J’avais beaucoup étudié l’histoire d’Angleterre et la société anglaise. J’avais souvent discuté, dans nos Chambres, les questions de politique extérieure. Mais je n’étais jamais allé en Angleterre et je n’avais jamais fait de diplomatie. On ne sait pas combien on ignore et tout ce qu’on a à apprendre tant qu’on n’a pas vu de ses propres yeux le pays et fait soi-même le métier dont on parle. Ma première impression, en débarquant à Douvres, le 27 février 1840, fut une impression de contraste. A Calais, moins de population que d’espace, peu de mouvement d’affaires, des promeneurs errants sur la place d’armes ou sur le port, quelques groupes arrêtés çà et là et causant tout haut, des enfants courant et jouant avec bruit ; à Douvres, une population pressée, silencieuse, ne cherchant ni conversation ni distraction, allant à ses affaires ; sur une rive, le loisir animé ; sur l’autre, l’activité préoccupée de son but. A mon arrivée à Douvres comme à mon départ de Calais, des curieux s’approchaient de moi ; mais les uns regardaient pour s’amuser, les autres observaient attentivement. Pendant ma route en poste de Douvres à Londres, j’eus d’abord une impression semblable ; en traversant soit les campagnes, soit les villes, dans l’aspect du pays et des personnes, ce n’était plus la France que je voyais ; après deux heures de voyage, cette impression avait disparu ; je me sentais comme en France, dans une société bien réglée, au milieu d’une population intelligente, active et paisible. Sous des physionomies diverses, c’était la même civilisation générale. On passe sans cesse, en Angleterre, de l’une à l’autre de ces impressions ; ce sont tantôt les différences, tantôt les ressemblances des deux pays qui apparaissent. J’arrivai à Londres vers la fin de la matinée ; j’avais voyagé par un beau soleil froid qui entra, comme moi, dans le vaste brouillard de la ville et s’y éteignit tout à coup. C’était encore le jour, mais un jour sans lumière. En traversant Londres, rien n’attira vivement mes regards ; édifices, maisons, boutiques, tout me parut petit, monotone et mesquinement orné ; partout des colonnes, des colonnettes, des pilastres, des figurines, des enjolivements de toute espèce ; mais l’ensemble frappe par la grandeur. Londres semble un espace sans limites, plein d’hommes qui y déploient continûment, silencieusement, leur activité et leur puissance. Et au milieu de cette grandeur générale, la propreté extérieure des maisons, les larges trottoirs, l’éclat des carreaux de vitre, des balustrades en fer, des marteaux de porte, donnent à la ville un air de soin et de bonne tenue qui se passe presque de bon goût. La première figure connue que j’aperçus dans les rues fut celle de lady Palmerston dont la voiture croisa la mienne. J’arrivai enfin à l’hôtel qu’occupait alors l’ambassade de France, Hertford-House, dans Manchester-Square ; grande maison entre une petite cour sablée et un petit jardin humide, belle au rez-de-chaussée et convenablement arrangée pour la vie officielle et mondaine, assez nue et peu commode, au premier étage, pour la vie domestique. J’étais seul, avec le personnel de l’ambassade ; j’avais laissé ma mère et mes enfants à Paris ; mon installation fut facile. A tout prendre, l’aspect de l’habitation et des environs me convint ; j’écrivais quelques jours après : J’éprouve ici, le matin, une grande impression de calme. Personne ne vient, personne ne me parle ; je n’entends point de bruit ; c’est le repos de la nuit sans les ténèbres. Je suis en présence d’une ruche d’abeilles qui travaillent sans bourdonner. Je vis lord Palmerston dès le lendemain, mais sans lui parler d’affaires ; la crise ministérielle qui éclatait en ce moment même à Paris me commandait l’attente, et il l’admit de bonne grâce, en se montrant pourtant pressé de reprendre la négociation sur les affaires d’Orient. Le fils du comte de Nesselrode était arrivé la veille de Saint-Pétersbourg, apportant au baron de Brünnow des instructions par lesquelles l’empereur Nicolas l’autorisait à donner au cabinet anglais « une très grande latitude » pour les arrangements qui devaient amener la conclusion. Je demandai à lord Palmerston de vouloir bien prendre sans retard les ordres de la reine pour mon audience de réception. J’avais là une question à résoudre d’avance ; en présentant au roi Guillaume IV ses lettres de créance, M. de Talleyrand lui avait adressé, le 6 octobre 1830, un petit discours politique ; lorsque, en février 1835, il remplaça à Londres M. de Talleyrand, le général Sébastiani ne prononça point de discours. Que devais-je faire ? Le roi Louis-Philippe m’avait témoigné son désir que je saisisse la première occasion de rappeler à la reine Victoria les rapports intimes qu’il avait eus avec le duc de Kent, son père ; dans un discours de réception, ce souvenir eût naturellement pris place. Je priai lord Palmerston de me dire ce qui, dans son opinion, conviendrait le mieux à la reine. Il me répondit que ma réception serait une pure formalité officielle, et me donna clairement à entendre que la reine aimerait mieux n’avoir à répondre à aucun discours. Je résolus donc de m’en abstenir. Dès le lendemain, 29 février, je reçus, à une heure dix minutes, un billet de lord Palmerston, me disant que la reine me recevrait ce jour même, à une heure. J’envoyai sur-le-champ chez lui, pour bien constater le retard et mon innocence. Je m’habillai en toute hâte, et j’étais, un peu avant deux heures, à Buckingham-Palace. Lord Palmerston y arrivait au même moment que moi ; les ordres de la reine, me dit-il, lui étaient parvenus tard ; on ne les lui avait pas remis tout de suite ; heureusement, la reine avait d’autres audiences qu’elle avait données en nous attendant. Mais au moment d’entrer, point de maître des cérémonies pour m’introduire ; sir Robert Chester, prévenu aussi tard que moi, n’avait pas été aussi preste que moi ; lord Palmerston fit l’office d’introducteur. La reine me reçut avec une bonne grâce à la fois jeune et grave ; la dignité de son maintien la grandit : J’espère, madame, lui dis-je en entrant, que Votre Majesté sait mon excuse, car je serais inexcusable. Elle sourit, comme peu étonnée de l’inexactitude. Mon audience fut courte : le roi, la reine, la famille royale, les relations du roi avec le duc de Kent, la surprise que je ne fusse jamais venu en Angleterre, en firent les frais. Comme je me retirais, lord Palmerston, qui était resté avec la reine un moment après moi, me rejoignit en hâte : Vous n’avez pas fini ; je vais vous présenter au prince Albert et à la duchesse de Kent ; sans cela, vous ne pourriez leur être présenté qu’au prochain lever, le 6 mars, et il faut au contraire que, ce jour-là, vous soyez déjà de vieux amis. La double présentation eut lieu ; je fus frappé de l’esprit politique qui perçait, quoique avec beaucoup de réserve, dans la conversation du prince Albert. Au moment où je traversais le vestibule du palais pour aller reprendre ma voiture, le maître des cérémonies, sir Robert Chester, y entrait, descendant de la sienne et pressé de s’excuser envers moi, non sans quelque humeur, de son involontaire inutilité. Je dînai ce même jour chez lord Palmerston, et la soirée fut employée à me faire faire connaissance avec une partie de cette aristocratie anglaise qu’on a coutume de regarder, bien plus que cela n’est vrai, comme le gouvernement du pays. Depuis trois quarts de siècle, deux mots puissants, liberté, égalité, sont le ferment qui soulève et fait bouillonner notre société française, je pourrais dire toute la société européenne. Par un concours de causes dont l’examen serait ici hors de saison, l’Angleterre a eu cette fortune que, dans le travail de sa civilisation, c’est surtout vers la liberté que se sont portés ses efforts et ses progrès. La lutte s’est établie, non entre les classes diverses et pour élever les unes en abaissant les autres, mais entre le pouvoir souverain et un peuple jaloux de défendre ses droits et d’intervenir dans son gouvernement. L’esprit d’égalité a eu, dans cette lutte, sa place et sa part ; le mouvement ascendant de la démocratie a puissamment contribué à la grande Révolution qui, de 1640 à 1688, a agité et transformé l’Angleterre ; un moment même, les classes démocratiques ont envahi la scène, changé la forme du gouvernement et touché à la domination directe ; mais ce n’a été là qu’une crise superficielle et passagère ; l’esprit de liberté était le vrai mobile du pays : c’était entre la royauté absolue et le gouvernement libre que se livrait le combat ; une grande portion de l’aristocratie soutenait la cause des libertés publiques, et le peuple se groupait de bon cœur autour d’elle comme autour d’un allié nécessaire et d’un chef naturel. La Révolution d’Angleterre a été, de 1640 à 1660, bien plus aristocratique, et en 1688, bien plus démocratique qu’on ne le croit communément ; la démocratie a paru dominante en 1640 et l’aristocratie en 1688 ; mais à l’une et à l’autre époque, ce sont l’aristocratie et la démocratie anglaises, animées du même esprit et intimement unies, qui ont fait ensemble, pour la défense ou le progrès de leurs libertés communes, l’un et l’autre de ces grands événements. Leur union dans l’intérêt et sous le drapeau libéral a eu deux résultats excellents : l’aristocratie n’a été ni souveraine ni anéantie ; la démocratie n’a été ni impuissante ni souveraine. La société anglaise n’a pas été bouleversée de fond en comble ; le pouvoir n’est pas descendu des régions où il doit naturellement résider, et il n’y est pas resté isolé et sans communication avec le sol où sont ses racines. Les classes élevées ont continué de diriger le gouvernement du pays, mais à deux conditions : l’une, de gouverner dans l’intérêt général et sous l’influence prépondérante du pays lui-même ; l’autre, de tenir leurs rangs constamment ouverts et de se recruter, de se rajeunir incessamment en acceptant les nouveaux venus d’élite qu’enfante et élève le mouvement ascendant de la démocratie. Ce n’est point là le gouvernement aristocratique de l’antiquité ou du moyen âge ; c’est le gouvernement libre et combiné des diverses forces sociales et des influences naturelles qui coexistent au sein d’une grande nation. La part de la démocratie dans cette alliance s’est, de nos jours, fort accrue, mais sans que l’alliance ait été rompue et l’aristocratie dépossédée de son rôle ; c’est encore entre ses mains qu’est en général le pouvoir ; elle fait toujours les affaires du pays ; mais elle les fait de plus en plus selon l’impulsion et sous le contrôle du pays tout entier. Tout en conservant son rang social, elle est aujourd’hui serviteur et non maître ; elle est le ministre habituel, mais responsable, de l’intérêt et du sentiment public. L’aristocratie gouverne, la démocratie domine, et elle domine en maître très redouté et quelquefois trop docilement obéi. Dès mes premiers pas dans la société anglaise, je fus frappé de cet état des esprits et des institutions en Angleterre. Les convives que je rencontrai à dîner chez lord Palmerston, le 29 février, appartenaient presque tous à la haute aristocratie, le duc de Sussex, quatrième fils du roi George III et oncle de la reine, les ducs de Norfolk et de Devonshire, lord Carlisle, lord Albemarle, lord Minto. Je vis passer devant moi dans la soirée beaucoup d’hommes considérables des divers partis, des whigs en grande majorité, mais aussi des torys et des radicaux, depuis lord Aberdeen jusqu’à M. Grote. J’entrai avec plusieurs en conversation courte ; mais entre gens curieux les uns des autres, il ne faut pas beaucoup de paroles pour révéler le caractère général des dispositions et des idées. Je trouvai tous mes interlocuteurs, bien qu’à des degrés inégaux, très modestes, je pourrais dire timides envers l’opinion et le sentiment populaires, et plus préoccupés de les bien reconnaître pour les suivre qu’aspirant à les diriger. Évidemment, les prétentions et l’indépendance aristocratiques ne tiennent là plus guère de place dans la pensée et la conduite des hommes publics. Parmi ceux avec qui j’entrai ce jour-là en relation, deux surtout, lord Melbourne et lord Aberdeen, attirèrent, l’un ma curiosité, l’autre ma sympathie : Lord Melbourne, le moins radical des whigs, impartial par bon sens et par indifférence, épicurien judicieux, égoïste avec agrément, gai avec froideur, et mêlant une autorité naturelle à une insouciance qu’il prenait plaisir à afficher. Cela m’est égal (I don’t care), était son mot habituel ; il avait inspiré à la jeune reine autant de goût que de confiance ; il l’amusait en la conseillant, et il avait avec elle une liberté affectueuse qui ressemblait presque à un sentiment paternel. Lord Aberdeen, le plus libéral des torys, esprit grave et doux, droit et fin, élevé et modeste, pénétrant et réservé, imperturbablement équitable ; cœur profondément triste, car il avait été frappé coup sur coup dans ses affections les plus chères, mais resté tendre et d’un commerce plein de charme sous des dehors froids et une physionomie sombre. J’étais loin de prévoir, en le rencontrant, quels liens d’affaires et d’amitié devaient bientôt nous unir ; mais je ressentis, et je puis dire que nous ressentîmes, l’un pour l’autre, un prompt et naturel attrait. Dans ce premier flot de rencontres et de visites, je n’avais pas vu le plus considérable des hommes considérables de l’Angleterre, le duc de Wellington. Il n’était pas à Londres. La première fois que je le rencontrai, son aspect me surprit ; je le trouvai vieilli, maigri, rapetissé, voûté, fort au delà des exigences de son âge ; il regardait avec ces yeux vagues et éteints où l’âme près de s’enfuir semble ne plus prendre la peine de se montrer ; il parlait de cette voix courte et chancelante dont la faiblesse ressemble à l’émotion d’un dernier adieu. La conversation une fois engagée, toute sa ferme et précis intelligence était là, mais avec fatigue et soutenue par l’énergie de sa volonté. Il s’excusa de n’être pas encore venu chez moi, selon l’usage : J’étais à la campagne, me dit-il, j’ai besoin de la campagne. La décadence physique était frappante à côté de la vigueur morale et de l’importance publique encore intactes. Le jeudi 5 mars, je dînai pour la première fois chez la reine. Ni pendant le dîner, ni dans le salon après le dîner, la conversation ne fut animée et intéressante ; tout sujet politique en était écarté ; nous étions assis autour d’une table ronde, devant la reine établie sur un canapé ; deux ou trois de ses dames essayaient de travailler à je ne sais plus quels ouvrages ; le prince Albert jouait aux échecs ; nous soutenions assez péniblement, lady Palmerston et moi, un entretien languissant. Je remarquai, au-dessus des trois portes du salon, trois portraits : Fénelon, le czar Pierre le Grand et la fille de lord Clarendon, Anne Hyde, la première femme de Jacques II. Je m’étonnai de ce rapprochement de trois personnages si parfaitement incohérents. Personne n’y avait fait attention, et personne n’en put dire la raison. J’en trouvai une : on avait choisi ces portraits à la taille ; ils allaient bien aux trois places. Le lendemain 6 mars, la reine tint un lever au palais de Saint-James ; longue et monotone cérémonie qui pourtant m’inspira un véritable intérêt. Je regardais avec une estime émue le respect profond de tout ce monde, gens de cour, de ville, de robe, d’église, d’épée, passant devant la reine, la plupart mettant un genou en terre pour lui baiser la main, tous parfaitement sérieux, sincères et gauches. Il faut cette sincérité et ce sérieux pour que ces anciens habits, ces perruques, ces bourses, ces costumes que personne, même en Angleterre, ne porte plus que pour venir là, ne fassent pas un effet un peu ridicule. Mais je suis peu sensible au ridicule des dehors quand le dedans ne l’est pas. Au moment même où je commençais ainsi à m’établir à Londres, j’avais à résoudre la question de savoir si j’y resterais, si je devais vouloir y rester. Le cabinet qui m’avait appelé à cette ambassade tombait à Paris ; le maréchal Soult, M. Duchâtel, M. Passy, M. Dufaure donnaient leur démission. Le rejet, par la Chambre des députés, de la dotation qu’ils avaient proposée pour M. le duc de Nemours, rejet prononcé sans discussion et par un vote indirect qui ressemblait fort à une surprise, les avait offensés autant qu’affaiblis. Le Roi essaya vainement de les retenir. Ils avaient un juste sentiment des difficultés de la situation et des faiblesses de la majorité qui venait de leur manquer, par imprévoyance plutôt qu’à dessein : Quand je devrais me retirer seul, je me retirerais, disait M. Duchâtel. Le cabinet du 12 mai 1839 s’était formé courageusement contre une émeute ; il se retira, le 29 février 1840, devant un échec parlementaire qu’un débat hardiment provoqué lui aurait peut-être épargné. Ce ne fut certainement pas sans quelque déplaisir que le Roi fit appeler alors M. Thiers, et le chargea de former un cabinet. Il lui en coûtait de prendre pour premier ministre l’un des principaux chefs de la coalition. C’était le rejet de la dotation de M. le duc de Nemours qui ouvrait à M. Thiers la porte du pouvoir. Le Roi craignait, de sa part, dans les affaires extérieures, des dispositions un peu trop belliqueuses et aventureuses. Ceux qui font de ces sentiments personnels un tort constitutionnel au roi Louis-Philippe sont de pauvres moralistes et de bien superficiels politiques ; une couronne placée sur la tête d’un homme ne supprime pas en lui la nature humaine, et pour ne pouvoir gouverner que de concert avec les Chambres et par des ministres responsables, un roi ne devient pas une machine. Tout ce qu’on a droit de lui demander et d’attendre de lui, c’est qu’il accepte, en dernière analyse, les conseillers que les Chambres lui présentent, et qu’après les avoir acceptés, il ne travaille pas, sous main, à les contrecarrer et à les renverser. Le roi Louis-Philippe n’a jamais manqué ni à l’un ni à l’autre de ces devoirs ; il portait quelquefois trop de pétulance dans l’expression de ses sentiments propres, mais il n’en faisait point la règle de sa conduite publique ; il n’a jamais repoussé le vœu clair des majorités parlementaires ; il a toujours été loyal, même envers les cabinets qui ne lui plaisaient pas : Je signerai demain mon humiliation, disait-il un peu indiscrètement à M. Duchâtel le 28 février 1840 ; et le lendemain 29, comme M. Thiers était embarrassé à trouver un ministre des finances convenable, cela ne fera pas de difficulté, dit le Roi ; que M. Thiers me présente, s’il veut, un huissier du ministère ; je suis résigné. Il l’était bien réellement, car peu de jours après, le 11 mars, un homme à qui il portait une entière confiance, le général Baudrand, premier aide de camp de M. le duc d’Orléans et l’un de mes plus sûrs amis, m’écrivait à Londres : Le Roi est déjà effrayé de voir son nouveau ministère renversé ; il redoute les crises ministérielles, et ne voudrait pas qu’on détruisît l’édifice sans avoir les matériaux tout prêts pour reconstruire. Envers le Roi comme envers les diverses fractions des Chambres dont l’appui lui était nécessaire, M. Thiers se conduisit avec tact et mesure. Sa situation était compliquée et difficile ; il n’était le représentant et le chef d’aucune opinion, d’aucun groupe capable de suffire seul à former et à soutenir le gouvernement ; pour avoir la majorité dans les Chambres, il avait besoin de rallier autour de lui des partis et des hommes très divers, des conservateurs, des libéraux et des doctrinaires, des membres de la coalition contre M. Molé et des adhérents à M. Molé, des défenseurs de la politique de résistance et des avocats de la politique de concession, le centre gauche, une partie du côté gauche et une partie du centre droit ; il ne pouvait se former un cabinet et se faire une armée qu’en recrutant partout et en semant la désorganisation dans tous les anciens rangs. Il y procéda hardiment et avec une finesse pleine d’abandon. Il alla trouver d’abord le duc de Broglie, et lui offrit tout ce qu’il voudrait dans le ministère ; puis le maréchal Soult, à qui il proposa de refaire, avec quelques éléments nouveaux, le cabinet qui venait de tomber. Par des raisons et dans des dispositions très diverses, le duc de Broglie et le duc de Dalmatie se refusèrent à ses offres. M. Thiers pressa alors leurs amis et les miens de s’unir aux siens dans le cabinet futur, se disant même prêt à renoncer à la présidence du conseil si l’on pouvait trouver une combinaison plausible pour le suppléer. Il fut, avec le Roi, également coulant et sans exigence ni impatience : au dehors, la question d’Espagne était assoupie, et il acceptait en principe la politique jusque-là suivie dans la question d’Orient ; au dedans, il ne demandait ni grande innovation constitutionnelle, ni grands changements administratifs. Je présume qu’en faisant des avances si diverses, il prévoyait que plusieurs ne seraient pas agréées, et que, dans son âme, il se rendait bien compte des conséquences de son entrée au pouvoir et des voies nouvelles dans lesquelles il placerait le gouvernement ; il a trop d’esprit pour ne pas savoir ce qu’il fait et où il va ; mais il ne témoignait point de longue préméditation, point de prétention pressée ; il ne se proposait que de donner satisfaction aux intérêts et aux désirs nouveaux qui, depuis la chute du cabinet du 11 octobre 1832, avaient changé, disait-on, l’état des partis et des esprits. Il voulait entrer en transaction et même en alliance avec cette opposition du côté gauche qu’il avait naguère si vivement combattue ; mais il promettait, et il se promettait sans doute à lui-même, de la contenir et de l’assouplir encore plus que de la satisfaire. Je suivais de loin, avec une vive préoccupation, ce travail d’enfantement ministériel où ma cause politique et ma situation personnelle étaient également intéressées. Mes amis me tenaient au courant de toutes ses phases ; mais leurs appréciations étaient aussi diverses que leurs dispositions. Dégagé de tout embarras dans le passé et de toute ambition dans l’avenir, le duc de Broglie regardait l’entrée de M. Thiers aux affaires, par conséquent la prépondérance du centre gauche et une certaine mesure d’alliance avec le côté gauche, comme inévitables, du moins pour quelque temps ; il craignait peu que M. Thiers se livrât tout à fait, ou qu’on ne pût pas, au besoin, l’arrêter sur cette pente, et il aida à la formation du cabinet en engageant quelques-uns de nos amis communs à y entrer, comme le leur offrait M. Thiers, pour en modifier le caractère et la direction. M. Duchâtel s’inquiétait davantage de ce premier pas hors de la politique que nous avions soutenue et vers celle que nous avions combattue ; dans sa prévoyance, ce seraient les situations, bien plus que les intentions, qui détermineraient en définitive les conduites, et il se préparait, de concert avec le gros du parti conservateur, à résister à l’alliance que le nouveau cabinet négociait avec l’ancienne opposition. M. Villemain et M. Dumon partageaient le sentiment de M. Duchâtel. M. de Rémusat au contraire était prêt à s’associer à M. Thiers, se flattant de maintenir et de rajeunir à la fois, dans cette association, la politique que, depuis 1830, il avait courageusement servie, mais qu’il trouvait un peu vieillie et languissante : Je ne me dissimule, m’écrivait-il, aucune objection, aucun danger, aucune chance de revers, et, ce qui est plus dur, de chagrin ; j’en aurai de cruels ; mais je me sens un fonds inexploité d’ambition, d’activité, de ressources, que cette occasion périlleuse m’excite à mettre enfin en valeur, et il y a en moi un je ne sais quoi d’aventureux, bien profondément caché, que ceci tente irrésistiblement. M. Duvergier de Hauranne, champion passionné, et aussi désintéressé que passionné, de la coalition, et son beau-frère le comte Jaubert, qui s’était fait un juste renom par ses hardies et piquantes agressions ou résistances à la tribune, étaient dans les mêmes dispositions que M. de Rémusat. De toutes les fractions de la Chambre des députés, mes amis particuliers, les doctrinaires, étaient la plus divisée ; et dans les lettres qu’ils m’écrivaient tous les jours, les uns m’engageaient à rester ambassadeur à Londres avec le nouveau cabinet qui le souhaitait vivement ; les autres, avec plus de réserve, me laissaient entrevoir leur désir que je donnasse ma démission, et que je revinsse m’associer, dans la Chambre, à leur attitude de méfiance et bientôt probablement d’opposition. Pour mon compte et dans le fond de ma pensée, je n’hésitai pas un moment. Si M. Thiers fût entré seul au pouvoir, appuyé sur le centre gauche et accepté par le côté gauche, j’aurais sur-le-champ quitté Londres pour aller reprendre à Paris ma place dans la défense de notre politique si évidemment abandonnée. Mais M. Thiers protestait contre l’idée d’un tel abandon ; il avait offert au duc de Broglie des combinaisons qui en auraient absolument écarté la crainte ; il pressait quelques-uns de mes amis de s’unir à lui, et ceux qui s’y montraient disposés me donnaient des assurances positives de leur résistance à une pente dont ils reconnaissaient le péril. J’écrivis, le 4 mars, à M. Duchâtel : Mon cher ami, j’ai attendu, pour vous écrire, que tout fût fini. Le Moniteur m’apportera ce matin le cabinet. Tout bien considéré, je crois devoir rester. Je le crois dans l’intérêt de notre cause et de notre parti, dans le mien propre. Il est clair que le danger est la pente vers la gauche, c’est-à-dire vers la réforme électorale et la dissolution de la Chambre des députés au dedans, vers la guerre au dehors. Quant à la guerre, j’occupe ici la position décisive. C’est ici seulement que la politique qui pousserait ou qui se laisserait pousser à la guerre, ou à ce qui amènerait la guerre, pourrait chercher quelque point d’appui. Tant que cette position est à nous, nous sommes en mesure d’avertir et d’arrêter. L’Angleterre est, en fait de politique extérieure, un pays à la fois égoïste et téméraire. Il peut s’engager dans des mesures par lesquelles il ne serait pas du tout compromis lui-même, mais qui nous compromettraient fort, nous, sur le continent. Vous en avez vu un exemple dans la question d’intervention en Espagne. C’est ici qu’il faut et qu’on peut défendre la politique de la paix. Quant au dedans, voici ce que m’écrit Rémusat : — Le ministère est formé sur cette idée : point de réforme électorale, point de dissolution. D’ailleurs il est évident qu’il aura, quant aux noms propres, surtout dans le premier mois, un air d’aller à gauche. Les apparences seront dans ce sens, et j’avoue que cela est grave. Mais je réponds de la réalité sur tous les points essentiels. — Vous comprenez qu’en lui répondant je prends acte de ces mots : — Point de réforme électorale, point de dissolution ; — à ces conditions seules, je puis rester. Il faut qu’en restant je sois une garantie pour la politique de conservation, et que ma retraite, si elle doit arriver un jour, soit un signal décisif. Des choses je viens aux personnes. Je ne me fais aucune illusion sur ce qui vient de se passer et sur son péril. Mais je ne puis équitablement, raisonnablement, honorablement, me retirer parce qu’un cabinet arrive, formé sous l’influence du duc de Broglie, contenant Rémusat et Jaubert, et me retirer avant aucun acte, sur le seul indice de certains noms propres. Je n’ai jamais manqué à mes amis. Tous le savent. Au moment où ils paraissent se diviser, je ne manquerai pas plus aux uns qu’aux autres. Je ne me séparerai de personne sur des préventions, des présomptions, des craintes, des dangers même. Le jour où les actes viendront, s’ils viennent justifier les craintes et faire éclater les dangers, ce jour-là, je me séparerai hautement et sans hésiter. A ne parler que de moi, je ne suis pas fâché, je vous l’avouerai, de me trouver un peu en dehors des luttes de personnes et des décompositions de partis : nul ne s’y est engagé plus que moi, dans l’intérêt commun et sans retour sur moi-même ; il me convient de m’en reposer. Si quelque autre combinaison de gouvernement me semblait possible, je pourrais la chercher ; pour le moment, je n’en vois aucune, et je ne crois pas qu’il soit utile, pour le pays et pour nous-mêmes, ni honorable et conséquent après la coalition, d’aggraver encore, sans nécessité absolue et évidente, ce fardeau d’incompatibilités et d’impossibilités qui a tant pesé sur nous. Si je ne me trompe, mon cher ami, toute la portion modérée, patriotique, étrangère à toute intrigue, de l’ancien parti de gouvernement (et c’est de beaucoup la plus considérable) doit se rallier autour de nous. C’est, dans le présent, une force immense ; dans l’avenir, un succès presque certain. Gardez cette position. Je vous y aiderai d’ici, car je la garderai également. Nous n’avons pas, ce me semble, de meilleure ni de plus sûre conduite à tenir. M. Duchâtel a de premières impressions très vives, et s’abandonne quelquefois un peu vivement, en paroles, à ses premières impressions ; mais à l’heure de la réflexion sérieuse et de la résolution définitive, je ne connais point de jugement ni d’honneur plus sûr que le sien. Il avait laissé paraître quelque désir que je revinsse sur-le-champ à Paris prendre ma place dans la lutte qu’il prévoyait ; mais il comprit et approuva pleinement mes raisons pour rester à Londres, et il m’en donna une assurance à laquelle j’attachais beaucoup de prix. J’avais également à cœur de m’expliquer sans réserve avec M. de Rémusat, prévoyant, comme il le prévoyait lui-même, que la voie dans laquelle il entrait pourrait bien un jour compliquer tristement des relations qui me resteraient chères, même quand elles cesseraient d’être intimes. Je lui écrivis le 5 mars : Mon cher ami, j’ai attendu le Moniteur pour vous répondre. J’y ai bien pensé ; je reste à mon poste. J’y reste sérieusement. Je concourrai loyalement. Je ne me séparerai pas, sur le seul indice des noms propres et à cause de l’embarras des situations, d’un cabinet où vous êtes, et que le duc de Broglie a tant contribué à former. Votre pente est périlleuse ; elle l’est surtout à cause de votre propre nature à vous, de ce goût aventureux dont vous me parlez vous-même, et qui ne peut guère trouver sa satisfaction que vers la gauche. Croyez-moi ; il y a par moments de la force à prendre dans la gauche, jamais un point d’appui permanent. Elle ne possède ni le bon sens pratique ni les vrais principes, les principes moraux du gouvernement, et moins du gouvernement libre que de tout autre. Elle n’a de quoi satisfaire et soutenir ni l’homme d’affaires ni le philosophe. Elle ébranle et énerve, au lieu de les affermir, les deux bases de l’ordre social, les intérêts réguliers et les croyances morales. Elle peut donner, elle a donné quelquefois des secousses utiles et glorieuses ; son influence prolongée, sa domination abaissent et dissolvent, tôt ou tard, le pouvoir et la société. Vous me dites que le ministère se forme sur cette idée : point de réforme électorale, point de dissolution. Permettez-moi d’en prendre acte, car j’en ai besoin pour moi-même. Je ne puis marcher que sous ce drapeau et dans cette voie. Si le cabinet s’en écartait, je serais contraint de me séparer de lui. Ce ne fut pas seulement à mes intimes amis, aux principaux acteurs politiques que je fis ainsi bien connaître les motifs et les limites de ma résolution ; je voulus que le gros du parti conservateur, les spectateurs et les juges de la lutte parlementaire en fussent aussi positivement informés ; et j’écrivis, le 8 mars, à l’un des plus éclairés, M. Molin, député du Puy-de-Dôme : Mon cher collègue, après y avoir bien pensé, je me suis décidé à rester, quant à présent, à mon poste. Il arrivera l’une de ces trois choses : ou le cabinet luttera contre le vice de son origine et de sa pente ; dans ce cas, j’aiderai, dans cette lutte, à la bonne cause ; je pèserai du bon côté : ou le cabinet succombera bientôt sous sa mauvaise position ; dans ce cas, j’aurai fait preuve de modération et d’équité ; je serai resté un peu en dehors de ces luttes de personnes, de ces décompositions de partis, de ces incompatibilités, impossibilités, séparations et alliances précaires dans lesquelles je me suis engagé, depuis quelques années, plus vivement que nul autre, et qui nous ont tant embarrassés et lassés, le pays et nous-mêmes. Ou bien, enfin, le cabinet vivra en marchant du côté où il penche, et dans ce cas, dès que les actions iront à gauche, je me séparerai de lui, et j’irai reprendre ma place sur mon banc et ma part dans le combat. Les ministres m’ont écrit : Le ministère s’est formé sur cette idée : point de réforme électorale, point de dissolution. J’ai pris acte de ces paroles, en disant que c’était là le seul drapeau sous lequel je pusse et voulusse agir. Je reste donc, inquiet et en observation, pour défendre ici la politique de la paix, tant que la politique de l’ordre ne me paraîtra pas, au dedans, encore plus compromise et encore plus nécessaire à défendre. C’est là, si je ne me trompe, la position qui convient à mes amis à Paris, comme à moi ici. Une hostilité soudaine, déclarée, un parti pris de renverser le nouveau cabinet en l’empêchant absolument de marcher, quand il contient quelques-uns des nôtres, hommes d’esprit et d’honneur, et avant qu’il ait rien fait, une telle hostilité, dis-je, me paraîtrait une politique mauvaise en soi et peu convenable pour nous. Nous avons toujours offert de soutenir le gouvernement qui voudrait marcher avec nous. Celui-ci penche vers la gauche, et bien des causes l’y pousseront. D’autres causes aussi, les nécessités du pouvoir, l’instinct de sa propre conservation le ramèneront vers nous. Je me fie un peu, je l’avoue, à l’incorrigible nature de la gauche pour espérer qu’elle nous renverra les hommes mêmes qui sont arrivés poussés par son souffle. Restons fermes dans notre camp ; mais n’en sortons pas pour attaquer, et n’en fermons pas les portes à qui voudrait y entrer. Peut-être réussirons-nous à reformer ainsi, dans la Chambre, une majorité gouvernementale. C’est le but que nous avons poursuivi, à travers des situations bien diverses, depuis la chute du cabinet du 11 octobre ; c’est encore aujourd’hui, à mon avis, celui que nous devons poursuivre. J’étais pleinement en droit de donner à mon attitude et à ses motifs la publicité qui devait résulter de toute cette correspondance, car je m’en étais, dès le premier moment, nettement expliqué avec M. Thiers lui-même. Le lendemain même de la formation du cabinet, le 2 mars, avant que j’eusse fait connaître à personne ma résolution de rester à Londres, il m’avait écrit : Mon cher collègue, je me hâte de vous écrire que le ministère est constitué. Vous y verrez, parmi les membres qui le composent, deux de vos amis, Jaubert et Rémusat, et dans tous les autres, des hommes auxquels vous vous seriez volontiers associé. Nos fréquentes communications depuis dix-huit mois nous ont prouvé, à l’un et à l’autre, que nous étions d’accord sur ce qu’il y avait à faire, soit au dedans, soit au dehors. En partant de Paris, vous m’avez déclaré, dans la salle des conférences, que votre politique extérieure était la mienne. Je serais bien heureux si, en réussissant tous les deux dans notre tâche, vous à Londres, moi à Paris, nous ajoutions une page à l’histoire de nos anciennes relations ; car, aujourd’hui comme au 11 octobre, nous travaillons à tirer le pays d’affreux embarras. Vous trouverez en moi la même confiance, la même amitié qu’à cette époque. Je compte en retour sur les mêmes sentiments. Je ne vous parle pas d’affaires aujourd’hui. Je ne le pourrais pas utilement. J’attends vos prochaines communications et les prochaines délibérations du nouveau conseil pour vous entretenir de la mission dont vous êtes chargé. Ce n’est qu’un mot d’affection que j’ai voulu vous adresser aujourd’hui, au début de nos relations nouvelles. Je lui répondis sur-le-champ, le 5 mars : Mon cher collègue, je crois, comme vous, qu’il y a à tirer le pays de graves embarras. Je vous y aiderai d’ici, loyalement et de mon mieux. Nous avons fait ensemble, de 1832 à 1836, des choses qu’un jour peut-être, je l’espère, on appellera grandes. Recommençons. Nous nous connaissons et nous n’avons pas besoin de beaucoup de paroles. Vous trouverez en moi la même confiance, la même amitié que vous me promettez et que je vous remercie de désirer. Nous nous sommes assurés, en effet, dans ces derniers temps, que nous pouvions marcher ensemble au même but. Rémusat m’écrit que le cabinet s’est formé sur cette idée : point de réforme électorale, point de dissolution. J’accepte ce drapeau, le seul sous lequel je puisse agir utilement pour le cabinet, honorablement pour moi. Si quelque circonstance survenait qui me parût devoir modifier nos relations, je vous le dirais à l’instant et très franchement. Je suis sûr que vous me comprendriez, et même que vous m’approuveriez. Je ne vous parle pas ici d’affaires. Vous avez reçu hier le compte rendu de ma première conversation avec lord Palmerston. Je vous en transmettrai aujourd’hui une seconde. Je vous aurai dit alors tout ce que j’ai vu jusqu’ici, et vous me direz ce que vous en pensez. |