MÉMOIRES POUR SERVIR À L’HISTOIRE DE MON TEMPS

TOME CINQUIÈME — 1840.

CHAPITRE XXXI. — LE TRAITÉ DU 15 JUILLET 1840.

 

 

Je reprends les affaires d’Orient au point où je les ai laissées, à l’arrivée en Angleterre du nouvel ambassadeur turc, Chékib-Efendi, qu’on y attendait pour rentrer activement en négociation. M. Thiers m’annonça le 11 mai son passage à Paris : hékib-Efendi est ici, me dit-il ; il est capable et intelligent ; on peut causer avec lui. Il apporte les folles prétentions de la Porte ; mais au fond il les tient pour folles. Je lui ai donné les meilleurs conseils que j’ai pu ; mais cela ne fait rien ; il vous redira les folies du sérail sans les approuver. Au reste, la question ne sera jamais à Londres avec le plénipotentiaire turc.

Ce n’était pas à la Porte en effet qu’il appartenait d’en décider, et Chékib-Efendi le savait bien. Il vint me voir en arrivant à Londres. Je lui tins le langage que je tenais à tout le monde : L’Empire ottoman s’en va ; si on fait naître là une guerre, quelle qu’elle soit, il s’en ira encore plus vite. L’immobilité de l’Orient et l’accord général de l’Occident, à ces deux conditions, la Porte peut encore durer. Si l’une ou l’autre manque, si nous nous divisons ici et si on se bat en Asie, c’est le commencement de la fin. Avec la réserve que lui commandait sa situation, Chékib-Efendi était de mon avis ; mais plus il en était, plus il se montrait pressant pour que les cinq puissances se missent d’accord ; et en retrouvant cette nécessité, nous retombions dans notre embarras. Le cabinet français n’avait pas seulement écarté les ouvertures des ministres d’Autriche et de Prusse pour que Méhémet-Ali, en obtenant la possession héréditaire de l’Égypte, conservât la possession viagère de la Syrie ; il avait aussi repoussé la concession que lord Palmerston nous avait offerte, pour le pacha, de la plus grande partie du pachalik et de la place même de Saint-Jean d’Acre : Nous trouvons le partage de la Syrie inacceptable pour le pacha, m’écrivit M. Thiers le jour même où il m’annonça la prochaine arrivée à Londres de Chékib-Efendi ; nous sommes certains, d’après ses dernières dispositions connues, qu’il ne l’acceptera pas. Imaginez que maintenant il revient sur Adana, ne paraît plus disposé à le céder, menace de passer le Taurus et de mettre le feu aux poudres. Jugez comme il écoutera le projet de couper en deux la Syrie. Et quelques semaines plus tard, le 19 juin : Je vous ai répondu à l’avance sur la proposition de couper la Syrie en deux. Cela est inadmissible, non pas du point de vue de notre intérêt individuel dans cette question, mais du point de vue le plus important de tous, la possibilité. Le pacha d’Égypte n’accordera jamais ce qu’on lui demande là... On lui arracherait certainement Candie et les villes saintes, et peut-être Adana, mais jamais une portion quelconque de la Syrie. Nous ne nous ferons donc jamais les coopérateurs d’un projet sans raison, sans chance de succès, et qui ne peut être exécuté que par la force. Or, la force, nous ne la voulons pas et nous n’y croyons pas.

Je me trouvais ainsi, en rentrant dans la négociation, hors d’état d’y faire un pas ; je n’avais rien à offrir et ne pouvais rien accepter. J’étais immobile autant que Chékib-Efendi était impuissant.

Je reçus le 31 mai une note que Chékib-Efendi adressa aux plénipotentiaires des cinq puissances, et dans laquelle, en leur rappelant que, le 27 juillet 1839, elles avaient promis à la Porte leur accord et leur appui, il se plaignait de l’indécision où la question restait encore, exposait le mal de jour en jour plus grave qui en résultait pour l’Empire ottoman, et réclamait instamment une solution définitive et une prompte action[1]. Je transmis immédiatement cette note à M. Thiers : Si Votre Excellence, lui dis-je, la juge de nature à exiger de nouvelles instructions, je la prie de vouloir bien me les adresser promptement. Je ne m’en suis encore entretenu avec personne ; mais évidemment l’affaire va en recevoir une impulsion qui, sans aboutir peut-être à un résultat définitif, sera, pendant quelques jours du moins, assez forte et pressante. Tout le monde est maintenant convaincu qu’il y a, pour l’Empire ottoman, péril dans le retard ; tout le monde tient, à ce sujet, le même langage. Moi-même, en m’appliquant constamment à prouver qu’une solution violente aurait encore plus de péril, je témoigne mon étonnement qu’on ne sente pas la nécessité d’en finir par une transaction modérée et pacifique.

L’agitation est grande dans l’intérieur du cabinet. Je n’hésite pas à dire qu’à l’exception de lord John Russell, dont je ne connais pas bien la pensée, la plupart de ses membres, tant ceux qui ne songent guère par eux-mêmes aux questions de politique extérieure que ceux qui s’en occupent, désapprouvent au fond la politique de lord Palmerston, s’en inquiètent, et voudraient en sortir au lieu de s’y engager plus avant. Je ne parle pas seulement de lord Holland et de lord Clarendon dont l’opinion est depuis longtemps décidée ; je crois que la conviction d’un péril grave, dans toute conduite qui rallumerait en Orient la guerre civile et ne serait pas adoptée en commun par les cinq puissances, est bien établie dans l’esprit de lord Melbourne et de lord Lansdowne, et règle en ce moment leurs paroles comme leurs désirs : Tout ce que nous ferons ensemble sera bon, me disait dimanche dernier lord Melbourne ; tout ce que nous ferions en nous divisant serait mauvais et dangereux.

Je sais qu’il y a eu ces jours derniers, dans le cabinet, un débat animé où beaucoup d’objections ont été élevées contre les idées de lord Palmerston, et des efforts sérieusement tentés pour entrer dans d’autres voies.

Autour du cabinet, dans le parti ministériel, le mouvement est le même. Les dissidents ne se séparent pas encore ; ils évitent même de parler haut, car ils craignent d’ébranler le cabinet déjà chancelant et auquel ils sont sincèrement attachés. Mais entre eux et dans les conversations un peu intimes, la plupart n’hésitent pas à dire qu’ils ne suivront pas lord Palmerston, et que, s’il persiste à tout hasarder pour enlever la Syrie au pacha, il rencontrera bien plus d’opposition qu’il ne s’y attend.

Ils comptent, pour rendre leur opposition efficace, sur la nécessité où serait lord Palmerston de demander des subsides pour les mesures de coercition. Ils pensent que le débat serait très vif, que bien des amis du cabinet y manifesteraient leur désapprobation, et que probablement les sommes demandées ne seraient pas votées.

J’ai lieu de croire, sans en être bien assuré, que le petit parti de lord Grey, dans la Chambre des communes, renouvellerait, dans ce cas, la dissidence qui a éclaté à l’occasion du bill de lord Stanley sur l’Irlande.

L’opposition tory se tient dans une assez grande réserve. Quelques-uns de ses membres étaient, je crois, un peu enclins à ne pas blâmer beaucoup la politique de lord Palmerston et son rapprochement de la cour de Russie. Ils se sont, si je ne m’abuse, arrêtés sur cette pente ; et le parti, ainsi que ses principaux chefs, surtout dans la Chambre des communes, s’empresserait de saisir cette occasion, comme toute autre, d’attaquer le cabinet avec quelque chance de succès.

Quant au public en général, je crois que sa disposition devient de plus en plus contraire à toute mesure qui pourrait compromettre la paix de l’Europe, de plus en plus favorable à l’union avec la France et à des ménagements pour le pacha.

Tel me paraît, en ce moment, l’état des esprits. Mais en revanche les desseins de lord Palmerston me semblent toujours à peu près les mêmes. Il croit nous avoir fait, en abandonnant la place de Saint-Jean d’Acre au pacha, une importante et difficile concession. Son amour-propre est fortement compromis. Enfin, telle est la nature de son esprit que, lorsqu’une fois certaines idées s’y sont établies, elles le remplissent et le possèdent tellement que les idées différentes qui se présentent à lui peuvent bien se faire remarquer en passant, mais n’entrent point. Et en même temps, je suis fort loin d’être assuré que, parmi ses collègues, ceux qui ne partagent pas ses idées, et même s’en inquiètent, soient décidés à lui résister assez fortement pour changer ou arrêter sa politique au moment de l’exécution.

M. Thiers me répondit le 11 juin : Les informations que contiennent vos dernières dépêches sur l’aspect que présente en ce moment à Londres la question d’Orient ont fixé toute l’attention du gouvernement du Roi. La communication du nouvel ambassadeur ottoman, manifestation si expressive des dangers auxquels la prolongation du statu quo exposerait la Porte, ne change pourtant pas la situation ; et bien qu’elle appelle de notre part une réponse un peu plus développée que celle que vous avez faite au précédent ambassadeur, il est évident que vous n’avez pas à vous placer sur un autre terrain. Nous n’entendons certainement pas ôter toute signification à la démarche du 27 juillet 1839, dont la Porte ne cesse de se prévaloir ; mais il nous est impossible de ne pas faire remarquer qu’on en dénature complètement la portée parce qu’on perd de vue les circonstances dans lesquelles elle a été faite. Les puissances, avant la mort du sultan Mahmoud, avant la bataille de Nezib et la défection de la flotte turque, n’avaient d’autre préoccupation que d’empêcher une collision entre la Porte et le pacha, et de les réconcilier par une interposition tout à fait pacifique. Comment croire qu’au moment même où la Porte, par un concours de circonstances dues en très grande partie à ses imprudentes provocations, se trouvait si gravement compromise, ces mêmes puissances, changeant tout à coup de politique, aient pris envers elle l’engagement de lui faire obtenir, même par la force, ce qu’elle avait eu en vue en attaquant Méhémet-Ali malgré leurs représentations ? Évidemment, telle n’a pas été leur pensée. Ce qu’elles se sont proposé, c’est de donner à la Porte un appui moral qui relevât son courage et l’empêchât de subir complètement le joug de son puissant vassal. Ce but a été atteint. C’est là le véritable état de la question. Au surplus, monsieur l’ambassadeur, je m’en rapporte entièrement à vous pour la mesure et les termes de la réponse que vous aurez à faire à l’ambassadeur ottoman... Je vois, dans le consentement donné aujourd’hui par le cabinet de Londres à un arrangement qui maintiendrait le vice-roi en possession de la ville de Saint-Jean d’Acre, un progrès réel vers des idées de conciliation. C’est à ce titre seulement que j’y applaudis, car il ne dépend pas de moi de voir, dans cette concession unique, la base pratique d’une transaction.

Et à ces instructions M. Thiers ajoutait ce renseignement : Je crois qu’on s’éclaire à Constantinople et qu’on revient à des idées plus saines. Je vous envoie, pour vous en convaincre, les dernières dépêches de Péra et d’Alexandrie. Vous verrez qu’en Égypte on sent tous les jours davantage sa puissance, et qu’on est moins disposé que jamais à céder Adana. Tout ce que l’Europe gagne à ces lenteurs, c’est de rendre la Porte plus faible et le pacha plus exigeant.

Des renseignements analogues arrivaient à Londres, et dans le corps diplomatique on commençait à s’en inquiéter ; on craignait quelque incident nouveau et inattendu, une brusque attaque de Méhémet-Ali au delà du Taurus, un acte soudain de faiblesse à Constantinople. Les plénipotentiaires des trois grandes puissances du Nord n’étaient pas étrangers à ces alarmes. J’étais, le 11 juin, dans le salon d’attente du Foreign-Office ; le baron de Brünnow y entra : J’ai reconnu votre voiture devant la porte, me dit-il, et je suis monté ; je suis charmé de vous rencontrer et de causer un peu avec vous. Il aborda sur-le-champ la note de Chékib-Efendi, le déplorable état de l’Empire ottoman, la désorganisation intérieure qui résultait des réformes mêmes tentées pour sa réorganisation, le danger de l’incertitude prolongée, la nécessité, l’urgente nécessité d’amener, entre le sultan et le pacha, un arrangement qui mît un terme à ce mal toujours croissant, et prévînt une explosion, une confusion dont nous serions tous fort embarrassés : On me donne à ce sujet, de Saint-Pétersbourg, me dit-il, les instructions les plus positives et les plus pressantes. Jamais certes la modération, je devrais dire la magnanimité de l’Empereur n’a brillé avec plus d’éclat. Il est instruit des progrès du mal ; il voit l’Empire ottoman menacé de ruine ; et loin de vouloir en profiter, il ne désire que le rétablissement de la paix, d’une paix qui raffermisse cet Empire. Il m’ordonne d’insister fortement dans ce sens auprès du cabinet britannique. Que la France et l’Angleterre s’entendent donc ; tout dépend de leur accord ; nous n’avons rien d’arrêté, rien d’exclusif qui puisse les empêcher de s’accorder. Prêtez-vous, de votre côté, à un arrangement que lord Palmerston puisse adopter ; faites quelques concessions. Je vous jure que, si lord Palmerston était là, je lui tiendrais le même langage. L’Empereur ne forme point d’autre vœu que de voir cette périlleuse question réglée d’un commun accord entre les cinq puissances et la paix rétablie en Orient.

J’écoutais le baron de Brünnow, ne l’interrompant que pour rappeler que nous avions toujours voulu la paix en Orient et un arrangement pacifiquement conclu entre le sultan et le pacha, seule façon de rétablir une vraie paix. Je me fis répéter plusieurs fois, au nom de l’empereur Nicolas, qu’il fallait que la France se mît d’accord avec l’Angleterre, et que tout fût réglé de concert.

Le lendemain, 12 juin, le baron de Neumann vint chez moi, aussi troublé que M. de Brünnow des nouvelles qui lui arrivaient de Vienne sur Constantinople, aussi pressant pour un arrangement prompt et définitif. Il déplora l’obstination de lord Palmerston. Il s’en prit à lord Ponsonby, qui ne cesse, me dit-il, d’insister pour l’adoption des mesures coercitives, et qui envoie ici son secrétaire pour menacer de sa démission si on ne les lui accorde pas. J’en parlerai à lord Palmerston, ajouta M. de Neumann, et, s’il le faut, à lord Melbourne ; j’insisterai fortement sur la nécessité de s’arranger, d’en finir. Eh bien, s’il faut laisser la Syrie à Méhémet-Ali, qu’on lui laisse la Syrie. Pas héréditairement, par exemple, cela ne se peut ; ce serait trop contraire au principe de l’intégrité de l’Empire ottoman. Il faudrait toujours aussi que Méhémet-Ali rendît le district d’Adana ; la Porte en a besoin pour sa sûreté. Mais finissons-en ; je crains que lord Palmerston ne veuille attendre, traîner, qu’il ne croie que, plus tard, dans un autre moment, il conclura l’affaire d’une façon plus conforme à ses désirs. Cependant le mal s’accroît, le péril presse ; il est clair maintenant que l’incertitude prolongée nuit encore plus au sultan qu’au pacha, et nous menace tous d’une crise que personne ne veut. J’espère que le cabinet anglais le comprendra, et je ne m’épargnerai pas pour l’amener à notre sentiment.

J’acceptai l’accord de sentiments que me promettait M. de Neumann ; je lui dis que les renseignements qui me venaient de Paris, sur l’état intérieur de l’Empire ottoman et le péril du retard, coïncidaient avec les siens. Je me tins, du reste, quant aux bases de l’arrangement, sur le terrain qui m’était prescrit, ajoutant seulement que le pacha se montrait plus difficile, et en particulier moins disposé à céder le district d’Adana.

J’eus le même jour une entrevue avec lord Palmerston, et, après lui avoir parlé de diverses affaires qui m’étaient spécialement recommandées, je repris la question d’Orient. Je tenais à voir s’il me témoignerait, pour en finir, le même empressement que M. de Brünnow et M. de Neumann, ou si, comme le dernier me l’avait dit, il était, pour le moment, enclin à laisser traîner l’affaire. Je reconnus sans peine qu’il était en effet dans une disposition dilatoire, et comme attendant quelque incident dont il ne parlait pas. Il éleva des doutes sur mes renseignements relatifs à la détresse et à la désorganisation croissantes de l’Empire ottoman : Ils sont fort exagérés, me dit-il, et j’en ai de contraires. — Pardon, mylord ; si c’est de lord Ponsonby que vous viennent des renseignements contraires aux nôtres, nous ne saurions y ajouter beaucoup de foi ; lord Ponsonby s’est si souvent et si grandement trompé sur l’état de la Turquie que nous avons droit de révoquer en doute ses observations comme son jugement. — Ce n’est pas lord Ponsonby seul ; plusieurs de nos consuls me transmettent les mêmes faits, des faits précis et qui prouvent que le hatti-schériff de Reschid-Pacha n’est pas si impuissant ni si inutile qu’on se plaît à le dire. Trois pachas, entre autres, qui opprimaient le peuple et volaient le sultan, ont été récemment destitués, l’un du côté d’Erzeroum, si je ne me trompe. Dans ces provinces-là, du moins, le peuple est content et l’argent rentre au trésor public.

Je persistai dans mon doute ; je développai nos raisons de penser que l’incertitude et les lenteurs n’avaient d’autre effet que de rendre la Porte plus faible et le pacha plus exigeant ; j’insistai sur les périls d’une crise soudaine. Lord Palmerston m’écoutait et laissait languir la conversation : Nous n’avons point encore reçu de réponse, me dit-il, sur l’arrangement qu’a proposé M. de Neumann, et auquel j’ai adhéré. Il parlait de l’abandon à Méhémet-Ali d’une grande partie du pachalik de Saint-Jean d’Acre, y compris cette place même : Il n’y a pas eu de proposition formelle, lui répondis-je ; — Non ; mais c’est une idée, une base de transaction sur laquelle je désire connaître l’opinion positive du gouvernement français. Je vous la demande.

Cette demande de lord Palmerston n’était évidemment, de sa part, qu’une manière de traîner en ayant l’air d’agir. Je ne lui avais pas laissé ignorer que le gouvernement français, convaincu que Méhémet-Ali n’accepterait pas le partage de la Syrie, ne regardait pas cette proposition comme la base pratique d’une transaction. Je ne laissai pas d’informer sur-le-champ M. Thiers de l’insistance de lord Palmerston sur sa concession de Saint-Jean-d’Acre : Votre Excellence, lui dis-je, a-t-elle transmis à Alexandrie l’idée de M. de Neumann ? Le pacha a-t-il répondu ? Puis-je, dans la conversation, traiter cette idée comme repoussée par une résolution formelle du pacha, et non pas seulement par nos conjectures sur sa résolution probable ? Votre Excellence sait que nous nous sommes toujours présentés comme à peu près indifférents, pour notre compte, à tel ou tel arrangement territorial entre le sultan et le pacha, et prêts à trouver bonnes toutes les concessions qu’on pourrait obtenir de ce dernier. Je crois qu’il convient de rester scrupuleusement sur ce terrain. Ni le refus, ni le conseil de refus ne doivent jamais, ce me semble, pouvoir nous être imputés.

Je revins en même temps sur une autre idée, plus plausible en soi, et qui me semblait offrir, pour une transaction, plus de chances de succès. J’écrivis le 24 juin à M. Thiers :

Je vous disais le 15 juin : M. de Neumann et M. de Bülow sont de nouveau prêts à laisser au pacha l’Égypte héréditairement et la Syrie viagèrement, pourvu qu’il rende Adana et Candie. Ils ont fait un pas de plus ; ils se disent disposés à déclarer cela à lord Palmerston et à lui demander formellement d’y accéder ; ils croient que M. de Brünnow se joindrait à eux dans ce sens. Vous m’avez répondu le 19 :Certainement, si on arrivait à céder la Syrie, (virgule) et l’Égypte héréditairement au pacha, on mettrait la raison du côté des cinq puissances, et nous ferions de grands efforts pour réussir. Mais la tête du pacha est bien vive et on n’est sûr de rien avec lui. Dans tous les cas, une telle résolution serait une grande conquête pour nous, et nous changerions sur-le-champ d’attitude. — Je pense que vous vous êtes bien souvenu, en me répondant, de ce que je vous avais dit, que votre réponse se rapportait à un arrangement qui donnerait au pacha l’Égypte héréditairement et la Syrie viagèrement, et que votre virgule après la Syrie, tandis qu’il n’y en a point entre l’Égypte et le mot héréditairement, a bien cette signification. Cependant, j’ai besoin de le savoir positivement, et je vous prie de me le dire. Nous touchons peut-être à la crise de l’affaire. Ce pas de plus dont je vous parlais, et qui consiste, de la part de l’Autriche et de la Prusse, à déclarer à lord Palmerston qu’il faut se résigner à laisser viagèrement la Syrie au pacha et faire à la France cette grande concession, ce pas, dis-je, se fait, si je ne me trompe, en ce moment. Les collègues de lord Palmerston d’une part, les ministres d’Autriche et de Prusse de l’autre, pèsent sur lui, en ce moment, pour l’y décider. S’ils l’y décident en effet, ils croiront, les uns et les autres, avoir remporté une grande victoire et être arrivés à des propositions d’arrangement raisonnables. Il importe donc extrêmement que je connaisse bien vos intentions à ce sujet ; car de mon langage, quelque réservé qu’il soit, peut dépendre, ou la prompte adoption d’un arrangement sur ces bases, ou un revirement par lequel lord Palmerston, profitant de l’espérance déçue et de l’humeur de ses collègues et des autres plénipotentiaires, les rengagerait brusquement dans son système, et leur ferait adopter, à quatre, son projet de retirer au pacha la Syrie, et l’emploi, au besoin, des moyens de coercition. On fera beaucoup, beaucoup, dans le cabinet et parmi les plénipotentiaires, pour n’agir qu’à cinq, de concert avec nous, et sans coercition. Je ne vous réponds pas qu’on fasse tout, et qu’une conclusion à quatre soit absolument impossible. Nous pouvons être, d’un instant à l’autre, placés dans cette alternative : ou bien l’Égypte héréditairement et la Syrie viagèrement au pacha, moyennant la cession des villes saintes, de Candie et d’Adana, et par un arrangement à cinq ; ou bien la Syrie retirée au pacha par un arrangement à quatre, et par voie de coercition, s’il y a lieu. Je ne donne pas pour certain que, le premier arrangement échouant, le second s’accomplira ; mais je le donne pour possible. Notre principale force est aujourd’hui dans le travail commun de presque tous les membres du cabinet et des ministres d’Autriche et de Prusse pour amener lord Palmerston à céder la Syrie. Si, après avoir réussi dans ce travail, ils n’en recueillent pas le fruit d’un arrangement définitif et unanime, je ne réponds pas, je le répète, de ce qu’ils feront. Donnez-moi, je vous prie, pour cette hypothèse, votre pensée précise et des instructions.

M. Thiers me répondit le 30 juin : Ma virgule ne signifiait rien. Quand je vous parlais d’une grande conquête qui changerait notre attitude, je voulais parler de l’Égypte héréditaire et de la Syrie héréditaire. Toutefois j’ai consulté le cabinet ; on délibère ; on penche peu vers une concession. Cependant nous verrons. Différez de vous expliquer. Il faut un peu voir venir. Rien n’est décidé.

Pendant que, sous l’empire des sentiments qui dominaient dans les Chambres et dans le public, le gouvernement français se renfermait dans cette politique purement critique et expectante, un événement survenait à Constantinople qui devait imprimer à la question égyptienne une impulsion nouvelle et décisive. Le grand vizir Khosrew-Pacha, vieux Turc habile, énergique et corrompu, longtemps conseiller intime du sultan Mahmoud et ennemi invétéré de Méhémet-Ali, fut soudainement destitué. En rendant compte de sa chute le 17 mai au cabinet français, l’ambassadeur de France à Constantinople, le comte de Pontois, ajoutait : Cet important événement n’a point au reste la signification et la portée qu’on pourra être tenté de lui attribuer en Europe ; il n’indique point un changement dans la politique du Divan et une intention de rapprochement avec Méhémet-Ali. Il doit être attribué, dit-on, à la découverte d’intelligences secrètes de Khosrew avec la Russie, et plus encore, à ce que je crois, à l’ambition de Reschid-Pacha, et à son désir de se débarrasser successivement des hommes qui pourraient balancer son influence ou lui porter ombrage... Quoi qu’il en soit, Reschid-Pacha se trouve aujourd’hui maître du terrain ; puisse-t-il comprendre que le premier usage à faire de sa toute-puissance devrait être de rendre la paix à son pays, en profitant de l’occasion favorable que lui offre la chute de Khosrew, regardé par l’opinion publique comme le plus grand obstacle à un accommodement avec Méhémet-Ali !

En même temps qu’il l’annonçait à Paris, M. de Pontois s’empressa d’informer M. Cochelet, consul général de France à Alexandrie, de la destitution de Khosrew-Pacha. Aussitôt après avoir reçu cette dépêche, écrivit le 26 mai M. Cochelet à M. Thiers, je me rendis, quoique assez souffrant, à la maison de campagne qu’habite Méhémet-Ali depuis que la peste a sévi avec plus d’intensité, et que quelques-uns de ses serviteurs en sont morts. Avant de lui faire connaître le contenu de la lettre de M. de Pontois, je lui demandai les nouvelles qu’il avait reçues de Constantinople. Il me parla du renvoi du séraskier Halil-Pacha, mais je vis positivement qu’il ne savait rien de la disgrâce du grand vizir. Je lui dis alors que j’avais une nouvelle importante à lui communiquer, mais qu’avant de la lui annoncer j’exigeais de lui sa parole qu’il se montrerait docile à mes avis et modéré dans ses prétentions. Il me le promit, autant que cela pourrait se concilier avec ses intérêts. Je lui fis alors connaître que Khosrew-Pacha était au moment d’être destitué. Méhémet-Ali fit un bond sur son divan ; sa figure prit une expression de joie extraordinaire, et des larmes vinrent même dans ses yeux. Je lui dis que j’étais heureux d’être le premier à lui apprendre cette bonne nouvelle, et qu’à ce titre je me croyais en droit de lui donner des conseils. Je lui lus alors la lettre de M. de Pontois, et je l’engageai fortement à se montrer respectueux et dévoué envers le sultan, conciliant et modéré envers la Porte. J’allais lui dire de commencer par renvoyer la flotte turque lorsque Méhémet-Ali sauta à bas de son divan, et après quelques minutes de réflexion en se promenant à grands pas, vint à moi, me frappa sur la poitrine avec la paume de la main, me serra les deux poignets avec effusion, et me dit : Aussitôt que j’aurai la nouvelle officielle de la destitution du grand vizir, j’enverrai à Constantinople Sami-Bey, mon premier secrétaire ; je le chargerai d’aller offrir au sultan l’hommage de mon respect et de mon dévouement ; je demanderai à Sa Hautesse de me permettre de renvoyer la flotte ottomane sous le commandement de Moustouch-Pacha, l’amiral égyptien. Je la prierai de consentir à ce que mon fils Saïd-Bey vienne à bord de la flotte pour se jeter à ses pieds. J’écrirai à Ahmed-Féthi-Pacha[2], et une fois que les relations de bonne intelligence et d’harmonie seront rétablies, je m’arrangerai avec la Porte. — Voilà, lui dis-je, ce qui est digne de vous ; voilà ce qui doit vous rendre les bonnes grâces du sultan, et disposer favorablement les puissances alliées. Montrez-vous maintenant modéré dans vos prétentions, car, je vous le répète, malgré tout ce que nous avons essayé, on ne consentira pas à vous laisser Adana. — Laissez-moi faire, me dit le pacha ; lorsque je serai en rapport avec la Porte, nous nous arrangerons ensemble, très certainement.

C’était précisément là le vœu du cabinet français, et le but vers lequel il tendait constamment, en dépit des entraves que lui imposaient l’engagement d’action commune contracté entre les cinq puissances par la note du 27 juillet 1839 et la négociation suivie à Londres en vertu de cet engagement. Aussitôt après son avènement au ministère, le 21 mars 1840, M. Thiers m’écrivit : Pourrait-on agir à Constantinople ou au Caire en conseillant aux deux parties de s’entendre directement ? Nous l’avons fait, en nous bornant à des conseils très pressants. Mais entamer une négociation spéciale, directe, qui nous serait imputée, ne produirait pas plus d’effet que les conseils, et nous exposerait, à l’égard de l’Angleterre, au reproche de duplicité, car elle dirait que nous temporisons à Londres pour agir au Caire ou à Constantinople. Et quelques semaines plus tard, le 28 avril : J’ai recommandé à nos agents, soit au Caire, soit à Constantinople, de ne pas pousser à une négociation directe entre le sultan et le pacha, pour que l’Angleterre ne nous accuse pas de jouer un double jeu, et de temporiser à Londres pendant que nous agissons au Caire et à Constantinople. Je fais prêcher par MM. de Pontois et Cochelet la disposition au sacrifice ; je fais dire à la Porte qu’elle ne sera jamais sauvée à Londres par un accord des cinq puissances ; je fais dire au pacha que nous ne risquerons pas les plus grands intérêts de la France et du monde pour satisfaire à des exigences déplacées. Je tire le câble des deux côtés pour rapprocher les deux parties ; mais je n’entame aucune négociation, pour nous éviter tout reproche fondé de duplicité. Et lorsque j’eus communiqué à M. Thiers la note adressée, le 31 mai, par Chékib-Efendi aux cinq plénipotentiaires, pour leur demander un concert prompt et efficace, il me répondit : Je ne sais qu’une chose à faire, c’est de répondre à cette note comme à celle de Nouri-Efendi. Il faut accuser réception en disant que la France est prête, comme toujours, à écouter les propositions d’arrangement qui seront faites, et à y prendre la part à laquelle l’oblige en quelque sorte le rôle amical qu’elle a joué jusqu’ici à l’égard de la Porte. Il ne faut pas avoir l’air d’abjurer la note du 27 juillet 1839, car un revirement de politique, l’abandon patent d’un engagement antérieur doit s’éviter avec soin. Mais il ne faut rien dire de ce déplorable engagement de terminer à cinq l’affaire d’Orient.

Le 30 juin 1840, arriva à Paris une dépêche télégraphique, expédiée le 16 juin d’Alexandrie par M. Cochelet, et portant :

En apprenant la destitution du grand vizir Khosrew-Pacha, Méhémet-Ali a ordonné à son premier secrétaire, Sami-Bey, de se rendre à Constantinople pour offrir au sultan l’hommage de son dévouement, et lui demander ses ordres pour le renvoi de la flotte turque. Méhémet-Ali ne doutait pas que cette démarche spontanée de sa part n’amenât un arrangement direct et à l’amiable de la question turco-égyptienne.

En me transmettant immédiatement cette dépêche, M. Thiers m’écrivit : Il faut induire de cette nouvelle, sans trop d’empressement et sans trop donner l’éveil, que l’arrangement spontané qui s’opérerait en Orient, entre le souverain et le vassal, serait la meilleure des solutions. Le pacha croit que le mouvement d’effusion auquel il cède sera partagé et qu’un arrangement s’ensuivra immédiatement. Il croit, d’après des renseignements qu’il dit certains, qu’on lui accordera l’hérédité de l’Égypte et de la Syrie ; il ne s’explique pas sur Candie, Adana, les villes saintes, et quand on lui dit qu’il faudra des sacrifices pour rendre possible l’arrangement direct immédiat, il répond : Soyez tranquilles ; tout va s’arranger. » Je ne sais pas sur quoi repose sa confiance, mais elle est grande, soit qu’elle vienne de sa joie, soit qu’elle vienne de renseignements dignes de foi. De même, à Constantinople, on pensait, à la date des dernières nouvelles, que le renvoi de la flotte produirait un grand effet sur le Divan, et que de larges concessions pourront s’ensuivre... Un pareil état de choses doit fournir bien des arguments pour empêcher aucune conclusion à Londres. Du moins, si on vous proposait quelque chose, n’importe quoi, vous pourriez répondre que les deux parties vont s’aboucher entre elles, et qu’avant de faire des conditions pour leur compte, il est beaucoup plus naturel d’attendre pour voir ce qu’elles vont se proposer l’une à l’autre. Toute opinion émise aujourd’hui sur ce qui est acceptable ou non, au Caire, serait bien téméraire, car, la joie du pacha d’une part, la satisfaction du sultan de l’autre, en apprenant le retour de sa flotte, peuvent singulièrement changer les conditions. Pour moi, je suis loin de croire l’arrangement direct conclu, ni même facile ; mais je regarde l’état nouveau des choses comme un puissant argument contre toute décision immédiate à Londres. J’ai écrit à Alexandrie et à Constantinople pour conseiller la modération de part et d’autre ; mais j’ai donné des conseils, et j’ai eu soin d’interdire aux agents de prendre à leur compte, et comme une entreprise française, une négociation ayant pour but avoué l’arrangement direct. Si on nous imputait d’avoir fait une telle entreprise, vous pourriez le nier. Le jeune Eugène Périer a été envoyé à Alexandrie pour faire au pacha les plus vives remontrances s’il s’arrêtait en route, et si, après avoir offert la flotte, il ne tenait point parole et ne se montrait pas accommodant dans les conditions générales du traité. J’ai été jusqu’à lui faire conseiller d’accepter l’Égypte héréditairement et la Syrie viagèrement.

Mais pendant que la chute de Khosrew-Pacha et la démarche conciliante de Méhémet-Ali causaient à Paris une vive satisfaction, et y faisaient espérer que toute résolution d’intervention européenne entre le sultan et le pacha serait ajournée, ces nouvelles produisaient à Londres des effets absolument contraires. Lord Palmerston, qui, depuis quelque temps, s’était montré peu impatient d’arriver à une solution, reprenait tout à coup sa politique active, réunissait le cabinet anglais, lui communiquait les renseignements que venait de lui apporter de Constantinople le comte Pisani, secrétaire particulier de lord Ponsonby, et pressait ses collègues de discuter et d’adopter promptement le plan de conduite qu’il leur présentait. J’informai sur-le-champ M. Thiers de ce nouveau tour que prenait l’affaire ; je lui écrivis les 6 et 9 juillet que, le 4 et le 8, deux conseils de cabinet avaient été tenus, que le dernier avait été long, que, le soir même, le prince Dolgorouki était parti en courrier pour Saint-Pétersbourg, et le 11 juillet, je rendis au cabinet français, dans une dépêche que je reproduis ici textuellement, un compte détaillé de cette situation, des informations que j’avais recueillies et des résultats qu’elles faisaient pressentir :

Londres, 11 juillet 1840.

Monsieur le Président du conseil,

Depuis que la proposition de couper la Syrie en deux, en laissant à Méhémet-Ali la forteresse et une partie du pachalik de Saint-Jean d’Acre, a été écartée, lord Palmerston a paru éviter la conversation sur les affaires d’Orient. Je l’ai engagée une ou deux fois, plutôt pour bien établir la politique du gouvernement du Roi que pour tenter de faire faire, par la discussion directe, un nouveau pas à la question. Lord Palmerston m’a répondu en homme qui persiste dans ses idées, mais ne croit pas le moment propice pour agir et veut gagner du temps.

Il n’a, en effet, pendant plusieurs semaines, comme je l’ai déjà mandé à Votre Excellence, ni entretenu le cabinet des affaires d’Orient, ni même communiqué à ses collègues la dernière note de Chékib-Efendi.

Cependant le travail de plusieurs membres, soit du cabinet, soit du corps diplomatique, en faveur d’un arrangement qui eût pour base la concession héréditaire de l’Égypte et la concession viagère de la Syrie au pacha continuait : j’en suivais le progrès sans m’y associer. Conformément aux instructions de Votre Excellence, je n’ai ni accueilli cette idée, ni découragé, par une déclaration préalable et absolue, ceux qui en cherchaient le succès.

C’est dans cet état de l’affaire et des esprits qu’est arrivée ici la nouvelle de la destitution de Khosrew-Pacha et de la démarche directe de Méhémet-Ali auprès du sultan. Elle ne m’a pas surpris. Votre Excellence m’avait communiqué une dépêche de M. Cochelet, du 26 mai, qui annonçait de la part du pacha cette intention. J’avais tenu cette dépêche absolument secrète ; mais j’ai appris depuis qu’une lettre de M. le comte Appony, en date du 16 juin, si je suis bien informé, avait annoncé au baron de Neumann la prédiction de M. Cochelet. La dépêche télégraphique par laquelle ce dernier a instruit Votre Excellence de la démarche de Méhémet-Ali était aussi du 16 juin. En sorte que, par une coïncidence singulière, le même jour, M. Cochelet mandait d’Alexandrie, comme un fait accompli, ce que M. le comte Appony écrivait de Paris, d’après une dépêche de M. Cochelet, disait-il, comme un fait probable et prochain.

Quand donc le fait même est parvenu à Londres, lord Palmerston et les trois autres plénipotentiaires n’en ont guère été plus surpris que moi. Ils n’y ont vu, ou du moins ils se sont crus en droit de n’y voir qu’un acte depuis longtemps concerté entre le pacha et la France qui, à Constantinople comme à Alexandrie, avait travaillé à le préparer.

L’effet de l’acte en a éprouvé une assez notable altération. Non seulement il a perdu quelque chose de l’importance que la spontanéité et la nouveauté devaient lui assurer ; mais les dispositions de lord Palmerston et des trois autres plénipotentiaires se sont visiblement modifiées. Ils ont considéré la démarche de Méhémet-Ali et son succès 1º comme la ruine de la note du 27 juillet 1839 et de l’action commune des cinq puissances ; 2º comme le triomphe complet et personnel de la France à Alexandrie et à Constantinople.

Dès lors ceux qui, dans l’espoir d’obtenir l’action commune des cinq puissances, poursuivaient l’arrangement fondé sur la concession héréditaire de l’Égypte et la concession viagère de la Syrie, se sont arrêtés dans leur travail, et semblent y avoir tout à fait renoncé.

De son côté, lord Palmerston s’est montré tout à fait disposé à agir, et, dans deux conseils successifs, tenus les 4 et 8 de ce mois, il a présenté au cabinet, avec une obstination pleine d’ardeur, ses idées et son plan de conduite dans l’hypothèse d’un arrangement à quatre.

Rien n’a été résolu. Le cabinet s’est montré divisé. Les adversaires du plan de lord Palmerston ont insisté sur la nécessité d’attendre les nouvelles de Constantinople ; on s’est ajourné à un nouveau conseil. Mais lord Palmerston est pressant ; les puissances, dit-il, sont engagées d’honneur à régler, par leur intervention et de la manière la plus favorable à la Porte, les affaires d’Orient. Elles l’ont promis au sultan. Elles se le sont promis entre elles. La démarche de Méhémet-Ali ne saurait les en détourner. C’est un acte au fond peu significatif, qui ne promet, de la part du pacha, point de concession importante, qui ne changera ni la situation, ni la politique de la Porte, qui n’amènera donc point la pacification qu’on en espère, et n’aura d’autre effet que d’entraver, si l’on n’y prend garde, les négociations entre les puissances, et d’empêcher qu’elles ne marchent elles-mêmes au but qu’elles se sont proposé. Cependant l’occasion d’agir est favorable. L’insurrection de la Syrie contre Méhémet-Ali est sérieuse. Un spectateur indifférent, lord Francis Egerton, qui vient de traverser la Syrie en remontant de Jérusalem vers l’Asie Mineure, écrit que les insurgés sont nombreux, animés, que l’administration d’Ibrahim-Pacha est violente, vexatoire, détestée. Lord Palmerston se prévaut beaucoup de ces renseignements. Il insiste en même temps sur les vues d’agrandissement et de domination de la France dans la Méditerranée. L’appui donné par la France au pacha d’Égypte n’a, selon lui, point d’autre motif. Il parle de l’Algérie, de l’extension de notre établissement africain, il s’adresse enfin aux sentiments de susceptibilité et de jalousie nationale, surtout auprès des torys et pour se ménager quelque faveur dans une partie de l’opposition.

Toutes les fois que l’occasion s’en présente, partout où je puis engager, avec quelqu’un des hommes qui influent sur la question, quelque entretien, je combats vivement ces idées. Je rappelle toutes les considérations que j’ai fait valoir depuis quatre mois, et dont je ne fatiguerai pas de nouveau Votre Excellence. Je m’étonne de l’interprétation qu’on essaye de donner à la démarche que vient de faire Méhémet-Ali. Quoi de plus naturel, de plus facile à prévoir, de plus inévitable que cette démarche ? Depuis un an bientôt, les puissances essayent de régler les affaires d’Orient et n’en viennent pas à bout. Le pacha de son côté a déclaré que la présence de Khosrew au pouvoir était, pour lui, le principal obstacle à un retour confiant et décisif vers le sultan. Khosrew est écarté. Qu’est-il besoin de supposer une longue préparation, un travail diplomatique pour expliquer ce qu’a fait le pacha ? Il a fait ce qu’il avait lui-même annoncé, ce que lui indiquait le plus simple bon sens. La France, il est vrai, a donné et donne encore à Alexandrie des conseils, mais des conseils de modération, de concession, des conseils qui n’ont d’autre objet que de rétablir en Orient la paix, et dans le sein de l’Empire ottoman la bonne intelligence et l’union, seul gage de la force comme de la paix. Il serait bien étrange de voir les puissances s’opposer à son rétablissement, ne pas vouloir que la paix revienne si elles ne la ramènent pas de leur propre main, et se jeter une seconde fois entre le suzerain et le vassal pour les séparer de nouveau au moment où ils se rapprochent. Il y a un an, cette intervention se concevait ; on pouvait craindre que la Porte épuisée, abattue par sa défaite de la veille, ne se livrât pieds et poings liés au pacha, et n’acceptât des conditions périlleuses pour l’avenir. Mais aujourd’hui, après ce qui s’est passé depuis un an, quand la Porte a retrouvé de l’appui, quand le pacha prend lui-même, avec une modération empressée, l’initiative du rapprochement, quel motif, quel prétexte pourrait-on alléguer pour s’y opposer, pour le retarder d’un jour ? Ce serait un inconcevable spectacle. Il est impossible que l’Europe le donne ; il est impossible que l’Europe qui, depuis un an, parle de la paix de l’Orient comme de son seul vœu, entrave la paix qui commence à se rétablir d’elle-même entre les Orientaux, et par leurs propres efforts.

Ce langage frappe en général ceux à qui je l’adresse ; mais je ne puis le tenir aussi haut ni aussi fréquemment que je le voudrais, car lord Palmerston s’applique à ne pas m’en fournir les occasions. Il agit surtout dans l’intérieur du cabinet ; il dit que, puisque la France a tenté une politique séparée et personnelle, les autres puissances peuvent bien en faire autant ; il promet à ses collègues l’adhésion positive de l’Autriche. Il leur donne enfin à entendre que, si ses plans étaient repoussés, il ne saurait rester dans le cabinet, et les place ainsi entre l’adoption de sa politique et la crainte d’un ébranlement ministériel.

L’affaire est donc, en ce moment, dans un état de crise. Rien, je le répète, n’est décidé ; la dissidence et l’agitation sont grandes dans le cabinet ; ceux des ministres qui ne partagent pas les vues de lord Palmerston insistent fortement pour que l’on attende des nouvelles de Constantinople ; ceux dont l’opinion est flottante se montrent enclins à ce délai ; tous, quelle que soit leur pente, laissent entrevoir de l’hésitation et du trouble. Il y a donc bien des chances pour qu’on n’arrive pas encore à des résolutions définitives et efficaces. Tout en gardant une attitude tranquille et réservée, je ne négligerai rien pour agir sur ces esprits divisés et incertains. Mais pendant que les choses sont encore en suspens à Londres, il est bien à désirer que la démarche de Méhémet-Ali obtienne à Constantinople le succès qu’on en peut attendre, car on ne saurait se dissimuler que le plan d’un arrangement à quatre en a reçu ici une impulsion marquée, et fait en ce moment des progrès.

« P. S. — J’ai lieu de croire, d’après un renseignement qui m’arrive de bonne source, que la seule chose qui ait été à peu près décidée dans les conseils du 4 et du 8, c’est que les quatre puissances répondraient à la dernière note de Chékib-Efendi par une note dans laquelle seraient reproduites, sinon textuellement, du moins en substance, les intentions et les promesses de la note du 27 juillet 1839. Cette nouvelle note sera-t-elle collective à quatre, ou individuelle, mais semblable pour les quatre ? Quelle en sera la rédaction ? Quelles propositions d’arrangement y seront annexées et communiquées en même temps à la France pour demander son adhésion ? Aucune de ces questions n’est encore résolue. On les reprendra probablement dans le conseil qui doit avoir lieu aujourd’hui. Des courriers ont été expédiés ces jours-ci à Vienne et à Saint-Pétersbourg.

Je ne me contentai pas de signaler ainsi directement à mon gouvernement la crise flagrante : ma disposition est en général optimiste, et il faut que le mal soit bien près d’éclater pour que je renonce à l’espérance. Je ne me faisais pourtant, à ce moment, aucune illusion sur le danger ; et pour que le cabinet français ne s’en fît lui-même aucune, je donnai fortement l’éveil aux deux personnes qui pouvaient le lui communiquer avec le plus d’efficacité. Le 12 juillet, lendemain du jour où j’avais adressé à M. Thiers la dépêche que je viens de citer, j’écrivis au duc de Broglie :

Je suis, depuis quelques jours, fort occupé de l’Orient. L’affaire dormait. Le pacha l’a réveillée. S’il réussit, rien de mieux ; nous réussirons avec lui ; la difficulté de l’arrangement à cinq aura été démontrée ; l’arrangement direct en sera sorti. C’est tout ce que nous pouvons désirer, et le temps gagné depuis quelques mois aura été bien gagné. Mais si le pacha échoue, notre embarras sera grand. On prend ceci pour un coup de politique de la France qui, ne voulant rien faire à cinq, a tenté de faire seule, par les mains du pacha. Le coup manqué, l’arrangement à quatre reste seul, et nous pesons beaucoup moins, soit pour l’empêcher, soit pour ramener quelque arrangement à cinq. Lord Palmerston s’est remis en mouvement. Les trois autres le suivent. J’attends avec une vive impatience des nouvelles de Constantinople. Pour le moment, l’affaire est là.

Et le même jour, j’écrivis au général Baudrand :

L’affaire d’Orient m’occupe beaucoup depuis quelques jours. Elle languissait. La démarche de Méhémet-Ali auprès du sultan, après la chute de Khosrew-Pacha, l’a ranimée. On a vu là l’œuvre de la France seule. On en a pris de l’humeur. On s’est dit : Puisque la France a sa politique séparée et la suit, faisons-en autant. Les quatre puissances se sont donc remises en mouvement, et lord Palmerston travaille à préparer un arrangement à quatre, toujours fondé sur cette double base : — Point de Syrie au pacha ; la coercition au besoin. — Je ne tiens pas l’arrangement pour fait. Si la démarche de Méhémet-Ali à Constantinople réussit, et amène, entre le sultan et lui, un accommodement direct, tout sera pour le mieux ; il faudra bien qu’ici on s’y résigne. Mais si rien ne se termine à Constantinople, il ne faut pas se dissimuler que notre influence auprès des quatre autres puissances en sera affaiblie, et que l’arrangement entre elles, sans nous, aura bien des chances de succès.

Enfin, le 14 juillet, en donnant à M. Thiers quelques nouveaux détails sur la situation, je lui dis : Je crois, sans en être parfaitement sûr, que le projet de note collective à quatre, en réponse à la note de Chékib-Efendi, a été adopté dans le conseil de samedi 11. La réserve est extrême depuis quelques jours ; mais je sais que Chékib-Efendi a vu plusieurs fois lord Palmerston, et longtemps, notamment dimanche. On prépare, soit sur le fond de l’affaire, soit sur le mode d’action, des propositions qu’on nous communiquera quand on aura tout arrangé (si on arrange tout), pour avoir notre adhésion ou notre refus. »

Mon cher collègue, me répondit M. Thiers le 16 juillet, je trouve fort graves les nouvelles que vous m’envoyez ; mais il ne faut pas s’en émouvoir, et tenir bon. Les Anglais s’engagent dans une périlleuse tentative ; s’isoler de la France sera, pour eux, plus fécond en conséquences qu’ils ne l’imaginent. Mais il ne faut pas se laisser intimider, et attendre avec tout le sang-froid que vous savez garder sur votre visage comme dans le fond de votre âme. Nous n’aurons pas, vous et moi, traversé un plus dangereux défilé ; mais nous ne pouvons pas faire autrement. A l’origine, on aurait pu tenir une autre conduite ; mais depuis la note du 27 juillet 1839, il n’est plus temps.

Je reçus le 17 juillet, à une heure de l’après-midi, un billet de lord Palmerston qui me témoignait le désir de s’entretenir avec moi vers la fin de la matinée. Je me rendis au Foreign-Office. Il me dit que le cabinet, pressé par les événements, venait enfin d’arrêter sa résolution sur les affaires d’Orient, qu’il avait une communication à me faire à ce sujet, et que, pour être sûr d’exprimer exactement et complètement sa pensée, il avait pris le parti de l’écrire. Il me lut alors la pièce suivante, intitulée :

MEMORANDUM D’UNE COMMUNICATION FAITE A L’AMBASSADEUR DE FRANCE PAR LE PRINCIPAL SECRÉTAIRE DE SA MAJESTÉ BRITANNIQUE.

Le gouvernement français a reçu, dans tout le cours des négociations qui commencèrent l’automne de l’année passée, les preuves les plus réitérées, les plus manifestes et les plus incontestables, non seulement du désir des cours d’Autriche, de la Grande-Bretagne, de Prusse et de Russie, d’arriver à une entente avec le gouvernement français sur les arrangements nécessaires pour effectuer la pacification du Levant, mais aussi de la grande importance que ces cours n’ont jamais cessé d’attacher à l’effet moral que produiraient l’union et le concours des cinq puissances dans une affaire d’un intérêt si grave et si intimement liée au maintien de la paix européenne.

Les quatre cours ont vu, avec le plus profond regret, que tous leurs efforts pour atteindre leur but ont été infructueux ; et malgré que tout dernièrement elles aient proposé à la France de s’associer avec elles pour faire exécuter un arrangement entre le sultan et Méhémet-Ali, fondé sur des idées qui avaient été émises, vers la fin de l’année dernière, par l’ambassadeur de France à Londres, cependant le gouvernement français n’a pas cru devoir prendre part à cet arrangement, et a fait dépendre son concours avec les autres puissances de circonstances que ces puissances ont jugées incompatibles avec le maintien de l’indépendance et de l’intégrité de l’Empire ottoman et avec le repos futur de l’Europe.

Dans cet état de choses, les quatre puissances n’avaient d’autre choix que d’abandonner aux chances de l’avenir les grandes affaires qu’elles avaient pris l’engagement d’arranger, et ainsi de constater leur impuissance et de livrer la paix européenne à des dangers toujours croissants ; ou bien de prendre la résolution de marcher en avant sans la coopération de la France, et d’amener, au moyen de leurs efforts réunis, une solution des complications du Levant conforme aux engagements que ces quatre cours ont contractés avec le sultan, et propre à assurer la paix future.

Placées entre ces deux choix et pénétrées de l’urgence d’une solution immédiate et en rapport avec les graves intérêts qui s’y trouvent engagés, les quatre cours ont cru de leur devoir d’opter pour la dernière de ces deux alternatives, et elles viennent par conséquent de conclure avec le sultan une convention destinée à résoudre d’une manière satisfaisante les complications actuellement existantes dans le Levant.

Les quatre cours, en signant cette convention, n’ont pu ne pas sentir le plus vif regret de se trouver ainsi momentanément séparées de la France dans une affaire essentiellement européenne ; mais ce regret se trouve diminué par les déclarations réitérées que le gouvernement français leur a faites qu’il n’a rien à objecter aux arrangements que les quatre puissances désirent faire accepter par Méhémet-Ali, si Méhémet-Ali y consent ; que, dans aucun cas, la France ne s’opposera aux mesures que les quatre cours, de concert avec le sultan, pourront juger nécessaires pour obtenir l’assentiment du pacha d’Égypte ; et que le seul motif qui a empêché la France de s’associer aux autres puissances, à cette occasion, dérive de considérations de divers genres qui rendraient impossible au gouvernement français de prendre part à des mesures coercitives contre Méhémet-Ali.

Les quatre cours donc entretiennent l’espoir fondé que leur séparation d’avec la France à ce sujet ne sera que de courte durée, et ne portera aucune atteinte aux relations de sincère amitié qu’elles désirent si vivement conserver avec la France ; mais de plus, elles s’adressent avec instance au gouvernement français, afin d’en obtenir du moins l’appui moral, malgré qu’elles ne peuvent en espérer une coopération matérielle.

L’influence du gouvernement français est puissante à Alexandrie, et les quatre cours ne pourraient-elles pas espérer, et même demander de l’amitié du gouvernement français que cette influence s’exerce auprès de Méhémet-Ali dans le but d’amener ce pacha à donner son adhésion aux arrangements qui vont lui être proposés par le sultan ?

Si le gouvernement français pouvait, de cette manière, contribuer efficacement à mettre un terme aux complications du Levant, ce gouvernement acquerrait un nouveau titre à la reconnaissance et à l’estime de tous les amis de la paix.

J’écoutai lord Palmerston jusqu’au bout sans l’interrompre, et prenant ensuite le papier de ses mains : Mylord, lui dis-je, sur le fond même de la résolution que vous me communiquez, je n’ajouterai rien, en ce moment, à ce que j’ai eu si souvent l’honneur de vous dire ; je ne veux pas non plus, sur une première lecture faite en courant, discuter tout ce que contient la pièce que je viens d’entendre ; mais quelques points me frappent sur lesquels je me hâte de vous exprimer mes observations. Les voici.

Je relus d’abord ce passage : Malgré que tout dernièrement les quatre cours aient proposé à la France de s’associer avec elles pour faire exécuter un arrangement avec le sultan et Méhémet-Ali, fondé sur les idées qui avaient été émises, vers la fin de l’année dernière, par l’ambassadeur de France à Londres, cependant le gouvernement français n’a pas cru devoir prendre part à cet arrangement, etc., etc.

Vous faites sans doute allusion, mylord, lui dis-je, à l’arrangement qui aurait eu pour base l’abandon au pacha d’une partie du pachalik de Saint-Jean d’Acre, y compris la forteresse ; et il résulterait de ce paragraphe que le gouvernement français, après avoir fait émettre ces idées par son ambassadeur, n’aurait pas cru ensuite pouvoir les accepter. Je ne saurais admettre, mylord, pour le gouvernement du Roi, un tel reproche d’inconséquence ; les idées dont il s’agit n’ont jamais été, que je sache, émises, au nom du gouvernement du Roi, par l’ambassadeur de France ; point par moi, à coup sûr, ni, je pense, par le général Sébastiani, mon prédécesseur. Elles ont pu apparaître dans la conversation, comme bien d’autres hypothèses ; elles n’ont jamais été présentées sous une forme ni avec un caractère qui autorise à dire, ou du moins à donner lieu de croire que le gouvernement du Roi les a d’abord mises en avant, puis repoussées.

Voici, continuai-je, une seconde observation. Vous dites que le gouvernement français a plusieurs fois déclaré qu’il n’a rien à objecter aux arrangements que les quatre puissances désirent faire accepter par Méhémet-Ali, si Méhémet-Ali y consent, et que, dans aucun cas, la France ne s’opposera aux mesures que les quatre cours, de concert avec le sultan, pourront juger nécessaires pour obtenir l’assentiment du pacha d’Égypte. — Je ne saurais accepter, mylord, cette expression dans aucun cas, et je suis certain de n’avoir jamais rien dit qui l’autorise. Le gouvernement du Roi ne se fait, à coup sûr, le champion armé de personne, et il ne compromettra jamais, pour les seuls intérêts du pacha d’Égypte, la paix et les intérêts de la France. Mais si les mesures adoptées contre le pacha par les quatre puissances avaient, aux yeux du gouvernement du Roi, ce caractère et cette conséquence que l’équilibre actuel des États européens en fût altéré, le gouvernement du Roi ne saurait y consentir ; il verrait alors ce qu’il lui conviendrait de faire, et il gardera toujours à cet égard sa pleine liberté.

Je fis encore, sur quelques expressions du mémorandum, quelques observations de peu d’importance ; et sans rengager la discussion au fond, j’ajoutai : Mylord, le gouvernement du Roi a toujours pensé que la question de savoir si deux ou trois pachaliks de la Syrie appartiendraient au sultan ou au pacha ne valait pas, à beaucoup près, les chances que l’emploi de la force et le retour de la guerre en Orient pourraient faire courir à l’Europe. Vous en avez jugé autrement. Je souhaite que vous ne vous trompiez pas. Si vous vous trompez, nous n’en partagerons pas la responsabilité. Nous ferons tous nos efforts pour maintenir la paix, nos alliances générales, et pour surmonter, dans l’intérêt de tous, les difficultés, les périls peut-être que pourra amener la nouvelle situation où vous entrez.

Lord Palmerston combattit faiblement mes observations, et se répandit en protestations d’amitié sincère et sûre, malgré notre dissentiment partiel et momentané. Il réclama de nouveau les bons offices de la France et son influence à Alexandrie pour déterminer le pacha à accepter les propositions qui lui seraient faites. Puis il m’expliqua ces propositions mêmes et la marche qu’on avait dessein de suivre pour les faire prévaloir : Le sultan, me dit-il, proposera d’abord au pacha de lui concéder, toujours à titre de vasselage, l’Égypte héréditairement et la portion déjà offerte du pachalik de Saint-Jean d’Acre, y compris la forteresse, mais ceci seulement en viager. Il lui donnera un délai de dix jours pour accepter cette proposition. Si le pacha refuse, le sultan lui fera une proposition nouvelle qui ne comprendra plus que l’Égypte, toujours héréditairement. Si après un nouveau délai de dix jours, le pacha refuse encore, alors le sultan s’adressera aux quatre puissances qui s’engagent, envers lui et entre elles, à faire rentrer son vassal dans l’obéissance.

Lord Palmerston ne me donna aucun détail sur les moyens que les quatre puissances emploieraient à cet effet ; il conclut en me disant qu’un secrétaire de Chékib-Efendi était parti la veille pour porter à Constantinople cet arrangement, que les premières propositions du sultan parviendraient au pacha dans trente ou trente-cinq jours, que Méhémet-Ali y répondrait dix jours après, et que sa réponse serait connue à Londres vingt ou vingt-cinq jours après, c’est-à-dire dans deux mois et demi environ, à partir du moment où nous parlions.

Je transmis immédiatement à M. Thiers la communication que je venais de recevoir, avec tous les détails de l’entretien qui l’avait suivie, et j’ajoutai : La démarche directe de Méhémet-Ali auprès de la Porte et l’insurrection de la Syrie contre lui sont évidemment les deux causes qui ont précipité la résolution. Lord Palmerston m’a parlé de l’insurrection syrienne avec beaucoup de confiance ; et comme son langage impliquait des mesures projetées ou déjà ordonnées pour empêcher Méhémet-Ali d’envoyer en Syrie des renforts capables de réprimer les insurgés, je lui ai adressé, à ce sujet, une question positive et directe. Il m’a répondu qu’en effet on ne négligerait rien pour arrêter promptement en Syrie l’effusion du sang : Je ne veux pas vous le cacher, m’a-t-il dit. — Aussi vous l’ai je demandé, mylord. — Des ordres ont très probablement été donnés en ce sens à la flotte anglaise, et des secours en argent, vivres et munitions pour les insurgés de Syrie ont sans doute été mis à la disposition du sultan.

La crainte d’une crise ministérielle est le vrai motif qui a fait prévaloir lord Palmerston dans l’intérieur du cabinet. Le moment d’une action positive et efficace en Orient est encore éloigné, et le parlement se sépare dans quinze jours.

En recevant cette nouvelle, le cabinet français fut non seulement mécontent et chagrin, mais surpris et blessé. Lord Palmerston lui en avait donné le droit. On pensait à Paris, et je pensais moi-même à Londres, qu’aucune résolution définitive ne serait adoptée et signée entre les quatre puissances sans qu’on nous l’eût préalablement fait connaître, en nous demandant, à nous aussi, notre résolution définitive. Je répète la phrase qui terminait ma dernière lettre à M. Thiers, et que je rappelais tout à l’heure : On prépare, soit sur le fond de l’affaire, soit sur le mode d’action, des propositions qu’on nous communiquera quand on aura tout arrangé (si on arrange tout), pour avoir notre adhésion ou notre refus. Lord Palmerston eût pu, sans aucun risque pour sa politique, nous faire cette communication avant toute signature entre les quatre puissances, car nous ne nous serions certainement pas associés à une convention qui refusait à Méhémet-Ali la possession héréditaire de la Syrie, et qui réglait les moyens de coercition à employer contre lui s’il repoussait les offres du sultan. Nous nous serions trouvés alors isolés en pleine connaissance de cause, par notre propre volonté, et après qu’on aurait épuisé, envers nous, tous les procédés de conciliation. Mais lord Palmerston est un politique personnellement susceptible et taquin, qui se pique au jeu quand il se voit en danger de perdre, et qui précipite alors ses résolutions et ses coups, ne se souciant guère des procédés ni des conséquences, et recherchant le plaisir de la vengeance au moins autant que le succès. L’arrangement direct entre le sultan et le pacha lui paraissait imminent ; il regardait le gouvernement français comme le promoteur secret de cette solution de la question ; il ne s’inquiéta plus que de la prévenir et d’y substituer en toute hâte la solution européenne dont il s’était fait l’auteur. Un des membres secondaires du corps diplomatique à Londres, spectateur aussi impartial qu’intelligent de l’événement, me dit un jour : Quand nous recherchons entre nous les causes de ce mauvais imbroglio, nous trouvons d’abord une disposition hargneuse à Londres, ensuite des illusions à Londres et à Paris. A Londres, ignorance volontaire ou réelle des dispositions de la France ; à Paris, incrédulité sur le vouloir ou le pouvoir de lord Palmerston. Après cela, on dit aussi que la France a voulu jouer au plus fin, qu’elle voulait et croyait escamoter l’arrangement en le faisant conclure, d’une manière cachée et abrupte, entre les deux parties. On ajoute que c’est de Pétersbourg qu’on a donné l’éveil à Londres, que la même alarme y est venue ensuite par d’autres voies, et que cela a excité, non seulement à faire, mais aussi à se cacher pour faire le traité. Voilà comment nous nous l’expliquons.

Quelle qu’en fût l’explication, le gouvernement français fut justement choqué du procédé : Votre dernière dépêche, m’écrivit le 21 juillet M. Thiers, m’a beaucoup surpris. D’après vos précédentes nouvelles, le gouvernement s’attendait que l’agitation qui se manifestait depuis quelques jours dans le cabinet anglais aboutirait à une proposition semblable à peu près à celle que M. de Neumann vous avait fait pressentir, et qui consistait à donner à Méhémet-Ali l’Égypte héréditairement, la Syrie viagèrement, en laissant à la France le choix de s’associer ou non à une telle proposition. Le parti pris par les puissances d’agir à quatre, sans mettre la France en demeure de s’associer à l’action commune, est un procédé fort naturel de la part des cabinets qui n’ont pas vécu dans notre alliance depuis dix ans, mais fort étrange et fort peu explicable, par des motifs satisfaisants, de la part de l’Angleterre qui faisait profession, depuis 1830, d’être notre fidèle alliée. Se plaindre est peu digne de la part d’un gouvernement aussi haut placé que celui de la France ; mais il faut prendre acte d’une telle conduite, et laisser voir qu’elle nous éclaire sur les vues de l’Angleterre et sur la marche que la France aura à suivre dans l’avenir. Désormais elle est libre de choisir ses amis et ses ennemis, suivant l’intérêt du moment et le conseil des circonstances. Il faut sans bruit, sans éclat, afficher cette indépendance de relations que la France sans doute n’avait jamais abdiquée, mais qu’elle devait subordonner à l’intérêt de son alliance avec l’Angleterre. Aujourd’hui, elle n’a plus à consulter d’autres convenances que les siennes. L’Europe ni l’Angleterre, en particulier, n’auront rien gagné à son isolement. Toutefois, je vous le répète, ne faites aucun éclat ; bornez-vous à cette froideur que vous avez montrée, me dites-vous, et que j’approuve complètement. Il faut que cette froideur soit soutenue. Les quatre puissances qui viennent de sceller, à propos de la question d’Orient, une si singulière alliance, ne sauraient être longtemps d’accord ; alors la France, en prononçant à propos ses préférences, fera sentir à l’Europe tout le poids de son influence.

M. Thiers me donnait ensuite, sur l’attitude et le langage à tenir avec lord Palmerston, des instructions détaillées, m’exposait ses conjectures sur les conséquences probables de l’acte qui venait de s’accomplir à Londres, m’annonçait les mesures de précaution que, sur terre et sur mer, dans l’intérêt de la dignité de la France, le cabinet croyait devoir prendre, et enfin m’envoyait, en réponse au mémorandum que lord Palmerston m’avait remis le 17 juillet, la note suivante :

Paris, 21 juillet 1840.

La France a toujours désiré, dans l’affaire d’Orient, marcher d’accord avec la Grande-Bretagne, la Prusse et la Russie. Elle n’a jamais été mue, dans sa conduite, que par l’intérêt de la paix. Elle n’a jamais jugé les propositions qui lui ont été faites que d’un point de vue général, et jamais du point de vue de son intérêt particulier, car aucune puissance n’est plus désintéressée qu’elle en Orient.

Jugeant de ce point de vue, elle a considéré comme mal conçus tous les projets qui avaient pour but d’arracher à Méhémet-Ali, par la force des armes, les portions de l’Empire turc qu’il occupe actuellement. La France ne croit pas cela bon pour le sultan, car on tendrait ainsi à lui donner ce qu’il ne pourrait ni administrer ni conserver. Elle ne le croit pas bon non plus pour la Turquie en général et pour le maintien de l’équilibre européen, car on affaiblirait, sans profit pour le suzerain, un vassal qui pourrait aider puissamment à la commune défense de l’Empire. Toutefois, ce n’est là qu’une question de système sur laquelle il peut exister beaucoup d’avis divers. Mais la France s’est surtout prononcée contre tout projet dont l’adoption devait entraîner l’emploi de la force, parce qu’elle ne voyait pas distinctement les moyens dont les cinq puissances pourraient disposer. Ces moyens lui semblaient ou insuffisants, ou plus funestes que l’état de choses auquel on voulait porter remède.

Ce qu’elle pensait à ce sujet, la France le pense encore, et elle a quelque sujet de croire que cette opinion n’est pas exclusivement la sienne. Du reste, on ne lui a adressé, dans ces dernières circonstances, aucune proposition positive sur laquelle elle eût à s’expliquer. Il ne faut donc pas imputer, à des refus qu’elle n’a pas été à même de faire, la détermination que l’Angleterre lui communique sans doute, au nom des quatre puissances. Mais au surplus, sans insister sur la question que pourrait faire naître cette manière de procéder à son égard, la France le déclare de nouveau ; elle considère comme peu réfléchie, comme peu prudente, une conduite qui consistera à prendre des résolutions sans moyens de les exécuter, ou à les exécuter par des moyens insuffisants ou dangereux.

L’insurrection de quelques populations du Liban est sans doute l’occasion qu’on a cru pouvoir saisir pour y trouver des moyens d’exécution qui jusque-là ne s’étaient point montrés. Est-ce un moyen bien avouable, et surtout bien utile à l’Empire turc, d’agir ainsi contre le vice-roi ? On veut rétablir un peu d’ordre et d’obéissance dans toutes les parties de l’Empire turc, et on y fomente des insurrections ! On ajoute de nouveaux désordres à ce désordre général que toutes les puissances déplorent dans l’intérêt de la paix ! Et ces populations, réussirait-on à les soumettre à la Porte après les avoir soulevées contre le vice-roi ?

Toutes ces questions, on ne les a certainement pas résolues ; mais si cette insurrection est comprimée, si le vice-roi est de nouveau possesseur assuré de la Syrie, s’il n’en est que plus irrité, plus difficile à persuader, et qu’il réponde aux sommations par des refus positifs, quels sont les moyens des quatre puissances ?

Assurément, après avoir employé une année à les chercher, on ne les aura pas découverts récemment, et on aura créé soi-même un nouveau danger, le plus grave de tous. Le vice-roi, excité par les moyens employés contre lui, le vice-roi, que la France avait contribué à retenir, peut passer le Taurus et menacer de nouveau Constantinople.

Que feront encore les quatre puissances dans ce cas ? Quelle sera la manière de pénétrer dans l’Empire pour y secourir le sultan ? La France pense qu’on a préparé là, pour l’indépendance de l’Empire ottoman et pour la paix générale, un danger plus grave que celui dont les menaçait l’ambition du vice-roi.

Si toutes ces éventualités, conséquences de la conduite qu’on va tenir, n’ont pas été prévues, alors les quatre puissances se seraient engagées dans une voie bien obscure et bien périlleuse. Si au contraire elles ont été prévues et si les moyens d’y faire face sont arrêtés, alors les quatre puissances en doivent la connaissance à l’Europe, et surtout à la France dont encore aujourd’hui elles réclament le concours moral, dont elles invoquent l’influence à Alexandrie.

Le concours moral de la France, dans une conduite commune, était une obligation de sa part ; il n’en est plus une dans la nouvelle situation où semblent vouloir se placer les puissances. La France ne peut plus être mue désormais que par ce qu’elle doit à la paix et ce qu’elle se doit à elle-même. La conduite qu’elle tiendra dans les graves circonstances où les quatre puissances viennent de placer l’Europe dépendra de la solution qui sera donnée à toutes les questions qu’elle vient d’indiquer.

Elle aura toujours en vue la paix et le maintien de l’équilibre actuel entre les États de l’Europe. Tous ses moyens seront consacrés à ce double but.

Je me rendis le vendredi 24 juillet au Foreign-Office et je donnai lecture à lord Palmerston de la note que je viens de reproduire. A cette phrase : Du reste, on n’a adressé à la France, dans ces dernières circonstances, aucune proposition positive sur laquelle elle eût à s’expliquer, lord Palmerston fit un mouvement, comme surpris et voulant se récrier : Permettez, mylord, lui dis-je, que j’aille jusqu’au bout ; je reviendrai sur ce point ; et ma lecture achevée, prenant sur-le-champ moi-même la parole, je relus la phrase qui l’avait frappé : Cette phrase vous étonne, mylord ; le fait qu’elle exprime a bien plus étonné le gouvernement du Roi, et moi-même avant lui. Quand vous m’avez communiqué vendredi dernier le mémorandum auquel je viens de répondre, en apprenant qu’à notre insu, sans qu’on nous eût définitivement rien dit ni rien demandé, une résolution définitive avait été prise entre les quatre puissances, une convention signée, peut-être l’exécution commencée, j’ai été profondément étonné, je dois dire blessé. J’ai retenu dans ce moment mon impression ; je n’ai pas voulu que vous pussiez croire que, si je me montrais offensé, c’était pour mon propre compte et par un motif tout personnel. Mais cette impression, mylord, le gouvernement du Roi l’a éprouvée lui-même en recevant votre mémorandum, et c’est en son nom et d’après ses instructions que je viens aujourd’hui vous exprimer à quel point il a été surpris qu’on ait procédé ainsi à son égard. Il avait signé la note du 27 juillet 1839 ; il a constamment répété, depuis cette époque, qu’il était prêt à tout discuter ; il a écouté et discuté en effet des propositions fort diverses. Quand on touchait au dernier acte de cette négociation, à coup sûr on lui devait de l’y appeler ; on lui devait de lui dire :Nous n’avons pu jusqu’ici nous mettre d’accord pour agir à cinq ; nous ne pouvons tarder plus longtemps ; nous sommes décidés à agir ; voici sur quelles bases et par quels moyens. Voulez-vous vous associer à nous ? C’est tout ce que nous désirons. Si décidément vous ne voulez pas, nous serons obligés d’agir à quatre, sur les bases et par les moyens que nous vous indiquons. — C’était là la marche naturelle ; on a fait le contraire ; c’est sans nous le dire, c’est en se cachant de nous qu’on a résolu d’agir sans nous. Ce n’est pas là, mylord, un procédé d’ancien et intime allié, et le gouvernement du Roi a tout droit de s’en montrer offensé.

Lord Palmerston m’écoutait avec un déplaisir mêlé de surprise. Évidemment il y avait là, pour lui, quelque chose d’imprévu, et il n’avait pas compris d’abord le sens de la phrase qui l’indiquait. Il essaya deux ou trois fois de m’interrompre ; je m’y refusai. Quand je cessai de parler, rien n’a été plus éloigné de notre intention, me dit-il, que de manquer, envers le gouvernement du Roi, à aucun des égards qui lui sont dus. Nous avons essayé, pour nous entendre avec vous, de diverses propositions. Les vôtres nous paraissaient inadmissibles. Vous avez repoussé les nôtres. Sur la dernière surtout qui consistait à laisser à Méhémet-Ali la place de Saint-Jean d’Acre avec une portion du pachalik, vous nous avez donné, pour raison péremptoire de votre refus, que le pacha ne consentirait jamais à aucun partage de la Syrie. Nous avons considéré dès lors votre résolution comme arrêtée, et nous ne nous sommes plus occupés que de la nôtre. Nous aurions trouvé quelque inconvenance à vous la déclarer avant de la prendre, et comme une sorte de sommation. Nous n’avons fait, en agissant ainsi, que ce qui s’est fait, en 1832, dans la question belge. Là aussi il s’agissait d’employer, contre le roi de Hollande, des moyens de coercition. Parmi les cinq puissances engagées dans la conférence sur les affaires de Belgique, trois se refusaient à concourir à de telles mesures. Elles l’avaient dit. La France et l’Angleterre, qui voulaient de la coercition, en ont arrêté entre elles les moyens, ont signé une convention, et ne l’ont annoncée aux autres puissances qu’après la signature. Nous serions désolés qu’à propos des affaires d’Orient vous vissiez quelque chose de blessant dans ce qui a été fait très naturellement, sans aucune intention blessante de notre part, et comme on avait fait dans des circonstances analogues.

Je persistai dans le sentiment que j’avais exprimé ; je repoussai l’assimilation avec l’affaire belge, constamment traitée dans des conférences générales et officielles, de telle sorte que rien n’avait pu être un moment douteux ni inconnu pour aucune des puissances : Non seulement on ne nous a pas dit ce qu’on faisait, ajoutai-je ; non seulement on s’est caché de nous ; mais je sais que quelques personnes se sont vantées de la façon dont le secret avait été gardé. Est-ce ainsi, mylord, que les choses se passent entre d’anciens et intimes alliés ? Est-ce ainsi que les alliances se maintiennent et s’affermissent ? L’alliance de la France et de l’Angleterre, mylord, a donné dix ans de paix à l’Europe ; le ministère whig, permettez-moi de le dire, est né sous son drapeau, et y a puisé, depuis dix ans, quelque chose de sa force. Je crains bien que cette alliance ne reçoive en ce moment une grave atteinte, et que ce qui vient de se passer ne donne pas à votre cabinet autant de force, ni à l’Europe autant de paix.

Lord Palmerston protesta vivement : Nous ne changeons point de politique générale ; nous ne changeons point d’alliances ; nous sommes et nous resterons, à l’égard de la France, dans les mêmes sentiments. Nous différons, il est vrai, nous nous séparons sur une question importante sans doute, mais spéciale et limitée. Je reviens à l’exemple dont je parlais tout à l’heure. C’est ce qui est arrivé dans l’affaire de Belgique ; nous pensions comme vous sur la nécessité de contraindre le roi de Hollande à exécuter le traité des vingt-quatre articles ; pour agir avec vous, nous nous sommes séparés des trois autres puissances ; mais nous ne nous sommes point brouillés avec elles ; la paix de l’Europe n’a pas été troublée. Nous espérons bien qu’il en sera encore ainsi, et nous ferons tous nos efforts pour qu’il en soit ainsi. Si la France reste isolée dans cette question, comme elle-même l’aura voulu, comme M. Thiers, à votre tribune, en a prévu la possibilité, ce ne sera point un isolement général, permanent ; nos deux pays resteront unis d’ailleurs par les liens les plus puissants d’opinions, de sentiments, d’intérêts, et notre alliance ne périra pas plus que la paix de l’Europe.

Je le souhaite, mylord ; je ne doute pas de la sincérité de vos intentions ; mais vous ne disposez pas des événements, ni du sens qui s’y attache, ni du cours qui peut leur être imprimé. Partout en Europe ce qui se passe en ce moment sera considéré comme une large brèche qui peut en ouvrir de plus larges encore. Les uns s’en réjouiront, les autres s’en inquiéteront, tous l’interpréteront ainsi, et vos paroles ne détruiront pas l’interprétation. Viendront ensuite les incidents que doit entraîner en Orient la politique où vous entrez ; viendront les difficultés, les complications, les méfiances réciproques, les conflits peut-être ; qui peut en prévoir, qui en empêchera les effets ? Vous nous exposez, mylord, à une situation que nous n’avons point cherchée, que, depuis dix ans, nous nous sommes appliqués à éviter. M. Canning, si je ne me trompe, était votre ami et le chef de votre parti politique ; M. Canning, dans un discours très beau et très célèbre, a montré un jour l’Angleterre tenant entre ses mains l’outre des tempêtes et en possédant la clef ; la France aussi a cette clef, et la sienne est peut-être la plus grosse. Elle n’a jamais voulu s’en servir. Ne nous rendez pas cette politique plus difficile et moins assurée. Ne donnez pas en France, aux passions nationales, de sérieux motifs et une redoutable impulsion. Ce n’est pas là ce que vous nous devez, ce que nous doit l’Europe pour la modération et la prudence que nous avons montrées depuis dix ans.

Lord Palmerston me renouvela plus vivement encore ses protestations et ses assurances. Elles étaient sincères ; il se promettait d’accomplir ce qu’il entreprenait sans se brouiller réellement avec la France et sans troubler sérieusement la paix de l’Europe. Il croyait avoir une excellente occasion de raffermir l’Empire ottoman en réprimant le pacha d’Égypte, et de soustraire la Porte à la domination de la Russie, en plaçant, de l’aveu de la Russie elle-même, les affaires turques sous le contrôle du concert européen. C’était là, pour l’Angleterre, de la puissance en Orient, et pour lord Palmerston lui-même en Angleterre, de la gloire. Il ne croyait ni à la force réelle, ni à la résistance persévérante de Méhémet-Ali. L’insurrection de la Syrie était, à ses yeux, une nouvelle preuve de la faiblesse du pacha et un nouveau moyen de l’attaquer. Et au moment où ces circonstances réunies lui semblaient un gage assuré de succès, il voyait surgir, entre le sultan et le pacha, la chance d’un arrangement direct conclu sous l’influence de la France, et qui eût renversé ses espérances de crédit et de pouvoir, en Orient pour son pays, et, dans son pays pour lui-même. Devant ce péril, toute autre considération, toute autre prévoyance, toute politique générale disparut de son esprit ; et, pour y échapper, il conclut en toute hâte le traité du 15 juillet. Ni dans notre conversation du 24 juillet, ni dans aucune de celles qui l’avaient précédée ou qui la suivirent, je n’entrevis aucun dessein, aucune combinaison qui vînt d’ailleurs et qui portât plus loin.

Je m’appliquai à troubler la confiance de lord Palmerston dans son succès, et à lui faire entrevoir un avenir bien plus compliqué et plus grave que celui qu’il espérait. Quand la conversation commença à se ralentir, m’adressant à lui par une question brusque et directe : Mais enfin, mylord, lui dis-je, si le pacha repousse, comme je le crois, vos propositions, que ferez-vous ? De quoi êtes-vous convenus ? Comment exercerez-vous, sur Méhémet-Ali, votre contrainte ? Vous demandez encore à la France son concours moral ; elle a droit de vous demander à son tour par quels moyens et dans quelles limites vous comptez agir.

Vous avez raison, me répondit lord Palmerston, et je dois vous le dire. L’emploi des forces navales pour intercepter toute communication entre l’Égypte et la Syrie, pour arrêter les flottes du pacha, pour mettre le sultan en état de porter, sur tous les points de son Empire, tous les moyens de rétablir son autorité, ce sera là notre action principale, et c’est le principal objet de notre convention.

Et si le pacha passe le Taurus, si Constantinople est de nouveau menacée ?

Cela n’arrivera pas ; Ibrahim-Pacha aura trop à faire en Syrie.

Mais si cela arrive ?

Le sultan va établir à Isnik-Mid (l’ancienne Nicomédie) un corps de troupes turques qui, réuni à la présence d’un certain nombre de chaloupes canonnières sur la côte d’Asie, suffira, je pense, pour mettre à l’abri Constantinople.

Et si cela ne suffit pas, si les troupes turques sont battues ?

Il en coûtait à lord Palmerston de me dire expressément que l’entrée d’un corps d’armée russe à Constantinople, combinée avec celle d’une flotte anglaise dans la mer de Marmara, était un point convenu. Il me le dit pourtant, en rappelant que dans le temps où l’on examinait les moyens d’agir à cinq, la France elle-même n’avait pas regardé ce fait comme absolument inadmissible, et avait discuté le quo modo de l’entrée et de la présence de ses propres vaisseaux dans la mer de Marmara. Et il se hâta d’ajouter : Au delà, rien n’est prévu, rien n’est réglé ; on est simplement convenu de se concerter de nouveau si cela était nécessaire. Mais l’affaire n’ira pas si loin.

Lord Palmerston revint alors sur l’immense avantage qu’il y aurait, pour toute l’Europe, à faire cesser le protectorat exclusif de la Russie sur la Porte. Je revins, de mon côté, sur la nouveauté et la gravité de la situation où nous allions tous entrer : Nous nous lavons les mains de cet avenir, lui dis-je ; la France s’y conduira en toute liberté, ayant toujours en vue, comme le dit la réponse que j’ai l’honneur de vous remettre, la paix, le maintien de l’équilibre actuel en Europe, et le soin de sa dignité et de ses propres intérêts.

Nous nous séparâmes, moi avec une froideur polie, et lord Palmerston avec une politesse qui tenait à se montrer amicale.

Le jour même où j’avais avec lord Palmerston cet entretien, je reçus de M. de Rémusat, celui des membres du cabinet français qui, après M. Thiers, suivait avec le plus de soin le cours de la négociation, et à qui j’en parlais avec le plus de confiance, cette lettre :

Nous sommes fortement préoccupés de votre dernière dépêche, et j’en attends les développements et les commentaires ultérieurs avec une grande curiosité. Je ne puis croire que tout cela soit le résultat d’une longue intrigue suivie avec persévérance et dissimulation ; encore moins que le reste de l’Europe fût dans le secret. Je suppose que les troubles du Liban, dont on s’est exagéré l’importance, et la restitution de la flotte turque par le pacha, qu’on a interprétée pour de la faiblesse, ont été les deux causes occasionnelles de cette brusque détermination. Les deux causes générales sont la conviction que le vice-roi n’a qu’une puissance apparente, et que la France n’a de résistance sur rien. J’espère que les événements feront mentir cette conviction sur les deux points. Tel qu’il est, même réduit à une résolution précipitée, le procédé est intolérable, et le seul moyen de n’en pas être humilié est de s’en montrer offensé.

Je répondis à M. de Rémusat[3] : Vous avez mille fois raison de ne croire à aucune longue intrigue, à aucune préméditation européenne. Nous avons, il y a quatre mois, proposé un arrangement, l’Égypte et la Syrie héréditaires pour le pacha, Candie, l’Arabie et Adana restituées à la Porte ; mais nous n’avons pas voulu nous engager à y mettre la sanction de la coercition. Lord Palmerston nous a cédé la place de Saint-Jean d’Acre ; nous avons dit que c’était trop peu. On nous a fait entrevoir l’Égypte héréditairement et la Syrie viagèrement ; nous n’avons pas accueilli. Au milieu de toutes ces propositions avortées est arrivée la nouvelle de la démarche du pacha auprès du sultan. M. Appony l’avait annoncée ici trois semaines auparavant. C’était le triomphe de la France et la mystification des quatre autres puissances. C’est le mot dont on s’est servi entre soi, en exhalant son humeur. Au milieu de cette humeur, l’insurrection de Syrie est venue jeter l’espérance, une forte espérance. Lord Palmerston l’a saisie. Il a promis, en Orient, un succès facile, et menacé, à Londres, de la dissolution du cabinet. Il avait une convention toute prête, et des moyens de coercition tout inventés, bons ou mauvais. On s’est réuni en toute hâte. On a envoyé en toute hâte des courriers. On s’est promis le secret, pour se venger de la mystification d’Alexandrie et ordonner sans bruit les premières mesures. Et on a signé.

Voilà comment on a fait ce qu’on a fait. Voici ce qu’on espère. Un succès prompt, qui rendra courte la situation difficile où l’on s’est mis avec nous. On commence à avoir un sentiment vif de cette difficulté : notre attitude nettement prise et hautement déclarée, l’antipathie visible du public anglais pour toute chance de rupture et de guerre avec la France à propos d’une question qui n’excite aucune passion anglaise, cela frappe et intimide déjà. On n’avoue pas ce qu’on a fait. On ne se défend qu’en riant, ou en éludant, ou en promettant que ce ne sera rien. Cela se passe ainsi dans la presse comme au Parlement. On est doux et caressant avec nous. On travaille à prévenir les conséquences de ce qu’on a fait. Si on a raison dans ce qu’on espère, si le succès est prompt et facile, on aura eu raison dans ce qu’on a fait, et il faudra bien que nous le sentions. Mais si le prompt succès ne vient pas, si la question dure et s’aggrave, si des complications éclatent, si de grands efforts sont nécessaires, la situation de lord Palmerston sera très mauvaise et la nôtre très forte. Pour peu que nous prenions soin de ne pas irriter les passions anglaises, nous aurons pour nous les intérêts anglais, les penchants libéraux, la prudence de tous les partis, et nous sortirons peut-être avec avantage de l’épreuve dans laquelle nous entrons.

Nous entrions en effet dans la crise : les politiques française et anglaise, n’ayant pas réussi à s’entendre, étaient l’une et l’autre au pied du mur, près de se heurter. La politique française se préoccupait vivement en Orient des intérêts divers et du grand et lointain avenir ; nous restions fidèles à notre idée générale ; nous voulions à la fois conserver l’empire ottoman et prêter aide à la fondation des nouveaux États qui essayaient de se former de ses débris ; nous défendions tour à tour les Turcs contre les Russes, et les chrétiens contre les Turcs ; nous soutenions en Syrie l’ambition de Méhémet-Ali, que nous combattions en Arabie et sur les frontières de l’Asie Mineure. La politique anglaise était plus simple et plus exclusivement dirigée vers un seul but et un avenir prochain ; elle ne s’inquiétait que de faire durer l’empire ottoman et de le défendre, soit en Europe, soit en Asie, contre les ambitions extérieures et les déchirements intérieurs. Lequel des deux gouvernements connaissait le mieux, dans l’affaire égyptienne, le véritable état des faits et appréciait le mieux les forces et les chances ? Étions-nous, comme naguère en Grèce, en présence d’une insurrection persévérante et d’une nation chrétienne renaissante ? Ou n’avions-nous affaire qu’à un pouvoir personnel et précaire, plus ambitieux que fort, aussi souple qu’ambitieux, et capable de se résigner à un grand revers comme de tenter une grande aventure ? Là était la question. Je l’exposais nettement au cabinet français, plein moi-même de doute et d’inquiétude, mais bien résolu à le soutenir fermement de Londres dans sa difficile situation, et à ne pas faire une démarche, à ne pas dire un mot qui pût l’affaiblir ou l’embarrasser.

Deux ou trois jours après, il me revint de Paris qu’on y disait que je n’avais pas prévu la possibilité de l’arrangement entre les quatre puissances sans nous, et que je n’en avais pas averti mon gouvernement. J’écrivis sur-le-champ à M. de Rémusat[4] : Mon cher ami, je prends une précaution peut-être fort inutile, mais que je veux prendre pourtant. Je vous envoie la copie de quelques passages de mes dépêches officielles et de mes lettres particulières qui prouvent que, depuis le 17 mars jusqu’au 14 juillet, je n’ai cessé de parler de la chance de l’arrangement à quatre, et de le représenter comme possible, ou probable, ou imminent. J’y joins copie de quelques passages d’autres lettres particulières, au duc de Broglie et au général Baudrand, qui prouvent que j’ai pris soin de faire arriver aussi ma prévoyance par les voies indirectes. Enfin, j’ai successivement chargé MM. de Bourqueney, de Chabot et Mallac d’exprimer à ce sujet, dans leurs conversations soit avec le Roi, soit avec les ministres, mon avis et ma crainte, et ils m’ont écrit qu’ils l’avaient fait. Vous ne ferez, comme de raison, usage de ceci, mon cher ami, que s’il y avait lieu sérieusement, et auprès des personnes convenables ou nécessaires. Je m’en rapporte à vous. Mais j’ai voulu que vous fussiez complètement édifié vous-même à ce sujet et en mesure d’édifier qui que ce soit.

J’avais raison de tenir compte de ces bruits ; on m’avertit qu’ils se répandaient de plus en plus, et le 31 juillet j’écrivis de nouveau à M. de Rémusat : Mon cher ami, ma précaution était bien fondée et n’a pas suffi. Je lis, dans le Siècle de mercredi 29 juillet, qui m’arrive ce matin, un article emprunté à la Gazette d’Augsbourg et que je ne puis laisser passer. Je vous y renvoie. Il commence par : M. Guizot qui s’était imaginé, etc., etc. — Après les extraits de ma correspondance que vous avez entre les mains, je n’ai pas besoin de vous dire que, malgré le mélange de vrai et de faux, d’éloge et de blâme que contient cet article, il est essentiellement faux et inacceptable pour moi. 1º Je n’ai point manqué de prévision ; car, dès le 17 mars, j’ai annoncé à M. Thiers ce qui vient d’arriver comme l’issue probable de l’affaire, issue à laquelle il faut s’attendre et se tenir préparé. Et du 9 au 14 juillet, je lui ai fait suivre pas à pas les progrès de l’arrangement à quatre dans la crise qui a abouti à cette issue ; issue qu’entre ces deux époques (du 17 mars au 14 juillet) j’avais plusieurs fois annoncée. 2º Je ne me suis point imaginé que je ramènerais lord Palmerston à mon opinion. J’ai au contraire constamment parlé de son obstination comme de l’obstacle décisif, et j’ai toujours dit que, s’il menaçait de se retirer, je ne croyais pas que ses collègues lui résistassent. Voyez, entre autres, un extrait de ma dépêche du 1er juin que vous avez entre les mains. Il y en a dix semblables. 3º Enfin, j’ai chargé Bourqueney en avril, Chabot en juin, Mallac en juillet, de répéter ce que j’écrivais sur la probabilité de l’arrangement à quatre, auquel je savais qu’on ne croyait pas. Et dans la dernière crise, j’ai été très exactement informé des progrès et des oscillations de l’arrangement. On nous l’a caché, et c’est là le mauvais procédé dont nous nous sommes offensés à bon droit. Mais nous n’avons point ignoré qu’on en traitait, et j’ai rendu compte à peu près jour par jour de ce qui se passait.

Voici donc, mon cher ami, ce que je demande, car j’en ai absolument besoin. Faites répéter dans le Constitutionnel l’article de la Gazette d’Augsbourg en y ajoutant :La Gazette d’Augsbourg est mal informée. La prévoyance n’a manqué ni à M. Thiers à Paris, ni à M. Guizot à Londres. M. Guizot ne s’est point imaginé qu’il ramènerait lord Palmerston à son opinion. Il a au contraire toujours parlé de la persistance du ministre anglais dans sa politique, et il a exactement informé le gouvernement de ce qui se passait et se préparait. —

Le cabinet fit droit à mon désir ; le Constitutionnel du 3 août publia la rectification que j’avais demandée[5], et la vérité fut rétablie, sans cesser, comme il arrive toujours, d’être encore souvent contestée.

Huit jours environ se passèrent avant que les résolutions adoptées le 15 juillet par les quatre puissances devinssent publiques. Le traité même ne devait être publié que lorsque toutes les ratifications en seraient arrivées à Londres ; et en attendant, ce fut seulement le 23 juillet que la presse anglaise en fit connaître positivement la conclusion et les bases. Tout ce qui m’arrivait de Paris dans cet intervalle me montrait à quel point l’émotion, je devrais dire l’irritation, y était vive et générale ; elle avait sa source dans le mauvais procédé du cabinet anglais autant que dans la faveur du public pour Méhémet-Ali, et l’offense française tournait au profit de la cause égyptienne : L’esprit public est incroyablement belliqueux, m’écrivait le 30 juillet M. de Lavergne ; les têtes les plus froides, les caractères les plus timides sont emportés par le mouvement général ; tous les députés que je vois se prononcent sans exception pour un grand déploiement de forces ; les plus pacifiques sont las de cette question de guerre qu’on éloigne toujours et qui toujours se remontre ; il faut en finir, dit-on. Cette disposition a réagi sur nos anniversaires de ce mois ; il y avait, le 28, soixante à quatre-vingt mille hommes sous les armes, et tout le monde était heureux de voir tant de baïonnettes à la fois. Hier, quand le roi a paru au balcon des Tuileries, il a été salué par des acclamations réellement très vives, et quand l’orchestre a exécuté la Marseillaise, il y a eu un véritable entraînement. » Le cabinet français, quoique très ému de cette impression publique, ne s’y livrait pas sans mesure et sans prévoyance : en me recommandant, le 21 juillet, de bien dessiner mon attitude et de pénétrer dans les desseins de l’Angleterre, » M. Thiers ajoutait : Je n’ai pas besoin de vous dire dans quelle mesure vous devez faire tout cela. Ayez soin, en faisant sentir notre juste mécontentement, de ne rien amener de péremptoire aujourd’hui. Je ne sais pas ce que produira la question d’Orient. Bien sots, bien fous ceux qui voudraient avoir la prétention de le deviner. Mais, en tout cas, il faudra choisir le moment d’agir pour se jeter dans une fissure et séparer la coalition. Éclater aujourd’hui serait insensé et point motivé. D’autant que nous sommes peut-être en présence d’une grande étourderie anglaise. En attendant, il faut prendre position, et voir venir avec sang-froid. Le roi est fort calme ; nous le sommes autant que lui. Sans aucun bruit, nous ferons des préparatifs plus solides qu’apparents. Nous les rendrons apparents si la situation le commande, et si les égards dus à l’opinion le rendent convenable.

En toute occasion, avec les hommes importants de tous les pays et de tous les partis, je pris et gardai avec soin cette attitude. Inquiéter gravement, bien que tranquillement, mes interlocuteurs, bien établir qu’on créait pour de très petits motifs une situation pleine de périls, que nous voulions sincèrement la paix et l’alliance, mais que, dans l’isolement où l’on nous mettait, nous userions, selon les événements, de toute notre liberté, c’était là mon travail assidu : L’affaire sera longue et difficile. La France ne sait pas ce qu’elle fera, mais elle fera quelque chose. L’Angleterre et l’Europe ne savent pas ce qui arrivera, mais il arrivera quelque chose. Nous entrons tous dans les ténèbres. On s’inquiétait en effet ; on se demandait avec un mélange de curiosité et de trouble : que fera la France ? Les quatre puissances croiseront sur les côtes de Syrie, couperont toute communication de la Syrie avec l’Égypte, bloqueront les ports,débarqueront, pour aider l’insurrection syrienne contre Méhémet-Ali, des armes, des munitions, des vivres, des soldats peut-être, Turcs ou dits Turcs. Que fera la France sur les côtes de Syrie ? Les quatre puissances bloqueront Alexandrie, détruiront peut-être la flotte du pacha, porteront peut-être des troupes turques en Égypte même. Que fera la France à Alexandrie et en Égypte ? Si le pacha envahit l’Asie Mineure et menace Constantinople, des troupes russes y viendront peut-être ; des vaisseaux anglais entreront peut-être dans la mer de Marmara. Que fera la France aux Dardanelles ? On examinait ainsi toutes les chances ; on suivait pas à pas le cours des événements ; on cherchait à pressentir ce que ferait la France à chaque instant, dans chaque lieu, à chaque phase de l’affaire. J’acceptais toutes les questions ; je disais qu’il y en avait bien d’autres qu’on ne prévoyait pas, et je ne laissais entrevoir aucune réponse.

Le lendemain du jour où le traité avait été signé en secret, le ministre de Hollande, M. Dedel, me demanda : Y a-t-il quelque chose de nouveau ?Je crois que oui. — Quoi donc ?Les cinq puissances ont promis, l’an dernier, d’arranger les affaires entre le sultan et le pacha et de rétablir la paix en Orient. Elles n’y ont pas encore réussi. Tout à l’heure les affaires allaient s’arranger et la paix se rétablir d’elle-même. Quatre puissances s’unissent pour l’empêcher.

Quelques jours après, je rencontrai sir Robert Peel. Je savais que les vieux torys avaient envie de complimenter lord Palmerston et de l’appuyer contre nous. J’expliquai complètement à sir Robert Peel la politique de la France en Orient, la seule, lui dis-je, qui puisse maintenir, en Europe comme en Orient, la paix et l’alliance de nos deux pays. Il m’écoutait en homme qui n’a point de parti pris. De lui-même, il avait peu pensé à la question et ne s’en faisait pas une idée bien nette ; mais il voulait sincèrement les bons rapports avec la France et la paix, comme tout le torysme modéré dont il était le représentant et le chef. Il me dit en finissant : Nous nous tairons ; nous laisserons au cabinet toute la responsabilité. Nous serons comme la France en Orient, attentifs et immobiles en attendant les événements. Je lui dis que les événements trouveraient la France décidée et prête à ne rien accepter qui pût nuire à ses intérêts propres et à l’équilibre des États. Je le laissai bien disposé pour nous et inquiet de l’avenir.

Le 28 juillet, j’eus un long entretien avec lord Melbourne et lord John Russell. Je les trouvai inquiets ; lord Melbourne surtout, esprit toujours libre et prudent. Il me laissa entrevoir et me dit presque le fond de sa pensée : Lord Palmerston affirme que le succès sera prompt et facile. On tente l’entreprise dans cette confiance. Si la confiance est trompée, on ne poussera pas l’entreprise à bout. Le pacha n’est pas un insensé, et la France sera là. La France avait indiqué un arrangement, l’Égypte et la Syrie héréditaires pour le pacha, Candie, l’Arabie et Adana restituées au sultan ; le pacha pourra toujours refaire cette proposition. Pourquoi ne la referait-il pas bientôt, en réponse aux propositions de la Porte ? Et si elle est repoussée à présent, pourquoi ne la reproduirait-il pas dans le cours des événements, lorsqu’il aura fait preuve de résistance et que la confiance de lord Palmerston commencera à être déjouée ? L’Angleterre ne veut ni se brouiller avec la France ni bouleverser l’Europe. L’Autriche ne le veut pas davantage. Ceci est très fâcheux et pourrait devenir très grave ; mais on pourra s’arrêter, et on voudra s’arrêter. Et la France, qui n’aura pas voulu aider les quatre puissances à marcher, les aidera à s’arrêter.

Il n’y avait là, de la part de lord Melbourne, point de proposition formelle, point d’abandon actuel de lord Palmerston, mais une porte de salut entrevue et entr’ouverte dans l’avenir.

Le baron de Bülow me tint le même langage : L’Autriche et la Prusse n’ont pas voulu se séparer de l’Angleterre. Le cabinet anglais n’a pas voulu se séparer de lord Palmerston. On compte sur un succès facile. Toute la confiance vient de là. Mais on prend déjà ses mesures dans d’autres hypothèses.

Je rendais à M. Thiers un compte exact et quotidien de cet état des esprits et de tous ces incidents de conversation. En lui écrivant le 29 juillet, j’ajoutai à mes récits : Je veux vous parler aussi de nos journaux. Il importe beaucoup qu’ils se montrent animés et unanimes ; mais ils ne faut pas qu’ils échauffent et raillent les journaux anglais. Je suis informé ce matin que le Times hésite à continuer son attaque contre lord Palmerston, tant l’attaque française lui paraît vive et dirigée contre l’Angleterre elle-même autant que contre lord Palmerston. Je comprends toutes vos difficultés, et parmi vos difficultés celle de pousser et de retenir à la fois, la plus grande de toutes. Mais je vous montre le côté que je vois et avec lequel je traite. Vous lui ferez sa part. Il n’y a, dans ce pays-ci, point d’ardeur pour l’entreprise où lord Palmerston s’engage ; mais l’ardeur pourrait venir à la suite de l’orgueil blessé ou d’un péril général, et il nous importe beaucoup qu’elle ne vienne pas.

M. Thiers me répondit le 31 juillet : Je ne vous ai pas écrit depuis plusieurs jours parce que je n’ai pas eu un seul instant à moi. Les résolutions à prendre, les ordres à donner, la correspondance à écrire moi-même dans toutes les cours, tout cela m’a complètement absorbé. J’ai reçu toutes vos excellentes lettres. Je ne vous dis qu’un mot en réponse : tenez ferme. Soyez froid et sévère, excepté avec ceux qui sont nos amis. Je n’ai rien à changer à votre conduite, sinon à la rendre plus ferme encore, s’il est possible, sans mettre contre nous l’amour-propre de ceux qui peuvent changer les résolutions de l’Angleterre. Le roi va passer vingt jours à Eu. Je vous y donne rendez-vous de sa part le vendredi 7 août. Si vous voulez un grand bâtiment à vapeur, le Véloce ira vous chercher à Brighton.

Rien ne me convenait mieux que ce rendez-vous. Plus la situation devenait vive, moins la correspondance me suffisait, soit pour dire tout ce que j’avais à dire, soit pour apprendre tout ce que j’avais besoin de savoir. Rien ne remplace la présence réelle, et de loin il n’y a point de vue claire et complète dans le fond des cœurs et des choses. Je demandai que le premier secrétaire de l’ambassade, le baron de Bourqueney, qui était en congé à Paris, revînt sur-le-champ en Angleterre pour y être chargé d’affaires en mon absence. Il était au courant de la question d’Orient, connaissait bien les personnes avec qui nous en traitions, et j’avais en lui pleine confiance. Il arriva à Londres le 5 août et j’en partis le 6 pour le château d’Eu, décidé à revenir en Angleterre aussitôt que j’aurais puisé, dans la conversation avec le roi et M. Thiers, les clartés que j’allais y chercher.

 

 

 



[1] Pièces historiques, nº VII.]

[2] Successeur de Khosrew-Pacha comme grand vizir, et ancien ambassadeur en France.

[3] Le 26 juillet 1840.

[4] Le 28 juillet 1840.

[5] Pièces historiques, nº VIII.