Quand le ministère du 29 octobre 1840 se forma, je ne me faisais point d’illusion sur les difficultés, les périls et les tristesses de la situation où j’entrais. Comme en 1831, nous entreprenions de résister, dans une question de paix ou de guerre, à l’entraînement national. On commençait à reconnaître qu’on s’était trop engagé dans la cause du pacha d’Égypte, qu’on avait trop compté sur sa force pour se défendre lui-même, et qu’il n’y avait là, pour la France, ni un intérêt, ni un point d’appui suffisant pour affronter une guerre européenne. Mais bien que sérieux et sincère, ce tardif retour au bon sens devant la brusque apparition de la vérité était partiel et pénible ; ceux-là même qui s’y empressaient ressentaient quelque trouble de leurs vivacités de la veille ; et une portion considérable du public restait très émue des revers de Méhémet-Ali, de l’échec qu’en recevait la politique française, et irritée sans mesure, quoique non sans motif, contre le traité du 15 juillet et les procédés qui en avaient accompagné la conclusion. La lumière qui éclaire les esprits n’apaise pas les passions, et une erreur reconnue ne console pas d’une situation déplaisante. Les adversaires de la réaction pacifique la repoussaient d’autant plus vivement qu’ils n’étaient plus chargés de mettre en pratique leurs propres velléités belliqueuses et de répondre des résultats. J’avais la confiance que, dans la lutte qui se préparait, l’appui des grands, vrais et légitimes intérêts nationaux ne me manquerait point ; mais je me sentais de nouveau aux prises avec des préjugés et des sentiments populaires dont je reconnaissais la force, tout en les jugeant mal fondés et en les combattant. Il y avait de plus, dans ma situation personnelle au moment où je reprenais le fardeau du pouvoir, quelque embarras. Je succédais à un cabinet auquel j’avais été associé huit mois en restant, selon son vœu et sous sa direction, ambassadeur à Londres. Pour moi-même et dans mes plus rigoureux scrupules, cet embarras n’existait point ; j’avais nettement établi, dès le premier jour, à quelles conditions et dans quelles limites, soit à l’intérieur, soit à l’extérieur, je donnais, au cabinet présidé par M. Thiers, mon adhésion ; tant que nous étions demeurés dans ces limites, j’avais loyalement soutenu et secondé sa politique ; dès que j’avais vu le cabinet près d’être entraîné hors des voies dans lesquelles je lui avais promis mon concours, je l’avais averti que je ne pourrais le suivre sur cette pente, et après lui avoir communiqué tout ce que je pensais de l’état des affaires, extérieures et intérieures, j’avais demandé et reçu de lui un congé pour venir à Paris, à l’ouverture des Chambres, et m’y trouver en mesure de manifester ma pensée. En racontant, dans le précédent volume de ces Mémoires, mon ambassade en Angleterre, j’ai fait connaître en détail et à leurs dates ces réserves et leurs preuves[1]. J’avais donc fidèlement accompli mes engagements et j’étais, quand le nouveau cabinet s’installa, en pleine possession de ma liberté. Mais le public, dans les Chambres et hors des Chambres, n’était point alors au courant de ces relations intimes entre le précédent cabinet et moi, ni de leurs vicissitudes, et tant qu’elles n’avaient pas été mises au grand jour, on pouvait s’étonner de me voir succéder, avec une politique différente, au ministère que j’avais servi. Il y avait là des apparences qu’un exposé public des faits et des situations devait infailliblement, mais pouvait seul dissiper. Une autre circonstance, plus intime encore, m’affectait tristement. Je prévoyais que mon acceptation du pouvoir et la politique que j’y venais pratiquer me feraient perdre des amis qui m’étaient chers. Il faut avoir vécu au milieu des passions et des luttes d’un gouvernement libre pour connaître le prix et le charme des amitiés politiques. Dans cette ardente arène où les hommes mettent en jeu et aux prises, sous les yeux du monde, leur amour-propre et leur renommée aussi bien que leur fortune, la vie est sévère et dure ; le combat est sans ménagement ni repos ; les succès sont incessamment contestés et précaires, les échecs éclatants et amers. Nulle part l’union des esprits et la constance des relations personnelles ne sont plus nécessaires ; nulle part on ne sent plus le besoin d’être soutenu par des amis chauds et fidèles, et d’avoir la confiance qu’une large mesure de sympathie vraie se mêle aux âpretés et aux chances de cette guerre impitoyable. Et quand on a possédé ces biens, quand on a longtemps marché avec de généreux compagnons, c’est une grande tristesse de les voir s’éloigner et entrer dans des voies où la séparation s’aggravera de jour en jour. J’eus, en 1840, cette tristesse à subir : le groupe d’amis politiques au milieu duquel j’avais vécu jusque-là se divisa profondément : MM. Duchâtel, Dumon, Villemain, Vitet, Hébert, Jouffroy, Renouard, restèrent sous le même drapeau que moi ; MM. de Rémusat et Jaubert, qui avaient tous deux siégé dans le cabinet de M. Thiers, MM. Piscatory et Duvergier de Hauranne, qui l’avaient approuvé et soutenu jusqu’au bout, entrèrent, par des impulsions très diverses et à des profondeurs très inégales, dans les rangs de l’opposition qui m’attendait. Bossuet en dit trop lorsqu’il signale et foudroie avec un pieux dédain les volontés changeantes et les paroles trompeuses des politiques, les amusements des promesses, l’illusion des amitiés de la terre qui s’en vont avec les années et les intérêts, et la profonde obscurité du cœur de l’homme qui ne sait jamais ce qu’il voudra, qui souvent ne sait pas bien ce qu’il veut, et qui n’est pas moins caché ni moins trompeur à lui-même qu’aux autres. Ce peintre sublime des faiblesses humaines et des mécomptes de la vie a trop de rigueur ; tout n’est pas fluctuation dans les volontés des politiques, ni tromperie dans leurs paroles, ni amusement dans leurs promesses, ni illusion dans leurs amitiés. Il y a, dans les esprits et les cœurs voués à la vie publique, plus de sérieux, de sincérité et de constance que ne le disent les moralistes, et pas plus là que dans la vie privée, les amitiés ne s’en vont toutes ni tout entières avec les années et les intérêts. Dans l’ardeur des luttes politiques, nous demandons aux hommes plus que nous n’en pouvons et devons attendre ; parce que nous avons besoin et soif de sympathie forte, d’affection efficace, d’union permanente, nous nous étonnons, nous nous irritons quand elles viennent à défaillir. C’est manquer de liberté d’esprit et d’équité, car c’est oublier l’inévitable diversité des idées et des situations à mesure que les événements se développent et changent, l’incurable insuffisance des réalités pour satisfaire à nos désirs, et tout ce qu’il y a d’incomplet, d’imparfait et de mobile dans nos meilleures et plus sincères relations. Ces misères de notre nature ne sont ni plus communes, ni plus puissantes entre les politiques qu’entre les autres hommes ; et quand elles éclatent, les déchirements qu’elles entraînent n’abolissent pas les mérites qui avaient fondé entre eux les sympathies et ne doivent pas les leur faire oublier. Je ressentis vivement la tristesse des séparations que je rappelle ; mais la tristesse fut bientôt refoulée et surmontée par l’importance et l’urgence de la cause et du rôle que j’avais à soutenir. C’est l’attrait et le péril de la vie publique que les intérêts qui s’y agitent sont si grands et si pressants que tout s’abaisse et s’efface devant leur empire : la paix ou la guerre à décider, des lois à donner aux nations, leur prospérité ou leur gloire à assurer ou à compromettre, ces nobles travaux absorbent toute l’âme, et portent si haut la pensée que tout ce qui se passe au-dessous lui semble insignifiant ou lui devient indifférent auprès de l’œuvre supérieure qu’elle poursuit. Je n’hésite pas à dire que cette froideur superbe, dont les hommes politiques sont si souvent accusés, ne m’a jamais atteint, et que j’ai toujours eu le cœur ouvert aux sympathies et aux regrets, aux joies et aux douleurs communes de la vie : mais dans le feu de l’action, en présence des questions souveraines que j’avais à résoudre et sous l’impulsion des idées qui remplissaient mon esprit, toute autre considération, toute autre préoccupation devenaient secondaires, et mes tristesses personnelles ne s’emparaient jamais de moi au point de me troubler ou de m’abattre. J’ai d’ailleurs porté dans la vie publique une disposition optimiste et toujours prompte ou obstinée à espérer le succès ; ce qui, au début, couvre d’un voile les obstacles et, plus tard, rend les épreuves plus faciles à supporter. Indépendamment de ces considérations indirectes, j’avais, pour accepter pleinement la situation où j’entrais et pour m’y complaire, des raisons plus grandes et plus décisives. Dans la complication diplomatique qui agitait l’Europe, je voyais une occasion éclatante de pratiquer et de proclamer hautement une politique extérieure très nouvelle et très hardie au fond, quoique modeste en apparence ; la seule politique extérieure qui convînt en 1840 à la position particulière de la France et de son gouvernement, et aussi la seule qui soit en harmonie avec les principes dirigeants et les besoins permanents de la grande civilisation à laquelle aspire et tend aujourd’hui le monde. L’esprit de conquête, l’esprit de propagande, l’esprit de système, tels ont été jusqu’ici les mobiles et les maîtres de la politique extérieure des États. L’ambition des princes ou des peuples a cherché ses satisfactions dans l’agrandissement territorial. La foi religieuse ou politique a voulu se répandre en s’imposant. De grands chefs de gouvernement ont prétendu régler les destinées des nations d’après de profondes combinaisons qu’inventait leur pensée plutôt qu’elles ne résultaient naturellement des faits. Qu’on jette de haut un coup d’œil sur l’histoire des rapports internationaux européens : on verra l’esprit de conquête, ou l’esprit de propagande armée, ou quelque dessein systématique sur l’organisation territoriale de l’Europe, inspirer et déterminer la politique extérieure des gouvernements. Et soit que l’un ou l’autre de ces esprits ait dominé, les gouvernements ont disposé arbitrairement du sort des peuples ; la guerre a été leur indispensable moyen d’action. Que ce cours des choses ait été le résultat fatal des passions des hommes, et que, malgré ces passions et les maux qu’elles ont infligés aux peuples, la civilisation européenne n’ait pas laissé de grandir et de prospérer, et puisse grandir et prospérer encore, je le sais ; c’est l’honneur du monde chrétien que le mal n’y étouffe pas le bien. Je sais aussi que le progrès de la civilisation et de la raison publique n’abolira point les passions humaines, et que, sous leur impulsion, l’esprit de conquête, l’esprit de propagande armée et l’esprit de système auront toujours, dans la politique extérieure des États, leur place et leur part. Mais je tiens en même temps pour certain que ces divers mobiles ne sont plus en harmonie avec l’état actuel des mœurs, des idées, des intérêts, des instincts sociaux, et qu’il est possible aujourd’hui de combattre et de restreindre beaucoup leur empire. L’étendue et l’activité de l’industrie et du commerce, le besoin du bien-être général, l’habitude des relations fréquentes, faciles, promptes et régulières entre les peuples, le goût invincible de l’association libre, de l’examen, de la discussion, de la publicité, ces faits caractéristiques de la grande société moderne exercent déjà et exerceront de plus en plus, contre les fantaisies guerrières ou diplomatiques de la politique extérieure, une influence prépondérante. On sourit, non sans raison, du langage et de la confiance puérile des Amis de la paix, des Sociétés de la paix ; toutes les grandes tendances, toutes les grandes espérances de l’humanité ont leurs rêves et leurs badauds, comme leurs jours de défaillance et de démenti ; elles n’en poursuivent pas moins leur cours, et à travers les chimères des uns, les doutes et les moqueries des autres, les sociétés se transforment, et la politique, extérieure comme intérieure, est obligée de se transformer, comme les sociétés elles-mêmes. Nous avons assisté aux plus brillants exploits de l’esprit de conquête, aux plus ardents efforts de l’esprit de propagande armée ; nous ayons vu manier et remanier, défaire, refaire et défaire encore, au gré de combinaisons plus ou moins spécieuses, les territoires et les États. Qu’est-il resté de toutes ces œuvres violentes et arbitraires ? Elles sont tombées, comme des plantes sans racines, comme des édifices sans fondement. Et maintenant, quand des entreprises analogues sont tentées, à peine ont-elles fait quelques pas qu’elles s’arrêtent et hésitent, comme embarrassées et inquiètes d’elles-mêmes : tant elles sont peu en accord avec les besoins réels, les instincts profonds des sociétés modernes, et avec les tendances persévérantes, quoique combattues, de notre civilisation. Je dis les tendances persévérantes, quoique combattues. Nous sommes en effet dans une crise singulière : en même temps que les idées générales, les mœurs publiques, les intérêts sociaux, tout l’ensemble de notre civilisation invoquent, à l’intérieur, le progrès par la paix et la liberté, à l’extérieur, l’influence patiente par le respect du droit et les exemples de la bonne politique au lieu de l’intervention imprévoyante de la force, en même temps, dis-je, notre histoire depuis 1789, tant de secousses, de révolutions et de guerres nous ont laissé un ébranlement fébrile qui nous rend la paix fade et nous fait trouver, dans les coups imprévus d’une politique hasardeuse, un plaisir aveugle. Nous sommes en proie à deux courants contraires, l’un profond et régulier, qui nous porte vers le but définitif de notre état social, l’autre superficiel et agité, qui nous jette de côté et d’autre à la recherche de nouvelles aventures et de terres inconnues. Et nous flottons, nous alternons entre ces deux directions opposées, appelés vers l’une par notre bon sens et notre sens moral, entraînés vers l’autre par nos routines et nos fantaisies d’imagination. Ce fut, dès ses premiers jours, le mérite et la gloire du gouvernement de 1830 de ne point hésiter devant cette alternative, de bien comprendre le véritable et supérieur esprit de la civilisation moderne, et de le prendre pour règle de sa conduite, malgré les tentations et les menaces de l’esprit de propagande armée et de conquête. De 1830 à 1832, cette bonne et grande politique avait triomphé dans la lutte. En 1840, quand le cabinet du 29 octobre se forma, elle fut mise à une nouvelle épreuve. Tout notre régime constitutionnel, roi, Chambres et pays eurent de nouveau à décider s’ils feraient la guerre sans motifs suffisants et légitimes, par routine et entraînement, non par intérêt public et nécessité. Malgré la pesanteur du fardeau, je m’estimai heureux et honoré de devenir, dans cette circonstance, l’interprète et le défenseur de la politique qui avait mon entière et intime adhésion. J’ai goût aux entreprises à la fois sensées et difficiles, et je ne connais, dans la vie publique, point de plus profond plaisir que celui de lutter pour une grande vérité nouvelle encore et mal comprise. Rien, à mes yeux, n’importait plus à mon pays que de sortir des ornières d’une politique extérieure aventurière et imprévoyante pour entrer dans des voies plus dignes en même temps que plus sûres. Pendant mon séjour à Londres, j’avais acquis la conviction que, pour la plupart des puissances qui l’avaient signé, le traité du 15 juillet 1840 n’était point l’œuvre d’un mauvais vouloir prémédité envers la France et son gouvernement, et que, malgré le procédé dont nous avions à nous plaindre, le cabinet anglais n’avait pas cessé de mettre, à ses bons rapports avec nous, beaucoup de prix. L’Autriche et la Prusse avaient grandement à cœur le maintien de la paix. L’empereur Nicolas lui-même se souciait peu que sa malveillance fût obligée de devenir hardie. Loin donc de craindre qu’on essayât, en Europe, d’aggraver et d’exploiter, contre nous, l’isolement où nous nous trouvions, j’avais lieu d’espérer qu’on s’appliquerait à le faire cesser, et que ma présence aux affaires ne serait pas inutile à ce résultat. Le ferme et sincère appui du roi Louis-Philippe m’était assuré : enclin, dans les premiers moments, à ne pas combattre, quelquefois même à partager les impressions populaires, il ne tardait pas à en reconnaître l’étourderie et le péril, et il leur résistait alors avec un persévérant courage. Il avait cru que Méhémet-Ali se défendrait mieux et que le cabinet anglais n’agirait pas sans le concours de la France. Mais, avant même d’être revenu de cette double illusion, il pressentait que, dans cette affaire, la paix européenne, base de sa politique générale, pourrait finir par être compromise, et je ne pouvais douter qu’il ne fût résolu à ne pas se laisser dériver jusqu’à cet écueil. Il me témoigna sur-le-champ une confiance et une bienveillance si marquées que personne autour de lui ne put s’y méprendre et ne crut pouvoir se permettre ces froideurs frivoles ou ces petites hostilités voilées qui sont l’impertinent plaisir des oisifs de cour. Il me tenait au courant des moindres incidents et de toutes ses propres démarches, ne voulant rien faire qu’à ma connaissance et avec mon conseil : Je reçois à l’instant même, m’écrivait-il le 31 octobre 1840, une lettre d’hier du roi Léopold qui me fait des questions auxquelles je voudrais pouvoir répondre par la poste d’aujourd’hui. Cependant, avant de le faire, je désire en causer un instant avec vous, et je vous prie de venir un moment chez moi, si cela vous est possible. Et le surlendemain, 2 novembre : Les articles du Morning-Chronicle, du Times et du Globe, que je viens de lire, me paraissent importants, et je désire que vous me fournissiez l’occasion d’en causer avec vous le plus tôt que vous pourrez. Je ne sortirai pas de chez moi avant que vous n’y soyez venu, afin qu’on n’ait pas à m’aller chercher, et de vous prendre le moins de temps possible. Il m’avertissait des germes de dissentiment, des susceptibilités ou des embarras qui semblaient poindre dans l’intérieur du cabinet, et mettait tous ses soins à les étouffer. Dans les premiers temps, il eut, sous ce rapport, peu à faire ; mes amis particuliers, MM. Duchâtel, Humann et Villemain occupaient les principaux postes de l’administration ; le maréchal Soult était content de sa position et sans prétentions importunes ; MM. Cunin-Gridaine et Martin (du Nord) représentaient fidèlement ce centre de la Chambre des députés qui ne m’avait pas suivi, en 1839, dans la coalition contre M. Molé, mais qui, en 1840, se ralliait franchement à moi, pressé par ses inquiétudes pour l’ordre et la paix. Je pouvais compter sur l’harmonie et l’action commune du cabinet comme sur l’appui du roi. Dès le début de la session, dans la discussion des adresses de l’une et de l’autre Chambre en réponse au discours du trône, la question fut nettement posée : Pourquoi le cabinet du 29 octobre a-t-il remplacé celui du 1er mars ? dit M. Thiers : parce que le cabinet du 1er mars pensait que, dans certains cas, il faudrait faire la guerre. Pourquoi le cabinet du 29 octobre est-il venu ? Il est venu avec la paix certaine. Je lui répondis sur-le-champ : L’honorable M. Thiers vient de dire : Sous le ministère du 29 octobre, la question est résolue, la paix est certaine. L’honorable M. Thiers n’a dit que la moitié de la vérité : sous le ministère du 1er mars, la guerre était certaine. Nous avions tous deux raison ; les deux politiques en présence après le traité du 15 juillet 1840 menaient en effet l’une à la guerre, l’autre à la paix. Mais après avoir ainsi accepté, pour l’une et pour l’autre, leur vrai nom, je m’empressai d’ajouter : Maintenant, ne nous jetons pas mutuellement à la tête ces mots : — La guerre à tout prix, la paix à tout prix. — Gardons tous deux la justice. Non, vous n’étiez pas le cabinet de la guerre à tout prix, pas plus que nous ne sommes le cabinet de la paix à tout prix. Vous étiez un cabinet de gens d’esprit et de cœur qui croyaient que la dignité, l’intérêt, l’influence de la France voulaient que la guerre sortît de cette situation, et qu’elle s’y préparât aujourd’hui pour être prête au printemps. Eh bien, j’ai cru, je crois que vous vous trompiez ; je crois que, dans la situation actuelle, l’intérêt et l’honneur de la France ne lui commandent pas la guerre, que le traité du 15 juillet ne contient pas un cas de guerre. Voilà, entre vous et nous, la vraie question, la question honnête, celle que nous avons aujourd’hui à discuter. Ce fut là en effet l’objet du débat. Une autre question, toute personnelle, s’y joignait. Avais-je bien pressenti les chances de la négociation dont j’étais chargé ? En avais-je bien informé le cabinet du 1er mars ? Lui avais-je fait connaître ma dissidence dès que les événements et son attitude l’avaient suscitée ? Avais-je rempli tous les devoirs d’un ambassadeur en gardant mon indépendance comme député ? En racontant, dans le précédent volume de ces Mémoires[2], les détails de mon ambassade, j’ai déjà dit ce que j’eus à répondre à ces questions ; dans l’une et l’autre Chambre, le débat porta essentiellement sur ma correspondance diplomatique ; j’en ai déjà publié tout ce qu’elle avait d’important et de caractéristique ; je n’ai pas à y revenir aujourd’hui ; j’ai mis en plein jour ma pensée sur les causes comme sur le sens du traité du 15 juillet 1840 et sur ma conduite personnelle dans la négociation. Mes raisons, mes explications, mes citations satisfirent les deux Chambres. En même temps, elles sentirent et reconnurent que je ne pouvais ni ne devais encore parler des événements qui suivaient leur cours en Orient et des nouvelles négociations entamées à leur sujet. Les 18 novembre et 5 décembre 1840, une majorité considérable et fermement résolue donna, dans les deux Chambres, sa sanction à la politique que je soutenais ; et après le solennel débat des deux adresses, le cabinet du 29 octobre 1840 se trouva bien établi. Au même moment où la politique de la paix triomphait ainsi par la discussion publique et libre, le génie de la guerre avait aussi son triomphe. Le 30 novembre 1840, à cinq heures du matin, la frégate la Belle-Poule, commandée par le prince de Joinville, mouilla devant Cherbourg, rapportant de Sainte-Hélène les restes de l’empereur Napoléon ; et le 3 décembre, au milieu de la population empressée autour du prince de Joinville débarqué la veille, un simple prêtre[3], aumônier de la marine, lui disait avec une émotion qui était celle de tous les assistants : Votre Altesse Royale permettra-t-elle au fils d’un laboureur, devenu aumônier de la marine, d’offrir ses respectueux hommages au fils de son roi ? Vous me pardonnerez peut-être d’unir ma faible voix à la grande voix de la France, et de préluder au jugement de la postérité qui vous tiendra compte de votre expédition de Sainte-Hélène, et gravera votre nom à côté du nom du roi, votre auguste père, sur le cercueil glorieux du grand homme. Honneur à vous, prince ! Honneur au roi dont vous êtes le digne fils ! Ce cri n’est pas de moi seul ; je vous l’apporte fraîchement sorti de la bouche de deux cents braves invalides que les fatigues de la mer retiennent dans l’enceinte de l’hôpital maritime de Cherbourg. C’est le vivat dont ils ont salué hier, avec le canon national, votre entrée dans notre port. Les invalides de Cherbourg et leur aumônier exprimaient vraiment ainsi le sentiment public : au premier moment, en présence de cette généreuse sympathie du roi, de ses fils et de son gouvernement pour les grands souvenirs nationaux, toute haine des partis, toute rivalité des personnes se taisaient ; on ne voyait, on n’entendait que la justice rendue par tous à tous, aux vivants et aux morts, aux vainqueurs et aux vaincus, à Louis-Philippe et à Napoléon, à la guerre et à la paix. La Belle-Poule passa huit jours dans le port de Cherbourg, pendant qu’on faisait, sur la route du Havre à Paris et à Paris même, les préparatifs pour le voyage et la réception du cercueil. Nous avions résolu, avec la pleine adhésion du roi, de donner à cette cérémonie la plus grande solennité et aux manifestations populaires la plus grande liberté. Le 8 décembre, en présence de toutes les autorités, des troupes de terre et de mer, de la garde nationale de Cherbourg et d’une nombreuse population, le cercueil fut transbordé de la Belle-Poule sur le bateau à vapeur la Normandie, qui partit aussitôt pour le Havre, escorté de deux autres bâtiments. Un petit incident, bien inconnu aujourd’hui, quoique rapporté par les journaux du temps, attesta, dans cette circonstance, le concours universel de tous les sentiments généreux : le pavillon français, qui flottait au haut du grand mât de la Normandie, avait été brodé par des mains anglaises : c’était le travail des dames de Sainte-Hélène offert par elles au prince de Joinville, qui leur avait promis qu’il ombragerait jusqu’à Paris le cercueil du grand prisonnier rendu par l’Angleterre à la France. Entre le Havre et Rouen, au Val-de-la-Haye, la Normandie ne put plus remonter la Seine ; une flottille de dix petits bateaux à vapeur l’attendait ; on procéda à un nouveau transbordement. Le bateau destiné à recevoir le cercueil[4] avait été pompeusement orné ; le prince de Joinville, avec un tact sympathique, fit supprimer tout ornement et substituer le deuil à la pompe ; son ordre portait : Le bateau sera peint en noir ; à tête de mât flottera le pavillon impérial ; sur le pont, à l’avant, reposera le cercueil couvert du poêle funèbre rapporté de Sainte-Hélène ; l’encens fumera ; à la tête s’élèvera la croix ; le prêtre se tiendra devant l’autel ; mon état-major et moi derrière ; les matelots seront en armes ; le canon tiré à l’arrière annoncera le bateau portant les dépouilles mortelles de l’Empereur. Point d’autre décoration. Ainsi réglé, le convoi funèbre remonta lentement la Seine, trouvant partout, dans les campagnes comme dans les villes, la population accourue sur les deux rives, et partout accueilli avec une admiration reconnaissante, curieuse, respectueuse, étrangère à toute passion de parti. Le 14 décembre, comme il arrivait dans les eaux de Neuilly, on remarqua, du bord de la Dorade, un groupe de quatre ou cinq dames réunies sur le rivage et qui le saluaient vivement de leurs mouchoirs : C’est ma mère ! s’écria le prince de Joinville. C’était en effet la reine Marie-Amélie, la première à accueillir, à l’entrée de Paris, avec sa généreuse joie maternelle, son fils ramenant de Sainte-Hélène les restes mortels de Napoléon. Le mardi 15 décembre, avant midi, le roi, la reine, la famille royale, les Chambres, les ministres, une foule solennelle et silencieuse étaient réunis dans l’église des Invalides, sous le dôme et autour du catafalque, attendant le convoi funèbre qui était parti à dix heures du rivage de Courbevoie, et s’avançait lentement entre les rangs de l’armée et de la garde nationale, précédé, entouré, suivi, pressé, à perte de vue, par tout un peuple avide de l’apercevoir et de l’approcher. Le froid était rigoureux, l’atmosphère glacée, le vent perçant ; la foule n’en avait point été découragée ; et pourtant, au fond et dans l’ensemble, cet océan d’hommes était tranquille, étranger à toute fermentation politique, adonné au spectacle seul. Seulement, de distance en distance et de temps en temps, au sein de petits groupes dispersés dans la garde nationale et dans la multitude, les passions politiques s’étaient donné rendez-vous et se manifestaient par des cris : A bas Guizot ! à bas les ministres ! à bas les Anglais ! à bas les forts détachés ! Ces cris ne se propageaient point et personne ne s’inquiétait de les réprimer ; ils éclataient librement et se perdaient dans l’air, sans contagion comme sans résistance, symptôme à la fois sérieux et vain des luttes auxquelles la France et son gouvernement étaient encore réservés. A deux heures, le convoi arriva devant la grille de l’hôtel des Invalides ; le clergé alla le recevoir sous le porche ; une marche à la fois funèbre et triomphale annonçait son approche ; le canon retentissait au dehors ; la garde nationale présentait les armes ; les invalides serraient leur sabre à l’épaule ; le cercueil entra, porté par les soldats et les marins ; le prince de Joinville conduisait le convoi, l’épée à la main ; le roi s’avança à sa rencontre : Sire, lui dit le prince en baissant la pointe de son épée jusqu’à terre, je vous présente le corps de l’empereur Napoléon. — Je le reçois au nom de la France, répondit le roi, et recevant des mains du maréchal Soult l’épée de l’empereur Napoléon, il la remit au général Bertrand en lui disant : Général Bertrand, je vous charge de placer l’épée de l’empereur sur son cercueil. Puis, se tournant vers le général Gourgaud : Général Gourgaud, placez sur le cercueil le chapeau de l’empereur. Ces soins accomplis, le roi retourna à sa place et le service funèbre commença. Il dura deux heures, au milieu d’un profond et universel silence qui couvrait la diversité des émotions suscitées par ce grand spectacle dans l’âme des spectateurs. A cinq heures la cérémonie était terminée ; le roi rentrait aux Tuileries ; la foule s’écoulait tranquillement. Le soir, le calme le plus complet régnait dans Paris. Je ne veux pas ne parler du passé qu’avec l’expérience que j’ai acquise et les impressions qui me restent aujourd’hui. Je retrouve, dans une lettre que j’adressai trois jours après, le 18 décembre, à l’un de mes amis, le baron Mounier, alors absent de Paris, l’expression fidèle de l’effet qu’au moment même produisit sur moi cet incident et du jugement que j’en portais : Nous voilà, mon cher ami, lui écrivais-je, hors du second défilé. Napoléon et un million de Français se sont trouvés en contact, sous le feu d’une presse conjurée, et il n’en est pas sorti une étincelle. Nous avons plus raison que nous croyons. Malgré tant de mauvaises apparences et de faiblesses réelles, ce pays-ci veut l’ordre, la paix, le bon gouvernement. Les bouffées révolutionnaires y sont factices et courtes. Elles emporteraient toutes choses si on ne leur résistait pas ; mais, quand on leur résiste, elles s’arrêtent, comme ces grands feux de paille que les enfants attisent dans les rues et où personne n’apporte de solides aliments. Le spectacle de mardi était beau. C’était un pur spectacle. Nos adversaires s’en étaient promis deux choses, une émeute contre moi et une démonstration d’humeur guerrière. L’un et l’autre dessein ont échoué. Tout s’est borné à quelques cris évidemment arrangés et pas du tout contagieux. Le désappointement est grand, car le travail avait été très actif. Mardi soir, personne n’aurait pu se douter de ce qui s’était passé le matin. On n’en parle déjà plus. Les difficultés générales du gouvernement subsistent, toujours les mêmes et immenses. Les incidents menaçants se sont dissipés. Méhémet-Ali reste en Égypte et Napoléon est aux Invalides. Mon premier mouvement, en relisant aujourd’hui cette lettre, est de sourire tristement de ma confiance. L’âme et la vie des peuples ont des profondeurs infinies où le jour ne pénètre que par des explosions imprévues, et rien ne trompe plus, sur ce qui s’y cache et s’y prépare, qu’un succès à la surface et du moment. En décembre 1840, à l’arrivée des restes de Napoléon, les choses se passèrent bien réellement comme je viens de les décrire ; une grande mémoire et un grand spectacle ; rien de plus ne parut, et les amis du régime de la liberté et de la paix eurent droit de croire que le régime impérial était tout entier dans le cercueil de l’Empereur. Je ne regrette pas notre méprise : elle n’a pas fait les événements qui l’ont révélée ; ce n’est pas parce que le roi Louis-Philippe et ses conseillers ont relevé la statue de Napoléon et ramené de Sainte-Hélène son cercueil que le nom de Napoléon s’est trouvé puissant au milieu de la perturbation sociale de 1848. La monarchie de 1830 n’eût pas gagné un jour à se montrer jalouse et craintive, et empressée à étouffer les souvenirs de l’Empire. Et dans cette tentative subalterne, elle aurait perdu la gloire de la liberté qu’elle a respectée et de la générosité qu’elle a déployée envers ses ennemis. Gloire qui lui reste après ses revers, et qui est aussi une puissance que la mort n’atteint point. En même temps que nous accomplissions ainsi avec éclat les obsèques de Napoléon, nous portions devant les Chambres une autre question, plus politique et moins populaire, soulevée aussi par le cabinet précédent et qu’il nous avait laissée à résoudre, la question des fortifications de Paris. Près de deux siècles auparavant, au milieu des grandes guerres de Louis XIV, Vauban l’avait posée. Napoléon s’en était préoccupé, même avant qu’après avoir envahi toutes les capitales de l’Europe, il eût à défendre celle de la France : La crainte d’inquiéter les habitants et l’incroyable rapidité des événements l’empêchèrent, a-t-il dit lui-même dans ses Mémoires, de donner suite à cette grande pensée. Sous la Restauration, en 1818, le maréchal Gouvion-Saint-Cyr, après avoir recréé l’armée, chargea une grande commission, dite commission de défense, d’examiner l’état des places fortes et d’indiquer tout ce qu’il y avait à faire pour la sûreté du royaume. Au bout de trois ans et demi d’études, cette commission remit au ministère de la guerre un travail dans lequel elle insistait vivement sur la nécessité de fortifier Lyon et Paris. Après la révolution de Juillet, de 1830 à 1834, la pensée fut reprise ; le roi Louis-Philippe l’avait à cœur ; le maréchal Soult mit la main à l’œuvre ; des travaux furent commencés et des fonds demandés aux Chambres, d’abord sur une petite échelle et sans bruit. Mais lorsque, en 1833 et par la demande d’un crédit spécial de trente-cinq millions, l’entreprise se fit entrevoir dans sa grandeur, les objections économiques et les inquiétudes populaires éclatèrent ; les financiers secouaient tristement la tête ; les bourgeois de Paris flottaient entre leur zèle patriotique et les alarmes d’un siége. Dans les Chambres et dans les journaux, l’opposition s’empara de ces appréhensions diverses et les fomenta avec ardeur. Les hommes de guerre, partisans déclarés de la mesure, lui fournirent eux-mêmes des armes ; ils étaient divisés entre eux ; les uns réclamaient, pour la défense de Paris, une forte enceinte continue et bastionnée ; les autres, un certain nombre de forts détachés, établis à distance de la ville, selon la configuration des terrains, et qui suffiraient, disaient-ils, pour en couvrir les approches. L’un et l’autre systèmes avaient pour défenseurs des militaires d’un grand renom ; le général Haxo et le maréchal Clauzel voulaient l’enceinte continue ; les généraux Rogniat et Bernard et le maréchal Soult lui-même soutenaient les forts détachés. L’opposition attaqua passionnément le dernier projet, imputant au pouvoir le dessein de se servir des forts pour opprimer Paris bien plus que pour repousser l’étranger. Au milieu de cette lutte des théories et des partis, les travaux demeurèrent suspendus. En 1836, et pour mettre fin à cette paralysie agitée, le maréchal Maison, alors ministre de la guerre, institua une seconde commission de défense qu’il chargea d’examiner à fond les deux systèmes et de proposer une décision définitive. Après trois ans encore d’études et de discussions, cette commission déclara que, l’un sans l’autre, les deux systèmes étaient imparfaits et insuffisants, et que, pour devenir efficaces, ils devaient être réunis et rendus solidaires l’un de l’autre dans une certaine proportion, selon les rôles différents qui leur seraient assignés. Le travail où ce nouveau plan et ses motifs étaient exposés fut remis au roi Louis-Philippe en mai 1840 ; et deux mois à peine écoulés, le traité du 15 juillet vint en provoquer la soudaine exécution. Le jour même où la signature de ce traité à Londres était annoncée dans le Moniteur à Paris[5], M. le duc d’Orléans fit appeler à Saint-Cloud l’un de ses aides de camp, M. de Chabaud-Latour, alors chef de bataillon du génie, dont il estimait également la capacité et le caractère : Eh bien, lui dit-il, nous avons souvent causé de la fortification de Paris ; nous voilà au pied du mur ; comment comprenez-vous que nous devions résoudre cette grande question ? — Monseigneur, répondit M. de Chabaud, vous savez ce que je pense ; il faut, pour fortifier Paris, une enceinte continue et des forts détachés : une enceinte pour que l’ennemi ne puisse espérer de pénétrer par les larges trouées de deux ou trois mille mètres que les forts laisseront entre eux ; des forts pour que la population n’ait pas à souffrir les horreurs d’un siége, et pour que le rayon d’investissement de Paris soit si étendu qu’il devienne comme impossible, même aux armées les plus nombreuses. — C’est tout à fait mon avis, reprit le prince ; voici la carte et un crayon ; tracez-moi l’enceinte. Le jeune officier qui, depuis son retour de la campagne d’Alger en 1830, avait été employé aux travaux commencés pour la défense de Paris et avait fait de cette question sa principale étude, traça sur-le-champ le contour que devait suivre approximativement l’enceinte : C’est bien, dit le duc d’Orléans ; à présent, placez-moi les forts. M. de Chabaud marqua, sur les deux rives de la Seine, l’emplacement de quinze forts, selon lui indispensables. Maintenant, dit le duc d’Orléans, emportez ce plan et allons chez M. Thiers. Tous deux en effet se rendirent sur-le-champ à Auteuil où M. Thiers habitait alors. M. de Chabaud exposa alors en détail au président du conseil le plan qu’il venait de tracer sur la carte, et qu’avait adopté la commission de défense instituée en 1836 par le maréchal Maison, comme le seul système complet et efficace. Les trois interlocuteurs discutèrent le chiffre de la dépense, la durée des travaux, le nombre d’ouvriers qu’ils exigeraient, l’emploi des troupes à leur exécution : Pouvez-vous nous rédiger un projet d’ensemble, demanda M. Thiers au jeune officier, et quel temps vous faut-il ? — Six jours me suffiront, je crois. — Prenez-les ; nous avons bien des questions préliminaires à résoudre d’ici là pour cette grande affaire ; dès que vous serez prêt, nous la porterons au conseil. Aidé de tous les documents recueillis au ministère depuis Vauban jusqu’au général Dode de la Brunerie, rapporteur de la commission de 1836, M. de Chabaud-Latour, au bout de six jours, avait accompli son œuvre, tracé le plan complet des fortifications, enceinte et forts, discuté les moyens d’exécution, et évalué avec détail la dépense qui ne devait pas, selon lui, dépasser cent quarante millions. Avant de porter ce mémoire à M. le duc d’Orléans, il lui demanda la permission de le soumettre au maréchal Vaillant, alors général de brigade, commandant de l’École polytechnique, longtemps aide de camp du général Haxo, et déjà regardé, dans le corps du génie, comme l’un des officiers les plus éminents de cette arme. Après avoir sévèrement examiné le travail du jeune chef de bataillon : Je suis prêt, lui dit le général Vaillant, à signer des deux mains ce projet ; dites-le à M. le duc d’Orléans, et ajoutez que je lui demande, comme une faveur dont je serai profondément reconnaissant, d’être appelé à concourir, dans le poste qu’il voudra, à l’exécution de cette œuvre si nationale et qui a toutes mes convictions. Forts de cet assentiment, le prince et son aide de camp retournèrent chez M. Thiers qui approuva sans peine un travail conforme aux idées qu’il avait lui-même conçues et déjà exprimées à ce sujet. Restait à le faire accepter du roi qui n’était pas encore bien convaincu de la nécessité de l’enceinte continue, et inclinait à croire les forts suffisants pour la défense de Paris à laquelle il tenait d’ailleurs avec passion. La question fut débattue devant lui à plusieurs reprises, soit dans le conseil des ministres, soit dans diverses conférences spéciales. Pendant ce temps, les journaux de l’opposition, instruits de la prédilection du roi pour le système des forts, l’attaquaient tous les matins et réclamaient ardemment l’enceinte continue. Un jour enfin, à Saint-Cloud, après une longue conversation entre le roi, le duc d’Orléans, M. Thiers, le général Cubières, alors ministre de la guerre, et le jeune rédacteur du plan proposé, le roi s’écria, avec cette gaieté familière qu’il portait souvent dans ses résolutions : Allons, Chartres, nous adoptons ton projet. Je sais bien que, pour que nous venions à bout de faire les fortifications de Paris, il faut qu’on crie dans les rues : A bas Louis-Philippe ! Vive l’enceinte continue ! La résolution prise, on sait quels en furent aussitôt les résultats. Des crédits extraordinaires furent ouverts ; de nombreux ouvriers et de vastes approvisionnements réunis. Le général Dode de la Brunerie, alors le plus ancien des lieutenants généraux du génie et président du comité des fortifications, fut chargé de l’entreprise. Officier savant et éprouvé, aussi consciencieux qu’habile, et très soigneux de sa dignité personnelle en même temps que dévoué à tous ses devoirs de militaire et de citoyen, il n’accepta cette grande mission qu’après en avoir sévèrement discuté le plan, les conditions, les moyens, et choisi ses collaborateurs. Ils se mirent tous et sur le champ à l’œuvre. Quand le cabinet du 29 octobre 1840 se forma, la question des fortifications de Paris était tranchée, le plan adopté, les travaux partout commencés et poussés avec ardeur. Nous acceptâmes sans hésiter cet héritage. Je ne m’en dissimulais pas les charges. A des titres très divers, la fortification de Paris et le système adopté déplaisaient à beaucoup de mes amis politiques et aux plus ardents fauteurs de l’opposition. Les premiers y voyaient un reste de la politique du cabinet précédent, une chance de guerre par la confiance qu’en prendraient les partisans de la guerre, et tous les périls d’un siége pour Paris, si la guerre venait à éclater. Les seconds s’alarmaient de la force qu’y trouverait le pouvoir contre les mouvements populaires de Paris. Pour les uns, il y avait là une sorte de défi à l’Europe ; pour les autres, un grand obstacle à la liberté des révolutions. En temps de guerre, l’enceinte continue faisait de Paris une prison ; en temps de paix, les forts détachés étaient autant de Bastilles dont on l’entourait. Les hommes d’ordre dans les finances s’épouvantaient d’une si forte dépense, impossible, disaient-ils, à évaluer et à limiter exactement. Ces objections et ces résistances trouvaient, au sein même du cabinet, un dangereux appui : M. Humann laissait clairement entrevoir son déplaisir, et le maréchal Soult, en présentant le projet de loi, avait expressément déclaré, quant à l’enceinte continue, sa dissidence persistante : Je n’ai point abandonné, disait-il, l’opinion que j’ai été appelé à émettre, sur la même question de fortifier Paris, en 1831, 1832 et 1833 ; mais j’ai pensé que ce n’était pas le moment de la reproduire. Ainsi je l’ai écartée avec soin, afin que la question se présentât tout entière devant la Chambre. Mais je lui dois et je me dois à moi-même de déclarer que je fais expressément la réserve de cette opinion antérieure que ni le temps, ni les circonstances n’ont affaiblie. Pour surmonter ces difficultés, deux conditions étaient indispensables. Au dehors et dans nos relations avec l’Europe, il fallait que les fortifications de Paris eussent évidemment le caractère d’une mesure défensive, destinée à prévenir la guerre bien loin de la provoquer, et en harmonie avec la politique pacifique que nous soutenions. A l’intérieur et dans les Chambres, il fallait qu’un parfait concert s’établît, sur ce point, entre le cabinet tombé et le cabinet nouveau, et qu’ils défendissent ensemble la mesure contre ses divers adversaires. A ce prix seulement une majorité pouvait être formée et l’adoption du projet de loi obtenue. Il y avait là une question diplomatique et une question parlementaire également pressantes et délicates. Pour résoudre la première, je ne me contentai pas de saisir, dans le cours du débat, toutes les occasions de bien établir le sens politique du projet de loi et l’effet moral que la fortification de Paris, une fois accomplie, ne pouvait manquer de produire au profit de la paix européenne. Dès que la loi eut été votée dans la Chambre des députés, j’écrivis aux représentants de la France en Europe, spécialement au comte Bresson, ministre du roi à Berlin, que je savais zélé et habile à répandre en Allemagne nos vues et nos paroles : Voilà Paris à moitié fortifié. J’ai mis une extrême importance à restituer au projet de loi son vrai et fondamental caractère. Gage de paix et preuve de force. Il le fallait pour le dehors ; il le fallait pour la Chambre elle-même. Si je n’avais pas convaincu les trois quarts du parti conservateur que la mesure était en harmonie avec sa politique, avec notre politique, elle aurait infailliblement échoué. Appliquez-vous constamment, dans votre langage, à lui maintenir la physionomie que j’ai voulu lui imprimer : point de menace et point de crainte ; ni inquiétants, ni inquiets ; très pacifiques et très vigilants. Que pas un acte, pas un mot de votre part ne déroge à ce double caractère de notre politique. C’est, pour nous, la seule manière de retrouver à la fois de la sécurité et de l’influence. La question parlementaire nous causa plus d’embarras que la question extérieure. L’embarras n’eut point pour cause la difficulté de faire marcher d’accord, dans la discussion et le vote, l’ancien et le nouveau cabinet ; cet accord fut complet et constant. M. Thiers et ses collègues y étaient les premiers intéressés ; c’étaient leurs résolutions et leurs actes qu’il s’agissait de faire sanctionner par les Chambres ; en prenant à notre compte ces résolutions et ces actes et en présentant le projet de loi qui les sanctionnait, nous en avions accepté pour nous-mêmes la responsabilité, mais sans en décharger leurs premiers auteurs, et ils devaient désirer, au moins autant que nous, que le projet de loi et son double système de fortification fussent adoptés. Cette situation mutuelle fut, des deux parts, bien comprise et loyalement acceptée : M. Thiers et ses collègues soutinrent fermement le projet de loi que nous avions fermement présenté. Ce fut du sein même du cabinet et de l’attitude de son président que provint l’embarras. Comme on l’a vu, le maréchal Soult, en présentant le projet de loi, avait formellement réservé son opinion personnelle contre l’enceinte continue et en faveur des seuls forts détachés. Partageant sa conviction et peut-être aussi croyant plaire à son désir secret, un de ses intimes confidents, le général Schneider, son ministre de la guerre dans le cabinet du 12 mai 1839, fit de cette idée l’objet d’un amendement formel et proposa, dans le projet de loi, la suppression de l’enceinte continue. Les adversaires de ce système ressaisirent vivement cette chance de le faire écarter. Un long débat se ralluma. Le maréchal Soult s’y engagea pour expliquer sa situation en maintenant, sur ce point, son opinion contre le projet qu’il avait lui-même présenté. Ses explications aggravèrent, au lieu de la dissiper, la confusion du débat ; on put croire, et les adversaires de l’enceinte continue s’efforcèrent de donner à croire que le président du conseil laissait attaquer et verrait volontiers mutiler le projet de loi. La méfiance gagnait les partisans de l’enceinte continue ; la loyauté du cabinet paraissait suspecte, et le sort du projet de loi devenait très douteux. Je pris sur-le-champ la parole : Je tiens, m’écriai-je, à la clarté des situations encore plus qu’à celle des idées, et à la conséquence dans la conduite encore plus que dans le raisonnement. Que la Chambre me permette, sans que personne s’en offense, de dire, au sujet de ce qui se passe en ce moment, tout ce que je pense. La situation est trop grave pour que je n’essaye pas de la mettre, dans sa nudité, sous les yeux de la Chambre. C’est le seul moyen d’en sortir. M. le président du conseil avait, il y a quelques années, exprimé, sur les moyens de fortifier Paris, une opinion qui a droit au respect de la Chambre et de la France, car personne ne peut, sur une pareille question, présenter ses idées avec autant d’autorité que lui. Qu’a-t-il fait naguère ? Il s’est rendu, dans le cabinet, à l’opinion de ses collègues ; il a présenté, au nom du gouvernement du roi, le projet de loi que, dans l’état actuel des affaires, ses collègues ont jugé le meilleur, et en même temps il a réservé l’expression libre de son ancienne opinion, le respect de ses antécédents personnels. Un débat s’élève ici à ce sujet. M. le président du conseil me permettra, j’en suis sûr, de le dire sans détour : il n’est pas étonnant qu’il n’apporte pas à cette tribune la même dextérité de tactique qu’il a si souvent déployée ailleurs ; il n’est pas étonnant qu’il ne soit pas aussi exercé ici qu’ailleurs à livrer et à gagner des batailles. Il est arrivé à des hommes qui avaient de la tribune plus d’habitude que M. le président du conseil, de se trouver dans la situation où il vient de se trouver ; M. Pitt, M. Canning ont plusieurs fois parlé contre des mesures proposées par le cabinet dont ils faisaient partie ; ils n’ont pas seulement réservé leur opinion, ils ont formellement combattu les propositions de leur cabinet. M. Pitt, M. Canning étaient des hommes de chambre, exercés à se tirer des difficultés d’une telle situation. M. le président du conseil a cherché et trouvé sa gloire ailleurs ; il n’y a rien aujourd’hui que de parfaitement simple dans sa conduite ; en maintenant son ancienne opinion, il n’a fait qu’user d’un droit consacré par les institutions et les mœurs des pays libres. Mais le projet de loi qu’il a présenté au nom du gouvernement reste entier ; c’est toujours le projet du gouvernement ; le cabinet le maintient ; M. le président du conseil le maintient lui-même comme la pensée, l’acte, l’intention permanente du cabinet. Il vient de le redire tout à l’heure. Je le maintiens à mon tour ; je persiste à dire que, dans la conviction du gouvernement du roi, le projet de loi tout entier est la meilleure manière, techniquement la manière la plus efficace, et politiquement la seule manière efficace de résoudre la grande question sur laquelle nous délibérons. De retour à mon banc, je dis à M. Duchâtel assis à côté de moi : Je crois la loi sauvée. — Oui, me dit-il à l’oreille, vous avez sauvé la loi, mais vous pourriez bien avoir tué le cabinet. — Soyez tranquille, repris-je ; le maréchal est un peu susceptible, mais il tient encore plus à la durée du cabinet qu’au rejet de l’enceinte continue. L’amendement du général Schneider fut rejeté, et il n’y eut plus de doute sur l’adoption du projet de loi. J’allai le soir même chez le maréchal ; je le trouvai seul avec la maréchale, faisant des patiences : Mon cher président, lui dis-je, je suis sûr que vous m’avez compris et approuvé ce matin ; si l’amendement du général Schneider avait passé, notre loi était perdue et le cabinet aussi. Il me répondit avec une gravité narquoise : Vous avez très bien manœuvré ; vous avez tiré le gouvernement d’un grand embarras ; en sortant de la Chambre, je suis allé chez le roi et je lui en ai fait mon compliment. Je vous le fais à vous. Je trouvai en effet, en rentrant chez moi, un billet du roi qui m’écrivait : Mon cher ministre, je suis impatient de vous féliciter sur le brillant succès que vous avez obtenu aujourd’hui, et de vous remercier en outre du grand service que vous avez rendu à la France et à moi. Et je suis heureux d’ajouter que le maréchal, qui est venu m’en donner les détails, partage ma satisfaction. Soit par nature, soit par l’habitude du commandement, le maréchal Soult avait, en fait de gouvernement et sur sa propre situation, de grands instincts qui suppléaient à ce qui lui manquait quelquefois en élévation d’esprit et en sévère dignité. Au dehors, l’adoption des fortifications de Paris produisit tout l’effet et précisément l’effet que nous y avions cherché. Le comte Bresson m’écrivit de Berlin, le 5 février 1841 : Vous auriez plaisir à entendre comme on s’exprime sur vous de toutes parts et les vœux que l’on forme pour le succès de l’administration à laquelle vous appartenez. Ces vœux ne seront pas stériles ; votre triomphe dans la discussion de la loi des fortifications de Paris en est un gage ; vous l’avez bien faite vôtre, et (ou je me trompe radicalement) vous avez rendu un service incalculable à notre pays. J’ai moins de droit que qui que ce soit de me constituer juge des systèmes ; mais je vois clairement que le parti que nous avons pris renverse bien des calculs et déjoue au dehors bien des espérances. Les plus mal intentionnés vont jusqu’à dire : Pourquoi les laisser mettre à profit les cinq années nécessaires à l’accomplissement de leur œuvre ? Il faut les prévenir. Mais ces conseils ardents ne trouvent point accès chez les hommes qui dirigent ici le cabinet. Vos paroles ont d’ailleurs calmé une partie de leurs inquiétudes ; on désire seulement que vous restiez longtemps en position de les mettre personnellement en pratique. Et le 14 février suivant, au moment où le projet de loi, présenté le 1er février à la Chambre des pairs, semblait devoir y rencontrer une assez grave résistance : Je ne puis imaginer, m’écrivait encore M. Bresson, que la Chambre des pairs refuse à la France un gage de paix et de force qu’on vous doit en si grande partie. Je répéterai jusqu’à extinction que rien ne pouvait, autant que les fortifications de Paris, imposer à l’étranger, le contenir, et donner de la liberté et de l’aisance à l’exercice de notre juste influence. En 1844, dans la visite où j’accompagnai le roi Louis-Philippe au château de Windsor, le duc de Wellington me dit un jour : Vos fortifications de Paris ont fermé cette ère des guerres d’invasion et de marche rapide sur les capitales que Napoléon avait ouverte. Elles ont presque fait pour vous ce que fait pour nous l’Océan. Si les souverains de l’Europe m’en croyaient, ils en feraient tous autant. Je ne sais si les guerres en seraient moins longues et moins meurtrières ; elles seraient, à coup sûr, moins révolutionnaires. Vous avez rendu, par cet exemple, un grand service à la sécurité des États et à l’ordre européen. |