I Rapport au roi Louis-Philippe sur la publication d’un Manuel général de l’instruction primaire.(19 octobre 1832.) SIRE, Le gouvernement de Juillet a dû comprendre, et il a compris la haute importance de l’instruction primaire : une puissante impulsion a été donnée, de grands résultats ont été obtenus. Pour les assurer et les étendre, une institution me paraît indispensable ; je veux dire une publication périodique qui recueille et répande tout ce qui peut servir à l’amélioration des écoles et à l’instruction du peuple. Bien peu d’instituteurs primaires ont reçu, dans les écoles normales récemment fondées, le secret des bonnes méthodes et les principes d’une éducation nationale. Ceux qui sortent de ces écoles demandent à être dirigés dans leurs études et dans leurs efforts ; sans cela, leur zèle s’affaiblit, et bientôt une triste routine devient leur ressource dernière. Ainsi l’ignorance se maintient et se propage par ceux-là même qui sont chargés de la combattre, et les sacrifices faits par l’État, les départements, les communes, demeurent stériles. Nos nouvelles institutions, spécialement celle des comités locaux, appellent d’ailleurs, à la surveillance des écoles, des citoyens que nulles études spéciales n’ont préparés à l’accomplissement de cette mission. C’est pour eux un assez grand sacrifice que de dérober à leurs intérêts et à leurs affaires quelques instants pour la surveillance qui leur est confiée. Il appartient donc à l’autorité qui les institue de leur adresser des instructions précises qui rendent cette surveillance plus facile pour eux-mêmes, et vraiment efficace pour les écoles qui en sont l’objet. Pour satisfaire à ce besoin, des théories générales sont loin de suffire ; il faut des indications précises, des conseils répétés. Chaque jour voit éclore, en matière d’enseignement, un nouveau livre, une méthode nouvelle : le pays doit s’en féliciter ; mais ces inventions, ces essais ont besoin d’être appréciés avec science et indépendance. Des rapports précieux, pleins de faits et de vues, rédigés par les comités, les inspecteurs, les recteurs, les maires, les préfets, demeurent inconnus du public. Le gouvernement doit prendre soin de connaître et de répandre toutes les méthodes heureuses, de suivre tous les essais, de provoquer tous les perfectionnements. Dans nos mœurs, dans nos institutions, un seul moyen offre assez d’action, assez de puissance pour assurer cette influence salutaire : c’est la presse. Je propose donc à Votre Majesté d’autoriser en principe la publication d’un recueil périodique à l’usage des écoles primaires de tous les degrés. Ce recueil devra contenir : 1° la publication de tous les documents relatifs à l’instruction populaire en France ; 2° la publication de tout ce qui intéresse l’instruction primaire dans les principaux pays du monde civilisé ; 3° l’analyse des ouvrages relatifs à l’instruction primaire ; 4° des conseils et des directions propres à assurer le progrès de cette instruction dans toutes les parties du royaume. Pour présenter toutes les garanties désirables, cette publication serait confiée à un haut fonctionnaire de l’Université, sous la direction du Conseil royal. Ce fonctionnaire devra être pénétré de cette vérité que, si les institutions font les destinées des peuples, ce sont les mœurs qui font les institutions nationales, et que la base la plus inébranlable de l’ordre social est l’éducation morale de la Jeunesse. Il comprendra aussi que les mœurs se rattachent aux convictions religieuses, et que l’action de la conscience ne se remplace par aucune autre. C’est en Hollande, en Allemagne, en Écosse que se trouvent les écoles les plus florissantes, les plus efficaces de notre époque ; et dans tous ces pays, la religion s’associe à l’instruction primaire et lui prête le plus utile appui. La France, Sire, ne restera point en arrière de tels exemples. Elle saura concilier des convictions profondes avec des lumières rapidement progressives, des mœurs fortes avec des institutions libres. C’est la mission de l’éducation nationale d’assurer ces beaux résultats. L’institution pour laquelle j’ai l’honneur de solliciter l’approbation de Votre Majesté me parait un des meilleurs moyens de les préparer. Je suis avec le plus profond respect, Sire, De Votre Majesté, Le très humble, très obéissant et très fidèle serviteur et sujet, Le ministre secrétaire d’État au département de l’instruction publique, GUIZOT. Approuvé : LOUIS-PHILIPPE. II Circulaire adressée le 18 juillet 1833 à tous les instituteurs primaires en leur envoyant la loi du 28 juin 1833.Paris, 18 juillet 1833. Monsieur, je vous transmets la loi du 28 juin dernier sur l’instruction primaire, ainsi que l’exposé des motifs qui l’accompagnait lorsque, d’après les ordres du Roi, j’ai eu l’honneur de la présenter, le 2 janvier dernier, à la Chambre des députés. Cette loi, monsieur, est vraiment la charte de l’instruction primaire ; c’est pourquoi je désire qu’elle parvienne directement à la connaissance et demeure en la possession de tout instituteur. Si vous l’étudiez avec soin, si vous méditez attentivement ses dispositions ainsi que les motifs qui en développent l’esprit, vous êtes assuré de bien connaître vos devoirs et vos droits, et la situation nouvelle que vous destinent nos institutions. Ne vous y trompez pas, monsieur : bien que la carrière de l’instituteur primaire soit sans éclat, bien que ses soins et ses jours doivent le plus souvent se consumer dans l’enceinte d’une commune, ses travaux intéressent la société tout entière, et sa profession participe de l’importance des fonctions publiques. Ce n’est pas pour la commune seulement et dans un intérêt purement local que la loi veut que tous les Français acquièrent, s’il est possible, les connaissances indispensables à la vie sociale, et sans lesquelles l’intelligence languit et quelquefois s’abrutit : c’est aussi pour l’État lui-même et dans l’intérêt public ; c’est parce que la liberté n’est assurée et régulière que chez un peuple assez éclairé pour écouter en toute circonstance la voix de la raison. L’instruction primaire universelle est désormais une des garanties de l’ordre et de la stabilité sociale. Comme tout, dans les principes de notre gouvernement, est vrai et raisonnable, développer l’intelligence, propager les lumières, c’est assurer l’empire et la durée de la monarchie constitutionnelle. Pénétrez-vous donc, monsieur, de l’importance de votre mission ; que son utilité vous soit toujours présente dans les travaux assidus qu’elle vous impose. Vous le voyez : la législation et le gouvernement se sont efforcés d’améliorer la condition et d’assurer l’avenir des instituteurs. D’abord le libre exercice de leur profession dans tout le royaume leur est garanti, et le droit d’enseigner ne peut être ni refusé, ni retiré à celui qui se montre capable et digne d’une telle mission. Chaque commune doit, en outre, ouvrir un asile à l’instruction primaire. A chaque école communale un maître est promis. A chaque instituteur communal un traitement fixe est assuré. Une rétribution spéciale et variable vient l’accroître. Un mode de perception, à la fois plus conforme à votre dignité et à vos intérêts, en facilite le recouvrement, sans gêner d’ailleurs la liberté des conventions particulières. Par l’institution des caisses d’épargne, des ressources sont préparées à la vieillesse des maîtres. Dès leur jeunesse, la dispense du service militaire leur prouve la sollicitude qu’ils inspirent à la société. Dans leurs fonctions, ils ne sont soumis qu’à des autorités éclairées et désintéressées. Leur existence est mise à l’abri de l’arbitraire ou de la persécution. Enfin l’approbation de leurs supérieurs légitimes encouragera leur bonne conduite et constatera leurs succès ; et quelquefois même une récompense brillante, à laquelle leur modeste ambition ne prétendait pas, peut venir leur attester que le gouvernement du Roi veille sur leurs services et sait les honorer. Toutefois, monsieur, je ne l’ignore point : la prévoyance de la loi, les ressources dont le pouvoir dispose ne réussiront jamais à rendre la simple profession d’instituteur communal aussi attrayante qu’elle est utile. La société ne saurait rendre, à celui qui s’y consacre, tout ce qu’il fait pour elle. Il n’y a point de fortune à faire, il n’y a guère de renommée à acquérir dans les obligations pénibles qu’il accomplit. Destiné à voir sa vie s’écouler dans un travail monotone, quelquefois même à rencontrer autour de lui l’injustice ou l’ingratitude de l’ignorance, il s’attristerait souvent et succomberait peut-être s’il ne puisait sa force et son courage ailleurs que dans les perspectives d’un intérêt immédiat et purement personnel. Il faut qu’un sentiment profond de l’importance morale de ses travaux le soutienne et l’anime, et que l’austère plaisir d’avoir servi les hommes et secrètement contribué au bien public devienne le digne salaire que lui donne sa conscience seule. C’est sa gloire de ne prétendre à rien au delà de son obscure et laborieuse condition, de s’épuiser en sacrifices à peine comptés de ceux qui en profitent, de travailler enfin pour les hommes et de n’attendre sa récompense que de Dieu. Aussi voit-on que, partout où l’enseignement primaire a prospéré, une pensée religieuse s’est unie, dans ceux qui le répandent, au goût des lumières et de l’instruction. Puissiez-vous, monsieur, trouver dans de telles espérances, dans ces croyances dignes d’un esprit sain et d’un cœur pur, une satisfaction et une constance que peut-être la raison seule et le seul patriotisme ne vous donneraient pas ! C’est ainsi que les devoirs nombreux et divers qui vous sont réservés vous paraîtront plus faciles, plus doux et prendront sur vous plus d’empire. Il doit m’être permis, monsieur, de vous les rappeler. Désormais, en devenant instituteur communal, vous appartenez à l’instruction publique ; le titre que vous portez, conféré par le ministre, est placé sous sa sauvegarde. L’Université vous réclame ; en même temps qu’elle vous surveille, elle vous protège et vous admet à quelques-uns des droits qui font de l’enseignement une sorte de magistrature. Mais le nouveau caractère qui vous est donné m’autorise à vous retracer les engagements que vous contractez en le recevant. Mon droit ne se borne pas à vous rappeler les dispositions des lois et règlements que vous devez scrupuleusement observer ; c’est mon devoir d’établir et de maintenir les principes qui doivent servir de règle morale à la conduite de l’instituteur, et dont la violation compromettrait la dignité du corps auquel il pourra appartenir désormais. Il ne suffit pas, en effet, de respecter le texte des lois ; l’intérêt seul y pourrait contraindre, car elles se vengent de celui qui les enfreint ; il faut encore et surtout prouver par sa conduite qu’on a compris la raison morale des lois, qu’on accepte volontairement et de cœur l’ordre qu’elles ont pour but de maintenir, et qu’à défaut de l’autorité on trouverait dans sa conscience une puissance sainte comme les lois et non moins impérieuse. Les premiers de vos devoirs, monsieur, sont envers les enfants confiés à vos soins. L’instituteur est appelé par le père de famille au partage de son autorité naturelle ; il doit l’exercer avec la même vigilance et presque avec la même tendresse. Non seulement la vie et la santé des enfants sont remises à sa garde, mais l’éducation de leur cœur et de leur intelligence dépend de lui presque tout entière. En ce qui concerne l’enseignement proprement dit, rien ne vous manquera de ce qui peut vous guider. Non seulement une École normale vous donnera des leçons et des exemples ; non seulement les comités s’attacheront à vous transmettre des instructions utiles, mais encore l’Université même se maintiendra avec vous en constante communication. Le Roi a bien voulu approuver la publication d’un journal spécialement destiné à l’enseignement primaire. Je veillerai à ce que le Manuel général répande partout, avec les actes officiels qui vous intéressent, la connaissance des méthodes sûres, des tentatives heureuses, les notions pratiques que réclament les écoles, la comparaison des résultats obtenus en France ou à l’étranger, enfin tout ce qui peut diriger le zèle, faciliter le succès, entretenir l’émulation. Mais quant à l’éducation morale, c’est en vous surtout, monsieur, que je me fie. Rien ne peut suppléer en vous la volonté de bien faire. Vous n’ignorez pas que c’est là, sans aucun doute, la plus importante et la plus difficile partie de votre mission. Vous n’ignorez pas qu’en vous confiant un enfant, chaque famille vous demande de lui rendre un honnête homme et le pays un bon citoyen. Vous le savez : les vertus ne suivent pas toujours les lumières, et les leçons que reçoit l’enfance pourraient lui devenir funestes si elles ne s’adressaient qu’à son intelligence. Que l’instituteur ne craigne donc pas d’entreprendre sur les droits des familles en donnant ses premiers soins à la culture intérieure de l’âme de ses élèves. Autant il doit se garder d’ouvrir son école à l’esprit de secte ou de parti, et de nourrir les enfants dans des doctrines religieuses ou politiques qui les mettent pour ainsi dire en révolte contre l’autorité des conseils domestiques, autant il doit s’élever au-dessus des querelles passagères qui agitent la société, pour s’appliquer sans cesse à propager, à affermir ces principes impérissables de morale et de raison sans lesquels l’ordre universel est en péril, et à jeter profondément dans de jeunes cœurs ces semences de vertu et d’honneur que l’âge et les passions n’étoufferont point. La foi dans la Providence, la sainteté du devoir, la soumission à l’autorité paternelle, le respect dû aux lois, au prince, aux droits de tous, tels sont les sentiments qu’il s’attachera à développer. Jamais, par sa conversation ou son exemple, il ne risquera d’ébranler chez les enfants la vénération due au bien ; jamais, par des paroles de haine ou de vengeance, il ne les disposera à ces préventions aveugles qui créent, pour ainsi dire, des nations ennemies au sein de la même nation. La paix et la concorde qu’il maintiendra dans son école doivent, s’il est possible, préparer le calme et l’union des générations à venir. Les rapports de l’instituteur avec les parents ne peuvent manquer d’être fréquents. La bienveillance y doit présider : s’il ne possédait la bienveillance des familles, son autorité sur les enfants serait compromise, et le fruit de ses leçons serait perdu pour eux. Il ne saurait donc porter trop de soin et de prudence clans cette sorte de relations. Une intimité légèrement contractée pourrait exposer son indépendance, quelquefois même l’engager dans ces dissensions locales qui désolent souvent les petites communes. En se prêtant avec complaisance aux demandes raisonnables des parents, il se gardera bien de sacrifier à leurs capricieuses exigences ses principes d’éducation et la discipline de son école. Une école doit être l’asile de l’égalité, c’est-à-dire de la justice. Les devoirs de l’instituteur envers l’autorité sont plus clairs encore et non moins importants. Il est lui-même une autorité dans la commune ; comment donc donnerait-il l’exemple de l’insubordination ? Comment ne respecterait-il pas les magistrats municipaux, l’autorité religieuse, les pouvoirs légaux qui maintiennent la sécurité publique ? Quel avenir il préparerait à la population au sein de laquelle il vit si, par son exemple ou par des discours malveillants, il excitait chez les enfants cette disposition à tout méconnaître, à tout insulter, qui peut devenir dans un autre âge l’instrument de l’immoralité et quelquefois de l’anarchie ! Le maire est le chef de la commune ; il est à la tête de la surveillance locale ; l’intérêt pressant comme le devoir de l’instituteur est donc de lui témoigner en toute occasion la déférence qui lui est due. Le curé ou le pasteur ont aussi droit au respect, car leur ministère répond à ce qu’il y a de plus élevé dans la nature humaine. S’il arrivait que, par quelque fatalité, le ministre de la religion refusât à l’instituteur une juste bienveillance, celui-ci ne devrait pas sans doute s’humilier pour la reconquérir, mais il s’appliquerait de plus en plus à la mériter par sa conduite, et il saurait l’attendre. C’est au succès de son école à désarmer des préventions injustes ; c’est à sa prudence à ne donner aucun prétexte à l’intolérance. Il doit éviter l’hypocrisie à l’égal de l’impiété. Rien d’ailleurs n’est plus désirable que l’accord du prêtre et de l’instituteur ; tous deux sont revêtus d’une autorité morale ; tous deux peuvent s’entendre pour exercer sur les enfants, par des moyens divers, une commune influence. Un tel accord vaut bien qu’on fasse, pour l’obtenir, quelques sacrifices, et j’attends de vos lumières et de votre sagesse que rien d’honorable ne vous coûtera pour réaliser cette union sans laquelle nos efforts pour l’instruction populaire seraient souvent infructueux. Enfin ; monsieur, je n’ai pas besoin d’insister sur vos relations avec les autorités spéciales qui veillent sur les écoles, avec l’Université elle-même : vous trouverez là des conseils, une direction nécessaire, souvent un appui contre des difficultés locales et des inimitiés accidentelles. L’administration n’a point d’autres intérêts que ceux de l’instruction primaire, qui au fond sont les vôtres. Elle ne vous demande que de vous pénétrer de plus en plus de l’esprit de votre mission. Tandis que de son côté elle veillera sur vos droits, sur vos intérêts, sur votre avenir, maintenez, par une vigilance continuelle, la dignité de votre état ; ne l’altérez point par des spéculations inconvenantes, par des occupations incompatibles avec l’enseignement ; ayez les yeux ouverts sur tous les moyens d’améliorer l’instruction que vous dispensez autour de vous. Les secours ne vous manqueront pas : dans la plupart des grandes villes, des cours de perfectionnement sont ouverts ; dans les Écoles normales, des places sont ménagées aux instituteurs qui voudraient venir y retremper leur enseignement. Il devient chaque jour plus facile de vous composer à peu de frais une bibliothèque suffisante à vos besoins. Enfin, dans quelques arrondissements, dans quelques cantons, des conférences ont déjà été établies entre les instituteurs : c’est là qu’ils peuvent mettre leur expérience en commun, et s’encourager les uns les autres en s’aidant mutuellement. Au moment où, sous les auspices d’une législation nouvelle, nous entrons tous dans une nouvelle carrière, au moment où l’instruction primaire va être l’objet de l’expérience la plus réelle et la plus étendue qui ait encore été tentée dans notre patrie, j’ai dû, monsieur, vous rappeler les principes qui guident l’administration de l’instruction publique et les espérances qu’elle fonde sur vous. Je compte sur tous vos efforts pour faire réussir l’œuvre que nous entreprenons en commun : ne doutez jamais de la protection du gouvernement, de sa constante, de son active sollicitude pour les précieux intérêts qui vous sont confiés. L’universalité de l’instruction primaire est à ses yeux l’une des plus grandes et des plus pressantes conséquences de notre Charte ; il lui tarde de la réaliser. Sur cette question comme sur toute autre, la France trouvera toujours d’accord l’esprit de la Charte et la volonté du Roi. Recevez, etc. III Circulaire adressée le 13 août 1835 aux inspecteurs des écoles primaires institués par une ordonnance du Roi du 26 février 1835.Monsieur l’inspecteur, le Roi, par son ordonnance du 26 février dernier, a institué sommairement les fonctions qui vous sont conférées ; et le conseil royal de l’instruction publique, par un statut du 27 du même mois, auquel j’ai donné mon approbation, a réglé d’une manière plus explicite l’exercice de ces fonctions. M. le recteur de l’Académie à laquelle vous appartenez est chargé de vous communiquer ces deux actes qui sont votre règle fondamentale. Mais au moment de votre entrée en fonctions, j’ai besoin de vous faire connaître, avec précision et dans toute son étendue, la mission qui vous est confiée, et tout ce que j’attends de vos efforts. La loi du 28 juin 1833 a désigné les autorités appelées à concourir à son exécution. Toutes ces autorités, les recteurs, les préfets, les comités, ont reçu de moi des instructions détaillées qui les ont dirigées dans leur marche. Je n’ai qu’à me louer de leur bon esprit et de leur zèle, et d’importants résultats ont déjà prouvé l’efficacité de leurs travaux. Cependant, au moment même où la loi a été rendue, tous les hommes éclairés ont pressenti que l’action de ces diverses autorités ne suffirait pas pour atteindre le but que la loi se proposait. La propagation et la surveillance de l’instruction primaire sont une tâche à la fois très vaste et surchargée d’une infinité de détails minutieux ; il faut agir partout et regarder partout de très près ; ni les recteurs, ni les préfets, ni les comités ne peuvent suffire à un tel travail. Placés à la tête d’une circonscription très étendue, les recteurs ne sauraient donner, aux nombreuses écoles primaires qu’elle contient, cette attention spéciale et précise dont elles ont besoin ; ils ne sauraient visiter fréquemment les écoles, entrer inopinément dans celles des campagnes comme dans celles des villes, et y ranimer sans cesse par leur présence la règle et la vie. Ils sont contraints de se borner à des instructions générales, à une correspondance lointaine ; ils administrent l’instruction primaire, ils ne sauraient la vivifier réellement. L’instruction secondaire et les grands établissements qui s’y rattachent sont d’ailleurs l’objet essentiel de l’attention de MM. les recteurs : c’est là le résultat presque inévitable de la nature de leurs propres études et du système général d’instruction publique pour lequel ils ont été originairement institués. Leur autorité et leur surveillance supérieure sont indispensables à l’instruction primaire, mais on ne doit ni demander, ni attendre qu’ils s’y consacrent tout entiers. Quant à MM. les préfets, ils ont déjà rendu, et ils seront constamment appelés à rendre à l’instruction primaire les plus importants services ; elle se lie étroitement à l’administration publique ; elle prend place dans les budgets de toutes les communes ; elle a, dans chaque département, son budget particulier, que le préfet doit présenter chaque année au conseil général ; elle donne lieu fréquemment à des travaux publics qui se rattachent à l’ensemble de l’administration. Le concours actif et bienveillant des préfets est donc essentiel, non seulement à l’instruction première, mais à la prospérité permanente des écoles. Mais en même temps, il est évident que MM. les préfets, occupés avant tout des soins de l’administration générale, étrangers aux études spéciales qu’exige l’instruction primaire, ne sauraient la diriger. L’intervention des comités dans les écoles est plus directe et plus rapprochée : ils influeront puissamment, partout où ils le voudront, sur leur bonne tenue et leur prospérité. Cependant, on ne saurait espérer non plus qu’ils y suffisent : réunis seulement à des intervalles éloignés pour se livrer à des travaux qui sortent du cercle de leurs occupations journalières, les notables qui en font partie ne peuvent porter, dans la surveillance de l’instruction primaire, ni cette activité constante et réglée qui n’appartient qu’à l’administration permanente, ni cette connaissance intime du sujet qu’on n’acquiert qu’en s’y dévouant spécialement et par profession. Si les comités n’existaient pas, ou s’ils négligeaient de remplir les fonctions que la loi leur attribue, l’instruction primaire aurait beaucoup à en souffrir, car elle demeurerait beaucoup trop étrangère aux notables de chaque localité, c’est-à-dire au public dont l’influence ne pénétrerait plus suffisamment dans les écoles ; mais on se tromperait grandement si l’on croyait que cette influence peut suffire ; il faut à l’instruction primaire l’action d’une autorité spéciale, vouée par état à la faire prospérer. La loi du 28 juin 1833 n’est en exécution que depuis deux ans, et déjà l’expérience a démontré la vérité des considérations que je viens de vous indiquer. Recteurs, préfets, comités, tous ont apporté dans l’application de la loi, non seulement la bonne volonté et le soin qu’on sera toujours en droit d’attendre d’eux, mais encore cette ardeur qui s’attache naturellement à toute grande amélioration nouvelle et approuvée du public : cependant, plus j’ai suivi de près et attentivement observé leur action et ses résultats, plus j’ai reconnu qu’elle était loin de suffire, et que ce serait se payer d’apparences que de croire qu’on peut faire, avec ces moyens, je ne dis pas tout le bien possible, mais seulement tout le bien nécessaire. J’ai reconnu en même temps, et tous les administrateurs éclairés ont acquis la même conviction, que, malgré leur égale bonne volonté et leur empressement à agir de bon accord, le concours de ces diverses autorités à la direction de l’instruction primaire donnait lieu quelquefois à des tâtonnements, à des frottements fâcheux, qu’il manquait entre elles un lien permanent, un moyen prompt et facile de s’informer réciproquement, de se concerter et d’exercer, chacune dans sa sphère, les attributions qui leur sont propres, en les faisant toutes converger, sans perte de temps ni d’efforts, vers le but commun. Combler toutes ces lacunes, faire, dans l’intérêt de l’instruction primaire, ce que ne peut faire ni l’une ni l’autre des diverses autorités qui s’en occupent, servir de lien entre ces autorités, faciliter leurs relations, prévenir les conflits d’attributions et l’inertie ou les embarras qui en résultent, tel est, monsieur l’inspecteur, le caractère propre de votre mission. D’autres pouvoirs s’exerceront concurremment avec le vôtre dans le département qui vous est confié ; le vôtre seul est spécial et entièrement adonné à une seule attribution. M. le recteur, M. le préfet, MM. les membres des comités se doivent en grande partie à d’autres soins : vous seul, dans le département, vous êtes l’homme de l’instruction primaire seule. Vous n’avez point d’autres affaires que les siennes, sa prospérité fera toute votre gloire. C’est assez dire que vous lui appartenez tout entier, et que rien de ce qui l’intéresse ne doit vous demeurer étranger. Votre première obligation sera donc de prêter, aux diverses autorités qui prennent part à l’administration de l’instruction primaire, une assistance toujours dévouée. Quels que soient les travaux dans lesquels vous pourrez les seconder, tenez-les à honneur, et prenez-y le même intérêt qu’à vos propres attributions. Je ne saurais énumérer ici d’avance tous ces travaux, et après la recommandation générale que je vous adresse, j’espère qu’une telle énumération n’est point nécessaire. Cependant, je crois devoir vous indiquer quelques-uns des objets sur lesquels je vous invite spécialement à mettre à la disposition de MM. les recteurs, de MM. les préfets et des comités, votre zèle et votre travail. Le 31 juillet 1834, j’ai annoncé à MM. les préfets que MM. les inspecteurs des écoles primaires concourraient à la préparation des tableaux relatifs aux dépenses ordinaires des écoles primaires communales, tableaux dressés jusqu’à présent par les soins réunis de ces magistrats et de MM. les recteurs. Le 20 avril dernier, j’ai donné à MM. les recteurs le même avis. Les recherches que les bureaux des préfectures ont à faire pour cet objet absorbent souvent le temps que réclament aussi des affaires non moins urgentes, et cette complication peut nuire à l’exactitude du travail. D’un autre côté, le personnel des bureaux des académies est trop peu considérable pour que les recteurs demeurent chargés de la partie de ces tableaux qui leur est confiée. Nul ne pourra mieux que vous rédiger ce travail qui sera désormais placé dans vos attributions. Le registre du personnel des instituteurs que vous devez tenir, les nominations, révocations et mutations récentes dont il vous sera donné connaissance, vos inspections, l’examen des délibérations des conseils municipaux, ainsi que des budgets des communes qui vous seront communiqués dans les bureaux de la préfecture, vous fourniront les éléments nécessaires pour dresser avec exactitude ce tableau dont les cadres vous seront remis, et qui fera connaître le nom des instituteurs en exercice au 1er janvier de chaque année, leur traitement, les frais de location des maisons d’école, ou les indemnités de logement accordées aux instituteurs, enfin le montant des fonds communaux, départementaux et de l’État affectés au payement de ces dépenses. Vous soumettrez ce tableau à la vérification de M. le préfet, qui doit me l’adresser dans les quinze premiers jours du mois de janvier. Vous suivrez la même marche à l’égard de l’état des changements survenus pendant chaque trimestre parmi les instituteurs. Cet état sera rédigé par vous et remis à M. le préfet, qui me le transmettra dans les quinze jours qui suivront l’expiration du trimestre. Vous vous ferez remettre les budgets des dépenses des comités d’arrondissement et des commissions d’instruction primaire, et vous les transmettrez avec vos observations à MM. les recteurs. Le service de l’instruction primaire exige un certain nombre d’imprimés qui sont distribués en petite quantité dans les départements. Pour diminuer les dépenses que chaque département aurait à supporter si MM. les préfets étaient obligés de faire préparer ces imprimés, j’ai décidé qu’ils seraient fournis à chaque département par l’Imprimerie royale, sauf remboursement sur les fonds votés par le conseil général. Ces imprimés seront adressés aux inspecteurs qui en feront la répartition entre les fonctionnaires auxquels ils seront nécessaires. Un règlement sur la comptabilité des dépenses de l’instruction primaire, dans lequel sera déterminée la part que les inspecteurs des écoles primaires devront prendre à ces travaux, sera très incessamment adressé à MM. les recteurs et à MM. les préfets. Un statut que je prépare réglera de même les devoirs de MM. les inspecteurs des écoles primaires relativement aux caisses d’épargne qui seront établies. J’en viens maintenant aux fonctions qui vous sont propres et dans lesquelles vous serez appelé, non plus à concourir avec d’autres autorités, mais à agir par vous-même et seul, sous la direction du recteur et du préfet. Votre premier soin doit être, ainsi que le prescrit l’article 1er du statut du 27 février, de dresser chaque année le tableau des écoles de votre ressort qui devront être, de votre part, l’objet d’une visite spéciale. Ce serait mal comprendre le but de cette disposition que d’y chercher une excuse préparée à la négligence, ou une autorisation de choisir, parmi les écoles soumises à votre inspection, celles qui vous promettraient un plus prompt succès et moins de fatigue. Gardez-vous bien même d’en conclure qu’il vous suffira de visiter les établissements les plus importants, tels que les écoles des chefs-lieux d’arrondissement et de canton. En principe, toutes les écoles du département ont droit à votre visite annuelle ; mais cette visite ne doit pas être une pure formalité ; une course rapide et vaine ; et l’article 1er du Statut a voulu pourvoir au cas, malheureusement trop fréquent, où l’étendue de votre ressort vous mettrait dans l’impossibilité d’en inspecter réellement et sérieusement chaque année toutes les écoles. Dans le choix que vous serez appelé à faire, sans doute les écoles des villes trouveront leur place, mais je n’hésite pas à appeler spécialement sur les écoles des campagnes toute votre sollicitude. Placées au milieu d’une population plus active, plus près des comités qui les régissent, sous la conduite de maîtres plus expérimentés, encouragées et animées par la concurrence, les écoles des villes trouvent dans leur situation seule des causes efficaces de prospérité : il vous sera facile d’ailleurs de les visiter accidentellement et lorsque des motifs variés vous attireront dans les lieux où elles sont situées. Mais les établissements qui doivent surtout être de votre part l’objet d’une surveillance persévérante et systématiquement organisée, ce sont les écoles que la loi du 28 juin 1833 a fait naître dans les campagnes, loin des ressources de la civilisation et sous la direction de maîtres moins éprouvés ; c’est là surtout que vos visites sont nécessaires et seront vraiment efficaces. En voyant que ni la distance, ni la rigueur des saisons, ni la difficulté des chemins, ni l’obscurité de son nom ne vous empêchent de vous intéresser vivement à elle, et de lui apporter le bienfait de l’instruction qui lui manque, cette population, naturellement laborieuse, tempérante et sensée, se pénétrera pour vous d’une véritable reconnaissance, s’accoutumera à mettre elle-même beaucoup d’importance à vos travaux, et ne tardera pas à vous prêter, pour la prospérité des écoles rurales, son appui modeste, mais sérieux. Pour dresser le tableau des écoles que vous aurez à visiter spécialement, vous aurez soin de vous concerter d’avance avec M. le recteur et M. le préfet, afin qu’aucune de celles qui leur paraîtraient mériter une attention particulière ne soit omise sur ce tableau ; vous consulterez chaque année le rapport de votre inspection précédente ; et, pour l’inspection prochaine qui doit commencer vos travaux, j’aurai soin que M. le recteur de l’Académie vous remette le rapport des inspecteurs qui ont été extraordinairement chargés, en 1833, de visiter les écoles de votre département. Vous trouverez dans les bureaux de la préfecture les états que les comités ont dû dresser de la situation des écoles primaires en 1834. Vous étudierez avec soin les observations consignées dans ces divers tableaux, et, d’après l’état des écoles à cette époque, il vous sera facile de connaître celles qui exigent aujourd’hui votre première visite. Les rapports des comités transmis par vous à M. le recteur et dont vous aurez pris aussi préalablement connaissance, serviront de même à fixer votre détermination. Enfin, l’article 15 de l’ordonnance du 16 juillet 1833 m’ayant chargé de faire dresser tous les ans un état des communes qui ne possèdent point de maisons d’école,et de celles qui n’en ont pas en nombre suffisant ou de convenablement disposées, cet état a été rédigé au commencement de 1834 par les soins des comités d’arrondissement ; il est déposé à la préfecture ; vous ne négligerez pas d’en prendre communication avant votre départ, afin de pouvoir plus sûrement rédiger vous-même un semblable état pour 1835, d’après la série de questions et le modèle que je vous ferai remettre à cet effet ; vous consignerez, après votre inspection, le résultat de vos visites locales et les renseignements recueillis par vous près des comités. Pour réunir tous les éléments qu’exigera la rédaction de cet état, il sera nécessaire que vous visitiez toutes les communes de votre département, même celles où il n’existe pas encore d’instituteur ; vous les placerez dans votre itinéraire de la manière que vous jugerez la plus convenable pour vous mettre promptement en mesure de constater, à cet égard, l’état des choses et d’assurer l’exécution de la loi. Quant à l’époque à laquelle votre inspection doit avoir lieu, je ne saurais vous donner à cet égard aucune règle générale et précise : sans doute il serait désirable que toutes les époques de l’année offrissent à l’inspecteur des écoles également peuplées, et qu’elles ne fussent désertes que pendant les vacances déterminées par les statuts ; c’est le vœu de la loi, c’est le droit des communes qui assurent un traitement annuel à l’instituteur, et vous ne sauriez trop employer votre influence à combattre, sur ce point, les mauvaises habitudes des familles. Mais, avant qu’elles aient enfin ouvert les yeux sur leurs véritables intérêts, longtemps encore, dans les campagnes, le retour des travaux rustiques disputera les enfants aux travaux de l’école, et peut-être y a-t-il ici, dans la situation même des classes laborieuses, une difficulté qu’on ne saurait espérer de surmonter absolument. Quoi qu’il en soit, dans l’état actuel des choses, l’automne et l’hiver sont la vraie saison des écoles, et vous ne pourrez guère visiter avec fruit pendant le printemps, et surtout pendant l’été, que les écoles urbaines, moins exposées que les autres à ces émigrations fâcheuses. Il ne conviendrait pas non plus de prendre pour époque de votre départ le moment même où la cessation des travaux champêtres donne aux enfants le premier signal de la rentrée des classes : pour juger l’enseignement des maîtres et le progrès des élèves, il faut attendre que plusieurs semaines d’exercice régulier aient permis à l’instituteur de mettre en jeu sa méthode et de renouveler chez les enfants cette aptitude, et, pour ainsi dire, cette souplesse intellectuelle qu’émoussent aisément six mois de travaux rudes et grossiers. Autant que l’on peut déterminer d’avance, et d’une façon générale, une limite subordonnée à tant de circonstances particulières, je suis enclin à penser que, pour les écoles rurales, c’est vers le milieu du mois de novembre que devront commencer d’ordinaire les fatigues de votre inspection. Quant aux écoles urbaines, il vous sera beaucoup plus facile de choisir dans tout le cours de l’année le moment convenable pour les visiter. Je m’en rapporterai, du reste, à cet égard, aux renseignements que vous recueillerez vous-même dans votre département, et aux conseils que vous donneront les diverses autorités. Quand vous aurez ainsi dressé le tableau des écoles que doit atteindre votre visite annuelle et déterminé l’époque de votre départ, quand vous aurez reçu de M. le recteur et de M. le préfet des instructions particulières sur des questions que leur correspondance habituelle n’aurait pas suffisamment éclaircies, quand votre itinéraire enfin sera revêtu de leur approbation, vous en donnerez connaissance aux comités dont vous devrez parcourir la circonscription et aux maires des communes que vous devrez visiter. Peut-être votre apparition inattendue dans une école vous offrirait-elle un moyen plus sûr d’en apprécier la situation ; et, lorsque vous aurez de justes sujets de défiance sur la conduite du maître et sur la tenue de son école, vous ferez bien de vous y présenter à l’improviste, ou de vous concerter avec les autorités locales pour qu’elles tiennent secret l’avis que vous leur aurez donné de votre prochaine arrivée. Mais, en général, les communications que vous aurez, dans le cours de votre inspection, soit avec les comités, soit avec les maires et les conseils municipaux, sont trop précieuses pour que vous couriez le risque d’en être privé en ne les trouvant pas réunis à jour fixe. Vous échapperez aisément aux pièges que pourraient vous tendre quelques instituteurs en préparant d’avance leurs élèves à surprendre votre suffrage ; un œil exercé n’est pas dupe de ces représentations d’apparat. La présence des membres du conseil municipal, ou du comité local, ou du comité d’arrondissement, qui souvent vous accompagneront dans l’école, en donnant plus de solennité à votre inspection, vous mettra aussi à couvert de toute espèce de fraude de la part du maître, ou vous en seriez promptement averti par leur propre étonnement. Je ne doute pas, d’ailleurs, que vous ne preniez les précautions propres à vous garantir de toute surprise, en vous faisant remettre, par exemple, l’état nominatif des élèves qui fréquentent l’école, et en vous assurant qu’on n’y a pas appelé ce jour-là des enfants qui n’en font plus partie pour faire briller leur savoir, ni exclus de l’examen ceux dont on aurait voulu dissimuler la faiblesse. Aux termes de l’article 1er du statut du 27 février, vos premières relations, dans le cours de votre inspection, seront avec les comités. Je ne saurais trop vous recommander de prendre soin que vos communications avec eux ne soient pas à leurs yeux une pure et vaine formalité. Appliquez-vous à les convaincre de l’importance que l’administration supérieure attache à leur intervention ; et, pour y réussir, recueillez avec soin et ne laissez jamais tomber dans l’oubli les renseignements qu’ils vous fourniront. Rien ne blesse et ne décourage plus les hommes notables qui, dans chaque localité, prêtent à l’administration leur libre concours, que de la voir traiter avec légèreté les faits locaux dont ils l’informent. Vous vous appliquerez en même temps à tenir les comités au courant des idées générales d’après lesquelles se dirige l’administration supérieure : c’est surtout à cet égard que les comités locaux sont sujets à se tromper ; le désir même des perfectionnements les égare souvent ; vivant dans un horizon resserré, et manquant de termes de comparaison, ils se laissent aisément séduire par les promesses de progrès que répand une charlatanerie frivole, et tombent ainsi dans des tentatives d’innovation souvent malheureuses. C’est en faisant pénétrer dans les comités les vues de l’administration que vous les prémunirez contre ce péril, et que, sans faire violence aux circonstances locales, vous maintiendrez dans le régime de l’instruction primaire l’unité et la régularité qui feront sa force. Vous rencontrerez presque toujours dans chaque comité un ou deux membres qui se seront plus soigneusement occupés des écoles, et qui leur porteront un zèle particulier. Il n’est guère de petite ville, de population un peu agglomérée, qui n’offre quelques hommes de cette trempe ; mais ils se découragent souvent, soit à cause de la froideur de leurs alentours, soit à cause de l’indifférence de l’administration supérieure. Recherchez avec soin de tels hommes, honorez leur zèle, demandez-leur de vous accompagner dans les écoles, ne négligez rien pour les convaincre de la reconnaissance que leur porte l’administration. Ce serait de sa part un tort grave de ne pas savoir attirer et grouper autour d’elle, dans chaque localité, les hommes d’une bonne volonté active et désintéressée ; rien ne peut suppléer au mouvement qu’ils répandent autour d’eux, et à la force qu’ils procurent à l’administration lorsqu’elle prend soin elle-même de les encourager et de les soutenir. Indépendamment des comités, vous aurez à traiter, dans toutes les communes que vous visiterez, avec les autorités civiles et religieuses qui interviennent dans les écoles, avec les maires, les conseils municipaux, les curés ou les pasteurs. Vos bonnes relations avec ces diverses personnes sont de la plus haute importance pour la prospérité de l’instruction primaire ; ne craignez pas d’entrer avec elles dans de longues conversations sur l’état et les intérêts de la commune ; recueillez tous les renseignements qu’elles voudront vous fournir ; donnez-leur, sur les démarches diverses qu’elles peuvent avoir à faire dans l’intérêt de leur école ; toutes les explications, toutes les directions dont elles ont besoin ; faites appel à l’esprit de famille, aux intérêts et aux sentiments de la vie domestique : ce sont là, dans le modeste horizon de l’activité communale, les mobiles à la fois les plus puissants et les plus moraux qu’on puisse mettre en jeu. Je vous recommande spécialement d’entretenir avec les curés et les pasteurs les meilleures relations. Appliquez-vous à leur bien persuader que ce n’est point par pure convenance et pour étaler un vain respect que la loi du 28 juin 1833 a inscrit l’instruction morale et religieuse en tête des objets de l’instruction primaire ; c’est sérieusement et sincèrement que nous poursuivrons le but indiqué par ces paroles, et que nous travaillerons, dans les limites de notre pouvoir, à rétablir dans l’âme des enfants l’autorité de la religion. Croyez bien qu’en donnant à ses ministres cette confiance, et en la confirmant par toutes les habitudes de votre conduite et de votre langage, vous vous assurerez presque partout, pour les progrès de l’éducation populaire, le plus utile appui. J’inviterai MM. les préfets à donner les ordres nécessaires pour la convocation des conseils municipaux dans toutes les communes que vous devrez visiter. Quant à l’inspection que vous avez à faire dans l’intérieur même des écoles, je ne puis vous donner que des instructions très générales, et déjà contenues dans les art. 2 et 3 du statut du 27 février ; ce sera à vous de juger, dans chaque localité, comment vous devez vous y prendre, quelles questions vous devez faire pour bien connaître et apprécier la tenue de l’école, le mérite des méthodes du maître et le degré d’instruction des élèves. Je vous invite seulement à ne jamais vous contenter d’un examen superficiel et fait en courant ; non seulement vous n’en recueilleriez pour l’administration que des notions inexactes et trompeuses, mais vous compromettriez auprès des assistants votre caractère et votre influence. Rien ne discrédite plus l’autorité que les apparences de la légèreté et de la précipitation, car tout le monde se flatte alors de lui cacher ce qu’elle a besoin de connaître, ou d’éluder ce qu’elle aura prescrit. Je vous recommande, dans vos relations avec les maîtres, au sein même de l’école, de ne rien faire et de ne rien dire qui puisse altérer le respect ou la confiance que leur portent les élèves. Nourrir et développer ces sentiments doit être le but principal de l’éducation et de tous ceux qui y concourent. Recueillez sur les maîtres tous les renseignements, donnez leur à eux-mêmes en particulier tous les avertissements qui vous paraîtront nécessaires ; mais qu’à votre sortie de l’école, le maître ne se sente jamais affaibli ou déchu dans l’esprit de ses élèves et de leurs parents. Les résultats de votre inspection annuelle seront consignés dans des tableaux dont je vous ferai remettre les cadres. Les faits statistiques relatifs aux communes et aux écoles que vous n’aurez pu visiter y seront inscrits d’après les renseignements que vous vous ferez adresser par les comités locaux. Une colonne spéciale sera ouverte, dans le tableau de la situation des écoles, pour recevoir vos observations sur la capacité, l’aptitude, le zèle et la conduite morale des instituteurs. Je vous recommande de la remplir avec soin, au fur et à mesure que vous aurez visité chaque école, et avant que les impressions que vous aurez reçues aient pu s’altérer ou s’effacer. L’état de situation des écoles primaires, divisé en autant de cahiers qu’il y a de comités d’arrondissement dans le département, sera remis en quadruple expédition dans le mois de janvier à chacun de ces comités, qui y consignera ses observations, et en enverra une expédition au recteur, au préfet et au ministre. La quatrième restera déposée dans ses archives. Quant aux observations générales qui auraient pour objet de me faire connaître la situation de l’instruction primaire dans l’ensemble du département, ses besoins divers, les difficultés qui retardent sa propagation sur tel ou tel point du territoire, les moyens de l’améliorer, enfin, tous les faits qui ne pourraient trouver place dans le cadre de l’état de situation, vous les consignerez dans le rapport annuel qui vous est prescrit par l’article 9 du statut du 27 février, et que vous devez envoyer au recteur et au préfet, qui me le transmettront avec leurs observations. Après les écoles primaires communales qui sont le principal objet de votre mission, divers établissements d’instruction primaire, et notamment les écoles normales primaires, les écoles primaires supérieures, les salles d’asile et les écoles d’adultes doivent aussi vous occuper. Sur les deux premières classes d’établissements, j’ai peu de chose à ajouter aux prescriptions des articles 4 et 5 du statut du 27 février. Je vous recommande seulement, en ce qui concerne les écoles primaires supérieures, de ne rien négliger pour en presser la fondation dans les communes où elle doit avoir lieu. Ces établissements sont destinés à satisfaire aux besoins d’éducation d’une population nombreuse et importante, pour qui la simple instruction primaire est insuffisante et l’instruction classique inutile. En vous prescrivant chaque année, sur chaque école primaire supérieure, un rapport spécial et détaillé, le statut du 27 février vous indique quelle importance s’attache à ces établissements. Quand j’aurai recueilli, sur les essais déjà tentés en ce genre, de plus amples renseignements, je vous adresserai, à ce sujet, des instructions particulières. Vous ne sauriez prêter à l’école normale primaire de votre département une trop constante attention, ni en suivre de trop près les travaux : entretenez avec son directeur des relations aussi intimes qu’il vous sera possible ; de vous et de lui dépend la destinée de l’instruction primaire dans le département ; vous serez chargé de suivre et de diriger, dans chaque localité, les maîtres qu’il aura formés au sein de l’école. Votre bonne intelligence, l’unité de vos vues, l’harmonie de vos influences sont indispensables pour assurer votre succès et le sien. Votre situation vous appelle l’un et l’autre à contracter ensemble une véritable fraternité de pensées et d’efforts. Qu’elle soit réelle et animée par un profond sentiment de vos devoirs communs : votre tâche à l’un et à l’autre en sera bien plus facile, et votre action bien plus efficace. Lorsque vous aurez à communiquer des instructions au directeur de l’école normale, lorsque vous croirez devoir lui donner des conseils ou lui adresser des observations sur la marche de son établissement, faites-le avec tous les ménagements que demande votre position respective. Si vous remarquiez qu’il n’eut pas déféré à vos conseils ou à vos observations, vous réclameriez l’intervention du recteur ou du préfet, selon qu’il s’agirait de l’enseignement ou de quelque fait administratif dépendant de l’administration générale. Les salles d’asile et les écoles d’adultes commencent à se multiplier ; cependant ce ne sont pas encore des établissements assez nombreux ni assez régulièrement organisés pour que je puisse vous adresser dès ce moment, à leur sujet, toutes les instructions nécessaires ; elles vous parviendront plus tard. Les écoles privées sont aussi placées sous votre inspection : sans exercer sur elles une surveillance aussi habituelle que sur les écoles communales, vous ne devez cependant pas négliger de les visiter de temps en temps, surtout dans les villes où elles sont nombreuses et importantes. Dans ces visites vous ne ferez pas, de l’enseignement et des méthodes, l’objet particulier de votre attention ; il est naturel que les écoles privées exercent à cet égard toute la liberté qui leur appartient ; mais vous porterez, sur la tenue et l’état moral de ces écoles, un regard attentif : c’est le pressant intérêt des familles et le devoir de l’autorité publique. Les maîtres qui les dirigent ont d’ailleurs à remplir des obligations légales dont vous devez constater l’accomplissement. Les renseignements que vous recueillerez sur les écoles privées seront aussi consignés dans les états de situation de l’instruction primaire. Il me reste à vous entretenir de quelques fonctions particulières qui vous sont également confiées, et qui, bien qu’elles ne concernent pas l’inspection des écoles, n’en sont pas moins, pour l’instruction primaire en général, de la plus haute importance. La première est votre participation aux travaux de la commission établie en vertu de l’article 35 de la loi du 28 juin 1833, et qui est chargée de l’examen de tous les aspirants aux brevets de capacité, ainsi que des examens d’entrée et de sortie, et de fin d’année, des élèves-maîtres des écoles normales primaires du département. Des travaux de ces commissions dépend peut-être, presque autant que de toute autre cause, l’avenir de l’instruction primaire : le vice de la plupart des examens parmi nous, c’est de dégénérer en une formalité peu sérieuse où la complaisance de l’examinateur couvre la faiblesse du candidat : On s’accoutume ainsi d’une part, à nuire à la société en déclarant capables ceux qui ne le sont point : d’autre part, à traiter légèrement les prescriptions légales, et à les convertir en une sorte de mensonge officiel, ce qui est un mal moral au moins aussi grave. J’espère que les commissions d’instruction primaire ne tomberont point dans un tel vice ; vous êtes spécialement appelé à y veiller : les examens dont elles sont chargées doivent être sérieux et réellement propres à constater la capacité des candidats. N’oubliez jamais, monsieur, et rappelez constamment, aux membres des commissions au sein desquelles vous aurez l’honneur de siéger, que, munis de leur brevet de capacité, les instituteurs admis par elles pourront aller se présenter partout, et obtenir de la confiance des communes le soin de donner l’éducation primaire à des générations qui n’en recevront point d’autre. Quant à l’étendue de l’exigence qu’il convient d’apporter dans ces examens, elle est réglée par les dispositions mêmes de la loi qui détermine les objets de l’instruction primaire, élémentaire et supérieure. Souvent les candidats essayent de faire beaucoup valoir des connaissances en apparence assez variées ; ne vous laissez jamais prendre à ce piège ; exigez toujours, comme condition absolue de l’admission, une instruction solide sur les matières qui constituent vraiment l’instruction primaire. Sans doute il convient de tenir compte aux candidats des connaissances qu’ils peuvent posséder au delà de ce cercle ; mais ces connaissances ne doivent jamais servir à couvrir la légèreté de leur savoir dans l’intérieur même du cercle légal. Je ne saurais trop vous recommander de donner, au rapport spécial que vous aurez à m’adresser à chaque session, sur les opérations des commissions d’examen, votre plus scrupuleuse attention. L’article 7 du statut du 27 février vous charge encore d’assister, aussi souvent que vous le pourrez, aux conférences d’instituteurs qui auront été dûment autorisées dans votre département ; je me propose, à mesure que ces conférences se multiplieront, de recueillir à leur sujet tous les renseignements de quelque importance, et de vous adresser ensuite, sur leur tenue et sur la manière dont il convient de les régler, des instructions particulières. En attendant, vous veillerez à ce que de telles réunions ne soient jamais détournées de leur objet : il pourrait se faire que, soit par des prétentions chimériques, soit dans des vues moins excusables encore, on essayât dans quelques lieux d’y faire pénétrer des questions qui doivent en être absolument bannies. L’instruction primaire serait non seulement compromise, mais pervertie, le jour où les passions politiques essayeraient d’y porter la main. Elle est essentiellement, comme la religion, étrangère à toute intention de ce genre, et uniquement dévouée au développement de la moralité individuelle et au maintien de l’ordre social. En vous appelant à donner votre avis motivé sur toutes les propositions et encouragements de tout genre en faveur de l’instruction primaire, et à constater le résultat des allocations accordées, l’article 8 du statut du 27 février vous impose un travail minutieux, mais d’une grande utilité. Trop souvent les encouragements et les secours sont accordés un peu au hasard, et livrés ensuite à un hasard nouveau, celui de l’exécution. Il est indispensable que l’administration, en les accordant, sache bien ce qu’elle fait, et qu’après les avoir accordés, elle sache encore si ce qu’elle a voulu faire se fait réellement. Ne craignez, en pareille matière, ni l’exactitude des investigations, ni la prolixité des détails ; vous resterez probablement toujours au-dessous de ce qu’exigerait la nécessité. Je pourrais, monsieur l’inspecteur, donner aux instructions que je vous adresse beaucoup plus de développement ; mais elles sont déjà fort étendues, et j’aime mieux, quant aux conséquences des principes qui y sont posés, m’en rapporter à votre sagacité et à votre zèle. J’appelle, en finissant, toute votre attention sur l’idée qui me préoccupe constamment moi-même. Vous êtes chargé, autant, et peut-être plus que personne, de réaliser les promesses de la loi du 28 juin 1833, car c’est à vous d’en suivre l’application dans chaque cas particulier, et jusqu’au moment définitif où elle s’accomplit. Ne perdez jamais de vue que, dans cette grande tentative pour fonder universellement et effectivement l’éducation populaire, le succès dépend essentiellement de la moralité des maîtres et de la discipline des écoles. Ramenez, sans cesse sur ces deux conditions votre sollicitude et vos efforts. Qu’elles s’accomplissent de plus en plus ; que le sentiment du devoir et l’habitude de l’ordre soient incessamment en progrès dans nos écoles ; que leur bonne renommée s’affermisse et pénètre au sein de toutes les familles. La prospérité de l’instruction primaire est, à ce prix, aussi bien que son utilité. Recevez, etc. Le ministre secrétaire d’État de l’instruction publique. Signé : GUIZOT. IV Correspondance entre l’abbé J.-M. de la Mennais et M. Guizot sur les écoles primaires de la Congrégation de l’instruction chrétienne.1° L’abbé J.-M. de la Mennais à M. Guizot.Ploërmel, le 15 octobre 1836. Monsieur le Ministre, Je suis heureux d’avoir à renouveler avec vous d’anciens rapports dont le souvenir me sera toujours bien doux, et qui ont si puissamment encouragé et soutenu mes efforts pour répandre l’instruction primaire dans notre Bretagne. J’ai la consolation de voir mes établissements se multiplier et prospérer, malgré des difficultés de détail sans cesse renaissantes et qui fatiguent quelquefois. Cependant elles sont moins nombreuses et moins vives qu’elles ne l’ont été ; on reconnaît généralement aujourd’hui qu’il n’y a guère d’écoles possibles dans nos communes rurales que celles des frères : aussi, à la fin de la retraite où je les ai tous réunis dernièrement, ne m’en est-il pas resté un seul de disponible, et si chacun d’eux avait été partagé en quatre, il n’y en aurait pas eu encore assez pour satisfaire à toutes les demandes. Je dois donc m’occuper plus que jamais de peupler mon noviciat, et c’est toujours là ce qui m’embarrasse ; non qu’il ne se présente des sujets, mais ce sont presque toujours des jeunes gens qui n’ont rien, qui savent fort peu de chose au moment où ils arrivent, et qu’il faut garder longtemps pour qu’ils deviennent capables. Sous certains rapports, leur pauvreté même est un avantage ; leurs mœurs sont plus simples et plus pures, leur esprit est plus solide ; ils n’ont aucune habitude dispendieuse, aucun goût de luxe ; nés dans les campagnes, ils y retournent plus volontiers que d’autres ; ils y vivent à moins de frais, et ils n’aspirent point à un état plus élevé : mais habiller et nourrir ces pauvres et si excellents enfants, jusqu’à ce qu’ils soient en état de diriger une école, c’est une dépense énorme ; et il serait inutile, sans doute, de chercher à vous convaincre de la nécessité où je suis, plus que jamais, de continuer à réclamer de vous des secours. Pour 1836, vous avez bien voulu m’allouer 3.000 fr. ; pour 1837, vous me donnerez tout ce que vous pourrez me donner, j’en suis sûr d’avance : c’est pourquoi je n’insiste pas pour obtenir davantage, malgré tous les motifs que j’ai de le désirer ardemment. Je me confie entièrement dans la bienveillance généreuse dont vous m’avez honoré, et si je me hâte d’y avoir recours, c’est parce qu’il est très important pour moi de recevoir, dès le commencement de 1837, la somme que vous m’accorderez. En conséquence, je vous prie, monsieur le ministre, de l’ordonnancer le plus tôt qu’il vous sera possible, comme vous l’avez fait l’année dernière avec tant de bonté. Vous apprendrez avec plaisir que le Finistère, si arriéré jusqu’ici, me demande des écoles, depuis que je suis parvenu à y en établir... une..., qui a eu un grand succès. A tous ceux qui m’écrivent de ce pays-là pour en avoir de semblables, je réponds : Envoyez-moi des sujets et payez pour eux ; mais cette condition déconcerte. De même, aux instances très pressantes que l’on me fait de diverses provinces de France pour me déterminer à y fonder des noviciats, je réponds encore : Envoyez-moi des sujets et payez pour eux ; cette si juste parole ne satisfait personne, et on abandonne un projet dont l’exécution exigerait quelque sacrifice. D’un autre côté, M. le ministre de la marine a chargé M. le préfet du Morbihan de m’exprimer son désir d’avoir quelques-uns de mes frères pour l’instruction des esclaves affranchis de la Martinique et de la Guadeloupe : je n’ai pas dit non, car ce serait une si belle et si sainte œuvre ! Mais je n’ai pas encore dit oui, car la triste objection revient toujours : où prendre assez de sujets pour suffire à tant de besoins, et pourquoi les jeter si loin quand on en a si peu ? — Ah ! si j’étais aidé comme je voudrais l’être !... Je suis avec respect, Monsieur le ministre, Votre très humble et très obéissant serviteur, L’abbé J.-M. DE LA MENNAIS. 2° M. Guizot à l’abbé J.-M. de la Mennais.Paris, le 8 novembre 1836. Je vous aiderai avec grand plaisir, monsieur, à continuer l’œuvre salutaire que vous poursuivez avec tant de persévérance. Je comprends toutes vos difficultés ; mais ne vous plaignez pas, vous les surmonterez ; il n’y a point de travail qui ne soit effacé par le succès, et ce n’est pas à la paix que nous devons prétendre, mais à la victoire. Je vous allouerai, dès les premiers jours de 1837, 3.000 fr. d’encouragement pour votre institut de Ploërmel. Je ne puis le faire plus tôt ; vous avez déjà reçu 3.000 fr. sur l’exercice 1836, et il faut que celui de 1837 soit ouvert pour que je puisse ordonnancer une somme quelconque sur ses crédits. Je voudrais avoir de vous quelques détails sur ce que vous pourriez faire, si vous étiez aidé, vraiment aidé, pour l’éducation des esclaves de nos colonies. Personne n’est plus convaincu que moi que l’affranchissement n’est possible qu’après qu’on aura fait vivre, et vivre longtemps, ces malheureux dans l’atmosphère religieuse. Dans les colonies anglaises, Antigue est celle où l’émancipation a le mieux réussi, quoiqu’elle ait été soudaine, parce que les frères Moraves y étaient établis depuis près d’un siècle et avaient pris, sur la population noire, une influence immense. Combien coûteraient vos frères ? Combien pourriez-vous en destiner à cette mission ? Faudrait-il former une branche particulière de votre institut ? Je voudrais recueillir tous les renseignements possibles avant d’entamer positivement l’affaire au ministère de la marine. Adieu, monsieur ; si vous avez besoin de mon appui, croyez qu’il ne vous manquera pas tant que vous ferez le bien que vous faites à l’éducation populaire, et recevez l’assurance de mes sentiments les plus distingués. GUIZOT. V 1° M. Jouffroy à M. Guizot.Marseille, 6 décembre 1835. Monsieur, Je vous écris quelques lignes de Marseille pour vous informer de mon heureuse arrivée en cette ville. Quoique assez fatigué, je ne suis pas plus mal qu’à mon départ de Paris, et c’est tout ce que je pouvais espérer. Je compte partir mardi pour Livourne par le bateau à vapeur. Le temps est beau, et s’il ne change pas, nous aurons une traversée fort douce. Si la mer me fatiguait trop, je m’arrêterais à Gênes, d’où j’irais à Pise en voiturin. Je suis enchanté de la vallée du Rhône, de Lyon à Avignon ; ce sont les plus belles lignes du monde, et j’aimais jusqu’aux teintes sévères que l’hiver répandait sur le paysage. La campagne d’Avignon m’a révélé une nature que je ne connaissais pas et qui m’a causé une impression inexprimable. Je ne dis rien de la gracieuse vallée d’Aix ni de la belle rade de Marseille ; j’étais mieux préparé au spectacle qu’elles m’ont offert. Il ne m’a pas ému comme la vieille ville des papes et le magnifique horizon semé de ruines qui l’entoure. J’espère arriver heureusement à Pise d’où je vous écrirai. Je sais que vous avez eu la bonté de m’y ménager une connaissance agréable et utile dans la personne de M..... ; c’est une nouvelle obligation que j’aurai à votre bienveillance ; je la retrouverai là comme à Paris. Je ne vous dirai pas combien j’en suis touché et reconnaissant ; ce sont des choses qui s’expriment mal. Adieu, monsieur ; croyez à mon vieil et invariable attachement et à mon respectueux dévouement. JOUFFROY. 2° M. Jouffroy à M. Guizot.Pise, 4 janvier 1836. Monsieur, Quoique je sois établi à Pise depuis quinze jours, je n’ai pas voulu vous écrire avant d’avoir fait connaissance avec ce pays et ses habitants. J’ai trouvé aux bords de l’Arno une température extraordinaire qui, depuis mon arrivée, ne s’est pas un moment adoucie ; à plusieurs reprises le fleuve a charrié, et le thermomètre est descendu la nuit à six degrés au-dessous de zéro ; par un temps pareil, il était impossible que le rétablissement de ma santé fît de grands progrès, et toutefois je me sens beaucoup mieux qu’à Paris ; le voyage surtout, quoique pénible, m’a fait le plus grand bien ; tant que j’ai été en mouvement, je me suis parfaitement porté, et je n’ai retrouvé le sentiment de ma faiblesse que dans le repos. Je suivrai cette indication, et quand la température sera devenue meilleure, je ferai de nombreuses excursions dans les environs de Pise ; j’espère à l’aide de ce régime, et sous un ciel qui ne peut manquer prochainement de s’adoucir, atteindre le but de mon voyage. Je ne vous demande point pardon d’entrer dans ces détails ; vous m’avez trop prouvé l’intérêt que vous vouliez prendre à ma santé pour que j’hésite à vous les donner. J’ai reçu ici l’accueil le plus aimable et le plus amical de tous les professeurs de l’université que j’ai visités. Je me suis particulièrement lié avec M. Rosellini, qui poursuit avec zèle et aux frais du grand-duc la publication de son grand ouvrage sur les monuments de l’Égypte et de la Nubie ; avec M. Rosini, l’un des poètes et des prosateurs les plus distingués de l’Italie, l’auteur de la Monaca di Monza qui a balancé dans ce pays l’immense succès du roman de Manzoni ; enfin avec M. Requoli, élève de Dupuytren, et le premier chirurgien de l’Italie depuis la mort de Vacca. Ces trois hommes occuperaient en tous pays un rang élevé, et ne négligent rien pour me rendre le séjour de Pise agréable et facile. Tous trois sont professeurs à l’université, qui compte dans son sein d’autres hommes de mérite ; malheureusement le professeur de philosophie est un vieux prêtre moitié scolastique et moitié condillaciste, tout à fait inabordable. Mon espérance de rencontrer dans la bibliothèque de Pise quelques manuscrits intéressants pour l’histoire de la philosophie française dans le moyen âge s’est tout à fait évanouie. Les Florentins victorieux ont dépouillé les Pisans de tous les monuments littéraires que ceux-ci possédaient, et la bibliothèque de Pise, composée de 50.000 volumes, est tout à fait moderne et ne contient aucun manuscrit. J’en serai donc réduit à parcourir les catalogues des bibliothèques de Florence quand j’irai visiter cette dernière ville, et peut-être y découvrirai-je quelque chose. En attendant je recueille des renseignements sur l’état de l’instruction publique en Toscane ; mais je crains bien qu’il n’ait fort peu changé depuis M. Cuvier. Toutefois, veuillez me dire, ou me faire dire par M. Dubois, jusqu’à quel point de telles recherches pourraient vous être utiles, et dans quel sens elles devraient être particulièrement dirigées. La rigueur de la saison ne m’a pas encore permis de travailler sérieusement ; mais, quand viendra le beau temps, j’espère mener à bien mon travail sur Reid. J’attends avec impatience les discussions de la Chambre sur la politique extérieure ; je compte sur bien des légèretés de la part de nos avocats ; mais après les tristes débats sur notre état intérieur qui ont rempli, avec tant de dangers pour le pays, les dernières sessions, ce sera un grand progrès de voir enfin la Chambre s’occuper de nos véritables affaires qui sont celles du dehors, dût-elle s’y montrer très ignorante et très faible, comme je m’y attends. L’attention de la France une fois détournée d’elle-même, les passions se calmeront, et nous entrerons enfin dans une vie politique régulière. Je regrette beaucoup sous ce rapport la session qui va s’ouvrir ; je crois que j’aurais pris quelque part aux discussions ; mais nos véritables intérêts ne manqueront pas de représentants et je jouirai de loin de vos victoires. Adieu, monsieur ; veuillez croire à mon vieil et bien constant et bien véritable attachement. JOUFFROY. VI Rapport au roi Louis-Philippe sur la création d’une chaire de droit constitutionnel dans la Faculté de droit de Paris.Paris, le 22 août 1834. Sire, Une somme de 25.000 fr. a été portée au budget de 1835 pour créations nouvelles dans l’enseignement des facultés du royaume. L’objet de quelques-unes de ces créations était indiqué dans le rapport que j’ai eu l’honneur de présenter à Votre Majesté, sous la date du 31 décembre1833 : On se plaint que l’enseignement du droit est incomplet... Plusieurs facultés réclament des chaires de droit administratif ;... et il n’en est pas une où soit enseigné notre droit constitutionnel français, ancien et moderne... Cependant le gouvernement sous lequel nous vivons aujourd’hui appelle tant de citoyens à prendre part aux affaires de l’État, à celles du département et de la commune, qu’on ne saurait trop désirer que la partie de notre législation qui se rattache à l’exercice des droits politiques et aux attributions des divers pouvoirs soit expliquée et commentée, au moins dans nos principales écoles. De tels cours, faits par des hommes d’expérience et d’une haute raison, pourraient devenir d’un grand intérêt social. Je crois donc qu’il est urgent de faire quelques essais en ce genre. Le crédit demandé fut alloué par les Chambres, dans des vues conformes à celles que Votre Majesté avait daigné approuver. J’ai dû, en conséquence, m’occuper du lieu le plus convenable au premier essai de cet enseignement, de son objet précis, de la forme qu’il doit avoir et du rang qu’il doit prendre dans l’ordre des études. Bien que l’établissement d’un cours de droit constitutionnel soit un fait entièrement nouveau dans nos écoles, il peut d’autant plus facilement y être introduit que le principe de cet enseignement avait été reconnu dès l’origine par les décrets constitutifs des facultés de droit, et spécialement par celui du 21 septembre 1804, qui statuait, article 10 : Dans la deuxième et dans la troisième années, outre la suite du Code des Français, on enseignera le droit public français et le droit civil dans ses rapports avec l’administration publique. Mais cette promesse resta stérile sous l’Empire. Il en fut de même sous la Restauration. Dans le développement momentané que reçut la Faculté de Paris, par l’ordonnance du 24 mai 1819, le droit public français fut réduit à une chaire de droit administratif qui elle-même fut bientôt supprimée. Il appartient au gouvernement de Votre Majesté de faire, sur ce point, ce qu’on a toujours redouté, et d’enseigner hautement les principes de liberté légale et de droit constitutionnel qui sont la base de nos institutions. Un tel enseignement, sans doute, ne peut s’improviser dans toutes les écoles à la fois ; médiocre, il serait inutile, ou même nuisible. Il veut des hommes supérieurs qui puissent le donner avec l’autorité de la conviction et du talent. Qu’une seule chaire de ce genre soit créée et dignement remplie, elle exercera bientôt une grande influence. Ce point reconnu, Sire, il ne peut y avoir de doute sur le lieu de cette première création. C’est dans l’École de droit de Paris, c’est au centre même de l’enseignement le plus actif et le plus complet qu’on doit ouvrir ce cours nouveau et appeler tout le monde à le juger. Quant à son objet et à sa forme, ils sont déterminés par le titre même : c’est l’exposition de la Charte et des garanties individuelles comme des institutions politiques qu’elle consacre. Ce n’est plus là, pour nous, un simple système philosophique livré aux disputes des hommes ; c’est une loi écrite, reconnue, qui peut et doit être expliquée, commentée, aussi bien que la loi civile ou toute autre partie de notre législation. Un tel enseignement, à la fois vaste et précis, fondé sur le droit public national et sur les leçons de l’histoire, susceptible de s’étendre par les comparaisons et les analyses étrangères, doit substituer, aux erreurs de l’ignorance et à la témérité des notions superficielles, des connaissances fortes et positives. A mes yeux, c’est dans la pleine franchise et l’étendue de ce cours que se trouvera son efficacité. Comme le droit constitutionnel est maintenant parmi nous une vraie science dont les principes sont déterminés et les applications journalières, il n’a point de conséquences extrêmes qu’on doive craindre, ni de mystères qu’on doive cacher ; et plus l’exposition faite par un esprit élevé sera complète et approfondie, plus l’impression en sera paisible et salutaire. Mais, par cette raison même, Votre Majesté jugera sans doute que cet enseignement nouveau ne saurait être ajouté comme un simple ornement à l’École de droit de Paris, et qu’il y doit être incorporé comme partie intégrante des études. Déjà, depuis 1804, des objets nouveaux d’enseignement, que ne comprenait pas la première organisation, furent, à diverses époques, ajoutés aux anciens cours, et sont devenus obligatoires pour les élèves. Ainsi, l’ordonnance du 4 novembre 1820 prescrivit de suivre, dans la troisième année, indépendamment du cours de Code civil, un cours de Code commercial et un cours de droit administratif. Un règlement du 5 mai 1829 décida également que le droit administratif ferait partie nécessaire du second examen de licence. Par les mêmes motifs et par une considération plus haute encore, le cours de droit constitutionnel doit être rendu obligatoire, en troisième année, pour les aspirants à la licence, dans la Faculté de droit de Paris, et le second examen de licence devra comprendre une épreuve spéciale sur les objets du nouveau cours. Il résultera de ces diverses dispositions que le titre de licencié en droit sera plus élevé, plus difficile à obtenir dans la Faculté de Paris que dans les autres facultés du royaume. Mais une semblable inégalité existe déjà entre les facultés où l’enseignement du droit administratif fait partie des cours et celles où il n’a pas lieu. D’ailleurs, ce qu’il importe surtout, c’est d’améliorer ce qui prospère déjà et d’établir quelque part le modèle d’un enseignement étendu et bien dirigé, sauf à multiplier ensuite, sur les divers points de la France, une création heureusement éprouvée. J’ai l’honneur de proposer, en conséquence, à Votre Majesté, de vouloir bien donner son approbation au projet d’ordonnance ci-joint. Je suis avec le plus profond respect, Sire, De Votre Majesté, Le très humble et très obéissant serviteur et fidèle sujet, GUIZOT. VII M. Auguste Comte à M. Guizot.Paris, le samedi 30 mars 1833. Monsieur, Quoique, depuis plus de trois semaines, je diffère à dessein de vous écrire, je dois d’abord vous demander sincèrement pardon de vous entretenir d’affaires si peu de temps après la perte cruelle et irréparable que vous venez d’éprouver, et à laquelle je compatis vivement. Mais, comme, d’après ce que vous aviez bien voulu m’annoncer dans notre dernière entrevue, c’était vers le commencement de mars que devait être examinée définitivement la proposition que j’ai eu l’honneur de vous soumettre le 29 octobre dernier, sur la création d’une chaire d’histoire générale des sciences physiques et mathématiques au Collège de France, je craindrais, en gardant plus longtemps le silence à cet égard, de donner lieu de croire que j’aurais renoncé à ce projet. Il serait déplacé, monsieur, de rappeler ici, même sommairement, les diverses considérations principales propres à faire sentir l’importance capitale de ce nouvel enseignement, et sa double influence nécessaire pour contribuer à imprimer aux études scientifiques une direction plus philosophique, et pour combler une lacune fondamentale dans le système des études historiques : c’est, ce me semble, le complément évident et indispensable de la haute instruction, surtout à l’époque actuelle. Je m’en réfère à cet égard à ma note du 29 octobre ; ou, pour mieux dire, monsieur, je m’en rapporte à votre opinion propre et spontanée sur une question que la nature de votre esprit et de vos méditations antérieures vous met plus que personne en état de juger sainement. Car, je vous avoue, monsieur, que ce à quoi j’attache le plus d’importance dans cette affaire, c’est que vous veuillez bien la décider uniquement par vous-même, à l’abri de toute influence, en usant de votre droit à l’égard du Collège de France qui se trouve heureusement, et par la loi, et par l’usage, hors des attributions du conseil d’instruction publique. Les deux seuls savants qui fassent actuellement partie de ce conseil, quoique distingués d’ailleurs dans leurs spécialités, sont, en effet, par une singulière coïncidence, généralement reconnus dans le monde scientifique comme parfaitement étrangers à tout ce qui sort de la sphère propre de leurs travaux, et comme pleinement incompétents en tout ce qui concerne la philosophie des sciences et l’histoire de l’esprit humain. Il y aurait, monsieur, je dois le dire avec ma franchise ordinaire, plus que de la modestie, dans une intelligence comme la vôtre, à subordonner votre opinion à la leur sur une question de la nature de celle que j’ai eu l’honneur de soulever auprès de vous. Si vous pouvez à ce sujet recueillir des conseils utiles, ce n’est pas du moins de la part de vos conseillers officiels. Comme depuis cinq mois, vous avez eu certainement le loisir d’examiner cette affaire avec toute la maturité suffisante, sans être importuné de mes instances, je crois pouvoir enfin, monsieur, sans être indiscret, réclamer à cet égard votre décision définitive. Je suis loin de me plaindre de la situation précaire et parfois misérable dans laquelle je me suis toujours trouvé jusqu’à présent, car je sens combien elle a puissamment contribué à mon éducation. Mais cette éducation ne saurait durer toute la vie, et il est bien temps, à trente-cinq ans, de s’inquiéter enfin d’une position fixe et convenable. Les mêmes circonstances qui ont été utiles (et à mon avis indispensables ordinairement) pour forcer l’homme à mûrir ses conceptions et à combiner profondément le système général de ses travaux, deviennent nuisibles par une prolongation démesurée, quand il ne s’agit plus que de poursuivre avec calme l’exécution de recherches convenablement tracées. Pour un esprit tel que vous connaissez le mien, monsieur, il y a, j’ose le dire, un meilleur emploi de son temps, dans l’intérêt de la société, que de donner chaque jour cinq à six leçons de mathématiques. Je n’ai pas oublié, monsieur, que, dans les conversations philosophiques trop rares et si profondément intéressantes que j’ai eu l’honneur d’avoir avec vous autrefois, vous avez bien voulu m’exprimer souvent combien vous me jugeriez propre à contribuer à la régénération de la haute instruction publique, si les circonstances vous en conféraient jamais la direction. Je ne crains pas, monsieur, de vous rappeler aujourd’hui cette disposition bienveillante et d’en réclamer les effets lorsqu’il s’agit d’une création, qui, abstraction faite de mon avantage personnel, présente en elle-même une utilité scientifique incontestable et du premier ordre, et qui se trouve en une telle harmonie avec la nature de mon intelligence et des recherches de toute ma vie qu’il serait, je crois, fort difficile aujourd’hui qu’elle pût convenir à aucune autre personne. J’espère, monsieur, que vous ne trouverez pas déplacée mon insistance à cet égard après un si long délai. Vous n’ignorez pas que, bien que ce projet fût pleinement arrêté dans mon esprit avant votre ministère, je n’ai point essayé de le soumettre à votre prédécesseur, par la certitude que j’avais de n’en être pas compris, et il est plus que probable que la même raison m’empêchera également d’en parler à votre successeur. Vous concevez donc, monsieur, qu’il est de la dernière importance pour moi de faire juger cette question pendant que le ministère de l’instruction publique est occupé, grâce à une heureuse exception, par un esprit de la trempe du vôtre et dont j’ai le précieux avantage d’être connu personnellement. Comme cette fonction ne présente heureusement aucun caractère politique, je ne pense pas qu’on puisse trouver, dans le système général du gouvernement actuel, aucun motif de m’exclure, malgré l’incompatibilité intellectuelle de ma philosophie positive avec toute philosophie théologique ou Métaphysique, et par suite avec les systèmes politiques correspondants. Dans tous les cas, cette exclusion ne saurait offrir l’utilité d’arrêter mon essor philosophique qui est maintenant trop caractérisé et trop développé pour pouvoir être étouffé par aucun obstacle matériel, dont l’effet ne pourrait être au contraire que d’y introduire, par le ressentiment involontaire d’une injustice profonde, un caractère d’irritation contre lequel je me suis soigneusement tenu en garde jusqu’ici. Comme je ne pense pas que les vexations purement gratuites et individuelles se présentent à l’esprit d’aucun homme d’État, dans quelque système que ce soit, je dois donc être pleinement rassuré à cet égard. Si cependant, monsieur, quelque motif de ce genre contrariait ici l’effet de votre bienveillance, je ne doute pas que vous ne crussiez devoir me le déclarer franchement, par la certitude que vous auriez que je vous connais trop bien pour ne pas regarder un esprit aussi élevé que le vôtre comme parfaitement étranger à toute difficulté de cette nature. Je ne pense pas non plus avoir aucun obstacle à rencontrer dans les considérations financières, car le budget du Collège de France me semble actuellement pouvoir comporter aisément cette nouvelle dépense sans aucune addition de fonds, la chaire d’économie politique ne devant point probablement être rétablie, à cause du caractère vague et de la conception irrationnelle de cette prétendue science, telle qu’elle est entendue jusqu’ici. Dans tous les cas, il est nécessaire d’abord de reconnaître en principe la convenance du cours d’histoire des sciences positives, sans y mêler aucune question d’argent. Je puis d’autant plus faciliter une telle décision que je consentirais volontiers à faire ce cours sans aucun traitement jusqu’à ce que la Chambre eût alloué des fonds spéciaux, si le budget était réellement insuffisant. Par ces divers motifs, j’espère, monsieur, que vous voudrez bien m’assigner prochainement une dernière entrevue pour me faire connaître, au sujet de cette création, votre détermination définitive, soit dans un sens, soit dans un autre. J’ai besoin de n’être pas tenu plus longtemps en suspens à cet égard, afin de pouvoir donner suite, si une telle carrière m’était malheureusement fermée, aux démarches susceptibles, dans une autre direction, de me conduire à une position convenable, ce qui est devenu maintenant pour moi, après une insouciance philosophique aussi prolongée, un véritable devoir. J’ai dédaigné, monsieur, d’employer, auprès d’un homme de votre valeur, les procédés ordinaires de sollicitations indirectes et de patronages plus ou moins importants que j’eusse pu néanmoins mettre en jeu tout comme un autre. C’est moi seul, monsieur, qui m’adresse à vous seul. Il s’agit ici d’une occasion unique de m’accorder une position convenable, sans léser aucun intérêt, et en fondant une institution d’une haute importance scientifique, susceptible, je ne crains pas de le dire, d’honorer à jamais votre passage au ministère de l’instruction publique. Je crois donc pouvoir compter sur l’épreuve décisive à laquelle je soumets ainsi votre ancienne bienveillance pour moi et votre zèle pour les véritables progrès de l’esprit humain. Veuillez agréer, monsieur, l’assurance bien sincère de la respectueuse considération de Votre dévoué serviteur, Auguste COMTE. N° 459, rue Saint-Jacques. P.-S. Je vous prie, monsieur, de vouloir bien accepter l’hommage du premier volume de mon Cours de philosophie positive, dont j’ai l’honneur de vous envoyer ci-joint un exemplaire. La publication de cet ouvrage, que les désastres de la librairie avaient suspendue pendant deux ans, va maintenant être continuée sans interruption par un autre éditeur. Je m’empresse de profiter de la première disponibilité de quelques exemplaires pour satisfaire le désir que j’avais depuis si longtemps de soumettre ce travail à un juge tel que vous. VIII M. Lakanal à M. Guizot. Mobile, — État d’Alabama, 16 juillet 1835.Excellence, Mon grand travail en deux volumes sur les États-Unis, avec la traduction anglaise en regard du texte, est sous presse, et vous y êtes célébré plusieurs fois : d’abord, en traitant de l’état de l’instruction publique aux États-Unis, comparé à celui où elle se trouve en France et en Angleterre ; votre éloge naît du sujet, aussi naturellement que la fleur sort de sa tige ; vous êtes le moderne restaurateur de l’instruction publique dans notre belle patrie : cette vérité est connue et non contestée, même dans les journaux ; j’ai sous les yeux celui des Connaissances utiles, l’Abeille américaine, et le Moniteur de la Nouvelle-Orléans. Voire cours d’histoire est devenu une époque mémorable dans les annales de notre Université. Vos ouvrages historiques, qu’on étudie après les avoir lus, présentent cette partie de nos connaissances comme l’avait conçue l’orateur romain, comme le précepteur, comme l’institutrice de la vie, magistra vitae. En traitant de l’état actuel de la législation aux États-Unis, en France et en Angleterre, j’ai occasion de signaler les orateurs qui priment au congrès, au parlement et à la tribune, et certes je ne puis pas omettre l’orateur dont le beau talent d’improvisateur protège les saines doctrines qui dirigent le gouvernement actuel de la France. J’ai, avec tous les bons esprits, l’intime conviction que si le gouvernement s’était lancé dans toute autre direction, s’il avait imprimé une toute autre tournure aux affaires publiques, la France aurait subi de nouvelles révolutions, depuis les journées de juillet ; il suffit, pour en être convaincu, de connaître le caractère inquiet et mobile de la généralité des Français, et l’esprit qui régit les cabinets de l’Europe. La France foulée, démembrée, aurait été envahie pour la troisième fois. Les tumultueux débats mus, de toutes parts, aux États-Unis à l’occasion du traité des vingt-cinq millions, forment un appendice remarquable dans mon ouvrage. Les orateurs de l’opposition, qui ont traité cette question à la tribune, se sont placés dans une fausse position. Ils ont mal jugé les Américains. Ils ont ignoré ou feint de méconnaître l’état moral de ces contrées à demi-civilisées. En général, les habitants des États-Unis ne forment pas un corps de nation proprement dit, un peuple homogène. Les fondateurs du gouvernement fédéral reposent tous dans la tombe, et leurs descendants ne forment que la partie la plus exiguë de la population générale ; celle-ci se compose d’Irlandais, d’Allemands, de Suisses, d’Espagnols, d’Italiens, de Polonais, de Français, etc. Jackson lui-même, né Américain, n’avait que huit ans à l’époque de la proclamation de l’Indépendance, étant né le 7 mars 1767. Tous ces peuples, si divers d’esprit, de mœurs, d’habitudes, de langage, jouissent ici d’une liberté semi-sauvage que les lois ne refrènent jamais, et se donnent, de préférence, un chef vieux soldat, qui, toute sa vie, a cultivé ses champs dans le Tennessee, ou pourchassé de misérables sauvages dans les forêts. Croit-on, espère-t-on qu’un tel homme, dur de caractère, traitera les affaires publiques comme nos courtisans et nos académiciens ? Jackson, soldat très despote, comme il l’a prouvé à Pensacola et à la Nouvelle-Orléans, passe à pieds joints sur toutes les convenances, par habitude et non par mauvaise intention ; il est bien placé à la tête d’un peuple nouveau et peu avancé dans la carrière de la civilisation. Cette vérité est bien connue par M. Livingston lui-même : ce citoyen avait été chargé par la législature de la Louisiane de la rédaction d’un code de lois ; j’étais, à cette époque, président de l’Université de la Nouvelle-Orléans, et je vivais très familièrement, et même dans une sorte d’intimité, avec Livingston, Je lui écrivis pour lui signaler une foule de lacunes dans son travail ; sa réponse fut, et il ne l’a pas certainement oubliée, que ce code ébauché suffisait, pour le moment, à un peuple nouveau, économe et laborieux, et qui ne possédait encore que les établissements nécessaires aux premiers besoins de la vie. Le peuple américain a, dans ses habitudes et son langage, quelque chose de trop âpre et de trop vert pour pouvoir découvrir rien d’offensant pour les Français dans le message de son président. J’atteste que je n’ai pas rencontré un seul Américain de marque qui, retranché comme ils le sont tous derrière leurs habitudes, ait pu rien découvrir d’offensant, pour les Français, dans le message de Jackson. L’excessive susceptibilité française doit faire des concessions à un peuple dont les formes et le langage sont naturellement austères et même acerbes. On ne traite pas affaires, politiques à Samarkande comme à Paris, à Sparte comme à Athènes, aux beaux jours du siècle de Périclès. Le passage incriminé est, si l’on peut s’exprimer ainsi, un fruit du cru. Jackson ne traite pas autrement avec les autorités constituées des États-Unis, et probablement avec les cabinets de l’Europe, qui ont le bon esprit de ne pas s’en fâcher. Voyez les messages relatifs à la Banque, et surtout aux troubles qui ont agité les Carolines : toutes ces discussions, où le Sénat accuse le président d’avoir violé la constitution, où le président proteste contre le Sénat, où Jackson menace de contraindre, par la force, les États du Sud, où l’on lui répond en lui prodiguant les qualifications de nouveau Robespierre, de second Marat, ne laissent après elles aucune irritation, et ne troublent nullement la grande famille. On est tolérant aux États-Unis, et l’ambition ne fait pas fermenter les têtes des membres du congrès, pour supplanter les ministres. On a été généralement fort surpris, dans ces contrées, de ne voir attaquer le traité que par les libéraux, ou soi-disant tels, et par les légitimistes avec. Les Américains, dans leur gros bon sens, ont jugé que l’attaque contre le traité de Jackson n’était que la raison ostensible, et que la véritable était dirigée contre le ministère, et l’on formule ainsi toutes les récriminations du parti libéral par ces mots : ôte-toi de là que je m’y mette. Quant aux légitimistes, à visière levée, ils rappellent, dans leurs vœux pour l’économie et leur appel à la dignité nationale, la réflexion de Laocoon à la vue du cheval de Troie : Timeo Danaos et dona ferentes. En résumé : 1. Le langage du peuple des États-Unis, tel qu’il s’est formé, tel qu’il est constitué, diffère essentiellement de celui d’un peuple parvenu à son dernier degré de civilisation. 2. Jackson a cédé à l’impulsion que lui a donnée Livingston dans plusieurs lettres qui ont été publiées textuellement dans tous les journaux de l’Amérique. 3. Le message donne au peuple français de grands éloges qui doivent bien affaiblir l’impression défavorable produite par l’article incriminé. 4. Le gouvernement français a fait justice de l’inconsidéré agent diplomatique donneur de mauvais conseils. 5. Et ne doit-on pas faire entrer en ligne de compte, et par forme de compensation, les réflexions pesantes tombées sur Jackson du haut de la tribune ? Partant, je crois, avec les Américains et même les Français qui habitent ce pays, que justice est faite. Je ne vous parle plus de moi. Je crois cependant que, connaissant à fond les États-Unis et les régions environnantes, que, possédant surtout l’anglais et l’espagnol, et la langue est une sorte de consanguinité entre les peuples, je pourrais vous être utile, robuste et bien portant comme je suis, et tout dévoué à votre gouvernement, auquel j’ai offert mes hommages aux premiers jours de son installation. Je ne vous importunerai plus jamais, et je me bornerai, dans ma solitude, à me plaindre à la nature de ce que, m’ayant rempli toute ma vie du désir de servir ma patrie, elle m’en a refusé les moyens. J’ai l’honneur d’être, De Votre Excellence, Le très humble et très obéissant serviteur, Signé : LAKANAL. Doctrinaire dans l’ancienne acception, et pour toujours dans la nouvelle. Il défendrait, le cas échéant, les nouveaux doctrinaires, comme il défendit, dans des jours d’orage, le vénérable général des doctrinaires, menacé de la mort et caché chez moi, jusqu’au moment où je pus, non sans peine et sans efforts, le produire au grand jour et le placer. IX Rapports au roi Louis-Philippe sur la publication d’une Collection des Documents inédits relatifs à l’histoire de France.(31 décembre 1833 et 27
novembre 1834.) 1° Extrait du rapport au Roi sur le budget du ministère de l’instruction publique pour l’exercice de 1835.Sire, .....Depuis quinze ans environ l’étude des sources historiques a repris une activité nouvelle. Des hommes d’un esprit clairvoyant, d’une science rare, d’une constance laborieuse, ont pénétré, les uns dans le vaste dépôt des archives du royaume, les autres dans les collections de manuscrits de la Bibliothèque royale ; quelques-uns ont poussé leurs recherches jusque dans les bibliothèques et les archives dès départements. Partout il a été prouvé, dès les premiers essais, en fouillant au hasard, que de grandes richesses étaient restées enfouies. Les efforts ont redoublé, et l’on a pas tardé à obtenir des découvertes aussi importantes qu’inattendues, de véritables révélations qui éclairent d’un jour nouveau tels ou tels événements, tels ou tels siècles de notre histoire ; à ce point qu’il est peut-être permis d’avancer que les manuscrits et monuments originaux, qui ont été jusqu’à présent mis au jour, ne surpassent guère en nombre ni en importance ceux qui sont restés inédits. Depuis que ce fait est constaté, il ne se passa pas un jour sans que les hommes jaloux des progrès de la science et de la gloire littéraire de la France n’expriment le regret de voir l’exploitation d’une mine si riche abandonnée à des individus isolés, dont les plus grands efforts ne peuvent produire que des résultats partiels et bornés. À la vérité, parmi ces explorateurs volontaires, il faut distinguer l’Académie des inscriptions qui travaille à recueillir diverses séries de monuments relatifs à notre histoire nationale. Mais Votre Majesté a pu se convaincre, il y a quelques instants, de l’extrême exiguïté des ressources dont l’Académie dispose pour la publication de ces recueils, et de la lenteur qui en résulte inévitablement. Aussi, quelle que soit l’excellence de ses travaux, ils sont insuffisants pour calmer les regrets et satisfaire les désirs de ceux qui voudraient entrer en possession de tant de trésors, encore inutiles ou ignorés. Le besoin de voir mettre un terme à ces efforts isolés commence à être si vivement senti que quelques personnes se sont récemment formées en société pour tenter de concentrer et de coordonner les recherches de tous les hommes qui se vouent à ce genre de travaux[1]. J’espère que cette société n’aura pas fait un vain appel aux amis de la science ; je m’associe à ses efforts ; mais je ne puis me dissimuler que, lors même qu’elle parviendrait à disposer de ressources plus considérables qu’il n’est permis de le supposer, son action ne serait encore que partielle, et ses publications n’embrasseraient que quelques séries de monuments. Au gouvernement seul il appartient, selon moi, de pouvoir accomplir le grand travail d’une publication générale de tous les matériaux importants et encore inédits sur l’histoire de notre patrie. Le gouvernement seul possède les ressources de tout genre qu’exige cette vaste entreprise. Je ne parle même pas des moyens de subvenir aux dépenses qu’elle doit entraîner ; mais, comme gardien et dépositaire de ces legs précieux des siècles passés, le gouvernement peut enrichir une telle publication d’une foule d’éclaircissements que de simples particuliers tenteraient en vain d’obtenir. C’est là une œuvre toute libérale et digne de la bienveillance de Votre Majesté pour la propagation de l’instruction publique et la diffusion des lumières. Mais chaque jour de retard rend la tâche plus difficile : non seulement les traditions s’effacent et nous enlèvent en s’effaçant bien des moyens de compléter et d’interpréter les témoignages écrits ; mais les monuments eux-mêmes s’altèrent matériellement. Il est une foule de dépôts, surtout dans les départements, où les pièces les plus anciennes s’égarent ou deviennent indéchiffrables, faute de soins nécessaires à leur entretien. Je crois donc qu’il est urgent que l’entreprise soit mise à exécution, et qu’elle reçoive immédiatement une assez grande extension. Une des premières opérations serait de dresser un inventaire des richesses paléographiques de tous les départements. Les recherches seraient faites dans deux sortes d’établissements ; d’abord dans les bibliothèques communales, en second lieu dans les dépôts d’archives, soit communales, soit départementales. Je sais déjà qu’il est plusieurs bibliothèques qui pourraient être exploitées avec grand profit, et presque toutes offriraient quelque chose à recueillir. Ce sont surtout des éclaircissements sur l’histoire des localités, des particularités toutes provinciales, que fourniraient ces bibliothèques. Malgré les ravages qui, depuis quarante ans, ont produit, dans la plupart de ces dépôts, d’irréparables lacunes, on peut encore y faire une abondante moisson. Il en est même qui, par un heureux hasard, ont été préservés du pillage ; et quand le sort a voulu que ce fût dans une de ces villes, anciennes capitales d’importantes provinces, telles que Dijon ou Lille par exemple, on sent combien de faits précieux doivent y rester enfouis. Il est telle de ces villes qui peut nous offrir une correspondance non interrompue avec tous nos souverains pendant cinq ou six siècles, telle autre qui possède plus de deux ou trois mille chartes, plus de dix mille pièces de tout genre, non seulement inédites, mais inconnues des paléographes, et dont aucune analyse, aucun catalogue, n’a encore révélé l’importance. En un mot, les bibliothèques et les archives départementales deviendraient probablement une des sources où seraient puisés les plus nombreux matériaux de cette grande publication. Le département des manuscrits de la Bibliothèque royale serait également fouillé, et fournirait une masse de documents originaux, dont il serait difficile de calculer l’importance. Les collections dites de Colbert, de Brienne, de Dupuy, de Gaignières, et tant d’autres qu’il serait trop long d’énumérer, n’ont encore été pour ainsi dire qu’entr’ouvertes. Là sont ensevelis des correspondances, des mémoires, des écrits de toute espèce, reflets vivants de tous les siècles, répertoires des jugements que chaque époque a portés sur elle-même. Aucun autre dépôt n’est plus riche que la Bibliothèque royale en matériaux pour cette sorte d’histoire qu’on peut appeler contemporaine, histoire qui ne consiste pas moins dans la révélation des idées que dans celle des faits. Les archives du royaume, au contraire, jetteraient de vives lumières sur telles ou telles circonstances d’événements défigurés par la tradition. On y puiserait des rectifications importantes, des renseignements curieux sur tous les faits sociaux qui laissent de leur passage une trace officielle et authentique. Il est aussi, dans le dépôt des archives, des trésors qu’on ne serait pas tenté d’y chercher, tels que des correspondances diplomatiques, des traités de politique, des fragments d’histoire. Ainsi, en résumé, bibliothèques et archives des départements, Bibliothèque royale et bibliothèques secondaires de Paris, archives du royaume, tels seraient les principaux établissements dont il s’agirait de produire les richesses au grand jour. Mais il est une autre source historique plus abondante encore peut-être, et jusqu’ici plus inconnue. Les dépôts dont je viens de parler sont publics ; le gouvernement ne ferait qu’en extraire et rendre plus abordable à tous les lecteurs ce que, avec de grands efforts sans doute, les particuliers peuvent accomplir par eux-mêmes. Le bienfait serait immense, mais le gouvernement doit faire davantage. Il possède d’autres archives dont lui seul dispose, et dont il peut, sans aucun inconvénient, communiquer, en partie du moins, les inappréciables trésors : je veux parler des archives des différents ministères, et notamment du ministère des affaires étrangères. Jusqu’ici, tantôt la nature du gouvernement, tantôt de justes convenances, ont rendu ces grands dépôts à peu près inaccessibles ; mais la séparation est si profonde entre notre temps et les temps passés, la politique de notre époque est si peu solidaire de celle des siècles antérieurs, que le gouvernement peut, sans crainte et sans scrupule, associer le public à une partie de ces richesses historiques. En s’arrêtant vers le commencement du dernier siècle, non seulement l’intérêt de l’État, mais l’intérêt des familles, ne pourront souffrir la moindre atteinte. Évidemment les faits, les documents antérieurs au règne de Louis XV n’appartiennent plus à la politique, mais à l’histoire, et rien n’empêche plus de publier ceux qui méritent la publicité. En exploitant ainsi avec sagesse les archives des divers ministères, et surtout celles des affaires étrangères, qui sont dans un ordre parfait, la publication que j’ai l’honneur de proposer à Votre Majesté sera un monument tout à fait digne d’elle et de la France. L’histoire des villes, des provinces, des faits et des usages locaux sera éclairée par les bibliothèques et les archives départementales ; l’histoire générale des idées, des usages, des mœurs et des rites par les manuscrits des grandes bibliothèques de Paris, par les archives du royaume ; enfin l’histoire particulière des traités et des ambassades par les archives des affaires étrangères ; celle de la législation et des grands procès par les archives du Parlement ; celle des sièges, des batailles, de la marine et des colonies par les archives de la guerre et de la marine. Je ne puis, dans cet exposé, offrir à Votre Majesté qu’un sommaire, une ébauché incomplète de l’entreprise que je soumets à Son approbation. Je souhaite que les résultats que je ne puis que faire entrevoir, mais qu’on serait assuré d’atteindre, justifient aux yeux de Votre Majesté et à ceux des Chambres ma demande d’une allocation extraordinaire. Si ce crédit est accordé, j’aurai l’honneur de présenter à Votre Majesté un plan plus détaillé de cette grande publication nationale, et de lui soumettre les moyens d’exécution les plus propres à en assurer le succès. Je suis avec le plus profond respect, Sire, De Votre Majesté, Le très humble et très obéissant serviteur et fidèle sujet, Paris, 31 décembre 1833. Le ministre secrétaire d’État au département de l’instruction publique, GUIZOT. 2. Rapport au Roi sur les Mesures prescrites pour la recherche et la publication des Documents inédits relatifs à l’histoire de France.SIRE, Votre Majesté a daigné accueillir les vues que j’ai eu l’honneur de lui soumettre relativement à la recherche et à la publication des monuments inédits de l’histoire de France. Les Chambres ont voté, dans le budget de 1835, un crédit de 120.000 fr. consacré à ces travaux, et qui atteste hautement l’intérêt qu’inspire l’entreprise scientifique et nationale qu’a approuvée Votre Majesté. Je me suis appliqué à en préparer le succès, et je demande à Votre Majesté la permission de mettre sous ses yeux le plan que je me propose de suivre et les dispositions que j’ai déjà prescrites. Dès le 22 novembre 1833, je me suis adressé à MM. les préfets pour leur demander des renseignements précis et détaillés sur la situation des bibliothèques et des archives des départements qu’ils administrent, ainsi que sur les divers ouvrages manuscrits qui peuvent être contenus dans ces dépôts. Les réponses que j’ai reçues m’ont déjà fourni quelques documents curieux ; elles m’ont surtout indiqué les voies qu’il convient de suivre pour arriver à des résultats importants. Le 20 juillet dernier, je me suis mis en rapport avec les académies et sociétés savantes établies dans les départements ; j’ai sollicité leur concours ; j’ai cherché à encourager leurs efforts, et tout me porte à croire qu’elles me seconderont avec zèle et efficacité. Le 18 juillet dernier, j’ai formé, auprès du ministère de l’instruction publique, un comité où se réunissent quelques-uns des hommes les plus considérables par le savoir et par le mérite de leurs travaux historiques. Ce comité sera spécialement chargé de surveiller et de diriger, de concert avec moi, tous les détails de cette vaste entreprise. Il s’est assemblé plusieurs fois sous ma présidence, et, grâce à l’assistance éclairée que ses membres ont bien voulu me prêter, on entrevoit déjà les résultats qu’il sera possible d’obtenir. Un premier soin a dû occuper le comité, celui de déterminer nettement le but que doit se proposer l’administration et les limites dans lesquelles il convient de se renfermer. Il suffit, à cet égard, de s’en tenir rigoureusement aux termes mêmes de la loi de finances de 1835. Ils contiennent et expliquent toute la pensée de l’entreprise. Puiser à toutes les sources, dans les archives et bibliothèques de Paris et des départements, dans les collections publiques et particulières ; recueillir, examiner et publier, s’il y a lieu, tous les documents inédits importants et qui offrent un caractère historique, tels que manuscrits, chartes, diplômes, chroniques, mémoires, correspondances, œuvres même de philosophie, de littérature ou d’art, pourvu qu’elles révèlent quelque face ignorée des mœurs et de l’état social d’une époque de notre histoire : tel sera le but de ces travaux. J’ai examiné soigneusement, avec le comité, quels seraient les plus sûrs moyens d’exécution. La recherche des documents présente d’assez grandes difficultés. A Paris, et dans quelques villes en petit nombre, il existe des archives classées méthodiquement, et dans lesquelles a été dressé avec exactitude l’inventaire des pièces qui s’y trouvent déposées ; mais partout ailleurs, règnent le désordre et la confusion. A l’époque des troubles révolutionnaires, une foule de documents, jusque-là conservés dans les anciens monastères, dans les châteaux ou dans les archives des communes, ont été livrés tout à coup au pillage et à la dévastation. Des amas de papiers et de parchemins, transportés dans les municipalités voisines, ont été jetés pêle-mêle dans des greniers ou dans des salles abandonnées ; le souvenir même s’est effacé, dans plusieurs endroits, de ces translations opérées négligemment et sans formalités. De là l’opinion généralement établie, et devenue, pour ainsi dire, de tradition dans un grand nombre de départements, que tout a péri dans ces temps d’agitation. Il est certain néanmoins qu’on peut retrouver encore une partie considérable des anciennes archives, notamment dans les villes d’évêché et de parlement, et qu’une foule de pièces importantes ont été sauvées et rendues aux villes lorsque, plus tard, une autorité conservatrice fit déposer dans les chefs-lieux des districts les débris des anciennes abbayes, confondus avec les chartes et autres monuments authentiques. Plusieurs pièces aussi furent gardées alors comme titres de propriété ou de droits utiles des biens qui avaient été vendus par l’autorité publique. Je ne saurais former le dessein de procéder actuellement et directement à un classement général et méthodique de toutes les archives locales, soit des départements, soit des communes : le temps et les ressources manqueraient pour un si immense travail. La Bibliothèque du Roi possède déjà un inventaire général de toutes les archives qui existaient en France avant la révolution, inventaire dressé, vers 1784, sous le ministère de M. Bertin, et auquel sont joints un grand nombre de cartulaires ou répertoires des principales pièces que ces archives locales renfermaient. Ces renseignements suffiront aux premières recherches ; à mesure que l’on pénétrera dans les dépôts publics pour en extraire les richesses, on éprouvera le besoin de les mettre en ordre ; de premières améliorations susciteront le zèle qui aspire à des améliorations nouvelles, et le zèle créera des ressources. Les autorités locales, les conseils généraux et municipaux seront naturellement provoqués et conduits, on peut l’espérer, à réintégrer leurs archives dans des lieux convenables, et à faire dresser le catalogue des pièces qu’on y conserve. Il convient donc de se mettre dès à présent à l’œuvre, sans prétendre commencer méthodiquement par un travail de classement général qui offrirait, dans l’état actuel des choses, plus d’embarras que d’avantages, et que nos recherches amèneront, d’ailleurs, presque nécessairement. J’ai cherché, de concert avec MM. les membres du comité, quels pouvaient être, dans chaque département, dans chaque ville, les hommes déjà connus par leurs travaux sur l’histoire nationale, et capables de s’associer à ceux que je dois faire entreprendre. Nous avons dressé une première liste de quatre-vingt-sept personnes avec lesquelles je me propose de me mettre en rapport, afin de les charger spécialement des recherches relatives aux lieux qu’elles habitent. Une correspondance régulière s’établira entre elles et mon département, par l’intermédiaire de MM. les préfets ; et, sans imposer partout un ordre toujours le même, une organisation systématique et uniforme, qui s’accorderaient mal avec les besoins et les ressources particulières de chaque localité, j’ai rédigé cependant des instructions générales qui peuvent s’appliquer également à toutes les recherches et à tous les pays, et qui seront adressées à tous les correspondants de mon ministère. Dans les lieux où je ne pourrai obtenir le concours de quelques correspondants propres à ce genre de travail, je tâcherai d’y suppléer en envoyant des commissaires spéciaux déjà exercés, et dont le mérite me soit bien connu. Du reste, j’accueillerai avec empressement toutes les communications, toutes les propositions. Je sais que beaucoup d’hommes modestes et laborieux vivent dispersés et presque ignorés sur notre territoire, prêts à mettre leur savoir et leur zèle à la disposition d’une administration bienveillante. Je serai attentif à les chercher et heureux de les découvrir. Le comité central se tiendra constamment au courant des diverses recherches qui seront entreprises à Paris et dans les départements. Il dirigera, par des instructions particulières, tous les travaux que j’aurai prescrits ou autorisés ; il transmettra aux correspondants du ministère les renseignements qui leur seront indispensables pour juger de la valeur réelle de telles ou telles archives, de tels ou tels manuscrits. Aussitôt qu’une découverte importante aura été signalée à mon attention, l’un des membres du comité sera chargé spécialement de l’examiner, de s’entendre avec la personne qui m’aura adressé cette communication, de rechercher toutes les pièces relatives au même sujet qui pourraient exister dans d’autres collections ; et toutes les fois que, après cet examen, la publication de tel ou tel manuscrit, de telle ou telle pièce, aura été jugée convenable, elle aura lieu sous la surveillance du comité, soit par les soins directs de l’un de ses membres, soit par une révision attentive du travail de ses correspondants. Tel est, Sire, dans ses traits essentiels, le plan que je crois devoir adopter. L’exécution en est déjà commencée, et je puis en indiquer à Votre Majesté les premiers et prochains résultats. Les archives de plusieurs villes du royaume sont en assez bon ordre et assez bien connues pour qu’on ait pu s’y livrer immédiatement à d’utiles travaux. La bibliothèque publique de Besançon est, depuis longtemps, dépositaire des papiers du principal ministre de Charles-Quint et de Philippe II, d’un homme qui a été mêlé à toutes les grandes affaires du XVIe siècle, du cardinal Perrenot de Granvelle. Ce vaste recueil se compose des correspondances de ce ministre, des notes de ses agents, et de toutes les pièces relatives à son administration dans les Pays-Bas et dans le royaume de Naples. Il n’a été connu des savants, jusqu’à ce jour, que par l’ébauche d’un catalogue imprimé, et par la courte analyse de quelques pièces, que l’on doit à un religieux bénédictin du XVIIIe siècle. J’ai formé à Besançon, sous la présidence du savant bibliothécaire de cette ville, M. Weiss, une commission chargée de procéder à l’analyse complète de ces matériaux. Elle en fera le dépouillement et mettra à part ceux qui présentent assez d’intérêt pour être livrés à la publicité. J’espère que bientôt une partie considérable de ces pièces historiques sera préparée pour l’impression. Les riches et précieuses archives des anciens comtes de Flandre sont conservées à Lille : elles contiennent des documents qui remontent jusqu’au XIe siècle. Je prends des mesures, de concert avec M. le préfet du Nord, pour faire explorer ces archives, et en tirer tous les documents qui paraîtraient dignes d’être mis en lumière. Les restes des anciennes archives du Roussillon sont conservés à Perpignan : on y trouvera des renseignements intéressants pour l’histoire de cette province et pour celle des relations des rois de France avec les rois d’Aragon. Des spoliations nombreuses et une longue négligence, dont ces archives sont enfin préservées, grâce au zèle du bibliothécaire de la ville de Perpignan, ne les ont pas tellement appauvries qu’elles ne puissent encore offrir des pièces importantes. A Poitiers, où sont déposées les archives de l’ancienne province d’Aquitaine, j’ai envoyé, avec le titre d’archiviste de la ville, un des élèves les plus distingués de l’école des Chartes, M. Redet. M. Chelles, élève de la même école, a été également envoyé à Lyon avec le même titre. Dans les bibliothèques et les archives de Paris, les travaux sont déjà en pleine activité, et promettent d’importants résultats. Le département des manuscrits, à la Bibliothèque royale, dépôt immense de matériaux de toute espèce, est, pour la première fois, livré à une exploration générale et régulière. Il présente des corps d’ouvrages rédigés, tantôt par des hommes instruits sur des sujets divers de notre histoire, tantôt par des personnes qui ont voulu transmettre à la postérité le détail des affaires auxquelles elles ont pris part. On y trouve aussi des recueils de pièces détachées en nombre considérable, formant des sources de documents authentiques sur presque tous les sujets. Des collections rassemblées par des particuliers dont elles ont conservé les noms, celles de Colbert, de Dupuy, de Brienne, de Gaignières, de Baluze, du président de Mesmes, et plusieurs autres, y ont été déposées dans leur intégrité après la mort de leurs possesseurs. Des jeunes gens exercés à ce genre d’étude sont chargés, sous la surveillance et la direction des conservateurs, MM. Champollion-Figeac et Guérard, d’explorer ces mines fécondes, et de signaler les manuscrits divers, mémoires ou autres pièces, qui leur paraîtraient dignes de publication, pour que le comité en fasse ensuite l’objet d’un examen spécial. Déjà plusieurs ouvrages ont été puisés à cette source, et sont livrés aux personnes chargées d’en préparer la publication. Je citerai, entre autres, une réunion de notes curieuses, écrites de la main même du cardinal de Mazarin, et relatives aux incidents journaliers de sa conduite pendant les guerres de la Fronde. Ces notes, écrites le plus souvent en italien et d’une façon fort abrégée, seront publiées avec une traduction française et les éclaircissements nécessaires. Un journal des États généraux tenus à Tours en 1484, dont la Bibliothèque royale possède plusieurs copies, a été rédigé en latin par Jean Masselin, l’un des membres de ces États. Les nombreux détails qu’il fournit sur les discussions, les usages et les idées politiques de ce temps ont été, en grande partie, ignorés de nos historiens. Quelques-uns se sont contentés de le faire connaître par des extraits que les autres ont copiés. Il sera publié, pour la première fois, dans son texte original, et accompagné d’une traduction. Un monument important de la langue, de la poésie et de l’histoire d’un temps déjà reculé, est une vaste chronique en vers de la guerre des Albigeois, écrite dans la langue du pays, à une époque très voisine encore de cet événement, par un auteur qui avait été témoin des faits qu’il raconte. C’est une source de renseignements également intéressants pour les philologues et pour les historiens, et aussi l’un des plus curieux monuments littéraires du XIIIe siècle. Le soin de sa publication est confié à M. Fauriel. Après la paix de 1763, M. de Bréquigny fut envoyé à Londres avec un bureau composé de sept personnes, pour y prendre copie de toutes les pièces déposées aux archives de la Tour de Londres qui pouvaient se rapporter à l’histoire de France. Ce travail dura plusieurs années ; il a produit une collection d’environ cent cinquante volumes in-folio de copies de documents divers concernant celles de nos provinces qui avaient été rangées longtemps sous la domination anglaise. Les originaux de plusieurs de ces documents se sont perdus depuis à la Tour de Londres. La nature de ces recherches, leur étendue, et jusqu’aux événements qui ont eu lieu depuis qu’elles ont été accomplies, tout contribue à donner à cette immense collection un intérêt que le temps n’a fait qu’accroître. J’ai ordonné le dépouillement de ce recueil déposé maintenant à la Bibliothèque du Roi ; chacun des documents qu’il renferme sera successivement examiné ; ceux qui n’ont point encore été publiés, et qui néanmoins mériteront de l’être, seront relevés, classés et mis au jour. Une autre collection, que je crois propre à jeter des lumières nouvelles sur l’histoire politique de l’ancienne monarchie française, sera celle des chartes concédées aux villes et aux communes par les rois et les seigneurs, du XIe au XVe siècle. Ces chartes sont en grand nombre ; elles embrassent presque toute l’étendue de la France, et la teneur en est fort variée. Plusieurs ont déjà été publiées, mais beaucoup d’autres n’ont point vu le jour ; et peut-être ces dernières ne sont-elles pas les moins curieuses et les moins importantes. La Bibliothèque du Roi en possède une collection formée par les soins de Dupuy, et qui remplit quelques volumes in-folio. Elle sera soumise à une sévère analyse : on évitera de produire ce qui est déjà connu ; on y ajoutera les pièces et les documents nécessaires pour la compléter. Enfin, j’ai l’intention d’y faire joindre les chartes et constitutions primitives des différentes corporations, maîtrises et sociétés particulières établies en France, de telle sorte que cette collection rapproche et mette dans tout leur jour les nombreuses et diverses origines de la bourgeoisie française, c’est-à-dire les premières institutions qui ont servi à affranchir et à élever la nation. Ce travail s’exécutera sous la direction de M. Augustin Thierry. Les archives générales du royaume, compulsées en même temps et de la même manière que la Bibliothèque du Roi, fourniront un grand nombre de pièces détachées, actes de l’autorité publique, relations d’événements particuliers, diplômes, chartes et autres monuments authentiques propres à jeter de nouvelles lumières sur les points les plus obscurs de notre histoire, et à corriger souvent des versions fautives ou incomplètes. Les archives spéciales des différents ministères nous promettent encore de plus importantes richesses ; ces matériaux doivent être exploités avec prudence et discernement : aussi nos recherches s’adresseront-elles exclusivement aux époques qui peuvent être considérées comme tombées dans le domaine de l’histoire. Mais nous trouverons dans ces limites de quoi exciter et satisfaire la plus avide curiosité des savants et du public. MM. les directeurs de ces précieux dépôts ont bien voulu me promettre leur concours le plus empressé. Les archives du ministère des affaires étrangères, classées avec un ordre parfait, forment le dépôt historique le plus considérable par l’abondance et la valeur de ses documents. Les publications que je me propose d’y puiser s’exécuteront par les soins du directeur, M. Mignet, qui a déjà préparé un recueil important et étendu destiné à en commencer la série. Les longues et curieuses négociations relatives à la succession d’Espagne, ouverte par la mort de Charles II, seront l’objet de ce recueil. Entamées immédiatement après le traité des Pyrénées en 1659, elles n’ont été terminées qu’en 1713, à l’époque où la paix d’Utrecht vint fixer enfin le droit public de l’Europe et sa distribution territoriale sur de nouvelles bases. Cette publication fera connaître la marche progressive des grands événements qui en sont l’objet, et mettra pour la première fois au jour, dans toute sa réalité et toute son étendue, la politique de Louis XIV. Les archives du dépôt de la guerre seront consultées en même temps que celles des affaires étrangères, et les renseignements empruntés à ces deux sources différentes seront rapprochés entre eux et comparés les uns avec les autres. Ainsi, tandis que l’on recherchera, dans les archives de notre diplomatie, tout ce qui se rapporte aux négociations qu’entraîna l’affaire de la succession d’Espagne, le dépôt de la guerre mettra à notre disposition l’histoire des campagnes qui suivirent et secondèrent ces négociations, accompagnée de la correspondance de Louis XIV, de Philippe V, du duc d’Orléans, du maréchal de Berwick et du duc de Vendôme. A ces dernières publications seront joints les cartes et plans nécessaires pour l’intelligence des opérations militaires ; M. le directeur du dépôt actuel de la guerre a bien voulu m’offrir les riches matériaux de ce genre qu’il a recueillis lui-même. Ils seront mis au jour par ses soins personnels et sous sa surveillance. Des travaux analogues seront exécutés aussi dans les archives du ministère de la marine : l’état de notre marine, l’histoire de nos campagnes maritimes ou des grandes batailles navales, celle de nos colonies depuis plus de cent cinquante ans, y sont conservés dans des collections authentiques dont le choix sera fait par des hommes versés dans cette étude toute spéciale. Après l’histoire politique, l’histoire intellectuelle et morale du pays a droit également à notre attention ; c’est aussi une grande et belle partie des destinées d’un peuple que la série de ses efforts et de ses progrès dans la philosophie, les sciences et les lettres. Sans doute l’abondance et le caractère spécial des monuments de ce genre doivent nous prescrire à cet égard quelque réserve ; ils ne sauraient être accueillis facilement ni en très grand nombre dans une collection dont l’histoire proprement dite est l’objet dominant. Mais les ouvrages qui, à certaines époques, ont fortement agité les esprits et exercé une action puissante sur le développement intellectuel des générations contemporaines, ceux qui ont ouvert, dans le mouvement des idées, une ère nouvelle, ceux enfin qui, sous une forme purement littéraire, nous révèlent des mœurs oubliées, des usages ou des faits sociaux dont on avait perdu la trace, de tels ouvrages se rattachent de bien près à l’histoire ; et si nous découvrions quelques monuments de ce genre, nous croirions devoir nous empresser de les publier, en en formant dans la collection générale une série particulière. Je puis déjà, Sire, signaler en ce genre à Votre Majesté une découverte récente et d’un haut intérêt pour les personnes qui se vouent à l’étude de la philosophie et de son histoire parmi nous. Le manuscrit du fameux ouvrage d’Abailard, intitulé le Oui et non (Sic et non), vient d’être retrouvé dans la bibliothèque d’Avranches. Ce livre, qu’on croyait irréparablement perdu, est celui qui donna lieu à la condamnation d’Abailard, au concile de Sens, en 1140. M. Cousin en surveillera la publication. Enfin, Sire, l’histoire des arts doit occuper une place dans ce vaste ensemble de recherches qui embrasse toutes les parties de l’existence et des destinées nationales. Aucune étude peut-être ne nous révèle plus vivement l’état social et le véritable esprit des générations passées que celle de leurs monuments religieux, civils, publics, domestiques, des idées et des règles diverses qui ont présidé à leur construction, l’étude, en un mot, de toutes les œuvres et de toutes les variations de l’architecture qui est à la fois le commencement et le résumé de tous les arts. Je me propose, Sire, de faire incessamment commencer un travail considérable sur cette matière : je m’appliquerai à faire dresser un inventaire complet, un catalogue descriptif et raisonné des monuments de tous les genres et de toutes les époques qui ont existé ou existent encore sur le sol de la France. Un tel travail, en raison de sa nature spéciale, de son importance et de sa nouveauté, doit demeurer distinct des autres travaux historiques dont je viens d’entretenir Votre Majesté ; aussi mon intention est-elle d’en confier la direction à un comité spécial, et d’en faire l’objet de mesures particulières que j’aurai l’honneur de proposer à Votre Majesté. Telles sont, Sire, les mesures que j’ai prises, préparées ou projetées pour assurer l’accomplissement de la grande entreprise au sujet de laquelle le vote des Chambres a répondu aux vues de Votre Majesté. Cette entreprise ne doit pas être un effort accidentel et passager ; ce sera un long hommage et, pour ainsi dire, une institution durable en l’honneur des origines, des souvenirs et de la gloire de la France. J’ose espérer que, grâce au savant et zélé concours des personnes qui veulent bien me seconder, les premiers résultats ne se feront pas longtemps attendre et ne seront pas indignes de la noble pensée dont Votre Majesté a daigné me confier l’exécution. Je suis avec le plus profond respect, Sire, De Votre Majesté, Le très humble et très obéissant serviteur et fidèle sujet, Le ministre de l’instruction publique, Guizot. X Rapport à M. le comte Pelet de la Lozère, ministre de l’instruction publique, sur l’état des travaux relatifs à la collection des documents inédits concernant l’histoire de France.(23 mars 1836.) Monsieur le ministre, Depuis la dernière réunion du comité, les travaux historiques entrepris par les ordres de M. le ministre, votre prédécesseur, n’ont pas été interrompus. Ces travaux, ainsi que j’ai déjà eu l’honneur de vous l’expliquer, sont de deux sortes : la recherche des documents et leur publication ; cette division est indiquée par le texte même de la loi des finances, qui ouvre au ministère de l’instruction publique un crédit spécial pour recueil et publication des monuments inédits relatifs à l’histoire de France. La recherche des documents comprend le dépouillement et le classement des collections diverses de manuscrits, l’analyse des pièces qui paraissent dignes d’attention, et l’examen des propositions adressées au ministre. Parmi les publications, il en est qui sont terminées, d’autres qui sont seulement commencées, quelques-unes enfin qui ont été prescrites par arrêtés ministériels, et dont les matériaux ne sont pas encore suffisamment préparés pour l’impression. Je me propose de mettre sous vos yeux, dans ce rapport, la situation actuelle des travaux historiques entrepris sous la direction du premier comité, afin que vous puissiez apprécier par vous-même, monsieur le ministre, ce qui a été fait jusqu’à ce jour, et ce qu’il conviendra de faire ultérieurement. Il n’y a qu’une seule publication qui soit véritablement terminée, c’est celle du Journal des États-généraux de 1484, par Jehan Masselin. L’ouvrage a été imprimé et livré au public depuis trois mois. Les tomes I et II des Négociations relatives à la succession d’Espagne ont été mis au jour par M. Mignet, ainsi que le 1er tome du Recueil de pièces pour servir à l’histoire de la guerre de la succession d’Espagne, par M. le général baron Pelet, directeur du dépôt de la guerre. Le travail nécessaire à l’achèvement de ces deux grandes publications se poursuit sans relâche. Un volume intitulé : Journal des séances du conseil du roi Charles VIII va paraître immédiatement ; M. Fallot a bien voulu se charger de rédiger une introduction à cet ouvrage. Plusieurs autres ouvrages sont livrés à l’impression : 1° L’Histoire en vers de la croisade contre les hérétiques albigeois, traduite sur le texte provençal par M. Fauriel ; 2° Un choix de lettres de rois, reines, princes et princesses de France, par M. Champollion-Figeac, extraites des copies de Bréquigny ; 3° La chronique du religieux de Saint-Denis. MM. Fauriel et Champollion voudront bien expliquer au comité à quel degré d’avancement leur travail est parvenu. M. Ravenel a terminé son travail sur les carnets de Mazarin ; il a joint au texte de ces carnets divers papiers inédits de Mazarin, sa correspondance avec Colbert, et plusieurs autres pièces relatives aux troubles de la Fronde. M. le ministre de l’instruction publique n’a point encore donné l’autorisation nécessaire pour l’impression du travail de M. Ravenel ; il serait bon de prendre, à cet égard, l’avis du comité, dans sa prochaine séance. M. Francisque Michel poursuit la publication de la Chronique en vers des ducs de Normandie, par Benoît de Sainte-Maure, dont il a recueilli le texte dans son dernier voyage en Angleterre. Je ne mentionnerai pas ici la publication presque entièrement terminée des ouvrages inédits d’Abailard, par M. Cousin, le second comité étant spécialement chargé de la direction de tout ce qui concerne la littérature, la philosophie, les sciences et les arts, dans leurs rapports avec l’histoire générale. M. le ministre, votre prédécesseur, a autorisé récemment la publication de plusieurs autres ouvrages qu’il a jugés dignes d’intérêt. M. Jules Desnoyers, membre du premier comité, a été chargé de rédiger un Exposé critique des recherches entreprises en France à toutes les époques, et qui ont eu pour but l’étude et la publication des anciens monuments de l’histoire nationale. Ce travail est destiné à servir d’analogue à celui qui a été confié à M. Sainte-Beuve, sur l’histoire de la critique littéraire. Les Bénédictins de Solesmes, réunis en société sous la direction de M. l’abbé Guéranger, chanoine de la ville du Mans, ont reçu la mission de continuer le recueil intitulé : Gallia christiana. Ils travailleront d’abord, pendant un an, à la rédaction du volume pour lequel ils ont déjà rassemblé un nombre considérable de matériaux. Le comité, après avoir examiné le résultat de ces travaux, décidera s’il convient de leur confier cette entreprise pour un temps plus long. M. Tommaseo publiera, sous la direction de M. Mignet, les Relations des ambassadeurs vénitiens sur les affaires de France, pendant le XVIe siècle. M. Claude fait imprimer, sous la direction et la surveillance de M. Guérard, le Cartulaire de l’abbaye de Saint-Bertin. Quand cet ouvrage aura été mis au jour, le même travail aura lieu pour le Cartulaire de l’église de Notre-Dame de Chartres. Le dépouillement des manuscrits de la Bibliothèque royale, confié à M. Champollion-Figeac, a donné d’importants résultats pendant le cours de l’année 1835 ; depuis un mois, ce service a été complètement réorganisé, sept personnes y sont employées au lieu de douze, et trois principalement ont pour fonction spéciale de recueillir et d’analyser les pièces qui contiennent des documents précieux pour l’histoire de France. La commission instituée à Besançon, sous la présidence de M. Weiss, continue le dépouillement des papiers manuscrits du cardinal de Granvelle. M. Leglay poursuit son travail sur les manuscrits déposés aux archives de Lille et de Cambray. M. de Courson exécute des recherches semblables à Rennes, de concert avec M. Maillet, bibliothécaire de cette ville. La correspondance des départements a donné, depuis quelque temps, d’utiles renseignements. Je vais vous exposer en peu de mots, monsieur le ministre, le résumé des travaux les plus importants des correspondants du ministre. M. Maillard de Chambure, correspondant pour le département de la Côte d’Or, adresse (29 juin 1835) une notice sur le manuscrit de l’histoire de Saint Jean de Réôme, lequel provient de l’abbaye de Moutiers-Saint Jean, où il était mal à propos désigné sous le titre de Cartulaire de Réôme. Le même correspondant fait part (24 juillet 1835) de la découverte qu’il a faite, dans la bibliothèque de l’Académie des sciences de Dijon, de deux manuscrits, dont l’un, qui a appartenu à la bibliothèque du président Bouhier, est intitulé : Journal de ce qui s’est passé en Bourgogne, durant la Ligue de 1571 à 1601, par le sieur Pépin, chanoine musical de la sainte chapelle de Dijon, petit in-4°, mentionné dans la bibliothèque historique, n° 38,897. — Le second manuscrit a pour titre : Mémoire de ce qui s’est passé au Parlement de Dijon, du 10 novembre 1574 au 3 juillet 1602, par Gabriel Breunot, conseiller au Parlement. Grand in-8°, n° 33.053. M. Piers, correspondant à Saint-Omer, envoie la continuation de ses notices sur les manuscrits que possède la bibliothèque historique de cette ville. Celles qu’il adresse aujourd’hui sont relatives aux n° 249 : Cyrilli Alexandrini Thesaurus ; — n° 750 : Cartularium Folciami ; — n° 769 : vita beati Petri, Tharantasiensis archipiscopi. Enfin, il indique encore les suivants : Vita beatœ Mariœ de Onyaco — Genealogia comitum Flandrensium, etc. M. Piers joint à ces renseignements une notice biographique sur l’abbaye de Clairmarais avec la description de l’Église ; cette dernière partie se rapporte plutôt aux travaux spéciaux du second comité. M. Maurice Ardant jeune, président du tribunal de commerce de Limoges, adresse une copie d’un manuscrit intitulé : De l’affranchissement des habitants de Rochechouart et de la création de leur commune en 1296. M. le docteur Leglay, en poursuivant ses investigations dans les archives et les bibliothèques du département du Nord, a trouvé plusieurs manuscrits qu’il a jugés dignes d’attention, et qui mériteraient, suivant lui, d’être imprimés et publiés par le gouvernement, sinon en totalité, du moins en grande partie. Il a signalé d’abord deux chapitres, inédits jusqu’à ce jour, de la chronique de Molinet. Peut-être conviendrait-il d’ordonner la copie de ces fragments, afin de les publier plus tard dans un recueil de pièces diverses. Les mémoires de Robert d’Esclaibes, gentilhomme de Hainaut, qui servait dans l’armée de la Ligue du temps de Henri III et de Henri IV, ont été signalés par M. Leglay ; ceux du baron de Fuverdin, formant au moins dix gros volumes, lui ont paru contenir aussi une foule de renseignements intéressants et souvent inconnus sur les affaires publiques du XVIIe siècle. Si le comité croyait devoir donner suite aux propositions de M. Leglay, il ajouterait de nouveaux détails sur ces deux ouvrages à ceux que renferme déjà la lettre adressée par lui à M. le Ministre de l’instruction publique. On s’est borné provisoirement à remercier M. Leglay des communications qu’il avait faites au Ministre ; on lui répondra d’une manière plus précise lorsque vous aurez consulté le comité à ce sujet. M. Jouffroy et M. Weiss ont indiqué aussi, comme un monument historique d’une haute importance, une Histoire en 16 livres, des guerres de la Franche-Comté de 1632 à 1642, par le sieur Girardot de Beauchemin, conseiller au Parlement de Dôle, et membre du gouvernement de la province à cette époque. Cet ouvrage intéresse non seulement par l’exposé des faits qu’il raconte, mais encore par un style vif et animé, par la représentation fidèle de l’esprit du temps, et une intelligence remarquable des événements politiques. M. le ministre, votre prédécesseur a autorisé M. Weiss à s’occuper de la publication de cette histoire ; il lui a demandé, toute fois, quel plan de travail il comptait suivre, à quelle époque il pourrait se mettre à l’œuvre, et combien de temps serait nécessaire pour l’achèvement de cette entreprise. M. Weiss n’a point encore envoyé sa réponse. Divers documents, faisant partie des papiers inédits du cardinal Granvelle, ont été recueillis à Bruxelles par M. le baron de Reiffenberg et M. Gachard, archiviste de Belgique ; ils ont bien voulu nous adresser ces documents qui ont été mis à la disposition de la commission de Besançon. M. Larrigaudière, relieur à Moissac (Tarn-et-Garonne), et possesseur d’un certain nombre de chartes et de manuscrits relatifs à l’abbaye de Moissac, propose de vendre ces documents au gouvernement. M. le ministre de l’instruction publique n’a pu obtenir encore, sur la valeur des pièces qu’on lui offrait, des renseignements suffisants pour être en mesure de prendre aucune décision à cet égard. Il n’y a d’ailleurs aucun fonds au budget du ministère qui puisse être appliqué à des dépenses de cette nature. Si l’on employait, à l’achat des pièces historiques qui sont tombées entre les mains des particuliers, le crédit destiné aux travaux de recherche et de publication, ce crédit, déjà fort borné, serait bientôt insuffisant ; et le ministère ne pouvant, d’ailleurs, conserver dans ses archives les documents qu’il aurait achetés, se trouverait obligé de les donner à des établissements qui doivent eux-mêmes avoir des fonds pour des acquisitions de cette nature. M. Larrigaudière a donc gardé ses manuscrits ; il menace de les employer aux travaux de son état ; ce sont là les expressions dont il se sert ; il n’est pas inutile, je pense, d’appeler sur cette affaire l’attention du comité. M. Buchon adresse un rapport sur plusieurs manuscrits de George Chastelain, qu’il dit avoir découverts en visitant les bibliothèques de l’ancienne Flandre. Il n’y a plus lieu de s’occuper des propositions de M. Buchon ; depuis l’époque où il a écrit au Ministre à ce sujet, il a annoncé l’intention de publier ces documents pour son propre compte, dans la collection générale qu’il a entrepris de mettre au jour. M. de Formeville, conseiller à la Cour royale de Caen et correspondant du ministère, communique l’inventaire des documents qu’il a recueillis dans divers dépôts publics et particuliers du département du Calvados. La lettre de M. de Formeville et les indications qui s’y trouvaient jointes ont été examinées avec le plus grand soin par M. Champollion, et d’après l’avis que M. Champollion a bien voulu donner au ministre, de nouvelles instructions ont été adressées à M. de Formeville, dont on attend maintenant la réponse. M. Maillet, correspondant du ministère et bibliothécaire de la ville de Rennes, annonce qu’il existe, dans une petite commune, située à six lieues de cette ville, un manuscrit de 1225, contenant des concessions de privilèges faites par le duc Pierre, dit de Mauclerc, et confirmées par ses successeurs. D’autres communications de M. Maillet ont été examinées par M. Fallot. On attend la réponse que M. Maillet doit adresser au ministère consécutivement aux instructions spéciales qu’il a reçues depuis cette époque. M. le baron de Gaujal, premier président de la Cour royale de Limoges, informe M. le ministre qu’il est parvenu à réunir la collection complète des coutumes et privilèges des villes de l’ancienne province du Rouergue, depuis le commencement du XIIe siècle jusqu’à la fin du XIVe. Il pense que ces documents offrent assez d’intérêt pour être publiés aux frais de l’État dans la collection des monuments inédits de l’histoire de France. M. Adhelm Bernier propose de publier, à la suite du journal des séances du conseil privé du roi Charles VIII, les pièces suivantes qu’il assure être inédites : 1° Un document original concernant les ducs de Lorraine, entre autres celui qui figure principalement dans le conseil privé de Charles VIII ; 2° Poésies historiques sur Charles VIII, qui se composent de la prophétie du roi Charles VIII par Guilloche, et d’une satyre intitulée : L’aisnée fille de Fortune, ou louange d’Anne de Beaujeu. Monsieur le ministre n’ayant point de renseignements précis sur les monuments indiqués par M. Bernier, et se proposant, d’une autre part, de publier très prochainement le journal du Conseil privé, a renvoyé à l’examen du comité les nouvelles propositions de M. Bernier. Le même M. Bernier transmet au ministre la chronique inédite de Gaston IV, comte de Foix, gouverneur, pour Charles VIII et Louis XI, de la province de Guyenne, écrite par Guillaume Leseur, son domestique, et copiée sur le manuscrit unique de la Bibliothèque Royale. M. le baron Laugier de Chartrouse, correspondant et ancien maire de la ville d’Arles, transmet une notice sur un grand nombre de documents historiques tirés des archives de la ville d’Arles. M. de Chartrouse ne donne guère que des titres ; si l’un de messieurs les membres du comité voulait bien prendre la peine de les examiner, on pourrait, demander a M. de Chartrouse des détails plus étendus et plus circonstanciés. M. Henri, correspondant et bibliothécaire de la ville de Perpignan, fait connaître le résultat des recherches auxquelles il s’est livré dans divers dépôts d’archives. Les renseignements qu’il fournit sont trop vagues pour qu’il ait été possible d’accéder, sur cette simple information, au désir exprimé par M. Henri, qui demandait une allocation spéciale pour poursuivre ses recherches. M. Léchaudé d’Anisy, correspondant à Caen, donne des renseignements sur les débris des archives de l’abbaye de Savigny, déposés à la sous-préfecture de Mortain. M. le ministre avait spécialement chargé M. Léchaudé d’Anisy d’examiner ces pièces, sur lesquelles on avait appelé son attention. Il reste démontré qu’elles sont loin d’avoir l’importance qu’on leur supposait. M. Legonidec, qui s’est livré depuis longtemps à une étude approfondie des dialectes breton et gallois, prie M. le ministre de lui faire délivrer une commission pour la recherche des monuments celtiques, des manuscrits, chartes, etc., qui pourront se trouver dans la Bretagne et les provinces qui l’avoisinent. M. le ministre a décidé que cette proposition serait soumise au comité. M. Ollivier, correspondant de Valence (Drôme), adresse un rapport fort étendu sur les manuscrits relatifs à l’histoire de France que possède la ville de Grenoble. Une indemnité a été accordée à M. Ollivier, et il a été chargé de continuer ses travaux de dépouillement. M. Chambaud, secrétaire de l’administration du musée Calvet à Avignon, a entrepris, par les ordres de M. le préfet de Vaucluse et avec l’autorisation du ministre, le dépouillement des archives communales de ce département ; il communique, dans une première lettre, les résultats de son travail. Enfin, monsieur le ministre, des missions particulières ont été confiées à quelques personnes. M. Michelet a relevé les catalogues des manuscrits que possèdent les bibliothèques de Poitiers, La Rochelle, Angoulême, Bordeaux, Toulouse, Limoges et Bourges ; un rapport détaillé de M. Michelet a été remis par lui à M. le ministre de l’instruction publique. Un autre rapport a été fait par M. Granier de Cassagnac, chargé de faire une tournée dans quelques départements du sud-ouest de la France, à l’effet de vérifier la situation des archives et le travail des correspondants. M. Dugua, correspondant pour le département de Vaucluse, a fait connaître aussi les résultats du travail auquel il s’est livré, par ordre du ministre, sur les manuscrits historiques de la bibliothèque de Carpentras, et sur ceux qui appartiennent à M. Requien d’Avignon. Tels sont, monsieur le ministre, les travaux terminés, commencés ou proposés. Je n’ai rien à dire de tout ce qui est terminé. Pour ce qui est commencé, il s’agit de poursuivre ; le zèle éclairé des collaborateurs du ministère n’a pas besoin d’être stimulé, puisque, chaque jour, un progrès remarquable se fait sentir dans leurs travaux. Quant aux propositions diverses qui vous ont été faites, le comité les examinera successivement, et verra ce qu’il y aura lieu de faire pour chacune d’elles. Je me bornerai à vous faire remarquer que les fonds alloués au budget pour les travaux historiques, bien loin d’excéder les besoins, seraient, au contraire, insuffisants si l’administration ne se faisait un devoir d’ajourner un grand nombre d’entreprises utiles, si elle accordait seulement, à toutes les personnes qu’elle emploie, des indemnités convenables et méritées. Sur tous les points du royaume, de longues et pénibles recherches s’exécutent sans relâche ; il n’est point un seul dépôt de quelque importance qui ne soit exploré avec une activité d’autant plus digne d’éloges qu’elle est presque toujours désintéressée. L’amour de la science suffit seul à tant de travaux. Vous penserez sans doute, monsieur le ministre, qu’il est de l’honneur, je dirai plus, qu’il est du devoir du Gouvernement de s’associer de plus en plus à ces nobles efforts, en les secondant par tous les moyens qui sont en son pouvoir, en augmentant surtout les ressources nécessaires pour garantir leur durée et assurer leur succès. Le chef de la 3e division, Signé : Hippolyte Royer-Collard. XI Tableau comparatif des lois rendues de 1830 à 1837, les unes pour la résistance au désordre et la défense du pouvoir, les autres pour l’extension et la garantie des libertés publiques.
XII Récit de l’insurrection de Lyon en avril 1834, écrit en mai 1834, par un témoin oculaire.La voix de la presse lyonnaise, un moment couverte et interrompue par le bruit du canon, se fait entendre de nouveau, depuis que l’ordre matériel est rétabli. Quelques personnes ont la simplicité de s’en étonner, beaucoup s’en affligent. Je n’en suis ni affligé ni surpris. Je sais que, Dieu merci, pour combler l’abîme qui s’était ouvert il n’a pas été nécessaire d’y précipiter une liberté ou un principe ; je sais qu’on ne doit pas offrir les lois en holocauste aux mains de ceux qui viennent de mourir pour les lois ; je sais qu’il ne faut pas jeter son bouclier, même pour écraser un ennemi ; je sais que ces enquêtes irrégulières, que la polémique quotidienne a coutume d’instruire sur les grands événements, offrent souvent des leçons salutaires, des vérités profondes, et ramènent nos esprits, si oublieux de leur nature, sur la méditation des faits accomplis. Mais ce que je n’ignore pas non plus, c’est qu’il est du devoir de tout bon citoyen d’apporter son témoignage consciencieux dans cette grande procédure ; c’est qu’on est mal reçu à se plaindre de l’abus que font certaines gens du droit de publier leur pensée quand on refuse soi-même d’en faire usage pour la défense de la vérité. Aussi, n’ai-je point hésité à prendre la plume pour exposer, d’une manière aussi vraie et aussi complète que possible, les circonstances de la lutte qui vient d’ensanglanter Lyon, les causes qui l’ont amenée, et les conséquences qu’on doit en attendre. C’est ici une relation écrite à la hâte et dans un moment où tous les faits n’ont pu être encore officiellement constatés ; mais la crainte de commettre involontairement quelques erreurs partielles ne m’empêchera pas de combattre les erreurs générales et systématiques que l’on cherche à faire prévaloir. Il importe de fixer avant tout le véritable caractère du mouvement qui vient d’avoir lieu. Politique, il n’a rien de menaçant pour notre avenir ; c’est le dernier effort d’un parti aux abois, qui a présenté et perdu cette bataille qu’il nous annonçait à la tribune. C’est le dernier acte d’un drame qui n’a été que trop long et trop sanglant. Industriel, au contraire, il offre les symptômes les plus fâcheux. Il nous montre la question de la fabrique lyonnaise toujours la même depuis 1831 ; et cette question, indépendante de la marche générale des affaires et de l’affermissement progressif du gouvernement constitutionnel, n’est pas de celles qui se jugent par la force. La victoire remportée serait ici de peu de valeur ; il faudrait se préparer seulement à en gagner tous les ans une nouvelle, jusqu’à la ruine complète du commerce de Lyon. Heureusement l’affaire ne se présente point ainsi ; heureusement l’insurrection de 1834 a déployé, aux yeux de tous, la bannière toute politique qu’elle suivait ; elle a crié bien haut son mot de ralliement, République : mot bien différent de celui qu’on répétait en 1831, Tarif. Cependant, l’habitude est si bien prise de ne voir à Lyon qu’une lutte des fabricants et des ouvriers en soie, que beaucoup d’hommes sincères ne peuvent se résoudre à voir autre chose dans les derniers événements. Pour eux, les insurgés sont toujours des ouvriers ; avril 1834 est une revanche de novembre 1831. C’est spécialement à ces hommes que j’adresse les réflexions qui vont suivre. Quant aux écrivains du Précurseur ou aux membres de la Société des droits de l’homme, ils savent mieux que moi ce qu’il en est ; mais ils sont dans leur rôle quand ils repoussent toute participation à une tentative qui a échoué. Un premier fait mérite d’être remarqué, c’est le petit nombre d’ouvriers en soie qui ont pris part à l’insurrection. Que l’on consulte l’état des blessés civils apportés dans les hôpitaux, celui des morts, celui des prisonniers, on trouvera à peine un dixième d’hommes appartenant à la fabrique des soieries. Il y a mieux ; on rencontre sur ces listes six étrangers pour un Lyonnais ; or, tel est le caractère des mouvements politiques d’employer presque exclusivement les hommes qu’aucun lien de famille ne rattache à la ville qu’ils vont mettre à feu et à sang. Ceux qui verraient encore, dans une cause qui n’a enrégimenté que si peu de Lyonnais et d’ouvriers en soie, la cause spéciale de Lyon et du commerce de soieries, je les prie de se rappeler la crise vraiment industrielle de novembre 1831, et de mettre le programme d’alors en regard du programme d’aujourd’hui. En 1831, on se levait à ce cri terrible : Vivre en travaillant, ou mourir en combattant ! En 1834, on a déclaré la guerre en lisant sur la place Saint-Jean une longue proclamation, qui n’a de remarquable que son caractère essentiellement politique. La voici : Citoyens, L’audace de nos gouvernants est loin de se ralentir ; ils espèrent par là cacher leur faiblesse, mais ils se trompent : le peuple est trop clairvoyant aujourd’hui. Ne sait-il pas d’ailleurs que toute la France les abandonne, et qu’il n’est pas un homme de conscience, dans quelque position qu’il soit, manufacturier ou prolétaire, citoyen ou soldat, qui ose se proclamer leur défenseur !... Citoyens, voici ce que le gouvernement de Louis-Philippe vient encore de faire... Par des ordonnances du 7 de ce mois, il a nommé plusieurs courtisans, ennemis du peuple, à des fonctions très lucratives. Ce sont des sangsues de plus qui vont se gorger de l’or que nous avons tant de peine à amasser pour payer d’écrasants impôts. Parmi eux, se trouve Barthe, le renégat, qui est aussi nommé pair de France !... Ainsi on récompense les hommes sans honneur, sans conscience, et on laisse souffrir de misère tous ceux qui sont utiles au pays, les ouvriers, par exemple, et les vieux soldats. Pourquoi nous en étonner ?... Ceux-ci sont purs et braves ; ils ne chérissent l’existence que parce qu’elle leur donne la faculté d’aimer et de servir leur patrie ; c’est pourquoi aussi on les emprisonne, on les assomme dans les rues, ou on les envoie à Alger !... Ce n’est pas là ce que ferait un gouvernement national, un gouvernement républicain. Mais l’acte le plus significatif de la royauté, c’est la nomination de Persil au ministère de la justice !... Persil, citoyens, c’est un pourvoyeur d’échafauds !... C’est Persil qui a voulu faire rouler les têtes des hommes les plus patriotes de la France, et si les jurés les lui ont refusées, ce n’est pas faute d’insistance de sa part !... C’est Persil qui a eu l’infamie de dire le premier qu’il fallait détruire les associations et abolir le jury ! En le prenant pour ministre, la royauté a donc adopté toutes les pensées, toutes les haines de cet homme ! Elle va donc leur laisser un libre cours !... Pauvre France, descendras-tu au degré d’esclavage et de honte auquel on te conduit ?... La loi contre les associations est discutée, dans ce moment à la Chambre des pairs. Nous savons tous qu’elle y sera immédiatement adoptée. Nous la verrons donc très incessamment placardée dans nos rues !... Vous le voyez, citoyens ; ce n’est pas seulement notre honneur national et notre liberté qu’ils veulent détruire, c’est notre vie à tous, notre existence qu’ils viennent attaquer. En. abolissant les sociétés, ils veulent empêcher aux ouvriers de se soutenir dans leurs besoins, dans leurs maladies, de s’entraider surtout pour obtenir l’amélioration de leur malheureux sort !... Le peuple est juste, le peuple est bon ; ceux qui lui attribuent des pensées de dévastation et de sang sont d’infâmes calomniateurs ; mais ceux qui lui refusent des droits et du pain sont infiniment coupables. Ouvriers, soldats, vous tous
enfants de l’héroïque France, souffrirez-vous les maux dont on vous menace ?
consentirez-vous à courber vos têtes sous le joug honteux qu’on prépare à
votre patrie ? Non, c’est du sang français qui coule dans vos veines, ce sont
des cœurs français qui battent dans vos poitrines ; vous ne pouvez donc être
assimilés à de vils esclaves. Vous vous entendrez tous pour sauver la France
et lui rendre son titre de première des nations. 8 Avril 1834. Je le demande, est-ce là le cri de guerre des ouvriers contre les maîtres ? Est-ce une affaire de salaire ou de tarif ? Non, toutes les questions industrielles sont mises en oubli, pour ne penser qu’à M. Persil et à la loi sur les associations ; il est impossible de déclarer plus franchement dans quel esprit on veut agir, et cet esprit a présidé à l’insurrection jusqu’au dernier moment ; les placards républicains, le drapeau rouge, le tutoiement obligé, tout indiquait une protestation armée contre le gouvernement de Juillet bien plus que contre l’organisation de la fabrique lyonnaise. Si la question était moins grave, je pourrais m’arrêter ici ; mais il importe de répondre à toutes les objections, de dissiper tous les doutes. Dans ce but, je vais remonter plus haut et expliquer, par l’histoire abrégée de la crise qui a précédé les derniers événements, comment la querelle industrielle s’est éteinte peu à peu, sous l’influence d’une prudente administration, comment elle s’est abdiquée au profit de la querelle politique, comment la Société des droits de l’homme a absorbé la Société des mutuellistes, comment elle a seule inspiré, dirigé et exécuté le mouvement insurrectionnel d’avril. On sait que la fabrique des soies a quatre rouages bien distincts, l’ouvrier, le chef d’atelier, le fabricant et le commissionnaire. Sur ces quatre rouages, trois sont nécessaires ; mais l’intervention du chef d’atelier, qui reçoit les matières du fabricant et les remet à l’ouvrier auquel il loue ses métiers, ne semble propre qu’à diminuer inutilement le salaire de ce dernier. Plus désœuvré et plus ambitieux que le simple ouvrier, le chef d’atelier est aussi plus turbulent ; mais, d’un autre côté, il est plus moral, plus instruit, plus éloigné des idées de pillage et de subversion complète. Les chefs d’atelier ont fait novembre 1831, mais ils ont aussi enchaîné cette fatale victoire ; ils ont empêché qu’elle ne dégénérât en dévastation et en incendie. Quant aux ouvriers, ce qui leur manque essentiellement, c’est la prévoyance que possèdent jusqu’à un certain point les chefs d’atelier. Quand les salaires sont élevés, ils dépensent davantage et jamais ils ne mettent un centime de côté pour les mauvais jours. A Lyon, la caisse d’épargne ne reçoit point de dépôts ; aussi l’ouvrier voit-il arriver avec terreur le moment du chômage de la fabrique et de la baisse des salaires ; son idée fixe, c’est le tarif, c’est-à-dire un minimum au-dessous duquel ne pourrait descendre, dans aucun cas, le prix qu’il reçoit pour sa journée. Ce tarif, il l’a demandé d’abord à l’autorité administrative ; en 1831, la requête fut présentée à M. Bouvier-Dumolard par trente mille hommes enrégimentés. Il y donna son consentement, et cette foule, ivre de joie d’avoir vu se réaliser son rêve favori, se retira en criant : Vive Dumolard ! vive notre père ! Le préfet s’endormit tranquille au milieu de ces protestations d’amour. Il crut avoir résolu le problème. Mais il avait compté sans les nécessités de l’industrie qui, ne permettant pas au fabricant de travailler à perte, frappent d’impuissance et de ridicule toute fixation immuable du prix de la journée. Les fabricants protestèrent contre le pacte absurde qu’on leur imposait ; les ouvriers, forts de la faute qu’on avait commise, descendirent sur la place publique pour défendre ce traité qu’ils devaient regarder comme leur charte. La garnison fut expulsée, et la population des ateliers, forcée, quelques jours après, de courber la tête devant une armée, n’en dut pas moins conserver au fond du cœur ce souvenir qu’elle était restée maîtresse du champ de bataille. Souvenir fatal, qui exaltait ses prétentions, entretenait la pensée d’un nouvel appel à la force et exigeait peut-être un sanglant démenti. C’est en ce sens, mais en ce sens seulement, qu’avril 1834 peut passer pour une revanche de novembre 1831. La seconde fois, le tarif ne fut pas demandé à l’administration, mais à la libre discussion et aux lois. Le tribunal des prudhommes fut l’arène du nouveau débat. L’Écho de la fabrique fut l’organe des réclamations de la classe ouvrière ; mais ces réclamations insensées ne pouvaient réussir sur un semblable terrain. On ne tarda pas à l’abandonner. C’est à la force organisée qu’on s’est adressé en dernier lieu. Cette troisième expérience ayant échoué en février 1834, la crise industrielle a expiré ; elle n’avait plus de transformation nouvelle à subir. Ceci demande quelques détails. La Société des mutuellistes est composée de chefs d’atelier. Celle des Ferrandiniers, créée à son image, reçoit dans son sein les ouvriers ou compagnons. Ces deux sociétés, déjà anciennes, avaient pris quelque importance depuis la révolution de Juillet, et surtout depuis que la fabrique était entrée dans la troisième période, celle dont il est ici question. Divisés par loges de vingt membres, gouvernés par un comité central de vingt personnes, organisés, en un mot, comme toutes les sociétés politiques, qui ont fini depuis par les absorber, les Mutuellistes et les Ferrandiniers ont cru imposer enfin le tarif en saisissant l’arme puissante des interdictions de travail. Les moyens d’exécution étaient : 1° la cessation du travail pour le compte de tout fabricant qui ne se soumettrait pas aux ordres des sociétés ; 2° la désertion des métiers des chefs d’atelier insoumis ; 3° une caisse de secours pour les ouvriers restés sans travail par suite de leur obéissance. Cette caisse, à peine suffisante pour les interdictions partielles, ne pouvait dédommager les ouvriers du mal que leur causait une suspension générale, et c’est dans ce cas que des dons considérables, provenant de sources en général inconnues, ont soutenu un zèle qui menaçait de se refroidir très promptement. Ce fait n’est pas le seul qui signale l’intervention de plus en plus complète des partis politiques dans la lutte industrielle. Bientôt les interdictions vinrent frapper les opinions des chefs d’atelier, comme leur désobéissance aux règlements mutuellistes. Mais ne devançons pas la marche des événements. Contre le mode d’exécution adopté par les ouvriers, les moyens légaux étaient impuissants ; un système absolu de non intervention était prescrit à l’autorité. Elle n’avait d’autre mission que de protéger les chefs d’atelier et les fabricants contre la force matérielle et de les rassurer contre les menaces que leur attirait tout acte de fermeté. Ce rôle, fort simple en apparence, offrait d’immenses difficultés ; rester impartial et calme au milieu de ces débats passionnés, résister aux provocations insultantes des uns, aux instantes prières des autres, se résigner à voir, pendant quelque temps, ses intentions ou du moins ses lumières méconnues pour attendre sa réhabilitation d’un succès lent, éloigné et incertain, telle était la position qu’il fallait accepter avec courage et ne pas abandonner un seul moment. La lutte qui s’est terminée en février 1834 est la plus glorieuse époque de la pénible administration de M. de Gasparin. A forée de prudence, d’habileté et de courage, il a remporté, sur les mauvaises passions de la fabrique, une victoire décisive, victoire dont l’influence a réagi sur celle d’avril, et qu’on peut se rappeler sans amertume parce qu’elle n’a pas coûté de sang français. Il était dans la nature de la Société des Mutuellistes de s’unir de plus en plus, et presque à son insu, avec les sociétés politiques ; destinée à être un jour absorbée, dominée et exploitée par celles-ci, elle devait se présenter d’abord comme leur alliée contre l’ordre de choses existant, qui les blessait également, quoique sous des rapports divers. C’est ce qui arriva à la fin de 1833 ; à cette époque, on commença à préparer une vaste explosion ; l’entrée des ouvriers en Suisse et la suspension générale du travail à Lyon devaient en donner le signal. Ces deux opérations devaient avoir lieu simultanément le 10 février 1834. Heureusement le gouvernement Suisse, soupçonnant les projets du général Ramorino et de ses réfugies, prit des mesures qui les forcèrent à devancer le jour indiqué. L’expédition mal préparée échoua complètement : quant aux Mutuellistes, ils tinrent parole ; au moment convenu, le 10 février, tous les métiers cessèrent de battre. Alors la ville de Lyon offrit un spectacle vraiment extraordinaire : les magasins étaient fermés, les ateliers déserts ; cinquante mille ouvriers parcouraient les rues ; et, espérant prendre les fabricants par la famine, ils avaient la constance de supporter huit jours entiers de chômage, sans autres ressources que les faibles secours de ceux qui soutenaient leur courage et entretenaient leurs espérances. Ces espérances furent entièrement déçues ; les fabricants tinrent bon jusqu’au bout, et huit jours d’interdiction n’amenèrent pas un centime d’augmentation dans les salaires. Les ouvriers, sentant toute la force de cette expérience, tournèrent leur ressentiment contre ceux qui les avaient flattés d’un espoir chimérique. De ce moment, les sociétés industrielles ne conservèrent plus une existence et une action indépendantes ; les Mutuellistes se retirèrent, en partie de ces intrigues, et c’est dans cette situation que les derniers événements ont trouvé la fabrique lyonnaise. Ai-je tort de dire qu’en 1834 février a sauvé avril ? A mesure que ces sociétés industrielles se divisaient et s’effaçaient, la société politique des Droits de l’homme, qui a fini par absorber leurs débris, prenait chaque jour plus d’importance, d’audace et d’ascendant. MM. Garnier-Pagès, Cavaignac et Ramorino étaient venus, à différentes époques, lui apporter les instructions de la société mère, examiner et réformer son organisation et ses plans. C’est surtout depuis la présentation de la loi sur les associations, c’est à l’approche du soulèvement d’avril que la société manifeste une activité extraordinaire. Le 30 mars, elle essaie de se réunir aux Brotteaux pour protester contre la loi ; mais les abords du local étant occupés par un piquet d’infanterie et une cinquantaine de dragons, le comité central reconnaît l’impossibilité d’y pénétrer et se retire sans rien entreprendre. A la même époque, la société envoie à Paris un délégué spécial qui visite en passant les affiliés de Châlons, de Beaune et de Dijon, et donne le mot d’ordre pour l’explosion générale qui doit avoir lieu. Cependant les Mutuellistes, comme nous l’avons dit plus haut, se perdent de plus en plus dans la Société des Droits de l’homme. L’Écho de la fabrique, qui est leur organe, dit positivement, dans son numéro du 30 mars : Si, dans l’ordre du jour cité par M. Prunelle, il est recommandé de repousser des loges les imprimés des Droits de l’homme, c’est une mesure de discipline momentanée et non une prescription à toujours ; ces papiers n’ont jamais été prohibés en temps ordinaires, ce qui est d’autant plus naturel que plusieurs des Mutuellistes font partie de la Société des Droits de l’homme et de plusieurs sociétés politiques. Enfin le moment de l’action approchant, le comité central éprouve le besoin de s’adresser à tous les sectionnaires et de se retremper dans une élection nouvelle. Tel est le but de la circulaire suivante : Lyon, le 15 germinal an XLII de l’ère républicaine (4 avril 1834). UNITÉ, ÉGALITÉ. ASSOCIATION, PROPAGANDE. Le comité central du département du Rhône de la Société des Droits de l’homme, aux citoyens composant les sections. Citoyens, Plus les circonstances deviennent graves, plus ceux que vous avez choisis pour diriger la puissante action que vous donnent votre dévouement et vos convictions sentent le besoin de s’entendre précisément avec vous et de connaître d’une manière fixe l’esprit qui vous anime. C’est dans ce but que nous avions décidé qu’une assemblée générale aurait lieu ; mais, sûrs des précautions que nous avions prises, nous ne pouvions l’être aussi bien de la discrétion ou de la fermeté de ceux avec lesquels nous avions été contraints de traiter pour avoir un local : l’autorité a été prévenue, notre réunion a été empêchée. Nous avons dû immédiatement réunir ceux qui représentent le plus largement la société, et c’est aux chefs des sections que nous avons verbalement présenté l’état actuel de l’association et le compte rendu de nos travaux pendant le trimestre qui vient d’expirer. Vous demanderez chacun au chef de votre section le résumé de ce rapport ; mais nous sentons le besoin d’aider leur mémoire en vous rappelant nous-mêmes les traits suivants. Quant aux finances, le comité s’est plaint du peu d’exactitude qui a été apporté dans le versement de la cotisation entre les mains du caissier. Il a annoncé qu’il existait encore un arriéré sur les payements de janvier ; que la moitié seulement des sections avait payé pour février et qu’aucun versement n’avait été fait pour mars ; que, cependant, les dépenses avaient été continuées, même pendant le dernier mois cité, et que parmi elles figurait principalement le chiffre des sommes dépensées pour les prisonniers de Lyon ou de Saint-Étienne, lequel ne s’élevait pas à moins de 600 francs ; que, dans cette situation, il était impossible de donner sur le champ l’état précis des finances pendant ce trimestre ; qu’enfin il engageait formellement les chefs de section à faire leurs versements à la prochaine réunion des conseils d’arrondissement et à nommer deux délégués à l’examen desquels les comptes généraux seraient livrés par le caissier, suivant le règlement. Le comité a, comme organe de l’association, témoigné, avec une franchise toute républicaine, le mécontentement qu’il avait éprouvé par suite de l’inconcevable conduite de quelques chefs de section qui, au mépris des règlements, loi formelle que nous devons tous suivre tant qu’il n’y a pas réellement impossibilité matérielle, ont cherché, eux, infiniment faible majorité, à entraîner, par des voies détournées, la majorité à l’adoption de leurs projets. Ce n’était rien moins que la division et l’anarchie qu’ils allaient jeter dans nos rangs, et cela dans le moment où plus que jamais nous avons besoin de nous unir ; mais, malgré tous leurs efforts, ils n’ont pu réussir dans leurs tentatives, et c’est plus sous le rapport de sa considération que sous celui de sa force intérieure qu’ils ont nui à la société, car la dernière réunion des chefs des sections nous a pleinement confirmés dans ce que nous savions déjà, à savoir que c’était à trois ou quatre citoyens seulement que le mal était dû. Néanmoins le comité, principalement à cause de la situation grave dans laquelle la France est placée et de l’immense adjonction de sectionnaires survenue pendant le dernier trimestre, a voulu savoir s’il était toujours la représentation fidèle et vraie de la société, et si la volonté de la majorité des membres actuels était que le mandat dont il est revêtu lui fut continué. Afin de ne gêner en rien l’émission de la pensée de chaque sectionnaire, les membres composant le comité ont déclaré qu’il donnaient tous leur démission. En conséquence, les chefs de section ont été invités à prévenir immédiatement les sectionnaires de se réunir dimanche pour procéder à de nouvelles élections. Citoyens, Vous allez faire acte entier de souveraineté ; sans considération de nous, mais en examinant seulement les services rendus à notre cause, comme gages nécessaires de dévouement et d’abnégation pour l’avenir, vous fixerez vos choix. En attendant que l’expression générale de vos vœux soit précisée, nous conserverons la direction que vous nous avez donnée. Si, pendant cet espace de temps, des événements survenaient, vous nous trouveriez ce que nous serons toujours, c’est à dire résolus à tous les sacrifices que peut exiger l’intérêt bien entendu de la sainte cause républicaine. Tout pleins de respect pour vos volontés, nous serons honorés de reprendre, s’il le faut, nos places de simples sectionnaires, et nous n’en continuerons pas moins à travailler avec notre dévouement habituel. Mais nous vous le déclarons dès à présent, nous combattrons directement par tous les moyens quiconque tenterait à l’avenir d’agir en dehors du règlement et de porter le trouble dans la société. Pour assurer la régularité des
opérations électorales, le comité a arrêté les dispositions suivantes : Le règlement veut que les
élections soient faites en assemblée générale ; mais tous les sectionnaires
doivent reconnaître qu’il y a impossibilité matérielle d’exécuter cet
article, puisque indépendamment de la difficulté qu’il y aurait à les réunir
pendant toute une journée dans un lieu où ils ne pussent être inquiétés par
les poursuites de l’autorité, le mauvais temps, que personne n’arrête, peut
rendre impossible tout scrutin ; qu’en outre, chacun doit comprendre combien
il serait difficile de procéder, dans une si grande réunion et avec l’ordre
nécessaire, à un scrutin qu’il serait ensuite impossible de dépouiller,
puisque deux jours ne suffiraient peut-être pas pour terminer cette opération
; que ces difficultés étant reconnues, et un précédent existant déjà avec l’approbation
des sectionnaires, la société se trouve aujourd’hui placée dans cette
position, ou de se dissoudre, ou de modifier de bonne foi un article de son
règlement. Dans une pareille situation, il ne peut pas y avoir d’hésitation
sur le choix ; c’est pourquoi le comité arrête : 1° Les élections seront faites
par chaque section séparément réunie dans le lieu ordinaire de ses séances ; 2° Après l’ouverture des travaux,
le chef donnera lecture de la présente circulaire ; 3° Les sept membres futurs du
comité seront nommés à la majorité absolue des suffrages. Dans le cas où deux
tours de scrutin n’auraient pas donné cette majorité à un ou plusieurs des
membres à élire, l’élection aura lieu par un troisième tour de scrutin à la
majorité relative ; 4° Procès-verbal sera dressé sur
le champ du résultat des votes, certifié sincère par le chef, le sous-chef et
le premier quinturion de la section, puis cacheté ; 5° Tous les procès verbaux seront
apportés lundi soir, à sept heures, extrêmement précises, par les chefs de l’arrondissement.
Ils seront ensuite ouverts et lus dans une réunion qui aura lieu le même
jour. Le résultat sera proclamé, puis annoncé ultérieurement aux sections par
une nouvelle circulaire. Salut et dévouement fraternel. Les membres du comité : POUJOL, J. T. HUGON, P. A. MARTIN, E. BAUNE, ÉDOUARD ALBERT, SILVAIN COURT, BERTHOLON. Il y aurait beaucoup de remarques à faire sur cette pièce ; je ne m’y arrêterai pas ; je dirai seulement que le comité central a continué ses publications pendant la durée du combat ; c’est ce que prouve l’ordre du jour que je vais transcrire, et qui est daté, comme la circulaire précédemment citée, de l’an 42 de la République. On voit qu’elle aussi a sa légitimité et ne tient pas compte du règne des usurpateurs. A Vienne, la garde nationale est
maîtresse de la ville ; elle a arrêté l’artillerie qui venait contre nous.
Partout l’insurrection éclate. Patience et courage ! La garnison ne peut que
s’affaiblir et se démoraliser. Quand même elle conserverait sa position, il
suffit de la tenir en échec jusqu’à l’arrivée de nos frères des départements
; au premier jour nous recevrons des nouvelles favorables. Lyon, le 22 germinal, an 42 de la République. A chacun donc la responsabilité de ses œuvres ; c’est aux partis politiques que Lyon doit ses derniers malheurs. En vain dira-t-on que l’insurrection aurait éclaté ailleurs ; à Paris d’abord par exemple, si elle avait été véritablement républicaine, tandis qu’en se montrant à Lyon elle a trahi une tout autre origine. Mais on oublie que le désordre, tant de fois comprimé à Paris, a déserté cette ville où une police active, une armée immense, une garde nationale unanime dans son dévouement ne lui laissaient plus aucune chance de succès. On oublie que les factions ont émigré à Lyon, qu’elles y ont établi le centre et le foyer de toutes leurs intrigues, qu’elles lui ont conféré le triste honneur d’être pour elles, non seulement une capitale industrielle, mais une capitale politique. En effet, où trouver des éléments plus favorablement disposés pour le triomphe de l’anarchie ? Où trouver ces débris d’associations d’ouvriers, dont on pourrait encore exploiter le mécontentement ? Où trouver une cité plus grande, plus importante à tous égards, plus influente par sa position entre les républicains de la Bourgogne et les légitimistes du Midi ? Où en trouver une qui soit plus abandonnée aux graves dangers qu’entraîne, toujours une industrie dominante ? Il est évident que la révolte, quel qu’en fût le caractère, devait trouver ici son centre et son point d’appui principal. D’ailleurs l’explosion ne devait point être locale ; la promulgation de la loi sur les associations devait en donner le signal pour toute la France. Les anarchistes lyonnais ont cru devoir faire feu avant le signal. Ils ont pensé qu’en saisissant l’occasion du procès des Mutuellistes, ils trouveraient le moyen de rattacher à leur cause tous ces ouvriers en soie qui commençaient à renoncer au désordre. Par là ils ont pu accroître ici le nombre de leurs partisans ; mais ils ont isolé leur mouvement, et ils en ont rendu la répression plus facile. Puisque j’ai parlé de cette loi sur les associations dont la promulgation devait être le signal d’une protestation à coups de fusil, qu’il me soit permis de dire toute ma pensée sur les protestations écrites qui ont précédé et préparé celle-là. Je puis la dire sans hésiter, car, je le déclare en commençant, les intentions sont choses sacrées pour moi. Je crois qu’on peut avoir les vues les plus honorables quand on a embrassé le parti de la République ou celui de la légitimité ; je crois même (et ceci scandalisera bien des gens) qu’on peut vouloir par patriotisme le soulèvement des rues et la violation des lois. Je déplore l’erreur de ceux qui prétendent arriver au bien par le mal ; mais jusqu’à preuve contraire, je crois à leur désintéressement et à leur sincérité. Ces réserves une fois faites, je déclare que, de toutes les tentatives anarchiques qui ont eu lieu depuis trois ans, je n’en connais pas de plus monstrueuse que le discours de l’honorable M. Pagès (de l’Ariège) sur la loi des associations. Dans une nation civilisée et soumise au régime légal, un citoyen qui viole la loi, qui la viole à bon escient, qui proclame même hautement la nécessité de la violer, doit soulever contre lui l’animadversion de tous les partis, car tous sont intéressés au respect de la loi qui n’est la propriété exclusive de personne. Mais quand ce citoyen est lui-même législateur, quand il abuse de la tribune pour se poser, à la face du pays, comme adversaire de la loi qui vient d’être adoptée, quand il foule aux pieds ces deux grands principes de tout gouvernement représentatif, respect de la majorité et respect de la loi, quand il fait un appel à toutes les résistances pour s’y associer, quand il établit ce principe anti-social que chacun est juge en dernière analyse de la législation du pays, et peut choisir, pour les rejeter ou s’y soumettre, les dispositions qui lui conviennent et celles qui ne lui conviennent pas ; c’est le comble du désordre moral ; il n’y a pas de paroles assez énergiques pour repousser un système aussi dangereux. Je crois que l’étonnement avait fermé la bouche à tous les collègues de M. Pagès, car personne ne prit la parole pour relever ses doctrines, et demander qu’on donnât à ce discours le commentaire indispensable d’un rappel à l’ordre : aussi d’autres députés ont-ils protesté à son exemple ; aussi avons-nous vu, comme une chose toute simple, les journaux ouvrir leurs colonnes aux protestations de tous les mécontents de toutes les provinces ; et puis sont venues les protestations à main armée, que M. Pagès ne souhaitait certainement pas, et qui ne sont pourtant qu’une déduction logique de ses paroles. Il y avait peut-être quelque exagération à prétendre que le 6 juin 1832 fût sorti du compte rendu ; mais personne ne peut nier que les protestations des députés n’aient été traduites en coups de fusil le 9 avril 1834. Parmi les journaux qui ont nié l’origine politique des derniers événements, le Précurseur mérite une mention spéciale. Il s’est fait un argument des articles qu’il a publiés quelques jours auparavant, et dans lesquels il prêchait, sinon la paix et la concorde, du moins la renonciation à tout projet d’agression armée. Je ne suis pas de ceux qui pensent que, sous ces conseils pacifiques, le Précurseur cachait un désir secret de voir les hostilités commencer. Je crois, au contraire, qu’il appartient à cette fraction peu nombreuse du parti républicain qui redoute sincèrement les émeutes et qui ne croit pas le moment venu pour une révolution ; mais ce qu’il ne voit pas ou ce qu’il fait semblant de ne pas voir, c’est qu’il est dépassé et absorbé depuis longtemps par les hommes d’action, par les impatients et les écervelés du parti ; c’est qu’il ne représente plus l’opposition républicaine, et que, par conséquent, tous ses articles et ses conseils ne peuvent plus passer pour la véritable pensée de cette faction. D’ordinaire les partis attendent le moment du triomphe pour se décomposer ; mais celui de la république a déjà dépossédé ses premiers chefs et a fait descendre rapidement le pouvoir des hommes du National et du Précurseur à ceux de la Tribune et de la Glaneuse. Qu’on juge par là des éléments de ce parti, et qu’on ne vienne plus dire qu’on ne se répète pas en politique, qu’on ne recommence pas deux fois, et de la même manière, les mêmes scènes. Non, sans doute, et la seconde république ne ressemblerait certainement pas à la première ; elle serait moins glorieuse, moins longue. Vous n’auriez plus, comme la première fois, ces hommes généreux, patriotes, qui, pleins d’enthousiasme pour le mouvement de 89, ne s’en détachèrent qu’à la dernière extrémité. Dès le premier jour, vous n’auriez pour vous gouverner que des hommes de rebut qui se hâteraient d’étaler leurs rêves insensés pour compenser ce qui manquerait à leur règne en durée et en grandeur. Espérons que ces dernières folies achèveront de détacher du parti anarchiste quelques hommes distingués qui lui prêtent le secours de leur nom, mais qui doivent s’y trouver mal à l’aise et y sont probablement peu appréciés. Qu’ils comparent, dans l’affaire de Lyon en 1834, la conduite de leurs partisans avec celle de l’autorité. D’un côté, toutes les provocations, toutes les violences ; de l’autre, toute la patience et la modération que comporte la fermeté. Quelques personnes ont reproché à M. de Gasparin de n’avoir pas saisi toutes les occasions de sévir et de réprimer. C’est qu’il voulait laisser aux factions tout l’odieux d’une semblable lutte. Aussi pas une voix ne s’est élevée pour attribuer le conflit aux provocations de l’autorité ; dans un temps où toutes les calomnies ont cours, on n’a pas encore inventé celle-là. Personne n’a prétendu non plus qu’il fallût attribuer l’explosion à quelque circonstance particulière et inattendue ; on y a généralement reconnu une entreprise préméditée et préparée de longue main. Depuis longtemps, des tentatives d’embauchage étaient faites auprès des soldats de la garnison. Dès la veille de l’insurrection, les maisons dont il fallait s’emparer, celles qui avaient des allées traversantes ou dont les fenêtres plongeaient sur plusieurs rues, avaient été marquées à la craie, et au moment où la lutte s’engageait sur la barricade de la place Saint-Jean, l’attaque de la Préfecture était déjà tentée, et des barricades s’élevaient sur tous les points de la ville et des faubourgs, dans les positions les plus fortes, dont le choix indiquait une étude sérieuse du terrain et une habileté stratégique à laquelle les militaires rendent hommage. Ceci répond d’avance aux insinuations de ceux qui regardent les désordres de l’audience où devaient se juger les chefs Mutuellistes comme la cause de l’insurrection qui a éclaté quatre jours après, et attribuent d’ailleurs ces désordres à l’imprudence ou à la faiblesse de l’autorité administrative, donnant à entendre qu’elle est responsable du sang répandu. Il est évident qu’il n’était au pouvoir de personne ni de faire naître ni d’empêcher l’explosion. Quelques mots d’explication suffiront pour éclairer la scène du Palais-de-Justice. Le président du tribunal et le procureur du roi avaient conféré la veille sur les mesures à prendre avec le général Aymard et avec le préfet ; ils avaient insisté pour qu’aucun appareil militaire n’entourât l’audience ; ils avaient cité tous les précédents qui autorisaient la confiance, et avaient dit que la justice devait puiser sa force dans sa propre dignité et non dans l’appui des baïonnettes. La noblesse de ces sentiments fut comprise et leur demande d’autant plus facilement accueillie que l’on connaissait les dispositions de la Société des Mutuellistes qui recommandait le calme à tous les ouvriers. Cependant, malgré les conventions de la veille, le président crut devoir appeler des soldats pour arrêter le tumulte que produit toujours une foule nombreuse et agitée ; il fit une réquisition pour une centaine d’hommes, force tout à fait insuffisante au milieu de cette multitude qui encombrait l’audience, la cour de l’hôtel Chevrière et la place Saint-Jean ; il fit cette réquisition sans prévenir autrement les autorités militaires et administratives. Le piquet appelé se trouva donc compromis et dans l’impossibilité presque absolue d’agir. Sa situation fut d’autant plus fâcheuse qu’un incident postérieur à la levée de l’audience, et relatif à un témoin à charge indignement attaqué, avait changé l’inquiétude et l’agitation de la foule en une hostilité véritable ; de là des désordres et des excès que tout le monde déplore, mais que l’administration ne pouvait prévenir et qu’elle fit cesser très promptement. Ainsi, pour résumer en quelques mots ces considérations préliminaires, l’insurrection lyonnaise de 1834 a été politique. Elle devait éclater à la fois dans toute la France, et le désir seul de rattacher la cause des ouvriers en soie à celle de la Société des Droits de l’homme a fait devancer ici le moment fixé ; on ne peut l’attribuer ni aux provocations de l’autorité locale, ni à l’effet produit par quelques circonstances particulières et inattendues. J’entre maintenant dans l’histoire des six journées. Le procès des Mutuellistes avait été renvoyé au mercredi 9 avril 1834. Il était évident pour tout le monde que, si l’insurrection devait avoir lieu, elle éclaterait ce jour-là. Aussi chacun s’y préparait à sa manière ; les habitants paisibles émigraient en foule ; les fiacres, les omnibus ne pouvaient suffire aux familles qui allaient chercher un asile à la campagne. Pendant ce temps, la Société des Droits de l’homme et l’autorité militaire faisaient leurs dispositions d’attaque et de défense. Les sections étaient unanimes pour le soulèvement ; elles croyaient le moment favorable ; leurs membres ne doutaient pas que les affiliés de Mâcon, de Dijon, de Grenoble et de Saint-Étienne, auxquels on avait écrit de se tenir prêts, ne secondassent le mouvement. Ils se faisaient illusion sur l’esprit des départements ; ils croyaient allumer une traînée de poudre qui porterait en quelques heures le feu de la sédition dans les provinces légitimistes et dans les provinces républicaines, et jusque dans les murs de la capitale. Mais leur plus grande erreur était de compter sur les soldats. La contenance de la compagnie du 7e léger, appelée le samedi à l’audience du tribunal, avait achevé de les confirmer dans cette idée ; d’ailleurs, ils citaient avec complaisance le nom de quelques sous-officiers engagés dans la Société ; ils parlaient de lettres écrites par des artilleurs ; enfin, ils se berçaient d’une espérance qui reçut dès la première attaque un éclatant démenti. Les plus prudents voulaient retarder cette attaque jusqu’au moment de la condamnation ; mais on fit observer qu’en commençant aussi tard on s’exposerait à ne pas achever dans la journée le mouvement qui devait emprisonner chaque corps dans le quartier où il se trouvait, l’isoler du reste de la garnison, couper toutes les communications de la troupe et empêcher ainsi qu’une direction unique ne présidât à ses mouvements. La nuit venue, on ne pourrait plus retenir les combattants à leur poste, et les soldats profiteraient de cette circonstance pour regagner leurs positions et rétablir leurs communications interrompues. Ces observations déterminèrent la majorité ; il fut décidé qu’on engagerait l’affaire à onze heures, après que les juges seraient entrés en séance. Quant au plan des opérations, je viens déjà d’en donner un aperçu. Une première ligne de barricades devait s’élever à la fois dans toutes les parties de la ville ; on devait en défendre les abords en tirant des fenêtres et des toits ; et pendant ce temps, une seconde ligne mieux fortifiée, plus difficile à enlever, devait offrir un nouvel obstacle aux soldats, dans le cas où ils seraient parvenus à forcer la première. On avait une assez grande quantité de poudre tirée de Suisse par contrebande ; et d’ailleurs on devait en fabriquer dans plusieurs quartiers, d’après la recette que la Glaneuse avait publiée quelques jours auparavant. Les balles ne manquaient pas ; mais les fusils n’étaient pas en très grand nombre ; plusieurs membres de la société furent chargés de parcourir les communes voisines et de désarmer les gardes nationales. Un poste fut assigné à chaque section, et la besogne étant ainsi distribuée, on attendit sans impatience le moment d’agir. De son côté, le général Aymard faisait ses préparatifs ; il donnait des instructions confidentielles aux généraux et aux chefs de corps ; il chargeait les officiers de visiter avec soin les localités où ils pourraient être appelés à agir ; il faisait approvisionner de vivres et de munitions les principaux forts et les casernes les plus importantes. Son plan avait cela de commun avec celui des insurgés que lui aussi cherchait à les scinder, à les isoler, à empêcher tout ensemble dans leurs mouvements ; de part et d’autre, on avait compris l’importance de cette opération, à laquelle la longueur de la ville se prêtait merveilleusement ; on avait compris que celui-là devait l’emporter qui conserverait ses communications en interrompant celles de l’ennemi. Or, ce grand résultat fut obtenu dès le premier jour par les troupes, qui emportèrent les premières barricades et occupèrent sur-le-champ les positions que le général leur avait assignées. Ces positions étaient les suivantes : Le premier corps, commandé par le général Fleury, s’étendait de la barrière Saint-Clair jusqu’à la barrière de Serin, en suivant les remparts qui séparent Lyon de la Croix-Rousse, et occupait la caserne des Bernardines. Le second corps, établi à l’Hôtel-de-Ville, défendait la ligne du pont de la Feuillée, des Terreaux et du pont Morand ; il était placé sous les ordres du colonel Dietmann, du 27e de ligne, remplissant les fonctions de commandant de la place. Le général Buchet dirigeait le troisième corps, qui séparait Bellecour de Perrache et du reste de la ville, en s’étendant de Saint-Jean à la Guillotière par le pont de l’Archevêché et la place Bellecour. Le général Dejean commandait sur cette place une réserve qui, en parcourant sans cesse les larges et droites rues de Perrache, a maintenu la tranquillité dans ce quartier et assuré les derrières du général Aymard, dont le quartier-général était établi sur la place Bellecour. Ainsi, trois lignes d’opérations, qui devaient couper les insurgés en quatre fractions, sans rapports et sans relations entre elles. Ce mouvement les a d’autant mieux déconcertés que la défense absolue de circulation, en consignant dans leurs demeures tous les citoyens inoffensifs, a complété l’isolement des bandes armées qu’on attaquait. Telles étaient les dispositions de l’autorité militaire qui d’ailleurs devait occuper tous les ponts et communiquer par les quais. Elle était décidée à repousser énergiquement toute agression, mais l’ordre était donné d’essuyer le feu des révoltés avant de tirer sur eux ; on voulait leur laisser jusqu’au bout l’odieux d’une provocation à la guerre civile. Du reste, on était sans crainte sérieuse sur le résultat ; la garnison offrait un effectif de 6.500 hommes disponibles ; les 3.400 hommes qui complétaient la garnison étaient absorbés par les hôpitaux ou par la garde de plusieurs postes qui les paralysaient entièrement ; c’était assez pour vaincre, mais trop peu pour vaincre promptement. Il avait donc fallu prévoir toutes les chances, et l’on s’était assuré que les approvisionnements en farine suffiraient pour nourrir la population lyonnaise pendant dix-neuf joues, si la prolongation des hostilités et le soulèvement des départements voisins ne permettaient pas de se procurer de nouvelles subsistances. Le 9 avril, au matin, les troupes de la garnison, le sac au dos, avec des provisions de guerre et de bouche, se rendent aux différents postes qui leur ont été assignés. Sur la place Bellecour stationnent plusieurs bataillons d’infanterie, massés vers le milieu de l’enceinte, du côté de la promenade des tilleuls ; ils sont flanqués par de nombreux détachements de dragons et par deux batteries. Les principales têtes de pont sont occupées par des piquets d’infanterie et de cavalerie, et quelques-unes défendues par des bouches à feu. L’Hôtel-de-Ville est entouré d’une force imposante ; les troupes de la caserne des Bernardines sont prêtes à marcher. Les abords du Palais-de-Justice sont gardés par le 7e régiment d’infanterie légère qui a demandé à être placé en première ligne pour se laver des soupçons qu’on avait émis sur sa fidélité. Il est posté en grande partie dans la cour de l’archevêché. A Onze heures, le préfet était placé sur la galerie de l’église Saint-Jean, en face de l’hôtel de Chevrières, où le tribunal correctionnel jugeait les Mutuellistes ; il était accompagné de MM. Faye, conseiller de préfecture ; de Casenove, adjoint, et Chinart, conseiller municipal, qui ne l’ont pas quitté un moment pendant les six journées ; il voulait juger lui-même de la nécessité et du moment de la répression. La place Saint-Jean était silencieuse, solitaire ; il était évident que les assaillants voulaient se présenter en masse ; les sections des Droits de l’homme étaient en permanence dans leurs locaux. A onze heures et demie, une bande arrive, une proclamation est lue, des barricades sont formées aux différents angles de la place. Au même moment, elles s’élèvent dans toute la ville. Aussitôt le préfet donne avis au général Buchet de ce qui se passe, et lui dit d’aborder les barricades. En effet, le général fait sortir ses troupes de l’archevêché et se porte à celle qui obstruait l’entrée de la rue Saint-Jean. Un coup de pistolet est tiré sur la troupe ; le colonel de gendarmerie Camuset commande un feu de peloton à ses gendarmes ; il est imité par le 7e léger ; la barricade est emportée et les assaillants prennent la fuite. Une nouvelle barricade s’élevait sur la place Montazet, à l’entrée de la rue des Prêtres. Le préfet s’y porte lui-même avec une section de voltigeurs ; ils sont assaillis par une grêle de pierres, et un jeune homme bien mis, placé sur le perron qui domine la rue des Prêtres, reconnaissant M. de Gasparin pour le préfet, lui lance un énorme pavé qui ne manque son but que de quelques lignes. Cependant les soldats hésitaient à s’engager dans cet étroit défilé. Alors le lieutenant monte sur le perron avec quelques hommes, le débarrasse de ceux qui s’y trouvaient, et la barricade abandonnée est occupée par les troupes. En revanche des coups de feu partent des fenêtres et signalent la tactique des insurgés qui nulle part n’ont tenu dans la rue devant la troupe, et se sont contentés de lui faire une guerre de lucarnes et de cheminées. Les assaillants, chassés de la place Saint-Jean, allaient se retirer au pont au Change, défendu des deux côtés par une forte barricade, et le général Buchet y marchait pour les enlever, quand il s’aperçut qu’en allant d’une barricade à l’autre, sa troupe se dispersait et que des feux s’établissaient sur ses derrières ; il s’arrêta et se replia sur la rive droite de la Saône, à la hauteur de la prison de Roanne, où il se retrancha. Mais avant même le premier engagement du quartier Saint-Jean, une tentative hardie, et qui faillit réussir, avait lieu sur la place Concert. Une foule immense, et dont l’hostilité ne put bientôt plus être mise en doute, s’était rassemblée devant l’hôtel de la préfecture ; le secrétaire général, M. Alexandre, accourut au bruit et fit fermer les grilles ; le piquet de vingt-cinq hommes qui gardait l’hôtel se rangea à quelques pas en arrière dans la cour. Bientôt des hommes armés s’emparèrent des planches du théâtre provisoire pour former des barricades et se mettre à l’abri si des troupes débouchaient sur la place ; d’autres dressaient des échelles et commençaient à y monter ; la préfecture allait être envahie quand le général Dejean, auprès duquel le fils du secrétaire général s’était rendu, à travers la fusillade, envoie sur la place une compagnie de grenadiers du 6e régiment. Les insurgés se réfugient dans le théâtre provisoire, où ils parviennent à se retrancher ; un d’entre eux, moins prompt à prendre la fuite, est tué d’un coup de baïonnette sur l’échelle où il se trouvait encore. En même temps de nouvelles troupes, dirigées par le général Aymard sur ce point important, débouchent sur la place ; quelques coups de canon, tirés du quai par la rue Neuve-de-la-Préfecture, débusquent les hommes enfermés dans la salle de spectacle ; il ne s’agit plus que de faire taire un feu assez vif qui part des croisées et surtout de la galerie de l’Orgue. Un canon est amené, il ouvre aux soldats l’entrée du passage, et des voltigeurs, lancés au pas de course, arrivent en même temps que la fumée vomie par la pièce ; quelques hommes tombent dans ce périlleux trajet, mais le but est atteint : on est maître de la galerie. Au delà se trouve un massif de rues étroites et tortueuses où il est dangereux et difficile de poursuivre les insurgés. Cependant le général Buchet y pénètre hardiment ; un combat s’engage dans la rue de l’Hôpital et principalement auprès d’une maison toute remplie de tirailleurs. Pour y pénétrer, on fait placer un pétard sous la porte d’allée ; mais en éclatant il met le feu à toute la maison, et comme un vent très sec souffle du nord, tout fait craindre un embrasement général. En effet l’incendie se communique à la maison en face ; mais les pompes de l’hôpital et de la préfecture arrivent à temps pour éviter de plus grands malheurs ; les soldats et les insurgés travaillent ensemble à éteindre l’incendie. Une fois ce résultat obtenu, chacun reprend ses positions et le combat s’engage de nouveau. La journée finit de ce côté par une fusillade très nourrie sur le quai du Rhône. La tête du pont Concert est vivement attaquée ; les soldats, retranchés dans les pavillons de ce pont du côté de la ville et répandus en tirailleurs le long du quai de Bon-Rencontre, font feu sur toutes les rues aboutissantes et refoulent dans l’intérieur les insurgés qui se présentent pour déboucher. Cependant, vers la nuit, ce poste avancé, et que son isolement à côté du quartier général des rebelles exposait à être enlevé par eux, se replie et abandonne sa position. Des pièces de canon placées sur l’autre rive foudroient cette partie du quai ; mais les communications sur la rive droite du Rhône sont complètement interrompues. Aux Terreaux, le colonel Dietmann n’était pas resté inactif ; il avait enlevé une barricade dressée au coin de la place des Carmes et celle de la Boucherie. Poursuivant ses avantages, il s’avance jusqu’à la place de l’Herberie où un pétard, attaché à la porte d’une maison, détruit les devantures de tous les magasins environnants, et brise presque toutes les vitres du quartier. Mais obligé de faire face au nord, vers le quartier des côtes et la place Sathonay, le colonel Dietmann ne peut pousser au midi jusqu’au pont de pierre, et sa communication reste incertaine, avec la ligne de Bellecour par le quai de Saône, toute la nuit et une partie du jour suivant. L’affaire s’est également engagée à la Croix-Rousse ; une barricade formée en face la caserne des Bernardines, est prise à revers et enlevée par le général Fleury, qui tue un grand nombre d’insurgés ; de ce moment, les attaques de vive force ont cessé de ce côté, la Croix-Rousse est restée silencieuse, mais occupée par l’ennemi. Le général Fleury emploie le reste de la journée à faire battre le quartier Saint-Paul par quelques pièces d’artillerie placées à la caserne des Chartreux. Pendant tout ce temps, le son du tocsin se faisait entendre à tous les clochers. Des proclamations républicaines étaient lues et répandues dans les quartiers du théâtre de l’insurrection. Elles contenaient en substance la déchéance de Louis-Philippe, et la nomination de Lucien Bonaparte comme premier consul. Partout les troupes ont montré une résolution vraiment admirable ; partout elles ont attendu le feu des insurgés et y ont répondu sans hésiter. On cite ce propos d’un soldat du 6e léger, régiment composé en partie de Lyonnais, qui, arrivant sur la place de la préfecture, cria à sa mère : Ma mère, fermez votre fenêtre ; nous allons tirer ; et puis il fait feu comme les autres. En récapitulant les résultats de cette première journée, nous trouverons que l’ennemi, coupé sur tous les points et resserré dans les quartiers où il tient encore, occupe Saint-George, où les premières attaques l’ont refoulé, le Change, le quai de Bondy et celui de Bourgneuf sur la rive droite de la Saône. Sur cette même rive, les troupes se maintiennent de Saint-Jean à la prison de Roanne. Entre les fleuves, l’insurrection est coupée en quatre tronçons ; à Perrache, la largeur des rues ne lui a pas permis de s’établir en force ; elle occupe les environs de l’Hôpital et de la place des Cordeliers. Les maisons qui bordent le quai Saint-Vincent, Saint-Polycarpe et les Côtes, sont en son pouvoir. Enfin elle est prisonnière, mais armée dans la Croix-Rousse. Les trois lignes du général Aymard conservent une communication parfaitement libre, par la rive gauche du Rhône, le pont de la Guillotière et le pont Morand. Ces résultats n’ont pas été obtenus sans éprouver une perte considérable. Les soldats, peu accoutumés à ce genre de guerre, tirent à découvert contre des hommes cachés dans les maisons ; il fallait changer de tactique et les imiter ; il fallait en outre profiter des moyens que fournissait l’artillerie pour épargner le sang, en forçant les maisons qui faisaient le plus de résistance. C’est ce qu’on a fait les jours suivants, et les pertes de la troupe ont sensiblement diminué. On avait espéré que le calme de la nuit et le succès des opérations de la veille feraient rentrer en elle-même cette partie de la population que les factieux avaient égarée ; mais le 10, de grand matin, le tocsin sonnait déjà dans toutes les parties de la ville ; évidemment la bataille n’était pas finie. Cette seconde journée ne fut employée qu’à assurer et nettoyer les positions que dès la veille on avait conquises. Des succès partiels permirent de rétablir les communications avec l’Hôtel-de-Ville, du côté de la Saône. La grande communication, par la rive gauche du Rhône, un moment interceptée par l’insurrection de la Guillotière, fut également rétablie. Dans l’intérieur de la ville, les différentes lignes s’occupèrent à éteindre les feux qui les gênaient et à s’étendre plus à l’aise dans leurs quartiers ; on évita, pour ces différentes opérations, d’exposer les soldats comme la veille, et l’on fit un usage presque constant de l’artillerie. Le son du canon retentit sans interruption, et l’action, moins sanglante que le premier jour, dut sembler plus terrible encore aux habitants enfermés dans leurs demeures. De leur côté, les insurgés complétèrent leur mouvement par le soulèvement des quartiers qui jusqu’alors étaient restés calmes. Saint-Just, La Guillotière, Vaise, le quartier du Jardin-des-Plantes, celui de la Grande-Côte, se hérissèrent de barricades. La caserne du Bon-Pasteur, située au-dessus du Jardin-des-Plantes et abandonnée par les troupes, ainsi qu’il avait été convenu, fut occupée par les assaillants. Des drapeaux rouges ou noirs portant d’un côté : liberté, ordre public, et de l’autre : la République ou la mort, furent arborés ce jour-là ou le lendemain sur l’église de Saint-Polycarpe, sur Fourvières, sur l’Antiquaille, sur le clocher de Saint-Nizier et sur celui de Saint-Bonaventure. Ainsi de part et d’autre on s’occupe d’asseoir, d’assurer, de dessiner ses positions. Dès le matin, le général Aymard avait fait garnir de bouches à feu le pont Morand, le pont du Concert et celui de la Guillotière ; ces précautions avaient pour but de maintenir la communication principale sur la rive gauche du Rhône, et de faciliter l’arrivée d’un convoi de munitions qu’on attend de Grenoble et des renforts qui doivent arriver du Midi. Le retard de ces renforts et les mauvaises dispositions qui se manifestent déjà à la Guillotière, semblent nécessiter l’évacuation du quartier Saint-Jean, dont les troupes pourraient être employées si utilement ailleurs ; mais la crainte de l’effet moral que produirait infailliblement tout mouvement rétrograde ne permet pas de s’arrêter à cette idée ; on se contente de donner à la petite garnison du fort Saint-Irénée l’ordre de se replier sur Bellecour. La nuit venue, elle abandonne ce poste, en arrière de l’ennemi et où le succès possible du mouvement de Saint-Étienne peut la compromettre gravement, et, après avoir encloué ses pièces, elle se rend au quartier général, en passant par Saint-Foy et par le pont de la Mulatière. Cependant le quartier Perrache tente aussi son insurrection ; c’est aux environs de la manufacture de tabac que le mouvement paraît avoir le plus de gravité. Les dragons s’y portent en toute hâte et l’ordre est promptement rétabli. Mais l’existence du Pont-Chajourne, à l’extrémité duquel les insurgés de Saint-George soutiennent avec les troupes une fusillade continuelle, est inquiétante pour le quartier de Perrache ; c’est une fâcheuse diversion sur les derrières du quartier-général. Le soir, on amarre contre le pont un énorme bateau de foin, auquel on met le feu ; après avoir brûlé pendant une heure, trois arches s’abîment dans la rivière. Depuis le matin, les batteries placées sur les ponts du Rhône et le cours Bourbon criblent de boulets les maisons du quai de Retz et du quai de Bon-Rencontre, d’où partent des coups de fusil. Un obus lancé sur une de ces maisons, au coin de la rue Gentil, est cause d’un incendie qui a failli avoir des suites épouvantables. Un instant on a craint que le feu ne se communiquât aux bâtiments de la Bibliothèque et du Collège ; l’anxiété et l’effroi ont été à leur comble ; heureusement cette crainte ne s’est pas réalisée, et l’incendie a été restreint à son foyer primitif. Pendant ce temps, on s’efforce de détruire les pavillons du pont du Concert que les soldats ont abandonnés et qui pourraient offrir un poste avancé aux séditieux. La construction solide de ces pavillons rend plus lente cette œuvre de destruction qui occupe quatre pièces de huit jusqu’à la nuit. Mais les craintes qu’inspirait la Guillotière se sont réalisées. Cette ville vient de s’insurger. Les maisons placées à la tête du pont font feu sur les soldats. La grande communication est coupée ; il faut la rétablira tout prix. Pendant qu’on riposte aux insurgés placés aux fenêtres les plus avancées, des canons et des obusiers placés sur le cours de Bourbon lancent de nombreux projectiles sur la tête du faubourg. Une maison prend feu, et les flammes, poussées par le vent, se communiquent aux maisons voisines avec une effrayante rapidité. Alors la fusillade s’affaiblit et bientôt elle cesse complètement. Le général, qui n’a pas de troupes pour occuper le faubourg, est obligé de se contenter de la promesse faite par les habitants d’empêcher la reprise des hostilités. Vers le soir, plusieurs détonations se font entendre au fort Lamothe qui, pendant ce jour et les suivants, s’occupe de débarrasser les grandes routes de Marseille et de Grenoble des pillards Dauphinois qui se rendent à Lyon. Il tire plusieurs coups de canon sur le clocher de la Guillotière où on sonne le tocsin. Aux Terreaux, la première opération a été d’occuper le beffroi et les pavillons de l’Hôtel-de-ville et du palais Saint-Pierre ; de là les tirailleurs de la ligne font cesser par leur feu celui qui part des toits situés à une certaine distance ; plusieurs maisons remplies d’insurgés sont enlevées par les soldats. On s’occupe ensuite de déloger l’ennemi des environs de la boucherie des Terreaux et du quai Saint-Vincent ; on parvient aussi à rétablir les communications interrompues avec la manutention et la poudrière. Bientôt une expédition plus sérieuse encore est dirigée vers la place Sathonay, dont une forte barricade défend l’approche ; il est important de reprendre cette place et le Jardin-des-Plantes. Une compagnie de grenadiers du 27e se porte vers cet emplacement. Le colonel Monnier du 28° la commande en personne. Déjà blessé au commencement de l’insurrection, il tombe percé d’un coup mortel au moment où la barricade est emportée par ses soldats. Ce brave militaire était parti le 7 pour aller revoir sa famille ; il apprit à Grenoble, le mardi, que son régiment pourrait être engagé le lendemain. Il revient aussitôt sur ses pas et trouve dans les rues de Lyon la fin d’une carrière glorieuse et consacrée jusqu’au bout à combattre les ennemis de la France. A la Croix-Rousse, la caserne des Bernardines avait été attaquée de nouveau ; le feu de l’artillerie et de la mousqueterie n’avait cessé de retentir de ce côté. Pendant la nuit, on envoie à la munitionnaire, à Serin. Des convois de vivres ravitaillent les troupes aux Bernardines, aux Terreaux, à Bellecour et dans les forts. Il a fallu se battre pour arriver aux magasins et en revenir ; des officiers et des soldats sont blessés. Pendant cette journée, si pleine de désordre, de mouvement et de bruit, des crieurs ont colporté à grand’peine la proclamation suivante dans les quartiers occupés par les troupes : Habitants de Lyon ! Nos efforts pour éviter la
collision ont été vains ; le siège de la justice a été attaqué par les
factieux, et nous nous sommes vus réduits à la nécessité de le faire
respecter par les armes. Partout nos troupes se sont
montrées avec un calme et un dévouement admirables ; partout les insurgés ont
pris la fuite et n’ont su s’opposer à leur élan qu’en se cachant dans des
maisons, d’où ils ont été débusqués toutes les fois qu’on a jugé convenable
de l’entreprendre. Resserrée dans un étroit espace,
la révolte ne peut se maintenir ; coupée sur tous les points de ses
communications, espérant en vain des renforts des villes voisines dont la
tranquillité n’a pu être altérée, elle sera bientôt réduite à céder. Ayez confiance dans vos
magistrats, dont la sollicitude ne tend qu’à vous adoucir des malheurs qu’elle
n’a pu vous éviter ; ayez confiance dans les talents, dans le zèle des
généraux ; dans la contenance et le courage de nos braves soldats, et votre
ville sera bientôt délivrée des maux passagers qu’elle éprouve. Lyon, 10 avril 1834. Le conseiller d’État, préfet du
Rhône, GASPARIN. Le 10 avril, rien d’important ne fut tenté par les troupes ; le général attendait des renforts pour s’étendre ; d’ailleurs il fallait lancer des reconnaissances dans les quartiers insurgés et préparer ainsi l’attaque décisive et générale qui devait avoir lieu le lendemain. Cependant la canonnade ne se ralentit pas, et les maisons du quai de Retz continuèrent à être battues par les pièces placées sur la rive gauche. Dans l’intérieur de la ville, les soldats firent taire tous les feux rapprochés qui les gênaient ; les pétards continuèrent à leur servir pour pénétrer dans les maisons occupées ; ils commençaient d’ailleurs à entendre cette guerre d’un nouveau genre ; à l’exemple de leurs adversaires, ils montaient sur les toits, se cachaient derrière les cheminées, se postaient sur les points les plus élevés de la ville, sur le belvédère de la préfecture, et de là, ils nettoyaient les toits à une grande distance. Dans les rues, ils savaient aussi protéger leur marche par des barricades ; on les voyait mettre en réquisition les charrettes et les matériaux qu’ils parvenaient à découvrir et qu’ils conduisaient jusqu’à leur destination, escortés par d’autres soldats, le fusil en joue. C’est à deux heures du matin que le premier engagement a eu lieu. Les insurgés du quartier Saint-Bonaventure ont fait des tentatives pour se faire jour sur différents points ; ils sont repoussés à coups de fusil et à coups de canon. Cette fusillade, ces décharges d’artillerie, dont le silence de la nuit augmente encore l’horreur, rappellent aux habitants des quartiers qui avoisinent les Terreaux la funeste nuit du 22 novembre 1831, où la troupe effectua sa retraite. Quelques heures plus tard, le pont de la Mulatière est attaqué ; et en même temps le quartier Perrache continue à se soulever, et les militaires isolés y sont désarmés par des groupes de rebelles. Tout porte à croire que les insurgés de Lyon attendent l’arrivée de ceux de Saint-Étienne pour tenter un effort plus général ; en effet, les nouvelles qu’on reçoit de cette dernière ville ne sont pas rassurantes. L’escorte du bagage du 16e léger vient d’être désarmée sur la route qui y conduit. J’ai dit que le fort Saint-Irénée avait été évacué dans la nuit du jeudi au vendredi ; les révoltés de Saint-Just y ont pénétré depuis ; ils sont parvenus à désenclouer une des pièces abandonnées ; ils l’ont placée sur la terrasse de Fourvières, et de là ils essaient de lancer des boulets et des pierres sur le quartier-général de Bellecour. Mais leurs projectiles atteignent rarement leur but. On leur riposte avec deux pièces de 24, qui ont été amenées sur la place et qui criblent de boulets la terrasse où se tiennent les artilleurs improvisés de l’ennemi. Cependant l’impatience des habitants est au comble ; enfermés depuis trois jours dans leurs maisons, ils s’indignent de la timidité apparente du général, dont ils ne connaissent pas la véritable position ; ils voudraient qu’on se portât en avant, et qu’on en finît avec la rébellion. Toutes les émeutes, toutes les révolutions ont duré trois jours ; il leur semble qu’il n’est pas permis à l’insurrection nouvelle de se prolonger au delà. Ces réclamations, ces plaintes ne changent rien et ne doivent rien changer aux plans de l’autorité militaire. Cependant on rétablit pendant deux heures la circulation, pour les femmes seulement ; elles assiègent les boutiques de boulangers et de bouchers pour renouveler leurs provisions épuisées ; les denrées de première nécessité sont encore abondantes, mais celles d’une utilité secondaire manquent déjà entièrement. Quelques citoyens dévoués avaient offert de prendre les armes et de seconder l’effort des troupes ; le général Buchet, auquel on avait communiqué leur proposition, s’était empressé de l’accueillir. Il avait promis des fusils et des capotes de soldats. Cette garde civique aurait été employée à maintenir la tranquillité dans les quartiers déjà occupés ; elle aurait remplacé la ligne dans les postes les moins périlleux, et lui aurait permis de se porter tout entière en avant. Par malheur, il se trouva peu de personnes pour prendre part à cet enrôlement volontaire ; c’est sans doute à l’isolement des habitants, sans communication entre eux, comme aussi sans rapports avec l’autorité, qu’il faut attribuer cette circonstance. Vers trois heures, le préfet avait publié une proclamation : Habitants de Lyon, La prolongation de l’état pénible
où se trouve la ville de Lyon tient à un petit nombre de factieux qui
pénètrent dans les maisons et recommencent à tirer dans quelques quartiers.
Dans cet état de choses, permettre la circulation complète, ce serait leur
donner la facilité de changer de position, de communiquer entre eux et de porter
le désordre partout. Pour diminuer cependant cette gêne, qui ne dépend pas de
l’autorité, mais qui est le résultat des désordres auxquels les habitants n’ont
pas su s’opposer avec énergie, on vient d’autoriser, autant qu’il sera
possible, la circulation des femmes. La ville de la Guillotière a bien
apprécié cette position, et les habitants qui ont tant eu à souffrir des
mesures militaires qui ont été prises pour faire cesser l’agression, ont
obligé les factieux à faire cesser le feu et ont reconquis leur repos. Sachez les imiter ; sachez, dans
chaque rue, dans chaque quartier, vous entendre entre voisins pour qu’on ne
viole pas vos domiciles et que l’on ne vous expose pas aux risques des
mesures militaires et à la destruction qu’elles entraînent, et tout changera
de face en un instant, et vous serez rendus à vos travaux et à vos habitudes. Croyez la voix de l’autorité qui,
après avoir si longtemps hésité à répondre aux provocations, vous indique les
vrais moyens de faire cesser le désordre. Lyon, le 11 avril 1834. Le conseiller d’État, préfet du
Rhône, GASPARIN. Quoique relativement calme, cette journée du vendredi n’a pas cessé d’être troublée par le bruit de la mousqueterie et du canon ; mais déjà l’on commence à se familiariser avec ces détonations continuelles ; bravant la défense et le péril, des groupes de curieux se réunissent sur le quai Saint-Clair pour contempler la canonnade dirigée contre la place du Concert. Le soir, les soldats allument des feux de charbon et bivouaquent au coin des rues ; quelques-uns construisent des baraques en planches, d’autres couchent en plein air ; et toujours leur gaieté, leur patience sont admirables, malgré les dangers et les souffrances de tous genres dont ils ont été assaillis pendant ces déplorables journées et les longues nuits que le froid et la neige venaient encore attrister. La journée du 12 avril devait être décisive pour le triomphe de l’ordre ; la fusillade qui avait duré toute la nuit à de rares intervalles, reprend, vers le matin, une intensité nouvelle. Les troupes d’un côté, les insurgés de l’autre, conservent à peu près les mêmes positions que la veille ; seulement, le nombre de ces derniers et la vivacité de leurs feux vont toujours en diminuant. Mais un funeste incident semble détruire les espérances qu’on avait conçues. Pendant qu’un premier demi-bataillon de renfort, venu de la Drôme, arrive au fort Lamothe, la Guillotière, qui n’a pas cessé d’être suspecte, recommence à tirer. La grande communication est de nouveau compromise. D’ailleurs on n’est pas encore rassuré sur Grenoble, et principalement sur Saint-Étienne, où le succès des ouvriers peut fournir des armes à tous les mécontents qui en manquent, et décupler les forces de la sédition. Dans cette position, une alternative déplorable était offerte à l’autorité militaire. Il fallait ou évacuer le quartier Saint-Jean, celui de Perrache et de Bellecour pour occuper le faubourg révolté, ou le détruire complètement. Entre ces deux extrémités, l’hésitation n’était pas permise ; tout mouvement de retraite, même apparent, devait être rejeté, sous peine d’accroître à l’infini l’audace et le nombre des rebelles. Ces raisons sont appréciées à leur juste valeur par le général et par le préfet, qui adresse la sommation suivante aux habitants de la Guillotière : Lyon, le 12 avril 1834. — 6
heures du matin. A MM. les maires, adjoints,
conseillers municipaux, habitants notables de la ville de la Guillotière. Messieurs, L’existence prolongée dans votre ville
d’un noyau de rebelles, que vous y tolérez par faiblesse, ne permet plus au
général d’hésiter sur les moyens à employer pour la prompte réduction de
votre faubourg, et il me charge de vous déclarer que si, dans quatre heures,
c’est-à-dire à dix heures précises, vous n’avez pas, par l’énergie de vos
habitants, mis entre ses mains les principaux rebelles, le feu commencera
immédiatement du fort du Colombier et de la ville, et ne s’arrêtera qu’après
qu’il aura obtenu ce qu’il demande. J’ai cru devoir vous avertir du
danger qui vous menace ; le général n’attend plus qu’une seule réponse : c’est
l’exécution des conditions qu’il met à la suspension du feu. Il ne s’agit
donc plus de négocier, mais d’agir promptement et vigoureusement, si vous
voulez éviter la ruine de votre cité. Recevez ; etc. Le Conseiller d’État, préfet du
Rhône, GASPARIN. A cette sommation, M. de Gasparin avait joint une lettre pour le commissaire de police de la Guillotière, par laquelle il l’engageait à faire tous ses efforts pour inspirer aux habitants une sage résolution. Mais ces dépêches, qu’un agent dévoué eut le courage de porter dans le faubourg insurgé, ne purent être remises. La mairie était occupée par les insurgés et le commissaire de police n’était pas chez lui. Cependant on répugnait à employer les moyens extrêmes avant d’avoir tenté tous les autres ; peut-être la Guillotière serait-elle emportée sans sacrifier beaucoup de soldats. Le général Aymard se décide à lancer, dans ce faubourg, une reconnaissance hardie. Sous ses yeux, le 1er bataillon du 21e de ligne se précipite dans la grande rue avec une résolution et une impétuosité remarquables ; il ne rencontre qu’une faible résistance, parvient rapidement à la place de l’église où il tue un certain nombre d’insurgés. En même temps, le demi-bataillon venant de la Drôme, fait son entrée dans la Guillotière, qu’il est chargé d’occuper. Cette grave affaire est terminée, et son succès a été plus prompt, plus complet, et surtout moins chèrement acheté qu’on ne l’avait espéré d’abord. Aussitôt l’ordre est donné au général Buchet d’enlever le quartier-général de l’ennemi, situé à Saint-Nizier et à Saint-Bonaventure. Il faut connaître ce quartier de Lyon pour apprécier toute la difficulté de l’entreprise, et l’habileté avec laquelle avaient été choisies les positions des rebelles. Entre Saint-Bonaventure et Saint-Nizier, ce ne sont que rues étroites, tortueuses, où quelques hommes peuvent arrêter une armée, et en avant sur le quai du Rhône, se trouve la place du Concert, espèce d’entonnoir où des assaillants hésiteront toujours à s’engager. Mais l’attaque avait été préparée de longue main ; la place du Concert avait été foudroyée par l’artillerie. Le général Buchet avait dressé lui-même les soldats à la guerre de lucarnes et d’embuscade qu’ils devaient faire. Présent partout, il postait l’un, donnait l’exemple à l’autre, encourageait tout le monde. Enfin, une barricade avait été établie par la troupe auprès de la place de la Fromagerie, qui, les jours précédents, avait été le théâtre de plusieurs combats. Les insurgés sont embusqués dans l’Église Saint-Nizier, et retranchés dans une maison qui fait face à la rue Sirène. Ils ont leur retraite assurée, sur le derrière, par les petites rues qui aboutissent au quartier des Cordeliers, centre de l’insurrection ; de là, ils font un feu assez vif sur l’entrée de la rue Sirène, pour empêcher les troupes de déboucher. Les soldats n’ont garde de prodiguer inutilement leur sang, en s’exposant à découvert aux coups de l’ennemi, toujours invisible, qui tire sur eux. Ils se glissent de maison en maison, se postent sur les toits, s’embusquent aux croisées, et de là dirigent un feu très vif sur les bâtiments occupés par les insurgés. C’est ainsi que les troupes parviennent à s’établir dans l’église Saint-Nizier. Elles enlèvent le drapeau noir et le remplacent par un drapeau tricolore, qui se déploie sur la nef ; à cette vue, les soldats font retentir le cri de Vive le Roi ! et entonnent la Parisienne, ce chant consacré aux souvenirs de guerre civile et au triomphe de l’ordre légal. L’attaque de la place des Cordeliers et de l’église Saint-Bonaventure est couronnée du même succès ; on y pénètre à la fois de plusieurs côtés, et le nouveau cloître Saint-Méry est emporté au pas de course. Rien ne peut donner une idée de l’aspect bizarre et affreux que présentait l’église lorsque les portes en furent enfoncées. Cette foule éperdue, qui, cherchant une issue et n’en trouvant aucune, tourbillonnait sous le feu des soldats ; ce sang, ces armes, ces fabriques de balles et de poudre, tout cet appareil guerrier sous les voûtes religieuses de l’église, et, au milieu, cet autel paré comme à l’ordinaire et respecté par les deux partis. Quel spectacle ! De son côté, le colonel Dietmann pousse vivement ses avantages dans le quartier qu’il occupe. Une barricade, placée dans la rue de la Grande-Côte, arrête quelque temps les soldats qui finissent par s’en rendre maîtres. Ils se portent ensuite vers la boucherie des Terreaux et s’occupent de déloger les insurgés établis aux fenêtres du quai de Bondy, en face de l’église Saint-Louis, et qui, depuis deux jours, inquiétaient vivement le poste du pont de la Feuillée. Une compagnie se loge dans la maison en construction, en face de la passerelle Saint-Vincent ; une autre se poste à l’angle de la place de la Boucherie ; les tirailleurs protègent le feu de deux pièces d’artillerie. Les canons de la terrasse des Chartreux sont dirigés sur le même point ; un feu soutenu de deux heures fait taire celui des insurgés ; l’hôtel du Chapeau rouge, qui leur servait de redoute, est criblé de boulets et presque détruit. Pendant que ces différentes affaires avaient lieu au centre de la ville, le faubourg de Vaise demandait au général de le délivrer des bandes dont il était infesté. Dès la veille, les insurgés étaient venus tirailler contre l’École vétérinaire, occupée par un détachement d’infanterie et un piquet de dragons ; d’autres, réunis dans les premières maisons du faubourg, cherchaient, par un feu continuel, à intercepter les communications avec la manutention et la poudrière. Dans ce quartier se trouvaient la plupart des disciplinaires d’Alger qui, ayant désarmé leur escorte, s’étaient joints aux rebelles, et dirigeaient leurs mouvements. Le général Fleury se décide à enlever le faubourg de vive force ; à cet effet, une première colonne, commandée par le capitaine Vien et composée de deux compagnies du 15e léger et d’une compagnie de sapeurs du génie, se forme devant la manutention, passe le pont de Serin, et se dirige par Pierre-Scize, sur les hauteurs qui couronnent l’École vétérinaire. Elle disperse dans ce mouvement une bande qui traînait une des pièces du fort Saint-Irénée, et la leur reprend. Arrivée au point le plus élevé de sa course, la tête de la colonne fait un signal convenu d’avance, et quelques minutes après, la seconde colonne, composée de deux compagnies du 15e léger, de quatre compagnies du 28e et d’un détachement de sapeurs du génie, part du même point, au pas de charge battu par tous les tambours, traverse le pont, pénètre dans Vaise, et enlève les cinq barricades élevées dans la grande rue. Pendant ce temps, deux pièces de six, placées sur les ruines du fort Saint-Jean, tiraient sur les maisons du faubourg, d’où l’on voyait partir des coups de fusil. Bientôt, ceux des révoltés qui se retiraient devant les soldats, en tiraillant des maisons ou des coins de rue, sont rencontrés par la première colonne, qui leur tue encore quelques hommes. Vingt minutes après le signal, les deux colonnes se réunissaient sur la place de la Pyramide. Cette opération, conduite avec une vigueur et une précision extraordinaires, a coûté la vie à un certain nombre de soldats et d’officiers. Presque tous les disciplinaires d’Alger ont péri ; la perte des insurgés a été considérable. Les résultats de cette quatrième journée sont immenses. En délivrant Vaise et la Guillotière, les généraux ont rouvert aux malles-postes la route de Paris et celle du Midi ; toutes les populations inquiètes qui attendaient avec anxiété la malle de Lyon, comme le signe le plus certain du triomphe des lois, vont enfin être rassurées. Rien ne s’oppose plus à l’arrivée des renforts. La rébellion, on peut le dire, n’existe plus. Pendant que les nouvelles les plus favorables arrivent de Grenoble et de Saint-Étienne, l’insurrection est chassée de ses principales positions. Elle ne possède plus, dans les faubourgs, que la Croix-Rousse, et dans Lyon que la droite de la Saône, et une partie des côtes, entre les Terreaux et la Croix-Rousse. Le 13, on essaya de rendre la circulation dans les quartiers occupés par les troupes. Le préfet l’annonça dans la proclamation suivante : Habitants de Lyon ! La sainte cause des lois, de l’ordre
et de la vraie liberté vient de triompher dans les rues de Lyon. Quelques
restes de rébellion existent encore dans quelques quartiers et seront soumis
aujourd’hui. Cet heureux résultat a été acheté par un sang précieux ; vous
avez éprouvé de la gêne et des souffrances ; mais, qui de vous s’en souvient
encore en présence du grand résultat obtenu par la valeur, la constance et la
discipline des troupes ? Pour mettre, aussitôt que
possible, un terme à l’état de contrainte que l’action militaire nécessitait,
il est arrêté aujourd’hui que la circulation des piétons sera rétablie en
ville, mais que l’on ne souffrira pas de stationnement sur la voie publique,
ni de réunion de plus de cinq personnes, et que le passage des ponts
continuera à être interdit. Ces restrictions seront enlevées aussitôt qu’il
sera possible sans compromettre les opérations militaires. Le Conseiller d’État, préfet du
Rhône, GASPARIN. Lyon, 13 avril 1834. A peine connut-on la mesure nouvelle qu’une foule immense se précipita dans les rues ; on s’aperçut bientôt qu’il y aurait danger à la laisser circuler autour des soldats ; l’attitude menaçante des hommes du peuple pouvait faire craindre un conflit ; d’ailleurs les hostilités n’étaient pas terminées ; l’insurrection, quoique vaincue, et vaincue sans espoir, conservait encore ses positions ; il importait de l’en déloger. La première opération de la journée fut de reprendre Saint-Just. Un demi-bataillon, un détachement de sapeurs et cinquante dragons furent confiés au chef de bataillon du génie Million qui, par une marche rapide et audacieuse, se porta sur Fourvières, par la Mulatière et Sainte-Foy. Les insurgés furent expulsés après une faible engagement ; Fourvières fut repris ; le drapeau rouge fut remplacé sur la tour par le drapeau national. Au signal, le colonel du 7e léger, qui commandait à la place Saint-Jean, dirigea, par le Chemin-Neuf, deux compagnies qui enlevèrent une barricade, et allèrent se réunir au détachement qui, depuis le 9, occupait les Minimes. De son côté, le général Fleury s’occupa de délivrer le quartier des Côtes et les environs de Saint-Polycarpe. Au moyen de la sape, et en perçant plusieurs maisons, il arriva sans bruit au milieu même des ennemis ; quand ses soldats y furent parvenus, douze tambours commencèrent à battre la charge, et les insurgés surpris, effrayés, ne sachant à quelle cause attribuer cette invasion inattendue, prirent la fuite de toutes parts. Cependant il fallut encore livrer plusieurs combats extrêmement vifs pour compléter l’occupation de l’espace compris entre la Croix-Rousse et l’Hôtel-de-ville. Dès lors, les trois lignes d’opérations dont j’ai expliqué la position respective au commencement de la lutte avaient opéré leur jonction sur tous les points. Celle de Bellecour avait pu joindre celle des Terreaux ; après la prise de Saint-Nizier et de Saint-Bonaventure, cette dernière avait pu joindre celle de la Croix-Rousse ; après la libération de Saint-Polycarpe, il n’y avait plus que des résistances excentriques, à la Croix-Rousse et dans les quartiers Saint-George et Saint-Paul, au nord et à l’ouest de tous les corps. Saint-George était fortement barricadé ; dans la nuit du 13 au 14, une colonne s’y dirige par la Mulatière et le chemin des Étroits ; une autre par la montée du Gourguillon. Toutes les hauteurs sont couronnées ; c’est le général Buchet qui dirige les attaques. Le 14, au point du jour, les insurgés se dispersent ; ils abandonnent une partie de leurs armes dans les rues où la troupe entre tambour battant. Elle détruit une barricade, et pénètre de la même manière dans le quartier Saint-Paul. Nulle part elle ne rencontre une résistance opiniâtre. Il ne reste plus que la Croix-Rousse à soumettre. Des renforts en infanterie, artillerie et cavalerie, ont été envoyés au général Fleury qui cerne le faubourg insurgé, et veut l’affamer pour éviter l’effusion du sang. Cependant le général Aymard s’y transporte, et jugeant qu’il faut en finir, il ordonne une attaque de vive force ; une affaire très chaude a lieu près du clos Dumon, dont les troupes se rendent maîtresses. Mais il est tard, et l’on remet au lendemain l’entière occupation de la Croix-Rousse. Pendant la nuit, le maire, M. Peyroche, réuni à MM. Laurent Dugas et Saudier, anciens maires, sentant que les plus grands efforts vont être faits le lendemain pour enlever la ville, s’attachent à persuader aux chefs des insurgés de renoncer à une résistance téméraire. C’est après une longue conférence et beaucoup d’efforts, après des tentatives pour obtenir une capitulation que le général Fleury ne veut ni ne peut admettre, que les insurgés se dispersent enfin dans toutes les directions. Les habitants détruisent eux-mêmes les barricades, et les troupes peuvent le lendemain matin pénétrer dans la ville sans coup férir. Ainsi le 14 avril fut le dernier jour de l’insurrection républicaine de Lyon. Un almanach imprimé à Saint-Étienne, au commencement de l’année, porte à cette même date du 14 avril les lettres suivantes : Viv. la Rép. C’est une coïncidence bizarre et que je donne pour ce qu’elle vaut. On a souvent demandé quel était le nombre des insurgés, et quelques journaux, dans une intention qu’il est facile de comprendre, ont prétendu que cinq ou six cents hommes avaient tenu en échec une armée, pendant cette longue semaine. J’ai déjà dit ce qu’était l’armée dont on fait tant de bruit ; jamais, malgré les renforts arrivés les derniers jours, les généraux n’ont pu disposer de huit mille hommes. Quant aux révoltés, leur nombre a constamment décru depuis le commencement de l’affaire ; mais il est certain qu’ils ont toujours compté trois mille combattants armés de fusils. Le jour où la Croix-Rousse s’est soumise, des rapports dignes de foi attestent que les insurgés y étaient au nombre de douze cents ; sept cents seulement avaient des fusils en état de servir. Avec de telles forces, et dans une ville comme Lyon, on eût pu tenir plus longtemps encore qu’on ne l’a fait. On estime que les insurgés ont dû perdre environ cinq cents hommes tués ou blessés ; ces derniers n’ont guère été transportés dans les hôpitaux ; on en conçoit le motif : l’Hôtel-Dieu n’en a pas reçu cent cinquante. Quant à la troupe, ses pertes ont été évaluées ainsi qu’il suit :
Voilà bien du sang versé sans doute. On pouvait craindre cependant qu’il n’y en eût eu beaucoup plus encore, car les soldats ont tiré 269.000 coups de fusil, et 1.729 coups de canon. Quelques-uns de ces coups ont atteint, je le sais, des personnes qui n’étaient coupables que d’imprudence et d’autres qui n’avaient même pas ce tort à se reprocher ; mais ces accidents ont été fort rares ; ils sont la conséquence inévitable de l’état de guerre, et ne peuvent être attribués qu’à ceux qui ont appelé ce fléau sur notre pays. Permis aux hommes qui ont successivement calomnié tous les corps et toutes les classes dont ils se sont vus abandonnés, de s’attaquer aussi à l’armée qui les combat ; à leurs yeux, le gouvernement trahit, les Chambres sont vendues, le corps électoral est stupide, la magistrature servile, la garde nationale ridicule ; la France entière encourt leur dédain. Comment l’armée y échapperait-elle ? On la cajolait encore il y a quelques mois ; à présent on écrit que les soldats de Lyon se sont battus comme des tigres. On raconte des scènes de pillage, de massacre, de viol, que sais-je ? Qu’on produise ces accusations ; qu’on précise les faits ; qu’on désigne les magasins pillés ; qu’on nomme les personnes égorgées de sang-froid, et certes les conseils de guerre feront justice de tous ces crimes. Mais on se retranche dans les généralités ; on n’a pas oublié son Basile : Calomnions, calomnions ; il en reste toujours quelque chose. Non, la gloire de nos défenseurs est pure ; aucun excès n’est venu la souiller ; leur patience a été admirable comme leur courage. On a parlé de ces dragons qui, ayant blessé par accident un jeune homme à Perrache, se sont empressés d’abandonner une journée de solde, pour réparer, autant qu’il était en eux, le mal involontaire qu’ils avaient commis ; il y aurait mille traits semblables à citer ; et certes, s’il est un genre de guerre qui soit fait pour exaspérer les soldats, c’est cette guerre d’embuscade où l’on ne voit jamais l’ennemi. Il est impossible de ne pas rendre aussi un éclatant témoignage à la conduite des généraux. Le plan d’opérations était excellent, et il a été exécuté avec un discernement, une sagesse et une constance admirables. Le général Aymard et les chefs qui commandaient sous ses ordres ont montré à la fois et le courage militaire et le courage civil qui sait prendre la responsabilité des événements, et cette patience qui, seule ici, pouvait assurer le succès. Après avoir fait le procès de la troupe, on a fait l’apologie des insurgés ; c’est tout simple ; on a demandé si quelqu’un les accusait du moindre vol, du moindre désordre. Je répondrai d’abord qu’on les en a très formellement accusés ; on a prétendu que les troncs de l’église Saint-Bonaventure avaient été enfoncés et pillés, que plusieurs magasins d’habillement avaient été mis à contribution pour recomposer leur garde-robe, qu’un magasin de draps de la place de la Fromagerie avait éprouvé, par leur fait, une perte considérable, qu’un de leurs artilleurs de Fourvières avait dépouillé la statue de la Vierge de trois colliers en pierres précieuses et enlevé dans la sacristie une somme de 3,600 fr. Ces faits sont-ils tous exacts ? Je l’ignore. J’ai voulu prouver seulement que la probité et le désintéressement des insurgés d’avril avaient été mis en doute par bien des personnes. Au reste, je suis le premier à reconnaître qu’en général ils n’ont pas pillé ; il y a plus, des citoyens paisibles, dont les opinions leur étaient bien connues, ont pu rester au milieu des quartiers soulevés sans éprouver le moindre dommage ni dans leurs personnes, ni dans leurs propriétés. Le maire de la Croix-Rousse a pu descendre dans la rue, haranguer ses administrés en armes et leur inspirer une résolution salutaire. Pourquoi cela ? Parce que l’insurrection ne se sentait pas assez puissante pour se livrer à tous ses caprices. Elle occupait certains quartiers sans y être maîtresse pour cela ; plutôt tolérée qu’obéie, elle sentait que ses excès pourraient tourner contre elle, qu’ils pourraient rendre de l’énergie à ceux qui restaient impassibles par timidité ; elle éprouvait le besoin de n’avoir pas trop mauvaise réputation. Aussi ses chefs avaient-ils soin de maintenir partout une discipline assez sévère. J’ai dit ses chefs ; et cependant selon l’usage, les véritables chefs n’ont pas paru ; l’action n’a été dirigée que par des hommes en sous-ordre. Parmi ceux qui sont en fuite ou arrêtés, on ne cite pas un seul personnage politique de quelque importance. J’ai déjà donné une idée du genre de guerre adopté par les insurgés ; il paraît que leurs positions n’étaient abandonnées ni le jour ni la nuit ; on subvenait à la nourriture des combattants en mettant en réquisition tout le voisinage. Des fenêtres, on leur jetait assez d’argent, et plusieurs propriétaires ont même obtenu, en payant une certaine somme, qu’on ne monterait pas dans leurs maisons pour tirer. Les secours distribués étaient fort inégalement répartis ; il y a telle barricade où l’on s’est plaint de n’avoir que 32 fr. pour dix-huit hommes, tandis qu’à telle autre, on a fait des prisonniers dont les poches étaient pleines d’argent. Ces barricades ont été fort admirées, et le général Buchet est même allé en visiter une avec plusieurs officiers, auxquels il a recommandé de la prendre pour modèle ; le fait est que celles des quartiers longtemps occupés par l’ennemi, celles qu’il a pu construire et perfectionner à son aise, étaient de véritables chefs-d’œuvre ; rien n’y manquait, pas même les fossés ; que dis-je ? à la Croix-Rousse, on a eu la patience de ramasser toute la neige qui tombait et de se procurer ainsi des fossés pleins d’eau sur une montagne desséchée ! C’était le luxe de l’insurrection. A ce propos, je citerai ici le bulletin d’une barricade tel qu’il a été publié par le Précurseur ; on voit que la révolte a eu aussi ses rapports officiels. Quelle que soit la défiance que peut mériter un tel document, il m’a paru propre à compléter le tableau de l’insurrection lyonnaise. Mercredi, 9 avril, je fus forcé par les circonstances de me retirer à la côte des Carmélites ; la consternation était sur tous les visages ; néanmoins les ouvriers travaillaient avec activité à former des barricades ; peu d’hommes armés protégeaient leurs travaux. A trois heures de l’après-midi, la grande côte, la côte des Carmélites, le bas de la rue de Flessolles, le clos Casoti et la rue Vieille-Monnaie furent en état de défense. La caserne du Bon-Pasteur fut prise ; Meunier, aide-major au 27e, fut arrêté par un poste au moment où il se rendait à ses fonctions. Il fut conduit chez lui, sur parole, et sommé de panser les blessés. Les ouvriers n’ont qu’à se louer de la conduite de cet officier ; les matelas et les sommiers de la caserne furent portés aux barricades. Le jeudi 10, à cinq heures du matin, la rue des Petits-Pères fut garnie d’une forte barricade ; vers midi, la troupe fit mine de vouloir nous débusquer ; mais nous nous portâmes en avant et nous nous emparâmes de la place Sathonay. Les hommes sans armes entrèrent dans différentes maisons et s’en munirent ; peu après, il partit un feu roulant des croisées ; nous n’eûmes que deux blessés. C’est alors que nos camarades montèrent aux barricades et s’y maintinrent d’une manière toute militaire. La caserne fut aussitôt crénelée, ce qui garantissait le Jardin-des-Plantes d’une invasion. Dès lors, on fit la cuisine dans les postes ; dans l’après-midi, le courrier de la malle fut arrêté et conduit au grand poste ; quatre autres personnes furent également arrêtées ; tous les égards leur furent prodigués ; elles peuvent en rendre témoignage. Tout se passa ainsi, jusqu’au dimanche 12, en escarmouches de coups de fusil ; c’est alors qu’on adressa aux habitants du quartier la demande suivante : Citoyens, Vous êtes invités, par les amis
de l’ordre et de la liberté, à coopérer à la subsistance des citoyens armés
pour la cause publique. Divers individus sans qualité se sont permis de
recueillir des dons en en faisant leur propre profit, et nous voulons
prévenir de si lâches infamies. Les chefs de poste sont spécialement chargés
de recevoir et de partager entre les postes de la division. Le lundi 13, après cinq jours de
résistance, sans communications et presque sans armes, on assembla un conseil
composé de vingt-cinq citoyens, où l’on délibéra sur les moyens de retraite.
L’état des armes et des hommes y fut soumis. En voici le résultat : Soixante-dix mauvais fusils pour
deux cents hommes, tels étaient les moyens de défense. Celui qui présidait ce conseil
fit l’allocution suivante : Citoyens, Dans la position où nous nous
trouvons, en face d’une armée, la résistance est inutile ; votre courage,
loin de s’affaiblir, semble s’augmenter ; vous ne voudriez pas être la cause
de la destruction des familles qui vous entourent ; ce serait du sang
français qui coulerait de plus et inutilement. L’humanité nous commande de
chercher les moyens d’une retraite honorable. On peut faire retraite, mais on
n’est pas pour cela vaincu ; nous pouvons encore être utiles au pays ; nos
efforts, j’en suis convaincu, feront ouvrir les yeux à ceux qui n’ont pas
suivi notre exemple ; mais il faut tout attendre du temps. Si cependant vous
vouliez combattre encore, je serais le premier à vous en donner l’exemple, et
si ma vie pouvait payer ce que nous demandons, je suis prêt à la livrer à la
bouche du canon. On délibéra pour que la retraite
se fît dans la nuit du 13 au 14. On délibéra également pour renvoyer les
prisonniers, et chacun d’eux put retourner chez lui. Après la délibération,
on travailla aux barricades comme si l’on ne songeait qu’à la défense ; on se
dit adieu en s’embrassant ; des larmes coulèrent sur le sort de nos frères
morts pour la liberté, ce qui est pour l’histoire des peuples encore une leçon. P. S. Dans cinq jours, nous avons eu un homme tué chez lui et cinq blessés. Voilà l’histoire d’une barricade racontée par un homme qui n’a rien épargné sans doute pour la rendre intéressante et pathétique. Par malheur, je n’aurai pas de peine à lui en opposer de plus intéressantes et de plus pathétiques encore. C’est dans les établissements consacrés à l’instruction de la jeunesse que j’irai chercher mes exemples, car il me semble que, dans ces asiles d’étude et de paix, l’apparition de la guerre civile est plus révoltante et plus terrible que partout ailleurs. Le jeudi 10 avril, le feu devenait vif autour de l’École vétérinaire ; des hauteurs qui la dominent et se prolongent à l’ouest de Vaise, on faisait feu sur les soldats qui étaient dans la caserne de Serin, sur la rive gauche de la Saône et sur ceux qui, sur la rive droite, étaient postés à la tête du pont de Serin, tout près de l’École. Les tirailleurs insurgés occupaient les clos Fessot et Bourget ; des coups de fusil ne tardèrent pas à partir du bois qui couronne le jardin. On ne pouvait en douter : les révoltés avaient pénétré dans le parc. Le directeur, M. Bredin, fait dire au commandant du poste voisin que ses blessés seront soignés à l’École. Ces blessés, quand on les transportait sur la rive opposée, étaient poursuivis de coups de fusil sur le pont Serin. Bientôt après, des tirailleurs insurgés descendent dans le bois de l’École ; deux d’entre eux, armés de carabines, grimpent dans les dortoirs des élèves. C’est alors que l’École semble menacée d’un grand danger. M. Bredin court à la fenêtre par laquelle ils s’introduisent, trouve les révoltés seuls (deux jeunes gens d’assez bonne tournure) ; mais les élèves accourent, et c’est en leur présence que les insurgés, après quelques contestations et quelques menaces, se décident à rejoindre leurs camarades en avertissant que cinquante des leurs, qui descendent du parc, vont enfoncer les portes. Pas un élève ne se permet de dire un mot. Un quart d’heure après, plusieurs de ces tirailleurs se présentent en effet, gens déguenillés, l’œil hagard, le regard troublé par l’ivresse. L’un d’eux dit rudement au directeur : faites-nous ouvrir cette porte ; un non sec est toute la réponse. Eh bien, nous l’enfoncerons reprend-il, et sans hésiter, il disparaît sous le passage. Un des ses compagnons crie, avant d’y entrer : Ne nous forcez pas à attenter à votre vie et à celle de vos écoliers. La porte ayant résisté, les révoltés font sauter la serrure en tirant un coup de fusil à bout portant. Les voilà donc dans la cour, d’où ils font feu sur les soldats. Alors les militaires, qui jusque là avaient ménagé un établissement inoffensif, durent croire qu’il avait pris le parti de la révolte, et dirigèrent contre lui les balles, les boulets et les obus ; un seul élève a été légèrement blessé dans l’escalier. Les révoltés ne restèrent qu’environ une heure dans la cour ; au bout de ce temps ils la quittent et reprennent leur premier poste dans le bois, d’où ils ont continué à tirailler jusqu’au soir. Alors M. Bredin écrit au général Aymard pour qu’il place des soldats dans l’École. Le 11, au matin, un capitaine du 28e de ligne, M. Latour, arrive à la tête de trente grenadiers. A peine les soldats sont-ils placés aux fenêtres, derrière des matelas qu’on leur donne, que les élèves manifestent une grande inquiétude et renouvellent, d’une manière bien plus pressante encore que la veille, la demande de quitter l’École. M. le capitaine Latour, qui observait avec calme et fermeté l’état de cette jeunesse, ne trouvait pas ses soldats en sûreté, éparpillés au milieu de cent quarante jeunes têtes méridionales ; à sa prière, le directeur écrivit la lettre suivante au général Aymard : Monsieur le général, je vous prie de donner des ordres soit pour que le poste de trente hommes qui s’est placé ce matin dans l’École soit posté d’une manière plus avantageuse, soit pour qu’il soit triplé, car notre maison est dominée par le bois qu’occupent les ouvriers et d’où il serait facile de les débusquer par Pierre-Scize. Monsieur le capitaine voit, comme moi, l’extrême inquiétude de nos cent quarante élèves qui, hier, ont empêché les ouvriers de monter dans leurs chambres, en leur promettant d’empêcher les soldats d’y entrer. Je vous prie aussi de permettre que l’on nous donne du pain de munition, que l’École paiera. La fusillade continue toute la journée et deux révoltés sont tués dans le parc. Dans l’après-midi, un grand tumulte éclate tout à coup dans toute la maison ; des cris perçants de colère et d’indignation partent à la fois de tous les points. M. Bredin court à la salle où il avait établi les grenadiers et les dragons ; les élèves en masse voulaient y pénétrer. M. le capitaine Latour, à la tête d’une douzaine de soldats sous les armes, leur en interdit énergiquement l’entrée. Monsieur le directeur, dit-il, si vous ne faites sur-le-champ retirer vos élèves, je fais faire faire feu sur eux ; c’est indigne ! Deux de leurs camarades viennent d’être arrêtés tirant sur nous, et les jeunes gens fraternisent avec eux, leur touchent la main et veulent les arracher à nos soldats. Le directeur fait rentrer les élèves et leur demandent l’explication de cette altercation ; des deux côtés il y a malentendu, les prisonniers ne sont point élèves de l’École. Il n’a point été question de les passer par les armes, comme les élèves avaient cru d’abord. Dans l’après-midi les insurgés de Vaise jettent, du haut d’un vieux bastion de la maison Fessot, deux tonneaux remplis de matières combustibles enflammées qui mettent le feu à des broussailles dans le clos de M. Bourget, d’où ils espéraient, comme on l’a su depuis, que le vent du nord propagerait l’incendie jusqu’à l’École. Le feu s’est bientôt éteint, faute d’aliment. Le commandant de service avait fait donner du pain de munition ; on avait tué une vache ; on fît préparer un repas pour les militaires ; on leur donna du vin et ils soupèrent dans le réfectoire des élèves. Enfin, le samedi 12, les insurgés qui occupaient le plateau du parc en furent débusqués par les dragons qui gravirent par les sentiers du bois et par d’autres soldats qui montèrent par Pierre-Scize. Dans leur retraite précipitée ils abandonnèrent une pièce de canon qui ne leur avait pas encore servi. L’histoire du Collège-Royal, plus dramatique encore que celle de l’École vétérinaire, mérite d’être racontée avec quelques détails. Le 10 avril, le feu a repris, des bruits divers circulent ; ils affligent sans abattre ; on y ajoute peu de foi. Les insurgés occupent la place du Collège et les rues aboutissantes, jusqu’à leur quartier-général, place des Cordeliers, très près du Collège-Royal. Le Collège est dans la direction et semble être un des buts de la fusillade et de la canonnade de la troupe, campée sur la rive gauche du Rhône, parce qu’elle est harcelée par le feu des insurgés qui occupent ce quartier de la ville. Des balles, des biscaïens sont tombés dans les dortoirs, dans les quartiers, dans les cours des élèves et dans les logements des fonctionnaires du Collège et de l’Académie. Des dispositions sont prises pour mettre les élèves à l’abri du danger. On écrit au général et au maire pour les prier de faire épargner cet établissement. Un des maîtres, malgré le danger, se charge de porter cette lettre. Le feu prend à des maisons très voisines du Collège, dans la rue Gentil : l’incendie menace de se propager, il gagne le Collège ; les communications ne peuvent se faire qu’à travers les balles qui sifflent de toutes parts ; mais, grâce au dévouement de deux professeurs, on parvient à requérir une pompe ; la ville envoie la seule qui lui reste et que le secrétaire de la mairie conduit, non sans péril, avec trois ou quatre pompiers ; les élèves, grands et petits, en font le service avec un zèle admirable, et c’est avec peine qu’on peut modérer leur ardeur. Les toits sont couverts de pompiers et d’élèves mêmes ; les domestiques se dévouent ; le feu devient menaçant ; le bâtiment, la bibliothèque publique vont être la proie des flammes ! Et pour comble de malheur, les balles, les biscaïens et les boulets sont lancés sur tout ce qui paraît sur les toits pour arrêter l’incendie. L’artillerie, toujours inquiétée par le feu des tirailleurs de ces quartiers et celui qui part des maisons incendiées, occupées, dit-on, à d’autres étages par des insurgés qui tirent sur elle, semble décidée à foudroyer tout ce qu’elle aperçoit ; elle croit voir des ennemis dans les personnes mêmes qui travaillent à éteindre le feu. On écrit de nouveau à l’autorité pour arrêter les effets de cette méprise, et faire cesser la canonnade et la fusillade qui n’arrêtent pas le travail des fonctionnaires et des élèves. Le feu des troupes semble se ralentir pendant quelque temps. L’incendie dure encore, la chaîne est toujours formée des trois cents élèves ; la pompe est encore mise en jeu par eux ; ils rivalisent tous de zèle et de courage. Le feu va gagner le bâtiment des professeurs, et les élèves, mus par un sentiment de dévouement honorable, s’empressent de déménager, non sans danger, les appartements ; tout se fait avec célérité, mais sans désordre. L’incendie s’affaiblit ; il est arrêté par l’ardeur et l’intrépidité des élèves, des fonctionnaires et des employés, et c’est à eux qu’on doit peut-être la conservation du collège et de la bibliothèque publique. La canonnade reprend et des projectiles tombent encore ; la nuit arrive, le feu se ralentit de tous côtés. Les élèves, après une journée pénible mais honorable pour eux, rentrent dans leurs quartiers, contents d’un léger souper ; ils vont bivouaquer dans leurs salles d’étude, parce que les dortoirs ne sont pas habitables ; les balles et les biscaïens y ont plus d’une fois pénétré. Ils se couchent heureux d’avoir rempli une noble tâche. Dans le cours de la journée, les insurgés tentent d’enfoncer les portes du collège ; ils demandent les armes dont les élèves se servaient autrefois dans les exercices militaires. Pour prévenir une invasion qu’une résistance inutile pourrait rendre terrible, les fonctionnaires se présentent à eux ; leur présence et leurs paroles imposent aux révoltés qui se retirent sans avoir pris aucune arme, et sans faire aucun mal. Le 11, la nuit a été assez calme ; la journée s’annonce devoir être vive ; on ne circule plus dans les rues ; les troupes conservent leurs postes ; les ouvriers tâchent d’avancer sur quelques points. La place du collège semble devoir être un lieu de retraite pour eux ; des barricades s’y élèvent ; le feu des maisons est éteint, mais la canonnade menace toujours le collège ; les deux pavillons occupés par l’Académie et le collège sont percés de balles et de boulets ; il en tombe aussi dans les dortoirs, dans les escaliers et dans le réfectoire. Aucun des élèves, personne de l’établissement n’est blessé. Les insurgés se présentent de nouveau aux portes ; ils veulent les enfoncer ; on les ouvre et on se présente encore. Ils ne viennent pas cette fois pour demander des armes ou pour se réfugier ; ils veulent les plus grands élèves pour entrer dans leurs rangs. La réponse unanime des fonctionnaires est que ces enfants ne peuvent ni ne veulent sortir, qu’ils sont un dépôt confié à leurs soins et qu’avant de les leur ôter, on leur arrachera la vie. Persuadés par leurs paroles énergiques ou contenus par leur présence, les révoltés se retirent sans coup férir. Le 12, même nuit, même inquiétude dans ce quartier. Cependant les barricades sont presque abandonnées ; dix à douze insurgés, quelquefois deux ou trois harcèlent, derrière les barricades, les postes établis plus loin. Cette tactique est, dit-on, à peu près la même partout. A en juger par là, on peut assurer que le peuple marchand, les personnes aisées ne les secondent pas et ne prennent aucune part à l’insurrection ; on en gémit et on laisse faire, parce que aucune force civile ne s’est organisée. On ne connaît rien de ce qui se passe en dehors ; cependant des bruits font appréhender que le collège ne soit l’objet de représailles, parce que de l’établissement on a, dit-on, tiré sur la troupe, qu’un artilleur a été tué, et que quelques élèves auraient secondé le mouvement. Le recteur et le proviseur écrivent au général pour protester contre ces bruits funestes, auxquels a pu donner lieu la démarche des insurgés qui étaient venus demander des armes et des élèves pour renforcer leurs rangs. L’autorité a été instamment priée une seconde fois de donner des ordres pour ne pas exposer des enfants et pour que, si les circonstances devenaient plus graves, il fût permis d’évacuer le collège et de conduire les élèves à la maison de campagne. Ce qui a pu faire naître ces bruits désastreux, c’est que le collège se trouve entouré d’un grand nombre de boutiques et magasins avec entresol au premier étage, habités par des fabricants et des ouvriers ; si le fait d’hostilité était vrai, ce qu’on ignore, il serait parti de ces locations qui n’ont jamais été à la disposition du collège. Des balles, des biscaïens, provoqués par le feu des insurgés, arrivent dans presque toutes les directions. On est inquiet pour mettre à l’abri les élèves ; on les conduit des cours aux quartiers, et des quartiers dans les cours. Un boulet tombe dans l’escalier du plus haut étage ; la poussière qui s’élève ressemble à de la fumée et fait craindre le feu ; tout le monde accourt pour l’éteindre ; un second boulet tombe, un troisième, puis un quatrième ; fort heureusement personne n’est atteint ; mais des débris de murs frappent au dos un élève et un domestique ; cette contusion n’a aucune suite. Les élèves, abandonnent les quartiers et n’ont d’asile que dans les classes où ils restent quelques heures. Il parait que ces boulets avaient pour but l’église des Cordeliers où les insurgés se sont retranchés ; mais, s’il en était autrement, ce ne pourrait être que par suite des bruits dont on a parlé et de ce que les révoltés, ayant d’ailleurs voulu pénétrer dans le collège, on aurait pu croire qu’ils s’y étaient établis. La difficulté des communications ne permettait pas de faire connaître l’état des choses. Vers les quatre heures du soir le feu se ralentit ; les barricades sont abandonnées ; un parlementaire des ouvriers se rend à l’Hôtel-de-ville ; on parle de soumission ; le feu a cessé ; la place est évacuée. On annonce la fin d’un drame qui menaçait la France des plus grands malheurs. Le calme renaît au dehors et la sécurité dans le collège. Tel est le résumé des événements qui ont eut lieu pendant les quatre journées que le voisinage du quartier-général des insurgés et la responsabilité envers les familles rendaient encore plus terribles pour les maîtres. Les élèves ont mérité des éloges par leur bon esprit et leur conduite loyale et généreuse. Le recteur, M. Soulacroix, les fonctionnaires du collège et les employés ont montré toute la prudence, le courage et le dévouement que pouvait inspirer le sentiment profond de leur devoir dans une aussi grave circonstance. J’ai choisi deux scènes entre mille que j’aurais pu citer. Partout, c’étaient les mêmes souffrances, la même agitation, la même terreur. Les citoyens, surpris loin de leur demeure par la défense de circuler, restaient prisonniers dans la maison la plus voisine ; l’hospitalité était de droit, mais que d’angoisses dans ces séparations inattendues et si cruellement prolongées ! A l’asile Saint-Paul, dont les soins charitables de plusieurs dames ont doté un des quartiers de Lyon, il a fallu recourir aux expédients pour nourrir, pendant cinq jours, une douzaine de petits enfants que leurs mères n’avaient pu venir chercher. On frémit en pensant aux vives alarmes de ces familles, en pensant à toutes les douleurs privées ou publiques qui ont pesé sur la population lyonnaise, pendant la lutte d’avril. Au milieu du fracas des armes, les administrations civiles n’ont cessé de déployer la plus grande activité. M. Vachon-Imbert n’a pas quitté l’Hôtel-de-ville. M. Victor Arnaud, l’un des administrateurs de l’Hôtel-Dieu, s’est dévoué complètement à la tâche pénible et souvent périlleuse de diriger et de protéger cet établissement. Mais nulle part le mouvement n’a été plus vif, plus continu qu’à la préfecture. Là campaient pêle-mêle les autorités militaires, judiciaires et administratives. Le parquet de M. Chégaray, toujours encombré de prisonniers, l’état-major du général Buchet, le cabinet de M. de Gasparin, tout cela était réuni sous le même toit. Les cours, le jardin étaient encombrés de soldats, tandis que d’autres tiraient sur le belvédère. Les caves, les remises étaient pleines de prisonniers ; et les aides-de-camp portant des ordres se croisaient dans les corridors avec les estafettes venant de Paris, ou les commissaires de police se rendant à leurs fonctions qu’ils ont remplies avec tant de zèle ; il y avait un ordre réel dans cette apparente confusion. Quant aux habitants, j’ai déjà fait sentir quelle était leur position ; enfermés chez eux, ils étaient réduits à un rôle purement passif, et on leur a trop vivement reproché une apathie dont la cause principale était dans les ordres mêmes de l’autorité. Je sais qu’ils auraient pu montrer tous, contre les révoltés en armes, la fermeté dont quelques-uns d’entre eux ont donné la preuve et qui partout a été couronnée du succès. Avouons cependant qu’il n’était pas facile d’interdire l’accès des maisons lyonnaises, avec leurs allées toujours ouvertes et sans portiers, avec leurs six étages, peuplées en grande partie d’ouvriers fort enclins à aider leurs confrères. Ce qui était moins facile encore, c’était d’oublier le passé et d’avoir pleine confiance en l’avenir. Au reste, la bourgeoisie de Lyon a bien prouvé que sa sympathie avait accompagné les efforts de l’armée. Elle a témoigné toute sa reconnaissance pour ses défenseurs : souscriptions abondantes en faveur des soldats blessés, applaudissements au théâtre, proclamations municipales, remercîments publics, rien n’a manqué à la manifestation de ses sentiments. Je vais transcrire ici les pièces officielles où respire la pensée véritable d’une ville à laquelle on a cherché depuis à prêter un langage tout différent. Voici les proclamations qui ont été publiées : Mes chers concitoyens, Après les déplorables événements
dont nous venons d’être les témoins et les victimes, votre premier magistrat
éprouve le besoin de vous faire partager les sentiments de gratitude qui l’animent
pour la brave garnison dont l’héroïsme a sauvé votre cité de sa ruine et
préservé la France de la plus grande anarchie. Vous l’avez vu, mes chers
concitoyens ; les hommes qui, depuis longtemps, rêvaient le renversement du
gouvernement de Juillet n’ont pas reculé devant les conséquences de leurs
criminels projets. Préparant la guerre civile, ils s’appliquaient à égarer,
par de fausses théories, une population jusqu’alors laborieuse et paisible,
et ils ont préludé à cette guerre civile par la suspension forcée du travail,
par les menaces et par la violation du sanctuaire de la Justice. Pourquoi,
jusqu’à ce jour, nos efforts n’ont-ils pas pu conjurer l’orage ? C’est que la
voix de l’autorité, ordinairement si bien comprise des Lyonnais, a été
étouffée par les passions politiques. Vaincus au sein de la capitale,
dans les événements de Juin, c’est Lyon que les factieux de toutes les
provinces ont pris pour point de ralliement. Ici, comme à Paris, leurs
criminelles tentatives ont échoué. Le triomphe des amis des lois et de l’ordre
n’a pas été un instant douteux ; et la lutte eût été courte, si le besoin de
ménager le sang de nos défenseurs n’eût nécessité l’emploi de l’artillerie. C’est pour la seconde fois que
notre malheureuse cité est devenue le théâtre de sanglantes collisions ; et
la douloureuse expérience que nous venons de faire sera à l’avenir un grand
enseignement pour nous et pour la France entière. Que la population se rassure !
Que chacun reprenne le cours de ses travaux habituels. Nous comptons sur le
bon esprit de nos concitoyens pour hâter le retour de la paix et de l’ordre. Fait à l’Hôtel de ville, Lyon, le
15 avril 1834. Le maire de la ville de Lyon, VACHON-IMBERT, adjoint. Mes chers concitoyens, Profondément affligé des malheurs
qui ont affligé la cité, c’est pour moi un nouveau besoin de vous apporter
des paroles de paix. J’espère que ma voix sera entendue par la population
tout entière. Les malheureux, que de perfides conseils
ont si cruellement égarés, pourraient-ils aujourd’hui ne pas ouvrir les yeux
à la lumière ? Pourraient-ils ne pas voir par quelle voie les fauteurs de l’anarchie
voulaient nous ramener à ces temps de calamité qui ont pesé, il y a quarante
ans, sur notre belle patrie ? Mais il faut le dire pour la justification de
la cité lyonnaise ; il faut le dire pour rendre hommage à la vérité : la
masse de la population ouvrière est restée étrangère aux criminels efforts
qui ont été faits pour renverser la monarchie constitutionnelle et substituer
au régime des lois l’empire de la force aveugle et brutale. Pour une œuvre si
criminelle, les hommes qui, depuis longtemps, méditaient notre ruine, et qui
pour la plupart sont étrangers à la ville de Lyon et même au sol de la
France, ne pouvaient, malgré leurs hypocrites doléances, trouver des
sympathies au milieu d’une population qui vit par le travail, et qui sait que
le travail est inséparable de l’ordre. Ils sont bien coupables ceux qui n’ont
pas craint d’attirer sur nous la guerre civile et les désastres qui la
suivent ! Abandonnons ces hommes à leurs remords et à la sagesse des lois. Lyonnais ! nos malheurs sont bien
grands, mais que la paix et l’union renaissent au milieu de nous, et le temps
les aura bientôt réparés. C’est un terrible enseignement que celui qui doit
ressortir pour tous de nos tristes journées. Les chefs d’atelier, les
ouvriers de toutes les professions repousseront désormais avec horreur toutes
ces idées politiques anti-sociales qui traînent après elles la misère et le
désespoir, bouleversent toutes les existences et ont failli amener la
destruction de la cité la plus industrieuse de France. Lyon a souffert pour la cause de
la civilisation ; c’est l’ordre social tout entier qui a été attaqué au milieu
de nous. L’anarchie a été vaincue et un gouvernement juste et réparateur ne
peut manquer de reconnaître que la France est solidaire des dommages éprouvés
par les Lyonnais dans l’intérêt de tous. Que la confiance renaisse, que
les habitants se rassurent, que chaque citoyen reprenne ses travaux
habituels. Les négociants, nous en sommes certains, redoubleront de zèle et
de soins, dans ces malheureuses circonstances, pour donner une activité
nouvelle à leurs opérations commerciales et procurer ainsi du travail à ceux
qui peuvent en manquer. Nous espérons enfin que chacun de nos concitoyens
unira ses efforts aux nôtres pour adoucir, autant qu’il sera en son pouvoir,
des maux qu’il n’a pas dépendu de nous de prévenir. Le maire de la ville de Lyon, VACHON-IMBERT, adjoint. Pendant que la mairie faisait afficher ces proclamations, le conseil municipal votait une épée d’honneur aux généraux Aymard, Buchet et Fleury, et au colonel Dietmann. Il votait une adresse aux troupes que le général a fait connaître dans un ordre du jour ainsi conçu : Au quartier-général de Lyon, le
16 avril 1834. Ordre du jour de la 7e division
militaire. Le lieutenant-général, commandant
la 7e division militaire, s’empresse de porter à la connaissance des troupes
placées sous ses ordres l’adresse suivante votée à l’unanimité à la garnison
par le conseil municipal de la ville de Lyon : Soldats ! La ville de Lyon, la France, la
civilisation tout entière ont couru un immense danger que votre valeur a su
repousser. Après une lutte prolongée, après les efforts si constants d’un
courage dont chacun de ses membres a été témoin, le conseil municipal de
cette grande et malheureuse cité éprouvait le besoin de vous payer le juste
tribut de son admiration et de sa reconnaissance. Vous avez vaincu l’anarchie. Vous
avez repoussé loin du sol de la France les principes anti-sociaux qui déjà l’avaient
envahie, mais qui ne sauraient jamais y pousser de profondes racines. Appuyée
sur la monarchie constitutionnelle qu’elle-même a fondée, la liberté ne
pourrait périr en France que par ses propres excès. C’est à ces excès que
vous avez déclaré la guerre ; c’est sur eux que vous avez remporté la plus
glorieuse victoire, et vous avez ainsi bien mérité de la liberté de la France
et en particulier de la ville de Lyon. Pour le maire de la ville de
Lyon, Signé : VACHON-IMBERT. Acceptez ce témoignage de reconnaissance d’une grande cité ; vous le méritez ! Votre intrépidité, votre persévérance l’ont sauvée d’un affreux désastre, ont sauvé la France de l’anarchie, le plus épouvantable des fléaux. Armés pour le maintien des lois
et la protection des citoyens, vous avez dignement rempli votre mandat. Au
bruit de votre victoire, les factieux, naguère partout menaçants, aujourd’hui
convaincus de leur impuissance contre votre valeur, ont, de toutes parts,
cherché leur salut dans la fuite. La France renaît au repos, à l’espérance.
Soldats ! vous avez bien mérité du Roi et de la patrie ! Signé : Baron AYMARD. Le même jour, la lettre suivante était adressée à M. de Gasparin : Lyon, le 16 avril 1834. Monsieur le préfet, Je remplis avec le plus vif empressement la mission dont m’a chargé le conseil municipal. Il vient de s’assembler, et son premier sentiment a été celui de la reconnaissance envers ceux qui ont sauvé notre malheureuse ville des horreurs de l’anarchie. Vous, monsieur le préfet, vous avez été un de ceux qui avez inspiré ce sentiment le plus profondément, et j’ai été chargé de vous exprimer combien mes concitoyens ont éprouvé d’admiration pour votre courage et votre dévouement. Vous serez compté désormais par les Lyonnais au nombre de leurs bienfaiteurs, puisqu’ils vous doivent le raffermissement de leur existence, et que vous avez contribué si puissamment à les délivrer des maux incalculables qui les menaçaient. Veuillez agréer, etc. Le maire de Lyon. Voici la réponse du préfet : Monsieur le maire, Après avoir cherché pendant plus de deux ans les moyens de rétablir la paix et la concorde dans Lyon, j’ai vu avec douleur s’éloigner chaque jour l’espoir que j’en avais un moment conçu. Les progrès de l’esprit de désordre, favorisés par ceux des associations politiques et des coalitions industrielles, ont été tels depuis un an qu’il fallait prévoir la triste issue que ces complots devaient avoir. Je ne m’en suis jamais dissimulé l’imminence, et j’ai constamment veillé avec sollicitude sur les moyens de sortir vainqueurs de cette lutte, si nous étions réduits à la triste nécessité de l’engager. Quand ensuite nous avons été obligés de résister à la plus odieuse des agressions, quand le siège de la justice s’est vu entouré tout à coup de barricades, qui, au même instant, se dressaient dans toute la ville, quand les troupes investies ont été obligées de se faire jour à travers les fusillades préparées traîtreusement et d’avance aux fenêtres et aux toits de la ville, nous avons eu de rigoureux devoirs à remplir. Il fallait sauver Lyon et la France ; je m’y suis dévoué. Deux de vos adjoints, MM. Cazenove et Chinard, placés au même poste que moi, ont partagé mes dangers et mes sollicitudes. Ils ont dignement représenté l’autorité municipale dans le midi de la ville. Il m’est bien doux, après ces pénibles moments, de recevoir du conseil municipal de la ville de Lyon le témoignage que mes efforts ont pu obtenir son approbation. Puissé-je maintenant contribuer à adoucir les maux qui n’ont pu être évités ! Je me dévouerai à cette nouvelle tâche, et vous me trouverez toujours prêt à appuyer les intérêts de votre ville, avec le dévouement d’un homme qui est devenu votre concitoyen par le cœur et les sentiments. Agréez, etc. Le conseiller d’État, préfet du Rhône, GASPARIN. Il était impossible que le retentissement des événements de Lyon ne se fît pas sentir dans les campagnes environnantes. Les projets des insurgés y ont excité, on peut le dire, une réprobation universelle ; mais cette réprobation ne s’est pas manifestée partout avec la même énergie. Par une faiblesse déplorable, un certain nombre de communes ont abandonné aux bandes révoltées les armes de leurs gardes nationales. Trois cents fusils environ sont venus ainsi grossir l’arsenal des rebelles. Je sais qu’il n’y a point d’excuse pour de tels faits. Je sais qu’aucun fusil n’aurait peut-être été enlevé si tout le monde avait montré le courage dont quelques personnes ont fait preuve. Cependant il est certain que le ton décidé des émissaires lyonnais, leur force énergique, enfin l’absence forcée de toute nouvelle et de tout ordre ont pu imposer, même à des hommes de cœur. Le désarmement ordonné par le préfet est déjà sans doute un châtiment assez grave. Je me tairai donc ; seulement pour donner une idée de ces expéditions dont je déplore le succès, je raconterai ce qui s’est passé dans deux communes, où le cas de force majeure est trop évident pour que ma citation puisse ressembler à un blâme. A Vaise, le 10 avril, un homme d’une haute stature, coiffé d’une casquette, ceint d’un sabre de cavalerie, suivi d’une soixantaine d’individus armés, et d’un même nombre sans armes, se présenta à l’Hôtel-de-ville, et s’adressant à l’un des secrétaires, il demanda si le maire était présent. Ayant reçu une réponse affirmative, il s’exprima à peu près en ces termes : Je suis Français et propriétaire. Indigné des assassinats commis sur mes concitoyens par la garnison de Lyon, j’ai pris les armes pour les venger. Il ne s’agit point aujourd’hui d’une discussion de deux sous par aune, mais de la grande question d’existence entre Louis-Philippe et la République. Il faut que la République triomphe ; c’est en son nom que je viens demander à la mairie de Vaise des armes et des munitions qui, au dire de citoyens dignes de foi, doivent s’y trouver. Je vous somme de nous les faire délivrer. Il est inutile d’aller plus loin. Quelques fusils furent livrés ; il fallait céder à la violence. Les événements d’Oullins méritent d’être rapportés ici dans tous leurs détails. Le mercredi, le bruit du canon et celui de la fusillade mettent toute la commune d’Oullins en alarme ; mais l’arrivée d’un bataillon d’infanterie calme les esprits, et la journée se passe tranquillement, malgré les récits les plus exagérés de succès de la part des révoltés et de pertes de la part de l’armée. Ces récits sont sur-le-champ repoussés et démentis par les hommes attachés au gouvernement. Dans la journée, le bataillon d’infanterie quitte Oullins et se porte sur Lyon en laissant à Oullins un poste de dix-huit hommes. Dans la nuit, l’artillerie quitte Pierre-Bénite et se rend à Lyon sans laisser un seul homme. Le jeudi, toute la journée, les révoltés chassés de la Guillotière et des Brotteaux, se portent sur la rive gauche du Rhône, en face de Pierre-Bénite, traversent le fleuve et se dirigent sur Saint-Just. Ils sont sans armes, mais leurs figures noircies par la poudre, leurs joues droites marquées par la crosse et leurs discours les font assez reconnaître. Partout ils annoncent qu’ils sont victorieux et jettent l’effroi dans la commune. A midi, une bande armée en partie, composée d’une soixantaine d’hommes, attaque et désarme le poste d’infanterie. Cet événement porte la terreur dans les esprits ; ce désarmement audacieux de soldats, si près du pont de la Mulatière occupé par l’armée, paraît un signe certain que tout est perdu. On s’efforce de ranimer les courages abattus ; on veut faire prendre les armes à toute la garde nationale, prêter des fusils aux soldats désarmés, les placer dans ses rangs ; les efforts les plus pénibles sont sans effet. Des groupes d’hommes étrangers à la commune se forment partout ; les cafés, les cabarets en sont pleins ; leurs cris, leurs chants séditieux ne peuvent être réprimés ; les honnêtes gens gémissent et se cachent. La nuit se passe dans l’anxiété la plus grande. Le vendredi, les choses sont dans le même état ; à une heure, une bande en partie armée se porte chez l’adjoint et demande les armes avec les menaces les plus atroces. Le commandant de la garde nationale est averti que les révoltés ont bloqué le conseil municipal et menacent de le fusiller si les armes ne sont pas livrées ; il accourt, entre seul sur la place où une soixantaine d’hommes l’entourent aussitôt ; quatre seulement avaient des fusils, les autres avaient des pistolets, des poignards, des fleurets aiguisés. D’autres hommes armés étaient dans la cour de la mairie, dans le corps de garde ; ils avaient avec eux un soldat en uniforme qu’ils conduisaient de force pour faire croire que l’armée sympathisait avec la révolte. Enfin, plusieurs individus de cette bande avaient déjà pénétré violemment dans les maisons et, en intimidant les femmes et les hommes faibles, ils s’étaient fait livrer les armes, les avaient chargées, et s’étaient embusqués dans les allées. Aucun officier, sous-officier ou soldat de la garde nationale n’a paru sur la place ; tout était déjà perdu. Le chef de la bande demande le reste des armes au nom du gouvernement républicain provisoire, en annonçant que Louis-Philippe était partout renversé, que l’armée qui avait combattu pour lui dans Lyon et ses autorités étaient cernées et ne pouvaient correspondre avec personne, que les républicains étaient maîtres du télégraphe, de tous les forts, que leurs canons étaient braqués sur la place de Fourvières, que l’armée était prête à faire sa retraite par Oullins, et que la commune de Sainte-Foy avait livré ses armes. Il offrit de n’exiger le reste des fusils qu’après la vérification de tout ce qu’il avait annoncé. Le garde est envoyé à Sainte-Foy ; il revient déclarer que le télégraphe est brisé, que le fort Saint-Irénée est aux révoltés, que leurs canons sont sur la place de Fourvières, et enfin que Sainte-Foy a rendu les armes. Le désarmement avait continué pendant ce temps-là ; mais voulant le presser, le chef de la bande demande le contrôle et un tambour ; on refuse ; il envoie des hommes pour sonner le tocsin ; le tocsin eût fait plus de mal que le roulement ; on cède et on se retire. Le samedi, de nouvelles bandes parcourent le Pérou et Pierre-Bénite ; mais, peu nombreuses et mal armées, elles n’ont pas de succès. Les révoltés continuent à traverser le Rhône ; ce n’est plus la même espèce d’homme ; ceux-ci sont furieux, leurs menaces épouvantables ; se venger des canonniers, incendier leurs casernes, piller leurs logements, massacrer leurs femmes, tels sont les projets sinistres qu’ils osent manifester, et que ces malheureuses, logées en partie dans des auberges, entendent elles-mêmes ou apprennent de toutes parts. L’horreur se répand par tout ; mais le désespoir ranime les courages ; on met les femmes et les objets précieux en sûreté ; on s’arme en silence et on veille. Des ouvriers égarés mais honnêtes, auxquels on a recours, jurent de ne pas laisser, par des crimes aussi épouvantables, déshonorer leur victoire (ils se croyaient victorieux). La nuit se passe sans événement ; la fusillade continue à la Mulatière et dans les Saulées, mais elle est faible. Le dimanche, rien de remarquable ; la fusillade faiblit de plus en plus à la Mulatière. Le lundi, des révoltés embusqués derrière le four à chaux d’Oullins font encore feu sur les soldats ; mais, vers midi, ils se retirent ; on commence à entrevoir le terme des malheurs. Le soir tout est calme. Enfin, le mardi, la circulation et la tranquillité sont rétablies. Pendant que ces scènes déplorables se passaient dans la commune d’Oullins, celle de Vénissieux, qui fait partie de l’arrondissement de Vienne, approvisionnait le fort Lamothe et refusait ses armes aux insurgés ; l’arrondissement de Vienne tout entier faisait proposer à M. de Gasparin ses 3.000 gardes nationaux qui, une fois déjà, avaient fait avec lui le voyage de Lyon ; Neuville, Trévoux, toutes les communes environnantes rassemblaient leurs gardes nationales, et armaient de bâtons et de fourches le reste de leurs citoyens ; l’arrondissement de Villefranche se levait tout entier à la voix de son sous-préfet, M. Silvain Blot, dont le courage et l’activité ont surmonté tous les obstacles ; les gardes nationaux de Messimieux et de Thurins, encouragés par leur chef de bataillon, repoussaient les bandes ennemies. Le maire de Calmire approvisionnait le fort Montessuy. Les habitants de Brignais opposaient aux tentatives des insurgés une contenance pleine d’énergie, et ceux de Couson, sans armes, désarmaient les perturbateurs qui avaient osé les assaillir. On le voit ; l’insurrection lyonnaise a trouvé, dans les campagnes voisines, quelquefois de la faiblesse, jamais de la sympathie. Malheureusement il n’en a pas été partout ainsi ; dans un certain nombre de villes, les affiliés des Droits de l’homme ont essayé de soutenir leurs amis de Lyon, et ont révélé ainsi le péril immense qu’un revers momentané dans cette ville pouvait faire courir. A Avignon, à Nîmes, à Marseille, une agitation sourde et menaçante annonçait une explosion terrible ; et si la malle-poste avait manqué un jour de plus, la tranquillité publique était gravement compromise. A Clermont, à Grenoble, à Châlons, à Vienne, des émeutes ou des tentatives d’émeutes présagent de plus vastes soulèvements. L’émeute passe même la frontière, et Ferney sent le contrecoup de Lyon. A Arbois, la République est formellement proclamée. Enfin, à Paris et à Saint-Étienne, des scènes de sang viennent compléter ce drame lugubre, où Lyon joue le principal personnage, et où chaque ville de France semble s’apprêter à prendre un rôle. A Paris, ce n’est qu’une tentative désespérée contre une garde nationale animée du meilleur esprit, contre des troupes nombreuses ; la République ne peut rien ; c’est une protestation en l’honneur de l’insurrection lyonnaise, rien de plus. Mais, à Saint-Étienne, il n’en est pas de même. Là, les ouvriers sont nombreux et la force armée insignifiante. Là, les associations politiques et industrielles ont fait leur œuvre ; le danger est donc très réel ; et ce danger s’accroît de toute l’influence que les troubles de Saint-Étienne doivent exercer sur ceux de Lyon. Si la manufacture d’armes avait été emportée, la conséquence de ce désastre aurait été incalculable ; et quand on songe que ce désastre a failli arriver, on éprouve le besoin d’exprimer au général Pegot et à sa petite garnison, au préfet de la Loire, M. Sers, et à M. Dugât, sous-préfet de Saint-Étienne, tous les sentiments qui sont dus à leur belle conduite et toute la reconnaissance que mérite un service aussi éminent. J’ai raconté cette lutte sacrilège que l’esprit de désordre a provoquée et soutenue. Je veux réduire une dernière fois à leur véritable valeur les assertions de ceux qui, après avoir dénaturé les causes de nos catastrophes, cherchent à en exagérer les conséquences. A les entendre, Lyon n’est plus qu’un monceau de ruines. Soixante millions, cent millions peut-être ne suffiront pas pour indemniser les propriétaires des pertes qu’ils ont essuyées. A les entendre, l’insurrection, un moment comprimée, est prête à reparaître plus menaçante et plus furieuse ; les ouvriers et les fabricants, saisis d’une terreur légitime, abandonnent de tous côtés la cité qui ne peut leur offrir un asile paisible, et l’industrie lyonnaise doit émigrer ou périr. Ces tableaux sont tracés par la malveillance et accueillis par la peur. La vérité est que les désastres matériels ne sont pas aussi considérables qu’on le suppose. Dès le lundi, pendant que les derniers coups de fusil étaient échangés à la Croix-Rousse, j’ai parcouru ces rues encore hérissées de barricades, ces quais couverts de soldats, ces places gardées par des canons. Alors c’était l’état de guerre ; les maisons occupées militairement, les bivouacs, la population prisonnière dans les maisons, le bruit lointain du combat, tout rappelait à l’esprit les idées sinistres qui depuis se sont effacées peu à peu. Alors je comparais Lyon, après les journées d’avril, avec Paris après les journées de juin, ou même après celles de juillet, et j’étais effrayé de la différence. En voyant, dans le quartier Saint-George et Saint-Jean, dans la grande rue de Vaise, dans la rue Mercière, dans les rues qui montent à la Croix-Rousse, dans la grande rue de la Guillotière, sur toutes les places du centre de la ville, des traces multipliées de la lutte, ces marques innombrables de balles et de boulets qui se détachent si bien sur les noires murailles de Lyon ; en contemplant des ruines plus déplorables encore, les maisons ébranlées par les pétards dans tous les quartiers de la ville et des faubourgs, et celles qui ont été incendiées dans la rue de l’Hôpital, sur le quai du Rhône, à la tête du pont de la Guillotière, je n’ai pu m’empêcher, moi aussi, de croire le mal plus grand qu’il n’était. Il est vrai que dans ce moment je ne l’ai pas évalué en francs et centimes. A côté de la pensée grande et terrible de la guerre civile, il n’y a pas de place pour la mesquine idée des indemnités. Mais depuis, les barricades se sont abaissées ; les troupes sont rentrées dans leurs casernes et les canons à l’arsenal ; le peuple est redescendu dans les rues ; les magasins se sont ouverts ; les métiers ont recommencé à battre ; les traces des boulets et des balles ont disparu en grande partie ; Lyon a repris sa physionomie ordinaire et, n’étaient les décombres des maisons incendiées, on se douterait à peine que la guerre a passé par là. En même temps on s’est livré à une appréciation plus exacte et moins passionnée du dommage, et l’on s’est accordé à regarder quatre ou cinq millions comme une suffisante indemnité. Mon but n’est pas de discuter ici des questions de droit et de décider si cette somme doit être payée par l’État, ou si nous sommes dans le cas prévu par la loi de vendémiaire an IV, qui met cette dépense à la charge des communes. Je ne me permettrai qu’une seule observation, c’est que la querelle vidée à Lyon n’est point une querelle locale ; c’est la grande querelle politique entre le gouvernement constitutionnel et les partis extrêmes qui l’ont constamment attaqué ; c’est la querelle de juillet 1830 et de juin 1832. Or, à ces deux époques, les Chambres ont jugé avec beaucoup de sagesse que Paris ne devait pas payer pour la France entière, qu’il était assez malheureux déjà d’être le théâtre de la lutte sans qu’on en mit encore les frais à sa charge. J’invoque en faveur de Lyon l’autorité de ces précédents. Un mot, avant de quitter ce sujet, sur les reproches qu’on adresse à nos généraux pour avoir fait usage de l’artillerie et des pétards. C’est une de ces déclamations banales qu’il faut réfuter une fois pour toutes. Oui, sans doute, on a employé le canon, les obus, les pétards, pour épargner le sang des soldats. Oui, les généraux ont eu le tort de penser que la vie de ces hommes, qui ont accompli avec tant de courage de si pénibles devoirs, valait bien quelques pans de muraille, valait même la vie des forcenés qui pensaient avoir trouvé dans ces murailles un inviolable rempart. Permis à ceux qui ne voient de Français en France que ce qui combat le gouvernement du pays, de refuser aux soldats qui le servent le titre de citoyens ; mais nous, qui pensons que, pour avoir endossé un uniforme, on n’a pas perdu le droit de compter comme membre de la grande association nationale, si l’on nous parle de dix maisons brûlées, nous répondrons que cinquante braves ont été épargnés. Malheur à ceux qui ne sentent pas la force de cette réponse ! J’ai exposé l’état matériel où la révolte d’avril a laissé Lyon. La disposition des esprits est plus intéressante, mais aussi plus difficile à apprécier. Si nous jetons les yeux d’abord sur cette classe fort nombreuse qui, sans prendre directement part au mouvement, y a prêté les mains, s’est intéressée au succès des insurgés, et n’attendait qu’une chance favorable pour s’associer à leurs efforts, nous la verrons plus furieuse qu’humiliée. Elle forme mille projets extravagants de vengeance. Les ouvriers mêmes, que l’expérience de février avait complètement dégoûtés des associations et des intrigues, se rallient momentanément à leurs frères, parce qu’il leur semble que la classe tout entière vient d’être vaincue, et leur orgueil de héros de novembre est blessé par cette idée. Il y a donc une fermentation très grande dans cette partie de la population ; fermentation inévitable après un tel échec. Ce sont des plaideurs qui maudissent leurs juges ; on leur donne vingt-quatre heures au palais ; à Lyon, ce n’est pas trop de leur donner un mois. Il faut sans doute attribuer aux folles menaces de ces ouvriers les craintes non moins insensées auxquelles sont en proie un grand nombre de fabricants. Ils ne réfléchissent pas à l’impossibilité d’une tentative sérieuse, au moment où la garnison, est triplée, où, d’ailleurs, le parti est vaincu, la société dissoute, les chefs en fuite ou prisonniers, et une partie des armes enlevée. Malgré tous ces motifs de sécurité, ils ajoutent foi aux contes les plus ridicules : c’est un projet de désarmer tous les postes et d’enlever les autorités pendant la nuit ; c’est un dépôt de fusils ; c’est une fabrique de cartouches. L’exécution est fixée au 26, puis remise au 28, puis indéfiniment ajournée ; et cependant beaucoup de personnes quittent la ville et vont attendre à la campagne, ou même à l’étranger, l’issue d’une crise qu’elles croient imminente au lieu de la regarder comme terminée. Mais cet effet, comme le précédent, est peu durable de sa nature. Pour qui se rappelle les terreurs si vives et si prolongées qui suivirent la catastrophe de 1831, ces nouvelles terreurs ne paraîtront pas incurables. Je suis assuré qu’elles feront bientôt place au sentiment de sécurité que la prolongation de la paix publique amènera incessamment, et dont la défaite des partis violents, la dissolution définitive des coalitions industrielles ou politiques et la prospérité commerciale qui doit en résulter garantissent l’affermissement et la durée. Plût au ciel que nos derniers troubles n’eussent pas eu d’autre conséquence fâcheuse que l’irritation des uns et la frayeur momentanée des autres ! Ils ont donné une nouvelle force à ce besoin exclusif d’ordre et de repos qui doit surgir nécessairement de nos désordres et de nos souffrances sans fin. Peut-être s’étonnera-t-on que je signale ce sentiment si légitime comme un danger pour le pays. Mais, si je me fais gloire d’appartenir au parti du juste milieu, c’est pour avoir le droit de repousser tout principe exclusif, c’est pour voler au secours de l’ordre quand la liberté occupe seule tous les esprits, au secours de la liberté quand on ne pense plus qu’à l’ordre public ; c’est pour ne pas scinder la devise de notre drapeau. Oui, je le répète, ceci est plus grave qu’on ne l’imagine : à chaque émeute, l’indifférence en matière politique, cette gangrène du corps social, fait quelques progrès nouveaux ; les partisans de la répression à tout prix deviennent plus nombreux et plus menaçants. Il n’y a pas de violence de la presse, pas de désordre des rues qui n’enlève à la véritable liberté quelqu’un de ses anciens défenseurs. Encore une insurrection, et bien des gens seront prêts à sacrifier la liberté de la presse, la liberté individuelle. Encore une insurrection, et les coups d’État seront réclamés, el un 18 brumaire sera possible, et un gouvernement militaire pourra s’établir. Alors les modérés d’aujourd’hui se montreront peut-être plus fidèles à leurs principes, plus énergiques et plus passionnés pour la défense des libertés publiques, que ceux qui les accusent de tiédeur. Il n’est pas probable que nous en venions jamais là ; les factions, partout vaincues, ne tarderont pas à disparaître entièrement. J’en ai la ferme conviction : la bataille électorale sera gagnée comme la bataille des rues ; l’opposition violente posera les armes et dès lors ce paroxysme d’ordre public qu’elle seule excite s’apaisera naturellement. Mais j’ai dû le signaler ; je l’ai dû surtout en parlant d’une ville qui est livrée plus que toute autre à ce genre de préoccupations. Pour ne parler que des conséquences qui intéressent spécialement la ville de Lyon, il est impossible de ne pas voir que les derniers événements l’ont enfin délivrée des souvenirs de novembre 1831, de cette menace perpétuelle, de cette épée de Damoclès qui, depuis deux années, lui interdisait le repos. Ils ont porté le coup mortel à la Société mutuelliste et à celle des Droits de l’homme, qui avaient mission de s’agiter tour à tour. Ils l’ont préparée à repousser avec plus d’énergie toute tentative nouvelle de soulèvement, parce qu’ils ont appris à tous les habitants paisibles ce qu’il en coûte de laisser envahir la maison qu’on habite par les bandes des révoltés. Il y a plus : quoique la question industrielle n’ait pas été directement engagée dans la lutte, elle en a senti le contrecoup, et l’on doit s’en féliciter. Je m’explique le mal qui travaille la fabrique de Lyon ; c’est la concurrence des fabriques étrangères qui produisent les tissus unis aussi bien qu’elle et à meilleur marché ; pour résister, il fallait baisser le prix de la main-d’œuvre. Mais cette baisse n’était guère conciliable avec l’existence des ouvriers dans une grande ville où les dépenses sont multipliées. Avant de se résoudre à s’établir dans les campagnes, les ouvriers ont essayé de défendre leurs salaires par le tarif. Nous avons suivi cette grande expérience dans ses trois crises principales, en novembre 1831, au conseil des Prud’hommes, et au mois de février 1834. La démonstration a été complète, et les dernières affaires l’ont encore confirmée en rendant désormais impraticables les coalitions politiques et industrielles. Aussi a-t-on décidément renoncé au tarif. Cela est si vrai que l’Écho de la fabrique, qui en était le champion, vient de lancer un prospectus tout rempli du sentiment de sa détresse ; il a demandé à ses amis les quatre mille francs qui lui sont nécessaires pour fournir un cautionnement, et se donner ainsi le droit de traiter les questions politiques sans lesquelles il ne pourrait subsister quinze jours. Personne n’a répondu à cet appel ; le tarif est bien mort ; il ne peut ressusciter sous aucune forme. Mais ce n’est là qu’une solution négative. Il faut encore trouver le moyen de diminuer les frais de fabrication. Déjà, avant les derniers événements, beaucoup d’ateliers s’étaient établis dans les communes rurales qui avoisinent Lyon ; depuis, cette émigration est devenue plus générale ; il est même question, à ce qu’on assure, de fonder hors des murs de Lyon des manufactures considérables. Voilà, j’ose le dire, la seule issue possible de ces interminables débats. A la campagne, la vie est moins chère, et les ouvriers trouveront d’ailleurs, dans quelques occupations agricoles, le supplément qui leur manque ici dans la saison du ralentissement des travaux. Dans les grandes manufactures, le chef d’atelier disparaîtra, et les frais généraux de fabrication seront diminués par la suppression de ce rouage inutile. Je sais qu’à la tribune l’émigration des ouvriers en soie a été déclarée impossible. J’ai une excellente réponse à faire : c’est qu’elle a lieu ; elle a lieu sans difficulté, parce que la division du travail, qu’on cite comme un obstacle, n’est nulle part moins grande que dans la fabrique de Lyon. Aussi tous les villages du département du Rhône retentissent du bruit des métiers ; une grande partie des étoffes unies en sortent, et cette tendance, qui s’est manifestée depuis plus d’un an, a reçu, des troubles du mois d’avril, une nouvelle et salutaire impulsion. Qu’on ne pense pas au reste que la ville de Lyon, ainsi abandonnée par une partie de ses habitants, doive perdre de son importance et céder à une autre cité le rang qu’elle occupe aujourd’hui ; beaucoup de gens prédisent sa chute ; moi, je lui prédis au contraire le plus brillant avenir. Ceux de ses ouvriers qui s’établiront dans la campagne ne pourront s’éloigner beaucoup ; leurs relations avec les fabricants sont trop multipliées pour permettre une longue séparation. Ainsi, les villages se peupleront d’ateliers, mais seulement les villages voisins, qui deviendront ainsi les faubourgs avancés de la grande métropole industrielle. Dans cette, nouvelle position, la fabrique des tissus unis pourra lutter avantageusement contre la concurrence étrangère et ramener à Lyon beaucoup de commandes qui l’abandonnaient. La sécurité produite par cette nouvelle prospérité réagira à son tour sur elle. Garantie par les mesures de l’administration, par le désarmement des communes qui ont livré des fusils aux rebelles, par l’expulsion des étrangers turbulents, par les renforts envoyés à la garnison, elle sera complétée par une organisation plus puissante de la police locale et par sa concentration aux mains du préfet. Vienne alors le chemin de fer de Lyon à Marseille ; viennent la réunion des Brotteaux et l’affranchissement du Pont-Morand, et un nouveau quartier plus important et plus riche viendra compenser amplement ce que d’autres quartiers de la ville pourront avoir perdu en population. Lyon descendra de Fourvières et de la Croix-Rousse ; il sortira de ses rues noires et étroites pour s’étendre à l’aise dans la presqu’île de Perrache et dans la plaine des Brotteaux. A Perrache, le chemin de fer de Saint-Étienne continuera à apporter tout ce commerce de houilles, toutes ces industries qui travaillent le fer et emploient le charbon, toutes ces usines enfumées qui en ont déjà pris possession. Aux Brotteaux, le chemin de fer de Marseille achèvera de créer un immense commerce d’entrepôt. Voyez cette file non interrompue de charrettes provençales qui transportent à Lyon les produits qu’il doit distribuer dans toutes les directions ; jetez ensuite les yeux sur la carte et cherchez une vallée qui, de la mer Méditerranée, pénètre dans le cœur de l’Europe ; vous ne trouverez que la vallée du Rhône, et c’est à Lyon seulement qu’elle se bifurque ; c’est à Lyon que la grande route européenne se divise en trois chemins, l’un gagnant Paris, l’autre l’Allemagne et le troisième la Suisse. Quel rôle joueraient Marseille et Lyon si le chemin de fer projeté faisait affluer sur cette ligne unique tout le commerce du nord avec le midi ! Là est la destinée de Lyon. L’industrie des soies ne l’abandonnera pas sans doute ; mais, dût-elle l’abandonner, sa grandeur survivrait à cette perte ; l’avenir lui destine des compensations immenses et sa prospérité ne périra pas. |
[1] La Société de l’histoire de France, fondée en juin 1833, compte déjà plus de deux cents membres, et a déjà fait, indépendamment de son Bulletin qui parait tous les mois, plusieurs publications importantes.