Quelques semaines après mon arrivée à Londres, le bruit se répandit que la guerre était près d’éclater entre l’Angleterre et le royaume de Naples. On ne savait pas bien pourquoi cette guerre, ni dans quelle mesure elle était probable ; on parlait des soufres de Sicile, des obstacles apportés par le roi de Naples à leur libre exportation, du dommage qui en résultait pour le commerce anglais ; mais aucun acte connu, aucune déclaration publique du cabinet britannique ne donnaient lieu de croire que la guerre pût naître de cette cause ; et les préparatifs militaires bruyamment ordonnés à Naples semblaient hors de toute proportion avec la question et le péril ; toutes les côtes du royaume devaient être mises en état d’armement ; un camp se formait près de Reggio ; une levée en masse de la réserve était prescrite ; dix à douze mille hommes recevaient l’ordre de partir pour la Sicile ; le roi Ferdinand lui-même était, disait-on, sur le point de s’embarquer pour aller veiller en personne à la défense de l’île. On ne s’expliquait pas de telles alarmes ; les journaux anglais les mieux informés y cherchaient d’autres motifs que l’affaire des soufres ; selon le Morning Chronicle, qui passait alors pour dévoué à lord Palmerston, les mesures napolitaines devaient être attribuées à la probabilité d’une rupture avec le bey de Tunis plutôt qu’à la crainte d’hostilités de la part de l’Angleterre. L’incertitude était si grande à Londres que je cherchais des informations à Paris : Je demande ici à tout le monde, écrivais-je, des nouvelles de cette guerre ; personne ne me répond ; personne ne semble en rien savoir ; pas plus les ministres que les autres ; et ils ont vraiment l’air de ne pas me répondre parce qu’ils ne savent pas. Du reste c’est bien de ce temps et de ce pays-ci d’avoir deux guerres sur les bras, l’une en Chine pour des pilules, l’autre à Naples pour des allumettes. Je reçus, sous la date du 29 mars 1840, une lettre de M. d’Haussonville, alors chargé d’affaires de France à Naples, qui me donna, sur la question et sur la situation, des notions plus complètes et plus précises. Jusqu’en 1838, l’exploitation et le commerce des soufres de Sicile avaient été parfaitement libres ; beaucoup de négociants français et anglais s’y étaient engagés ; plusieurs Anglais avaient même acheté ou pris à bail en Sicile des mines de soufre (solfatare), et étaient devenus propriétaires ou fermiers exploitants aussi bien que commerçants ; la fabrication de la soude artificielle, d’abord en France, puis en Angleterre, avait fait prendre à ce commerce un rapide développement ; pour la France seule, l’importation des soufres siciliens s’était élevée, de 536.628 kilogrammes en 1815 à 18.578.710 kilogrammes en 1838. Des intérêts considérables s’étaient ainsi formés, plus considérables encore pour l’Angleterre que pour la France. En même temps des abus s’étaient introduits, surtout dans l’exploitation des soufres ; des plaintes s’élevaient de la part des petits propriétaires de mines de soufre dans l’intérieur de l’île. Aucun droit n’avait été jusque-là perçu sur l’exploitation de cette denrée. Le roi Ferdinand II crut pouvoir à la fois apaiser les plaintes, réformer les abus et assurer au trésor de l’État napolitain un revenu considérable en concédant à une compagnie française de Marseille, sous certaines conditions et moyennant une redevance annuelle de 400.000 ducats[1], le monopole, un peu déguisé mais réel au fond, du commerce des soufres de Sicile. Ce contrat, passé le 9 juillet 1838 et qui dérogeait aux maximes les plus élémentaires de l’économie politique et commerciale, devint aussitôt, de la part de l’Angleterre, et même un peu aussi de la France, l’objet des réclamations les plus vives. Deux chargés d’affaires anglais, M. Kennedy et M. Mac-Gregor, demandèrent, à plusieurs reprises, l’abolition du monopole. Après beaucoup de consultations et d’hésitations, le roi de Naples la promit pour le 1er janvier 1840. Le prince de Cassaro, son ministre des affaires étrangères, y engagea sa parole. Le 1er janvier venu, le monopole continua. D’après l’ordre de lord Palmerston, et par une note plus fondée en droit que convenable dans les termes, M. Kennedy réclama l’exécution de la promesse qu’il avait reçue, c’est-à-dire l’annulation du contrat passé avec la compagnie Taix et l’abolition du monopole. La promesse fut renouvelée et demeura encore vaine. Dans les premiers jours de mars, M. Temple, ministre d’Angleterre à Naples et frère de lord Palmerston, revint à son poste après une longue absence et réclama de nouveau, par une note dure, l’abolition du monopole et une indemnité pour les négociants anglais qui en avaient souffert. Le roi Ferdinand, plus touché de l’offense qu’il recevait que de la promesse qu’il avait faite, déclara qu’il ne céderait point aux exigences anglaises, et ordonna au prince de Cassaro de notifier à M. Temple son refus péremptoire. Le prince de Cassaro, homme d’honneur et de sens, donna sa démission et partit pour Rome, à demi exilé. M. Temple, en vertu des instructions de lord Palmerston, transmit aussitôt à l’amiral sir Robert Stopford, qui commandait les forces maritimes anglaises dans la Méditerranée, l’ordre d’envoyer, dans les eaux de Naples et de Sicile, des bâtiments de guerre chargés de saisir tous les navires napolitains qu’ils rencontreraient, et de les emmener à Malte, où ils seraient retenus jusqu’à ce que les promesses du roi de Naples fussent exécutées et les réclamations de l’Angleterre satisfaites. Dans la première quinzaine d’avril, ces représailles étaient en plein exercice, et le roi de Naples, redoutant des coups encore plus graves, prenait toutes les mesures militaires que je viens de rappeler. Me trouvant le 5 avril au Foreign-Office, je demandai à lord Palmerston quelques détails sur cette singulière querelle dont les journaux commençaient à faire grand bruit, et dont personne, parmi les gens les mieux informés, ne me paraissait à peu près rien savoir. Lord Palmerston me fit alors un long récit des faits que je viens de résumer, et arrivant à la dernière phase de l’affaire : Quand j’ai vu, me dit-il, que le roi de Naples, au lieu d’accorder ce qu’on lui demandait et ce qu’il avait promis, prenait des mesures défensives, j’ai envoyé à mon frère un courrier porteur d’une note à communiquer au gouvernement napolitain ; et si, dans quinze jours, ce gouvernement n’a pas donné une réponse satisfaisante, mon frère enverra immédiatement à l’amiral Stopford des ordres en vertu desquels l’amiral exercera des représailles qui, j’espère, seront efficaces. Et comme j’avais l’air de ne pas bien comprendre ce que pouvaient être ces représailles, l’amiral saisira des bâtiments napolitains, me dit lord Palmerston, et nous verrons après. Les réclamations du cabinet britannique étaient fondées ; il y avait là des intérêts anglais gravement lésés et des promesses napolitaines étrangement méconnues. Mais il n’y a point de si bonne cause que de mauvais arguments et de mauvais procédés ne puissent gâter, et qui n’en reçoive une fâcheuse apparence. Au lieu de fonder uniquement leurs réclamations sur le dommage qu’avaient souffert leurs nationaux et sur les promesses qu’avait reçues leur gouvernement, les agents anglais prétendirent que le monopole des soufres était une violation flagrante du traité de commerce conclu le 26 septembre 1816 entre l’Angleterre et le royaume de Naples, et ils soutinrent leurs prétentions avec une arrogance qui rendait, pour le roi de Naples, les concessions plus amères et plus difficiles. En principe, l’argument puisé dans le traité du 26 septembre 1816 ne valait rien ; et les jurisconsultes anglais, sir Frédéric Pollock et le docteur Phillimore, consultés par la couronne, le reconnurent avec une honorable loyauté ; ils déclarèrent, d’une part, que d’après les maximes générales du droit des gens, un souverain avait pleinement le droit de prendre, dans ses États, des mesures semblables au monopole en question, à moins que, par des stipulations conclues avec d’autres souverains, il n’eût expressément renoncé à ce droit ; d’autre part, que le traité du 26 septembre 1816 ne contenait aucune stipulation semblable, et n’était ainsi point violé par le monopole décrété à Naples en 1838. En fait, la dureté hautaine des agents anglais, dans leurs conversations comme dans leurs notes, avait été choquante : Il faut en finir avec ce roitelet, disaient-ils ; et les mesures prises par le cabinet à l’appui de ce langage, quoique naturelles et probablement les seules efficaces, avaient été si inattendues qu’elles étaient regardées en général comme excessives, et que le roi de Naples, eût-il tort au fond, semblait autorisé à défendre, comme il le faisait, sa souveraineté et sa dignité. On disait partout qu’il y avait peu de vraie fierté à être si rude envers les faibles, et que, si le cabinet anglais avait eu ce différend avec la France ou les États-Unis d’Amérique, il y eût apporté plus de ménagements. Lord Palmerston lui-même avait le sentiment de cette situation et en était un peu embarrassé. Ayant eu occasion d’aller le voir le 10 avril, je lui parlai de l’état intérieur du royaume de Naples et des conséquences que pouvaient amener les récentes mesures du cabinet, conséquences bien plus graves et tout autres, à coup sûr, qu’il ne voulait. Lord Palmerston me raconta de nouveau toute l’affaire, avec un désir marqué de me prouver qu’il n’avait aucun tort, qu’il n’avait pu faire autrement, qu’au fond le roi de Naples, malgré ses promesses répétées, ne voulait pas abolir le monopole des soufres, et que, de son côté, le gouvernement anglais ne pouvait ni laisser sans protection des intérêts anglais si considérables, ni souffrir qu’on ne lui tînt pas les paroles qu’on lui avait données. Il me fut clair que, malgré sa persévérance dans ses résolutions, lord Palmerston était assez inquiet de cette affaire, du retentissement qu’elle avait en Europe, de l’ébranlement qu’elle pouvait causer en Italie, et qu’il n’avait nulle envie d’être forcé de la pousser jusqu’au bout. J’insistai sur les périls de cette situation, sur l’état des esprits en Sicile, l’irritation personnelle du roi de Naples, les complications si faciles en Europe ; je rappelai que, sur la question des soufres et à son origine, le gouvernement français soutenait des intérêts analogues à ceux du cabinet anglais et avait agi de concert : Je le sais, me dit lord Palmerston ; aussi ne demandons-nous pas mieux que de marcher toujours avec vous. Pouvez-vous nous aider à finir cette affaire, et comment ? — Mylord, lui dis-je, le mot de médiation est peut-être trop gros pour la circonstance, et je n’ai absolument aucune instruction à ce sujet ; mais je suis sûr que le gouvernement du Roi emploierait volontiers ses bons offices pour mettre fin à une querelle qui pourrait avoir de si fâcheux résultats. — Eh bien, que votre gouvernement emploie en effet dans ce sens ses bons offices, son influence, son intervention ; nous les accepterons et nous en serons fort aises. Ce qui est fait est fait. Aidez-nous à obtenir justice. En attendant, nous ne ferons rien de plus ; nous ne donnerons point d’ordres nouveaux. Nous ne demandons pas mieux que de finir l’affaire à l’amiable et de vous en avoir l’obligation. Je rendis compte sur-le-champ à M. Thiers de cet entretien : Je n’ai fait, lui dis-je, aucune proposition, ni pris, au nom du gouvernement du Roi, aucun engagement ; mais au moment où lord Palmerston se montrait empressé d’accepter l’intervention de la France, il m’a paru convenable et utile d’accepter à notre tour son empressement. Le gouvernement du Roi trouvera peut-être, dans ce caractère, sinon de médiateur officiel, du moins d’intermédiaire officieux, les moyens d’arranger un différend plein de périls. En tout cas, il nous convient, je crois, plus que jamais de montrer l’Angleterre unie à nous, s’entendant avec nous, et recherchant, dans ses propres embarras, nos bons offices. J’ai donc saisi sans hésiter l’occasion qui s’en offrait. Le gouvernement du Roi donnera à ces ouvertures la suite et le tour qu’il jugera convenables. Je prie seulement Votre Excellence de vouloir bien appeler promptement, sur cet incident, l’attention du Roi et de son conseil, car lord Palmerston m’ayant dit de lui-même qu’il suspendrait toute mesure nouvelle, il importe que je puisse lui apprendre bientôt ce que pense et croit pouvoir faire le gouvernement du Roi. La réponse du cabinet français ne se fit pas attendre ; M. Thiers m’écrivit le 12 avril : Dites à lord Palmerston que, désirant donner preuve à l’Angleterre de notre bonne volonté, nous lui offrons d’intervenir, de la manière suivante, dans la question de Naples. Nous serons médiateurs ou négociateurs, comme on voudra nous appeler ; mais on déclarera au prince de Castelcicala, qui part de Paris pour Londres sous trois jours, que c’est la France à laquelle est confié le soin de traiter relativement au différend survenu. Si en effet il y avait, sur cette question, négociation à Naples, négociation à Paris, négociation à Londres, notre rôle serait des plus ridicules ; l’arbitrage ne serait plus qu’une confusion. Il faut que la France soit seule chargée de traiter. Cela fait, nous signifierons au roi de Naples que l’Angleterre nous a chargés du soin de négocier cet arrangement, et que nous l’invitons à nous en charger aussi. Pour le décider à nous accepter comme intermédiaires, il faudra que nous soyons munis d’une faculté, celle de suspendre les hostilités contre le pavillon napolitain. Munis de ce pouvoir par lord Palmerston, nous obligerons le roi de Naples à nous accepter comme arbitres. Lord Palmerston doit savoir que nous prononcerons l’abolition du monopole. Quant à la question de l’indemnité pour les négociants anglais, si notre avis ne convenait pas à lord Palmerston, il serait libre de ne pas accepter notre décision finale. Dans ce cas les représailles recommenceraient, et chacun des deux contendants serait laissé à lui-même et à ses forces. Cela est évidemment une médiation ; mais il faut laisser le cabinet anglais choisir le nom qui lui conviendra. Le cabinet anglais accepta sans hésiter et le fait, et son vrai nom. Je communiquai le 14 avril à lord Palmerston les propositions de M. Thiers. Il reconnut pleinement la nécessité des deux conditions que M. Thiers attachait à la médiation, et se montra content de cette occasion de donner une preuve publique de la bonne intelligence de nos gouvernements et de leur confiance mutuelle, ajoutant qu’il avait seulement besoin d’en parler à lord Melbourne et qu’il ne me ferait pas attendre longtemps sa réponse. Le surlendemain en effet le cabinet décida qu’il acceptait la médiation de la France sur les bases que nous avions indiquées ; lord Granville l’annonça officiellement à Paris ; le ministre d’Angleterre à Naples, M. Temple, fut autorisé à suspendre l’exécution des mesures hostiles à partir du moment des négociations, et M. Thiers m’écrivit le 20 avril : J’ai écrit hier par le télégraphe et j’écris aujourd’hui par exprès à M. d’Haussonville pour le charger de porter au gouvernement napolitain la proposition de la médiation. Il devra demander qu’elle ait lieu à Paris et que l’ambassadeur de Naples, le duc de Serra-Capriola, soit muni de pouvoirs illimités. Cette dernière condition est tellement absolue que, si on la refusait, nos offres d’intervention devraient être considérées comme non avenues. Ce qui me fait juger nécessaire d’établir ici le siége de la négociation, c’est beaucoup moins encore le désir de ménager la susceptibilité du roi des Deux-Siciles en lui épargnant l’humiliation d’un traité conclu, pour ainsi dire, en vue des forces anglaises, que l’avantage bien autrement sérieux de soustraire cette négociation aux tergiversations, aux incertitudes, aux revirements continuels qui constituent aujourd’hui toute la politique du cabinet napolitain. C’était là en effet l’écueil sur lequel la négociation courait risque d’échouer. Il n’y a point de plus mauvaise école de gouvernement que le pouvoir absolu : les princes qui l’exercent deviennent étrangers à la clairvoyance, à la prévoyance, à la juste appréciation des faits, des obstacles, des forces ; parce qu’ils peuvent, sans rencontrer aucune résistance, dire chez eux je veux, ils se figurent qu’ils peuvent aussi le dire aux étrangers et aux événements ; ils agissent selon leur impression et leur fantaisie du moment, à la fois légers et obstinés, hautains et étourdis. S’ils sont puissants, ils poussent leurs volontés jusqu’à la démence ; s’ils sont faibles, ils avancent et reculent, ils font et défont, comme des enfants. Leurs qualités mêmes tournent contre eux ; la fierté ne les sauve ni de l’inconséquence ni de la faiblesse, et la dignité de leur caractère ne fait qu’aggraver leurs fautes et leurs périls. Le roi Ferdinand II portait, dès 1840, la peine de ce frivole aveuglement des souverains absolus, et tout en voulant sortir de la mauvaise situation qu’il avait encourue, il persistait dans les procédés qui l’y avaient conduit. Il accepta le 26 avril la médiation de la France ; mais au même moment, pour satisfaire son humeur, il mit l’embargo sur les bâtiments anglais mouillés dans le port de Naples, ce qui empêcha le ministre d’Angleterre de donner, comme il l’avait promis, l’ordre de suspendre les hostilités, et sept bâtiments napolitains furent capturés en même temps que la médiation était proclamée. Vingt-quatre heures après, le roi sentit la nécessité de lever l’embargo, et les hostilités cessèrent ; mais les premières instructions envoyées à Paris au duc de Serra-Capriola, pour suivre la négociation, étaient incomplètes ; et à Londres, quoique toute intervention dans l’affaire fût interdite au prince de Castelcicala, et que lord Palmerston lui refusât même la conversation à ce sujet, cet ambassadeur mécontent essayait toujours de s’en mêler, soit pour satisfaire sa propre vanité, soit qu’il se flattât de plaire à son maître en suscitant à la médiation quelques embarras. Ces tergiversations, ces complications qui semblaient volontaires ranimaient les méfiances et les exigences de lord Palmerston ; il les témoignait en insistant pour que notre médiation mît promptement fin à une affaire dont l’issue lui paraissait toujours douteuse. M. Thiers m’écrivit le 11 juin : Lord Granville m’a donné connaissance d’une dépêche de lord Palmerston dans laquelle ce ministre témoigne une certaine impatience de voir résoudre sans plus de retards la question des soufres de Sicile. Vous pouvez l’assurer que je fais tout ce qui est en mon pouvoir pour hâter les résultats de la médiation confiée à mes soins ; mais n’ayant encore reçu ni de Londres ni de Naples les données indispensables pour pouvoir déterminer les catégories d’indemnitaires qui devront être appelés à liquidation, je suis obligé d’attendre que ces renseignements me soient parvenus. Quant aux objections de lord Palmerston contre l’idée d’une commission siégeant à Paris pour le règlement des indemnités, et composée d’Anglais, de Napolitains et de Français, je regretterais qu’il y persistât. Le roi de Naples aurait voulu que le gouvernement français fixât seul, en bloc, un chiffre d’indemnités. Il lui répugne beaucoup de voir ce chiffre résulter d’une liquidation proprement dite. A plus forte raison peut-être se croirait-il humilié si cette liquidation s’effectuait à Naples, sous ses yeux. J’ajouterai d’ailleurs que le mode proposé par lord Palmerston serait d’une efficacité plus qu’incertaine ; car il est évident que des commissaires anglais et napolitains, sans commissaire surarbitre pour les départager, n’auraient que bien peu de chances de tomber d’accord. J’aime à penser que ces considérations suffiront pour ramener le cabinet de Londres à notre manière de voir. Lord Palmerston voudrait aussi que, sans attendre l’issue de la négociation, le roi de Naples proposât dès à présent la suppression du monopole. L’obstacle que j’y vois, c’est que le gouvernement napolitain, avant de prendre cette mesure, veut avoir constaté son droit d’imposer les soufres et d’en réglementer l’exploitation. Ce droit est au surplus d’une telle évidence que je ne comprends pas bien comment lord Palmerston peut croire que, pour le reconnaître pleinement, il a besoin d’attendre des éclaircissements plus complets. Vous pouvez lui donner l’assurance que, sur ce point, la législation napolitaine est tout à fait conforme à la nôtre. C’est donc sous l’empire du principe posé dans notre code sur les droits du gouvernement en matière d’exploitation des mines qu’ont traité les sujets anglais acquéreurs ou fermiers des soufrières siciliennes. Lord Palmerston se rendit à presque toutes les observations de M. Thiers, mais en insistant toujours pour que la question fût promptement vidée : Je l’ai trouvé, répondis-je le 15 juin à M. Thiers, très pressé en effet que la médiation atteignît son but et que le monopole des soufres fût aboli. Il m’a rappelé les craintes qu’il m’avait témoignées dès l’origine sur le désir qu’on pouvait avoir à Naples de gagner du temps et sur les lenteurs de la négociation à Paris. — Je ne comprends pas, m’a-t-il dit, pourquoi le roi de Naples n’abolirait pas immédiatement le monopole par un acte de propre mouvement et sans attendre le terme de la médiation. Il a concédé cette abolition. Il a concédé également le principe d’une indemnité en faveur des Anglais qui ont souffert du monopole. Qu’a-t-il besoin de connaître le montant, même approximatif, de cette indemnité et les diverses catégories des réclamants pour que le monopole soit aboli ? Cette abolition prononcée, le médiateur sera toujours là pour protéger le gouvernement napolitain dans la question des indemnités. Et quant au droit du roi de Naples d’imposer les soufres et d’en réglementer l’exploitation, je ne comprends pas non plus en quoi ce droit peut s’opposer à l’abolition immédiate du monopole. Le roi de Naples ne peut prétendre que nous attendions, pour que cette abolition soit prononcée, qu’il ait publié son nouveau tarif sur l’exploitation des mines. Nous ne contestons point les droits inhérents à la souveraineté. Nous comprenons, en matière de mines, une législation différente de la nôtre ; et nous admettons, sauf à examiner si l’application en est faite avec justice, que le principe général auquel nous avons droit, c’est que cette législation n’établisse en Sicile aucune exception, aucun privilège défavorable à nos nationaux. Mais, en aucun cas, l’abolition du monopole ne peut être à la merci des mesures futures de l’administration napolitaine, et en suspens jusqu’à ce que ces mesures soient adoptées. Le roi de Naples devrait penser d’ailleurs que, plus l’abolition se fait attendre, plus les dommages que souffrent les Anglais en Sicile, par l’effet du monopole, seront grands et leurs réclamations élevées. En sorte qu’en définitive le retard n’est bon à personne, et ne peut amener qu’un surcroît de charges et de difficultés. C’était ce que j’avais voulu prévenir en assignant, à la suspension des hostilités, un terme de trois semaines. Je vous prie instamment de mettre ces considérations sous les yeux du gouvernement du Roi. M. Thiers persista, avec une fermeté patiente envers le cabinet anglais comme envers le roi de Naples, dans les principes qu’il avait posés et dans l’attitude impartiale qu’il avait prise dès le commencement de la négociation. Il rédigea, sous le nom de conclusum, un projet d’arrangement qui, en ménageant la dignité du roi de Naples et en maintenant expressément ses droits de souveraineté, soit sur l’exploitation des mines dans ses États, soit sur la fixation des tarifs imposés à l’exportation des soufres, prononçait l’abolition du monopole accordé à la compagnie Taix, déterminait les limites assignées aux demandes d’indemnités anglaises, et réglait, en assurant aux deux parties des garanties efficaces, le mode de leur liquidation. Les termes de cet arrangement furent encore, pendant six semaines, l’objet de négociations minutieuses ; j’eus quelque peine à les faire adopter tous par lord Palmerston ; non qu’il y portât aucun mauvais vouloir ; il désirait sincèrement le succès de la médiation et ne mit en avant point de prétention excessive ou intraitable ; mais il a l’esprit exact, attentif aux détails, ne craint pas la dispute, et la soutient, même quand il est dans sa meilleure disposition, avec une opiniâtreté subtile. A Paris, de son côté, le duc de Serra-Capriola hésitait souvent, craignant de ne pas bien saisir les intentions flottantes de son maître. Enfin le roi de Naples donna à son ambassadeur des instructions précises et des pouvoirs complets ; et lord Palmerston trouva suffisantes les satisfactions et les garanties que contenait le projet d’arrangement préparé par M. Thiers. Je transmis officiellement, le 7 juillet, ce conclusum au cabinet anglais, et j’en reçus, le même jour, l’acceptation officielle[2]. La médiation avait pleinement atteint son but spécial en mettant fin à la querelle qui menaçait de troubler le royaume de Naples, et son but général en témoignant de la bonne intelligence entre les cabinets de Paris et de Londres, et de leur désir de s’aider mutuellement. Et les relations des souverains se trouvèrent bien de cette conclusion, comme les des États : le roi Louis-Philippe avait efficacement soutenu à Naples la maison de Bourbon ; et le roi de Naples, malgré ses boutades d’hésitation et d’humeur, sentait si bien quel service la médiation lui avait rendu que, pour manifester sa reconnaissance, il fit célébrer le 1er mai, à Naples, la fête du roi Louis-Philippe avec une solennité inaccoutumée. J’avais eu à conduire simultanément une négociation d’une tout autre nature et à laquelle j’étais loin de m’attendre. Un de mes amis m’écrivit de Paris le 7 avril : M. Molé dit que M. Thiers négocie avec le gouvernement anglais la translation du corps de Napoléon en France. Est-ce vrai ? M. Molé dit que ce sera un moment de grande émotion, qu’il en juge par lui-même. Politiquement, cela produirait de l’exaltation belliqueuse, et l’à-propos en venant, cela ne manquera pas son effet. Mais faut-il cela ? Je répondis sur-le-champ : Il n’est pas le moins du monde question de la translation du corps de Napoléon en France, et en effet je n’en avais nullement entendu parler. Mais le 4 mai, après m’avoir entretenu de la question d’Orient et de la médiation napolitaine, M. Thiers m’écrivit : J’ai maintenant à vous parler d’une affaire toute différente, mais qui a aussi son importance, bien que ce soit une affaire de sentiment. J’invoque ici tout votre zèle, car, si vous réussissez, cela vous fera autant d’honneur qu’à nous, et je vous aurai une grande reconnaissance personnelle du succès. Voici ce dont il s’agit. Le roi consent à transporter les restes de Napoléon de Sainte-Hélène aux Invalides, à Paris. Il y tient autant que moi, et ce n’est pas peu dire. Il faut donc obtenir cela du cabinet anglais. Je ne sais aucune manière honorable de motiver un refus. Si nous nous y prenions d’une manière détournée, en sondant le terrain sourdement, nous donnerions des commodités pour nous refuser ; mais en demandant la chose purement et simplement, on sera placé en présence d’un refus pur et simple, et on y regardera. L’Angleterre ne peut pas dire au monde qu’elle veut retenir prisonnier un cadavre. Quand on a exécuté un condamné, on rend son corps à la famille. Et je demande pardon au ciel de comparer le plus grand des hommes à un condamné mort sur l’échafaud ; mais je veux exprimer à quel point je sens l’indignité qu’il y aurait à ne pas nous rendre les restes de l’illustre prisonnier. Si l’Angleterre nous donne ce que nous lui demandons ici, elle mettra le sceau à sa réconciliation avec la France ; tout le passé de cinquante ans sera aboli ; l’effet, pour elle, en France sera immense. C’est sous ce point de vue qu’il faut présenter la chose. Le refus au contraire produirait une impression funeste. Je n’y crois pas ; je n’y puis croire ; mais il faut être armé contre toute hypothèse. Faites sentir combien cela serait révoltant. Je vous dirai entre nous qu’il faut cependant faire cette démarche de manière à pouvoir la laisser secrète, afin de ne pas être obligés de nous brouiller là-dessus. Lord Granville a été chargé d’écrire de son côté. Conduisez la chose de manière à pouvoir parler ou nous taire si nous avions un refus. Lord Granville ne croit pas au refus. Si la chose est accordée, un bâtiment partira sur-le-champ pour aller chercher la dépouille. Il faudrait qu’un commissaire anglais accompagnât le navire pour assurer la restitution. Réussissez dans cette affaire, et nous vous en laisserons tout l’honneur. Mon premier mouvement, en recevant cette instruction, fut la surprise. L’empereur Napoléon n’avait-il donc plus de partisans et d’héritier ? Les menées du roi Joseph en 1830, l’entreprise de Strasbourg en 1836 étaient-elles oubliées ? Était-ce au gouvernement du roi Louis-Philippe à glorifier et à ressusciter ainsi un rival ? La présence, en France, du corps et du tombeau de Napoléon serait-elle, au dedans un gage de sécurité, au dehors un symbole de paix ? Selon le bon sens, les objections se présentaient en foule. Mais il y avait, dans cette démarche, de la générosité et de la grandeur. Et aussi une noble confiance du Roi et de ses conseillers dans la force de son gouvernement, dans la bonté de sa cause et l’adhésion de la France à sa politique. C’était le caractère particulier et ce sera l’honneur du roi Louis-Philippe qu’il s’associait toujours vivement, spontanément, au sentiment national, tout en étant toujours prêt et décidé à lui résister quand, à ses yeux, l’intérêt national le commandait. Il était à la fois, dans ses rapports avec son pays, plein de sympathie et d’indépendance, ému de ce qui émouvait le peuple et ferme dans sa politique de gouvernement. Et aucune inquiétude personnelle, aucune jalousie subalterne ne le gênait quand il se trouvait en présence d’un vœu populaire ; il fallait, pour qu’il ne l’accueillît pas avec complaisance, que le bien public lui en fît une loi. Pour moi, passé le premier mouvement de surprise, je fus touché du sentiment qui inspirait cette démarche, et j’acceptai de bonne grâce la part qu’on me demandait d’y prendre. Quelques-uns de mes amis me témoignèrent leurs doutes et leurs inquiétudes ; je leur répondis : Je comprends tout ce qu’on dit, tout ce qu’on peut dire de cette affaire. On me demande de l’arranger ici. Je ne suis pas chargé des conséquences. Les pays libres sont des vaisseaux à trois ponts ; ils vivent au milieu des tempêtes ; ils montent, ils descendent, et les vagues qui les agitent sont aussi celles qui les portent et les font avancer. J’aime cette vie et ce spectacle ; j’y prends part en France ; j’y assiste en Angleterre. Cela vaut la peine de vivre. Si peu de choses méritent qu’on en dise cela ! Je me rendis sur-le-champ chez lord Palmerston, et je lui communiquai le vœu du gouvernement du Roi. Lui aussi fut un peu surpris, et quelque soin qu’il prît de ne pas le témoigner, je vis passer sur ses lèvres un sourire fugitif qui révélait son sentiment. Il accueillit ma demande avec courtoisie, me promit d’en entretenir sans retard le cabinet, et deux jours après, le 9 mai, je pus écrire à M. Thiers que le gouvernement anglais consentait à la translation des restes de Napoléon. Je vous remercie, m’écrivit-il le 11, de la bonne nouvelle que vous me donnez. Maintenant je vous prie de me répondre immédiatement sur les points que voici. Il nous importe de savoir au plus tôt comment va procéder le cabinet anglais. Va-t-il envoyer à Sainte-Hélène un ordre ou dépêcher un commissaire ? Ordre ou commissaire, enverra-t-il l’un ou l’autre par bâtiment anglais ? Dans ce cas, il faudrait que ce fût immédiatement, pour que notre bâtiment n’arrivât pas le premier. Ce qui vaudrait tout autant, ce serait que le bâtiment français transportât le commissaire ou l’ordre anglais. Y a-t-il des relâches avec du charbon sur la route ? Dites-moi tout cela le plus tôt possible. Je voudrais avoir aussi la réponse officielle afin de pouvoir présenter le projet de loi aux Chambres pour la dépense. C’est Rémusat qui fera cette présentation. Nous vous sommes bien reconnaissants du zèle que vous avez mis pour faire réussir cette affaire. J’adressai le 10 mai, en ces termes, à lord Palmerston la demande officielle qui devait amener la réponse officielle qu’attendait M. Thiers : Le soussigné, ambassadeur extraordinaire et plénipotentiaire de S. M. le roi des Français, conformément aux instructions qu’il a reçues du gouvernement du Roi, a l’honneur d’informer S. Exe. M. le ministre des affaires étrangères de S. M. la reine du royaume-uni de la Grande-Bretagne et d’Irlande que le Roi a fortement à cœur le désir que les restes de Napoléon reposent en France, dans cette terre qu’il a défendue et illustrée, et qui garde avec respect les dépouilles de tant de milliers de ses compagnons d’armes, chefs et soldats, dévoués avec lui au service de leur patrie. Le soussigné est convaincu que le gouvernement de Sa Majesté Britannique ne verra, dans ce désir de S. M. le roi des Français, qu’un sentiment juste et pieux, et s’empressera de donner les ordres nécessaires pour que les restes de Napoléon soient transportés de Sainte-Hélène en France. Je reçus le même jour de lord Palmerston cette réponse : Le soussigné, principal secrétaire d’État de Sa Majesté pour les affaires étrangères, a l’honneur d’accuser réception de la note, en date de ce jour, qu’il a reçue de M. Guizot, ambassadeur extraordinaire et plénipotentiaire de S. M. le roi des Français, et dans laquelle est exprimé le désir du gouvernement français que les restes de Napoléon soient transportés en France. Le soussigné ne peut mieux répondre à cette note de M. Guizot, qu’en transmettant à Son Excellence la copie d’une dépêche que le soussigné a adressée hier à l’ambassadeur de Sa Majesté à Paris, en réponse à une communication verbale que le président du conseil (M. Thiers) avait faite à lord Granville sur le même sujet auquel se rapporte la note de M. Guizot. Le 9 mai en effet, aussitôt après la décision de son cabinet, lord Palmerston avait adressé à lord Granville cette dépêche : Mylord, le gouvernement de Sa Majesté ayant pris en considération la demande du gouvernement français pour obtenir l’autorisation de transporter de Sainte-Hélène en France les restes de Napoléon Bonaparte, j’invite Votre Excellence à assurer M. Thiers que le gouvernement de Sa Majesté accédera avec grand plaisir à cette demande. Le gouvernement de Sa Majesté espère que la promptitude de cette réponse sera considérée en France comme une preuve de son désir d’effacer toute trace de ces animosités nationales qui, pendant la vie de l’empereur, armèrent l’une contre l’autre la nation française et la nation anglaise. Le gouvernement de Sa Majesté a la confiance que, si de pareils sentiments existent encore quelque part, ils seront ensevelis dans le tombeau où vont être déposés les restes de Napoléon. Ces belles paroles furent répétées dans le discours que prononça M. de Rémusat en présentant, le 12 mai, à la Chambre des députés le projet de loi qui annonçait le résultat de la négociation, et demandait un crédit d’un million pour les dépenses de la translation et du tombeau. L’enthousiasme fut d’abord général ; ceux à qui la mesure n’inspirait aucune inquiétude étaient vivement émus, et l’émotion gagnait ceux-là même qui s’en inquiétaient. Mais bientôt un retour de réflexion se fit sentir ; quand la commission chargée d’examiner le projet de loi en fit le rapport par l’organe du maréchal Clauzel, les termes de ce rapport dépassèrent beaucoup ceux du discours du ministre de l’intérieur, et au lieu d’un million que le gouvernement avait demandé, la commission proposa un crédit de deux millions. Plusieurs journaux, soit par entraînement, soit avec préméditation, tenaient un langage où perçait une hostilité plus ou moins déguisée contre le gouvernement du Roi. La discussion fut courte mais significative ; M. de Lamartine exprima, avec une éloquence courageuse, les appréhensions que lui inspirait cette ovation solennelle en l’honneur du despotisme heureux et du génie à tout prix ; et il marqua les limites dans lesquelles les amis de la liberté renfermaient leur adhésion. Animée du même sentiment, la majorité de la Chambre rejeta l’augmentation de crédit qu’avait proposée la commission : non par mesquine économie, tout le monde savait que les dépenses de la translation et du tombeau iraient fort au delà de la première proposition du cabinet ; mais on voulait se tenir en dehors de toute idolâtrie rétrospective, et faire acte d’attachement à la monarchie libre en même temps qu’on rendait hommage à la gloire du pouvoir absolu. Et le sentiment public répondit à celui de la Chambre, car plusieurs journaux ayant essayé de recueillir, par voie de souscription, la somme qu’elle n’avait pas voulu voter, la tentative échoua ridiculement et ses auteurs furent obligés de l’abandonner. En négociant, avec le gouvernement anglais, les mesures nécessaires à l’accomplissement de sa promesse, je me trouvai, à Londres, en présence d’autres inquiétudes et d’autres susceptibilités suscitées par la même cause. J’en informai aussitôt M. Thiers : Le cabinet, lui dis-je, trouve plus convenable pour lui-même d’envoyer ses ordres à Sainte-Hélène par un bâtiment anglais. Il y en a un à Portsmouth tout prêt à partir. Le capitaine sera mandé demain dimanche à Londres. On lui donnera ses instructions et on causera avec lui. Il sera de retour à Portsmouth mardi et mettra à la voile mercredi 20 mai. J’ai lu les instructions officielles dont nous aurons copie authentique. Elles sont parfaitement convenables. Elles prescrivent et règlent l’exhumation, la translation du tombeau au lieu d’embarquement, enfin la remise aux commissaires français et la rédaction d’un procès-verbal. Lord Palmerston m’a donné connaissance confidentielle des instructions particulières qui seront adressées aussi au gouverneur de Sainte-Hélène, le major Middlemore. Elles lui ordonnent et lui recommandent extrêmement de ne rien faire qui contienne, en réalité ou en apparence, un démenti ou un reproche à la conduite antérieure du gouvernement anglais pendant le séjour de Napoléon à Sainte-Hélène. Le cabinet verrait avec un vif déplaisir tout acte, toute parole qui donneraient aux torys sujet ou prétexte de se plaindre ou de réclamer. Jusqu’ici les torys sont bien dans l’affaire. Le duc de Wellington a été très bien. Il a positivement approuvé dès le premier moment, quand lord Melbourne lui en a parlé en confidence. Il approuve tout haut depuis que la chose est publique. Il ne faut pas que rien trouble cette harmonie, et vienne élever des récriminations ou des questions de parti. Tenez pour certain que le cabinet met à ceci une extrême importance. Je sais que lord John Russell particulièrement en est très préoccupé. On ne voit pas sans inquiétude les anciens compagnons de la captivité de Napoléon chargés d’aller recevoir ses cendres. On craint leurs souvenirs, la vivacité de leurs sentiments, peut-être quelque parole amère, imprudente. On désire, on demande qu’ils reçoivent de vous les instructions les plus précises, les plus fortes recommandations. On le désire dans un esprit d’amitié sincère, pour la dignité même de ce grand acte international si noblement commencé, et qui doit s’accomplir comme il a été commencé. Le même esprit d’amitié sincère et de prévoyance délicate présida aux mesures d’exécution adoptées par le cabinet français : Tout est pour le mieux dans ce qui vient de se passer, m’écrivit, le 23 mai, M. Thiers ; il vaut mieux que le bâtiment et le commissaire anglais nous précèdent ; nous trouverons ainsi toutes choses préparées. Je vais choisir un commissaire qui représentera le gouvernement français et signera le procès-verbal de remise du corps. Ce commissaire ne sera pas un des quatre captifs qui ont accompagné Napoléon ; ce ne sera ni Bertrand, ni Gourgaud, ni Las-Cases, ni Marchand ; ce sera un employé des affaires étrangères. Ainsi rien ne pourra offusquer la susceptibilité des torys anglais. Les quatre compagnons d’exil qui vont chercher les restes de leur maître auront pour instruction d’être témoins muets et impassibles de l’exhumation et de la translation à bord. Il n’y aura pas un discours, pas une manifestation. Les peintres, les gens de lettres, tout ce qui pourrait faire du bruit est écarté. Le bruit se fera en France et en famille. Le cabinet anglais n’aura pas à se repentir de sa conduite dans cette circonstance, et nous ne l’exposerons pas à quelque sortie des torys. Nous lui devons cette réserve en retour de son loyal empressement. Le choix du commissaire, le comte de Rohan-Chabot, répondit parfaitement à la situation et à l’intention des deux cabinets. D’un cœur aussi français que dévoué au Roi, et bien connu en Angleterre où il résidait depuis plusieurs années comme secrétaire de l’ambassade de France, personne ne convenait mieux pour accompagner M. le prince de Joinville que le Roi son père avait placé à la tête de cette pacifique expédition. Avec un tel commandant naval et un tel commissaire diplomatique, le gouvernement français était assuré que ni la dignité ni le tact ne feraient défaut dans cette délicate mission. J’écrivis à M. Thiers que le cabinet anglais ne conservait plus aucune inquiétude et qu’il donnerait toutes les instructions que nous pouvions désirer. Un bruit s’était répandu qu’en 1821, lors de l’ensevelissement de l’empereur Napoléon, de la chaux vive avait été mise dans le cercueil ; ce bruit fut formellement démenti : la dépêche de sir Hudson Lowe à lord Bathurst, en date du 14 mai 1821, qui contenait tous les détails de l’inhumation, nous fut communiquée[3], et l’exhumation, accomplie le 15 mai 1840, en confirma pleinement l’exactitude. Lord John Russell, chargé, comme secrétaire d’État des colonies, de tous les ordres à donner sur les lieux mêmes, avait un moment pensé que le cercueil, une fois exhumé, devait être livré aux commissaires français sans être préalablement ouvert ; M. Thiers m’exprima le désir que cette ouverture pût avoir lieu afin de faire tomber, en constatant l’identité, beaucoup de bruits absurdes. Il me chargea également de demander que le titre d’Empereur, admis par lord Palmerston dans sa note du 9 mai qui nous avait annoncé la restitution du corps, fût conservé dans le procès-verbal qui en constaterait la remise. L’une et l’autre autorisations furent données au gouverneur de Sainte-Hélène ; et le 15 mai, au moment où la mission s’accomplit, le procès-verbal, signé par le major Middlemore et le comte de Rohan-Chabot, fut rédigé en conséquence. Enfin la dépêche qui contenait, pour le gouverneur anglais, ces instructions supplémentaires fut portée à Sainte-Hélène par le commissaire français ; et lorsque, le 7 juillet 1840, la frégate la Belle-Poule mit à la voile sous les ordres de son royal commandant, elle partit chargée de toutes les marques de bienveillance et de confiance mutuelles que pouvaient se donner les deux gouvernements, empressés l’un et l’autre de mettre ce dernier sceau à la paix. On m’écrivit de Paris qu’on s’étonnait que, dans tout le bruit que faisait cette affaire et après la part que j’y avais prise, mon nom n’eût pas été une fois prononcé, ni dans les Chambres ni ailleurs. Je répondis : J’ai été peu surpris de ne pas voir mon nom dans le discours de M. de Rémusat, et j’ai trouvé cela convenable ; il ne devait y avoir dans ce discours, comme il n’y a en effet, que quatre noms : le roi, Napoléon, la France et l’Angleterre. Ce que je remarque sans surprise, c’est l’art avec lequel les journaux ministériels, ou de la gauche, ont évité de parler de moi à ce propos. Cela m’arrivera souvent, même quand on m’aura écrit : Réussissez ; dans cette affaire, et nous vous en laisserons tout l’honneur. En même temps que nous cherchions ainsi à effacer, entre les deux pays, les traces de leurs inimitiés, nous nous appliquions à multiplier leurs relations pacifiques et à unir leurs intérêts matériels. Le comte Jaubert, ministre des travaux publics, préparait alors un projet de loi pour l’exécution du chemin de fer de Paris à Rouen. De riches capitalistes anglais, qui jusque-là étaient restés étrangers aux associations tentées pour nos entreprises naissantes de grands travaux publics, annoncèrent l’intention de concourir à celle-ci pour une somme de vingt millions. Quatre d’entre eux vinrent me prier de soumettre, en leur nom, au gouvernement français, leur désir de quelques modifications au cahier des charges projeté ; j’écrivis au comte Jaubert : Si ces modifications ne sont pas obtenues, particulièrement celle de l’art. 42 du cahier des charges, je crois fermement que vous n’aurez pas le concours des capitaux anglais, et qu’ainsi cette grande affaire échouera encore. Les quatre hommes dont les noms sont au bas de cette demande sont au nombre des meilleurs garants d’argent que ce pays-ci puisse offrir. Tout le monde me dit qu’à eux quatre ils fourniraient sans embarras les vingt millions dont il s’agit. L’un des quatre, M. Easthope, est le propriétaire du Morning Chronicle et membre de la Chambre des communes. Le chemin de Rouen à part, il est bon d’être bien pour lui et avec lui. Il est venu me voir à ce sujet. Il n’avait jamais mis le pied à l’ambassade. Les modifications désirées n’avaient rien que de raisonnable ; le comte Jaubert agréa les principales, et les capitaux anglais entrèrent largement dans l’entreprise. J’intervins à plusieurs reprises pour lever les difficultés que rencontrait l’association ou lui procurer les facilités dont elle avait besoin. Quand la Chambre des députés eut adopté le projet, la ville de Southampton voulut saluer par une fête municipale l’acte législatif qui devait faire bientôt, de son port, l’une des principales stations du commerce anglo-français ; j’y fus invité le 20 juin, avec le duc de Sussex, lord Palmerston et beaucoup d’autres, acteurs intéressés ou spectateurs curieux. La fête fut célébrée avec cette solennité à la fois animée et régulière où se révèlent la satisfaction des intérêts et les habitudes de la liberté. Dans le cours du banquet, je prononçai en anglais quelques paroles bien accueillies[4], et je revins le jour même à Londres, content d’avoir, le premier, pris acte publiquement de ce nouveau gage de paix et de prospérité pour les deux pays. Huit jours auparavant, un incident fort inattendu avait montré à quel point, de l’une à l’autre rive de la Manche, le mal comme le bien était contagieux. Le 10 juin, entre six et sept heures de l’après-midi, au moment où la reine Victoria, seule avec le prince Albert, passait en calèche le long de St. James’s Park, deux coups de pistolet furent tirés sur elle. Arrêté à l’instant par les passants qui se trouvaient près de lui, l’auteur de l’attentat, Édouard Oxford, était un jeune homme de dix-huit ans, qui avait à peine l’air d’en avoir quinze, employé comme garçon cabaretier dans une taverne d’Oxford Street. Soudainement répandu dans Londres, le bruit de l’attentat suscita un mouvement général d’indignation mêlée de surprise et d’une sorte de honte triste ; l’Angleterre se croyait à l’abri de tels crimes et de tels dangers. Je dînais ce jour-là chez sir Robert Inglis, le plus décidé, le plus respectable et le plus bienveillant tory que j’aie rencontré. J’allai en sortant de chez lui, dans un salon whig, chez lord Grey, où l’on faisait de la musique. Je trouvai partout la même impression. La reine, grosse en ce moment, avait montré un courage ferme et simple ; on était touché du mouvement qui l’avait portée à se faire conduire sur-le-champ chez sa mère, la duchesse de Kent ; on racontait, on écoutait avidement les détails qui arrivaient de moment en moment. J’écoutais comme les autres, tantôt la conversation, tantôt la musique ; et en écoutant, je pensais à ces quelques têtes couronnées, partout le point de mire de ces frénétiques, inconnus de nombre comme de nom, dont les sombres passions fermentaient à côté de ces plaisirs frivoles. On parlait de l’assassin lui-même au moins autant que de la reine : Qu’est-ce que ce jeune homme ? De quelle classe ? A-t-il l’air bien élevé ? Est-il beau ? Comment parle-t-il ? Que dit-il de ses motifs ? J’assistais avec un sentiment pénible à cette explosion d’une curiosité aussi vive dans les salons que dans les rues : C’est précisément là, me disais-je, ce que veulent ces fanatiques pervertis, un théâtre, un public, paraître et briller au grand soleil, eux petits et obscurs. Sous quel régime et dans quel pays aura-t-on assez de sens moral et politique pour les laisser à leur niveau, et ne pas leur donner ce qu’ils cherchent ? Le lendemain matin 11 juin, plusieurs membres du corps diplomatique accoururent chez moi, me demandant s’il ne serait pas convenable que nous fissions en commun, auprès de la reine, une démarche qui témoignât des sentiments que nous inspirait l’attentat dont elle venait d’être l’objet. De concert avec eux, j’écrivis sur-le-champ à lord Palmerston : Mon cher vicomte, plusieurs membres, du corps diplomatique, entre autres, M. le baron de Bülow, M. de Hummelauer et M. le comte de Pollon qui sont chez moi, et le général Alava qui vient de m’en écrire, me témoignent un vif désir qu’il y ait pour eux quelque manière d’exprimer à la reine l’intérêt profond que leur a inspiré le triste événement d’hier, et la part qu’ils prennent à la joie de son peuple. Je viens vous demander ce que nous pouvons faire, et par exemple s’il vous paraîtrait convenable de prendre les ordres de Sa Majesté, et de solliciter, pour le corps diplomatique, une audience où il pût lui offrir, ainsi qu’à S. A. R. le prince Albert, l’expression de ses sentiments. Veuillez, mon cher vicomte, me répondre à ce sujet, car nous serons, en attendant votre réponse, dans une immobilité qui nous déplaît. Lord Palmerston me répondit quelques heures après : Mon cher ambassadeur, je suis encore au conseil ; nous sommes occupés à examiner les témoins sur l’attentat d’hier. Je crains que nous n’aurons pas fini jusqu’à cinq heures ; et il faut alors que je me rende à la Chambre des communes. Je vous écrirai demain matin pour vous dire à quelle heure et où je pourrai vous recevoir. Il me donna rendez-vous le lendemain 12 juin, à six heures, et d’après la conversation que nous eûmes ensemble, je fis porter, le jour même, chez tous les membres du corps diplomatique, cette note : J’ai vu lord Palmerston à six heures. Il m’a remercié de la demande que je lui avais adressée d’après l’avis d’un grand nombre de membres du corps diplomatique. Il m’a dit qu’après avoir consulté les personnes compétentes et les précédents, notamment ce qui s’était passé lors des tentatives d’assassinat contre George III, George IV et Guillaume IV, le cabinet avait reconnu que le souverain n’avait jamais, en pareille occasion, reçu le corps diplomatique en masse et comme corps. Mais il a ajouté que la demande serait mise sous les yeux de la reine qui en serait, il pouvait me l’assurer, vivement touchée. Dans ma première impression, je n’avais pas assez bien présumé du bon sens anglais, gouvernement et peuple, juges et jurés. Quand Édouard Oxford fut traduit, le 9 juillet, devant la cour d’assises, la procédure et les papiers trouvés chez lui ne permirent pas de mettre en doute le caractère politique de son fanatisme ; il appartenait à une association dite la Jeune Angleterre, petite imitation des grandes sociétés secrètes du continent : Il y a deux choses sûres, disaient les personnes chargées d’instruire l’affaire ; c’est qu’il n’est pas fou et qu’il n’est pas seul. Mais en même temps tout indiquait que cette association était peu nombreuse, sans but précis, et que la contagion qui l’avait suscitée n’était ni bien ardente ni très répandue. Il y eut un soin instinctif et général pour ne pas donner à l’incident ni à l’homme plus d’importance et d’éclat qu’ils n’en avaient réellement : après les interrogatoires et un court débat conduits par le grand juge, lord Denman, avec une équité scrupuleuse, quand la question définitive de la culpabilité d’Édouard Oxford fut posée, le jury répondit : Coupable, et en même temps point sain d’esprit. — C’est-à-dire, fit observer le baron Alderson, l’un des juges, non coupable, vu qu’il n’est pas sain d’esprit. — Oui, mylord, répondit le chef du jury ; c’est notre intention. — En ce cas, dit le procureur général, je demande humblement à Vos Seigneuries l’application au prévenu de l’acte rendu par le Parlement dans la 40e année du roi George III, qui ordonne que toute personne acquittée comme n’étant pas saine d’esprit restera en prison sous le bon plaisir du roi. Telle fut en effet l’issue légale de la poursuite, et Édouard Oxford, puni et mis hors d’état de nuire sans être grandi, fut promptement oublié. Pendant la lune de miel de mon ambassade, c’est-à-dire tant que la question d’Orient n’eut pas ostensiblement désuni les deux pays, j’eus deux occasions obligées de paraître et de parler devant le public anglais, devant des publics très différents. J’étais populaire à Londres ; depuis Sully et Ruvigny, j’étais le premier ambassadeur français protestant qu’on y eût vu ; mes études historiques m’avaient valu l’estime des lettrés ; politiquement, on me connaissait à la fois comme libéral et comme conservateur ; les whigs me savaient gré de mon attachement aux principes du gouvernement libre, et les torys de ma résistance aux tendances anarchiques. C’était à mes propres travaux que je devais ce que j’avais acquis de bonne situation et de bon renom. Les classes diverses et les divers partis me témoignaient la même faveur. Le lord maire de Londres, sir Chapman Marshall, vint m’inviter, pour le 20 avril, au grand banquet de la Cité. Je me trouvai là au milieu de la bourgeoisie de Londres qui prenait plaisir à déployer ses magnificences et ses sentiments. La seule circonstance remarquable de la réunion fut qu’aucun des membres du cabinet whig n’y parut. La dernière fois qu’ils étaient venus au dîner de la Cité, ils y avaient été fort mal reçus et à peu près sifflés. Lord Melbourne s’en était tiré très dignement ; mais ni lui ni ses collègues ne se souciaient de recommencer. Lord Palmerston, à qui je dis le matin même que j’irais, me répondit que les ministres n’iraient pas, et pourquoi. Leur absence fut remarquée, mais sans étonnement, et leur santé fut portée avec une froideur décente. Tous les témoignages d’empressement et de faveur me furent réservés. Quand le lord maire eut porté ma santé et celle des autres ministres étrangers, j’y répondis en anglais, par un petit discours accueilli avec une satisfaction, cordiale et bruyante[5]. Dans tous les toasts portés après celui-là, chaque orateur se crut obligé de me faire un compliment, et ce compliment était un remercîment amical. Bizarre spectacle, écrivais-je le lendemain à Paris, que celui d’un dîner d’il y a trois siècles ! Les cérémonies, les costumes, the loving cup et le bassin d’eau de rose passant, l’une de lèvre en lèvre, l’autre de main en main, tout cela m’a amusé et intéressé. Mais les hommes m’intéressent toujours infiniment plus que les choses ; et j’oublie tous les spectacles du monde pour des yeux qui s’animent en m’écoutant et des figures graves et timides qui me parlent avec une émotion bienveillante. » Quelques jours après, le 2 mai, je pris part à une réunion très différente. C’était le dîner anniversaire de l’Académie royale pour l’encouragement des beaux-arts, à l’ouverture de leur Exposition. Rien ici n’avait le caractère des anciens temps et des longues traditions ; l’Académie royale était d’origine récente ; elle avait été fondée en 1768 par le roi George III ; sir Josuah Reynolds avait été son premier président, et le bâtiment qu’elle occupait dans Trafalgar Square ne datait que de 1834. Tout était nouveau, l’institution, l’édifice, et aussi le goût public. L’assemblée ne ressemblait pas plus que le lieu et les mœurs au dîner de Mansion-House ; c’était l’aristocratie anglaise au lieu de la bourgeoisie de la Cité, l’aristocratie de toute opinion, et les savants, les lettrés, les artistes l’accueillant et accueillis par elle dans le Palais des arts, avec une mutuelle dignité. Le corps diplomatique avait été, selon l’usage, invité à cette réunion, et c’était à moi de répondre, en son nom, au toast porté en son honneur. On était un peu curieux de m’entendre, curieux aussi de savoir si je parlerais en français ou en anglais. Je reçus, à cet égard, des avis divers ; lord Granville me fit dire, de Paris, qu’il lui semblait préférable que je parlasse anglais ; mon impression fut différente ; outre que le français m’était beaucoup plus commode, il me parut qu’un ambassadeur de France devait parler sa langue partout où il pouvait être compris, et j’avais chance de l’être dans la réunion de l’Académie royale, du moins de la plupart des assistants ; je ne l’aurais été presque de personne au dîner de la Cité. A la Cité d’ailleurs on n’avait vu, dans mon médiocre anglais, que ma bonne volonté ; à l’Académie royale, on verrait surtout mon mauvais accent. Je répondis donc au toast porté aux étrangers : Le corps diplomatique est vivement touché, messieurs, de votre noble et bienveillante hospitalité, et je suis heureux d’avoir, en ce moment, l’honneur d’être l’organe de ses sentiments de reconnaissance et de sympathie. Nulle part, à coup sûr, ils ne sont plus naturels, ni mieux placés que dans cette enceinte et dans cette solennité. Il y a bien des siècles, quand l’empereur Vespasien conçut le dessein de réunir dans un même lieu tous les chefs-d’œuvre des arts que la conquête avait amassés dans Rome, il choisit le temple de la Paix. Il voulut que tous les peuples, oubliant leurs anciennes inimitiés, pussent jouir ensemble de ce beau spectacle. Rien ne se convient mieux que la paix et les arts. Il y a entre eux une naturelle et puissante harmonie. Quiconque en douterait n’aurait qu’à jeter les yeux sur ce qui se passe en Europe depuis vingt-cinq ans. On ne saurait dire que ces années aient été pour les arts une époque de grande et originale création, ni qu’elles aient produit beaucoup de ces chefs-d’œuvre nouveaux qui rendent un siècle illustre entre les siècles. Cependant l’intelligence et le goût des arts se sont répandus, ont pénétré dans des lieux et parmi des hommes qui, jusque-là, y étaient demeurés étrangers. En parcourant l’Allemagne, la France, et sans doute aussi l’Angleterre, on voit s’élever partout, dans les provinces comme dans les capitales, une foule de monuments, grands ou petits, ambitieux ou modestes. Les statues des grands hommes viennent peupler les places publiques. Si quelque exposition analogue à celle-ci s’ouvre quelque part, la foule y accourt. La peinture, la sculpture, la musique, tous les arts entrent dans les goûts, dans les mœurs, deviennent presque populaires. C’est un grand bonheur, messieurs, à cette époque et dans l’état des sociétés modernes ; que feriez-vous, que ferions-nous, dans toutes nos patries, de tous ces hommes, de ces millions d’hommes qui s’élèvent incessamment à la civilisation, à l’influence, à la liberté, s’ils étaient exclusivement livrés à la soif du bien-être matériel et aux passions politiques, s’il ne songeaient qu’à s’enrichir ou à débattre leurs droits ? Il leur faut encore d’autres intérêts, d’autres sentiments, d’autres plaisirs. Non pour les détourner de l’amélioration de leur condition et du progrès de leurs libertés ; non pour qu’ils soient moins actifs et moins fiers dans la vie sociale ; mais pour les rendre capables et dignes de leur situation plus élevée, capables et dignes de porter plus haut, à leur tour, cette civilisation vers laquelle ils montent en foule. Et aussi pour satisfaire en eux ces penchants, ces instincts de notre nature auxquels ne suffisent ni le bien-être matériel ni même les travaux et les spectacles de la liberté politique. Comme les lettres, comme les sciences, les arts ont cette vertu ; ils ouvrent, à l’activité et aux jouissances des hommes, une belle et large carrière. Ils répandent des plaisirs brillants et pacifiques. Ils animent et calment en même temps les esprits. Ils adoucissent les mœurs sans les énerver. Ils rapprochent et unissent dans une satisfaction commune des hommes d’ailleurs fort divers de situation, d’habitudes, d’opinions, de volontés. Ce n’est donc pas pour vous seuls, messieurs, pour votre plaisir à vous seuls que vous cultivez, que vous encouragez les arts. L’Académie royale, son institution, ses expositions ont une plus grande portée ; un mérite vraiment social. Nous nous félicitons d’être associés aujourd’hui à ses solennités. Nous sympathisons avec ses travaux et ses espérances. Dans une telle réunion, en présence de ces chefs-d’œuvre, sous l’empire du sentiment qu’ils nous inspirent, nous sommes vos hôtes, messieurs, mais il n’y a ici point d’étrangers. A l’accueil que reçurent ces paroles, je ne pus pas douter qu’elles n’eussent été comprises et approuvées. |