme assuré, pourvu qu’il satisfît aux conditions prescrites. Mais le 5 novembre, lord Granville vint me communiquer une dépêche de lord Palmerston, en date du 2, qui semblait avoir pour but de m’enlever cette assurance : lord Palmerston revenait sur la dépêche de M. Thiers du 8 octobre, en discutait les arguments, et établissait que le sultan, comme souverain de l’empire turc, avait seul le droit de décider auquel de ses sujets il confierait le gouvernement de telle ou telle partie de ses États ; que les puissances étrangères, quelles que fussent à cet égard leurs idées, ne pouvaient donner au sultan que des avis, et qu’aucune d’elles n’était en droit de l’entraver dans l’exercice discrétionnaire de l’un des attributs inhérents et essentiels de la souveraineté indépendante. C’était détruire, en principe, le conseil qu’en fait lord Palmerston avait donné à la Porte, et provoquer le sultan à maintenir cette déchéance absolue de Méhémet-Ali que, quinze jours auparavant, on l’avait engagé à révoquer. Lord Palmerston ne se contenta pas de me faire communiquer sa dépêche ; elle fut publiée, le 10 novembre, dans le Morning Chronicle. L’effet en France en fut déplorable ; j’écrivis, le 14 novembre, au baron de Bourqueney : On prend ici cette pièce comme une rétractation voilée de la démarche faite, il n’y a pas un mois, auprès de la Porte, pour l’engager à ne pas persister dans la déchéance de Méhémet-Ali. Je combats cette idée ; je soutiens que lord Palmerston n’a voulu, comme il le dit en finissant, que traiter une question de principes et poser nettement les siens. Mais l’effet n’en est pas moins produit ; nos adversaires l’exploitent ; nos propres amis en sont troublés. C’est la première communication que lord Palmerston ait adressée au nouveau cabinet. En quoi diffère-t-elle de ce qu’il aurait écrit à l’ancien ? Comment cette dépêche a-t-elle été publiée dans le Morning Chronicle, et avec tant d’empressement ? Témoignez, mon cher baron, et au cabinet anglais et à nos amis à Londres, le sentiment que je vous exprime et le mal qu’on nous fait. M. de Bourqueney n’eut point d’embarras à porter vivement ma plainte : la dépêche de lord Palmerston avait excité à Londres, parmi les amis de la paix, presque autant de surprise et de blâme qu’à Paris ; on se demandait s’il n’y avait là que la manie de la controverse, et si cette manie ne cachait pas le désir de pousser jusqu’au bout la ruine de Méhémet-Ali et de faire échouer toute espèce d’arrangement : Je sors de chez lord Palmerston, me répondit, le 18 novembre, M. de Bourqueney ; il a commencé par s’excuser de la date de sa dépêche du 2 : — J’ai vivement regretté, m’a-t-il dit, que ma réponse à la dépêche du 8 octobre de M. Thiers se trouvât forcément adressée à son successeur ; mais vous savez ma vie occupée ; les jours se sont écoulés ; le cabinet de M. Thiers s’est retiré, et ma réponse est parvenue dans les mains de M. Guizot. Mon intention était bonne en l’écrivant, je vous l’affirme ; je croyais nécessaire, dans l’intérêt même de la politique de conciliation, de réfuter quelques-uns des arguments de la dépêche du 8 octobre, parce que ces arguments, en passant pour acceptés par nous, seraient devenus un encouragement à la prolongation de la lutte que nous avons à cœur de terminer. Mais, croyez-moi, mes précédentes déclarations subsistent ; je n’en rétracte aucune ; Méhémet-Ali est encore libre de conserver l’hérédité de l’Égypte. Si on a tiré de ma dépêche du 2 novembre une conclusion contraire, je la désavoue. Je fus et je reste persuadé que ce désaveu était sincère. Rien n’est plus rare, en politique, que les résolutions simples et la poursuite exclusive d’un but unique, sans distraction ni complaisance pour de secrets désirs qui dépassent le vrai et public dessein. Lord Palmerston ne préméditait pas la ruine complète de Méhémet-Ali ; il ne se proposait sérieusement que d’assurer et de grandir, à Constantinople et en Orient, la position de l’Angleterre en affaiblissant un sujet rival du sultan et un client favori de la France ; mais quand la chance de l’entière destruction de Méhémet-Ali s’offrait à sa pensée, il ne l’écartait pas nettement, se donnant ainsi l’air de la poursuivre. Il ne pouvait d’ailleurs se résoudre à laisser passer les arguments d’un adversaire sans leur opposer les siens, et il acceptait volontiers un embarras politique pour obtenir un succès logique. Il avait écrit sa dépêche du 2 novembre 1840 sans se soucier de me seconder ni de me nuire, pour soutenir en thèse générale, contre M. Thiers tombé, les droits de souveraineté du sultan, et aussi pour déterminer Méhémet à la soumission en lui faisant entrevoir le péril extrême qui pouvait l’atteindre s’il persistait à s’y refuser. Il eût pu s’épargner cette apparence de mauvais vouloir et d’arrière-pensée ; les événements, qu’il avait bien prévus, le servirent mieux que les arguments qu’il se complaisait à étaler. Pendant qu’à Londres les diplomates se fatiguaient à chercher quelque combinaison qui, en faisant cesser l’isolement de la France, mît fin à leurs inquiétudes, l’insurrection, fomentée par lord Palmerston, éclatait en Syrie contre Méhémet-Ali ; l’émir Beschir, naguère gouverneur du Liban au nom du pacha, abandonnait la cause Égyptienne sans se sauver lui-même par sa défection ; Saïda, Tyr, Tripoli se rendaient à l’apparition de l’escadre anglaise et des troupes turques qu’elle débarquait ; Ibrahim-Pacha et son armée démoralisée se repliaient successivement à l’intérieur. Le 3 novembre enfin, après quelques heures de résistance, Saint-Jean d’Acre tombait au pouvoir de l’amiral Stopford ; et sur cette nouvelle, le prince de Metternich écrivait au baron de Neumann chargé encore à Londres de la question égyptienne : Ne laissons plus d’illusion à la France sur la Syrie ; la Syrie est irrévocablement perdue, perdue tout entière. C’est à l’Égypte qu’il faut songer ; le mal gagne de ce côté ; il n’y a pas un moment à perdre pour décider Méhémet-Ali à la soumission. Ces nouvelles ne produisirent à Londres d’autre effet que d’accroître la confiance de lord Palmerston en lui-même, son ascendant sur ses collègues, et de mettre fin au petit travail entrepris pour l’amener à quelque concession en dehors du traité du 15 juillet : M. de Bülow est hors de selle, m’écrivait le 8 novembre M. de Bourqueney ; il m’a dit ce matin qu’il attendait de Berlin, sous peu de jours, une dépêche analogue à celle de M. de Metternich. Voilà, comme il le reconnaît lui-même, sa mission à néant. Le lord-maire de la cité donna, le 9 novembre, un grand dîner auquel étaient invités les ministres et les diplomates ; sir Robert Peel, qui y assistait, se pencha vers le baron de Bourqueney et lui dit tout bas : Les événements vont bien vite en Syrie. On dit que l’Égypte va être entreprise. Cela m’inquiète beaucoup pour la question européenne. A Paris, la surprise égala et aggrava l’inquiétude ; la faiblesse de Méhémet-Ali en Syrie fut une révélation inattendue qui en présageait une semblable en Égypte. Un homme d’esprit qui séjournait depuis quelque temps en Orient, M. Alphonse Royer m’écrivit le 16 novembre de Constantinople : Il est impossible de ne pas se demander avec un cruel serrement de cœur comment il se fait que le gouvernement français, qui entretient à grands frais de nombreux agents dans toutes ces contrées, n’ait pas connu, avant d’agir, l’état physique et moral de l’Égypte et de la Syrie. A-t-il donc cru à un empire arabe intronisé par un pacha turc, et à l’affection des Arabes pour un gouvernement dirigé d’après le vieux système turc où les indigènes ne peuvent obtenir le plus misérable commandement ni le plus chétif emploi ? A-t-il pensé qu’exploiter un pays comme une ferme coloniale, c’était le civiliser ? Ne lui a-t-on jamais fait le tableau des souffrances de ce malheureux peuple chez qui les mères éborgnent leurs enfants pour les soustraire à la corvée militaire ? Et quand les chrétiens du Liban, insurgés contre leurs oppresseurs, criaient grâce après leur défaite et qu’on leur répondait par de monstrueuses exécutions, comment se fait-il que leurs gémissements et leurs angoisses se soient trouvés transformés en un concert de louanges dans les rapports officiels envoyés au ministre français ? Cela se concevrait si le gouvernement du roi puisait ses renseignements aux mêmes sources que les journaux français auxquels ils sont envoyés directement d’Alexandrie, par ordre exprès de Méhémet-Ali. Le vice-roi a le talent de se concilier, par ses soins empressés, par ses attentions délicates, par son amabilité, toutes les personnes dont il peut attendre un éloge écrit ou verbal. Tous les voyageurs de quelque renom qui ont traversé l’Égypte ont subi cette influence. Les plus clairvoyants et les plus consciencieux se sont abstenus de juger. Quand on parle des prodiges opérés par le génie de Méhémet-Ali, celui-ci n’est assurément pas le moindre. En présence de ces mécomptes et dans la crainte d’en voir éclater d’autres, plusieurs de mes amis dans les Chambres, entre autres le chancelier Pasquier, le duc Decazes, le comte de Gasparin, M. Barthe, M. Laplagne-Barris se demandèrent et me demandèrent s’il ne serait pas bon que l’un d’entre eux, étranger à toute mission officielle, à tout caractère diplomatique, allât passer quelques semaines à Londres pour bien observer la disposition des esprits, causer librement avec les hommes considérables, et apprécier ainsi, sans prévention ni routine, les chances de l’avenir. Je ne pensais pas qu’une telle visite changeât rien aux informations que je recevais du baron de Bourqueney, ni aux idées que je me formais de l’état des choses ; mais je n’avais, pour mon compte, aucune raison de m’y refuser, et je connaissais assez M. de Bourqueney pour être sûr que le petit déplaisir qu’il en ressentirait n’altérerait ni son jugement ni son zèle. J’accueillis donc la proposition, et je priai le baron Mounier, l’un de mes plus judicieux et plus indépendants amis politiques, de se charger de cette mission d’observation libre. Il l’accepta avec un empressement amical, et partit le 21 novembre pour aller vérifier à Londres mes renseignements et mes pressentiments. Loin de les détruire, ses observations les confirmèrent : soit dans le cabinet anglais, soit parmi ses adhérents, il trouva les plus sincères partisans de la paix convaincus que la soumission de Méhémet-Ali aux termes du traité du 15 juillet pouvait seule l’assurer : Comment voulez-vous, lui dit M. Macaulay, alors secrétaire de la guerre, que nous ne poursuivions pas ce que nous avons commencé ? En continuant les hostilités, Méhémet-Ali aurait, de son côté, la chance de reconquérir la Syrie ; si nous n’avions pas, du nôtre, celle de lui enlever l’Égypte, il n’y aurait ni égalité, ni justice, ni politique. Il ne peut être permis au pacha de suspendre ou de commencer la guerre à son choix. Il faut qu’il rende la flotte turque et qu’il renonce à toute prétention en dehors de l’Égypte. Les inquiétudes des diplomates continentaux confirmaient le langage des ministres anglais : Le prince Esterhazy est très frappé de l’urgence de poser un obstacle à l’entraînement des événements, m’écrivit le 29 novembre M. Mounier ; il m’a assuré, hier au soir, qu’il allait s’efforcer d’obtenir la déclaration positive qu’aucune tentative quelconque ne serait dirigée contre l’Égypte sans que la nécessité et la convenance n’en eussent été préalablement reconnues entre les cabinets signataires du traité du 15 juillet. Le prince de Metternich écrit dans ce sens à l’ambassadeur, et de la façon la plus claire : Il faut prévenir le cas, dit sa dépêche, où, la Syrie ayant été délivrée, Méhémet ne se soumettrait pas. Le quid faciendum alors est à chercher. Au même moment où il posait à Londres cette question, le prince de Metternich disait à Vienne, au comte de Sainte-Aulaire. Assurez M. Guizot que nous agirons pour que tout s’arrête à la Syrie. D’accord avec l’Angleterre, j’en suis certain ; mais, m’expliquant dès aujourd’hui pour le compte de l’Autriche, je vous déclare qu’elle s’abstiendra de toute attaque contre l’Égypte, et qu’elle s’en abstiendra par égard pour la France. Si M. Guizot trouve quelque avantage à faire connaître cette vérité dans les Chambres, il peut la proclamer avec la certitude de n’être pas démenti par moi. Les amiraux anglais avaient d’avance épargné aux diplomates l’embarras dont se préoccupait le prince de Metternich. Le 25 novembre, le commodore Napier, avec une partie de l’escadre de l’amiral Stopford, était tout à coup arrivé devant Alexandrie, et avait écrit à Boghos-Bey, principal conseiller de Méhémet-Ali : Le pacha sait certainement que les puissances européennes désirent lui assurer le gouvernement héréditaire de l’Égypte. Que Son Altesse permette à un vieux marin de lui suggérer un facile moyen de se réconcilier avec le sultan : que promptement et librement, sans imposer aucune condition, Elle renvoie la flotte ottomane et retire ses troupes de Syrie ; alors les malheurs de la guerre cesseront ; Son Altesse aura amplement de quoi se satisfaire et s’occuper, dans les dernières années de sa vie, en cultivant les arts et en posant probablement la base du rétablissement du trône des Ptolémées. Après ce qui s’est passé en Syrie, Son Altesse doit aisément pressentir combien peu Elle pourrait faire ici où le peuple est mécontent du gouvernement. En un mois, 6.000 Turcs et une poignée de marins ont pris Beyrouth et Saïda, battu les Égyptiens dans trois rencontres, fait 10.000 prisonniers ou déserteurs, et amené l’évacuation forcée des ports et des défilés du Taurus et du Liban ; cela, en présence d’une armée de 30.000 hommes. Trois semaines après, Acre, la clef de la Syrie, est tombée entre les mains de la flotte alliée. Si Son Altesse se décidait à continuer les hostilités, qu’Elle me permette de lui demander si Elle est sûre de conserver l’Égypte. Je suis un grand admirateur de Son Altesse et j’aimerais mieux être son ami que son ennemi. Je prends la liberté de lui représenter que, si Elle refuse de se réconcilier avec le sultan, Elle ne peut espérer de conserver l’Égypte que bien peu de temps..... Un mécontentement général règne ici parmi les habitants et les marins ; le vice-amiral de Son Altesse et plusieurs de ses officiers l’ont déjà abandonnée et sont à bord de ma flotte. Les soldats syriens qui se trouvent en Égypte aspirent à retourner chez eux. La solde des soldats égyptiens est fort arriérée, et ils n’ont pas de pain à donner à leurs familles. Que Son Altesse réfléchisse aux dangers qu’Elle courrait si ses soldats recevaient la promesse d’être, à sa chute, délivrés du service ? Qui peut dire que l’Égypte serait invulnérable ? Alexandrie peut être pris comme Saint-Jean d’Acre l’a été, et Son Altesse, qui maintenant peut devenir le fondateur d’une dynastie, serait réduite à être un simple pacha. Après quelques heures de correspondance, tous les conseils du commodore Napier étaient acceptés. Méhémet-Ali prenait l’engagement de renvoyer la flotte turque à Constantinople dès que les puissances lui auraient assuré le gouvernement héréditaire de l’Égypte. Un envoyé égyptien partait à bord d’un bâtiment anglais, portant à Ibrahim-Pacha l’ordre d’évacuer la Syrie avec toute son armée. Une convention formelle consacrait ces arrangements. La soumission de Méhémet-Ali était entière, et le traité du 15 juillet avait reçu sa pleine exécution. Arrivées à Londres le 8 décembre, ces nouvelles y produisirent tout l’effet qu’on en pouvait attendre ; c’était l’accomplissement des prédictions de lord Palmerston et le triomphe de sa politique. Les diplomates, ses alliés, s’en félicitaient, non sans quelque surprise ; ils se demandaient quelle cause avait déterminé cette action à la fois menaçante et pacifiante de la flotte anglaise, et précipité ainsi le dénouement ; le commodore Napier avait-il agi d’après des ordres de son cabinet, ou de concert avec l’amiral Stopford son supérieur, ou seulement de sa propre et spontanée impulsion ? Je ne pense pas, écrivis-je le 11 décembre à M. de Bourqueney, que Napier eût des instructions pour engager le pacha à rétablir le trône des Ptolémées, ni pour le menacer du bombardement d’Alexandrie. Si un agent français avait dit la première phrase, lord Palmerston se serait récrié sur ce mépris des droits du sultan, et si, sur le refus du pacha, Napier avait exécuté sa menace, j’aurais eu, moi, le droit de dire que lord Palmerston m’avait manqué de parole, car il avait bien donné sa parole qu’aucun acte, aucun commencement d’acte n’aurait lieu contre l’Égypte sans une délibération nouvelle des puissances signataires du traité du 15 juillet. Je ne fais nul cas des petites plaintes, ni des récriminations contre les faits accomplis ; mais je fais attention à toutes les irrégularités, à toutes les façons d’agir peu conséquentes et peu mesurées ; et il est bon qu’on sache que nous y faisons attention. Je pressentais qu’on s’empresserait de nous présenter le résultat ainsi obtenu comme définitif et devant faire cesser notre isolement armé, et qu’on nous demanderait de ne pas tarder à le reconnaître. Je pris sur-le-champ mes précautions contre de telles instances et pour bien établir la situation que nous entendions garder ; j’écrivis le 18 décembre au baron de Bourqueney : Nous sommes restés étrangers au traité du 15 juillet, c’est-à-dire au règlement des rapports du sultan et du pacha par l’intervention de l’Europe. Ni les bases territoriales, ni le mode coercitif de ce règlement ne nous ont convenu. Ils ne doivent pas nous convenir davantage après qu’avant. Nous ne nous sommes pas matériellement opposés au fait ; nous ne saurions nous y associer pour lui rendre hommage et le garantir. Nous resterons donc, en ce qui touche les rapports du sultan et du pacha, en dehors du traité du 15 juillet et de la coalition qui l’a signé. C’est, pour nous, un devoir de conséquence rigoureuse et de simple dignité. Mais le traité du 15 juillet une fois accompli et vidé, reste la grande question, la question des rapports de l’empire ottoman avec l’Europe. Les rapports du sultan et du pacha d’Égypte sont, pour l’empire ottoman, une question intérieure sur laquelle nous avons pu penser autrement que nos alliés et nous séparer d’eux. Les rapports de l’empire ottoman avec l’Europe sont une question extérieure, générale, permanente, à laquelle nous avons toujours l’intention de concourir, et qui ne peut être efficacement ni définitivement réglée sans notre concours. A côté de cette grande question extérieure et européenne peut se placer encore une question intérieure et ottomane, celle des garanties à donner à la Syrie rentrée sous le gouvernement du sultan, spécialement aux populations chrétiennes du Liban : question dans laquelle nous sommes prêts aussi à reprendre place. Loin donc de vouloir persister
dans notre isolement, nous avons toujours en vue le rétablissement du concert
européen, et nous savons par quelles portes, grande et petite, nous y pouvons
rentrer. Nous savons aussi qu’on désire
nous y voir rentrer, et nous croyons qu’on a raison. Notre isolement ne vaut
rien pour personne. Il nous oblige, et pour notre sûreté, et pour la
satisfaction des esprits en France, à maintenir nos armements actuels. Nous
avons arrêté ces armements à la limite qu’ils avaient atteinte quand le
cabinet s’est formé. Le cabinet précédent voulait les pousser plus loin ;
nous avons déclaré que nous ne le ferions point ; mais pour que nous
puissions réduire nos armements actuels, il faut que notre situation soit
changée de manière à ce que la disposition des esprits change aussi et se
calme. Et je parle ici des bons esprits, du parti conservateur qui, tant que
la situation actuelle durera, ne s’accommoderait point de la réduction des
armements actuels et pacifiques, pas plus qu’il n’a voulu s’accommoder des
armements excessifs et belliqueux que demandait le cabinet précédent. Je dis que nos armements actuels
sont purement de précaution et pacifiques. L’existence seule du cabinet en
est une preuve évidente et permanente. Mais le taux même de ces armements le
prouve ; ils ne nous donnent que ce que nous avions dans les années 1831,
1832 et 1833, c’est-à-dire de 400 à 450.000 hommes. Et nous n’avions pas
alors 70.000 hommes en Afrique. Il n’y a donc, ni dans la pensée, ni dans la mesure de ces armements, rien dont on puisse s’inquiéter, et nous n’avons nul dessein de prolonger indéfiniment et sans nécessité un état de choses onéreux. Mais tant que la situation qui l’a amené se prolonge, nous en acceptons la conséquence. Qu’une porte convenable s’ouvre devant nous pour sortir de cette situation, nous ne nous obstinerons point à y rester. Les faits ne tardèrent pas à prouver que j’avais raison de ne pas croire la question égyptienne définitivement résolue, et d’attendre encore avant de sortir de la situation que nous avions prise. Dès que la convention conclue le 27 novembre par sir Charles Napier avec le pacha fut connue à Constantinople, et par l’envoi qu’en fit le commodore à lord Ponsonby, et par une lettre de Méhémet-Ali lui-même au grand vizir, une vive colère éclata dans le divan, partagée et soutenue par lord Ponsonby, qui écrivit sur-le-champ[2] à lord Palmerston : Votre Seigneurie a reçu le rapport du commodore : tout ce que j’ai à vous dire, c’est que la Porte a expressément déclaré la convention nulle et de nul effet, et que, mes collègues et moi, nous nous sommes associés à cette déclaration. Je n’ai pas besoin d’ajouter qu’aucun gouvernement, dans la situation de la Porte ottomane, ne pouvait tolérer un seul moment qu’un individu s’arrogeât le droit de traiter, pour lui, avec un pouvoir considéré, en droit ou en fait, comme un pouvoir rebelle. L’ambassadeur de Sa Majesté n’est nullement autorisé à reconnaître l’acte d’un individu qui n’avait reçu du gouvernement de Sa Majesté aucun pouvoir, et les ministres d’Autriche, de Prusse et de Russie n’y sont pas plus autorisés que moi. » Reschid-Pacha annonça le même jour, et à l’ambassadeur turc à Londres et aux ministres des quatre puissances à Constantinople, les résolutions de la Porte : « Comment pourrait-on, dit-il, après tout ce qui s’est passé, confier de nouveau l’autorité à un homme tel que Méhémet-Ali ? Toutefois, et quoique le sultan n’ait pas l’intention de rien accorder de sa propre volonté à Méhémet-Ali, néanmoins, en cas d’une demande de la part des grandes puissances, il est possible que, par déférence pour elles, quelque faveur temporaire lui soit accordée. Mais serait-il possible aujourd’hui de revenir sur la question de l’hérédité, cette grande concession, déjà rejetée par lui, du traité d’alliance ? Et comment les quatre puissances pourraient-elles concilier désormais cette concession avec le maintien de l’intégrité de l’empire ottoman qui forme le principal objet de leur sollicitude ? En conséquence, la Sublime-Porte déclare protester, comme elle proteste par la présente, de la manière la plus formelle, contre la convention conclue le 27 novembre par le commodore Napier, convention qu’elle doit regarder et qu’elle regarde en effet comme nulle et non avenue. Quelques jours après, le drogman de la France à Constantinople, M. Cor, homme d’expérience et de considération, s’entretenant avec Reschid-Pacha de cette convention, l’engageait à ne pas confondre la forme et le fond de l’acte : Vous êtes, lui disait-il, en droit de protester contre la forme ; mais au fond, l’acte est généralement approuvé ; il peut amener un rapprochement entre la France et les puissances qui ont signé le traité du 15 juillet ; la Porte pourrait avoir à se repentir de sa conduite envers la France, son plus ancien allié ; l’amour-propre de la France est engagé dans la question, et il faut trouver quelque moyen de l’y faire rentrer. — La Sublime-Porte, lui répondit Reschid-Pacha, trouve la substance de la convention aussi contraire aux intérêts de Sa Hautesse le sultan que la forme en est mauvaise ; vous dites qu’il faut faire un acte auquel la France puisse prendre part ; nous n’avons que deux choses à proposer, toutes deux diamétralement opposées à la politique qu’a adoptée la France, l’entière et absolue soumission de Méhémet-Ali comme sujet, non comme vassal, ou sa destruction. Comment pouvez-vous prétendre avoir à cœur l’intégrité et l’indépendance de l’empire ottoman quand vous cherchez à le démembrer ? Si vous désirez tant de conserver Méhémet-Ali, vous n’avez qu’à le nommer gouverneur de l’une de vos provinces. La colère turque, et surtout la mauvaise humeur hautaine de lord Ponsonby, embarrassaient un peu lord Palmerston, sans dominer pourtant ses résolutions. Dès qu’il avait connu la conduite de sir Charles Napier, il l’avait approuvée, tout en déclarant que sir Charles avait agi sans instructions, et en faisant cette réserve que les puissances signataires du traité du 15 juillet ne pouvaient s’engager à garantir en Égypte à Méhémet-Ali l’hérédité qu’elles conseillaient à la Porte de lui accorder. Il avait en même temps informé lord Ponsonby de l’approbation qu’il donnait à la convention du 27 novembre et de la réserve qu’il y attachait. Le 15 décembre, causant avec le baron de Bourqueney de l’obstination du divan à maintenir la déchéance de Méhémet-Ali : Il faudra bien, lui dit-il, que la Porte nous écoute : nous avons assez fait pour elle. Les dépêches qu’il recevait de Vienne le confirmaient dans cette disposition : Le prince de Metternich me charge de dire à Votre Seigneurie, lui écrivait lord Beauvale[3], que si la Porte hésite à accueillir la recommandation des puissances alliées qui l’engagent à conférer à Méhémet-Ali le gouvernement héréditaire de l’Égypte, la cour d’Autriche n’admet pas que les alliés puissent se laisser compromettre par une telle hésitation. Le prince de Metternich ne doute pas que la Porte ne défère à l’avis de ses alliés s’ils y insistent fermement et conjointement. Et quelques jours plus tard[4] : Les dépêches de l’internonce, M. de Stürmer, disent que les commissaires désignés pour Alexandrie n’ont pouvoir de donner aucune assurance quant à la succession héréditaire dans la famille de Méhémet-Ali, et qu’ils retarderont tant qu’ils pourront leur arrivée dans ce port, afin de donner, aux opérations militaires contre Ibrahim-Pacha et aux insurrections en Égypte, le temps d’éclater. Sur cette nouvelle, le prince de Metternich a envoyé au prince Esterhazy des dépêches où il lui annonce la ferme résolution de l’Autriche d’obtenir pour Méhémet-Ali la succession héréditaire, ajoutant que le refus de la Porte déterminerait l’Autriche à retirer au sultan son appui moral et matériel. Des copies de ces dépêches seront expédiées aujourd’hui à l’internonce à Constantinople pour régler sa conduite. La perplexité était grande à Constantinople. Hors d’état de se décider seul et par lui-même, le sultan voyait ses alliés divisés et incertains. Lord Ponsonby était évidemment plus hostile à Méhémet-Ali que son chef lord Palmerston qui, à son tour, était moins décidé que le prince de Metternich à soutenir le pacha vaincu. La Prusse suivait pas à pas l’Autriche ; la Russie flottait entre les puissances allemandes et l’Angleterre ; et la France absente pesait sur les esprits autant que, présente, elle eût pu influer sur les délibérations. Dans l’espoir de sortir d’embarras, Reschid-Pacha réunit en conférence chez lui[5] les représentants des quatre puissances signataires du traité du 15 juillet, et après leur avoir rappelé le mémorandum par lequel, le 14 novembre précédent, leurs gouvernements avaient conseillé à la Porte d’accorder à Méhémet-Ali l’investiture héréditaire du pachalik d’Égypte pourvu qu’il se soumît sans délai aux conditions indiquées : Le sultan m’a ordonné, dit-il, de vous demander si Méhémet-Ali, par sa lettre du 11 décembre dernier au grand vizir, s’est conformé à l’esprit de ce mémorandum, et si sa soumission doit être considérée comme réelle. Sur cette question positive, lord Ponsonby refusa positivement de s’expliquer : Je pense, dit-il, qu’au sultan seul il appartient de décider ce point. Quant à moi, je ne vois, pour le moment, rien devant moi qui m’autorise à énoncer une opinion. L’internonce d’Autriche, le baron Stürmer, qui avait reçu de Vienne des instructions précises, fut moins bref et plus décidé, quoique non sans ambages : Dans le but, dit-il, de me décharger de toute responsabilité et de faire connaître les vues de mon gouvernement dans une circonstance aussi importante, j’ai cru convenable de mettre mon vote par écrit ; je vais en faire lecture à la conférence. — J’ai lu et relu avec la plus scrupuleuse attention la lettre que Méhémet-Ali vient d’adresser au grand vizir. Je n’y ai rien trouvé qui ne soit correct. Le ton qui y règne m’a paru répondre à tous les sentiments de convenance. Il eût été désirable qu’il n’y eût pas été question de la convention du commodore Napier ; mais nous sommes tous d’accord qu’il l’eût été bien plus encore que cette convention n’eût jamais été conclue ; et Méhémet-Ali, en s’y référant, n’a fait que se prévaloir d’un avantage qui lui a été gratuitement offert. Dans sa lettre, le pacha déclare être prêt à faire tout ce qu’on lui demande, et sous ce rapport, sa soumission me paraît entière. Je serais donc d’avis que cette soumission fût acceptée. Je regarderais comme regrettable, à tous égards, toute hésitation de la Porte à se conformer aux conseils de ses alliés. Les plus brillants succès ont couronné leurs efforts en Syrie ; ces succès ont dépassé nos calculs, nos prévisions, nos espérances. La Syrie est rentrée sous le sceptre de Sa Hautesse, et le principal objet de l’alliance se trouve ainsi rempli. Aller plus loin n’entre pas dans les vues des puissances alliées ; la conférence de Londres s’est assez clairement prononcée à cet égard. La Sublime-Porte peut sans doute avoir de bonnes raisons pour désirer l’anéantissement de Méhémet-Ali ; mais n’ayant pas les moyens de l’effectuer elle-même, ce serait sur ses alliés qu’en retomberait la charge. Or, voudrait-elle, pour prix des services qu’ils lui ont rendus, les jeter dans une entreprise qui mettrait en péril la paix générale si ardemment désirée par tous les peuples et si heureusement maintenue jusqu’ici ? C’est vers la France surtout que se porte aujourd’hui l’attention de nos gouvernements ; cette puissance a droit à leurs égards et à leur intérêt ; et si l’attitude menaçante et belliqueuse du ministère Thiers n’a pu les arrêter dans leur marche vers le but qu’ils se proposaient et qu’ils ont atteint, ils semblent désormais vouloir vouer tous leurs soins à ménager le ministère qui lui succède, et dont le langage annonce une politique sage, modérée et conciliante. Ils doivent en conséquence entrer dans sa position, faire la part des difficultés dont il est entouré, et ne pas l’exposer à se voir entraîné, malgré lui, dans une fausse route. Dans l’état où sont les esprits en France, un incident imprévu peut tout bouleverser, et n’est-il pas dans l’intérêt de tous et dans celui de la justice qu’on s’unisse franchement à ceux qui la gouvernent, pour prévenir un pareil malheur ? Les ministres de Prusse et de Russie adhérèrent, avec quelques nuances, au vote de l’internonce d’Autriche. L’ambassadeur d’Angleterre répéta qu’il devait attendre la décision du sultan sur la valeur de la soumission de Méhémet-Ali pour donner le conseil qui lui était prescrit par les ordres de son gouvernement. Reschid-Pacha fit de vains efforts pour amener les quatre plénipotentiaires à un avis plus formel et plus unanime ; et la conférence se termina sans autre conclusion que les dernières paroles de l’internonce d’Autriche qui fit remarquer encore une fois combien il serait regrettable que la Porte ne se conformât pas avec promptitude au vœu exprimé par les cours alliées dans le mémorandum du 14 novembre. Quelques jours après cette conférence[6], le baron de Stürmer écrivit à lord Ponsonby : S’il a pu nous rester quelques doutes sur les véritables intentions de nos gouvernements, les dépêches que j’ai reçues hier du prince de Metternich sont bien faites pour les détruire complètement. Le prince est impatient de savoir quelle suite j’ai donnée à ses directions précédentes, et il me dit et me répète, de la manière la plus péremptoire, que les quatre cours se sont prononcées pour que l’hérédité dans les fonctions du gouvernement d’Égypte soit accordée à la famille de Méhémet-Ali. Je vais, en conséquence, adresser à ce sujet une lettre formelle à Reschid-Pacha, et la lui porter moi-même pour y ajouter de vive voix tous les développements nécessaires. La pensée de votre cabinet étant absolument identique avec celle du mien, je ne doute pas que vous ne jugiez à propos de vous expliquer dans le même sens envers la Porte. Je vous avoue que ce n’est pas sans quelque regret que je vois ainsi s’évanouir l’espoir que nous avions de voir la puissance de Méhémet-Ali s’écrouler de fond en comble ; mais mon rôle est fini, et il ne me reste plus qu’à attendre en silence les ordres que mon gouvernement voudra bien me faire parvenir, et à les exécuter scrupuleusement. M. de Stürmer fit sur-le-champ, auprès de Reschid-Pacha, la démarche qu’il annonçait. Le ministre de Russie, M. de Titow, se déclara décidé à agir comme l’internonce d’Autriche et en informa lord Ponsonby. L’ambassadeur d’Angleterre répondit, avec son dédain ironique : Rien n’est plus indifférent que l’opinion particulière de tel ou tel d’entre nous sur cette question ; c’est l’affaire de nos gouvernements, et aucun de nous n’en est responsable. Mais autre chose est d’agir sans ordres ; je n’encourrai pas cette responsabilité. Je refuse donc d’agir de concert avec vous tant que je ne serai pas autorisé, par des instructions formelles, à faire la démarche que vous me proposez. Il m’a été dit plusieurs fois, par les meilleures autorités, par vous-même, si je ne me trompe, que votre gouvernement n’était pas décidé à accorder à Méhémet-Ali l’hérédité, et dans notre conférence, il n’a pas paru que vous fussiez autorisé à faire mention de ce point. Mais ceci n’est pas de date récente, et il n’est pas du tout impossible que plus d’un changement soit survenu dans l’opinion de votre gouvernement ; ce qui est erreur maintenant peut avoir été vérité jadis et pourra le redevenir, car il y a eu, dans cette affaire, une continuelle fluctuation de circonstances. Si mon gouvernement ne m’a point encore envoyé d’ordre, ce ne peut être faute de temps, car ses instructions auraient pu m’arriver par Vienne aussitôt que les vôtres à vous. Trois jours après, le 10 janvier 1841, lord Ponsonby écrivit à M. Frédéric Pisani, drogman d’Angleterre à Constantinople : Vous informerez S. Exc. le ministre des affaires étrangères que j’ai ordre de donner à la Sublime-Porte, au nom du gouvernement britannique, le conseil d’accorder à Méhémet-Ali le gouvernement héréditaire de l’Égypte. Et au même moment, en termes aussi brefs, il annonça à MM. de Stürmer et de Titow ses instructions et sa démarche. En présence de toutes ces hésitations, contradictions et procrastinations de la diplomatie européenne, il était bien naturel que le sultan et ses conseillers hésitassent aussi, et qu’ils cherchassent, soit par des paroles vagues, soit par des lenteurs répétées, à repousser le calice que tantôt on approchait, tantôt on écartait de leurs lèvres. Après avoir protesté contre la convention de sir Charles Napier à Alexandrie comme nulle et de nul effet, le divan était pourtant rentré en négociation avec Méhémet-Ali, et le grand vizir, en lui envoyant Mazloum-Bey, l’un des principaux employés de la Porte, pour recevoir sa soumission, lui avait écrit que, dès qu’elle serait accomplie, le sultan daignerait le réintégrer dans le gouvernement de l’Égypte, mais sans faire aucune mention de l’hérédité. Quand lord Ponsonby eut déclaré à la Porte que le gouvernement britannique lui conseillait de faire au pacha cette concession, le sultan rendit[7] un hatti-shériff portant : Par déférence pour les conseils des hautes cours alliées, et attendu que mon adhésion à l’hérédité dont il s’agit met fin à la question et contribue à la conservation de la paix générale, j’ai résolu de conférer de nouveau à Méhémet-Ali le gouvernement de l’Égypte, avec droit d’hérédité, lorsqu’il aura réellement fait sa soumission de la manière que le conseil l’a compris.... Il y a pourtant ceci à dire : l’expérience du passé a prouvé la nécessité que notre Sublime-Porte soit mise en parfaite sûreté de la part de l’Égypte, soit pour à présent, soit pour l’avenir, et ce but ne saurait guère être atteint qu’en attachant à l’hérédité des conditions fortes, des obligations nécessaires. Convaincu que la même sollicitude bienveillante dont les hautes puissances alliées ont déjà donné des preuves sera employée à cet effet aussi, je me suis empressé d’écouter leurs conseils et de les mettre à exécution. On mettra du zèle à faire ce qui est nécessaire. Le hatti-shériff fut envoyé, le jour même, à Méhémet-Ali ; mais le zèle promis manqua, tout autant que la veille, pour le mettre à exécution. La Porte se flattait toujours qu’elle finirait par échapper à des exigences qu’elle ne croyait pas toutes également sincères. Contents d’avoir obéi à leurs instructions, lord Ponsonby et le baron de Stürmer ne pressaient pas beaucoup le divan de se hâter. Plus habile, Méhémet-Ali mettait le bon droit et les bonnes apparences de son côté en donnant tous les ordres nécessaires pour le renvoi de la flotte turque et l’évacuation de la Syrie. A Londres, le prince Esterhazy, le baron de Bülow, M. de Brünnow lui-même insistaient pour que la question égyptienne fût enfin vidée ; et dans le cabinet comme dans le public anglais, les amis de la paix témoignaient leur inquiétude de voir se prolonger, sans autre motif que des indécisions ou des lenteurs frivoles, une situation européenne lourde et précaire. Lord Palmerston sentit qu’il fallait conclure. Le 28 janvier 1841, Chékib-Effendi vint lui demander ce qu’il fallait écrire enfin à Reschid-Pacha sur l’établissement héréditaire de Méhémet-Ali dans le pachalik d’Égypte : Je lui ai dit, écrivit le lendemain lord Palmerston à lord Ponsonby, que je ne pouvais pas ne pas admettre la force des objections élevées contre cette concession. Certainement il vaudrait beaucoup mieux, dans l’intérêt du sultan et de ses sujets égyptiens, que le sultan pût garder, pour le choix des gouverneurs futurs de l’Égypte, la même liberté qu’il possède quant au choix des gouverneurs des autres provinces de son empire. Mais, dans toutes les affaires, il faut se contenter de ce qui est praticable et ne pas compromettre ce qu’on a obtenu en courant après ce qu’on ne peut atteindre. Il est clair que Méhémet-Ali a fait sa soumission dans l’espérance qu’il obtiendrait l’hérédité en Égypte. Si maintenant on la lui refuse, qu’arrivera-t-il de sa part ? Une nouvelle révolte, ou tout au moins une attitude de résistance passive. Quel sera le remède ? Un tel état de choses ne saurait durer indéfiniment, car, s’il durait, il équivaudrait à l’Égypte séparée de l’empire turc. Mais le sultan n’a pas, quant à présent, des moyens maritimes ni militaires suffisants pour rétablir son autorité en Égypte. Il serait donc obligé de recourir à ses alliés. Or les mesures convenues jusqu’ici entre les quatre puissances, en vertu du traité de juillet, se bornent à chasser les Égyptiens de Syrie, d’Arabie et de Candie, et à refouler les troupes et l’autorité de Méhémet-Ali dans les limites de l’Égypte. Si donc le sultan s’adressait aux quatre puissances pour attaquer, avec leur aide, Méhémet-Ali en Égypte même, une nouvelle délibération de la conférence deviendrait nécessaire. Eh bien, ai-je dit à Chékib, si le sultan demande secours aux quatre puissances par suite de son refus d’accorder selon leur conseil, à Méhémet-Ali, l’hérédité du pachalik d’Égypte, je puis vous dire d’avance quel sera le résultat de la délibération. Je sais parfaitement que les quatre puissances refuseront de venir en aide au sultan. Qu’arrivera-t-il alors ? Faute d’avoir lui-même des forces suffisantes, et après une tentative vaine, le sultan sera obligé d’accorder de mauvaise grâce à Méhémet-Ali ce qu’aujourd’hui il peut avoir le mérite de lui conférer volontairement ; et ainsi, au lieu d’accomplir, à la suggestion de ses alliés, un acte de pouvoir souverain, il aura, aux yeux du monde entier, l’air de faire une concession arrachée par un sujet. Je n’essayerai pas, ai-je ajouté, de représenter comme sans importance ni valeur ce qui est incontestablement un grand sacrifice ; je ne convaincrais pas le sultan. Mais je vous demande de considérer quelle immense force morale et physique votre gouvernement a gagnée par tout ce qui s’est passé dans ces derniers mois, et de vous souvenir que, tout ce que le sultan a gagné, Méhémet-Ali l’a perdu. Leurs situations mutuelles sont donc changées ; si le sultan sait tirer parti des stipulations du traité de juillet, s’il sait bien organiser son armée, sa marine, ses finances, et les mettre sur un pied respectable, Méhémet ne peut plus être pour lui un danger, ni même une inquiétude. Le sultan a recouvré, pour son autorité directe, toute la Syrie, l’Arabie et Candie, territoires qui, sous les points de vue militaire, financier et religieux, sont de la plus grande importance, et pour la possession desquels le sultan aurait fait, l’an dernier, à pareille époque, de grands sacrifices. Enfin, rappelez-vous que, fidèlement exécutée, la stipulation du traité de juillet qui dit que toutes les lois et tous les traités de l’empire sont applicables à l’Égypte comme à toute autre province, est, pour l’autorité souveraine du sultan, une très essentielle garantie. J’ai donc demandé à Chékib-Effendi d’insister fortement pour que son gouvernement mette fin, sans autre délai, à cette affaire, car il est d’une extrême importance pour toutes les parties intéressées, qu’elle soit définitivement réglée le plus tôt possible. Chékib-Effendi m’a promis d’écrire dans ce sens à Reschid-Pacha, et il ne doute pas, m’a-t-il dit, que le sultan ne se rende à l’avis de ses alliés. Le surlendemain de cet entretien, les représentants des quatre puissances à Londres adressèrent à Chékib-Effendi, et lord Palmerston envoya à lord Ponsonby une note développée par laquelle ils recommandaient au sultan d’accorder à Méhémet-Ali le gouvernement héréditaire de l’Égypte, priant Chékib-Effendi de soumettre sans délai ces considérations à sa cour, et d’engager le gouvernement de Sa Hautesse à y vouer son attention la plus sérieuse. Trois jours après l’arrivée de cette note à Constantinople, le 13 février 1841, le sultan signa définitivement le firman qui conférait en effet à Méhémet-Ali et à ses descendants l’hérédité du pachalik d’Égypte, en en déterminant les conditions. Pendant tout le cours de cette négociation et à travers ses fluctuations, nous y étions restés complètement étrangers, bien résolus à ne pas sortir de notre isolement tant que le traité du 15 juillet vivrait encore et que la question égyptienne ne serait pas définitivement vidée. Mais, depuis l’acte de l’amiral Napier devant Alexandrie et l’approbation que lord Palmerston lui avait donnée, je ne doutais pas que l’hérédité de l’Égypte ne fût accordée à Méhémet-Ali. Il me revenait bien de Londres que la passion de lord Ponsonby contre le pacha ne déplaisait guère à lord Palmerston, et que, tout en reconnaissant ses engagements quant à l’hérédité, celui-ci laissait entrevoir quelque velléité à saisir les occasions d’y échapper. Je ne tins compte de ces bruits, et, jugeant que le moment était venu de bien marquer la conduite que nous tiendrions quand ils seraient bien et dûment tombés devant les faits, j’écrivis, le 13 janvier 1841, au comte de Sainte-Aulaire : Je ne puis croire que le fantasque acharnement de lord Ponsonby l’emporte sur la prudence de M. de Metternich et sur la parole de lord Palmerston. Je ne doute pas que la Porte n’accorde au pacha l’hérédité qu’on lui a promis d’obtenir pour lui quand on a obtenu de lui sa soumission. N’admettez donc pas, à ce sujet, un doute que je n’admets pas moi-même, et persistez à regarder la concession héréditaire de l’Égypte comme une affaire conclue. Quand elle le sera en effet, où
en serons-nous, et que restera-t-il à faire pour que l’Europe retire, en
Orient, quelque profit de cette secousse, et rentre elle-même dans son état
normal ? Nous n’avons, vous le savez, à
cet égard, rien à faire, aucune initiative à prendre. Nous sommes seuls, nous
sommes en paix et nous attendons. Mais vous savez aussi qu’en demeurant
étrangers, après comme avant, au traité du 15 juillet, c’est-à-dire au
règlement des rapports entre le sultan et le pacha, la France est disposée à
reprendre, dans les affaires d’Orient, qui sont d’un intérêt général pour
l’Europe, la place qui lui appartient, et à rentrer ainsi, sur des ouvertures
convenables, dans le concert européen. Je suis seul moi-même dans mon
cabinet, et en pleine liberté d’esprit. Je ne m’inquiète de personne. Je
regarde uniquement aux choses pour m’en rendre compte nettement et bien
savoir ce qu’elles conseillent ou ce qu’elles exigent. Voici quels sont, si
je ne me trompe, les divers points qu’il importe de régler quant à l’Orient,
et qu’il importe de régler en commun : 1º La clôture des deux détroits. 2º La consécration du principe
que l’Angleterre, l’Autriche, la Prusse et la Russie ont admis par leurs
notes des 23, 24, 26 juillet et 16 août 1839, en réponse à la note de la
France du 17 juillet précédent, c’est-à-dire la reconnaissance du statu
quo de l’empire ottoman, dans son indépendance et son intégrité. C’est là
ce que les cinq puissances ont déclaré il y a dix-huit mois, au début de
l’affaire. Elles pourraient, elles devraient consacrer aujourd’hui en commun
ce qu’elles ont déclaré dès l’abord, et finir comme elles ont commencé. 3º Les garanties qu’on peut
obtenir de la Porte pour les populations chrétiennes de la Syrie, non
seulement dans leur propre intérêt, mais dans un intérêt général, ottoman et
européen ; car si la Syrie retombe dans l’anarchie, la Porte et l’Europe
peuvent retomber à leur tour dans l’embarras. 4º Certaines stipulations en
faveur de Jérusalem. Cette idée s’est élevée et commence à préoccuper assez
vivement les esprits chrétiens. Je ne sais ce qui est possible, ni sous
quelles formes et dans quelles limites l’intervention européenne serait en mesure
de procurer à Jérusalem un peu de sécurité et de dignité ; mais les
gouvernements, qui se plaignent avec raison de l’affaiblissement des
croyances des peuples, devraient bien, quand l’occasion s’en présente, donner
eux-mêmes à ces croyances quelque marque éclatante d’adhésion et d’intérêt.
Que l’Europe et la politique de l’Europe reprennent la figure chrétienne ;
personne ne peut mesurer aujourd’hui tout ce que l’ordre et le pouvoir ont à
y gagner. 5º Enfin il y a, quant aux routes
commerciales, soit entre la Méditerranée et la mer Rouge, par l’isthme de
Suez, soit entre la Méditerranée et le golfe Persique, par la Syrie et
l’Euphrate, des stipulations de liberté générale, et peut-être de neutralité
positive, qui sont pour toute l’Europe d’un grand intérêt, et qui poseraient,
pour les relations si rapidement croissantes de l’Europe avec l’Asie, des
principes excellents que jamais peut-être on ne trouvera une si bonne
occasion de faire prévaloir. Voilà ce qui me vient à l’esprit, mon cher ami, quand je laisse mon esprit aller comme il lui plaît. Prenez tout cela comme je vous le donne ; dites-en, montrez-en ce que vous jugerez à propos. Mais, si je ne me trompe, il y aurait là, pour les cinq puissances et pour terminer en commun les affaires d’Orient, matière à un acte général qui ne manquerait ni d’utilité ni de grandeur. Je prenais les devants en tenant ce langage. Les plénipotentiaires réunis à Londres n’exprimaient pas aussi clairement leurs vues : Je crois fermement qu’on viendra à nous sur la question générale, m’écrivait M. de Bourqueney ; mais y viendra-t-on sur un terrain aussi large que nous pouvons le désirer ? On est jusqu’ici un peu vague avec moi. Je ne puis donc utilement encore vous préciser des pensées qui peut-être ne sont pas d’ailleurs suffisamment caractérisées elles-mêmes. J’étais décidé à ne point me préoccuper de cette obscurité des intentions et des paroles des alliés : quand on n’a point de parti pris, on a raison d’attendre et de garder en silence toute sa liberté pour se décider selon les circonstances ; mais quand on sait bien ce qu’on peut et veut faire, c’est agir sagement de s’en expliquer d’avance et sans réserve ; on s’épargne ainsi des embarras et des entraînements qui jettent souvent, quand on les laisse venir, dans des fautes et des périls graves. Sous la pression des nouvelles d’Orient, on ne tarda pourtant pas, à Londres, à serrer les questions de plus près et à leur chercher des solutions précises. J’avais résolu d’envoyer le comte de Rohan-Chabot en mission à Alexandrie pour expliquer catégoriquement au pacha nos intentions et nos conseils. Je l’avais eu auprès de moi, en Angleterre, comme second secrétaire d’ambassade ; il s’était très bien acquitté de sa mission à Sainte-Hélène, avec M. le prince de Joinville, et son caractère comme sa capacité m’inspiraient une entière confiance. Avant de partir pour l’Égypte, il fit une course à Londres, où il était aussi estimé que connu, et après s’en être entendu avec M. de Bourqueney, il me rapporta avec détail leurs informations et leurs conjectures communes sur la situation prochaine qui se préparait là pour nous. « Dans un assez long entretien, lord Palmerston, me dit-il, s’est renfermé dans la défense de sa politique envers la France et dans la discussion de celle du cabinet du 1er mars, évidemment décidé à ne pas admettre que rien de sa part ait pu justifier l’inquiétude et l’irritation françaises, et à ne pas entrer dans la question, qui pourtant apparaissait à chaque instant au fond de sa pensée, quelle devait être l’ouverture à faire à la France ? Ce n’est donc pas sur ce que j’ai pu recueillir de lui que s’est formée mon impression ; elle provient de mes conversations avec MM. de Bülow, Esterhazy et Brünnow, et surtout de ce que m’a confié M. de Bourqueney comme résultat de ses propres observations. Tous les membres de la conférence, sauf M. de Brünnow, désirent qu’une démarche de courtoisie soit faite prochainement envers la France pour l’engager à reprendre sa place dans le concert européen, et que cette démarche soit suivie d’un acte général sur les affaires d’Orient, conclu avec la France. Quand la question intérieure des rapports du sultan et du pacha serait considérée par le divan comme vidée, la Porte annoncerait aux quatre plénipotentiaires à Constantinople que le but du traité du 15 juillet est atteint. Sur cette déclaration venue à Londres, la conférence serait convoquée ; elle en prendrait acte, et la question secondaire, à laquelle la France est restée étrangère, serait ainsi complètement close. On déciderait alors qu’une démarche serait faite auprès du gouvernement français pour l’inviter à aviser, de concert avec les alliés, à la solution définitive de la question générale. Protocole pourrait être dressé de cette décision, et l’organe naturel de la conférence, lord Palmerston, serait chargé de la communiquer au gouvernement français. La France ainsi invitée à reprendre sa place dans la conférence, voici quelles seraient la nature et la substance de l’acte général à conclure. On reproduirait dans le préambule
les mots d’intégrité et d’indépendance de l’empire ottoman comme base de la
politique des puissances. Un premier article consacrerait le principe de la
clôture des droits. Dans un second, le sultan s’engagerait à n’accorder des
firmans d’admission qu’à un seul bâtiment de guerre de chaque puissance à la
fois. Un troisième article pourrait contenir quelques stipulations à l’égard
des populations chrétiennes de la Syrie. Jusqu’ici, toutefois, lord
Palmerston s’est prononcé contre cette idée, disant que les protections religieuses
préparent les démembrements politiques, et les autres membres de la
conférence paraissent incliner vers cette opinion. Sur la question des voies de
communication avec l’Inde, aucune parole n’a encore été échangée à Londres ;
mais il n’y aurait aucun inconvénient à la produire, de manière toutefois à
écarter toute idée d’un soupçon contre la politique anglaise ou d’un succès
poursuivi sur elle. On s’abstiendrait d’ailleurs avec
soin de tout ce qui pourrait rappeler la question à laquelle la France est
restée étrangère, et le succès obtenu sans sa coopération. Rien aujourd’hui n’autorise l’espoir de voir consacrer, dans un article spécial, le principe de l’intégrité et de l’indépendance de l’empire ottoman. Lord Palmerston, satisfait du rôle de la Russie dans ces derniers événements, ne paraît pas devoir mettre, sur ce point, beaucoup d’insistance. Le prince Esterhazy et M. de Bülow ne pousseront pas très loin la leur, persuadés que, pour le moment, la résistance de M. de Brünnow, à cet égard, serait insurmontable. Dans son attitude et son langage, M. de Brünnow reste fort en arrière de sa cour ; il se montre opposé à la démarche proposée envers la France et à l’entente avec elle. Toutefois, on croit savoir à Londres que le cabinet de Saint-Pétersbourg a, non seulement dit, mais écrit qu’il s’associerait à la démarche et à l’acte général, à condition qu’aucune stipulation spéciale n’y serait introduite sur le principe de l’indépendance et de l’intégrité de l’empire ottoman. On compte qu’en définitive, et dans ces limites, M. de Brünnow se ralliera à l’opinion de lord Palmerston, dès qu’elle lui paraîtra arrêtée. De ce tableau des dispositions des plénipotentiaires à Londres, j’eus peu de peine à conclure qu’il ne sortirait de leurs délibérations aucune solution efficace des questions générales, aucun grand acte de politique vraiment européenne. Évidemment les cours de Vienne et de Berlin, inquiètes pour la paix du continent, ne se préoccupaient que de clore, tant bien que mal, la question égyptienne, et de mettre fin aux périlleux engagements que, par le traité du 15 juillet, elles avaient contractés. L’empereur Nicolas trouvait qu’il en avait assez fait en abandonnant ses prétentions de prépondérance exclusive sur Constantinople, et en laissant tomber le traité d’Unkiar-Skélessi pour rompre l’intimité de l’Angleterre avec la France ; il ne voulait pas aller plus loin, ni ranimer, aux dépens de sa propre politique en Orient, l’influence de la France rentrée dans le concert européen. Lord Palmerston désirait de se retrouver en bons termes avec la France, mais pourvu que ce rapprochement ne lui fît rien perdre de la complaisance que la Russie venait de témoigner à l’Angleterre et des sacrifices qu’elle lui avait faits. Devant cette recrudescence des passions ou des intérêts personnels des diverses puissances, l’intérêt général de l’Europe pâlissait ; les grandes questions de l’avenir européen s’éloignaient ; ni la réelle indépendance des Turcs, ni le sort des chrétiens en Orient, ni la sécurité et la facilité des relations commerciales de l’Europe avec l’Asie n’étaient l’objet d’une sollicitude sérieuse. La grande et prévoyante politique ne tenait, dans les esprits, plus de place ; on n’était pressé que de se délivrer des récents embarras sans se compromettre dans aucun nouveau dessein, et telle était l’impatience, que M. de Bourqueney m’écrivit, le 12 février : Voici le danger en présence duquel nous sommes. Je ne crois pas, dans la conférence, à une égale sincérité, à une égale ardeur pour arriver aux cinq signatures sur le papier. Si les uns nous trouvent froids, les autres méfiants ou trop exigeants, on se réunira à quatre ; on fera un protocole de clôture pour déclarer la conférence arrivée au terme de ses travaux par suite de l’accomplissement final du traité de juillet ; et tout sera dit ici en fait d’actes diplomatiques. On n’en affirmera pas moins que la France n’a plus le droit de se dire isolée, que l’isolement a cessé avec l’expiration du traité de juillet et la dispersion de la conférence. Alors viendra la question de la paix armée. Rappelez-vous, monsieur, la situation de juin 1840 ; il y eut aussi un moment où vous sentîtes que vous alliez être débordé par une entente à quatre ; je vois poindre le même danger sous une autre forme ; alors c’était un traité à inaugurer ; il s’agit aujourd’hui de l’enterrer, mais de l’enterrer en rendant tout autre traité impossible ! Je ne me dissimulai point le péril de cette situation et la nécessité de le prévenir. Je répondis à M. de Bourqueney : Nous ne nous sommes point empressés vers la conclusion qui se prépare ; mais si elle vient à nous, je pense, comme vous, qu’il serait puéril et qu’il pourrait être nuisible de la faire attendre. Avant tout, la question turco-égyptienne est-elle bien réellement, bien complètement terminée ? L’hérédité est accordée, la flotte turque restituée, la Syrie évacuée. Tout est-il réglé aussi quant au mode d’administration du pacha en Égypte ? Ne se propose-t-on aucun règlement nouveau au delà des conditions générales énoncées dans la note du 30 janvier dernier ?... Il ne faudrait pas que cette affaire se prolongeât après qu’on nous aurait déclaré que tout est terminé, et lorsque nous aurions agi nous-mêmes en vertu de cette déclaration. Regardez-y bien. Si tout est terminé en effet quant à la question turco-égyptienne, il convient, à mon avis, que les quatre puissances le déclarent par un protocole avant de nous inviter à régler ensemble ce qu’il y a à régler quant aux relations générales de l’Europe avec la Porte. Cela vaut mieux qu’une déclaration et une invitation directe de la Porte aux puissances européennes, la France comprise. Nous restons ainsi plus évidemment en dehors du traité du 15 juillet ; on ne vient à nous qu’après avoir proclamé que son objet spécial est accompli ; ce sont les quatre puissances qui viennent à nous, et leur démarche courtoise envers la France a toute sa valeur. Voilà pour la forme. Au fond et
en thèse générale, il est désirable que l’acte ait autant de consistance et
soit aussi plein qu’il se pourra ; sa vraie valeur sera de mettre un terme à
l’état de tension universelle et de rétablir le concert européen ; mais il
faut que l’importance des stipulations spéciales que l’acte contiendra
réponde, dans une certaine mesure, à la valeur politique de l’acte même. Il doit donc avoir pour premier
mérite, et pour mérite incontestable, de faire tomber et de remplacer les
actes ou traités antérieurs et particuliers relatifs à l’empire ottoman qui
se trouvent désormais sans objet, le traité d’Unkiar-Skélessi comme celui du
15 juillet 1840. Il vaudrait mieux sans doute que
le maintien de l’indépendance et de l’intégrité de l’empire ottoman fût
l’objet d’un article spécial et d’un engagement positif. Mais je pense comme
vous qu’il ne faut demander à cet égard que ce qu’on veut absolument et ce
qu’on obtiendrait certainement. Si l’intention commune des cinq puissances
doit être exprimée dans le préambule de l’acte, la rédaction de ce préambule
est d’une grande importance. Ayez soin de connaître d’avance celles qui pourraient
être préparées. Quant aux populations chrétiennes de la Syrie, j’en ai écrit naguère à M. de Sainte-Aulaire. M. de Metternich a pris assez vivement à cette idée, mais comme intéressant surtout les deux puissances catholiques, la France et l’Autriche, et pouvant réussir par leur action commune à Constantinople plutôt que par une délibération des cinq puissances à Londres. Il m’a donc fait témoigner le désir que cette affaire fût traitée entre Vienne et Paris plutôt que dans la conférence. Il pourrait bien avoir raison. Je ne crois donc pas qu’il faille insister vivement à ce sujet. Cependant il convient d’en parler et de demander si, dans le cas où des stipulations précises paraîtraient peu praticables, les cinq puissances ne devraient pas prendre, les unes envers les autres, l’engagement d’employer leur influence auprès de la Porte pour la décider à accorder aux populations chrétiennes des garanties de justice et de bonne administration. Les voies de communication entre
l’Europe et l’Asie, soit par l’isthme de Suez et la mer Rouge, soit par la
Syrie, l’Euphrate et le golfe Persique, pourraient être l’objet d’une
stipulation formelle qui en garantirait le libre usage à toutes les nations
européennes, sans faveur spéciale, ni privilège pour aucune. Quelles
pourraient être l’étendue et les garanties de cette stipulation, cela serait
à discuter, mais, dans aucun cas, elle n’aurait rien de gênant ni d’offensant
pour aucune des nations contractantes. Je ne vous dis rien de la clôture
des détroits et des restrictions apportées à l’admission des bâtiments de
guerre ; il ne saurait y avoir de contestation à cet égard. Voilà, mon cher baron, de quoi régler votre conduite et votre langage dans les préliminaires confidentiels de cette négociation. Continuez à ne vous point montrer pressé, à n’aller au-devant de rien ; mais ne montrez non plus aucune hésitation, ni aucune envie de rien retarder. Mise ainsi à l’aise, la négociation marcha rapidement.
Comme les plénipotentiaires d’Autriche et de Prusse s’étaient montrés les
plus pressés, ce fut avec eux que s’entretint d’abord M. de Bourqueney et
qu’il discuta confidentiellement les bases, soit du protocole qui devait
clore la question égyptienne, soit du nouveau traité qui devait rétablir le
concert européen. Informé par ses alliés des dispositions de la France, lord
Palmerston dit un soir au baron de Bourqueney : Eh
bien, on m’assure que nous pouvons causer. — Je
suis tout prêt, répondit M. de Bourqueney. — A
demain donc, dit lord Palmerston ; et le lendemain en effet, 21
février 1841, le chargé d’affaires de France eut, avec le ministre
d’Angleterre, un long entretien dont il me rendit compte le soir même. C’est moi, m’écrivit-il, qui
ai pris la parole : j’ai dit que mon gouvernement, averti de tous côtés que
les quatre puissances croyaient le moment venu de lui proposer de faire en
commun quelque chose d’européen, avait dû peser, à son tour, le fond et la
forme de l’acte qu’ils pourraient conclure tous ensemble. J’ai donné votre
pensée sur la forme, et passant au fond, j’ai indiqué les cinq points sur
lesquels j’avais mission d’insister comme devant être les éléments essentiels
d’un acte qui répondît à l’importance de son but. Lord Palmerston m’a répondu d’abord par quelques phrases générales sur la disposition sincère de son cabinet, disposition commune à toutes les puissances, à se replacer dans une position normale vis-à-vis de la France. Il a accepté, accepté vivement la forme d’une démarche de la conférence pour m’annoncer la rédaction du protocole de clôture de la question turco-égyptienne. Puis il a abordé les cinq points que je venais de toucher moi-même comme bases de l’acte à intervenir. 1º La garantie de l’indépendance
et de l’intégrité de l’empire ottoman serait, a-t-il dit, une stipulation en
désaccord avec les doctrines politiques de l’Angleterre. A moins de
circonstances exceptionnelles et flagrantes, il est de principe ici de ne pas
s’engager dans ces stipulations à échéance indéfinie qui ne sauvent rien et
qui ne font que charger l’avenir de complications. Dans un but spécial,
déterminé, défini quant à l’objet et à la date, l’Angleterre a pu être amenée
à sanctionner une disposition de ce genre ; mais dans un traité général et
indéfini, elle ne saurait consentir à la garantie d’un principe abstrait. On
avait pensé à suppléer à une disposition spéciale par une phrase dans le
préambule de l’acte à intervenir ; par exemple en y exprimant l’union des
puissances dans le désir d’assurer le maintien de l’indépendance et de
l’intégrité de l’empire ottoman. Mais ici encore se présente une grave
difficulté : dans sa note du 8 octobre 1840, le ministère français de cette
époque a donné, au principe de l’indépendance et de l’intégrité de l’empire
ottoman, une interprétation que n’admettent point les autres puissances ; ce
principe est devenu (de l’aveu du
cabinet d’alors) une position prise contre
l’une des puissances signataires du traité du 15 juillet. Dans un acte de
réconciliation générale, peut-on insérer une rédaction blessante pour une
puissance en particulier ? Et quand les quatre autres le voudraient
fermement, serait-il possible d’y amener la cinquième ? Ce n’est pas tout :
la note du 8 octobre va jusqu’à soutenir que l’indépendance et l’intégrité de
l’empire ottoman exigent le respect d’une sorte d’indépendance partielle
et intérieure, celle du pacha d’Égypte. Ce sont là, à coup sûr, des
pensées discordantes qu’il ne faut pas soumettre à l’épreuve d’une nouvelle
discussion contradictoire. Cependant, sans prononcer, dans le nouveau traité
dont il s’agit, les mots mêmes qui ont servi de texte à de si amères
contradictions, on peut trouver des équivalents qui rapprochent toutes les
puissances du but qu’elles se proposent dans un acte de réconciliation
générale. 2º La clôture des deux détroits,
du Bosphore et des Dardanelles, est un principe également acceptable pour
toutes les puissances qui veulent de bonne foi le respect de l’indépendance
de l’empire ottoman. Il y a avantage européen à le sanctionner de nouveau
dans un acte solennel. 3º La libre jouissance, par toutes les puissances, des grandes voies de communication de l’Europe avec l’Asie passerait (quelle qu’en fût la rédaction) pour un avantage spécialement et exclusivement acquis à l’Angleterre. Un des plus graves reproches adressés à sa politique depuis le 15 juillet 1840, c’est d’avoir poursuivi, à travers la question égyptienne, le monopole de ces communications. Que servirait de l’étendre en principe à toutes les autres puissances ? Quelle est celle qui possède un empire dans l’Inde ? On dira, et c’est surtout en France qu’on le dira, que l’Angleterre a trompé ses alliés sous un faux semblant de désintéressement. On dira qu’elle a plaidé elle-même pour l’insertion d’un article qui ne pouvait profiter qu’à elle, qu’elle en a fait la condition de sa réconciliation avec la France. Nous n’avons pas de privilège. Nous n’en voulons pas. Libre à tout le monde de demander et d’obtenir ce qu’a créé l’esprit d’entreprise d’un simple particulier. Il n’y a pas là matière à stipulation dans un traité. 4º Des conseils à la Porte pour
assurer aux populations chrétiennes de la Syrie des conditions de justice et
de bonne administration honorent la puissance qui les propose et trouvent de
l’écho dans les autres ; mais un traité comporte peu la forme des conseils.
On pourrait, concurremment avec la rédaction de l’acte général, adresser au
plénipotentiaire ottoman une note des cinq puissances pour engager le sultan
dans la voie de la tolérance et de la protection des cultes chrétiens. 5º Le traité du 15 juillet 1840
expire avec le protocole de clôture. Le traité d’Unkiar-Skélessi tombe avec
la disposition relative à la clôture des détroits. La Russie d’ailleurs s’est
solennellement engagée à ne pas le renouveler, et il meurt cette année de sa
belle mort. » Tel est, monsieur, ajoutait M. de Bourqueney, le résumé de l’argumentation de lord Palmerston sur les cinq points soumis à notre discussion. Je ne reproduirai pas ici mes réponses. Il a terminé une conférence de deux heures et demie par ces mots : Je n’ai voulu mettre la main à la rédaction de l’acte final qu’après en avoir causé avec vous. Je vais m’en occuper, et je vous soumettrai le projet. Je n’engageai, sur les raisonnements de lord Palmerston, point de polémique ; elle eût été aussi vaine que futile ; évidemment le grand dessein que j’avais entrevu pour le règlement efficace des affaires d’Orient, turques et chrétiennes, et pour la politique générale de l’Europe, n’avait aucune chance de succès ; les puissances n’étaient toutes préoccupées que de leur intérêt personnel dans leur situation du moment. Dans ces limites, on donnait à la France les satisfactions qui lui importaient pour son propre compte. On nous faisait les premières ouvertures. On ne nous demandait rien qui impliquât, directement ou indirectement, aucune sanction, aucun concours au traité du 15 juillet ; on ne venait à nous qu’en le déclarant éteint. Enfin on ne nous parlait, en aucune façon, de désarmement. J’écrivis au baron de Bourqueney : Ces trois choses-là assurées, et elles le sont dans le plan que vous me transmettez, l’honneur est parfaitement sauf, et l’avantage de reprendre notre place dans les conseils de l’Europe est bien supérieur à l’inconvénient d’un traité un peu maigre. C’est l’avis du roi et du conseil. Que le projet que vous m’annoncez soit donc adopté et nous arrive à titre de communication confidentielle, je vous le renverrai, je crois, avec une résolution favorable. Rompre toute coalition, apparente ou réelle, en dehors de nous ; prévenir, entre l’Angleterre et la Russie, des habitudes d’intimité un peu prolongées ; rendre toutes les puissances à leur situation individuelle et à leurs intérêts naturels ; sortir nous-mêmes de la position d’isolement pour prendre la position d’indépendance, ce sont là, à ne considérer que la question diplomatique, des résultats assez considérables pour être achetés au prix de quelques ennuis de discussion dans les chambres. Cinq jours après son long entretien avec lord Palmerston, M. de Bourqueney m’écrivit : Nous avons eu de nouveaux pourparlers. Le protocole de clôture et l’acte final ont à peu près reçu leur dernière rédaction. Les deux pièces ne doivent pas se juger l’une sans l’autre ; la première me semble bonne. Demain elles doivent m’être communiquées. Je ferai partir sur-le-champ le courrier qui vous les apportera. Au lieu de m’envoyer les deux documents qu’il m’annonçait, M. de Bourqueney m’écrivit le surlendemain : Un incident grave s’est élevé hier, dans l’après-midi : Chékib-Effendi refuse de faire la déclaration qui doit servir de tête au protocole de clôture. Lord Palmerston s’est rallié aux raisons alléguées par le plénipotentiaire turc, et maintient qu’il faut attendre, pour signer ce protocole, l’avis officiel que le firman d’investiture de l’hérédité de l’Égypte, accordé par le sultan, a été accepté par le pacha. Mais il ajoute que cette formalité n’empêche pas péremptoirement de passer outre à la signature du traité général, sous la réserve que le protocole sera signé dans l’intervalle qui séparera la signature du traité de l’échange des ratifications. Les plénipotentiaires de Prusse et d’Autriche soutiennent qu’on peut se passer de la signature de Chékib-Effendi, et procéder à la signature du protocole de clôture. Le plénipotentiaire russe hésite entre les deux camps. Les choses ainsi placées, je ne puis consentir à vous transmettre le projet de traité sans la pièce qui lui sert de complément et de préface. Nous n’avons pas montré d’empressement dans la négociation, nous ne devons pas en montrer pour le dénouement. L’incident sera vidé demain. Je vous demande donc encore vingt-quatre heures de répit. L’incident ne fut pas et ne pouvait être vidé aussi vite que l’espérait M. de Bourqueney. Deux des puissances engagées dans la négociation, l’Autriche et la Prusse, désiraient ardemment que la question égyptienne fût considérée comme close, le traité du 15 juillet comme éteint, et que la conférence de Londres, en le déclarant officiellement, leur rendît à elles leur liberté. Mais la Porte ne voulait dégager ses alliés de leurs engagements envers elle que si Méhémet-Ali acceptait, avec la concession de l’hérédité, les conditions qu’elle y avait attachées, et si elle était bien assurée qu’elle n’aurait plus besoin contre lui de l’appui européen. Lord Palmerston était décidé à donner à la Porte cet appui tant qu’elle en aurait besoin, et à ne cesser son patronage que lorsque, moyennant la concession de l’hérédité, le pacha se serait soumis au sultan. Le plénipotentiaire russe n’était point pressé que la question arrivât à sa solution définitive et que l’harmonie se rétablît entre les signataires du traité du 15 juillet et la France. Au milieu de ces dispositions diverses, il était naturel que, pour proclamer que le but du traité du 15 juillet était atteint, on attendît de savoir si la solution donnée à Constantinople était acceptée à Alexandrie, et si l’harmonie était effectivement rétablie entre le sultan et le pacha. Pour satisfaire les plénipotentiaires d’Autriche et de Prusse, on essaya, pendant huit jours, à Londres, de se dispenser de cette attente : on changea la rédaction du protocole destiné à clore la question égyptienne, et que Chékib-Effendi avait refusé de signer ; on le divisa en deux pièces distinctes, dont l’une, en autorisant le retour des consuls européens à Alexandrie, impliquait que le traité du 15 juillet avait atteint son terme comme son but, et dont l’autre invitait, en conséquence, le gouvernement français à signer le traité général qui devait régler les rapports de la Turquie avec l’Europe. On décida, non sans peine, Chékib-Effendi à signer la première de ces deux pièces ; et, après avoir reçu les commentaires du prince Esterhazy, du baron de Bülow et de lord Palmerston sur leur sens et leur valeur, le baron de Bourqueney, les jugeant lui-même satisfaisantes, me les envoya en me disant : Les derniers et fatigants incidents ont été vidés ce matin d’une manière définitive. Chékib-Effendi a signé le protocole, moyennant une modification sans importance. J’ai été appelé sans retard chez lord Palmerston. Je vous transmets les documents. Je vous affirme que notre attitude ici, depuis quinze jours, est pleine de dignité ; j’ai vu le moment où elle allait jusqu’à la rupture. Je persiste, monsieur, à vous demander en grâce le coup de théâtre d’une rapide acceptation. Vous avez dit le grand mot : nous échangeons l’isolement pour l’indépendance. Après avoir bien examiné les documents qu’il m’envoyait, je ne partageai pas l’opinion de M. de Bourqueney, et je résolus de ne pas les signer sans plusieurs changements, dont deux surtout me paraissaient indispensables. Le roi et le cabinet furent de mon avis. Je renvoyai donc sur-le-champ les trois pièces à M. de Bourqueney, en lui indiquant avec précision les changements que nous désirions : Je comprends, lui dis-je, le mérite de ce que vous appelez le coup de théâtre de l’acceptation immédiate, et j’aurais voulu vous en donner le plaisir. Il n’y avait pas moyen. La force de notre position ici réside dans le ferme maintien des trois réserves que je vous ai constamment recommandées. La seconde, celle qui nous sépare absolument du traité du 15 juillet, serait gravement compromise si nous acceptions, dans le protocole qu’on nous adresse pour rentrer dans le concert européen, la phrase qui coupe ce traité en deux parties, l’une temporaire, l’autre permanente, présentant ainsi le nouveau traité général que nous aurons à signer comme une conséquence de la seconde partie du traité précédent, ce qui nous ferait adhérer à un lambeau de ce traité auquel, dans son ensemble, nous voulons rester étrangers. Je sais que nous ne signons pas nous-mêmes ce protocole, et qu’ainsi nous n’en répondons pas absolument ; mais on nous le présente ; c’est l’acte par lequel on nous invite à rentrer dans le concert européen, et nous acceptons l’invitation. On nous doit de nous l’adresser sous la forme qui nous convient, quand cette forme n’enlève rien à la position des autres, ni au principe permanent qu’il s’agit de consacrer. Si ces changements de rédaction sont admis, comme je l’espère, je vous enverrai sur-le-champ notre adhésion et vos pouvoirs. Nous n’avons témoigné point d’empressement à négocier ; nous avons attendu qu’on vînt à nous. Il nous convient d’être aussi tranquilles et aussi dignes quand il s’agit de conclure, et puisqu’on nous transmet confidentiellement ces projets d’actes, c’est apparemment pour que nous y fassions les observations qui nous paraissent convenables, et avec l’intention d’accueillir nos observations, si en effet elles sont convenables. En expédiant cette lettre, j’y ajoutai, d’après des nouvelles encore vagues venues d’Alexandrie : Vous savez probablement déjà que l’arrangement entre le sultan et le pacha d’Égypte n’est pas aussi parfaitement conclu qu’on le disait. La restriction inattendue que la Porte paraît vouloir apporter au principe de l’hérédité en se réservant le droit de choisir parmi les enfants du pacha, et sa prétention de substituer au tribut fixe une quote-part du revenu brut de l’Égypte peuvent faire naître bien des embarras. Le pacha réclame et demande à négocier, à Constantinople, sur ces conditions nouvelles qui lui paraissent dépasser la pensée de l’acte séparé annexé par les puissances au traité du 15 juillet. Je ne sais pas encore ce que deviendra cet incident. Deux jours après, ces bruits étaient pleinement confirmés. Le 20 février 1841, Saïd-Muhib Effendi, chargé par le sultan de porter au pacha le firman qui lui accordait l’hérédité, arriva à Alexandrie. Il y fut reçu avec de grands honneurs. Les officiers supérieurs du pacha, en grand costume, l’attendaient à son débarquement. Un régiment était sous les armes. Les batteries de la flotte et des forts le saluèrent. Les bâtiments étaient pavoisés, les pavillons des consulats hissés. Les corvettes française et anglaise qui se trouvaient dans le port firent un salut de vingt et un coups de canon. La satisfaction était générale dans la ville. Méhémet-Ali envoya un de ses dignitaires recevoir Saïd-Muhib Effendi au bas du grand escalier de marbre du sérail, et l’attendit debout dans son grand divan. Après une conversation indifférente, écrivit l’envoyé turc à la Porte, Son Altesse m’ayant demandé le firman dont j’étais porteur, je le lui remis très respectueusement. Son Altesse me fit lire d’abord la lettre du grand-vizir, et puis le firman relatif à l’hérédité ; après quoi elle me dit : — La publication des conditions que ce firman renferme doit, dans un pays tel que celui-ci, causer des désordres. — Je lui répondis que, loin que la publication de ce firman puisse donner lieu à des désordres, il est en lui-même une faveur éclatante dont tout le peuple et ceux qui l’entendront auront à s’enorgueillir ; et conformément à mes instructions, je fis tout l’usage que je pus de ma langue et de mon jugement pour l’amener à de meilleurs sentiments en l’y disposant par des propos encourageants et par les menaces nécessaires ; je lui représentai que la nature de cette affaire exigeait que le firman fût lu dans une assemblée solennelle et porté à la connaissance du public. Le pacha répliqua : — Que Dieu conserve notre padischah et bienfaiteur ! Je suis l’esclave du sultan. Je ne saurais lui témoigner assez de reconnaissance pour la faveur dont je viens d’être l’objet, et il est de mon devoir d’exécuter promptement tous ses ordres ; mais comme la lecture en public de ce firman, dans ce moment-ci, présente quelques inconvénients, nous en parlerons plus tard, et nous verrons ce qu’il y aura à faire. — Je lui dis alors que les conditions dont il s’agit ont été établies avec le concours des hautes cours alliées, que la volonté de Sa Hautesse à cet égard est positive, et que l’hérédité tient à ces conditions. Mais comme Son Altesse avait dit que nous verrions tout cela après, Sami-Bey, qui était aussi présent, prenant la parole : — L’Effendi, dit-il, est fatigué du voyage ; que Votre Altesse lui permette d’aller se reposer. — A ces mots, la séance fut levée, et je me rendis à la maison de Sami-Bey qui m’avait été destinée. Dans la soirée, le bruit se répandit dans Alexandrie que Méhémet-Ali n’acceptait point les conditions attachées par le firman à l’hérédité, et que le commodore Napier, qui avait dîné avec lui, disait qu’elles n’étaient pas acceptables. Je me rendis au sérail, m’écrivit notre consul général, M. Cochelet, pour savoir par moi-même ce qui en était. Méhémet-Ali venait encore de dîner avec le commodore Napier qui partit dès que j’arrivai. Le pacha me reçut avec sa bienveillance ordinaire, mais il me paraissait très soucieux. Il se renferma d’abord dans un silence absolu. Il me demanda si j’avais reçu des lettres de Constantinople. Je lui montrai celle qui m’était arrivée de M. de Pontois. — Vous ne savez rien, me dit-il ; la Porte m’accorde l’hérédité de l’Égypte sous la condition qu’elle se réserve de choisir elle-même mon successeur dans ma famille. Que deviendra mon testament ? — Je ne répondis rien, et Méhémet-Ali ajouta : — Tous les enfants de l’Égypte sont maintenant revenus ; il n’en reste plus un seul en Syrie (on avait appris le matin l’arrivée d’Ibrahim-Pacha à Damiette) ; c’est à eux de voir s’ils veulent perdre le fruit de tout ce que j’ai fait pour eux. — Sélim-Pacha, général d’artillerie, qui vient d’être chargé de la défense d’Alexandrie, était présent à l’audience ; Méhémet-Ali s’adressa à lui et lui dit : — Tu es jeune encore ; tu sais manier le sabre ; tu me verras encore te donner des leçons. — J’étais assez embarrassé de ma contenance ; je voyais que Méhémet-Ali me regardait en cherchant à deviner ma pensée ; je lui dis avec gravité et tristesse : — Il faut bien réfléchir avant de se livrer à une nouvelle lutte ; je vois que Son Altesse est occupée avec Sélim-Pacha ; je la laisse à ses affaires. — Je sortis avec le premier interprète, Artim-Bey, qui me dit qu’indépendamment de la condition relative à l’hérédité, on voulait ôter à Méhémet-Ali le droit de nommer les officiers supérieurs de l’armée d’Égypte, depuis le grade de bimbachi ou chef de bataillon. C’est là ce qui a le plus irrité Méhémet-Ali, après la faculté qu’on voulait lui enlever de désigner son successeur. Il sait qu’en Turquie surtout les masses n’agissent que d’après l’impulsion des chefs, et que la Porte, en nommant tous les bimbachis, les kaïmakans, les beys et les pachas, aura entièrement l’armée égyptienne à sa disposition, et pourra s’en servir pour le déposer quand il lui plaira, ainsi que tous les siens. Il aperçoit la ruine entière de la carrière et de la fortune de tous les hommes qu’il a vus naître autour de lui, qu’il a fait élever à ses frais, qu’il a nommés à tous les emplois supérieurs de l’armée et qu’il regarde, dit-il, comme ses enfants. Maintenant qu’ils sont tous auprès de lui, sous ses yeux, et que la crainte de perdre leurs grades ranimera leur courage, il espère obtenir d’eux ce qu’il attendait en Syrie de leur dévouement. Il veut conserver le droit de régler l’hérédité dans sa famille, afin d’éviter que l’ambition ou la jalousie n’arment ses enfants les uns contre les autres. Le firman prescrivait en outre que, quel que fût le montant annuel des douanes, dîmes, impôts et autres revenus de l’Égypte, le quart en serait prélevé et payé comme tribut à la Porte, sans déduire aucune dépense. Méhémet-Ali, toujours avec les formes les plus révérencieuses, déclara ces trois conditions inacceptables. Je tâchai de le persuader qu’il serait fort à propos qu’il prît l’engagement dont il s’agit, écrivit Saïd-Muhib Effendi à Constantinople ; mais loin de m’écouter, il répéta les mêmes objections. Je lui dis de nouveau : — Monseigneur, j’ai osé vous importuner en vous disant tant de choses pour votre bien et pour celui de votre famille ; tout cela n’a abouti à rien. Eh bien, que Votre Altesse fasse connaître précisément ses intentions et ses désirs à la Sublime-Porte ; nous verrons quelle réponse viendra. — Je suis le serviteur et l’esclave du sultan notre maître. J’écrirai la vérité toute pure, que j’accompagnerai de ma prière. LL. Exc. les ministres de la Sublime-Porte savent ce que c’est que la justice. J’écrivis sur-le-champ à M. de Bourqueney : J’avais raison de vous dire hier : — Regardez bien au fond de la situation ; assurons-nous que les difficultés sont réellement aplanies, que la question égyptienne est en effet terminée, et prenons garde de nous engager prématurément en acceptant comme accomplis des faits qui ne le seraient pas. — Je vous envoie copie des dépêches que je viens de recevoir de Constantinople et d’Alexandrie. Elles n’ont pas besoin de commentaire. Si je suis bien informé, lord Ponsonby est dans tout cela ; son action directe et personnelle, à Londres même, est la clef de l’obstination de Chékib-Effendi à refuser de signer le protocole de clôture ; on m’assure que l’un des diplomates allemands en a vu, de ses yeux, la preuve écrite, et l’a transmise à sa cour. Quoi qu’il en soit de cette anecdote plus singulière qu’invraisemblable, il est certain que tout n’est pas fini entre le sultan et le pacha, et que de nouvelles difficultés, où l’on ne peut guère méconnaître la main de lord Ponsonby, viennent de surgir. Mettez donc en panne. L’effet de ces nouvelles est grand ici, grand dans notre public, plus grand peut-être dans le monde diplomatique. Le déplaisir des Allemands est extrême de voir renaître une question qu’ils croyaient terminée, et au moment où ils espéraient mettre un terme à la tension générale que cette question a causée en Europe. On parle presque tout haut de la mauvaise foi de l’interprétation donnée par le firman turc au principe de l’hérédité en Égypte ; personne ne l’avait entendu en ce sens, et le pacha a raison de dire qu’on aurait dû l’en avertir avant de lui demander la restitution de la flotte et l’évacuation de la Syrie. S’il y a mauvaise foi quant à l’hérédité, il y a absurdité d’autre part à imposer au pacha, sur l’armée et le tribut, des conditions qui feraient naître, entre la Porte et lui, des conflits perpétuels, et menaceraient sans cesse l’Europe de complications pareilles à celles dont elle sent en ce moment le poids. Toute cette politique manque également de loyauté et de prudence. A la situation qu’elle a amenée, je ne vois que deux issues. Ou bien la conférence de Londres, unanimement embarrassée de cet incident, fera faire à Constantinople un effort sérieux pour détruire l’œuvre de lord Ponsonby, et pour déterminer le sultan à accorder au pacha de meilleures conditions. Ou bien la désunion se mettra dans la conférence, et les deux puissances allemandes se retireront de l’affaire, en déclarant qu’à leurs yeux elle est terminée et qu’elles ne veulent plus s’en mêler. Je crois plutôt à la première issue, et je crois en même temps que, si on tente à Constantinople un effort sérieux pour rendre le sultan plus sensé et plus loyal, on y réussira sans peine. Quoi qu’il en soit, notre situation, à nous, est invariable ; dans la conduite, l’attente tranquille ; dans le langage, la désapprobation mesurée mais positive. Nous ne méditons point d’intervenir en faveur du pacha. Nous ne tentons point d’amener nous-mêmes, entre le sultan et lui, une transaction. Les embarras de cette situation doivent peser sur ceux qui l’ont créée. Nous continuerons d’y rester étrangers. Notre action se borne à donner, à Constantinople et à Alexandrie, des conseils de modération, et à signaler les périls que des complications nouvelles pourraient entraîner. A Vienne, à Berlin, et même à Londres, le firman turc et les nouvelles difficultés qu’il faisait naître entre la Porte et le pacha excitèrent une surprise pleine de déplaisir. Les plénipotentiaires allemands en témoignèrent toute leur humeur. Le prince de Metternich se mit sans bruit à l’œuvre à Constantinople pour décider la Porte à modifier les dispositions contre lesquelles réclamait le pacha. Lord Palmerston ne se montra pas d’abord aussi bien disposé pour ces réclamations : en répondant au grand-vizir, Méhémet-Ali avait étendu ses objections au delà des points principaux, et manifesté, pour l’administration intérieure de l’Égypte, des prétentions d’indépendance qui, dans les premiers moments, fournirent, à la haine de lord Ponsonby et à la polémique de lord Palmerston, de nouvelles armes. Le baron de Brünnow saisissait toutes les occasions de jeter, au travers de la négociation qui tentait de rétablir l’accord entre l’Angleterre et la France, des entraves et des lenteurs. Mais le désir européen de mettre un terme à une situation générale tendue et périlleuse était plus fort que les passions personnelles et le petit travail dilatoire de quelques-uns des négociateurs : Le prince Esterhazy, m’écrivit le 6 avril M. de Bourqueney, a reçu ce matin un courrier de Vienne. J’ai lu ses dépêches. Le prince de Metternich ne semble pas mettre en doute la modification du hatti-shériff en ce qui touche l’hérédité, le tribut et la nomination aux grades dans l’armée. Il envoie à M. de Stürmer des instructions fort raisonnables sur ces trois points. Lord Palmerston, de son côté, écrivit le 10 avril à lord Ponsonby : Il importe extrêmement que les points contestés entre le sultan et Méhémet soient réglés le plus tôt possible. Dans la pensée du gouvernement de Sa Majesté, l’objection élevée par Votre Excellence, dans sa dépêche du 17 mars dernier, contre toute communication du sultan à Méhémet-Ali, attendu que cela aurait l’air d’une négociation, ne doit pas l’emporter sur l’extrême urgence d’en venir à un règlement final, règlement qui ne peut avoir lieu sans de telles communications directes. Sur quelques-uns des points en question entre les deux parties, Méhémet-Ali a raison ; sur d’autres il a évidemment et décidément tort. Le sultan devrait modifier, sans délai, les parties de ses firmans qui donnent lieu à des objections raisonnables, et bien expliquer pourquoi il ne pourrait changer les autres parties sans s’écarter des termes du traité du 15 juillet et de l’avis des quatre puissances. Votre Excellence pressera la Porte de faire cela sans perdre de temps. A Pétersbourg même, l’animosité de l’empereur Nicolas contre le roi Louis-Philippe n’étouffait pas sa prudence pacifique ; il ne voulait pas que nous crussions, de sa part, à une malveillance active, et bien que toujours hostile au fond, il prenait soin, quand la situation devenait pressante, de paraître facile et conciliant. Le baron de Bourqueney me tenait au courant de ces agitations intérieures des plénipotentiaires alliés, et je les observais sans m’en inquiéter ; leur attitude envers nous ne me laissait pas de doute sur leurs vraies et définitives dispositions. Ils s’empressèrent d’accueillir les changements que j’avais demandés dans leurs projets de protocole de clôture et de nouveau traité général, et ils m’invitèrent à signer ce dernier acte modifié, comme le premier, selon notre vœu. Je m’y refusai péremptoirement tant que les nouvelles difficultés entre le sultan et le pacha ne seraient pas levées et la question égyptienne bien réellement close. On me demanda alors qu’au moins les deux actes fussent parafés, pour constater que nous les approuvions en attendant le moment de la signature définitive. J’y autorisai le baron de Bourqueney, et lord Palmerston, en l’apprenant, lui en témoigna une vive satisfaction : J’ai la confiance, lui dit-il, que l’affaire s’est arrangée d’elle-même à Constantinople, et que la Porte aura donné les explications et accordé les modifications réclamées par le pacha ; mais le fait vraiment important, c’est la sanction donnée aujourd’hui par votre gouvernement aux actes qui constitueront la rentrée de la France dans les conseils de l’Europe. Dans une affaire aussi grave, il ne faut pas perdre un jour ; je vous réunirai tous à sept heures. La conférence se réunit en effet le soir même, et les deux actes modifiés y reçurent le parafe, l’un des cinq plénipotentiaires étrangers à la France, l’autre celui du plénipotentiaire français avec le leur. Dans la soirée, le duc de Wellington, ayant rencontré le baron de Bourqueney, lui dit avec la satisfaction d’une prédiction réalisée : j’ai toujours dit, et le premier, qu’on ne ferait rien de solide sans la France. Les plénipotentiaires allemands en étaient si convaincus que le parafe ne suffit pas à les tranquilliser sur l’avenir ; ils voulaient avoir notre signature définitive pour ne plus entendre parler de l’affaire. Craignant que la solution qu’on attendait de Constantinople ne fût douteuse ou du moins bien lente, ils tentèrent de tout terminer à Londres même en échangeant avec Chékib-Effendi, qu’ils y décidèrent à grand’peine, des notes déclarant que la question égyptienne était close,et qu’il ne s’agissait plus, entre le sultan et le pacha, que d’un débat intérieur dont les puissances ne voulaient plus se mêler. Le prince Esterhazy et le baron de Neumann conjurèrent alors M. de Bourqueney d’obtenir notre consentement à la signature définitive des actes parafés : Prenez garde à Paris, lui dirent-ils, de servir par vos délais la politique du cabinet de Saint-Pétersbourg qui ne veut pas du traité général à cinq, et celle de lord Palmerston qui ne se laisse arracher qu’avec une extrême répugnance la tutelle de l’Orient à quatre, car c’est la sienne. M. de Bourqueney était un peu ému de ces inquiétudes et de ces instances. Je persistai péremptoirement dans mon refus : Les dernières nouvelles de Constantinople, lui écrivis-je, ne changent pas encore la situation. J’attends, et j’attendrai bien certainement qu’elle soit changée. Nous ne serons point difficiles à reconnaître que la question turco-égyptienne est close ; mais encore faut-il qu’elle le soit. Les dernières instructions de M. de Metternich à M. de Stürmer et de lord Palmerston à lord Ponsonby décideront, je pense, les résolutions définitives de la Porte ; et comme on est, à Alexandrie, dans une disposition tranquille et conciliante, on y accueillera probablement des concessions tant soit peu raisonnables. Mais ce que vous me dites vous-même d’une petite recrudescence malveillante de lord Palmerston prouve que nous faisons bien de prendre nos sûretés. Ce n’est pas l’Autriche et la Prusse seules qu’il faut tirer d’embarras ; c’est nous-mêmes et tout le monde avec nous. Et pour que nous sortions réellement d’embarras ici, il faut que nous ne courions pas le risque d’y retomber en Orient. Entre Reschid-Pacha, lord Ponsonby, M. de Stürmer, le divan, le sérail, les instructions écrites, les paroles dites, les influences cachées et croisées, il y a eu, dans ces derniers temps, trop de complication et de confusion pour que nous n’ayons pas besoin d’y voir bien clair avant de déclarer que tout est fini. La clarté dont nous avions besoin se fit, presque au moment où je la réclamais : le marquis Louis de Sainte-Aulaire, chargé d’affaires à Vienne pendant l’absence de son père en congé, m’écrivit, le 30 mars, que, la veille, le ministre des affaires étrangères turc, Reschid-Pacha, avait été renvoyé par le sultan, et remplacé par Rifaat-Pacha, autrefois ambassadeur de la Porte en Autriche. Lord Ponsonby manda le même jour la même nouvelle à lord Palmerston. Depuis quelque temps déjà, M. de Pontois m’avait informé que ce changement se préparait : Sa cause immédiate, écrivit le 23 avril, à lord Palmerston, M. Bulwer, chargé d’affaires d’Angleterre à Paris pendant la maladie de lord Granville, a été une querelle insignifiante entre le grand-vizir et le ministre du commerce, Ahmed-Fethi-Pacha, qui a été aussi congédié ; mais on en attribue le succès à l’action des ennemis des nouvelles réformes turques, et aussi à la résistance qu’opposait Reschid-Pacha aux modifications désirées par les grandes puissances dans le hatti-shériff relatif à l’Égypte, modifications nécessaires à un accommodement entre le sultan et le pacha. L’influence du prince de Metternich dans ce changement n’était pas douteuse : elle prévalait de plus en plus à Constantinople sur celle de lord Ponsonby : Celui-ci a dépassé le but, disait le prince Esterhazy à M. de Bourqueney ; lord Palmerston lui-même commence à s’en apercevoir et à sentir le besoin de se dégager, comme nous, des complications locales de Constantinople. Dès qu’il eut appris la chute de Reschid-Pacha, le prince de Metternich adressa au baron de Stürmer des instructions un peu doctorales et verbeuses, selon son usage, mais très judicieuses et qui finissaient par cet ordre formel : Vous inviterez messieurs vos collègues de Grande-Bretagne, de Prusse et de Russie à une réunion, et vous leur ferez connaître : 1º Que l’empereur, notre auguste maître, décidé pour sa part à se maintenir dans les limites des arrêtés pris en commun par les plénipotentiaires des quatre cours dans le centre de Londres, vous ordonne d’insister près du divan sur l’admission des modifications que ces mêmes cours désirent voir apporter, dans l’intérêt même de la Porte, à certains articles du firman d’investiture du pacha d’Égypte ; 2º qu’en vertu de cette décision, vous êtes chargé d’inviter messieurs vos collègues à se réunir avec vous dans une démarche commune à faire dans ce sens envers la Porte ; que, dans le cas où cette union n’aurait point lieu, vous êtes chargé de faire, envers le divan, la démarche en question, soit seul, soit avec ceux de messieurs vos collègues qui se joindront à vous ; 3º qu’en vous acquittant envers le divan des conseils conformes aux arrêtés pris dans le centre de Londres, et, dans le cas du refus de Sa Hautesse d’obtempérer aux vœux de ses alliés, vous aurez à déclarer que, Sa Hautesse étant maîtresse de ses décisions, Sa Majesté Impériale, par contre, regarderait, pour sa part, comme épuisée la tâche dont elle s’était chargée par les engagements qu’elle a contractés le 15 juillet 1840, et qu’elle se considérerait dès lors comme rendue à une entière liberté de position et d’action. La Porte n’eut garde de se refuser à un avertissement si péremptoire ; le nouveau reiss-effendi, Rifaat-Pacha, envoya sur-le-champ à Chékib-Effendi l’ordre d’en référer à la conférence de Londres sur les modifications réclamées dans le firman d’investiture de Méhémet-Ali, et il lui donna en même temps des pouvoirs assez étendus pour lier son propre gouvernement selon les conseils qu’il recevrait des quatre puissances : Le baron de Bülow, m’écrivit le 27 avril M. de Bourqueney, m’a lu ce matin une lettre de Berlin qui lui annonce que le 17, à Vienne, on venait de recevoir, de Constantinople, des nouvelles du 6. Lord Ponsonby avait enfin compris qu’on voulait à Londres que la question turco-égyptienne finît à Constantinople, et il allait travailler à sa conclusion. Mieux vaut tard que jamais, écrit M. de Werther à M. de Bülow ; mais nous sommes au dénouement. Nous n’en étions pas encore aussi près que s’en flattait M. de Werther. Chékib-Effendi demanda en effet conseil à la conférence de Londres sur les modifications réclamées par le pacha dans le firman d’investiture. La conférence lui répondit que l’hérédité devait être fixée dans la famille de Méhémet-Ali selon le principe oriental du séniorat, qui veut que le pouvoir passe en ligne directe, dans la postérité mâle, de l’aîné à l’aîné, parmi les fils et les petits-fils. Quant au tribut, elle se déclara incompétente pour déterminer un chiffre, mais elle exprima le vœu que le chiffre fût fixe et réglé une fois pour toutes, de manière à ne pas grever le pacha d’Égypte de charges trop onéreuses pour son gouvernement. Quant à la nomination aux grades dans l’armée, la conférence pensa qu’il appartenait au sultan de déléguer au gouverneur d’Égypte tous les pouvoirs qu’il jugerait nécessaires, en se réservant d’étendre ou de restreindre ces pouvoirs selon l’expérience et les besoins du service. Les questions semblaient ainsi résolues ; mais Chékib-Effendi douta que ses pouvoirs fussent assez étendus pour l’autoriser à accepter définitivement ces solutions, en liant son gouvernement. La Porte aurait voulu obtenir de l’Europe, pour prix de ses concessions, une garantie officielle de l’intégrité et de l’indépendance de l’empire ottoman. Le cabinet anglais, de son côté, était vivement attaqué, dans le parlement, par les torys, et à la veille d’une crise qui menaçait son existence. Arrivée près de son terme, la négociation languissait et traînait encore, soit par la volonté, soit à cause de la situation des négociateurs. Mais pendant qu’on hésitait ainsi à Londres, on se décidait péremptoirement à Constantinople ; le marquis de Sainte-Aulaire m’écrivit de Vienne, le 6 mai : Un courrier, arrivé la nuit dernière de Constantinople, a apporté au prince de Metternich la nouvelle, qu’il attendait avec impatience, des modifications faites par la Porte, conformément aux demandes de ses alliés, dans le hatti-shériff d’investiture de Méhémet-Ali. L’hérédité du gouvernement de l’Égypte, avec transmission par ordre de primogéniture, de mâle en mâle, et la nomination des officiers jusqu’au grade de colonel inclusivement sont accordés au pacha. La quotité du tribut sera ultérieurement fixée (non plus d’après le revenu éventuel de la province) à une somme déterminée sur laquelle on s’entendra de gré à gré. Cette décision de la Sublime-Porte a été consignée dans un mémorandum remis aux envoyés des puissances à Constantinople et qui porte la date du 19 avril. M. de Metternich l’adresse ce soir même à Paris et à Londres. La joie que témoigne le prince de ces nouvelles, qu’il considère comme le gage d’une conclusion bona fide, m’a paru vive et sincère. Il s’applaudit d’avoir enfin terminé cette longue et difficile affaire. — Après avoir reçu, m’a-t-il dit, les instructions du 26 mars, M. de Stürmer n’avait pas manqué d’adresser à la Porte les instances les plus vives, et il était chaudement soutenu par ses collègues de Russie et de Prusse. Mais tous leurs efforts étaient annulés par les conseils contraires que lord Ponsonby ne cessait de donner au divan : Les instructions en vertu desquelles vous agissez, disait l’ambassadeur d’Angleterre à ses collègues, sont antérieures à nos dernières dépêches ; elles ont été rédigées sous l’influence toute égyptienne du commodore Napier. Qui sait si le recours adressé depuis par le sultan à la haute sagesse du centre de Londres ne les fera pas modifier ? C’est ainsi que lord Ponsonby paralysait l’effet de toutes les démarches tentées par ses collègues. Quand l’internonce devenait plus pressant, Rifaat-Pacha répondait qu’il n’y pouvait rien, et que son influence dans le divan ne serait pas assez grande pour obtenir des concessions nouvelles, tant que l’on pourrait conserver les espérances encouragées par l’ambassadeur d’Angleterre. Enfin sont arrivées mes instructions du 2 avril. M. de Stürmer a été trouver ses collègues, et leur a communiqué qu’il avait ordre de marcher à trois, ou à deux, ou tout seul. Les envoyés de Prusse et de Russie ont exprimé l’intention de se joindre à lui. Une copie des ordres très précis de lord Palmerston à lord Ponsonby, communiquée ici par lord Beauvale, avait en outre été envoyée à M. de Stürmer qui s’en est servi, non pour entraîner, cela n’a pas été possible, mais du moins pour réduire au silence son récalcitrant collègue, lequel n’a pas voulu en avoir le démenti et s’est tenu à l’écart jusqu’au dernier moment. Néanmoins, la démarche quasi collective des autres envoyés a suffi pour déterminer la soumission de la Porte, et grâce à Dieu tout est terminé. Maintenant, a ajouté M. de Metternich, le moment est venu, pour la France, de convertir le parafe en une signature définitive. J’écris à M. d’Appony d’en faire la demande formelle à M. Guizot, et je vous prie d’écrire vous-même dans le même sens. Il y a désormais utilité et opportunité pour tous. Mais, en outre de l’intérêt général, je me regarde, je l’avoue, à partir d’aujourd’hui, comme personnellement engagé dans cette question. J’ai pris sur moi d’arrêter les instances (inopportunes il y a quelques semaines) que l’on adressait à votre ministre pour le décider à signer ; j’ai eu le courage de blâmer la demande prématurée de nos envoyés fixant d’avance et spontanément le moment où la signature pourrait être équitablement demandée et accordée utilement. Aujourd’hui que ce moment est venu, si la signature allait être refusée, je resterais fort compromis aux yeux de tous, par la responsabilité morale que j’ai assumée. J’ose dire que l’on me doit de ne pas me jouer ce mauvais tour, et que l’on reconnaîtra que rien ne s’oppose plus à la signature définitive. Il ne faut pas demander ni attendre ce que pourra dire Méhémet-Ali des nouvelles concessions de la Porte. Ces concessions sont celles qu’il a demandées. La réponse qu’il fera au sultan sera nécessairement ou bonne, ou dilatoire. Elle ne sera, dans aucun cas, mauvaise, c’est-à-dire qu’il ne refusera pas ; ceci n’est point supposable ; mais il témoignera d’autant moins d’empressement pour accepter qu’on lui laissera l’idée qu’il peut encore tout arrêter par sa résistance. Cette idée, il est bien important de ne point la lui faire venir, de ne point la lui laisser. Dépêchons-nous de tirer une ligne de séparation entre le passé et l’avenir. Mon Dieu, il est bien impossible que des difficultés nouvelles ne surgissent pas quelque jour ; on ne bâtit pas pour l’éternité ; mais il ne faut pas que les difficultés nouvelles, si elles viennent, se compliquent du passif de l’ancienne affaire ; quand elles se présenteront, on se concertera ; chacun verra le parti qu’il lui convient de prendre ; chacun sera libre dans ses mouvements ; ce sera une affaire nouvelle, et non plus la continuation de celle que nous venons de régler. J’attache un grand prix à faire envisager ainsi la question. Au surplus, j’ai bonne confiance que M. Guizot partagera mon sentiment, et qu’il ne se refusera pas à déclarer fini ce qui est fini. M. de Metternich ne se méprenait pas sur ma disposition ; j’écrivis sur-le-champ au baron de Bourqueney : Je vous ai envoyé les nouvelles de Vienne et de Constantinople. Je suppose que la conférence se réunira immédiatement, prendra acte des modifications apportées par le sultan à son hatti-shériff du 13 février, et nous demandera de transformer notre parafe en signature définitive. Nous n’avons plus aucune raison de nous y refuser. Les modifications apportées sont les principales qu’ait réclamées Méhémet-Ali ; ce qui reste encore à débattre est évidemment d’ordre purement intérieur et doit se régler entre le sultan et le pacha seuls. Nous sommes donc décidés à signer quand on nous le demandera. Vos pouvoirs sont prêts et partiront aussitôt. En même temps que je vous dis que nous sommes prêts à signer, j’ajoute que, dans la perspective très prochaine de la retraite du cabinet anglais, nous aimerions autant, et mieux, signer avec ses successeurs. Cela serait d’un meilleur effet à Paris et à Londres. Je n’ai pas besoin de vous en dire les raisons. Sans éluder donc en aucune façon l’accomplissement de notre promesse quand on la réclamera, ne faites rien pour presser cette demande, et gagnez plutôt quelques vingt-quatre heures, si vous le pouvez avec convenance, et si le passage d’un cabinet à l’autre doit s’opérer dans cet intervalle, ce qui me paraît probable. Dès le surlendemain, 18 mai, M. de Bourqueney me répondit : Dans l’attente de vos ordres, j’avais déjà pris l’attitude que vous me recommandez, me montrant prêt à tenir, quant à la signature définitive, nos engagements, et évitant toute apparence d’une disposition quelconque à en éluder, soit le fond, soit la forme. Chékib-Effendi a demandé un rendez-vous à lord Palmerston. Je doute qu’il puisse être reçu aujourd’hui. S’il l’est, lord Palmerston n’aura pas le temps de réunir la conférence ; cette réunion ne pourra avoir lieu au plus tôt que demain ; il faudra m’écrire ou me parler. Tout cela nous mène au moins à jeudi. Je puis, sans affectation, gagner encore vingt-quatre heures. Il n’est donc pas probable que ma demande des pouvoirs vous arrive avant dimanche 23. J’avais déjà compris et je comprends encore bien mieux aujourd’hui ce que la crise ministérielle d’Angleterre ajoute de difficultés à l’appréciation exacte du moment que nous devons choisir pour transformer notre parafe en signature, et ce n’est pas sans un certain effroi que je sens peser sur moi une si grande part de responsabilité dans une décision si importante. Bien que je croie à une agonie du cabinet actuel, rien ne prouve encore que les convulsions n’en soient pas assez longues pour nous interdire le système de délais trop prolongés. Je me charge de gagner des jours sans affectation ; mais je ne promettrais pas des semaines sans exciter des soupçons avec lesquels nous aurions à compter plus tard. M. de Bourqueney n’eut point de peine à prendre pour gagner des jours et même des semaines de délai : appelé le 24 mai chez lord Palmerston, il m’écrivit en en sortant : Je n’ai que le temps de vous écrire deux lignes. Le moment n’est pas venu de procéder à la signature définitive. Ma conversation avec lord Palmerston ne me laisse aucun doute à cet égard. Le passé n’est pas suffisamment clos. Mon courrier vous portera demain l’explication. Il m’écrivit en effet le lendemain : La conférence s’est réunie avant-hier 23. Chékib-Effendi, en communiquant le mémorandum par lequel la Porte a modifié, selon les principaux désirs du pacha, son firman d’investiture de l’Égypte, a annoncé qu’il avait reçu les pouvoirs nécessaires pour procéder à la signature définitive des deux pièces parafées et restées en suspens depuis le 15 mars dernier. Il a été convenu que lord Palmerston m’inviterait à me rendre chez lui lundi 24, m’instruirait de ce qui s’était passé la veille dans la conférence, me demanderait si j’étais muni des pouvoirs nécessaires pour signer la nouvelle convention générale, et que, si je ne les avais pas encore, il me prierait de les demander au gouvernement du roi. Je me suis rendu hier lundi chez lord Palmerston, qui m’a fait sa communication et sa question ; je lui ai répondu que le gouvernement du roi n’avait pas dévié du terrain sur lequel il s’était placé le jour du parafe ; il avait subordonné sa signature au fait accompli de la clôture de la question turco-égyptienne ; si les derniers événements de Constantinople, lui ai-je dit, vous paraissent constituer péremptoirement cette clôture, je ne mets pas un moment en doute que mon gouvernement ne me munisse des pouvoirs nécessaires pour signer définitivement la convention. Vous vous rappelez, mylord, notre conversation dès le premier jour, à cette même place : nous ne ferons rien à cinq, vous dis-je, avant d’avoir la parfaite certitude que, ni diplomatiquement, ni matériellement, il n’y a plus rien de possible à quatre, comme conséquence du traité de juillet. — Je me rappelle ces mots, m’a répondu lord Palmerston ; je les ai approuvés alors, et je les approuve encore aujourd’hui. J’ai pu faire, à l’empressement de quelques cours alliées, le sacrifice de ne pas mettre plus en évidence mon opinion personnelle sur les motifs qui me paraissaient encore militer en faveur de l’ajournement de la signature définitive ; mais aujourd’hui que je suis chargé de vous demander si vous êtes prêt à signer, vous avez le droit de me poser de nouveau la question que vous me fîtes dès le premier jour ; vous avez le droit de me demander si le traité du 15 juillet est éteint dans toutes ses conséquences possibles ; et bien que je le croie en effet éteint, bien que je m’attende de jour en jour à recevoir la nouvelle que les dernières concessions du divan ont été acceptées par le pacha, je dois vous déclarer en homme d’honneur qu’un refus de Méhémet-Ali me semblerait placer encore les puissances signataires du traité de juillet dans la nécessité de faire quelque chose pour déterminer l’acceptation, par le pacha, des conditions raisonnables que leur action à Constantinople a contribué à lui assurer. Cela n’arrivera pas, je le crois, j’en ai presque la conviction ; mais il suffit d’une possibilité pour que je me doive à moi-même de n’engager ni la responsabilité de votre gouvernement vis-à-vis de ses chambres, ni la vôtre vis-à-vis de lui, par une signature prématurément fondée sur une certitude qui n’est pas encore assez complète. Vous vous êtes placé avec nous, depuis deux mois, sur un terrain de loyauté parfaite ; je vous devais en échange la sincérité avec laquelle je viens de vous parler. Tout cela était dit d’un ton amical auquel j’ai cru devoir répondre avec la même confiance : Eh bien, mylord, ai-je dit, je croyais rentrer chez moi pour demander au gouvernement du roi de me munir des pouvoirs nécessaires à la signature de la nouvelle convention ; je vais écrire au contraire que le moment n’est pas venu d’y procéder. Mes instructions ont toujours été péremptoires sur ce point : clôture, clôture définitive du passé. Le passé n’est pas clos du moment où il reste l’ombre d’une possibilité qu’il ne le soit pas pour vous. Je ne voulais cependant pas accepter sans réserve l’insinuation de lord Palmerston sur la possibilité d’une nouvelle intervention à quatre dans les différends de la Porte et du pacha ; j’ai témoigné que je ne croyais nullement qu’on pût amener les cabinets de Vienne et de Berlin à rentrer ainsi dans une question mille fois épuisée pour eux. — L’erreur des cabinets de Vienne et de Berlin, m’a répondu lord Palmerston, a consisté depuis deux mois à croire qu’on terminerait une question en la déclarant terminée. De là ces pièces diplomatiques qui se sont succédé, et dont chacune était toujours annoncée comme devant être la dernière. Je crois en effet que nous sommes arrivés au dénouement ; mais je n’en ai pas la certitude assez complète pour vous la faire partager en honneur, quand cette certitude est la condition affectée par vous-même, et acceptée par nous, à votre rentrée dans les conseils de l’Europe. Il suffit de semaines, de jours, d’heures peut-être pour dissiper les derniers nuages qui enveloppent encore la question. Un peu de patience, et elle est vidée, complètement vidée. L’affaire ainsi faite sera mieux faite et pour vous et pour nous. L’humeur des plénipotentiaires allemands fut extrême : Ils fulminent, me disait M. de Bourqueney, contre lord Palmerston, qui veut, disent-ils, laisser la question ouverte à Londres, pour qu’elle ne soit pas fermée à Constantinople et à Alexandrie. Ils ajoutent qu’il dispose par trop légèrement de leurs cabinets, que jamais ils ne se prêteront à un acte quelconque à quatre le jour où nous aurons signé à cinq, et qu’à supposer que lord Palmerston voulût les y inviter, sa démarche échouerait complètement. Leurs collègues à Paris me tenaient à moi le même langage ; ils ne comprenaient pas la conduite de lord Palmerston ; ils en cherchaient la cause et le but ; le comte d’Appony y voyait un accès de jalousie contre le prince de Metternich ; le baron d’Arnim y soupçonnait quelque secret dessein de tenir encore l’Orient en trouble et l’Europe en alarme. Je les remerciai de leurs sentiments sans compter sur leur efficacité : Les Allemands, m’écrivait M. de Bourqueney, parlent bien, mais ils agissent peu. M. de Bülow envoie à Berlin un mémorandum dans lequel il établit que les puissances signataires du traité de juillet sont dégagées de toutes les obligations qu’il leur imposait ; ce mémorandum était d’abord destiné à lord Palmerston ; mais M. de Bülow craint que le prince Esterhazy ne veuille pas le signer avant d’avoir reçu des instructions de Vienne... Je ne me suis jamais fait illusion sur la mollesse de ces courages... Je viens de lire une dépêche du prince de Metternich qui contient bien l’ordre de pousser à la signature immédiate des actes parafés le 15 mars dernier ; mais tout cela est faiblement exprimé, et je n’aime pas cette réserve que le refus de Méhémet-Ali constituerait un fait de nouvelle rébellion, et conséquemment une nouvelle question européenne. La différence est grande entre les hommes politiques qui se sont formés dans un régime de liberté, au milieu de ses exigences et de ses combats, et ceux qui ont vécu loin de toute arène publique et lumineuse, dans l’exercice d’un pouvoir exempt de contrôle et de responsabilité. Pour suffire à leur tâche, ils ont besoin, les uns et les autres, d’une réelle supériorité ; la vie politique est difficile, même dans les cours, et le pouvoir silencieux n’est pas dispensé d’être habile. Mais contraints à la prévoyance et à la lutte, les chefs d’un gouvernement libre apprennent à voir les choses comme elles sont en effet, soit qu’elles leur plaisent ou leur déplaisent, à se rendre un compte exact des conditions du succès et à accepter fermement les épreuves qu’ils ont à traverser. Les illusions ne leur sont guère possibles, et ils ne peuvent guère se flatter plus qu’ils ne sont flattés. Dispensés au contraire de prouver chaque jour à des spectateurs rigoureux qu’ils ont raison, et de vaincre à chaque pas d’ardents adversaires, les ministres du pouvoir absolu sont plus complaisants pour eux-mêmes, accueillent plus facilement tantôt l’espérance, tantôt la crainte, et supportent plus impatiemment les difficultés et les mécomptes. Le gouvernement libre forme des mœurs viriles et des esprits difficiles pour eux-mêmes comme pour les autres ; il lui faut absolument des hommes. Le pouvoir absolu admet et suscite bien plus de légèreté, de caprice, d’inconséquence, de faiblesse, et les plus éminents y conservent de grands restes des dispositions des enfants. Quoique je fusse très persuadé du bon vouloir du prince de Metternich dans la question égyptienne et de l’importance de ce qu’il avait fait pour en presser la conclusion, je ne comptais guère plus que M. de Bourqueney sur son énergique résistance à une volonté bien arrêtée du cabinet anglais, et j’invitai notre chargé d’affaires à remercier de ma part lord Palmerston de la franchise de sa dernière déclaration, tout en m’étonnant de son obstination à maintenir le traité du 15 juillet en vigueur contre le gré formel de ses principaux alliés. Je pris en même temps soin de dire au chargé d’affaires d’Angleterre : Je constate avec vous que ce n’est pas le gouvernement français qui retarde la signature de la nouvelle convention ; c’est le cabinet britannique, par l’organe de lord Palmerston. M. Bulwer rendit compte à son chef de cette parole : Lord Palmerston, m’écrivit M. de Bourqueney, en a témoigné une véritable peine ; il dit qu’on le désigne à l’Europe comme un obstacle à la réconciliation générale lorsque, lui, il s’est toujours montré prêt à transformer son parafe en signature, et qu’il n’a fait que m’exprimer des scrupules honnêtes en se plaçant à notre propre point de vue. Il ne tiendrait qu’à moi, ajoutait M. de Bourqueney, de soutenir avec avantage la lutte sur les faits ; mais où nous mènerait une pareille controverse ? Laissons les petites récriminations. Lord Palmerston doit répondre à M. Bulwer pour dégager, dit-il, sa propre responsabilité. Cet incident donna lieu en effet, de la part de lord Palmerston, à des explications longues et subtiles que je m’empressai de laisser tomber. Je portai sur un autre point ma sollicitude. J’écrivis au comte de Rohan-Chabot, en mission extraordinaire à Alexandrie : Ce n’est pas sans inquiétude que je vois le vice-roi s’écarter du ton de soumission qu’il avait pris envers la Porte, et tenir un langage qui le présente en quelque sorte comme traitant, avec elle, d’égal à égal. C’est précisément cette apparence qu’il devrait, dans son propre intérêt, mettre le plus grand soin à éviter. Elle a été la cause ou le prétexte de l’alliance formée contre lui le 15 juillet, alliance qui a paru au moment de se dissoudre le jour où il a déclaré qu’il se soumettait aux ordres du sultan. S’il y a un moyen de la faire revivre, ou, pour mieux dire d’en prolonger l’existence (car elle existe encore en ce moment, bien que plusieurs États qui en ont fait partie aient évidemment le plus grand désir de s’en dégager), c’est certainement que Méhémet-Ali affecte de nouveau des prétentions d’indépendance par rapport à son souverain. Rien ne servirait mieux les vues des gouvernements qui, moins bien disposés pour lui ou pour la France, travaillent en secret à retarder le moment où la rentrée du gouvernement du roi dans les conseils de l’Europe proclamera hautement que le traité du 15 juillet n’existe plus. La signature de l’acte destiné à replacer les relations des puissances sur le pied où elles étaient, il y a un an, se trouve encore ajournée, et le motif de cet ajournement est précisément la crainte de la résistance de Méhémet-Ali aux volontés de la Porte et des complications qui pourraient en résulter. Il faut que le vice-roi, dans son propre et pressant intérêt, ôte toute cause ou tout prétexte à ces craintes vraies ou simulées ; et le seul moyen d’y parvenir, c’est qu’il se déclare pleinement satisfait du mémorandum de la Porte. Ce mémorandum lui accorde ses demandes les plus importantes, les seules essentielles. Il obtient l’hérédité réelle, la nomination aux grades dans l’armée égyptienne, la substitution d’un tribut fixe à un tribut proportionnel. La somme de ce tribut n’est pas encore fixée, il est vrai ; Méhémet-Ali craint qu’elle ne le soit pas dans la proportion qu’il juge seule admissible ; mais il n’y a encore rien de décidé à ce sujet ; c’est un point à régler entre le sultan et le pacha, et ce dernier vous a indiqué lui-même un moyen de transaction qui n’est probablement pas le seul. La voie des représentations lui reste ouverte ; il peut compter sur le bénéfice des circonstances, sur le besoin qu’aura la Porte de se ménager son appui. Ce qu’il doit éviter, c’est de prononcer d’avance un refus absolu qui, le constituant en état de révolte, ferait, de cette question toute intérieure, une question de politique générale, rendrait force au traité de juillet au moment où il va expirer, et obligerait les puissances à s’immiscer dans des détails qu’elles se sont elles-mêmes reconnues inhabiles à régler. Il importe à Méhémet-Ali plus qu’à personne que la situation exceptionnelle, créée par ce traité, ne se prolonge pas, et que chacun des États qui l’ont signé reprenne sa position particulière et sa liberté d’action. Il doit donc se garder soigneusement de tout ce qui pourrait contrarier ce résultat, et je ne puis vous trop recommander de lui faire entendre, dans ce sens, les conseils les plus pressants. Méhémet-Ali était l’un de ces grands ambitieux tour à tour chimériques et sensés, opiniâtres et fatalistes, qui poussent leur fortune au delà de toute mesure, mais qui, à la veille de la ruine, acceptent tout d’un coup les nécessités qu’ils n’ont pas su pressentir. Le comte de Chabot m’écrivit le 12 juin : Le bateau à vapeur russe Saleck est arrivé à Alexandrie le 7 au soir, ayant à bord un envoyé de la Porte, Kiamil-Effendi, chargé de remettre à Saïd-Muhib Effendi le nouveau hatti-shériff d’investiture, une lettre du grand vizir à Méhémet-Ali, et le firman spécial qui porte le tribut à 80.000 bourses, à dater du commencement de l’année. Le 8, Saïd-Muhib Effendi et le nouvel envoyé se sont rendus auprès du vice-roi pour lui communiquer ces pièces et sont restés, pendant la journée, en conférence avec lui. Méhémet-Ali a déclaré, dans cette entrevue, que les ressources de l’Égypte ne lui permettaient pas de mettre à la disposition du sultan une somme annuelle aussi élevée que 80.000 bourses, et il a décidé Saïd-Muhib Effendi à reprendre le firman qui règle le tribut ; mais il a dit qu’il n’en considérait pas moins la question générale comme terminée, et que le hatti-shériff d’investiture serait lu solennellement, avec tout le cérémonial d’usage. Le 10 au matin, en effet, le vice-roi, entouré des principaux dignitaires de l’Égypte, a reçu les deux envoyés ottomans dans la grande salle de son palais. Saïd-Muhib Effendi lui ayant présenté le hatti-shériff, Méhémet-Ali l’a porté sur ses lèvres et sur son front, et Sami-Bey en ayant fait, à haute voix, la lecture, le pacha s’est revêtu de la décoration envoyée par le sultan. Des salves de toutes les batteries des forts et de l’escadre, un pavoisement général et d’autres démonstrations publiques ont signalé à la ville la promulgation solennelle du décret impérial. Je transmis sur-le-champ, par le télégraphe, cette nouvelle au baron de Bourqueney. Elle arriva à Londres au milieu de la crise universelle flagrante. Le 5 juin, sur une motion de sir Robert Peel, la chambre des communes avait déclaré, à une voix de majorité, que le cabinet whig n’avait plus sa confiance. Le 23 juin, le parlement avait été dissous. Les élections, presque partout accomplies, assuraient aux torys une forte majorité. M. de Bourqueney m’écrivit le 29 juin : J’ai mis, vous le savez, une extrême réserve dans mes prédictions ; je redoutais jusqu’à la responsabilité de mes propres impressions lorsque je craignais leur influence sur nos grandes affaires diplomatiques ; aujourd’hui, je crois pouvoir sans témérité vous donner le sort du cabinet actuel comme jugé dans la nouvelle chambre. Mais sa retraite précédera-t-elle la réunion du Parlement ? J’entends les torys affirmer que sir Robert Peel ne consentira pas à former le nouveau cabinet avant cette époque. J’ai besoin de savoir le plus tôt possible si cette situation intérieure doit influer sur ma conduite diplomatique. Je ne me dissimule pas la difficulté d’ajourner toute conclusion de notre part pendant les sept ou huit semaines que peut encore vivre le cabinet actuel. La Prusse et l’Autriche ne nous serviraient pas dans ce système, et il faudrait aviser au moyen de le leur faire accepter. Vous m’avez écrit, il y a six semaines, que vous ne vouliez pas signer avec des moribonds. Je vous répondis alors que la maladie pouvait être assez longue pour nous causer des embarras. Aujourd’hui nous en connaissons le terme. Décidez. Je lui mandai sur-le-champ par le télégraphe : Ne faites rien pour ajourner la signature des actes parafés, et signez la nouvelle convention générale dès qu’on vous le demandera après avoir signé le protocole de clôture de la question égyptienne. — Votre dépêche télégraphique d’hier, me répondit M. de Bourqueney, lève toute incertitude. Je ne créerai aucun délai. Je n’en laisserai même pas créer que je puisse empêcher. Aujourd’hui, j’ai eu occasion de voir lord Palmerston pour une autre affaire ; j’ai profité de ma visite pour lui faire lire la dépêche d’Alexandrie. Il sait maintenant que tout est fini ; mais, ne fût-ce que pour la justification de ses derniers délais, il attendra que la nouvelle lui arrive à lui-même, complète et régulière. Il a voulu du reste être aimable ce matin, car sans me préciser ce qu’il attendait exactement pour la signature définitive, mais raisonnant comme si nous y étions arrivés, il m’a dit : Croyez que ce sera un bien beau jour pour moi que celui où je mettrai les dernières lettres de mon nom à la suite de la première, sur notre convention générale. Huit jours après, le 10 juillet, M. de Bourqueney m’écrivit : Je monte en voiture pour Windsor où la reine vient de m’inviter fort gracieusement à passer quarante-huit heures. Le courrier autrichien est arrivé ce matin, porteur de dépêches officielles de Constantinople, du 22 juin. C’est probablement moi qui vais l’annoncer à Windsor, à lord Palmerston. Nous signerons sans aucun doute dans le cours de la semaine prochaine. Le courrier autrichien apportait en effet à lord Palmerston cette laconique dépêche de lord Ponsonby, en date du 21 juin : Avant que ceci arrive à Londres, Votre Seigneurie aura, depuis longtemps sans doute, appris d’Alexandrie que Méhémet-Ali a accepté le firman. Je crois devoir cependant vous envoyer ci-incluse la dépêche que je viens de recevoir d’Égypte et qui annonce cette satisfaisante nouvelle. Cinq jours auparavant, le 16 juin, lord Ponsonby avait écrit à lord Palmerston : Le bateau français arrivé le 14 a apporté des lettres qui disent que l’intention de Méhémet-Ali est de refuser le nouveau firman. Une de ces lettres vient d’une personne bien connue comme ayant les meilleures informations à Alexandrie. Quand ces lettres ont été écrites, Méhémet-Ali n’avait pas encore reçu le firman ; mais il en connaissait le contenu. Il pourra modifier ses vues avant de répondre. Il peut avoir des raisons d’exprimer l’intention de refuser. Il fera probablement quelque chose pour gagner du temps. Je pense, comme je l’ai toujours pensé, qu’il n’exécutera point les mesures ordonnées par le sultan, d’après l’avis des grandes puissances. Peu importait cette fois l’avis de lord Ponsonby. Lord Palmerston envoya sur-le-champ à Londres l’ordre d’accomplir toutes les formalités de chancellerie nécessaires à la signature des actes parafés le 15 mai précédent ; et le 13 juillet, M. de Bourqueney m’écrivit : Les plénipotentiaires des six cours ont été convoqués aujourd’hui au Foreign-Office. Les plénipotentiaires des cours d’Autriche, de la Grande-Bretagne, de Prusse, de Russie et de la Porte ottomane, ont d’abord apposé leur signature au protocole de clôture de la question égyptienne, qui a reçu la date du 10 juillet, jour de l’arrivée, par Constantinople, de la nouvelle que Méhémet-Ali avait accepté le nouveau firman du sultan. La convention générale sur la clôture des détroits a été signée ensuite de nous tous, dans l’ordre des puissances, sous la date du 13 juillet 1841. Le délai pour l’échange des ratifications a été fixé à deux mois[8]. La question d’Égypte était vidée. Question élevée, en 1840, fort au-dessus de son importance réelle, et dans laquelle, mal instruits des faits, nous nous étions engagés bien plus avant que ne le comportait la force du pacha et que ne l’exigeait l’intérêt français. Je résume les résultats de la solution qu’elle reçut en 1841 par la négociation que je viens de retracer et la convention qui la termina. La paix européenne fut maintenue ; et au sein de la paix, les armements de précaution, faits par la France en 1840, furent maintenus aussi ; les fortifications de Paris s’élevèrent ; le gouvernement français s’établit dans l’isolement qu’on lui avait fait en ne tenant pas assez de compte de sa présence et de son avis. L’Europe sentit le poids du vide que faisait dans ses conseils la France absente, et se montra empressée de l’y rappeler. La France n’y rentra que lorsque l’Europe vint le lui demander, après avoir fait faire par la Porte les concessions réclamées par le pacha, et en déclarant que le traité du 15 juillet 1840 était éteint complètement et sans retour. Méhémet-Ali, chassé de Syrie, menacé en Égypte même, y fut établi héréditairement et à des conditions équitables ; non à cause de sa propre force, mais par considération pour la France, et parce que les puissances signataires du traité du 15 juillet ne voulurent pas courir le risque, soit de se désunir, soit de voir naître des complications nouvelles. Par la convention du 13 juillet 1841, la Porte fut soustraite à la protection exclusive de la Russie, et placée dans la sphère des intérêts généraux et des délibérations communes de l’Europe. Par ces résultats, l’échec de la France, fruit de son erreur dans cette question, était limité et arrêté ; elle avait repris sa position en Europe et assuré en Égypte celle de son client. On avait fait et obtenu, en finissant, ce qu’on aurait dû faire et pu obtenir en commençant. C’était tout le succès que comportait la situation qui m’avait été léguée en 1840. Je ne me dissimulais point que ce succès ne suffirait pas à satisfaire le sentiment national jeté hors de la vérité et du bon sens. Je prévoyais que la convention du 13 juillet 1841 et la négociation qui l’avait amenée seraient l’objet de vives attaques. Mais, après ce que j’avais vu et appris pendant mon ambassade en Angleterre, j’étais rentré dans les affaires, bien résolu à ne jamais asservir, aux fantaisies et aux méprises du jour, la politique extérieure de la France. Quelques semaines après la clôture de la question égyptienne, et à propos d’ouvertures vagues qui nous étaient faites sur les affaires d’Orient en général, j’écrivis au comte de Sainte-Aulaire que le roi, sur ma proposition, venait de nommer son ambassadeur à Londres : N’éludons rien et ne cherchons rien. C’est notre coutume d’être confiants, avantageux, pressés. Nous nous enivrons de nos désirs comme s’ils étaient toujours notre droit et notre pouvoir ; nous aimons l’apparence presque plus que la réalité. Je suis convaincu que, pour rétablir et étendre notre influence en Europe, c’est la méthode contraire qu’il faut suivre. Partout et en toute occasion je suis décidé à sacrifier le bruit au fait, l’apparence à la réalité, le premier moment au dernier. Nous y risquerons moins et nous y gagnerons plus. Et depuis, il n’y a de dignité que là. |