Le jour même où je quittais Londres pour me rendre au château d’Eu, le 6 août, le prince Louis-Napoléon, vers quatre heures du matin, débarquait près de Boulogne et, avec son nom seul pour armée, tentait une seconde fois la conquête de la France. Quel ne serait pas aujourd’hui l’étonnement d’un homme sensé qui, après avoir dormi, depuis ce jour-là, du sommeil d’Épiménide, verrait, en se réveillant, ce prince sur le trône de France et investi du pouvoir suprême ? Je ne relis pas sans quelque embarras ce que disait tout le monde en 1840 et ce que j’écrivais moi-même de ce que nous appelions tous une folle et ridicule aventure et de son héros. Quand je le pourrais en pleine liberté, je ne voudrais pas, pour ma propre convenance, reproduire aujourd’hui le langage qu’on tenait partout alors. La Providence semble quelquefois se complaire à confondre les jugements et les conjectures des hommes. Il n’y a pourtant, dans l’étrange contraste entre l’incident de 1840 et l’Empire d’aujourd’hui, rien que de naturel et de clair. Aucun événement n’a ébranlé la foi du prince Louis-Napoléon en lui-même et dans sa destinée ; en dépit des succès d’autrui et de ses propres revers, il est resté étranger au doute et au découragement. Il a deux fois, bien à tort et vainement, cherché l’accomplissement de sa fortune. Il a toujours persisté à y compter, et il a attendu l’occasion propice. Elle est enfin venue, et elle l’a trouvé toujours confiant et prêt à tout tenter. Grand exemple de la puissance que conserve, dans les ténèbres de l’avenir, la foi persévérante, et grande leçon à quiconque doute et plie aisément devant les coups du sort. On a dit souvent que le gouvernement du roi Louis-Philippe avait eu en 1840, soit à Paris, soit à Londres, le tort de ne faire aucune attention aux menées bonapartistes, et de n’être informé de rien. C’est une erreur ; ni M. de Rémusat comme ministre de l’intérieur, ni moi comme ambassadeur en Angleterre, nous n’étions tombés dans une telle négligence. Dès le 2 avril, j’écrivis à M. de Rémusat : Sachez bien que je n’ai ici pas le moindre moyen de police, et que je ne puis rien savoir ni rien apprendre, soit sur les Bonaparte, soit sur les réfugiés d’avril. Si vous avez quelque agent direct qui corresponde avec vous, faites-le-moi connaître. Si vous n’en avez pas, pensez à ce qu’il peut convenir de faire. M. de Rémusat me répondit le 15 mai : Je ne doute guère que le prince Louis Bonaparte ne se monte la tête et ne tente quelque aventure. Je suis assez bien instruit de ce qui le concerne. Cependant je vous le recommande et je vous prie de me prévenir, au besoin, de ce que vous soupçonneriez. Et le 8 juin : Le bonapartisme s’agite beaucoup. Je vous recommande toujours Son Altesse Impériale. Je lui écrivis le 30 juin : Vous me demandez de faire attention au parti bonapartiste. Ce n’est pas facile. Le parti se pavane, fait grand bruit de lui-même. Le prince Louis est sans cesse au Parc, à l’Opéra. Quand il entre dans sa loge, ses aides de camp se tiennent debout derrière lui. Ils parlent haut et beaucoup ; ils racontent leurs projets, leurs correspondances. L’étalage des espérances est fastueux. Mais quand on veut y regarder d’un peu près et saisir ce qu’il y a de réel et d’actif sous ce bruit de paroles, on ne trouve à peu près rien. Au sortir du Parc ou de l’Opéra, le prince et le parti rentrent dans une vie assez obscure et oisive. Cependant je sais qu’il est question d’équiper un bâtiment, d’attaquer en mer, à son retour de Sainte-Hélène, la frégate chargée des restes de Napoléon, et d’enlever ces restes comme une propriété de famille ; ou bien de suivre la frégate française et d’entrer avec elle au Havre à tout risque. En me remerciant de ces informations, M. de Rémusat ajoutait le 12 juillet : Les illusions d’émigrés sont folles, et je ne peux tout à fait rejeter, sous prétexte d’extravagance, les projets que l’on prête à Son Altesse Impériale. Les divers renseignements qui me parviennent me représentent sa cour de Londres et sa cour de Paris comme persuadées que le moment d’agir approche, et qu’il ne faut pas attendre l’époque de la translation des restes de l’Empereur. Leur désir serait d’opérer sur deux points à la fois. Metz paraît être celui sur lequel ils agissent le plus. Lille est aussi fort travaillé. Mais leur action se renferme dans un cercle bien étroit, et la masse de la population et de l’armée y reste inaccessible. Cependant je crois à une tentative. Le gouvernement du Roi ne saurait donc, à cette occasion, être taxé d’imprévoyance, et il était pleinement dans son droit lorsqu’il disait dans le Moniteur du 8 août 1840 : Le gouvernement savait depuis assez longtemps que Louis Bonaparte et ses agents avaient le projet de devancer l’époque de la translation des restes de l’Empereur Napoléon pour occuper d’eux le public par quelque tentative inattendue. Des émissaires avaient sans cesse voyagé de Paris à Londres, de Londres à nos places de guerre, pour étudier l’esprit de nos garnisons et se livrer à ces manœuvres, aussi vaines que coupables, qui sont un passe-temps pour certains esprits. Depuis quelques jours, il n’était plus permis de douter que le moment de l’action ne fût arrivé. Des ordres et des avertissements avaient été donnés en conséquence dans toutes les villes que désignaient les chimériques espérances des habitués de Carlton-Gardens, et sur tous les points du littoral ou de la frontière. C’est sur la ville de Boulogne que Louis Bonaparte, entouré de presque tous ses partisans, a tenté ce coup de main qui vient d’échouer d’une manière si prompte et si définitive. Au premier moment et dans l’embarras de trouver une explication à cette étrange tentative, le soupçon courut à Paris que le gouvernement anglais, piqué d’humeur contre le gouvernement français, pouvait bien n’y avoir pas été étranger. Ce soupçon n’avait pas le moindre fondement. Le baron de Bourqueney, chargé d’affaires à Londres en mon absence, écrivit le 7 août à M. Thiers : Le grand incident de la journée d’hier est la nouvelle du débarquement de Louis-Napoléon à Boulogne. Les rapports sont parvenus par un exprès au Morning-Post qui a publié une troisième édition. L’impression a été d’abord celle d’une incrédulité absolue dans la folie d’une semblable entreprise, et je n’ai rencontré que des gens convaincus que la nouvelle était une pure spéculation de Bourse. Cette nuit, les détails sont arrivés ; j’ai reçu moi-même, par courrier, les dépêches télégraphiques officielles du sous-préfet de Boulogne au ministre de l’intérieur, et tous les journaux contiennent le récit plus ou moins exact des faits qui ont suivi le débarquement de Louis-Napoléon. Il faut avoir habité longtemps l’Angleterre pour se persuader qu’une entreprise de cette nature puisse se préparer et s’accomplir dans le port de Londres sans qu’il en parvienne au gouvernement anglais la moindre connaissance officielle. C’est cependant la vérité et ma conviction est que lord Normanby[1], je ne dirai pas sur un avertissement formel, mais sur un simple soupçon, n’eût pas perdu un moment pour informer le gouvernement français, par l’organe de son ambassade à Londres. Le journal ministériel de ce soir, le Globe, contient un démenti officiel de la visite que lord Palmerston aurait faite à Louis-Napoléon, ou qu’il aurait reçue de lui. Des journaux français, ce fait, raconté sur je ne sais quelle autorité, avait repassé dans la presse anglaise. J’ai cru devoir provoquer cette rectification, par un billet confidentiel, que j’ai adressé ce matin à lord Palmerston. Et le lendemain, 8 août, M. de Bourqueney ajoutait : Lord Palmerston, qui avait répondu hier à mon billet du matin en publiant, dans le Globe, le démenti officiel de sa prétendue visite à Louis-Napoléon, m’a fait prier de me rendre chez lui dans la soirée ; et là, en termes plus explicites que ne le comportait la courte dénégation du journal ministériel, il m’a donné sa parole d’honneur que, depuis plus de deux ans, ni lui, ni lord Melbourne, n’avaient aperçu la figure de Louis-Napoléon : Je vous parle ainsi, m’a-t-il dit, non assurément pour repousser jusqu’à l’apparence d’une initiation aux projets de cet insensé ; je n’accepterais pas la défense sur ce terrain. — L’attaque, ai-je repris, est pour le moins aussi loin de ma pensée. — Mais, a continué lord Palmerston, les faits doivent être bien établis ; vous connaissez le laisser-aller, les habitudes officielles anglaises, et vous savez que nous aurions pu, mes collègues ou moi, accorder un rendez-vous à Louis-Napoléon, nous rencontrer par chance en maison tierce, avoir enfin avec lui je ne sais quel rapport de hasard ou de société. Eh bien, il n’en est rien ; je vous répète, sur l’honneur, que nous n’avons pas aperçu la figure de Louis-Napoléon ou d’un seul des aventuriers qui l’accompagnaient. Il m’est démontré que la nouvelle d’une visite faite ou reçue a été imaginée d’ici et transmise aux journaux français, soit pour accréditer le mensonge d’un appui indirect, soit pour aigrir et compromettre les relations de nos deux gouvernements. En arrivant le 7 août au château d’Eu, je trouvai le Roi, M. Thiers et tout leur entourage à la fois très animés et très tranquilles sur ce qui venait de se passer ; ils y voyaient en même temps l’explosion et la fin des menées bonapartistes ; on s’en étonnait et on s’en moquait : Quel bizarre spectacle, disait-on ; Louis-Napoléon se jetant à la nage pour regagner un misérable canot au milieu des coups de fusil de la garde nationale de Boulogne, pendant que le fils du roi et deux frégates françaises voguent à travers l’Océan pour aller chercher à Sainte-Hélène ce qui reste de l’Empereur Napoléon ! Notre rendez-vous pour parler des affaires d’Orient fut un peu dérangé par cet incident ; le Roi et M. Thiers partirent d’Eu le 8 août au soir pour aller tenir un conseil à Paris, et convoquer la Cour des pairs appelée à juger le prince Louis et ses compagnons. J’en profitai pour me donner le plaisir d’aller voir à Trouville mes enfants et ma mère qui me reçurent, mes enfants avec les charmants transports de leur jeune tendresse, et ma mère avec ce mélange de vivacité méridionale et de gravité pieusement passionnée qui faisait l’attrait comme la puissance de sa nature. En me promenant avec eux sur la plage et les coteaux de Trouville, je me reposai un moment de l’Égypte, de Londres et de Paris. De retour au château d’Eu le 11 août, j’y retrouvai le Roi et M. Thiers, et nous passâmes deux jours en conversation intime et continue sur les affaires d’Orient, les nouvelles de Syrie et d’Égypte, les complications européennes, les intentions, les idées, les forces des acteurs, et sur la conduite qu’avait à tenir la France dans les diverses chances de l’avenir. Il y avait grand accord dans le langage, et je dirai aussi, à ce moment, dans la pensée du Roi Louis-Philippe et de son ministre ; on pouvait bien, en y regardant de près, pressentir entre eux une différence ; le Roi, le plus animé en paroles, se promettait qu’en définitive la paix européenne ne serait pas troublée, et M. Thiers, en désirant aussi le maintien de la paix, se préoccupait vivement de la chance de guerre et des moyens d’y faire face si les événements nous y jetaient. Ils voulaient l’un et l’autre être en harmonie avec la susceptibilité belliqueuse qui éclatait dans le pays, inquiets pourtant, au fond de l’âme, l’un d’avoir un jour à y résister, l’autre d’être un jour appelé à s’y associer ; mais ils échappaient pour le moment à cette inquiétude, convaincus l’un et l’autre que la forte résistance de Méhémet-Ali et les embarras qui en résulteraient pour les quatre puissances alliées fourniraient à la France l’occasion de reprendre, sans guerre, dans la question d’Orient, sa place et son influence. On s’est trompé à Londres dans ce qu’on a fait, et on le verra bientôt. Le pacha ne cédera point et ne fera point de folie. La coercition maritime ne signifiera rien. On n’entreprendra pas la coercition par terre. C’était là ce qu’on me répétait sans cesse. Lord Palmerston m’avait dit souvent à Londres : Je ne comprends pas que votre gouvernement ne soit pas de mon avis. Le roi Louis-Philippe et M. Thiers me tenaient, sur lord Palmerston, le même langage. Il est rare que les esprits même les plus distingués s’écoutent et se comprennent bien les uns les autres ; chacun s’enferme dans son propre sens comme dans une prison où nul jour ne pénètre, et c’est du fond de cette prison que chacun agit. La diversité obstinée des informations et des appréciations sur l’état des faits en Orient a été, en 1840, entre Paris et Londres, le véritable nœud de la situation et la cause déterminante des résolutions. Pendant qu’au château d’Eu nous délibérions, le Roi, M. Thiers et moi, sur les diverses chances de l’avenir, on se préoccupait vivement à Londres de l’attitude de la France, du langage de nos journaux, de l’ardeur du sentiment public, et des préparatifs militaires dont on parlait beaucoup sans en bien connaître la nature ni la mesure. Chaque fois qu’ils voyaient le baron de Bourqueney, les ministres d’Autriche et de Prusse lui témoignaient leur sollicitude et leur désir qu’on trouvât une façon convenable de faire rentrer le gouvernement français dans la négociation dont, à tort peut-être, quoique sans dessein blessant, le traité du 15 juillet l’avait exclu : Quand portez-vous au pacha vos premières propositions ? demanda M. de Bourqueney au baron de Bülow. — Mais tout de suite ; le courrier pour Constantinople est parti, je crois, deux jours avant la signature du traité. — Comment ? vous n’attendez donc pas, pour l’exécuter, que les ratifications en soient échangées ? dit M. de Bourqueney d’un ton surpris, et M. de Bülow, surpris à son tour, lui répondit avec quelque embarras : En effet, la première sommation de la Porte au pacha doit précéder la ratification ; mais ce n’est pas nous qui faisons une proposition au pacha ; c’est la Porte. Le baron de Neumann ne tenait pas un langage moins caressant : Il est impossible, disait-il à M. de Bourqueney, qu’après dix ans de sagesse tous les gouvernements de l’Europe ne se donnent pas la main pour travailler en commun au dénouement pacifique de la crise actuelle. Pour nous, nous vous donnerons bien la preuve de la pureté de nos intentions ; nous ne lèverons pas un soldat, nous n’achèterons pas un cheval, nous ne fondrons pas un canon ; et il en sera de même en Prusse. Qu’avant de faire un pas nouveau dans la carrière où tous les pas engagent et entraînent si rapidement, votre gouvernement attende les premières paroles du prince de Metternich ; vous connaissez son respect personnel pour votre souverain ; vous savez son dévouement absolu au repos de l’Europe ; M. de Sainte-Aulaire est retourné à son poste ; qu’on patiente à Paris jusqu’à l’arrivée des premières dépêches. Le 11 août, la reine Victoria prorogea en personne la session du parlement. On avait dit à M. de Bourqueney que le discours de la couronne contiendrait l’expression spéciale et formelle du sentiment le plus amical pour la France, et une phrase dans ce sens avait en effet été discutée dans le conseil. Elle ne se retrouva pas dans le discours publiquement prononcé ; la reine se borna à rappeler (en insistant sur le mot amical friendly) la médiation amicale de la France dans le différend de l’Angleterre avec le roi de Naples ; et en faisant des vœux pour le maintien de la paix générale, elle s’abstint de toute allusion aux événements qui pourraient rendre, plus tard, l’intervention du parlement nécessaire. On avait craint, dit-on à M. de Bourqueney, que des avances trop marquées ne fussent mal reçues en France par la presse, et ne fournissent, à la guerre des journaux des deux pays, un nouvel aliment. Mais dans les réunions, soit de la cour, soit du monde, qui suivirent la clôture de la session, les égards pour la France et ses représentants furent de plus en plus marqués : Hier, chez la reine, écrivait le 11 août, M. de Bourqueney à M. Thiers, le duc de Wellington s’est approché de moi ; il croyait me parler bas, mais sa surdité l’empêche de mesurer la portée de sa voix, et tous ceux qui étaient présents dans le salon de la reine l’ont entendu me dire : Moi, j’ai une ancienne idée politique bien simple, mais bien arrêtée ; c’est qu’on ne peut rien faire dans le monde pacifiquement qu’avec la France. Tout ce qui est fait sans elle compromet la paix. Or on veut la paix ; il faudra donc s’entendre avec la France. Le roi des Belges se trouvait alors en Angleterre, et parmi ceux qui sentaient la nécessité de s’entendre avec la France, nul ne la sentait aussi vivement que lui. Il était à la fois intéressé et impartial dans la question ; pour l’affermissement de son nouvel État et de son nouveau trône, il avait besoin de la paix européenne ; il tenait, par des liens presque également intimes à la France et à l’Angleterre, et il n’était engagé, par aucun intérêt direct ni par aucun acte personnel, dans leur dissentiment en Orient. Aux lumières naturelles de cette situation se joignaient celles d’un esprit aussi fin que sensé et plein de ressources dans sa judicieuse prévoyance. Il avait conçu et il essaya de faire accueillir à Londres une idée qui lui paraissait propre à couper court aux périls de l’avenir comme aux embarras du présent : La convention du 15 juillet, disait-il, ne sera véritablement abolie dans ses désastreux effets sur l’opinion de la France que le jour où elle sera remplacée par un traité entre les cinq puissances dont le but avoué soit l’indépendance et l’intégrité de l’Empire ottoman. C’est par un semblable traité, et en résolvant ainsi la question européenne, qu’on donnera à la France l’occasion et le moyen de sortir de l’isolement où on l’a mise à propos de la question égyptienne. Il écrivit, sur ce thème, d’abord au roi Louis-Philippe, puis à M. Thiers, et pendant mon séjour au château d’Eu, sa proposition fut le sujet de nos derniers entretiens. D’un commun accord, nous la jugeâmes très acceptable si, en garantissant, dans son statu quo actuel, l’intégrité de l’Empire ottoman, le nouveau traité entre les cinq puissances s’appliquait au pacha comme au sultan, vidait ainsi la question égyptienne comme la question européenne, et prenait la place du traité du 15 juillet conclu seulement à quatre. Mais si au contraire, disait M. Thiers, le traité à cinq n’avait pas pour but de garantir le statu quo pour tout le monde, si par exemple il contenait la garantie de l’existence de l’Empire turc en laissant exécuter le traité à quatre qu’on vient de stipuler, ce qu’on ferait n’aurait aucun sens. Tandis qu’on exécuterait à notre face le vice-roi d’Égypte, contre nos intérêts et nos désirs, nous signerions, avec les quatre exécuteurs, un traité à cinq contre les dangers futurs de l’Empire ottoman, uniquement pour faire quelque chose à cinq. Nous ressemblerions à des enfants mécontents qui ont pleuré et fait du tapage pour qu’on leur ouvrît une porte qu’on leur aurait fermée. Cela n’aurait ni sens ni dignité. » Je reçus donc le 14 août, en quittant le château d’Eu pour retourner à Londres, une instruction confidentielle portant : Deux projets : 1º Le statu quo garanti ; 2º La médiation de la France. Premier projet. Les cinq puissances garantiraient l’état actuel des
possessions ottomanes, dont l’arrangement de Kutahié serait la base. Le pacha
n’aurait aucune hérédité. Si le pacha, ou tout autre, voulait envahir les
États du sultan, les cinq puissances, la France comprise, emploieraient leurs
forces contre l’envahisseur. L’avantage de ce projet est de ne pas exiger de
recours au pacha. Deuxième projet. Le pacha chargerait la France de traiter pour lui. La
France négocierait pour le compte du pacha, et les quatre puissances
traiteraient de nouveau avec elle. L’Égypte héréditaire et la Syrie viagère
seraient la base de l’arrangement. Ce projet a l’inconvénient de dépendre
d’une circonstance étrangère à nos volontés, c’est que le pacha demande à la
France de négocier pour lui. Ce second projet ne devrait être proposé que s’il y avait chance de le faire accueillir, de manière surtout à ne pas compromettre la dignité de la France en ayant l’air de vouloir la faire rentrer dans une négociation qu’on lui a fermée. Quand je m’embarquai à Calais le 15 août, le vent était violent, la mer grosse ; le capitaine de mon paquebot, le Courrier, jugea que l’entrée du port de Douvres serait difficile, et nous nous dirigeâmes sur Ramsgate. Je n’y étais pas attendu ; mais la disposition des pavillons et deux coups tirés de mon bord annoncèrent la présence de l’ambassadeur de France, et à mon entrée dans le port après les saluts d’usage, je trouvai réunies sur la jetée, non seulement les autorités locales, mais presque toute la population qui me reçut avec les hourras de la bienveillance la plus empressée. Les peuples libres et bien instruits de leurs affaires s’associent à la politique de leur gouvernement, et saisissent avec un prompt instinct les occasions de la servir. On voulait, à Ramsgate, me témoigner qu’il n’y avait en Angleterre que des dispositions amicales pour la France, et qu’on espérait bien qu’un dissentiment momentané sur une question spéciale ne nuirait pas à leurs bons rapports. Je trouvai, en arrivant à Londres, une invitation de la reine Victoria au château de Windsor pour le mardi 18 août et les deux jours suivants. Le roi et la reine des Belges devaient y passer encore ces trois jours-là, et toute la cour y était réunie, ainsi que plusieurs des ministres, notamment lord Melbourne et lord Palmerston. Sans désavouer la politique de leur cabinet dans la question d’Égypte, la souveraine et le peuple, Windsor et Ramsgate avaient également à cœur de marquer que cet incident ne changeait rien, dans la politique générale, à leurs sentiments et à leurs desseins. Pendant les deux jours que je passai à Londres avant de me rendre à l’invitation de la reine, tous les membres du corps diplomatique qui s’y trouvaient encore vinrent me voir, curieux et inquiets de ce que je rapportais du château d’Eu. Je n’eus garde de les instruire ni de les rassurer ; il nous convenait d’entretenir leurs alarmes par mon silence. Avec le baron de Bülow seul j’eus un long et sérieux entretien. Il était sur le point de partir pour Berlin ; la mort du roi Frédéric-Guillaume III l’y rappelait ; on disait que le nouveau souverain Frédéric-Guillaume IV lui destinait le ministère des affaires étrangères, et quand on lui en parlait, il ne se récriait pas. Je savais que sa cour avait ratifié le traité du 15 juillet et que ses instructions à ce sujet lui étaient arrivées. Ce fut par là qu’il engagea lui-même la conversation : On s’étonne, me dit-il, que nous ayons ratifié ce traité ; on nous en témoigne de l’humeur. Pouvions-nous faire autrement ? Par la note du 27 juillet 1839, nous avions promis de faire quelque chose. On faisait quelque chose. Je n’avais qu’une instruction générale, faire comme l’Autriche. J’ai signé ; on a ratifié. Mais ma cour, vous le savez bien, est parfaitement désintéressée et presque étrangère dans la question ; elle n’y est entrée et elle n’y reste que pour concilier, pour aider aux transactions, pour prévenir tout choc fâcheux et maintenir la paix. — Ce dont nous nous plaignons précisément, lui dis-je, ce que je vous reproche, permettez-moi le mot, c’est que vous n’ayez pas fait cela ; c’est que vous n’ayez pas, vous et l’Autriche, pris en ceci toute votre place et joué tout votre rôle. Oui, vous êtes des conciliateurs naturels ; vous voulez les transactions, les solutions pacifiques. Pourquoi donc vous êtes-vous laissé entraîner dans d’autres voies ? Pourquoi vous êtes-vous associés aux résolutions extrêmes, aux moyens de coercition, aux chances de guerre ? Il vous était facile d’arrêter tout cela ; vous n’aviez qu’à n’en pas être. Mais au lieu de faire prévaloir votre politique, vous vous êtes mis à la suite d’une politique qui n’est pas la vôtre. Ne vous blessez pas de mes paroles ; vous avez agi, non en puissances modératrices, mais en puissances secondaires ; vous pouviez, vous deviez être des médiateurs ; vous vous êtes faits des satellites. Je ne sais ce qu’on en dit en Allemagne ; mais en France d’où je viens, les gens sensés, les amis de la paix ne vous comprennent pas. Et il vous était si aisé de faire autrement ! Un peu de résistance passive, sans le moindre danger ! — Il peut y avoir du vrai dans ce que vous dites là, reprit M. de Bülow, évidemment un peu embarrassé du reproche ; mais cela fût-il vrai, le fond de nos intentions et de notre situation subsiste toujours, et nous n’avons pas dessein d’en sortir. Nous sommes toujours des modérateurs. Les ratifications du traité n’ont pas l’importance qu’on leur attribue. — Je ne sais pas quelle importance auront, en fait, les ratifications ; ce que je sais, c’est que chaque nouvel acte qui confirme ou développe la convention du 15 juillet, chaque nouveau pas dans cette voie redouble le sentiment d’offense et d’irritation qu’elle a excité en France. Mes amis, les conservateurs français, luttent depuis dix ans, avec une constance infatigable, contre les passions anarchiques ou belliqueuses ; depuis dix ans, ils défendent en Europe, et pour toute l’Europe, l’ordre établi et la paix ; ils ont fait de grands efforts, de pénibles sacrifices ; ils ont soutenu des mesures difficiles, des lois fortes ; et au bout de dix ans, ils apprennent un beau jour que, sans le concours de la France, en se cachant d’elle, on a pris des résolutions qui, pour un très petit, très lointain, très problématique motif, mettent en péril cette politique pacifique, ces alliances pacifiques qu’ils avaient si laborieusement soutenues et fait triompher. Ils sont blessés ; ils trouvent qu’on a manqué envers leur pays, envers leur Roi, envers eux-mêmes, de reconnaissance et d’égards, comme de prudence sur le fond des choses, et ils sont irrités en même temps qu’inquiets. — Je ne comprends pas, me dit vivement M. de Bülow, je n’accepte pas ce reproche de résolutions prises contre vous en se cachant de vous ; vous saviez d’avance tout ce qu’on pensait, tout ce qu’on voulait ; soyons justes ; la France n’a-t-elle pas cherché à faire prévaloir, sans nous, sa pensée politique ? N’a-t-elle pas cherché à amener, entre Constantinople et Alexandrie, un arrangement direct, c’est-à-dire précisément ce que, par la note du 27 juillet 1839, nous avions tous, vous comme nous, engagé le sultan à ne pas faire ? La France aussi avait signé cette note ; comme on se serait moqué de nous si l’arrangement direct avait eu lieu ! Comme on aurait dit, et avec raison, que la France avait réglé seule, et à son gré, les affaires d’Orient ! Mais tout cela est passé ; personne n’a plus rien à y faire, ni rien à gagner à s’en occuper. Parlons du présent qui nous presse tous. — La France est étrangère à la situation présente ; ce n’est pas elle qui l’a faite ; on l’a mise en dehors ; elle se tient en dehors et n’agit que pour son propre compte. — C’est précisément ce qu’il faut faire cesser ; il faut que la France rentre dans les affaires d’Orient ; il faut en chercher les moyens. Nous avons pensé à un second mémorandum par lequel, après l’échange des ratifications, les quatre puissances donneraient de nouveau à la France, sur les motifs, le sens, la portée de la convention du 15 juillet, les explications les plus complètes, les plus rassurantes, et s’engageraient même, entre elles, à ne jamais rechercher, dans l’Empire ottoman, aucun agrandissement territorial, aucun avantage exclusif. Il y a lieu de croire que M. de Brünnow lui-même signerait sans difficulté cet engagement. Mais allons à quelque chose de plus direct, de plus pratique ; voyons ce que les événements prochains vont amener. Méhémet-Ali acceptera ou refusera les propositions que va lui adresser la Porte. S’il accepte, tout est fini, pour vous comme pour nous. S’il refuse, c’est alors qu’il faudra reprendre l’affaire en considération et tâcher de vous y rappeler. Vous savez l’idée du roi Léopold, une grande mesure européenne, un traité entre les cinq grandes puissances qui garantirait l’état actuel des possessions de la Porte et le statu quo de l’Orient. — Cela serait bon, repris-je, si le statu quo était garanti pour tout l’Orient et pour tout le monde en Orient, c’est-à-dire si la question des rapports de la Porte avec l’Égypte était réglée en même temps que celle des rapports de la Porte avec l’Europe, et par le même traité des cinq grandes puissances. Mais un traité général qui laisserait subsister les traités partiels, entre autres la convention du 15 juillet et le traité d’Unkiar-Skélessi, serait une vanité et presque une dérision. Que tout traité partiel tombe ; qu’un traité général place sous la garantie des cinq grandes puissances, pour tous et contre tous, l’état actuel des possessions de la Porte, on aura rendu à l’Europe un grand service, et nous sommes prêts à nous y associer. — Je vous comprends : à cette seule condition en effet on peut en finir et sortir de la situation actuelle. Mais la difficulté sera extrême pour en finir à Londres, directement avec lord Palmerston et en restant dans l’ornière où nous sommes engagés. Il faut non seulement vous faire rentrer dans l’affaire, mais la déplacer, la porter ailleurs. Quand le pacha aura répondu, s’il refuse, il y a plus d’une manière de se rapprocher de vous. Nous vous avons demandé votre concours moral, votre influence à Alexandrie ; nous pouvons rentrer dans cette voie. J’ai entendu dire aussi que M. Thiers, sans s’expliquer, aurait parlé à lord Granville d’une hypothèse, je ne sais pas bien, dans laquelle le pacha, pour toute réponse, s’en remettrait à la France. Quoi qu’il en soit, et de quelque manière que vous soyez rappelés dans la question, quand on recommencera à la traiter pour la résoudre à cinq, croyez-moi, ce n’est pas à Londres, c’est à Vienne qu’il faut la porter. Le prince de Metternich n’est pas engagé comme lord Palmerston. Lord Palmerston lui cédera ce qu’il ne cédera pas à M. Thiers. Vienne est plus près de l’Orient, plus au centre de l’Europe. Les vues pacifiques, la politique de transaction prévaudront plus aisément à Vienne qu’à Londres. Le prince de Metternich s’est tenu, depuis quelque temps, fort à l’écart ; mais n’en doutez pas, si la solution de l’affaire d’Orient pouvait être son testament politique, il en serait charmé, et il ferait tout pour y réussir. C’est là l’idée qui m’est venue et que je crois pratique. Je vais en écrire à ma cour. Sans m’engager à rien, en écoutant avec une attention de bonne grâce, mais point empressée, je reconnus qu’en effet il y avait là une idée qui pouvait être utile, et qu’il fallait voir quel cours les événements permettraient de lui donner. Une heure après mon arrivée au château de Windsor, le 18 août, j’eus, avec le roi Léopold, une première conversation : Je m’occupe assidûment de nos affaires, me dit-il, et je crois avoir déjà gagné du terrain. J’ai trouvé ici le duc de Wellington dans les dispositions les plus raisonnables, et il m’a été fort utile. Il n’aime guère le pacha qui ne devrait pas, dit-il, posséder Saint-Jean d’Acre ; mais le maintien de la paix et la nécessité de s’entendre avec la France sont, à ses yeux, l’intérêt dominant auquel tout doit être subordonné. Il blâme le procédé du cabinet anglais envers le vôtre, et toute la façon dont l’affaire a été conduite. Il accuse lord Ponsonby d’avoir fait tout le mal. Je l’ai amené à avoir avec lord Melbourne un long entretien dans lequel il lui a dit tout cela en concluant qu’il fallait chercher quelque arrangement qui fît rentrer la France dans la question et qui assurât la paix. Je suis sûr que cet entretien a fait, sur lord Melbourne, une impression profonde, et qu’il en a parlé à lord Palmerston qui est lui-même troublé et inquiet. Ils sont l’un et l’autre fort disposés à accueillir mon idée d’une grande mesure européenne, d’un traité entre les cinq puissances pour garantir, contre tout ennemi et tout danger, l’état actuel des possessions de la Porte. C’est la seule manière d’en finir réellement ; sans cela, la situation actuelle, ou quelque chose d’analogue, pourra toujours se renouveler, et nous serons, quant à l’Orient, dans une crise permanente. — Votre Majesté a grande raison, dis-je au Roi ; rien n’est plus désirable qu’une mesure définitive qui place l’état actuel de l’Empire ottoman sous la garantie des cinq puissances, et prévienne le retour de ces ébranlements presque périodiques dont nous souffrons. Mais il faut, Sire, que ce soit bien réellement l’état actuel de l’Empire ottoman qui se trouve ainsi garanti dans toutes ses parties, pour tout le monde et contre tout le monde. Il faut que le statu quo et la garantie s’appliquent au pacha d’Égypte comme au sultan, et que le traité général entre les cinq puissances fasse tomber tous les traités partiels par lesquels on a tenté sans succès de résoudre cette grande question qui ne peut être résolue que dans son ensemble et par le concert de tous. Que le traité d’Unkiar-Skélessi, d’une part, et celui du 15 juillet dernier de l’autre, soient remplacés par un traité européen qui garantisse et impose à la fois, à tous les éléments de l’Empire ottoman, le statu quo et la paix ; alors l’Europe aura fait vraiment en Orient acte de sagesse, et sa sécurité sera fondée. — Oui, sans doute, reprit le roi Léopold, c’est là le but qu’il faut atteindre. Je n’ai pas encore parlé à lord Palmerston de cette nécessité que le statu quo s’applique à tous, au pacha comme au sultan, et que le traité du 15 juillet tombe devant le traité général. Ce sera là le point difficile : j’entamerai demain, avec lui, la conversation à ce sujet. — J’attendrai que Votre Majesté veuille bien m’instruire de ce qu’elle aura fait et de ce que lord Palmerston lui aura répondu. Dans la situation qu’on a faite à la France, mon attitude est nécessairement immobile et expectante. Je n’ai rien à demander, rien à proposer. On nous a laissés en dehors ; nous nous tenons en dehors, jusqu’à ce qu’on s’aperçoive que cela a de graves inconvénients pour tous, et qu’on nous rouvre une porte convenable. Le lendemain 19, après le déjeuner, le roi Léopold voulut me revoir avant d’entrer en conversation avec lord Palmerston : Entendons-nous bien, me dit-il, et rendons-nous compte bien exactement de ce que nous voulons faire ; c’est le système du statu quo garanti par les cinq puissances, et garanti au profit de tous comme contre tous, que je vais exposer et soutenir. — Oui, Sire, et les avantages en sont si grands, si évidents que, si rien n’était compromis, tout le monde, j’ose le dire, s’empresserait de l’adopter. Ce système vide à la fois toutes les questions, celle d’Alexandrie comme celle de Constantinople ; il dissipe les périls du présent et prévient ceux de l’avenir ; il ne met l’Europe à la merci, ni du sultan, ni du pacha. Les cinq puissances traitent ensemble et elles n’ont rien à demander ni à attendre de personne pour mettre leurs résolutions en vigueur. On ne peut pas dire que ce système est trop favorable à Méhémet-Ali, car, d’une part, il ne lui accorde point, pas plus en Égypte qu’en Syrie, l’hérédité qui est le but avoué de son ambition ; d’autre part, il lui interdit toute ambition nouvelle, tout agrandissement territorial en associant la France aux mesures de coercition qui seraient alors prises contre lui. Certes il n’y a aucune politique qui donne, au repos de l’Europe, plus de garanties, et qui prouve, de la part des puissances décidées à l’adopter, plus de désintéressement. — Cela est vrai, parfaitement vrai, reprit le roi Léopold ; mais la question n’est pas entière ; les objections, les difficultés ne manqueront pas. Il y a un autre système dont vous vouliez me parler. — Oui, Sire, et le voici. Dans le cas où le pacha, sommé par la Porte, demanderait à la France de traiter pour lui, et où les quatre puissances, de leur côté, manifesteraient, sur cette demande du pacha, le désir de rentrer en négociation avec la France, l’Égypte héréditaire et la Syrie viagère pourraient être, dans l’opinion du gouvernement du Roi, la base de l’arrangement. Mais, je dois le répéter à Votre Majesté, sur ce second système comme sur le premier dont Votre Majesté a elle-même suggéré l’idée, la France n’a rien à demander ni à offrir, et sa dignité ne lui permet de reparaître, dans une question qu’on a essayé de résoudre sans elle, que lorsqu’on y sentira la nécessité de sa présence. J’ajoute que le second système a le grave inconvénient d’exiger le recours au pacha ; et si le pacha refuse son assentiment, il peut, en passant le Taurus et en menaçant Constantinople, plonger l’Europe dans cette extrême confusion que nous voulons tous éviter. Le roi Léopold en convint : Mais, dit-il, dans le cas où, pour adopter le système du statu quo garanti au profit de tous, on exigerait de Méhémet-Ali quelque concession, celle du district d’Adana par exemple, de sorte que le statu quo ne fût pas exactement, pour le pacha, celui de l’arrangement de Kutahié, que croiriez-vous possible ? Je répondis que je n’avais, à ce sujet, aucune instruction. Dans la matinée, le roi Léopold eut en effet, avec lord Palmerston, une conversation de plus de deux heures ; et le soir, lorsque je m’approchai pour prendre congé de lui, car je devais quitter Windsor le lendemain matin, il me tira à l’écart : J’ai ouvert la brèche, me dit-il ; le sentiment de la gravité de la situation est réel ; mais l’obstination est grande ; il y a de l’amour-propre blessé, de la personnalité inquiète ; les noms propres se mêlent aux arguments, les récriminations aux raisons. Lord Palmerston persiste d’ailleurs à dire que Méhémet-Ali cédera, soit sur la sommation de la Porte, soit sur le premier emploi des moyens coercitifs. Il y a pourtant un grand pas de fait ; l’idée d’un traité entre les cinq puissances pour garantir l’Empire ottoman est fort accueillie ; la nécessité de faire rentrer la France dans la question est fort sentie. Je resterai encore ici quelques jours. Je continuerai : il faut de la patience et marcher pas à pas. Il me fut évident que le roi Léopold n’avait pas gagné, auprès de lord Palmerston, beaucoup de terrain, et je doutai fort qu’en prolongeant son séjour à Windsor il en pût gagner davantage, car je savais que lord Palmerston devait retourner ce jour même à Londres, et de là se rendre, le 22 août, à Tiverton où l’on annonçait un meeting qui lui fournirait l’occasion de parler de l’état des affaires. Pendant mon séjour à Windsor, je n’échangeai, ni avec lord Palmerston, ni avec lord Melbourne, pas une parole politique ; ils ne m’en adressèrent aucune ; je n’en prononçai et n’en provoquai aucune. Lord Palmerston paraissait un peu abattu ; lord Melbourne, contre son habitude, avait l’air soucieux ; ils avaient l’un et l’autre, avec moi, leur courtoisie accoutumée ; la Reine et le prince Albert me traitaient avec une bienveillance qui voulait avoir, sans le dire, une signification politique ; mais je quittai Windsor, le 20 août, convaincu qu’au fond rien n’était changé dans la situation, et que les événements suivraient le cours très obscur que le traité du 15 juillet leur avait imprimé. Ce que j’observai en rentrant à Londres, soit dans le gouvernement, soit dans le public, ne fit que me confirmer dans cette conviction. Mon attitude silencieuse était fort remarquée ; on se demandait, on me demandait ce qui s’était fait à Eu, à Windsor, ce qu’il y avait enfin de nouveau. Ma réponse, directe ou indirecte, était toujours : Rien. La France n’a changé ni de sentiments, ni d’intentions ; elle désire toujours la paix ; elle est toujours étrangère à toute vue d’ambition ; mais elle se tient dans la position qu’on lui a faite, et elle se prépare aux événements qu’on a semés. La solitude de Londres à cette époque et la réserve que je gardais rendaient pour moi les occasions et les moyens d’information assez rares ; cependant, il me parut certain que le cabinet était de jour en jour plus sérieusement préoccupé de ce qu’il avait fait ; il le regrettait peut-être, et il ne le ferait peut-être pas s’il avait à recommencer ; mais il n’abordait pas encore l’idée de revenir sur ses pas, et il fallait tout autre chose que des raisonnements et des conversations pour l’y déterminer. On annonçait que l’insurrection de Syrie contre le pacha avait été promptement réprimée par son fils Ibrahim : des mécomptes analogues, les refus persévérants de Méhémet-Ali, l’insuccès des premiers essais de coercition, des événements en un mot qui vinssent, d’une part, aggraver le poids de la situation sur ses auteurs, et de l’autre, ouvrir, pour la rentrée de la France dans la question, quelque nouvelle porte, c’était là, à mon avis, la seule cause assez puissante pour retirer le cabinet anglais de la voie où il était engagé. Quant au public anglais, la vivacité des manifestations en France l’avait d’abord surpris, et même rallié à son gouvernement ; mais, en revenant à Londres, je crus m’apercevoir que le désir de la paix et un sentiment de méfiance envers la politique de lord Palmerston reprenaient peu à peu leur empire. Les intérêts étaient plus sérieusement alarmés ; les périls montaient sur l’horizon et apparaissaient à tous les yeux. Les torys se montraient moins disposés à accepter ce qu’avait fait le pouvoir. Le duc de Wellington répétait à Londres ce qu’il avait dit, à Windsor, au roi Léopold ; c’était, selon lui, une bien mauvaise affaire ; on avait eu de bien mauvaises manières ; il fallait trouver un moyen de s’entendre avec la France. Lord Lyndhurst protestait contre toute intervention des troupes russes à Constantinople ou en Asie. A tout prendre enfin, le mouvement des esprits n’était pas favorable à la politique qui avait prévalu en Angleterre, et le doute pénétrait au sein de cette politique elle-même : Mais en même temps que je rends compte à Votre Excellence de ces symptômes, écrivais-je le 21 août à M. Thiers, je ne voudrais pas lui en exagérer l’importance. Je ne vois point encore ici, dans le public, ni dans les partis, ces sentiments décidés et ces impressions fortes et actives qui font ou arrêtent les événements. A Windsor, le mercredi 19 août, lady Palmerston, qui retournait à Londres, m’avait engagé à aller dîner chez elle le vendredi suivant. Je m’y rendis. Nous étions en très petit comité. Après le dîner : Je voudrais bien causer un moment avec vous ce soir, me dit lord Palmerston, et un quart d’heure après, passant avec moi dans un petit cabinet voisin du salon : Je voulais vous parler de nos affaires à Windsor, mais dans ces maisons royales on fait rarement ce qu’on veut ; le temps et la liberté manquent. — Pour moi, mylord, si je ne vous ai rien dit là, c’est que je n’avais rien à vous dire ; rien n’est changé pour nous depuis mon dernier entretien avec vous ; nous ne sommes pas dans les événements ; nous les attendons, et en attendant, nous nous conduisons selon notre prévoyance. — Je retourne demain à Windsor ; j’en reviendrai après-demain soir ; lundi, je conduirai lady Palmerston dans l’île de Wight ; j’irai de là à Tiverton voir mes constituents et assister à nos courses locales. Je ne serai de retour à Londres qu’au commencement de la semaine suivante ; je pense que nous saurons alors quelque chose d’Alexandrie. — Est-ce que rien ne vous est encore revenu sur les propositions de la Porte au pacha ? — Non ; il y a eu quelque retard dans les courriers ; les propositions doivent avoir été faites au pacha, ou lui être faites à peu près en ce moment. — Elles auront donc été faites avant l’échange des ratifications ? — Oui. — Et toutes les ratifications sont-elles arrivées ? — Oui ; celles de la Russie sont venues avant-hier, il ne manque plus que celles de la Porte elle-même. Je ne relevai pas la conversation, et il y eut un moment de silence. Lord Palmerston reprit : M. Thiers, à son retour du château d’Eu, a parlé à lord Granville des instructions données à vos amiraux ; je sais qu’elles sont très modérées, très prudentes, et que vous leur prescrivez d’éviter avec soin tout malentendu, tout conflit. — Les instructions du gouvernement du Roi sont exactement conformes à sa politique. Il désire que la paix ne soit pas troublée. Il ne va pas au-devant des périls qu’il n’a pas faits ; il s’appliquera, au contraire, à les détourner. — L’amiral Stopford restera à son poste, quoique son temps de service soit fini et que, selon la règle, il eût pu être rappelé. C’est un homme très sage et qui s’est toujours bien entendu avec les amiraux français. — On peut, je crois, en dire autant de l’amiral Hugon. La conversation languit encore un instant : Le roi Léopold m’a parlé de son idée, dit lord Palmerston ; un traité entre les cinq puissances qui garantisse le statu quo de l’Empire ottoman. — Nous avons déjà, mylord, causé plus d’une fois, vous et moi, bien qu’un peu en passant, de cette solution ; elle est efficace et simple. Elle assure à la Porte un protectorat incontesté. Elle n’accorde point au pacha ce qu’il demande, et ne tente point de lui retirer, par la force, ce qu’il possède. Elle maintient la paix dans le présent et la garantit dans l’avenir. Elle unit les cinq puissances dans une action commune aussi bien que dans une même intention. Mais il est clair qu’un même traité général ne pourrait se conclure qu’autant qu’il ferait tomber et remplacerait tous les traités partiels qui l’auraient précédé. — Cela est vrai, et c’est ce qui n’est pas possible à présent. Un traité a été conclu entre quatre puissances, non dans un but général et permanent, comme serait celui dont nous parlons, mais dans un but spécial et momentané. Ce traité partiel doit suivre son cours, et lorsqu’il aura atteint son but, le traité général pourra fort bien prendre place. Aujourd’hui il faut attendre les événements. — Oui, mylord ; mais nous prévoyons les événements autrement que vous ; nous regardons comme très difficile, comme impossible, peut-être, ce qui vous paraît facile, et comme très périlleux ce qui vous paraît sans danger. Et pendant que votre traité partiel suivra son cours, la paix de l’Orient, l’équilibre de l’Europe, la paix de l’Europe pourront fort bien être compromis sans retour. — Je sais que vous pensez ainsi. On verra. Si les événements vous donnent raison, alors comme alors. Au fond, nous avons, vous et nous, en Orient, la même politique générale et permanente. S’il fallait faire venir des armées russes en Asie, l’Angleterre n’y serait probablement pas plus disposée que la France. Nous chercherions alors d’autres moyens, et ce qui n’est pas possible aujourd’hui le serait peut-être alors. En attendant, nous essayerons de ce qui a été convenu, les moyens maritimes. — Mylord, que vont faire réellement vos flottes ? — Elles intercepteront toute communication avec l’Égypte et la Syrie, et fourniront au sultan les moyens de transport dont il pourra avoir besoin. Nous n’établirons aucun blocus. Nous nous trouvons ici dans la même situation où nous avons été naguère, vous et nous, sur les côtes d’Espagne. Méhémet-Ali n’est pas un souverain, pas plus que ne l’était don Carlos ; nous n’avons pas, à son égard, le droit belligérant ; le sultan aurait seul le droit de blocus. Il fera ce qu’il pourra avec ses propres forces. Pour nous, nous ne nous mettrons en conflit ni avec les intérêts commerciaux, ni avec les droits des neutres. Nous ne le pouvons pas. Je retins et prolongeai la conversation sur ce point ; je rappelai avec détail ce qui s’était passé quant à l’Espagne, les difficultés que nous avions, l’Angleterre et nous, également reconnues, les principes que nous avions également respectés. Lord Palmerston convint de tout et me répéta à plusieurs reprises ces paroles : Point de blocus commercial. — Est-il vrai, mylord, lui dis-je, que vous augmentiez votre flotte de quelques vaisseaux ? — Oui, nous allons la porter à seize. Vous portez, en ce moment, la vôtre à dix-huit. Vous préparez même cinq vaisseaux de plus, ce qui vous donnerait une prépondérance que nous ne saurions accepter. Je ne sais pas bien à quelle époque vos cinq vaisseaux pourraient être prêts ; mais si cet accroissement annoncé se réalisait, nous serions obligés, soit de convoquer le Parlement pour lui demander de plus puissants moyens, soit d’inviter une partie de la flotte russe à venir nous joindre dans la Méditerranée, ce qui nous déplairait fort, car nous n’avons nulle envie d’ajouter encore, de ce côté, aux apparences d’intimité. Je ne répondis rien. La conversation se prolongea quelque temps, revenant sur des idées ou des faits rebattus, sur la question de savoir si Méhémet-Ali accéderait aux propositions de la Porte, sur le vrai sens de la note du 27 juillet 1839, sur la tentative d’arrangement direct entre la Porte et le pacha et sur la part que la France y avait prise. Lord Palmerston me tint, à cet égard, le même langage que le baron de Bülow : Votre cabinet a fait cela en se cachant de nous et pour finir l’affaire sans nous. On se serait bien moqué de nous si cela avait réussi. Je répondis par une récrimination péremptoire, la convention du 15 juillet conclue en se cachant de nous, et nous nous séparâmes sans nous être rapprochés d’un pas, mais sans aigreur et en nous en remettant aux événements prochains de la conduite que, de part et d’autre, nous aurions désormais à tenir. Tous ces entretiens, tous ces plans, toutes ces tentatives de conciliation aboutirent à un nouveau document diplomatique que, le 24 août, j’annonçai à M. Thiers en ces termes : Le roi Léopold et lord Melbourne ont, avec quelque peine, décidé lord Palmerston à écrire à lord Granville une dépêche qui vous sera communiquée, et qui contiendra d’abord de nouvelles explications sur le sens de la convention du 15 juillet dernier et les intentions spéciales de l’Angleterre dans cet acte. Pas la moindre pensée d’hostilité ni de négligence envers la France. Aucune vue d’agrandissement quelconque en Orient. L’adhésion pure et simple et pratique à la note du 27 juillet 1839, conçue dans l’unique dessein de maintenir l’indépendance et l’intégrité de l’Empire ottoman. Ceci sera destiné à répondre aux susceptibilités, aux inquiétudes, aux pressentiments sinistres de la France. Puis viendra l’indication que, malgré la convention du 15 juillet dernier, et même en en supposant le succès, l’Orient sera bien loin d’être réglé. La situation générale de l’Empire ottoman et ses rapports avec l’Europe resteront en l’air. Allusion à la convenance, à la nécessité d’un grand traité entre les cinq puissances pour garantir, envers et contre tous, l’état actuel des possessions de la Porte. Ouverture à la France pour rentrer ainsi dans l’affaire. — Eh bien oui, a dit lord Palmerston, je ferai le premier pas (I’ll move the first). Dans la pensée de lord Melbourne, m’a dit le roi Léopold, la convention du 15 juillet dernier serait absorbée et abolie par le traité général, s’il se concluait. Lord Palmerston n’en est pas encore là. Je vous donne cela comme je l’ai reçu, sans me charger de concilier et de faire marcher ensemble ces deux traités, l’un spécial, l’autre général et ne réglant pourtant pas ce que le spécial a réglé ; l’un s’exécutant pendant que l’autre se négocie ; le grand traité destiné à subir le petit, si le petit réussit, et à le remplacer s’il échoue. Je vois surtout là une manière de nous rappeler dans l’affaire, et une initiative indirectement prise envers nous, à cet effet. La dépêche de lord Palmerston à lord Granville ne contiendra aucune demande d’explication sur les armements de la France. On espère que, dans votre réponse, vous caractériserez vous-même ces armements, et toute la politique comme les mesures actuelles de la France, d’une façon qui exclue toute idée de menace et d’ambition belligérante. Le roi Léopold regarde ceci comme important, surtout pour les cabinets continentaux. Sur ceci, j’ai dit à l’instant qu’en écartant de nos préparatifs toute idée de menace et d’ambition belligérante, vous ne voudriez, à coup sûr, rien donner à entendre qui en atténuât le moins du monde l’importance et l’effet, ni qui altérât en rien l’attitude que la France croyait devoir prendre et voulait garder. Mon insistance a été bien comprise et bien acceptée. Voilà pour cette dépêche projetée qui, du reste, n’était pas encore rédigée hier. Lord Palmerston y travaillait. Terminée le 31 août et expédiée à Paris le 1er septembre, la dépêche de lord Palmerston fut communiquée le 3 au cabinet français par sir Henri Bulwer, chargé d’affaires d’Angleterre en l’absence de lord Granville. Elle trouva M. Thiers dans une disposition peu favorable ; les nouvelles qu’il recevait de Saint-Pétersbourg lui décrivaient la vive satisfaction que causait à l’empereur Nicolas le traité du 15 juillet : Depuis son avènement, m’écrivait M. Thiers le 23 août, il n’a pas été plus joyeux. Il triomphe, non pas d’être exposé au voyage d’Orient, mais d’avoir brouillé la France et l’Angleterre. Il tient ce résultat pour immense, et il ne dissimule pas les espérances qu’il en conçoit. Il regarde comme dur d’être obligé éventuellement d’agir en Orient, car il n’est pas si préparé qu’il veut le paraître ; mais il n’en fera pas moins tout ce qu’il faudra pour amener la brouille de la France et de l’Angleterre au dernier terme. Il a dit qu’il exécuterait la convention du 15 juillet à lui seul, s’il le fallait. Les nouvelles d’Alexandrie ne préoccupaient pas moins M. Thiers que celles de Saint-Pétersbourg : Si les Anglais, comme je le crains, me disait-il, vont tenter quelque chose sur les côtes de Syrie, je crains que, pour le pacha, cela ne soit équivalent à tout ; car il est capable, sur une menace, sur un blocus, sur un acte quelconque, de mettre le feu aux poudres. Eh preuve, je vous envoie une dépêche de Cochelet. Vous verrez comme il est facile de venir à bout d’un tel homme ! Vous verrez si, quand je vous parlais, il y a deux mois, de la difficulté de la Syrie viagère et de l’Égypte héréditaire, j’avais raison, et si je connaissais bien ce personnage singulier !... Tenez pour certain que, s’il y a quelque chose de sérieux sur Alexandrie, ou tel point du pays insurgé ou insurgeable, Méhémet-Ali passe le Taurus, amène les Russes et fait sauter l’Europe avec lui. Les gens qui sont sensibles au danger de la guerre doivent être abordés avec cette confidence. Nous attendons le nouveau mémorandum. La réponse ne m’embarrasse guère ; elle sera adaptée à la demande. Quand le nouveau mémorandum de lord Palmerston arriva, il fut loin de produire, sur le cabinet français, l’effet que s’en étaient promis, je ne dirai pas le ministre qui l’avait écrit, mais ceux qui le lui avaient suggéré : La fameuse note n’arrange rien, m’écrivit le 4 septembre M. Thiers ; elle empirerait la situation plutôt qu’elle ne l’améliorerait, si nous voulions être susceptibles. C’est exactement le mémorandum du 17 juillet, augmenté de récriminations sur le passé, demandant une seconde fois notre influence morale, et offrant,après l’exécution du traité du 15 juillet, de nous admettre encore au nombre des cinq pour garantir l’Empire turc contre les dangers dont il pourrait être éventuellement menacé. Cela, interprété au vrai, signifie qu’après avoir accepté l’alliance russe contre Méhémet-Ali, l’Angleterre nous ferait l’honneur d’accepter l’alliance française contre les Russes. On n’est pas plus accommodant en vérité, et nous aurions bien tort de nous plaindre. Il valait mieux en rester sur le mémorandum du 17 juillet. Toutefois il ne faut pas prendre ceci en aigreur. Il faut être froid et indifférent, dire que cette note ajouterait au mauvais procédé, si nous voulions prendre les choses en mauvaise part, car lorsque le traité du 15 juillet nous a si vivement blessés, nous dire qu’on l’exécutera et qu’après l’exécution on se mettra avec nous, c’est redoubler le mal. Mais il faut dire cela accessoirement, sans y insister, sans en faire une réponse officielle, par forme de confidence, afin qu’on sache que nous ne nous tenons pas pour satisfaits. Il faut éviter que cette démarche devienne une nouvelle cause de mécontentement entre les deux cours ; mais il faut se garder de laisser dire aux Anglais qu’ils nous ont donné une satisfaction. La réponse officielle sera faite avec calme, avec mesure, avec beaucoup d’égards pour l’Angleterre ; mais elle maintiendra notre dire et notre droit. Elle n’est pas très urgente. L’impression de M. Thiers était fondée : en rédigeant sa note du 31 août, lord Palmerston s’était beaucoup plus préoccupé de lui-même que de ses lecteurs français ; et sans aucun dessein d’envenimer le dissentiment des deux pays, il s’était appliqué à établir que, depuis l’origine et dans le cours de l’affaire, l’Angleterre n’avait eu aucun tort, ni fait aucune faute, bien plutôt qu’à dissiper les préventions et à apaiser l’irritation de la France. C’est un esprit essentiellement argumentateur, qui se déploie et se complaît dans la discussion même, au point d’en perdre souvent de vue le but définitif et pratique. Je répondis le 9 septembre à M. Thiers : Je pense comme vous que la nouvelle dépêche de lord Palmerston n’est qu’une seconde édition du mémorandum du 17 juillet, qui vaut moins que la première. C’est de la politique comme les théologiens font de la controverse, possédés de la manie d’avoir eu toujours et pleinement raison. Lord Palmerston ne songeait pas à cette dépêche. On l’en a pressé ; on voulait qu’elle devînt une démarche, une avance ; il n’a pas voulu faire une avance ; il a écrit une dissertation. Il met cependant à cette dissertation une certaine importance. Ses amis en parlent comme d’un chef-d’œuvre. Si elle était publiée, elle ferait quelque effet sur le public anglais. Votre réponse aura donc, à son tour, de l’importance ; et il est fort désirable que, lorsqu’elle viendra à être connue, elle puisse aussi, à son tour, faire de l’effet. Soyez sûr qu’ici le public a besoin d’être informé, éclairé ; sa disposition est bienveillante, son désir de la paix très vif ; mais il est dans une grande anxiété d’esprit ; il ne voit pas clairement en quoi son gouvernement a eu tort, pourquoi la France a raison de s’en plaindre et de s’en séparer. Les idées ne sont ici ni promptes, ni fécondes. On ne saisit pas, par soi-même et du premier coup, tout ce qu’il y a dans une question, dans une situation. On attend les faits, les allégations, les raisons réciproques. On a, des enquêtes et des discussions à la suite des enquêtes, une telle habitude que cette habitude est devenue en quelque sorte la règle et presque la nature des esprits. Il faut donc leur fournir de quoi examiner, comparer, débattre, réfuter. Aux hommes même les mieux disposés, les plus décidément amis, il faut donner des renseignements, des preuves, car ils n’y suppléent pas par la seule activité de leur propre pensée, et si on ne leur fournit pas ce qu’ils attendent, ils demeurent incertains et inactifs. Je sais combien il est difficile, en de telles affaires, de satisfaire à une telle disposition ; mais il importe que vous la connaissiez et que vous en teniez grand compte. Deux incidents survinrent à cette époque qui méritent d’être rappelés : l’un, à raison de ses conséquences que je retrouverai plus tard ; l’autre, comme symptôme de l’état des esprits parmi les hommes qui, à Constantinople, à Alexandrie, à Paris et à Londres, concouraient ou assistaient diplomatiquement à l’exécution du décret du 15 juillet. Le 25 juillet, lord Palmerston m’invita à me réunir chez lui, le lendemain, aux plénipotentiaires d’Autriche, de Prusse et de Russie, pour continuer, de concert avec eux, la négociation commencée par mon prédécesseur le général Sébastiani, pour un traité entre les cinq puissances au sujet de la traite des nègres. Cette négociation avait surtout pour objet d’amener l’Autriche, la Prusse et la Russie à entrer dans le système de répression de la traite déjà adopté par la France et l’Angleterre en vertu des conventions du 30 novembre 1831 et du 22 mars 1833. Par convenance seulement, et pour mettre les cinq puissances sur le même pied, au lieu de demander à trois d’entre elles une simple adhésion aux mesures déjà réglées entre les deux autres, on était tombé d’accord qu’on rédigerait un nouveau traité auquel les cinq Puissances concourraient également. Et comme il avait été reconnu que quelques modifications étaient nécessaires dans les mesures convenues, depuis plusieurs années, entre la France et l’Angleterre pour en assurer l’efficacité, lord Palmerston avait introduit ces modifications dans le projet de traité nouveau dont il remit le même jour, aux cinq plénipotentiaires, une réimpression. La principale de ces modifications se rapportait à la fixation des limites dans lesquelles le droit de visite mutuelle, adopté et pratiqué par la France et l’Angleterre, serait désormais exercé entre les cinq puissances. M. de Brünnow s’opposa, par ordre de sa cour, aux nouvelles limites proposées par lord Palmerston, ainsi qu’au caractère de perpétuité que devait avoir le traité. Lord Palmerston maintint la condition de la perpétuité en se montrant disposé à faire, quant aux nouvelles limites qu’il proposait pour l’exercice du droit de visite mutuelle, des changements propres à lever les objections du baron de Brünnow ; mais comme le ministre russe déclara qu’il n’était pas autorisé à accepter ces nouvelles propositions, il fut convenu qu’il les transmettrait à sa cour, et qu’en attendant toute négociation resterait suspendue. Vers la fin d’août, je fus informé que le baron de Brünnow venait de recevoir de Saint-Pétersbourg l’autorisation de consentir aux nouvelles limites indiquées pour l’exercice du droit de visite mutuelle ainsi qu’à toutes les autres dispositions et au caractère perpétuel du traité. Les plénipotentiaires d’Autriche et de Prusse étaient munis de la même autorisation. J’appris en même temps que M. Porter, chargé par son gouvernement de la négociation commerciale pendante entre la France et l’Angleterre, était sur le point de partir pour Paris, emportant des instructions définitives pour la conclusion du traité projeté. Nos amis de Londres me disaient : Quoique nous n’ayons pas le droit d’attendre de la France un accueil bien empressé pour M. Porter, il est cependant d’une grande importance qu’il y retourne, comme indice de bonnes dispositions, et ce qui est plus, comme représentant une opinion très prononcée contre la politique actuelle de lord Palmerston. Ils me prièrent donc de l’appuyer chaudement auprès du cabinet français. En même temps je m’attendais, d’un jour à l’autre, à recevoir de lord Palmerston l’invitation de me réunir aux quatre autres plénipotentiaires pour signer définitivement le nouveau traité relatif à la répression de la traite. Je demandai le 2 septembre à M. Thiers ses instructions et les pouvoirs nécessaires à ce sujet : Il paraîtrait étrange, lui dis-je, que je fusse seul dépourvu de ces pouvoirs, et qu’au moment où l’Autriche, la Prusse et la Russie adhèrent, après une longue hésitation, au système de répression de la traite que, depuis longtemps, la France et l’Angleterre pratiquent de concert, la France seule parlât de retard. Vous savez quelle importance on attache ici à cette question. Si nous finissions en même temps, avec l’Angleterre, un traité sur des intérêts matériels, le traité de commerce, et un traité sur un grand intérêt moral, l’abolition de la traite des nègres, cela ferait, dans le public anglais, beaucoup d’effet, et de bon effet. Comme de raison, c’est de l’effet ici que je suis préoccupé et que je vous parle. Son importance est grande. Vous en jugerez. Comme de raison aussi, M. Thiers se préoccupa de l’effet à Paris plus que de l’effet à Londres. Il me répondit[2] quant au traité de commerce : J’accueillerai bien M. Porter. C’est une chose grave que de consentir au traité de commerce dans la situation présente. Je crains d’ôter tout son sérieux à cette situation. Toutefois, je comprends les inconvénients d’un refus. Et quant au nouveau traité sur l’abolition de la traite[3] : Je vais consulter sur l’affaire de la traite des nègres. Je crains de faire traité sur traité avec des gens qui ont été bien mal pour nous. Les deux négociations demeurèrent ainsi en suspens. Le 5 septembre, lord Palmerston, revenant de sa seconde visite à Windsor, m’écrivit qu’il désirait me communiquer des rapports importants qui lui arrivaient de Constantinople. Je me rendis sur-le-champ chez lui. Il me donna à lire deux dépêches, l’une de lord Ponsonby, à lui adressée, l’autre du baron de Stürmer, internonce d’Autriche à Constantinople, adressée au prince de Metternich. Les deux dépêches rendaient compte d’une conversation de M. de Pontois avec Reschid-Pacha, conversation que Reschid-Pacha, fort troublé, aurait fait rapporter par son drogman à lord Ponsonby et à M. de Stürmer. M. de Pontois avait déclaré, disait-on, à Reschid-Pacha que la France ne souffrirait pas, en Orient, l’exécution du traité du 15 juillet, ni l’emploi des mesures de coercition contre Méhémet-Ali ; qu’elle soutiendrait, par la force, le pacha dans sa résistance, et qu’elle s’unirait à lui pour révolutionner toutes les provinces de l’Empire ottoman. Je me contentai de dire froidement à lord Palmerston qu’il y avait là quelque chose que je ne comprenais pas, faute d’informations sans doute, et que je lui demandais copie de ces deux dépêches : Mylord, ajoutai-je, vous vous rappelez le langage que je vous ai tenu en recevant de vos mains votre mémorandum du 17 juillet dernier ; il contenait cette phrase : Que la France, dans aucun cas, ne s’opposerait aux mesures que les quatre cours, de concert avec le sultan, pourraient juger nécessaires pour obtenir l’assentiment du pacha d’Égypte. J’ai refusé d’accepter l’expression dans aucun cas ; j’ai ajouté que j’étais certain de n’avoir rien dit qui l’autorisât ; que le gouvernement du Roi ne se faisait, à coup sûr, le champion armé de personne, et ne compromettrait jamais, pour les seuls intérêts du pacha d’Égypte, la paix et les intérêts de la France ; mais que, si les mesures adoptées contre le pacha par les quatre puissances avaient, aux yeux du gouvernement du Roi, ce caractère ou cette conséquence que l’équilibre actuel des États européens en fût altéré, il ne saurait y consentir, qu’il verrait alors ce qu’il lui conviendrait de faire, et qu’il garderait toujours, à cet égard, sa pleine liberté. Ce que j’ai eu l’honneur de vous dire le 17 juillet, mylord, je vous le répète aujourd’hui ; et tout ce que j’ai vu, entendu, reçu, depuis le 17 juillet, me donne lieu de penser et d’affirmer que ce sont là en effet les intentions du gouvernement du Roi. — Cela est vrai, me dit lord Palmerston ; c’est bien là le langage que vous m’avez toujours tenu ; mais comment expliquer celui de M. de Pontois ? Ce serait la guerre. Aurait-on voulu, en effrayant les Turcs, les empêcher de ratifier le traité ? — Je n’en sais rien, mylord ; je n’ai rien à dire sur ce que je ne sais pas. Veuillez m’envoyer copie de ces deux pièces. Je les transmettrai sur-le-champ au gouvernement du Roi. Et je me retirai. Sans attendre la copie des deux dépêches, j’informai le cabinet français de la communication que lord Palmerston venait de m’en faire ; M. Thiers me répondit immédiatement : M. de Sainte-Aulaire a reçu, à Königswarth, du prince Metternich, une communication semblable. Les reproches adressés de Vienne à M. de Pontois étaient absolument les mêmes que vous avez recueillis. Il avait annoncé la guerre immédiate, dans tous les cas, quoi qu’on fît en Syrie ; il avait annoncé que nous allions nous réunir à Méhémet-Ali pour insurger l’Asie Mineure et mettre l’Empire ottoman en confusion. Je n’ai pas besoin de vous dire qu’il n’y a pas un mot de vrai dans tout cela ; vous pouvez le déclarer en mon nom. J’ai reçu avant-hier une longue dépêche de M. de Pontois qui ne dit pas un mot de tout cela, et qui ne permet pas de rien supposer de pareil. Les instructions données à Constantinople étaient conformes aux instructions données aux autres agents, et M. de Pontois n’était pas homme à les outrepasser. Je ne doute pas qu’il n’ait tenu un langage très énergique, qu’il ne se soit plaint vivement de la Porte, de son infidélité à notre antique alliance, qu’il n’ait qualifié de conduite coupable et imprudente celle de Reschid-Pacha, qu’il ne lui ait dit que Méhémet-Ali soulèverait tout l’Empire ottoman ; mais j’affirme qu’il n’a pas dit tout ce que lui prête Reschid-Pacha. Il n’est pas d’ailleurs vrai qu’on ait voulu empêcher la ratification du traité du 15 juillet ; c’était trop impossible pour que M. de Pontois le tentât. Mais il a voulu faire peur d’une manière générale ; il a réussi, et Reschid s’en est vengé en le dénonçant aux quatre cours. Voilà tout. Maintenant il faut nier, sans affaiblir l’effet produit par M. de Pontois. Il faut se borner à nier un point, l’annonce de notre concours accordé à Méhémet-Ali pour insurger l’Asie Mineure. Il faut faire cette simple phrase : Mylord, nous avons trop blâmé ce qui se fait en Syrie pour l’imiter en Asie Mineure. Cela pourra bien arriver, mais non pas par notre faute et par nos suggestions. Quant au langage menaçant, on ne peut pas répondre du style des agents et de la fidélité des traducteurs. M. de Pontois a dit vrai s’il a déclaré que, dans certains cas, la France ne resterait pas spectatrice inactive de ce qui se passerait en Orient. Je n’ai pas la prétention de vous dicter vos discours ; vous y êtes plus habile que moi ; mais c’est là, je crois, le ton bon à prendre. Quelques jours après, le 11 septembre seulement, lord
Palmerston m’envoya les copies des deux dépêches qu’il m’avait communiquées.
Il y avait joint une note de lui, en date du 9, sur laquelle j’appelai, en la
transmettant à Paris, l’attention du gouvernement du Roi : Si je ne me trompe, écrivis-je le 12 septembre à M.
Thiers, cette note a pour objet d’atténuer le
langage que le gouvernement du Roi a tenu au gouvernement Britannique, soit à
Paris et par l’organe de Votre Excellence dans ses relations avec lord
Granville, soit à Londres et par mon propre organe dans mes relations avec
lord Palmerston. Ce langage a toujours été empreint d’une grande modération
et d’un vif désir que la paix de l’Europe ne fût point troublée ; mais en
même temps nous avons toujours manifesté l’opinion que se formait le
gouvernement du Roi de la convention du 15 juillet et de ses conséquences
possibles, et il a réservé pour l’avenir la pleine liberté de sa conduite. Si
on lui enlevait ce caractère, la politique du gouvernement du Roi pourrait y
perdre quelque chose de sa dignité, et en éprouver un jour quelque embarras
et quelque entrave. Il importe, je crois, qu’aucune parole ou aucun silence
ne puisse lui être attribué qui mette sa prévoyance ou son indépendance en
question. Votre Excellence se rappellera le mémorandum anglais du 17
juillet dernier et sa tentative de donner à croire que la France s’était
engagée à ne s’opposer, dans aucun cas, à aucune des mesures que les
quatre puissances pourraient prendre au sujet du pacha d’Égypte. La nouvelle
note que j’ai l’honneur de transmettre à Votre Excellence me paraît conçue,
au fond, dans la même pensée. Les plaintes élevées contre le langage de M. de
Pontois deviendraient ainsi un moyen d’énerver, dès ce jour, ce qu’a pu dire
et de gêner plus tard ce que pourrait faire, s’il le jugeait sage et utile,
le gouvernement du Roi. Le moyen le plus simple et le plus efficace, ce me
semble, de prévenir cet inconvénient, c’est de remettre sous les yeux du
gouvernement Britannique le langage que le gouvernement du Roi a tenu, soit à
Paris, soit à Londres, lorsque la convention du 15 juillet dernier lui a été
annoncée. C’est ce que j’ai essayé de faire dans le projet de note que j’ai
l’honneur de transmettre à Votre Excellence. Je n’ai pas voulu prendre sur
moi de répondre ainsi, sans votre approbation, à la note que lord Palmerston
vient de m’adresser. Mais si le gouvernement du Roi pense qu’il est difficile
de laisser sans réponse cette note qui n’a pas été écrite sans intention, il
trouvera peut-être convenable d’y répondre, comme je le propose, par les
paroles mêmes qui ont été adressées, en son nom, au gouvernement Britannique,
d’abord au moment où le mémorandum du 17 juillet dernier nous a été
communiqué, ensuite dans le contre-mémorandum de Votre Excellence en
date du 24 juillet, et au moment où je l’ai remis à lord Palmerston. Je prie Votre Excellence de me donner, à ce sujet, ses instructions. M. Thiers me répondit le 18 septembre : Le gouvernement du Roi donne la plus entière approbation au projet de note que vous m’avez envoyé en réponse à la note que vous a passée lord Palmerston au sujet du langage imputé par Reschid-Pacha à M. le comte de Pontois. L’habile rédaction de ce projet est bien faite pour déjouer l’intention qu’a pu avoir le ministre britannique en prenant acte, d’une manière si inexacte et si exagérée, de nos déclarations antérieures. Je vous engage donc à ne pas retarder la transmission d’un document qui doit placer la question sur son véritable terrain, à l’abri de toute interprétation arbitraire ou intéressée. Il est parfaitement vrai d’ailleurs que M. le comte de Pontois n’a pas tenu les étranges propos qu’on lui attribue. Il s’est borné à déclarer que la France, justement mécontente du procédé de la Porte et de ses alliés, se réservait toute sa liberté d’action, et à appeler sérieusement l’attention de Reschid-Pacha sur les dangers de la voie où il engageait son gouvernement, particulièrement sur celui des insurrections qu’il serait facile à Méhémet-Ali de susciter parmi les peuples soumis à l’autorité du sultan[4]. Pendant qu’à Paris et à Londres nous tournions ainsi dans le même cercle, faisant des réserves et prenant des précautions pour un avenir qui nous semblait de plus en plus incertain, les événements se précipitaient en Orient et tranchaient les questions que nous ne cessions pas de discuter. La nouvelle de la conclusion du traité du 15 juillet était arrivée à Constantinople, et malgré quelques dissentiments dans l’intérieur du divan et quelques objections de sa mère la sultane Validé, le sultan, toujours sous l’influence de Reschid-Pacha, s’empressa de l’accepter, en fit expédier à Londres les ratifications, et chargea Rifaat-Bey d’aller porter à Alexandrie les sommations successives qu’aux termes de ce traité la Porte devait adresser au pacha. Arrivé à Alexandrie le 11 août, Rifaat-Bey n’y trouva pas Méhémet-Ali ; il était depuis quelques jours en tournée dans la basse Égypte, sous prétexte d’aller visiter les canaux du Nil, mais en réalité pour gagner du temps et préparer ses moyens de défense. Revenu à Alexandrie le 14, il reçut Rifaat-Bey le 16 au matin, et sans entrer avec lui en discussion, le laissant même à peine parler, il se refusa à la première des sommations que prescrivait le traité. Le lendemain 17, les consuls des quatre puissances signataires demandèrent une audience au pacha, et lui adressèrent des représentations sur son refus. Il les repoussa avec vivacité, coupa la parole au colonel Hodges, consul général d’Angleterre, et persista dans sa résistance en disant : Je ne rendrai qu’au sabre ce que j’ai acquis par le sabre. Il n’essayait pas de cacher son agitation, mais sans se montrer inquiet ou intimidé, et quelques-uns des assistants purent croire que la gravité des circonstances était, pour cet esprit aventureux, une cause de satisfaction plutôt qu’un sujet de déplaisir. D’autres, plus clairvoyants ou plus sceptiques, ne voyaient, dans l’attitude et le langage du pacha, point de résolution définitive, et disaient que, le jour où le péril deviendrait imminent, il serait plus prudent qu’aventureux, et se résignerait, pour ne pas tout compromettre, aux sacrifices qu’on lui demandait. Presque au même moment où Rifaat-Bey arrivait à Alexandrie et avant qu’il eût reçu audience de Méhémet-Ali, l’amiral Napier, avec quatre vaisseaux et plusieurs bâtiments d’ordre inférieur détachés de l’escadre de l’amiral Stopford, se présentait le 14 août devant Beyrouth, sommait Soliman-Pacha[5], qui y commandait pour Méhémet-Ali, d’évacuer la ville et la Syrie, adressait aux Syriens une proclamation pour les engager à secouer le joug égyptien et à rentrer sous la domination du sultan, annonçait qu’en cas de refus il prendrait contre Beyrouth et la garnison des mesures décisives, et saisissait immédiatement les petits navires égyptiens qui se trouvaient sous sa main. En même temps l’amiral Stopford lui-même, avec le reste de son escadre, arrivait en rade d’Alexandrie et s’y établissait, attendant que Méhémet-Ali eût répondu aux sommations du sultan. La nouvelle de ces premiers actes d’exécution du traité du 15 juillet arriva à Paris le 5 septembre, et M. Thiers m’écrivit le 8 : Demandez comment il se fait qu’avant les ratifications, avant surtout l’expiration des délais, on ait pu commencer à opérer en Syrie contre Beyrouth. En vérité, cela est peu séant et peu légal en fait de droit des gens. Du reste, adieu les moyens coercitifs ! La Syrie ne remue pas ; l’émir Beschir reste fidèle à Méhémet-Ali ; Ibrahim-Pacha, avec toutes ses forces, revient pour écraser les gens qui seraient tentés de débarquer. Il ne reste plus, si les choses se passent ainsi, qu’à donner au public anglais le spectacle satisfaisant de l’intervention russe. Je n’avais pas attendu cette instruction pour faire à Londres ce qu’elle me prescrivait ; j’écrivis le 9 septembre à M. Thiers : Ce matin, en lisant les proclamations de Napier et le détail de ses premières démarches, j’ai cherché comment je pourrais en témoigner sur-le-champ ma surprise, et obliger le cabinet à quelques explications. Point de ministre à Londres ; lord Palmerston à Broadlands, lord Melbourne et lord John Russell à Windsor. On dort bien à l’aise derrière l’Océan. J’ai été chez lord Clarendon que je n’ai pas trouvé. Il est venu chez moi une heure après : — Mylord, lui ai-je dit, vous êtes le seul membre du cabinet que je puisse joindre ; soyez, je vous prie, un moment lord Palmerston, et dites-moi comment il se peut qu’on fasse, en Syrie, la guerre au pacha avant de lui avoir seulement dit, en Égypte, ce qu’on lui demande. Lord Clarendon ne m’a, comme de raison, rien expliqué. Mais il répétera ce que je lui ai dit. J’ai parlé dans le même sens, et vivement, à plusieurs membres du corps diplomatique. Lord Palmerston doit revenir à Londres après-demain. Je lui porterai ma surprise. Tout ce qui me revient me donne lieu de croire à quelque brusque et forte tentative de la marine anglaise sur quelque point de la côte de Syrie, probablement sur Saint-Jean d’Acre. Si un tel coup réussissait, l’effet en serait grand. J’ai peine à croire au succès. Mais certainement on a préparé et on attend ici quelque chose de semblable, quelque acte vigoureux qui empêche l’affaire de traîner en longueur. Lord Palmerston avait, à nos plaintes sur l’exécution précipitée du traité du 15 juillet, une réponse fondée sur un document qui, à cette époque, n’était pas encore public ; au texte de ce traité était joint un protocole réservé, signé à Londres, le même jour, par les plénipotentiaires des quatre puissances et de la Turquie, et qui portait : Considérant que, vu la distance
qui sépare les capitales de leurs cours respectives, un certain espace de
temps devra nécessairement s’écouler avant que l’échange des ratifications de
ladite convention puisse s’effectuer, et que les ordres fondés sur cet acte
puissent être mis à exécution ; Et lesdits plénipotentiaires
étant profondément pénétrés de la conviction que, vu l’état actuel des choses
en Syrie, des intérêts d’humanité, aussi bien que les graves considérations
de politique européenne qui constituent l’objet de la sollicitude commune des
puissances signataires de la convention de ce jour, réclament impérieusement
d’éviter, autant que possible, tout retard dans l’accomplissement de la
pacification que ladite transaction est destinée à atteindre. Lesdits plénipotentiaires, en vertu de leurs pleins pouvoirs, sont convenus entre eux que les mesures préliminaires mentionnées à l’article II de la présente convention seront mises à exécution tout de suite, sans attendre l’échange des ratifications ; les plénipotentiaires respectifs constatent formellement, par le présent acte, l’assentiment de leurs cours à l’exécution immédiate de ces mesures. Ce protocole ne faisait point disparaître ce qu’il y avait de violent et d’injuste à exécuter, contre Méhémet-Ali, le traité du 15 juillet avant de lui avoir adressé les sommations prescrites par ce traité même pour l’inviter à en accepter ou à en refuser les conditions ; il effaçait seulement l’irrégularité diplomatique qu’avant l’échange des ratifications nous avions droit de signaler. Le 16 septembre, quand toutes ces ratifications furent arrivées et échangées à Londres, lord Palmerston nous donna enfin connaissance officielle et textuelle du traité du 15 juillet, et deux jours après, il me communiqua un protocole en date de la veille, 17 septembre, par lequel les plénipotentiaires des cours d’Autriche, de la Grande-Bretagne, de Prusse et de Russie, dans le but de placer dans son vrai jour le désintéressement qui avait guidé leurs cours dans la conclusion du traité du 15 juillet, déclaraient formellement que, dans l’exécution des engagements résultant dudit traité pour les puissances contractantes, ces puissances ne chercheraient aucune augmentation de territoire, aucune influence exclusive, aucun avantage de commerce pour leurs sujets, que ceux des autres nations ne pussent également obtenir[6]. Le jour même où lord Palmerston me faisait cette communication, je recevais de M. Thiers cette dépêche datée du 17 septembre : Monsieur l’ambassadeur, Méhémet-Ali, cédant à nos pressantes instances, vient de se décider à une grande concession. Il consent à rendre immédiatement au sultan Adana, Candie, les villes saintes, bornant ainsi ses prétentions à l’investiture héréditaire de l’Égypte et à la possession viagère de la Syrie. Je ne puis croire que des conditions aussi raisonnables ne soient pas acceptées. Les repousser, ce serait évidemment réduire le pacha à la nécessité de défendre par les armes son existence politique, et j’ai la conviction qu’il n’hésiterait pas à le faire. J’ajouterai que ce n’est pas le gouvernement du Roi qui lui demanderait d’ajouter de nouveaux sacrifices à ceux qu’il vient d’offrir. Les puissances se verraient sans doute obligées, pour surmonter la résistance de Méhémet-Ali, de recourir à des moyens extrêmes ; et parmi ces moyens, il en est qui peut-être rencontreraient quelques obstacles de notre part ; il en est d’autres auxquels nous nous opposerions très certainement ; on ne doit se faire, à cet égard, aucune illusion. Il importe donc que les propositions si conciliantes de Méhémet-Ali obtiennent l’assentiment de la Porte et de ses alliés. J’ajouterai que cet assentiment ne saurait être trop prompt, la situation des choses étant telle que, d’un moment à l’autre, ce qui est à présent praticable, et facile même, peut devenir absolument impossible. Dans ces circonstances, le gouvernement du Roi, immolant à l’intérêt de la paix des susceptibilités trop bien justifiées cependant, n’hésite pas à faire un appel à la sagesse des cours alliées. Je viens d’en écrire à Vienne, à Berlin et à Constantinople. Veuillez, monsieur l’ambassadeur, en entretenir aussi le cabinet de Londres. Je vous laisse juge de la forme que vous devrez donner à cette communication. Quelques personnes ont pensé, tant à Alexandrie qu’à Constantinople, que la Porte pourrait préférer, aux stipulations proposées, un autre arrangement qui, donnant seulement à Méhémet-Ali l’Égypte et le pachalik d’Acre, conformément au traité du 15 juillet, conférerait à son fils Ibrahim-Pacha l’investiture des trois autres pachaliks syriens. Nous croyons que ce plan pourrait aussi être accepté. A ces instructions officielles, M. Thiers ajoutait ces informations particulières : Voyant qu’il fallait placer la résistance là où nous la placions, et sachant, par un dernier envoi postérieur à notre entrevue à Eu, que nous la placions dans l’Égypte héréditaire et la Syrie viagère, le vice-roi a fait les concessions que nous lui demandions et a résumé enfin ses prétentions dans l’Égypte héréditaire et la Syrie viagère. Mais au delà il n’y a plus de concessions à espérer, car il ne fera que celles que nous lui arracherons, et nous ne lui en demanderons pas une au delà de l’Égypte héréditaire et de la Syrie viagère. Tenez cela pour infaillible. Il a fait cette concession pour obtenir notre appui et nous engager tout à fait à sa cause. C’était son intention évidente. Maintenant, après l’avoir poussé jusque-là, il y a, pour nous, une sorte d’engagement moral de lui prêter notre appui lorsqu’il se renferme, à notre demande, dans les limites de la raison et de la modération. Peut-être on va conclure, de ce qu’il a dit aux quatre consuls, qu’il va tout céder ; c’est une illusion qu’il faut détruire. Il leur a déclaré qu’il acceptait l’hérédité de l’Égypte, et que, pour le surplus, il s’en rapportait à la magnanimité du sultan. Voici ce qu’il a entendu, et il l’a expliqué à Rifaat-Bey. Il a entendu qu’il prenait d’abord l’hérédité de l’Égypte, et se résignait à la possession viagère de la Syrie, de Candie et d’Adana. C’est après nos instances qu’il a consenti à entendre par ces mots la possession héréditaire de l’Égypte et la possession viagère de la Syrie seule. Vous avez là la dernière concession possible. L’influence de la France était en effet, sinon la seule, du moins l’une des principales causes de ces concessions de Méhémet-Ali. Le lendemain même du jour où Rifaat-Bey avait débarqué en Égypte porteur des sommations du sultan au pacha, le comte Walewski était aussi arrivé à Alexandrie, chargé par M. Thiers de contenir le pacha, si celui-ci était disposé à faire des coups de tête, et de lui donner, en tout cas, les conseils les plus propres à amener, entre la Porte et lui, un arrangement. A l’arrivée du comte Walewski, les consuls des quatre puissances s’empressèrent de l’assurer que Méhémet-Ali se soumettrait aux conditions qui lui étaient offertes si la France lui déclarait nettement qu’il ne devait pas compter sur son appui : L’acceptation ou le refus du pacha, disait le colonel Hodges, dépend de la mission du comte Walewski. Ainsi averti de la délicate situation qu’on lui faisait, l’envoyé français ne voulut voir le pacha qu’après l’audience donnée à Rifaat-Bey et le refus de l’ultimatum de la Porte. Il trouva Méhémet-Ali très animé : Je n’ai pas laissé parler le messager de la Porte, répéta-t-il plusieurs fois. Il exposa ensuite complaisamment ses plans et ses moyens de résistance. Selon lui, les Anglais n’avaient pas assez de troupes de débarquement pour s’aventurer dans l’intérieur de l’Égypte ; il était impossible aux Russes de faire traverser l’Asie Mineure à plus de vingt mille hommes, car ils ne trouveraient pas de vivres pour une force plus considérable ; il ne craignait pas vingt mille Russes. Il brûlait de se mesurer avec les Autrichiens. S’il n’y avait pas plus de douze vaisseaux anglais devant Alexandrie, il était décidé à faire sortir sa flotte pour les combattre. Tout cela était dit sans fanfaronnade apparente, avec une grande humilité ironique, et en même temps avec une confiance dans son étoile que quarante années de chances heureuses pouvaient seules expliquer. Le comte Walewski représenta au pacha qu’il ne pouvait espérer de lutter contre les quatre puissances signataires de la convention de Londres. Une attitude défensive, expectante et menaçante était, lui dit-il, la seule qui lui convînt et dont il pût attendre de bons résultats. Il pouvait, à Alexandrie, embosser sa flotte en prenant des précautions contre les bombes de l’ennemi, et garder des troupes en nombre suffisant pour s’opposer à un débarquement. En Syrie, il n’avait qu’à concentrer assez de régiments réguliers pour comprimer les nouvelles tentatives d’insurrection qui pourraient y être suscitées contre lui. Au pied du Taurus, à Marash, il devait réunir une armée considérable et menacer de là la Turquie. Mais qu’il ne songeât ni à risquer un vaisseau à la mer, ni à envoyer un homme dans l’Asie Mineure ; s’il passait le Taurus, il provoquait un tremblement de terre qui engloutirait à la fois Constantinople et le Caire. Méhémet-Ali adopta, sans grand’peine, ce système défensif, disant pourtant : Si les Anglais bloquent mon commerce, il faudra bien que je fasse marcher Ibrahim. Le comte Walewski lui fit observer qu’un blocus n’était pas encore l’hostilité complète ; le pacha en convint ; il ne voulait ni résister aux conseils de l’envoyé français, ni cesser de faire entrevoir qu’il tenait dans ses mains la paix ou la guerre européenne ; et le comte Walewski, en rendant compte le 18 août à M. Thiers de ces entretiens, finit par dire : Si les Anglais se bornent à bloquer, s’ils ne cherchent ni à incendier la flotte, ni à faire une descente, ni à bombarder Alexandrie, on pourra peut-être empêcher Méhémet-Ali de donner à son armée l’ordre de passer le Taurus ; mais si une flotte anglaise veut brûler et sa ville, et son palais, et ses magasins, et ses arsenaux, et sa flotte enfin, il ne peut l’empêcher qu’en faisant sortir ses vaisseaux, et dans l’état où ils sont, c’est leur ruine positive. Si on débarque des troupes turques et autrichiennes en Syrie, si on y rallume l’insurrection qui n’est que comprimée, il ne peut s’y opposer qu’en condamnant à une perte presque certaine l’armée de Soliman-Pacha. Dans toutes ces hypothèses donc, il n’a qu’un seul parti à prendre, celui de faire passer le Taurus à son armée ; là, de nouvelles et grandes chances se présentent à lui, et il les comprend trop bien pour que, le cas échéant, il consente à ne pas jouer son sort sur la seule carte qui puisse le faire gagner. Le moment était pressant ; je me rendis le 19 septembre au Foreign-Office, et j’entamai l’entretien avec lord Palmerston en lui exposant les faits dont M. Thiers venait de m’instruire, les concessions de Méhémet-Ali, les efforts des agents français qui l’y avaient amené, le départ tout récent du comte Walewski qui avait quitté Alexandrie dans les premiers jours de septembre pour aller à Constantinople presser la Porte d’accepter les propositions du pacha : Voilà donc, dis-je, à lord Palmerston, une chance d’arrangement. Le pacha n’est point intraitable. La Porte le sera-t-elle ? A en juger par le langage de Rifaat-Bey, elle n’y est pas disposée. Rien ne la gêne pour entrer dans les voies qui s’ouvrent à la transaction. Les propositions qu’elle a faites au pacha ne font point partie de la convention qu’elle a conclue avec les quatre puissances. C’est un acte séparé, qui émane de la Porte seule, et qu’elle peut modifier sans que la convention du 15 juillet en soit atteinte. La modification que demande Méhémet-Ali, Rifaat-Bey lui-même paraît en avoir suggéré l’idée. Les trois pachaliks de Syrie en viager pour un fils du pacha, est-ce acheter trop cher le terme d’une situation grave pour la Porte, grave pour l’Europe, et qui peut le devenir bien plus ? — Je suis fort aise, me dit lord Palmerston, que Méhémet-Ali ait fait cette démarche ; elle est de bon augure. Ne vous trompez pas sur la valeur de ce qu’a pu dire Rifaat-Bey. C’est un pauvre homme, très effrayé de la mission qu’il remplit, et qui n’est pressé que de s’en aller. Il n’aurait pas mieux demandé que d’aller sur-le-champ porter lui-même à Constantinople les propositions du pacha. Il voulait partir après l’expiration du premier délai de dix jours. Les consuls ont eu quelque peine à l’en empêcher. Je sais que la situation est grave. Je n’en redoute pas la responsabilité et elle ne s’aggravera point de notre fait. Nous ne voulons point faire, nous ne ferons point la guerre à la France. Nous ne ferons rien qui justifie la guerre. Nous ne poursuivons qu’un but légitime, avoué ; la note que je vous ai adressée en vous communiquant la convention du 15 juillet, le protocole du 17 de ce mois, c’est là tout notre dessein. Nous n’avons pas une pensée, nous ne ferons pas un pas au delà. La France est pleine de respect pour le droit des gens et la justice. Elle n’a pas jugé à propos de prêter comme nous, son concours à la Porte ; mais elle n’est pas ennemie de la Porte ; elle ne fera pas la guerre à la Porte pour soutenir le sujet contre le souverain. Elle ne déclarera pas la guerre à des puissances amies qui ne la provoqueront pas. — Certainement, mylord, la France est pleine de respect pour le droit des gens et la justice ; la France ne veut point la guerre, et ne provoquera pas plus qu’elle ne se laissera provoquer. Mais il y a des situations, et ce sont les plus graves, où la guerre peut naître d’elle-même, sans la volonté, contre la volonté de tout le monde, par cet entraînement des situations, par ces incidents imprévus auxquels on n’échappe pas en les déplorant. En 1831 aussi, la France ne voulait pas la guerre, et elle en a donné certes d’éclatantes preuves ; mais quand l’Autriche, pour venir au secours du gouvernement pontifical, entra dans les Légations, la France ne put accepter cette intervention étrangère, cette présence armée dans un État indépendant, cette rupture de l’équilibre en Italie ; à son tour, la France voulut être là, et elle alla à Ancône. Grâce à la sagesse de l’Europe, grâce à la loyauté bien comprise de la France, la guerre ne sortit point de là ; mais elle en pouvait sortir, et pourtant la France n’hésita point. Des circonstances analogues pourraient amener, sous des formes bien diverses, des résolutions, des actes également pleins des chances de guerre que nous repoussons tous. Et plus la situation qui peut faire naître de tels actes se prolonge, plus on avance vers la limite à laquelle on peut rencontrer ces chances. Hâtons-nous de mettre un terme à cette situation, mylord, quand il en est temps encore et quand le moyen s’en offre à nous. — Les situations sont bien différentes. On a beaucoup crié, en 1831, contre ce que faisait la France à Ancône. Pour moi, je suis de ceux qui ont pensé dès lors que la France n’avait pas le tort qu’on lui attribuait, et qu’il y avait, pour elle, de grandes raisons d’agir ainsi. L’Autriche était entrée seule dans les Légations ; le gouvernement pontifical était protégé précisément par la puissance dont la protection devait paraître, aux autres États, plus suspecte et plus périlleuse. C’est exactement la situation où la Porte serait aujourd’hui si elle avait pour protectrice la Russie seule en vertu du traité d’Unkiar-Skélessi. Nous avons, en droit, repoussé, comme vous, ce protectorat exclusif de la Russie ; en fait, nous ne l’accepterions pas plus que vous. L’Autriche de plus, en 1831, n’avait pas invité la France à se joindre à elle pour protéger le pape, pour entrer avec elle dans les Légations. Aujourd’hui ce sont quatre puissances d’intérêts fort divers, et dont plusieurs ont des intérêts semblables à ceux de la France, qui s’allient pour protéger la Porte ; et ces quatre puissances ont constamment pressé la France de s’unir à elles, d’agir comme elles, d’être partout avec elles dans le même dessein. Ce sont là, à coup sûr, des différences considérables entre les situations, et la France n’aurait pas aujourd’hui, pour agir en Orient comme elle l’a fait en 1831 en Italie, les mêmes motifs. — Mylord, peu importent ces différences quand l’analogie est au fond des choses. Pourquoi redoutons-nous ce que les quatre puissances entreprennent en Orient ? Parce que nous croyons qu’au lieu de la pacification intérieure, c’est la guerre civile, avec toutes ses secousses et toutes ses chances, qu’elles vont porter dans l’Empire ottoman, et que, si quatre puissances sont présentes dans le traité du 15 juillet, en définitive une seule en profitera. C’est là le résultat que nous repoussons. Nous voulons en Orient la paix et l’équilibre des États européens. Nous croyons la paix et l’équilibre compromis par le traité dont vous poursuivez l’exécution. Un État du premier ordre, la France ne peut, en pareille occurrence, manquer à son rôle et à son rang. Elle n’y manquera point. — Elle aura bien raison, et nous serions bien fâchés qu’elle y manquât. Croyez-moi, mon cher ambassadeur ; nous n’avons aucune envie que vous n’exerciez pas en Orient l’influence qui vous appartient. Nous savons combien votre influence y est nécessaire ; et soyez sûr que, si la prépondérance d’une autre puissance y devenait en effet menaçante, vous nous verriez à côté de vous pour la réprimer. Mais rien de semblable n’est à craindre aujourd’hui ; ce qui se fait en Orient détruira au contraire toute prétention isolée, tout protectorat exclusif. Nous aurions infiniment préféré que vous y prissiez part avec nous. Vous n’avez pas voulu. Nous aussi, en 1823, quand vous êtes intervenus en Espagne, nous n’avons pas voulu nous y associer. On nous l’avait proposé, demandé à Vérone. Nous avons pensé que cela ne convenait pas à notre politique, intérieure et extérieure. Avons-nous fait la guerre à cause de cela ? Depuis bien longtemps pourtant nous redoutions l’influence de la France en Espagne. Vous y êtes entrés seuls. Vous y êtes restés longtemps. Vous avez occupé cinq ou six ans Cadix, point si important à nos yeux. Nous avons gardé la paix et nous croyons que, pas plus que le reste de l’Europe, l’Angleterre n’y a rien perdu. Je ne prolongeai pas cette discussion sur des comparaisons boiteuses et sans importance pratique ; je ramenai la conversation vers son objet sérieux, les propositions du pacha : Le gouvernement du Roi, dis-je, craint qu’on ne se fasse, à Londres, des illusions à cet égard. Il est convaincu qu’on n’obtiendra rien de plus à Alexandrie. Il trouve lui-même ces propositions modérées et raisonnables ; il ne croirait ni devoir, ni pouvoir insister auprès du pacha pour lui arracher davantage ; il ne voit enfin, au delà de ces termes, qu’une situation de plus en plus violente et qui nous pousserait chaque jour plus rapidement vers les événements les plus graves. — Je ne pense pas, me dit lord Palmerston, que ce soient là les derniers termes auxquels le pacha puisse être amené. La Porte n’acceptera point la Syrie tout entière pour Ibrahim. Ibrahim, c’est Méhémet. Le district d’Adana, si je ne me trompe, avait été donné au nom d’Ibrahim ; Méhémet en dispose, comme de tout le reste. La convention du 15 juillet a un but sérieux, faire disparaître le danger auquel le voisinage et la puissance de Méhémet, maître de la Syrie, tenaient la Porte sans cesse exposée. Il est indispensable que ce but soit atteint. — Dois-je conclure de là, mylord, que la Porte n’admettra aucune modification aux propositions qu’elle a adressées au pacha ? — Je ne dis pas cela ; le pacha montre de la sagesse ; il commence à transiger. Aucune mesure de coercition n’a pourtant encore été réellement tentée ; on verra ; une place qui s’est bien défendue pendant six mois, et qui donne lieu de croire qu’elle se défendra bien encore, est traitée autrement que celle dont les remparts sont minés et près de tomber. Il y a tel dessein qu’on peut modifier lorsque, à la pratique, on en a reconnu les difficultés. Quant à présent, Ibrahim s’est rapproché de Beyrouth avec un corps de troupes, ce qui prouve qu’il ne pense pas à passer le Taurus. — Savez-vous ce qu’il fera, mylord, quand il saura que les dernières propositions de son père ont été rejetées ? — Ce ne seront pas les dernières ; le pacha est entré dans une bonne voie ; il comprendra qu’il y a, pour lui, plus d’avantage à y persévérer qu’à en sortir. Je rendis sur-le-champ à M. Thiers un compte détaillé de cet entretien, et en dehors de mon récit officiel j’ajoutai : On ne m’a pas dit, et je n’aurais pas souffert qu’on me dît, mais on croit ici que le pacha découragé avait cédé bien davantage, et qu’il était prêt en effet à se contenter de l’Égypte héréditaire, en s’en remettant d’ailleurs à la générosité du sultan. MM. Cochelet et Walewski lui auraient, dit-on, reproché d’avoir fait cette démarche à leur insu, et l’auraient fait revenir de sa première résolution ; en sorte que la France seule aurait fait obstacle à la conclusion de l’affaire. Quand on conçoit des doutes sur cette explication de ce qui s’est passé à Alexandrie, voici celle qu’on adopte en échange. Le pacha, dit-on, a fait une feinte ; il s’est montré disposé à tout céder, dans l’espoir que les agents français eux-mêmes trouveraient ses concessions excessives, lui conseilleraient d’autres propositions dont ils prendraient la responsabilité, et lieraient ainsi la France à sa cause. En sorte que, dans la première hypothèse, la France serait plus exigeante et, dans la seconde, moins fine que le pacha. La première hypothèse devint bientôt à Londres un bruit fort répandu et d’un très fâcheux effet. J’écrivis le 22 septembre à M. Thiers : Je ne puis vous laisser ignorer, et je vous l’ai déjà indiqué hier, que lord Palmerston, pour retenir ses collègues sous son drapeau, se servira et se sert déjà beaucoup de cette assertion que le pacha avait cédé, allait céder, que les agents français seuls lui ont rendu courage et l’ont rengagé dans la résistance. C’est ce qu’on lui mande de plusieurs côtés, et avec affirmation. On l’a, dit-on, également mandé à Vienne, et M. de Metternich en est aussi persuadé que lord Palmerston. Lord Beauvale en a écrit à Londres. L’amiral Stopford y croit, dit-on, également, et lui, qui était assez favorable au pacha, et en bonne intelligence avec nous, va changer de disposition et poursuivre avec ardeur les moyens de contrainte, très blessé, pour son propre compte, d’avoir tiré à tort le canon de raccommodement. J’ai trouvé hier lord Holland fort troublé de tout ce qu’on lui disait à cet égard, et redoutant beaucoup l’effet de tout ce qu’on pouvait dire. On raconte que M. Walewski a parlé au pacha de 30.000 hommes que la France réunissait dans ses départements méridionaux. Deux de nos amis, des plus chauds et des plus utiles, sont venus ce matin me dire les ravages, je me sers à dessein de l’expression, que les adversaires d’une transaction pourraient faire et feraient, dans le cabinet et dans le public, avec de telles allégations. Car la France a toujours répété, disent-ils, que, pour elle, la question des territoires lui était indifférente et que, si le pacha voulait céder, elle n’y objecterait pas du tout. J’attendrai impatiemment votre réponse. » Elle ne se fit pas attendre ; M. Thiers m’écrivit le 24 septembre : A la fausse assertion que la France, loin d’amener les concessions du vice-roi, les a au contraire empêchées d’être pleines et entières, donnez en mon nom, et au nom du gouvernement français, le démenti le plus solennel. Je ferai donner aujourd’hui ce démenti par un journal officiel[7]. Voici la rigoureuse vérité. Le vice-roi, en pourparlers avec Rifaat-Bey, avait commencé à s’adoucir, et avait conçu, de certaines insinuations qui lui avaient été faites, l’espoir d’obtenir du sultan des conditions meilleures que le traité du 15 juillet. Il fit alors cette réponse qu’il acceptait l’Égypte héréditaire, et qu’il s’en fiait, pour le surplus, à la magnanimité du sultan. On en était là quand nos agents le virent, et il dit ce qu’il entendait par ce recours à la magnanimité du sultan ; il entendait qu’on lui laisserait la possession viagère de la Syrie, d’Adana et de Candie. C’est alors que nos agents lui déclarèrent que c’était là une prétention impossible à justifier et à satisfaire. Notamment sur Candie, il fallut y revenir à plusieurs fois pour l’ébranler et le convaincre. L’assertion qu’il allait tout céder est donc un indigne mensonge auquel je vous prie de donner, en mon nom et au nom de la France, le plus éclatant démenti. Je vous envoie une lettre de M. Cochelet que vous pouvez lire à qui cette lecture sera utile. Elle fut utile, mais point nécessaire. Je répondis le 26 septembre à M. Thiers : Je sors de chez lord Palmerston. J’avais déjà démenti, auprès de lui et auprès de tout le monde, l’assertion relative à la conduite des agents français à Alexandrie. Je viens de le faire avec l’autorité de votre lettre, du rapport de M. Cochelet et de votre démenti officiel. J’ai trouvé lord Palmerston convaincu d’avance et assez embarrassé. Il avait reçu hier le rapport du colonel Hodges, en date du 30 août, signé des trois autres consuls et de Rifaat-Bey, et parfaitement d’accord avec celui de M. Cochelet. Ce rapport, rédigé en forme de procès-verbal de la conférence entre le pacha, Rifaat-Bey et les quatre consuls, prouve : 1º que le pacha, en déclarant aux consuls qu’il acceptait l’Égypte héréditaire, et s’adresserait, pour le reste, aux bontés du sultan, leur a, même au premier moment, donné à entendre qu’il demanderait et qu’il espérait bien obtenir le gouvernement viager de la Syrie, ajoutant ensuite que, s’il était refusé, il aurait recours aux armes ; 2º que les agents français, loin de détourner le pacha des concessions pleines et entières qu’il avait faites d’abord, s’étaient, au contraire, appliqués et avaient réussi à obtenir de lui des concessions plus étendues et plus précises. Ce dernier point n’est pas textuellement exprimé dans le rapport du colonel Hodges, qui ne traite que de ce qui s’est passé entre le pacha et les consuls ; mais il en découle nécessairement, et le rapport de M. Cochelet est pleinement confirmé. Lord Palmerston l’a reconnu sans hésiter, sans essayer d’atténuer la vérité. J’ai pris sur lui tous mes avantages. J’ai prononcé les mots d’étrange crédulité, de confiance aveugle dans tout ce qui flattait ses idées ou son désir ; j’ai parlé des offenses auxquelles il se laissait ainsi entraîner envers nous, que nous devions ressentir, que nous ressentions, et qui rendraient les affaires encore bien plus difficiles et périlleuses si nous n’étions pas plus attentifs avant de croire et de parler. Il n’a point cherché de mauvaise excuse, et vous pouvez être sûr qu’à cet égard, en ce moment, il a le sentiment d’un tort et presque envie de le réparer. Ce qui importe encore plus, c’est qu’il a perdu par là un grand moyen d’action sur l’esprit de ses collègues, d’ici au conseil de lundi prochain et dans ce conseil même. Trois conseils de cabinet furent tenus en effet, le 29 septembre et les 1er et 2 octobre, pour délibérer sur les concessions du pacha ; les amis de la politique pacifique soutenaient qu’elles pouvaient devenir la base d’une transaction, et demandaient qu’on fît, à ce sujet, quelque nouvelle ouverture à la France. Lord Palmerston se retranchait dans les difficultés de conduite, les scrupules de dignité : Le traité s’exécute, disait-il, et s’exécutera facilement ; comment le rétracter sans humilier l’Angleterre et l’Europe ? Ses objections ne ramenaient pas à lui les partisans d’un arrangement ; mais ils ne les résolvaient pas à leur propre satisfaction. Ils cherchaient quelque chose qui, sans violer et abolir formellement le traité du 15 juillet, en prît la place et maintînt à la fois la paix et l’honneur diplomatique de l’Angleterre. Ils ne le trouvaient pas. La chance d’une dislocation du cabinet était d’ailleurs présente à l’esprit de tous ses membres, et rendait toutes les discussions molles et vaines. Au milieu de ces petites agitations intérieures du cabinet anglais, arriva à Paris et à Londres la nouvelle télégraphique que, le 11 septembre, l’escadre anglaise avait d’abord sommé, puis bombardé Beyrouth qui, après une résistance peu efficace, s’était rendu ; que des troupes turques, ou auxiliaires des Turcs, avaient été débarquées et commençaient à agir en Syrie ; et que, pendant ce temps, à Constantinople, aussitôt après l’arrivée de Rifaat-Bey revenu d’Alexandrie et malgré les efforts du comte Walewski pour faire accepter les propositions d’arrangement du pacha, le sultan, à la suite de deux réunions solennelles du divan, avait, le 14 septembre, prononcé la déchéance de Méhémet-Ali comme pacha d’Égypte et nommé Izzet-Méhémet pour le remplacer. Le traité du 15 juillet était ainsi exécuté en Orient dans ses conséquences extrêmes, pendant qu’on cherchait encore, en Occident, un moyen de les prévenir. En me transmettant, le 2 octobre, ces nouvelles, M. Thiers ajoutait : Vous pouvez vous figurer aisément l’impression du public de Paris. Il m’est impossible de dire ce qui en résultera, ni quelles seront les résolutions du gouvernement. J’ai assemblé le cabinet ce matin ; je l’assemblerai encore ce soir ; je vous ferai part de ses résolutions dès qu’elles seront prises, et qu’il y aura besoin de vous les faire connaître pour votre conduite à Londres. En attendant, vous ne devez pas dissimuler combien la situation est grave. Elle ne l’a jamais été, à beaucoup près, autant. En recevant, le 4 octobre au matin, ces nouvelles et sans rien attendre de plus, je pensai que, soit avec les amis, soit avec les adversaires d’un arrangement pacifique, je ne devais pas rester inactif et silencieux. Je pris quelques mesures pour que les premiers connussent bien, sans retard, la gravité de la situation, et je demandai à lord Palmerston de me recevoir dans la matinée. Il me répondit qu’il m’attendait. Mylord, lui dis-je en entrant, je n’ai, de la part du gouvernement du Roi, rien à vous demander ni à vous dire ; mais je tiens à vous informer sur-le-champ des nouvelles que je reçois et de l’effet qu’elles produisent en France. Je lui lus une dépêche de M. de Pontois, en date du 15 septembre, sur ce qui venait de se passer à Constantinople, et trois dépêches télégraphiques que M. Thiers m’avait transmises. Sur la dépêche de M. de Pontois, lord Palmerston s’empressa de me dire : Il n’y a point de successeur nommé à Méhémet-Ali en Égypte ; la Porte a pensé que, puisqu’elle était en guerre avec lui, il fallait lui retirer tout pouvoir légal. Elle l’a déposé pour qu’il ne fût plus, en Égypte comme ailleurs, le représentant du sultan, pour que tous les sujets du sultan, Égyptiens comme Syriens, sussent bien qu’ils ne devaient plus à ses ordres aucune obéissance. Elle a pensé en même temps que cette mesure l’intimiderait et contribuerait à le faire céder. Elle ne s’est point interdit tout arrangement avec lui quant à l’Égypte ; elle n’a investi Izzet-Méhémet-Pacha que d’un pouvoir provisoire et limité. J’ai écrit à lord Granville pour qu’il donnât à votre gouvernement cette explication et rétablît la vérité des faits. — Il n’en est pas moins vrai, mylord, que c’est au moment où Méhémet-Ali faisait des concessions et abandonnait une partie de ses prétentions, qu’on a pris contre lui une mesure extrême, et poussé tout à coup la convention du 15 juillet à ses dernières conséquences. L’article VII de cette convention ne présentait le retrait de l’Égypte même à Méhémet-Ali que comme une chance éloignée, sur laquelle le sultan consulterait ses alliés. Apparemment le conseil de lord Ponsonby a été aussi prompt que la résolution du sultan. C’est sans doute dans le même esprit de promptitude, et pour aller au-devant des événements, qu’on fait dans l’Asie Mineure, auprès de Nicomédie, les préparatifs d’un camp pour des troupes russes. Aux termes de l’article III de la convention du 15 juillet, c’est seulement dans le cas où Ibrahim passerait le Taurus que ces mesures sont annoncées pour la sûreté de Constantinople. — Aussi n’y a-t-il, quant à présent, rien de fondé dans le bruit dont vous me parlez. On ne fait point de préparatifs pour un camp russe à Nicomédie, et j’espère que rien de semblable ne sera nécessaire, et qu’Ibrahim ne franchira pas le Taurus. La conversation passa de Constantinople en Syrie. Lord Palmerston ne savait, sur Beyrouth, que ce qu’il avait appris par nos dépêches télégraphiques : Mes dernières dépêches de Beyrouth, me dit-il, sont du 26 août ; mais l’événement ne m’étonne pas ; Beyrouth était un point important à occuper. C’est le seul port de cette côte. Il coupe les communications du pacha. C’est de là que l’insurrection de la Syrie contre lui peut être efficacement soutenue. — Oui, cette insurrection qu’on soutient sans qu’elle existe, et qu’on ne parvient pas à créer. — Elle existera dès qu’elle aura un point d’appui. Notre drogman, M. Wood, a parcouru le Liban ; il a vu les principaux chefs, l’émir Beschir lui-même ; ils lui ont tous dit que, dès qu’ils verraient le drapeau turc arboré et protégé par des forces suffisantes, ils prendraient les armes, car la tyrannie du pacha leur est insupportable. Je parlai avec amertume de ce drapeau turc arboré sur Beyrouth en cendres, et par des mains qui n’étaient pas toutes turques. Lord Palmerston révoqua en doute les neuf jours de bombardement et la ruine complète de Beyrouth : Les Égyptiens, me dit-il, étaient dans un fort, dans le lazaret, je crois. Ce point-là aura été détruit, ce qui aura déterminé la retraite. Quant aux troupes débarquées, ce sont bien des Turcs. Il n’y a point d’Autrichiens. Peut-être quelques marins anglais, pour un moment, comme nous avons fait en Espagne. Mais c’est par des Turcs que Beyrouth est occupé, et une seconde expédition de troupes turques ne tardera pas à y arriver. — Je ne sais, mylord, si c’est Beyrouth même ou seulement le lazaret qui a été détruit, ni dans quelle mesure les Anglais, les Autrichiens et les Turcs ont contribué à sa destruction, ni si ce serait une insurrection bien naturelle que celle qui viendrait si tard et à condition d’être si bien garantie. Ce que je sais, c’est que tous les faits que nous venons d’apprendre, et dont quelques-uns sont des conséquences rigoureuses, extrêmes, lointaines, du traité du 15 juillet, ont éclaté à la fois, au début même de l’exécution, au moment où les concessions du pacha avaient fait concevoir des espérances d’arrangement. Ces faits ont produit en France un effet déplorable, et il en résulte la situation la plus grave qui se puisse imaginer, une situation dans laquelle personne ne peut plus répondre de l’avenir. — Comment un nouvel arrangement serait-il possible ? Comment pourrions-nous modifier la convention du 15 juillet sous le coup des menaces dont nous sommes assaillis ? Au milieu d’une telle explosion, notre honneur nous commande de tenir à ce que nous avons fait, d’accomplir ce que nous avons entrepris. — Pardon, mylord, que voulez-vous dire ? De quelle explosion, de quelles menaces parlez-vous ? Est-ce des journaux ? Vous savez, comme moi, ce que c’est qu’un pays libre ; vous connaissez, comme moi, ce qu’y peuvent être les exagérations de la pensée, les emportements du langage. Si vous me parliez de nos journaux, je parlerais des vôtres. Vous ne voudriez certainement pas en répondre. — Et vos armements sur terre et sur mer ? — Nos armements, mylord, sont une sûreté pour nous, point une menace de notre part. Comment ? Depuis l’origine de cette affaire, la France répète que son motif pour repousser l’emploi de la force contre le pacha, c’est la crainte que, par là, on ne soulève en Orient les questions les plus graves, qu’on ne trouble l’Empire ottoman et la paix de l’Europe. Elle a tort ou raison ; mais enfin c’est son avis, sa prévoyance. Et pendant qu’elle pense et prévoit ainsi, la France voit quatre grandes puissances s’unir pour employer la force en Orient ; elle se voit isolée, et elle ne prendrait pas ses précautions ! Elle ne se préparerait pas pour les chances d’un avenir qu’elle a toujours prévu et prédit ! Ces préparatifs, mylord, ces armements n’ont rien d’agressif ; ils ne menacent les droits d’aucun État ; ils sont notre garantie, à nous, contre les périls et pour les nécessités de la situation qu’on nous a faite. Il fallait prévoir, mylord, cette conséquence de cette situation ; il fallait prévoir l’élan du sentiment national dans la France isolée, et l’attitude qu’il imposerait à son gouvernement. Je vous l’ai souvent annoncé ; je vous ai fait pressentir cette explosion dont vous vous plaignez et ses conséquences. Vous n’avez jamais voulu y croire. — C’est volontairement que la France s’est isolée. Nous avons vivement désiré, instamment demandé qu’elle fût avec nous. Nous ne pouvions abandonner ce que nous pensions, ce que nous voulions faire dans le seul intérêt du repos de l’Europe, parce que la France n’était pas de notre avis sur le choix des moyens. C’eût été reconnaître, accepter son veto, sa dictature. Nous nous sommes appliqués à vous rassurer, à vous donner, sur nos intentions, sur notre action, toutes les garanties possibles. S’il en est que vous désiriez, que vous imaginiez, dites-les ; nous irons très loin pour dissiper toute inquiétude. Mais quand, après un an de négociations, nous avons conclu la convention du 15 juillet, nous avons fait un acte sérieux ; nous l’avons fait pour guérir en Orient un mal sérieux. Nous ne voulons faire que cela ; mais nous le voulons sérieusement, comme des gens qui se respectent eux-mêmes, qui ne vont point au-delà de ce qu’ils ont dit, mais ne rétractent point ce qu’ils ont fait. — Nous aussi, mylord, nous tenons à ce que nous avons dit ; nous ne voulons que ce que nous avons annoncé. Nous avons toujours voulu la paix ; toute notre politique a été dirigée vers le maintien de la paix. Nous n’avons pas créé la situation dans laquelle la paix peut être compromise ; nous ne répondons pas, je le répète, de l’avenir que cette situation peut amener. Je transmis sur-le-champ à M. Thiers les détails de cet entretien, et je lui communiquai en même temps l’impression qu’à ce moment même et dans la situation ainsi aggravée, je ne cessais pas de conserver : Je regarde, lui dis-je, les dernières paroles que m’a adressées lord Palmerston comme l’expression vraie et complète de sa pensée, et par conséquent de la pensée du cabinet où il prévaut. Il veut sincèrement renfermer la convention du 15 juillet dans les limites indiquées, la restitution de la Syrie au sultan ; il veut sérieusement l’exécuter dans ces limites. Il est plus que jamais convaincu que les événements s’y renfermeront, et que le pacha portera plus loin ses concessions, ou sera dompté sans longs et violents efforts. Deux jours après, pour que le gouvernement du Roi n’ignorât rien de l’état des esprits à Londres, j’écrivis à M. Thiers : J’espérais recevoir, il y a déjà quelque temps, votre réponse à la grande dépêche de lord Palmerston du 31 août dernier. En vous écrivant le 9 septembre, je vous ai parlé de l’effet qu’elle produisait en Angleterre et de l’importance qu’il y aurait pour nous à agir, à notre tour, sur l’esprit flottant du public anglais mal informé. Depuis cette époque, non seulement la dépêche du 31 août, mais plusieurs autres pièces dans le même sens ont été publiées, entre autres la note que m’a adressée lord Palmerston, le 16 septembre, en me communiquant la convention du 15 juillet, celle qui accompagnait le protocole du 17 septembre, et ce protocole lui-même. Ces publications ont réellement agi sur l’opinion en Angleterre, et aussi, me dit-on, en Allemagne. Rien n’est venu de notre part, non seulement à la connaissance du public, mais à l’adresse du cabinet anglais qui, je le sais, s’est un peu étonné de ne recevoir aucune réponse à ses diverses communications. M. Thiers m’envoya, le 8 octobre, sa réponse, en date du 3, au mémorandum anglais du 31 août. C’était un complet et habile résumé de la politique du gouvernement français depuis 1839, dans les affaires d’Orient. Ses motifs, sa persévérance à travers toutes les phases de la question, ses efforts à la fois pour le maintien de l’Empire ottoman et pour l’acceptation intelligente et pacifique des faits qui, dans certains lieux, en attestaient l’incontestable décadence, enfin ses objections au traité du 15 juillet 1840 et ses griefs contre le brusque procédé de la conclusion, y étaient exposés avec lucidité, fermeté et mesure. Je donnai le 12 octobre, à lord Palmerston, revenu ce jour même de la campagne, lecture et copie de ce document[8]. Il me fit, dans le cours de cette lecture, quelques observations courtes et réservées, quoique son impression, je pourrais dire sa contrariété, fût, au fond, assez vive. J’ai déjà dit qu’il a le goût de la polémique et un besoin passionné, non seulement d’avoir, mais d’avoir toujours eu raison, dans ses raisonnements comme dans ses actes. La lecture terminée, il m’exprima l’intention de répondre, par écrit, à cette dépêche, et d’y relever tout ce qui lui paraissait susceptible de contradiction. Il avait l’air, en m’écoutant, de méditer déjà sa réponse. A sa dépêche du 3 octobre, M. Thiers en avait joint une autre, en date du 8, pratiquement bien plus importante. C’était la déclaration de l’attitude que prenait le gouvernement du Roi en raison de la déchéance prononcée à Constantinople contre Méhémet-Ali, comme pacha d’Égypte[9]. Cette déclaration était conçue en termes aussi mesurés que graves ; le mot et le moment précis du casus belli n’y étaient pas prononcés ; mais elle portait formellement que la déchéance du vice-roi, mise à exécution, serait, aux yeux de la France, une atteinte à l’équilibre général de l’Europe. On a pu livrer, aux chances de la guerre actuellement engagée, la question des limites qui doivent séparer, en Syrie, les possessions du sultan et du vice-roi d’Égypte ; mais la France ne saurait abandonner à de telles chances l’existence de Méhémet-Ali comme prince vassal de l’Empire. Quelle que soit la limite territoriale qui les sépare, par suite des événements de la guerre, leur double existence est nécessaire à l’Europe, et la France ne saurait admettre la suppression de l’un ou de l’autre. Disposée à prendre part à tout arrangement acceptable qui aurait pour base la double garantie de l’existence du sultan et du vice-roi d’Égypte, elle se borne en ce moment à déclarer que, pour sa part, elle ne pourrait consentir à la mise à exécution de l’acte de déchéance prononcé à Constantinople. Je portai cette dépêche à lord Palmerston le 10 octobre, quelques heures après l’avoir reçue. Il arrivait de la campagne et se disposait à se rendre au conseil. Il écouta ma lecture avec une attention silencieuse ; sur le passage seulement où M. Thiers rappelait la déclaration que lui avait faite lord Granville au sujet de la déchéance prononcée contre le pacha : Je ne sais, me dit lord Palmerston, si ces mots mesure comminatoire, sans conséquence effective et nécessaire, rendent bien exactement ma pensée. J’ai chargé lord Granville, comme je vous l’ai dit à vous-même, de déclarer au gouvernement du Roi que nous considérions cette déchéance, non comme un acte définitif et qui devait nécessairement être exécuté, mais comme une mesure de coercition destinée à retirer au pacha tout pouvoir légal, à agir sur son esprit pour l’amener à céder, et qui n’excluait pas, entre la Porte et lui, s’il renonçait à ses premiers refus, un accommodement qui le maintînt en possession de l’Égypte. — C’est aussi, mylord, ce que j’ai mandé au gouvernement du Roi et je continuai ma lecture. Quand j’eus fini : Je ne saurais, me dit lord Palmerston, vous répondre immédiatement ; je ne suis pas le gouvernement. Je n’entreprendrai pas non plus, en ce moment, de discuter les raisonnements exprimés dans cette dépêche, et qui pourraient donner lieu à des observations que probablement il conviendra mieux de faire par écrit. Je mettrai la dépêche sous les yeux du cabinet. Et nous nous séparâmes sans plus de conversation. Cinq jours après, le 15 octobre, poussé par la vive impression qu’avaient faite, sur ses collègues et sur lui-même, cette dépêche du gouvernement français et la déclaration qu’elle contenait, lord Palmerston adressa à l’ambassadeur d’Angleterre à Constantinople, lord Ponsonby, des instructions portant : Pour que le récent exercice de l’autorité souveraine du sultan aboutisse à un prompt et satisfaisant règlement des questions pendantes, le gouvernement de Sa Majesté pense qu’il conviendrait que les représentants des quatre puissances à Constantinople reçussent ordre d’aller trouver le ministre turc et de lui dire que, d’après les stipulations de l’article 7 de l’acte séparé annexé au traité du 15 juillet, leurs gouvernements respectifs recommandent fortement au sultan que, si Méhémet-Ali fait bientôt sa soumission et s’engage à restituer la flotte turque et à retirer ses troupes de toute la Syrie, d’Adana, de Candie et des villes saintes, le sultan, de son côté, non seulement rétablisse Méhémet-Ali comme pacha d’Égypte, mais lui donne aussi l’investiture héréditaire de ce pachalik, conformément aux conditions spécifiées dans le traité du 15 juillet, et pourvu, comme de raison, que Méhémet-Ali ou ses successeurs ne commettent, sous peine de forfaiture, aucune infraction de ces conditions. Le gouvernement de Sa Majesté a droit d’espérer que l’avis ainsi suggéré de sa part au sultan aura le concours des gouvernements d’Autriche, de Prusse et de Russie ; Votre Excellence donc, aussitôt que ses collègues auront reçu des instructions correspondantes, fera la démarche prescrite dans cette dépêche. Si le sultan, comme le gouvernement de Sa Majesté n’en saurait douter, consent à agir d’après l’avis qui lui sera ainsi donné par ses quatre alliés, il conviendra qu’il prenne immédiatement les mesures nécessaires pour faire connaître à Méhémet-Ali ses gracieuses intentions ; et Votre Excellence, de concert avec sir Robert Stopford, fournira au gouvernement turc toutes les facilités qu’il pourra demander à cet effet. Lord Palmerston m’envoya aussitôt copie de cette dépêche, et lord Granville reçut ordre de la communiquer officiellement au gouvernement du Roi. Le cabinet anglais avait hâte de nous rassurer quant à l’existence de Méhémet-Ali en Égypte, et de faire ainsi disparaître la chance de guerre que la dernière dépêche de M. Thiers faisait entrevoir. Mais dans la situation que les événements d’Orient et l’état des esprits en France avaient faite au cabinet français, c’était là une bien petite satisfaction et un calmant bien inefficace. La France se sentait offensée et se croyait menacée. Elle voyait, dans le traité du 15 juillet, une atteinte à sa dignité, et l’alliance des quatre puissances pour résoudre, sans elle, la question égyptienne était, à ses yeux, le présage d’une nouvelle coalition contre elle, dans un avenir peut-être prochain. Les ennemis du gouvernement de 1830 fomentaient ce double sentiment, s’en promettant des chances pour le plaisir de leurs passions et le succès de leurs desseins. Sous la pression de l’irritation et de l’alarme publiques, le cabinet avait pris et prenait chaque jour des mesures aussi graves qu’auraient pu l’être, s’ils avaient éclaté, les périls qui semblaient approcher. Dès le 29 juillet, des ordonnances du Roi avaient appelé à l’activité les jeunes soldats encore disponibles sur les classes de 1836 et 1839, et ouvert les crédits nécessaires pour augmenter l’effectif de la marine de dix mille matelots, de cinq vaisseaux de ligne, de treize frégates et de neuf bâtiments à vapeur. Des ordonnances du 29 septembre prescrivirent la création de douze nouveaux régiments d’infanterie, de dix bataillons de chasseurs à pied et de six régiments de cavalerie. Des ordonnances du 5 août et du 21 septembre allouèrent des crédits extraordinaires s’élevant à 107.829.250 francs pour l’accroissement du matériel de l’armée et de son effectif en hommes et en chevaux. Le 13 septembre, le Moniteur annonça que la grande œuvre des fortifications de Paris était résolue et que le gouvernement en faisait immédiatement commencer les travaux : Nous avons réuni les deux systèmes, m’écrivait M. Thiers en me l’annonçant, qui tous deux sont bons, qui réunis sont meilleurs, et qui n’ont qu’un inconvénient, à mon avis fort accessoire, c’est de coûter cher. En France, cela est pris, non pas avec plaisir, mais avec assentiment. On comprend que notre sûreté est là, et que c’est le moyen infaillible de rendre une catastrophe impossible. Le 7 octobre enfin, au moment même où le cabinet, par sa note du 8, déclarait sa résolution de ne pas consentir à la déchéance de Méhémet-Ali comme pacha d’Égypte, une ordonnance royale convoqua les Chambres pour le 28 de ce mois, et M. Thiers m’écrivit le 9 : La position s’aggravant d’heure en heure, les armements doivent être accélérés en proportion. Nous allons être à 489.000 hommes. Nous demanderons aux Chambres 150.000 hommes sur la classe de 1841. Nous les demanderons par anticipation. Notre chiffre sera alors de 639.000 hommes. Les bataillons mobiles de garde nationale seront organisés sur le papier ; et si un moment vient où le cœur de la nation n’y tienne plus, devant un acte intolérable, devant une des cent éventualités de la question, nous nous adresserons aux Chambres et au Roi, et les uns et les autres décideront. Au même moment, et pour bien établir le sens comme la limite des graves résolutions qu’il prenait, le cabinet rappela du Levant notre escadre qui, en présence des événements engagés sur les côtes de Syrie, attendait des instructions dans la rade de Salamine ; il ordonna qu’elle se concentrât à Toulon, dans le triangle formé par le port de Saint-Florent et Alger, prête à se porter, au premier signal, sur tous les points de la Méditerranée, particulièrement sur Alexandrie si l’Égypte même était attaquée. Ce rappel de l’escadre fut, de la part du cabinet français, un acte de courage politique ; en présence d’une grande fermentation nationale, et tout en prenant les grandes mesures qu’il jugeait nécessaires pour faire face aux grands événements qu’il croyait possibles, il ne voulut pas que la politique et l’avenir de la France fussent à la merci d’un incident survenu entre des vaisseaux français et anglais voisins les uns des autres, loin de leurs gouvernements respectifs, et au bruit des coups de canon tirés par l’escadre anglaise contre le client populaire de la France. Mais, dans l’apparence, cette mesure était en contradiction avec l’ensemble de la situation et l’attitude générale du gouvernement français ; c’était une précaution pacifique prise au milieu d’une prévoyance belliqueuse. Elle fut vivement attaquée par les adversaires du gouvernement, défendue avec embarras par ses amis, et elle produisit dans le public une de ces impressions incertaines et tristes qui affaiblissent le pouvoir, même quand il a raison. Ainsi éclataient les conséquences des erreurs qui, depuis l’origine de la question égyptienne, avaient jeté et retenu dans de fausses voies la politique de la France. Nous avions attaché à cette question une importance fort exagérée ; nous avions regardé les intérêts de la France dans la Méditerranée comme bien plus engagés qu’ils ne l’étaient réellement dans la fortune de Méhémet-Ali. Et en même temps pourtant nous n’avions pas concentré, sur l’Égypte même et sur sa transformation en État presque indépendant, tout notre désir et notre effort. Nous avions, d’une part, fait à l’Égypte une trop grande place dans notre politique générale, et de l’autre nous ne nous étions pas empressés de saisir l’occasion et d’assurer, avec l’adhésion de l’Europe, la consolidation, sous notre influence, de ce nouveau démembrement de l’Empire ottoman. En soutenant toutes les prétentions de Méhémet-Ali sur la Syrie, nous avions trop cédé à son ambition et trop peu pensé à son établissement permanent sur les bords du Nil qui avait, pour la France, bien plus de prix. En nous refusant aux diverses concessions qui nous avaient été offertes pour le pacha, nous avions aidé nous-mêmes au travail de l’empereur Nicolas pour nous mettre mal avec l’Angleterre et nous isoler en Europe. Nous avions tenu cette conduite dans la double conviction que Méhémet-Ali défendrait puissamment ses conquêtes, et que, pour les lui enlever, les quatre puissances unies dans le traité du 15 juillet auraient à faire de grands efforts qui seraient ou vains, ou compromettants pour la paix de l’Europe. Ces puissances commençaient à peine à agir, et déjà les événements démentaient notre appréciation des forces et des chances ; déjà on pouvait pressentir que Méhémet-Ali résisterait faiblement et qu’une escadre anglaise suffirait à le dompter. Et pour une question si secondaire, pour ce client si peu en état de se soutenir lui-même, nous avions compromis notre situation en Europe ; nous nous étions séparés de l’Angleterre ; nous avions inquiété dans leur indifférence pacifique l’Autriche et la Prusse ; nous avions livré ces trois puissances au travail hostile de la Russie. Et nous nous trouvions seuls, en présence d’une alliance qui n’était pas, qui ne voulait pas être, envers nous, une coalition agressive, qui s’inquiétait pour elle-même bien plus qu’elle ne songeait à nous menacer, mais qui réveillait chez nous les souvenirs encore brûlants de nos luttes contre la grande coalition européenne, et qui suscitait dans toute la France une fermentation pleine de colère et d’alarme. Les erreurs qui avaient amené cette situation n’étaient celles de personne en particulier, ni d’aucun parti, ni d’aucun homme : c’étaient des erreurs publiques, nationales, partout répandues et soutenues, dans les Chambres comme dans le pays, dans l’opposition comme dans le gouvernement, au sein des partis les plus divers. Tous avaient placé la question égyptienne plus haut que ne le voulait l’intérêt français ; tous avaient repoussé les transactions présentées ; tous avaient cru Méhémet-Ali plus fort et le dessein des quatre puissances plus difficile qu’il ne l’était réellement. L’heure des mécomptes était venue, et c’était le cabinet présidé par M. Thiers qui avait à en porter le poids. |
[1] Alors ministre de l’intérieur à Londres.
[2] Le 26 août 1840.
[3] Le 8 septembre 1840.
[4] Pièces historiques, n° IX.
[5] Sèves (Octave-Joseph), lieutenant dans l’armée française en 1814, et qui, en 1816, avait passé en Égypte, où, par son mérite et ses services, il avait obtenu toute la faveur du pacha, et était devenu major général de l’armée égyptienne.
[6] Pièces historiques, nº X.
[7] Moniteur du 25 septembre 1840.
[8] Pièces historiques, nº XI.
[9] Pièces historiques, nº XI.