J’entrai au ministère de l’instruction publique profondément convaincu que c’est maintenant pour le gouvernement de la France, quelque nom qu’il porte, un intérêt éminent de se montrer, non seulement exempt de toute crainte, mais bienveillant et protecteur pour les travaux de l’esprit humain, aussi bien dans les sciences morales et politiques que dans les autres. Je ne connais guère, de nos jours, une situation plus fausse et plus affaiblissante pour le pouvoir que d’être pris pour un adversaire méfiant et systématique de l’activité intellectuelle, même lorsque, étrangère à toute vue de circonstance ou de parti politique, elle ne s’applique qu’à la recherche générale et abstraite de la vérité. Je sais quels liens puissants unissent les idées abstraites aux intérêts positifs de la société, et combien la transition est prompte des principes aux faits et de la théorie à l’application. Je sais aussi qu’il y a des temps et des lieux où la vérité, même générale et purement scientifique, peut être, pour l’ordre établi un embarras et un danger. Je n’ai rien à dire de cette difficile situation ; je ne m’occupe que de mon propre pays et de mon propre temps. Au point où nous sommes de la vie nationale, après les expériences que nous avons faites et les spectacles auxquels nous avons assisté, l’ordre et le pouvoir, loin d’avoir, parmi nous, rien à craindre du libre et sérieux développement scientifique de l’esprit humain, y trouveront de la force et de l’appui. Non que beaucoup d’erreurs, et d’erreurs dangereuses, ne viennent encore ainsi à se produire ; mais dans les régions élevées de l’intelligence comme de la société, les erreurs dangereuses, en morale et en politique, n’ont plus maintenant le vent en poupe ; elles y sont promptement signalées, combattues et décriées. Ce n’est plus en haut, c’est en bas que les théories qui portent le dérèglement dans les âmes et dans les peuples sont favorablement accueillies et deviennent aisément puissantes ; ce n’est plus dans le monde savant, c’est dans le monde ignorant qu’il faut les redouter et les poursuivre. Sur les hauteurs, la tendance actuelle de l’esprit est de se redresser et de s’épurer ; c’est dans les rangs obscurs et pressés des régions inférieures qu’habitent et travaillent aujourd’hui les démons pervers et ardents à répandre leur perversité. Que le gouvernement sache avoir confiance dans le mouvement intellectuel d’en haut ; il y rencontrera plus de secours que de péril. Et qu’il soit infatigable à combattre le désordre intellectuel d’en bas ; les faits ne lui en fourniront que trop souvent les occasions avec la nécessité ; car c’est en bas surtout que les erreurs de l’esprit se transforment rapidement en passions anarchiques, en actions destructives, et qu’elles tombent ainsi sous les justes atteintes du pouvoir. Ce fut dans ces vues, et avec des espérances ainsi limitées, que, peu de jours après la formation du cabinet, je proposai au Roi le rétablissement, dans l’Institut, de la classe des sciences morales et politiques fondée en 1795 par la Convention, et supprimée en 1803 par Napoléon, alors premier Consul. Naguère, au plus fort des orgies politiques et intellectuelles de 1848, le général Cavaignac, alors chef du gouvernement républicain, demanda à cette Académie de raffermir dans les esprits, par de petits ouvrages répandus avec profusion, les principes fondamentaux de l’ordre social, le mariage, la famille, la propriété, le respect, le devoir. C’était se faire, dans un bon dessein, une grande illusion sur la nature des travaux d’une telle compagnie et sur la portée de son action. Il n’est pas donné à la science de réprimer l’anarchie dans les âmes, ni de ramener au bon sens et à la vertu les masses égarées ; il faut, à de telles œuvres, des puissances plus universelles et plus profondes ; il y faut Dieu et le malheur. C’est dans les temps réguliers que, par les justes satisfactions données et la saine direction imprimée aux esprits élevés et cultivés, les corporations savantes exercent, au profit du bon ordre intellectuel, une influence salutaire, et peuvent prêter au pouvoir lui-même, s’il sait entretenir avec elles d’intelligents rapports, un indirect, mais utile appui. C’était là le résultat que je me promettais de l’Académie des sciences morales et politiques ; rien de plus, mais rien de moins. Le Roi et le cabinet adoptèrent avec empressement ma proposition. Ce n’est pas qu’elle ne rencontrât des objections graves et que d’excellents esprits ne la reçussent avec peu de faveur. Dans mon propre parti et parmi les plus fermes soutiens de notre politique, plusieurs se méfiaient grandement de la spéculation philosophique, et doutaient que, même animée des plus sages intentions, elle pût servir à raffermir l’ordre et le pouvoir. D’autres voyaient avec déplaisir des hommes fameux dans les plus mauvais temps révolutionnaires remis en honneur au nom de la science et en dépit de leurs fâcheux souvenirs. La première et inévitable conséquence de la mesure proposée était en effet de rappeler, comme noyau de la nouvelle Académie, les douze membres encore vivants de l’ancienne classe des sciences morales et politiques ; deux d’entre eux, l’abbé Sieyès et M. Merlin de Douai, avaient voté la mort de Louis XVI ; un troisième, M. Garat, était ministre de la justice à cette sanglante époque, et avait lu au Roi son arrêt ; presque tous appartenaient à l’école sensualiste du XVIIIe siècle et convenaient mal à la philosophie spiritualiste et à l’esprit religieux. On s’inquiétait du retour de leur influence ; on regrettait que le gouvernement parût s’en faire le patron. J’eus, de cette disposition d’une portion du public, un témoignage irrécusable : M. Royer-Collard, absent au moment où l’Académie restaurée se préparait à se compléter par l’élection de nouveaux membres, m’écrivit : Si le public et les gens de lettres mettent beaucoup d’intérêt à votre Académie des sciences morales et politiques, vous avez bien fait pour vous ; mais comme elle ne serait pour moi qu’une niaiserie, un réchauffé de lieux communs, et qu’elle s’élève d’ailleurs sur des fondements conventionnels et révolutionnaires, je ne me soucie nullement d’y figurer. Je l’ai écrit, il y a quelques jours, à Cousin. Écartez donc mon nom. Selon son vœu, ce nom qui était là si naturellement appelé, n’y fut pas même prononcé. M. Royer-Collard était parfaitement libre de ne consulter, dans cette circonstance, que ses goûts ou ses dégoûts personnels ; mais j’aurais eu grand tort de me conduire par de tels mobiles : j’avais, comme homme public, un double devoir à remplir ; l’un, de rétablir une institution scientifique que je jugeais bonne ; l’autre, de placer cette institution en dehors des dissentiments et des ressentiments politiques, même légitimes. Je n’ignorais pas que des idées philosophiques, qui n’étaient point les miennes, dominaient dans cette classe de l’Institut au moment de sa première fondation et y reparaîtraient dans sa renaissance ; mais je ne craignais pas que, dans l’enceinte que je leur rouvrais, ces idées redevinssent puissantes ni redoutables ; et les inconvénients de quelques mauvais souvenirs révolutionnaires étaient, à mon avis, bien inférieurs aux avantages présents et futurs de cette éclatante démonstration de la confiance du pouvoir dans la liberté laborieuse et réfléchie de l’esprit humain. La mesure une fois résolue, je n’hésitai pas plus sur le mode d’exécution que sur le principe. J’étais bien décidé à ne faire faire par ordonnance du Roi aucune nomination académique ; l’élection est de l’essence des sociétés savantes ; on n’y entre dignement que par le choix de ses pairs. Je me souvenais qu’un vieux et fidèle royaliste, l’abbé de Montesquiou, nommé en 1816 membre de l’Académie française par l’ordonnance royale qui écarta de cette compagnie quelques-uns de ses membres, n’avait jamais voulu y prendre séance, disant : Je ne suis pas académicien ; ce n’est pas le Roi qui fait des académiciens. Je ne voulus pas même faire rendre l’ordonnance de rétablissement sans en avoir concerté les dispositions et l’exécution avec les membres encore vivants de l’ancienne classe des sciences morales et politiques qui devaient y être appelés. Je n’ai pas plus de goût aux formes qu’aux maximes du pouvoir absolu ; je me sens à l’aise et satisfait pour mon propre compte en témoignant, aux hommes avec qui j’ai à traiter, les égards dus à des créatures intelligentes et libres. A part mon penchant personnel, le pouvoir a, dans la plupart des cas, bien plus d’avantage à accepter de bonne grâce le travail de la délibération préalable et officieuse qu’à affronter aveuglément les critiques en agissant seul et brusquement, selon sa seule science et fantaisie ; quand il procède ainsi, c’est bien plus souvent par paresse et inhabileté que par nécessité et prudence. Décidé donc à communiquer aux anciens académiciens les bases de mon projet, je cherchai quel était, parmi eux, celui avec qui je pourrais le plus sûrement m’entendre, et qui aurait ensuite le plus d’influence sur ses collègues. De tous les survivants, l’abbé Sieyès était le plus célèbre. J’allai lui faire une visite. J’eus quelque peine à en être reçu, et je le trouvai dans un extrême affaiblissement d’esprit et de mémoire. Un moment, dans notre courte entrevue, le nom de la classe des sciences morales et politiques parut le ranimer et lui inspirer quelque intérêt : lueur vacillante et qui s’évanouit rapidement. Je renonçai à toute intervention de sa part dans la petite négociation que je méditais. En parcourant les autres noms, le comte Rœderer me parut le plus propre à en être chargé. C’était un homme d’un esprit ouvert, flexible, sensé, libéral, lettré, et, malgré sa préoccupation de bien des préjugés de son temps, exempt de passion et d’entêtement de parti dans la pratique des affaires. Il était dans sa terre de Matignon ; sur ma prière il vint sur-le-champ à Paris ; je lui communiquai mon projet et mes vues pour son exécution, en le priant de réunir ses anciens collègues et de s’en entretenir avec eux. Il s’en chargea avec empressement, et le 24 octobre, je reçus de lui cette lettre : Monsieur, j’ai lu aux anciens
membres de la classe des sciences morales de l’Institut la lettre que vous m’avez
fait l’honneur de m’écrire ce matin. Ils applaudissent au
rétablissement de cette classe. Ils pensent que, sans la diviser
en sections, quant à présent, il convient de réunir dans un article général
les attributions des sections, et d’y ajouter la philosophie de l’histoire
— ou les méthodes à suivre dans les compositions historiques pour qu’elles
soient, le plus qu’il se pourra, profitables à la morale et à la politique. Ils estiment que cette classe
pourrait être bornée à trente membres, et recevoir le titre d’Académie des
sciences morales et politiques. Ils regardent comme une
conséquence de la réintégration de la classe celle de tous les membres qui en
subsistent encore, et de plus celle de deux membres qui n’étaient qu’associés
lors de la dissolution, mais qui ont reçu depuis le caractère électoral dans
une des classes subsistantes. Ils croient convenable d’adjoindre
quatre membres pour élire les quinze autres qui feront le complément de l’académie
; mais ils estiment que cette adjonction doit se faire par voie d’élection
régulière, et qu’aucune élection ne peut avoir de régularité qu’après l’émission
de l’ordonnance de rétablissement. Ils croient que les élections
doivent être faites en trois temps. La première, immédiatement après
la publication de l’ordonnance ; elle nommera les quatre adjoints. Par la seconde, les quinze
membres formés par l’adjonction aux onze anciens nommeront huit membres, ce
qui fera vingt-trois. La troisième sera faite par les
vingt-trois, et nommera les sept membres complémentaires de la classe. Voilà, monsieur, le résultat de notre longue délibération, où tous se sont montrés bienveillants pour le projet. Il n’y avait rien là que de parfaitement conforme aux idées que j’avais communiquées à M. Rœderer, et l’ordonnance fut immédiatement rendue. Mais quand on en vint à l’exécution, et d’abord à l’élection, par les anciens membres, des quatre adjoints qui devaient, de concert avec eux, compléter l’Académie, les rivalités, les susceptibilités et les méfiances philosophiques apparurent. Les quatre adjoints devaient être pris dans les autres classes de l’Institut, et parmi les noms mis en avant pour ces choix se trouvait fort naturellement celui de M. Cousin. M. Daunou le repoussa, non pas, dit-il, qu’il voulût l’écarter absolument de l’Académie ; il trouvait convenable et même nécessaire que M. Cousin en devînt membre, mais il demandait qu’il ne fût élu que plus tard et quand l’Académie aurait à se compléter définitivement. Pressé d’objections et de questions, il répondit qu’il ne voulait pas, en appelant M. Cousin parmi les quatre premiers adjoints, lui donner sur les élections suivantes une influence dont il pourrait abuser au profit de son parti doctrinal contre le nôtre. Comme la discussion continuait, M. Daunou finit par dire qu’il ne faisait point d’objection à ce que le gouvernement nommât lui-même d’office les quatre adjoints dans l’ordonnance de rétablissement de l’Académie, et y comprît M. Cousin ; ce ne serait là que suivre les exemples du passé, et personne n’y trouverait à redire. M. Merlin se rangea à cet avis. Ces académiciens renonçaient ainsi à leur droit d’élire eux-mêmes leurs collègues et provoquaient le pouvoir à un acte de bon plaisir pour s’épargner l’embarras d’écarter ou le déplaisir d’admettre un candidat dont les doctrines philosophiques inquiétaient les leurs. Je déclarai que je ne proposerais jamais au Roi de nommer lui-même des académiciens, et que les anciens membres de l’Académie rétablie étaient parfaitement libres d’élire les quatre premiers adjoints comme il leur conviendrait. L’élection eut lieu en effet ; je ne sais comment vota M. Daunou, mais M. Cousin fut l’un des quatre élus ; les seize membres ainsi réunis se complétèrent par deux élections successives qui appelèrent chacune sept nouveaux membres, et le 4 janvier 1833, M. Rœderer ouvrit les séances de l’Académie définitivement constituée par un discours plein d’une satisfaction joyeuse et d’une espérance un peu vaniteuse dans l’influence de la philosophie, caractère persévérant de la brillante et forte génération à laquelle il appartenait. J’eus, deux ans plus tard, un piquant exemple de l’énergique et confiante activité de ces derniers survivants de 1789, dans les plus simples comme dans les plus graves circonstances de la vie : je me trouvai un matin avec quelques personnes chez M. de Talleyrand venu en congé de Londres à Paris : Messieurs, nous dit-il avec un sourire de contentement presque jeune que j’ai vu quelquefois sur sa froide figure, je veux vous dire ce qui m’est arrivé hier ; je suis allé à la Chambre des pairs ; nous n’étions que six dans la salle quand je suis entré : M. de Montlosier, le duc de Castries, M. Rœderer, le comte Lemercier (j’ai oublié qui il nomma comme le cinquième) et moi ; nous étions tous de l’Assemblée constituante et nous avions tous plus de quatre-vingts ans. Ces fermes vieillards se plaisaient à voir et à faire remarquer que partout ils arrivaient encore les premiers. Un autre vieillard, l’un des débris d’une autre célèbre Assemblée, et qui probablement se croyait célèbre lui-même par les grandes scènes et l’acte terrible auxquels il avait pris part, M. Lakanal, membre de la Convention nationale et l’un de ceux qui avaient voté la mort de Louis XVI, avait été aussi membre de l’ancienne classe des sciences morales et politiques. C’était même lui qui, en 1795, avait proposé et fait adopter dans la Convention le règlement de fondation de l’Institut et la liste des membres appelés à en former le noyau. En 1832, quand il fut question du rétablissement de l’Académie à laquelle il avait appartenu, personne, pas plus parmi ses anciens collègues que dans le public, ne se souvint de lui ; personne ne pensa à demander ce qu’il était devenu. On le croyait mort, ou plutôt on ne s’enquit nullement de lui, tant il était oublié. Il vivait pourtant ; il était cultivateur dans l’un des États naissants des États-Unis d’Amérique, dans l’Alabama, sur la dernière limite, à cette époque, entre la civilisation américaine et les sauvages. Il apprit là le rétablissement de son Académie et de ses anciens collègues ; il m’écrivit pouf réclamer son droit à reprendre, parmi eux, sa place ; je transmis à l’Académie son incontestable réclamation ; la mort de M. Garat laissait, à ce moment, dans la section de morale, une place vacante ; M. Lakanal y fut admis, de droit et sans élection. Quand il le sut, il hésita à rentrer en France, et m’écrivit, pour m’offrir ses services aux États-Unis, une longue lettre, singulier mélange d’idées justes et d’idées confuses, de prudence expérimentale et d’énergique fidélité à ses souvenirs révolutionnaires[1]. Je n’employai point M. Lakanal ; il rentra en France, reprit son siége à l’Académie, et mourut en 1845, obscur encore, quoique avec tous les honneurs d’usage rendus aux académiciens. En activité depuis vingt-sept ans, l’Académie des sciences morales et politiques a parfaitement expliqué et pleinement justifié elle-même sa fondation. L’esprit de parti politique ou d’intolérance philosophique n’y a jamais dominé ; il a pu y apparaître quelquefois ; c’est le fait de la liberté ; il a toujours été contrebalancé et contenu ; c’est le résultat du rapprochement habituel d’hommes divers de situations et d’opinions, mais unis par le goût et le respect communs de la science et de la vérité. Dans ses rapports soit avec le public, soit avec le pouvoir, l’Académie a constamment fait preuve d’indépendance comme de mesure ; elle a, en toute occasion, fermement combattu le dérèglement et hautement secondé le mouvement régulier des esprits. Le compte rendu de ses séances et le recueil de ses mémoires attestent l’activité intellectuelle de ses membres. Par les concours qu’elle a ouverts et les questions qu’elle a proposées, elle a suscité hors de son sein beaucoup de travaux importants, plusieurs très remarquables, sur la philosophie, l’histoire, la législation, l’économie politique, toutes les belles et difficiles sciences auxquelles elle est consacrée. Des hommes d’un mérite inconnu, des jeunes gens laborieux et distingués ont été ainsi mis en lumière et sur la voie des fortes études comme des solides succès. Jamais il n’a été plus inintelligent et plus inopportun que de nos jours de combattre les académies : nous vivons dans une société plus équitablement réglée et plus soigneuse du bonheur de tous que ne l’ont été la plupart des sociétés humaines ; mais les centres variés, les groupes durables, les agrégations fortes, les impulsions indépendantes y manquent ; c’est une société à la fois dissoute et concentrée, qui montre partout l’individu isolé en face de l’unité toute-puissante de l’État. Nous cherchons depuis longtemps déjà, et jusqu’ici sans beaucoup de succès dans l’ordre politique, quelque remède à ces lacunes d’un état social qui, à côté de grands bienfaits publics, laisse les droits bien faibles, les libertés bien mal assurées et les existences individuelles à la fois bien languissantes et bien mobiles. Les académies sont aujourd’hui, dans l’ordre intellectuel, le remède naturel et presque unique à ce grave défaut de notre société générale ; elles groupent sous un drapeau pacifique, sans leur imposer aucun joug, ni aucune unité factice, des hommes distingués qui, sans ce lien, resteraient absolument étrangers les uns aux autres ; et en les groupant elles leur procurent à tous, avec les plaisirs de généreuses relations, des moyens d’influence et des garanties d’indépendance. Au dehors, elles attirent les esprits vers les études et les questions où ils peuvent s’exercer et se satisfaire sans se déchaîner ; elles les contiennent dans certaines limites de raison et de convenance en provoquant leur activité et en soutenant leur liberté. Préoccupé de ces idées, je tentai de les appliquer au delà de Paris, et de faire concourir, au bon mouvement comme au bon ordre intellectuel, les sociétés savantes des départements. Le nombre de ces sociétés, l’attachement que leur portent la plupart de leurs membres, la faveur qu’elles rencontrent d’ordinaire dans les Conseils électifs de leurs départements et de leurs villes, prouvent qu’elles répondent à des sentiments vivaces et qui ne demandent qu’à se déployer. Mais la principale condition du succès, une notoriété et une sympathie vraiment publiques, manque trop souvent à ces libérales associations. La plupart languissent faute de grand jour, et leurs membres les plus zélés se découragent, privés tantôt des moyens d’étude dont ils auraient besoin, tantôt de leur part de gloire un peu étendue après leurs travaux. Des esprits généreux, entres autres un savant archéologue français et l’un des plus actifs correspondants de l’Académie des inscriptions et belles-lettres, M. de Caumont, se sont efforcés, soit par des congrès scientifiques, soit en formant, par la réunion fictive des sociétés locales sous le nom d’Institut des Provinces, une société générale quoique dispersée, d’imprimer à toutes ces associations le mouvement et la publicité fécondante qui leur manquent. Je ne saurais bien mesurer quel a été, ni bien prévoir quel pourra être le succès de ces efforts ; mais quoi qu’il en soit ; je pensais, en 1834, qu’il appartenait au pouvoir central de mettre la main à cette œuvre ; et après avoir recueilli, sur les sociétés savantes de France, des renseignements précis, je leur adressai une circulaire pour les inviter à établir, entre elles et le ministère de l’instruction publique, une correspondance régulière : Les sociétés, leur disais-je, me feront connaître les travaux dont elles s’occupent ou voudraient s’occuper, ce qui leur manque en ressources de tout genre, livres, instruments, informations scientifiques. Je m’appliquerai à leur procurer tout ce qui pourra les seconder dans leur libérale activité, et je ferai publier chaque année, sous les auspices du Gouvernement, d’abord un recueil contenant quelques-uns des mémoires les plus importants qui auront été lus dans les principales sociétés savantes du royaume, ensuite un compte rendu sommaire de leurs travaux, rédigé soit d’après leurs propres comptes rendus, soit d’après les relations qu’elles m’auront adressées, ce qui sera un véritable monument de l’activité intellectuelle du pays, entant du moins qu’elle s’exerce et se manifeste par l’organe des sociétés savantes. Pour bien convaincre ces sociétés que je ne m’adressais point à elles par pure curiosité administrative, et que j’attachais à ma proposition une importance réelle, j’ajoutai, aux motifs puisés dans leur intérêt particulier, un motif d’intérêt général et supérieur : Au moment, leur disais-je, où l’instruction populaire se répand de toutes parts, et où les efforts dont elle est l’objet doivent amener, dans les classes nombreuses qui sont vouées au travail manuel, un grand et vif mouvement, il importe beaucoup que les classes aisées, qui se livrent au travail intellectuel, ne se laissent pas aller à l’indifférence et à l’apathie. Plus l’instruction élémentaire deviendra générale et active, plus il est nécessaire que les hautes études, les grands travaux scientifiques soient également en progrès. Si le mouvement d’esprit allait croissant dans les masses pendant que l’inertie régnerait dans les classes élevées de la société, il en résulterait tôt ou tard une dangereuse perturbation. Je regarde donc comme le devoir du Gouvernement, dans l’intérêt de la société tout entière, d’imprimer, autant qu’il est en lui, une forte impulsion aux études élevées et à la science pure, aussi bien qu’à l’instruction pratique et populaire. Enfin, pour dissiper d’avance, dans les sociétés savantes des départements, des méfiances que je pressentais, je leur dis en terminant : Il ne s’agit ici d’aucune centralisation d’affaires et de pouvoir. Je n’ai nul dessein de porter atteinte à la liberté et à l’individualité des sociétés savantes, ni de leur imposer quelque organisation générale ou quelque idée dominante. Il s’agit uniquement de leur transmettre, d’un centre commun, les moyens de travail et de succès qui ne sauraient leur venir d’ailleurs, et de recueillir, à ce même centre, les fruits de leur activité pour les répandre dans une sphère étendue. Loin qu’une telle mesure puisse rien faire perdre aux sociétés savantes de leur indépendance et de leur importance locale, elle doit au contraire l’assurer et l’accroître en donnant plus d’efficacité et de portée à leurs efforts. Envoyée à soixante-quinze sociétés savantes éparses dans tout le royaume, cette circulaire y répandit un peu de mouvement et d’espérance. Plusieurs de ces sociétés entamèrent avec mon département une correspondance animée. Je leur fis parvenir des livres, des documents nationaux et étrangers, des informations scientifiques, et quelques petites sommes pour les aider dans leurs recherches et leurs publications locales. L’un de mes successeurs au ministère de l’instruction publique, M. de Salvandy, reprit en 1837 et en 1846, avec l’ardeur généreuse qu’il portait partout où il touchait, l’œuvre ainsi commencée ; il demanda aux Chambres et en obtint dans son budget un chapitre spécial consacré aux sociétés savantes et doté de 50.000 francs. Il répartit cette somme entre soixante de ces sociétés ; mode d’appui que je suis loin de croire inutile, mais que je ne regarde pas, dans ce cas particulier, comme le plus nécessaire ni le plus efficace. Les encouragements doivent être appropriés aux personnes et aux travaux ; ce sont des satisfactions intellectuelles bien plutôt que des secours pécuniaires qu’il importe d’assurer aux sociétés savantes ; ce qu’elles désirent surtout, c’est de se voir connues et appréciées dans le monde lettré. Je me proposais de charger, dans mon département, un ou deux hommes distingués d’entretenir avec ces sociétés une correspondance assidue, et de préparer, de concert avec elles, les publications dont elles devaient être l’objet. Ce genre d’encouragement leur eût été, je crois, plus agréable et plus utile qu’une petite part dans une modique allocation. Je ne parlerais pas de quelques mesures assez peu importantes que je pris dans les établissements scientifiques et littéraires, bibliothèques, musées et collections diverses, si mes idées à cet égard n’avaient été et ne restaient fort différentes de celles qui prévalent aujourd’hui. Je tiens à dire avec précision ce que furent, envers ces établissements, ma conduite et ses motifs. Je suis grand partisan de la monarchie et de l’administration ; la France leur doit beaucoup de son bien-être et de ses progrès, mais je ne crois pas qu’un roi soit nécessaire partout, ni que les ministres doivent tout régler. Je sais gré à l’empereur Napoléon d’avoir dit un jour à M. de Fontanes : Laissez-nous au moins la république des lettres ; et je prends cette parole plus au sérieux que ne le faisait probablement Napoléon. Le régime de la monarchie administrative, son unité intraitable, son impulsion monotone de haut en bas, sa froide préoccupation des choses bien plus que des personnes, sa rigueur contre les irrégularités et son indifférence pour les libertés ne conviennent nullement là où domine le caractère littéraire et scientifique ; il faut à de tels établissements une plus large part d’indépendance, de spontanéité, de variété et de gouvernement propre. Non pour complaire à des fantaisies d’imagination où de vanité, mais à cause de la nature même des hommes avec qui l’on traite et des affaires qui se traitent en pareil cas. Ce que veut l’administration générale et supérieure, ce sont des règles et des agents ; ce qu’elle redoute et réprouve par-dessus tout, ce sont les volontés individuelles, les actes imprévus, les anomalies, les abus. Elle est peu propre à manier des lettrés et des savants, des hommes habitués et enclins à inventer, à critiquer, à décider eux-mêmes de leurs idées et de leurs travaux, et avec qui il faut causer et discuter sans cesse, au lieu de leur adresser tout simplement des instructions et des circulaires. L’administration mettra-t-elle au-dessus d’eux un agent qui lui soit analogue, un petit souverain administratif ? Ou bien les savants et les lettrés qu’elle lui subordonnera s’offenseront, et elle aura à encourir leur opposition sourde et leur humeur ; ou bien ils se résigneront, s’annuleront, et les affaires des lettres et des sciences seront faites par des hommes étrangers à leurs besoins, à leurs goûts, à leurs désirs, à leurs plaisirs, à leurs études, à leurs livres, qui mettront l’ordre peut-être dans les établissements littéraires, mais qui y tueront la vie. Et l’on s’étonnera ensuite de la langueur des lettres et de la malveillance des lettrés ! Je veux donner un exemple des erreurs où tombe l’autorité et du mal qu’elle fait lorsqu’elle applique aux établissements scientifiques et littéraires les idées purement administratives ; et je prendrai l’un des exemples les plus favorables à l’administration, un cas où des motifs plausibles semblent justifier ses mesures. Depuis longtemps et sous le régime parlementaire comme aujourd’hui, on a taxé d’abus les logements accordés dans les établissements scientifiques aux conservateurs, professeurs ou employés divers qui y exercent leurs fonctions ; on a trouvé ces logements tantôt trop multipliés, tantôt trop vastes, tantôt trop beaux, et j’ai cité naguère la réponse amère d’un savant illustre à ces plaintes acharnées. Pour couper court aux abus, on a, dans la Bibliothèque impériale, aboli récemment l’usage ; il a été décidé qu’aucun conservateur ou employé n’habiterait plus dans l’établissement, et on a alloué à ceux qu’on expulsait ainsi une indemnité de logement. On a voulu et cru faire un acte de bonne administration ; mais on a méconnu la nature et la puissance morale des établissements scientifiques ; on a porté aux mœurs et à la vie savantes une grave atteinte. Une bibliothèque publique, un musée d’histoire naturelle, des conservatoires de grandes collections sont, pour les hommes chargés de les conserver, de les enrichir, d’y enseigner, tout autre chose qu’un bâtiment où ils s’acquittent de leurs fonctions ; c’est une patrie où habite leur âme, où ils vivent au milieu des instruments de leur travail et des plaisirs de leur pensée ; je dirais volontiers que c’est un couvent laïque et voué à la science, où s’enferment librement des hommes pour qui la science est une affaire de tous les moments, et qui trouvent là leur délassement comme leur occupation. Ils font bien plus qu’y recevoir le public et satisfaire à ses demandes ; ils exploitent eux-mêmes les richesses qu’ils gardent ; ces bibliothèques, ces musées qu’ils habitent sont leur laboratoire personnel ; c’est à la faveur de cette cohabitation continue, de cette intimité matérielle, si l’on peut ainsi parler, avec les monuments et les dépôts de la science qu’ont été préparés et accomplis, par les employés eux-mêmes des établissements scientifiques, la plupart des grands travaux qui en sont sortis. Se figure-t-on que les mêmes sentiments se développeront, que les mêmes liens se resserreront, que les mêmes résultats seront obtenus lorsque ces établissements seront des édifices déserts, excepté à certains jours et certaines heures où les conservateurs et les professeurs s’y rendront, comme le public, pour s’acquitter de leur tâche, sauf à en sortir aussitôt pour aller retrouver dans leurs propres foyers ces jouissances, de l’étude : et de la famille qui ne s’incorporent plus pour eux avec ces salles et ces murs où ils ne vivent plus ? On a, détruit la cité et la famille savantes ; fussent-ils les plus savants et les plus exacts, du monde, des employés dispersés ne la remplaceront pas. C’est trop sauvent notre disposition de nous préoccuper exclusivement de certaines fautes, de certains maux qui frappent notre esprit ou soulèvent notre humeur, et d’oublier, de sacrifier, pour les faire cesser, les biens précieux auxquels ils s’attachent. Je n’ai nul goût pour les abus ; mais j’aime mieux supporter quelques plantes parasites autour de l’arbre que d’abattre ou d’énerver l’arbre lui-même. Je crois d’ailleurs qu’avec quelques mesures persévérantes d’inspection et de publicité, on pourrait prévenir ou redresser la plupart des griefs qui s’élèvent contre l’administration des établissement scientifiques sans leur enlever leur caractère. Lorsqu’en novembre 1832, je fus appelé par les réclamations et les commissions des Chambres mêmes, à apporter dans le régime de la Bibliothèque royale certaines modifications, je pris grand soin qu’elles ne détruisissent point l’ancienne indépendance, et ce que j’appellerai l’autonomie littéraire de cet établissement ; je laissai le gouvernement intérieur de ses affaires à la réunion de ses conservateurs ; je leur imposai seulement l’obligation d’indiquer eux-mêmes ; et parmi eux, par la présentation de trois candidats, un président du conservatoire qui en serait, au dedans, le pouvoir exécutif, et au dehors le représentant vis-à-vis de l’administration générale. C’était un principe d’unité et de responsabilité introduit dans l’établissement, sans altérer la dignité de ses chefs savants, ni leur enlever leurs attributions naturelles. Je fortifiai même la position des employés, supérieurs et inférieurs, de la Bibliothèque, en leur donnant, pour leur nomination et leur avancement, de sérieuses garanties contre l’action spontanée et arbitraire du pouvoir central. L’administration du Muséum d’histoire naturelle eût été susceptible de quelques modifications analogues ; mais le public les réclamait moins vivement, et les chefs de l’établissement, tous professeurs de renom, paraissaient les redouter encore davantage. Je leur laissai, sans y toucher, cette ancienne organisation sous laquelle les sciences et leur enseignement ont fait tant de progrès et jeté tant d’éclat. Je fis, pour ces deux établissements, ce qui importe beaucoup plus à la prospérité des sciences et des lettres que la suppression de quelques logements ou la répression de quelques irrégularités administratives ; je demandai et j’obtins des Chambres un notable accroissement à leur dotation. De 1833 à 1837, le budget ordinaire du Muséum d’histoire naturelle fut porté de 337.000 à 434.000 francs, et celui de la Bibliothèque royale de 205.000 à 274.000 francs. C’était une augmentation d’un tiers, principalement appliquée à mettre en bon état et à enrichir le matériel de ces établissements. En vertu de la loi des travaux publics extraordinaires, proposée le 29 avril 1833 par M. Thiers et promulguée le 27 juin suivant, une somme de 2.400.000 francs fut consacrée à l’extension des terrains du Muséum d’histoire naturelle et à la construction d’une galerie minéralogique et de grandes serres nouvelles depuis longtemps désirées dans l’intérêt laborieux des savants comme pour la satisfaction curieuse du public. Le roi Louis-Philippe alla poser lui-même, le 29 juillet 1833, la première pierre de la galerie minéralogique, et je l’accompagnai dans cette cérémonie. La foule était grande ; tous les savants du Muséum, ses visiteurs habituels, des étudiants, la garde nationale du quartier ; au nom de ce public, je remerciai le Roi des nouveaux moyens qu’il venait mettre à la disposition de la science pour faire valoir ses richesses : C’est votre destinée, Sire, lui dis-je, et ce sera votre gloire, dans les petites comme dans les grandes choses, d’accomplir ce qui était projeté, de terminer ce qui était commencé, de toucher au but marqué par tous les vœux, de satisfaire définitivement aux besoins modestes de la science comme aux grands intérêts de la société. J’exprimais là le sentiment commun des nombreux assistants qui m’écoutaient. Les plus honnêtes espérances sont présomptueuses ; mais les hommes sentiraient leur cœur se glacer et tomberaient dans l’inertie s’ils savaient combien leurs œuvres sont incertaines et si l’avenir cessait d’être obscur à leurs yeux. |