MÉMOIRES POUR SERVIR À L’HISTOIRE DE MON TEMPS

TOME TROISIÈME — 1832-1837.

CHAPITRE XVII. — INSTRUCTION SECONDAIRE.

 

 

J’avais, en fait d’instruction secondaire, la même question à résoudre qu’en fait d’instruction primaire ; là aussi il fallait établir la liberté promise par la Charte. Mais si le devoir était le même, la situation était bien différente. Dans l’instruction primaire, tout était à fonder ; l’établissement public aussi bien que le droit privé ; il fallait créer les écoles de l’État en même temps que garantir la liberté des écoles particulières. Et dans cette œuvre double que j’avais à accomplir, je rencontrais peu d’adversaires ou de rivaux ; la fondation des écoles publiques était ma grande mission ; commandée par la Charte et au nom d’un principe, la liberté des écoles particulières n’était point réclamée ni soutenue par des intérêts puissants et des passions ardentes ; c’était surtout du gouvernement que le public attendait l’accomplissement de ses vœux ; en fait d’instruction primaire, l’industrie privée avait des droits, mais peu de prétentions et de crédit.

Dans l’instruction secondaire, au contraire, j’étais en présence d’un grand établissement public tout fondé, systématique, complet, en pleine activité, et en présence aussi des rivaux, je ne veux pas dire des ennemis de cet établissement, nombreux, puissants, réclamant la liberté pour eux-mêmes et avec passion. Et la liberté qu’ils réclamaient était, pour l’établissement qu’ils attaquaient, un fait nouveau, étranger à son origine et à ses principes constitutifs. Fondée au nom de cette maxime que l’éducation appartient à l’État, l’Université reposait sur la double base du privilège et du pouvoir absolu. J’avais à introduire la liberté dans une institution où elle n’existait pas naturellement, et en même temps à défendre cette institution elle-même contre de redoutables assaillants. Il fallait à la fois garder la place et en ouvrir les portes.

L’Université avait deux sortes d’adversaires presque également animés contre elle, quoique très divers : des libéraux qui la taxaient de despotisme, et des dévots qui l’accusaient d’irréligion. La constitution même, je dirais presque la physionomie de l’Université déplaisaient aux libéraux ; ils n’aimaient pas ce corps enseignant qui leur rappelait ces anciennes corporations qu’ils avaient tant combattues, ni ces formes et cette discipline militaires qui préparaient les jeunes générations au régime belliqueux qu’ils détestaient dans l’État. Les catholiques zélés n’avaient pas confiance dans les principes religieux d’un grand nombre des maîtres de l’Université ; ils regrettaient les congrégations dans lesquelles la religion et l’éducation étaient étroitement unies, et s’efforçaient de les faire revivre pour leur confier leurs enfants. Plusieurs de ces congrégations, plus ou moins déguisées, s’étaient rétablies sous la Restauration ; et pour assurer leur succès, leurs partisans attaquaient incessamment l’Université qu’ils représentaient comme imbue de l’esprit irréligieux du XVIIIe siècle, et propageant parmi la jeunesse, sinon l’impiété, du moins l’indifférence.

Il y avait, dans ces attaques, beaucoup d’injustice et quelque ingratitude. Le gouvernement de l’Université, grand-maître ou conseil royal, ministre ou président, avait toujours usé de son pouvoir avec une grande modération ; à la fois rival et maître des établissements particuliers d’instruction secondaire, il les avait surveillés sans jalousie et sans rigueur, les autorisant partout où ils offraient des chances de légitime succès, et ne portant jamais, sans de puissants motifs, atteinte à leur stabilité ou à leur liberté. C’était, au milieu du despotisme général et d’une institution despotique elle-même, une administration juste et libérale.

C’était aussi une administration sincèrement et sérieusement préoccupée des droits et des intérêts religieux. Si les chrétiens ennemis de l’Université s’étaient reportés à son origine, si l’état dans lequel elle avait alors trouvé l’instruction publique avait été replacé devant leurs veux, s’ils s’étaient rappelé tout ce qu’elle avait fait pour ramener à la religion les générations naissantes, toutes les luttes qu’elle avait soutenues, tous les obstacles qu’elle avait surmontés dans ce dessein, s’ils avaient été obligés de mesurer eux-mêmes la distance entre le point de départ de l’Université dans les voies chrétiennes en 1808 et le point où elle était arrivée en 1830 ; ils auraient, j’ose le dire, ressenti dans leur cœur quelque embarras à ne tenir aucun compte de tous ces faits, de faits si nombreux et si clairs.

A côté des faits se placent les noms : M. de Fontanes, M. le cardinal de Beausset, M. Royer-Collard, M. Cuvier, M. l’abbé Frayssinous, voilà quels ont été, de 1810 à 1830, les principaux chefs de l’Université. Il faut les oublier aussi pour croire que, pendant ce temps, elle a été tyrannique et impie.

Mais la passion ; même honnête, ne s’inquiète guère d’être équitable envers le passé et envers les personnes ; c’est du présent seul et de ses propres intérêts dans le présent qu’elle se soucie. Après 1830, abstraction faite du passé, il y avait, dans le système et dans l’état de l’Université, soit pour des libéraux, soit pour des catholiques, des motifs sérieux et naturels d’hostilité et de lutte.

En fait, le gouvernement de l’Université avait toujours été modéré ; mais en droit, il était absolu et fondé sur un principe absolu : En matière d’éducation, hors de l’enceinte de la famille, l’État est souverain ; dès que l’enfant, pour son éducation, fait un pas hors des mains de son père, il tombe dans les mains de l’État ; l’État seul a droit de faire élever ceux que n’élèvent pas leurs propres parents, et nul ne peut, sans l’autorisation de l’État, prendre lui-même, ni recevoir des parents eux-mêmes cette mission. Un tel principe n’est autre que la dictature placée, en fait d’éducation, sur le seuil de la maison paternelle. Or, au lendemain d’une grande anarchie révolutionnaire et pour en sortir, toutes les dictatures sont possibles et peut-être nécessaires ; mais sous un gouvernement constitutionnel, dans un régime de liberté, en présence de la liberté de conscience, de la liberté de discussion, de la liberté des professions, la dictature en matière d’éducation ; sous quelque forme qu’elle se présentât et de quelques adoucissements qu’elle pût être entourée, ne pouvait pas ne pas susciter les vives réclamations des  libéraux qui possédaient d’ailleurs contre elle, dans les promesses de la Charte, un titre écrit et incontestable.

On ne sait pas d’ailleurs combien d’abus et de griefs secrets naissent et subsistent sous la main du despotisme le plus modéré, ni combien de fois il lui arrive de choquer et de blesser profondément les sentiments qu’il s’applique le plus à ménager. La souffrance et la colère s’amassent ainsi sans qu’on s’en doute. Le pouvoir a besoin d’y voir clair pour savoir ce qu’il fait, et c’est seulement à la lumière de la liberté qu’il peut bien apprécier ses propres actions et leurs effets, pour lui-même comme pour les peuples.

La situation de l’Université n’était guère moins difficile en fait de religion qu’en fait de liberté : son gouvernement avait constamment protégé l’esprit religieux ; dans ses instructions générales, dans le choix des maîtres, dans son travail de tous les jours, les considérations et les intentions religieuses avaient toujours tenu une grande place ; mais il avait pour mobile dominant, dans cette conduite, l’intérêt de l’ordre social plutôt que la foi ; il était bien plus en réaction contre l’impiété révolutionnaire qu’en retour vers la piété chrétienne ; il rendait à la religion des services sincères, mais qui n’excluaient pas l’indifférence de l’âme. On croit communément de nos jours que, lorsqu’on a assuré à l’Église le plein exercice de son culte, quand on a pourvu à ses besoins et qu’on lui témoigne un bienveillant respect, on a fait pour elle tout ce qu’elle peut désirer, et qu’on est en droit d’attendre d’elle tout ce qu’entre alliés on peut avoir à se demander. La méprise est profonde : la religion ne se contente pas qu’on la regarde comme un moyen d’ordre et une grande utilité sociale ; elle a de sa mission une plus haute idée ; elle a besoin de croire que ses alliés politiques sont aussi de ses fidèles, ou du moins qu’ils comprennent et respectent vraiment son divin caractère ; et quand elle n’est pas intimement persuadée que ce sont là les sentiments intimes qu’ils lui portent, l’Église se tient sur la réserve, et, même en faisant son devoir, elle ne donne pas son dévouement.

Le catholicisme n’était plus d’ailleurs, en 1830, dans la situation où il s’était trouvé au commencement du siècle, sous le Consulat et l’Empire : il n’avait plus besoin, pour vivre tranquille, de l’appui quotidien du pouvoir civil ; il avait repris dans la société une place incontestée et sur les âmes une grande puissance ; il se sentait en état de prétendre à bien plus que la sécurité de son culte ; la foi vive, exigeante, expansive, l’activité intellectuelle et la confiance dans sa propre force lui étaient revenues. Il avait eu, sous la Restauration, la faveur royale, souvent l’influence parlementaire ; il comptait, parmi ses fidèles et ses serviteurs, de puissants et brillants esprits, des philosophes, des orateurs, des écrivains du premier ordre ; en lui enlevant la prépondérance politique, la révolution de Juillet lui avait ouvert une nouvelle carrière, celle de l’indépendance ; il s’y engageait de jour en jour plus avant, relevant une multitude de questions que l’indifférence religieuse croyait éteintes, et appelant à son aide, pas toujours à propos, mais toujours avec une ardeur efficace, l’alliance un peu oubliée de l’esprit religieux et de l’esprit de liberté.

Ce fut surtout en dehors de l’Église officielle, parmi les dévots laïques et les prêtres sans charge d’âmes, qu’éclata d’abord ce mouvement, et la question de la liberté d’enseignement en fut le premier drapeau. On la réclama au nom du droit des familles, du droit de l’Église, du droit de la Charte. On fit plus que la réclamer : deux hommes jeunes, sincères, ardents, brillants, l’un pair de France, l’autre moine, le comte de Montalembert et l’abbé Lacordaire, entreprirent de la pratiquer ; ils ouvrirent une école publique sans demander au ministre de l’instruction publique, grand-maître de l’Université, aucune autorisation. Traduits pour ce fait devant la Cour des pairs, en août 1831, sous le ministère de M. Casimir Périer, ils furent condamnés, comme ils devaient l’être aux termes des lois en vigueur ; mais ils s’étaient défendus avec éclat ; ils avaient soutenu et répandu, dans une portion respectable du public, l’idée, le dessein, la passion dont ils étaient eux-mêmes animés. La lutte au nom de l’Église était engagée, et engagée au sommet de l’État, au sein des grands pouvoirs constitutionnels.

Le mouvement qui fermentait dans le catholicisme était plus profond que cette lutte même, et il s’agissait de bien autre chose que de la liberté d’enseignement. A côté de l’esprit de réaction et de l’esprit de soumission qui semblaient seuls présents et puissants dans l’Église catholique, un esprit nouveau, l’esprit, je ne veux pas dire de réforme, mais de rajeunissement et de progrès, tentait d’y pénétrer. Ces tendances diverses se marquaient plus nettement de jour en jour. Beaucoup de catholiques, prêtres ou laïques, convaincus que la religion ne reprendrait son empire sur les âmes que si l’Église reprenait toute sa place dans l’État, reportaient vers l’ancien régime leurs regrets et leurs efforts. D’autres, plus sensés et plus pacifiques, pensaient que l’Église n’avait rien de mieux à faire que d’occuper sans bruit la position que le régime nouveau lui avait faite, de chercher, dans l’alliance avec le pouvoir civil, sa force comme sa sûreté, et de mettre à profit pour elle-même, en s’accommodant à leurs vicissitudes, le besoin qu’avaient de son concours les gouvernements divers pour le maintien de l’ordre social. Mais il y avait, parmi les catholiques sincères, des esprits plus jeunes, plus sympathiques et plus hardis, à qui ni cette ardeur rétrograde des uns, ni cette attitude un peu subalterne des autres ne convenaient, et qui aspiraient, pour l’Église, à des destinées plus fières et plus fécondes. Ceux-là regardaient l’ancien régime comme ruiné sans retour, la nouvelle société française, son organisation, ses idées, ses institutions comme définitivement victorieuses ; à leur sens, l’Église catholique pouvait et devait les accepter hautement, en réclamant dans ce régime sa propre indépendance et en usant de toutes les libertés qu’il promettait de fonder. Ainsi seulement elle retrouverait son influence avec son efficacité morale, et grandirait de concert avec la société elle-même, au lieu de prétendre vainement à la rejeter dans un moule brisé, ou de se réduire à l’humble rôle d’allié soldé du pouvoir.

Il y avait là le pressentiment d’une grande œuvre à accomplir, et un intelligent instinct des intérêts supérieurs comme des vraies forces de la religion et de l’Église chrétiennes. Par malheur cette excellente cause eut alors pour principal champion l’homme le moins propre à la comprendre et à la servir. L’abbé Félicité de la Mennais avait débuté et brillé en attaquant indistinctement les principes comme les tendances de la société moderne, et en soutenant les maximes comme les souvenirs théocratiques ; il inspira plus de surprise que de confiance quand on le vit réclamer, au profit de l’Église, tous les droits de la liberté ; on le soupçonnait d’y chercher un moyen plutôt qu’un but, et de ne vouloir l’Église si libre que pour la rendre souveraine maîtresse. Il laissa bientôt éclater, je ne dirai pas son dessein, mais sa nature personnelle, et comme on eût dit dans d’autres temps, le démon intérieur qui le possédait. Esprit aussi superficiel qu’élevé, logicien aussi aveugle que puissant, très ignorant de l’histoire, capable d’aperçus et d’élans sublimes, mais incapable d’observer les faits réels et divers, de les mettre à leur vraie place et de leur assigner leur juste valeur, il pensait et écrivait toujours sous l’empire d’une idée exclusive qui devenait pour lui la loi, toute la loi divine ; il érigeait en droit les plus extrêmes conséquences d’un principe incomplet, et s’enflammait d’une violente haine contre les adversaires de son absolue domination. Il était de plus sujet à cette séduction que le talent supérieur exerce souvent sur l’homme qui le possède, encore plus que sur ceux qui l’écoutent. L’idée qui avait sa foi, le sentiment dont il était pénétré se présentaient à lui sous de si beaux aspects, il était si vivement frappé de leurs mérites et de leurs charmes qu’en se livrant au plaisir de les contempler ou de les peindre il perdait toute faculté d’en apercevoir les erreurs ou les lacunes, même les plus graves, et que, dans son enthousiasme idolâtre, il méprisait et détestait, comme des barbares et des impies, quiconque ne partageait pas ses adorations et ses sympathies. Les effets naturels de cette passion du logicien et de l’artiste ne tardèrent pas à se manifester dans l’abbé de la Mennais : quand une fois il se fut plongé dans le spectacle des misères de la société humaine, des imperfections et des torts des gouvernements, des souffrances matérielles et morales du peuple, quand il eut appliqué à les peindre toute la puissance de son imagination et de son âme, il ne vit plus rien hors de là, nul autre fait, nulle autre question ; le monde fut tout entier, pour lui, dans les sombres tableaux où se déployait son talent. Cet ardent défenseur de l’autorité ecclésiastique absolue, qui avait fondé l’Avenir pour la conquête des libertés de l’Église, devint peu à peu l’apôtre de la liberté absolue et universelle ; avec une sincérité tantôt arrogante, tantôt mélancolique, le théoricien théocratique se transforma en libéral, républicain, démocrate, révolutionnaire, et les esprits clairvoyants purent de bonne heure pressentir le jour où les doctrines et les passions les plus anarchiques trouveraient en lui leur plus éloquent et plus amer interprète.

Les hommes sensés de l’Église catholique, entre autres la plupart des évêques, ne s’y trompèrent point. Compromettant par ses violences, même quand il soutenait leur cause, l’Avenir leur parut bientôt dangereux par ses doctrines, et tout en admirant encore l’abbé de la Mennais, ils le regardèrent comme un allié suspect qui pourrait bien devenir un ennemi. La cour de Rome les mit à l’aise en donnant raison à leurs méfiances et à leurs alarmes. Quand l’abbé de la Mennais et ses deux principaux collaborateurs dans l’Avenir, le comte de Montalembert et l’abbé Lacordaire, portèrent à Rome la question du mérite et de la durée de leur entreprise, le pape Grégoire XVI les traita avec de grands égards, loua leurs intentions, et essaya d’assoupir ou de laisser tomber la contestation ; il lui en coûtait de condamner un homme qui avait naguère défendu avec tant d’éclat l’autorité ecclésiastique, et il espérait sans doute le ramener en le ménageant. Mais poussé à bout et par l’insistance intraitable de l’abbé de la Mennais, et par la nécessité de mettre un ferme au trouble de l’Église, le pape en vint enfin, dans son encyclique du 15 août 1832, à un blâme formel et péremptoire, bien qu’exprimé en termes généraux et bienveillants. L’abbé Lacordaire, avec une sagacité rare dans un esprit brillant et passionné, avait pressenti ce résultat, s’était efforcé d’engager ses deux amis à le prévenir par une soumission modeste, et ne pouvant les y décider, il avait seul quitté Rome, laissant l’abbé de la Mennais de plus en plus irrité dans son âme, et M. de Montalembert encore charmé et retenu par son influence. Quand l’encyclique du 15 août 1832 eut paru, une nouvelle scission s’opéra ; M. de Montalembert et, si je ne me trompe, tous les autres rédacteurs de l’Avenir se soumirent à leur tour, pleinement et sans équivoque, bien résolus, quelles que fussent leurs pensées intimes, à se conduire en catholiques fidèles. Resté seul en proie à la lutte intérieure de son ancienne foi et des idées nouvelles qui grandissaient en lui sous le souffle de l’orgueil offensé, l’abbé de la Mennais essaya d’abord de quelques apparences de docilité mêlées aux réserves d’une colère mal contenue ; et trouvant la cour de Rome décidée à ne s’en point contenter, il s’engagea enfin, par la publication des Paroles d’un croyant, dans une révolte déclarée qui devint bientôt une guerre implacable contre le pape, l’Église romaine, l’épiscopat français, les rois, la monarchie, toutes les autorités, religieuses ou politiques, qui, selon lui, tenaient sous un joug odieux les esprits et les peuples, et leur ravissaient la liberté et le bonheur auxquels ils avaient droit.

Ainsi tomba cette première tentative pour réformer, non pas la doctrine religieuse, mais l’attitude politique du catholicisme, et pour rétablir, entre l’Église catholique et la société moderne, non pas seulement une froide paix, mais une vraie et féconde harmonie. La pensée était grande et répondait à un grand intérêt social. Par son esprit faux et son fougueux orgueil, l’abbé de la Mennais l’entraîna, pour un temps, dans son propre naufrage, en l’associant à ces rêveries et à ces passions antisociales qui ont toujours porté et porteront toujours, partout où elles pénétreront, l’anarchie tyrannique au lieu de la liberté et le chaos au lieu du progrès. Une seule question, la question de la liberté d’enseignement, resta debout sur les ruines de l’Avenir, déplorablement aggravée et envenimée par la polémique générale dont elle avait été, sinon le principal objet, du moins la première origine. M. de Montalembert, l’abbé Lacordaire et leurs amis, en se séparant hautement de l’abbé de la Mennais rebelle à l’Église, reportèrent, sur la lutte spéciale engagée entre l’Église et l’Université, toute leur ardeur. Là, ils trouvèrent l’épiscopat français, sinon déjà prêt à les suivre, du moins disposé à les soutenir dans le combat. C’était surtout en matière d’éducation que les évêques conservaient, dans leurs rapports avec l’État, des souvenirs et des désirs d’indépendance ; ils avaient à défendre leurs propres établissements d’instruction secondaire, les petits séminaires, concurrents redoutables des collèges de l’Université ; ils protégeaient plus ou moins ouvertement les congrégations religieuses, Jésuites, Ligoristes, Dominicains ou autres qui fondaient des maisons d’éducation. Ils étaient ainsi les rivaux naturels de l’Université et les alliés naturels des hommes engagés contre elle, au nom de la liberté d’enseignement, dans une guerre de jour en jour plus vive, précisément parce qu’elle s’était concentrée contre un seul adversaire et sur un seul objet.

Aux prises et avec les chefs officiels et avec les hardis volontaires de l’Église, l’Université ne trouvait pas, dans la société laïque elle-même, tout l’appui qu’elle aurait pu en espérer. Non seulement beaucoup de familles catholiques accueillaient les méfiances religieuses du clergé ; non seulement les libéraux ardents persistaient de leur côté à taxer l’Université de bigoterie en même temps que de despotisme ; à raison même de son caractère essentiel et de la pensée qui avait présidé à sa fondation, elle rencontrait, dans une certaine région de la société française, peu de confiance et de sympathie. Quand l’empereur Napoléon, en créant l’Université, lui donna surtout pour mission de rendre à l’instruction secondaire, aux études littéraires et classiques, leur force et leur éclat, il était guidé par un instinct profond de notre état social, de son histoire, de sa nature et de ses besoins ; il savait qu’après les prodigieux bouleversements de notre Révolution, après la chute violente de toutes les existences hautes, au milieu de tant de fortunes nouvelles et soudaines, pour consacrer de tels résultats, pour sanctionner, en quelque sorte, le triomphe des classes moyennes et assurer leur influence, il fallait cultiver et développer dans ces classes les études fortes, les habitudes du travail d’esprit, le savoir, la supériorité intellectuelle, et par là les montrer, les rendre en effet dignes de leur rang. Il fallait qu’au même moment où la France nouvelle prouvait sa force et se couvrait de gloire sur les champs de bataille, elle fît dans l’ordre civil les mêmes preuves et jetât le même éclat. Des magistrats, des administrateurs, des avocats, des médecins, des professeurs capables, savants, lettrés, ce n’est pas seulement le besoin intérieur d’un peuple, c’est sa dignité, c’est son crédit dans le monde. C’était surtout à former ces grandes professions, ces portions les plus élevées des classes moyennes que l’Université était vouée. Beaucoup de familles de l’ancienne noblesse française ne voyaient pas sans humeur ce foyer d’activité et de force sociale où la bourgeoisie venait s’élever au niveau de ses laborieuses destinées ; et elles ne s’étaient pas encore décidées à envoyer aussi leurs enfants dans cette arène commune pour y acquérir les mêmes moyens de succès, et s’y préparer à reprendre, par l’intelligence et le travail, leur place dans l’État.

C’était en présence de tous ces faits et de tous ces adversaires que j’avais à préparer et à discuter publiquement une loi sur l’instruction secondaire, c’est-à-dire à résoudre encore une fois, pour l’instruction publique en France et dans ses plus difficiles parties, l’éternel problème de la conciliation du pouvoir et de la liberté.

Une seule solution était bonne : renoncer complètement au principe de la souveraineté de l’État en matière d’instruction publique, et adopter franchement, avec toutes ses conséquences, celui de la libre concurrence entre l’État et ses rivaux, laïques ou ecclésiastiques, particuliers ou corporations. C’était la conduite à la fois la plus simple, la plus habile et la plus efficace. Elle réduisait tous les adversaires de l’Université au silence en satisfaisant, d’un seul coup, à leur plus bruyante prétention, et, en même temps, elle leur imposait, pour rester en lice, de continuels efforts, car l’État restait maître de donner, à ses propres établissements d’instruction, tous les développements, tous les mérites que l’intérêt social ou le vœu public pouvaient réclamer. Aucun des prétendants à l’enseignement n’avait à se plaindre, car ils avaient le plein et libre usage de toutes leurs armes ; mais c’était l’État qui fixait lui-même le niveau de la lutte, acceptant ainsi, au moment où il abandonnait son empire, la salutaire obligation de ne rien épargner pour maintenir ou ressaisir sa supériorité.

L’expérience, qui enseigne en général la réserve et la prudence, m’a donné la leçon contraire ; quand on a raison, on a bien plus raison et on peut risquer bien plus qu’on ne croit. Il valait beaucoup mieux, pour l’Université, accepter hardiment la lutte contre des rivaux libres que défendre avec embarras la domination et le privilège contre des ennemis acharnés. Le premier ébranlement une fois passé, elle était en état de soutenir cette lutte, non seulement avec succès, mais avec éclat, et elle y eût bientôt gagné en puissance autant qu’en dignité.

Mais tout repoussait, sous le gouvernement de Juillet, cette politique complète et hardie que, malgré sa faveur pour l’Église, la Restauration n’avait pas osé tenter. L’immense majorité du public, je pourrais dire le public voyait dans la liberté ecclésiastique le précurseur et l’instrument de la domination ecclésiastique, objet d’antipathie et d’effroi. L’esprit laïque, devenu si puissant, restait âprement méfiant, et ne se croyait pas en sûreté si ses rivaux déployaient, comme lui, et peut-être contre lui, les libertés qu’il avait conquises sur eux. Les traditions de la vieille monarchie française venaient en aide, sur ce point, aux passions de la France nouvelle ; nos anciennes lois sur les rapports de l’État et de l’Église, sur les interdictions ou les entraves imposées aux congrégations religieuses, étaient invoquées comme le rempart des conquêtes libérales. A ces méfiances générales et historiques, la Révolution de 1830 en avait ajouté de nouvelles, plus directes et plus personnelles. L’État et l’Église ne sont vraiment en bons rapports que lorsqu’ils se croient sincèrement acceptés l’un par l’autre, et se tiennent pour assurés qu’ils ne portent mutuellement, à leurs principes essentiels et à leurs destinées vitales, aucune hostilité. Telle n’était pas malheureusement, depuis 1830, la disposition mutuelle des deux puissances ; elles vivaient en paix, non en intimité, se soutenant et s’entraidant par sagesse, non par confiance et attachement réciproque. Au sein même de l’Église officielle et ralliée au pouvoir nouveau, apparaissaient souvent des regrets et des arrière-pensées favorables au pouvoir déchu, et l’Église à son tour se voyait souvent en présence de l’indifférence ironique des disciples de Voltaire ou de l’hostilité brutale des séides de la Révolution. Les ardents apôtres de la liberté d’enseignement aggravaient eux-mêmes les obstacles que lui opposait cet état des partis et des esprits ; les emportements tour à tour théocratiques et démocratiques de l’abbé de la Mennais redoublaient les méfiances et les colères civiles les plus diverses, celles des conservateurs comme celles des libéraux, celles des magistrats comme celles des avocats et des étudiants. Quiconque eût donné alors au gouvernement le conseil de renoncer absolument, en matière d’instruction publique, à la souveraineté de l’État, au régime de l’Université, aux entraves de l’Église et des congrégations religieuses, et d’encourir, sans précautions fortes, la libre concurrence de tant de rivaux, je ne veux pas dire d’ennemis, eût passé pour un Jésuite secret, ou pour un lâche déserteur, ou pour un aveugle rêveur.

Sans me rendre, de toutes ces difficultés, un compte aussi clair que je le fais aujourd’hui, j’en avais, en 1836, un vif instinct, et j’en fis, soit dans la préparation, soit dans la discussion du projet de loi sur l’instruction secondaire, la règle de ma conduite. Je concentrai sur trois points mon dessein et mon effort : maintenir l’Université, fonder à côté d’elle la liberté, ajourner les diverses questions dont l’état des partis et des esprits ne permettait pas une bonne et efficace solution. Je pris l’Université, son organisation et ses établissements d’instruction, comme un grand fait accompli et bon en soi, qui pouvait être amélioré et devait être adapté au régime constitutionnel, mais qu’il ne fallait pas remettre en discussion. Je soumis l’Université à la libre concurrence de tous ses rivaux, sans distinction ni exception, et sans imposer à aucun d’eux aucune condition particulière. Je renvoyai à d’autres temps et à d’autres lois les questions qui ne tenaient pas essentiellement au principe que je voulais fonder, entre autres celles que soulevaient les petits séminaires, les congrégations religieuses et les divers établissements, ecclésiastiques ou laïques, qui avaient été l’objet de mesures spéciales, soit de faveur, soit de rigueur.

Dans un projet ainsi conçu, il y avait, je n’hésite pas à le dire, acte de désintéressement et de courage. En maintenant fermement l’Université et en acceptant franchement la liberté, j’encourais à la fois les attaques et des libéraux opposants, et d’un grand nombre de conservateurs mes amis. En me refusant à remettre en question l’établissement universitaire et le régime exceptionnel de certains établissements ecclésiastiques, je fermais l’arène aux systèmes nouveaux et aux vieilles passions. Mon projet de loi avait une apparence de timidité en même temps que d’obstination, et je me condamnais à défendre partout des positions très menacées, au lieu de me donner les plaisirs et les chances d’une grande guerre en rase campagne, contre une seule sorte d’ennemis.

Le débat m’apprit que, malgré ma prudence dans l’entreprise, j’avais encore été trop confiant dans mon espérance. M. Saint-Marc Girardin fit, au nom de la commission de la Chambre des députés, un habile rapport, modèle de cet art, où il excelle, de marcher à son but en se jetant tantôt à droite, tantôt à gauche de la route directe, et de faire alternativement, avec une impartialité complaisante, la part des idées contraires, sans déserter sa propre idée comme sans s’y enfermer tout à fait. En apportant au projet de loi d’assez nombreuses modifications, ce rapport en confirmait cependant les principes et en laissait intacts les résultats essentiels. Quand on vint à la discussion, M. de Tracy et M. Arago, l’un avec une honnête tristesse, l’autre avec un peu de faste savant et de plaisanterie lourde, attaquèrent le projet de loi comme incomplet, étroit, uniquement destiné à réparer çà et là l’édifice universitaire, quand il aurait fallu construire un grand et général système d’instruction publique. Ils exposaient leurs propres idées et la loi qu’ils auraient faite eux-mêmes, bien plus qu’ils ne discutaient celle dont la Chambre était saisie. Je redoutais peu ces attaques générales et vagues qui ne touchaient pas à la question fondamentale que mon projet tentait de résoudre. Mais bientôt des députés de moindre renom, et qui n’appartenaient pas tous à l’opposition, dirigèrent leurs attaques sur ce point délicat. Inquiets des suites de la liberté, surtout de la liberté ecclésiastique qui était, à leurs yeux, l’instruction publique livrée aux Jésuites, ils demandèrent, d’une part, que les petits séminaires fussent soumis à toutes les conditions imposées par la loi aux établissements privés d’instruction secondaire, d’autre part, que tout chef d’un tel établissement fût tenu, non seulement de prêter le serment politique, mais encore de jurer qu’il n’appartenait à aucune association ou corporation non autorisée. Je réussis à faire écarter le premier de ces amendements ; mais le second fut adopté. C’était imposer, à la liberté de l’Église catholique et de sa milice en matière d’enseignement, des restrictions particulières, et enlever à la loi proposée ce grand caractère de sincérité et de droit commun libéral que j’avais eu à cœur de lui imprimer. Seul parmi les orateurs qui prirent part à ce débat, M. de Lamartine, qui n’était alors ni de mes adversaires, ni de mes amis, comprit bien l’importance de ce caractère et le mérite de la loi qui le consacrait : J’entends depuis quelques jours, dit-il, et à cette tribune et sur ces bancs, beaucoup de membres d’opinions opposées déclarer qu’ils donneront une boule noire à cette loi. Je m’en afflige. Les uns se préoccupent de ce fantôme de jésuitisme que l’on fait sans cesse apparaître ici, et qu’il faudrait déclarer plus puissant que jamais s’il avait la force de nous faire reculer devant la liberté. Les autres semblent appréhender que le clergé ne possède pas exclusivement la jeunesse, et que l’esprit du temps, représenté par l’Université, n’exerce le monopole sur l’élément traditionnel et religieux représenté par des corps enseignants. C’est précisément à cause de ces mécontentements des partis opposés que je voterai et que je conjure la Chambre de voter la loi avec une plus certaine conviction. Quoi ? Après sept ans d’attente, après une révolution faite pour obtenir cette liberté d’enseignement, après qu’elle a été demandée par les opinions les plus diverses, et inscrite dans la Charte comme une condition synallagmatique du gouvernement de 1830, nous irions la rejeter au ministre sincère et courageux qui nous l’offre, et faire penser ainsi à la France et à l’Europe que la sphère de la liberté n’est pas assez large pour nous contenir tous, et que nous ne voulons de liberté que pour nous ! Non, Messieurs, cela n’est pas possible ! Hâtons-nous, malgré les inconvénients, malgré ce serment impolitique, malgré ces restrictions plus ou moins gênantes, hâtons-nous de voter la loi. C’est un gage de liberté que tous les partis se donnent involontairement entre vos mains contre l’intolérance religieuse ou la tyrannie athée, et que plus tard on ne pourra plus nous arracher.

La loi fut votée en effet par la Chambre des députés ; mais peu de jours après, le cabinet fut dissous ; je sortis des affaires, et mon projet tomba avec moi, sans aller jusqu’à la Chambre des pairs. S’il fût resté tel que je l’avais présenté d’abord, peut-être, malgré quelques incohérences et quelques lacunes, eût-il suffi à résoudre la question de la liberté d’enseignement, et à prévenir la lutte déplorable dont elle devint plus tard l’objet. Mais, par les amendements qu’il avait subis, ce projet de loi, en restreignant expressément, surtout pour l’Église et sa milice, la liberté que la Charte avait promise, envenimait la querelle au lieu de la vider. Il ne méritait plus aucun regret.

J’avais entrepris, par ce même projet, de poursuivre la solution, déjà commencée dans ma loi sur l’instruction primaire, d’une question dont les esprits ont été naguère vivement préoccupés, la question de l’enseignement intermédiaire et pratique qui convient à des professions et à des situations sociales sans lien nécessaire avec les études savantes, mais importantes par leur nombre, leur activité et leur influence sur la force et le repos de l’État. Les écoles primaires supérieures étaient le premier degré de cet enseignement qui devait devenir plus complet et plus spécial dans les collèges communaux de second ordre, et trouver aussi une place dans les grands collèges de l’État et des villes, sans que le haut enseignement littéraire et scientifique, nécessaire et commun à toutes les professions libérales, eût à en souffrir. La liberté de l’enseignement général et le développement de l’enseignement intermédiaire, c’étaient là les deux idées essentielles de mon projet de loi ; elles tombèrent à la fois.

Je n’ai rien à dire d’une multitude de mesures spéciales dont, pendant ces quatre années de mon administration, les établissements d’instruction secondaire furent, pour moi, l’objet. Les grands problèmes de cet important degré de l’instruction publique sont les seuls sur lesquels j’aie à cœur de rappeler mes vues et mes travaux. Ma situation était à cet égard, et j’ai déjà dit pourquoi, bien plus compliquée et plus difficile qu’en matière d’instruction primaire : j’ai défendu l’Université contre d’impatients rivaux dont j’ai reconnu les droits, et dans l’Université les grandes études classiques contre de frivoles novateurs dont je n’ai pas repoussé les légitimes vœux. Quand j’ai voulu innover moi-même et résoudre, sur la liberté d’enseignement, les questions qu’avait posées la Charte, je n’ai fait que des tentatives modestes, et pourtant j’ai plus tenté qu’accompli. Les bons esprits qui prendront la peine d’y regarder jugeront si ce fut ma faute, ou celle du public auquel j’avais affaire, adversaires et amis.