Je fus malade et condamné à l’inaction pendant plus de six semaines. Mon mal fut assez grave pour qu’on doutât un moment de ma guérison. Le bruit courut que j’étais parti pour Nice et que le séjour dans le midi me serait longtemps nécessaire. Pendant que j’étais confiné dans mon lit, et que non seulement toute action, mais toute conversation m’était interdite, les événements se développaient, les débats se succédaient. Les deux Chambres discutèrent et votèrent leurs adresses en réponse au discours du trône. L’action concertée de la France et de l’Angleterre pour consommer enfin la séparation de la Belgique et de la Hollande atteignit son but ; Anvers fut pris. Quand, le 24 décembre au soir, le Roi en reçut les félicitations, j’étais encore hors d’état de sortir ; ma femme alla seule porter les miennes aux Tuileries : J’ai été hier au château, écrivait-elle le lendemain à sa sœur ; le Roi et la reine faisaient plaisir à voir, si patriotes et si paternels, si heureux de la gloire de nos armes, si contents de voir leurs enfants à l’abri du danger, si simples en parlant de leur bonne conduite : — Mes fils ont fait leur devoir, m’a dit la reine ; je suis charmée que l’on sache qu’on peut compter sur eux en toute occasion. Quelques jours après, le cabinet eut à défendre, à la Chambre des députés, sa résolution de ne point traduire madame la duchesse de Berry devant les tribunaux : le débat fut grave ; le duc de Broglie et M. Thiers en portèrent seuls le poids ; j’étais étranger aux luttes comme aux fêtes. Il ne m’est resté pourtant, de cette retraite forcée, point de mauvais souvenirs : j’étais entouré des soins les plus tendres ; mes collègues dans le cabinet ne négligeaient rien pour atténuer mon déplaisir de ne pouvoir prendre ma part de leur fardeau et pour éloigner de moi toute préoccupation irritante. Le duc de Broglie, quoique le moins démonstratif des hommes, est plein de délicatesse et de scrupule dans ses affections. M. Thiers, avec qui je n’avais point de lien intime, voulut aussi que j’eusse confiance dans son fidèle intérêt ; il écrivit à ma femme : J’ai voulu plusieurs fois, Madame, aller voir M. Guizot ; mais j’en ai été empêché par M. de Broglie qui me l’a défendu tout à fait. Il craint que la vue d’un collègue ne l’agite et ne le fasse trop parler. Je me suis donc abstenu, malgré le désir que j’aurais de voir un collègue que j’aime, et dont, plus que personne, je sens le besoin auprès de nous. Obligez-moi de lui exprimer la part que je prends à son état et les vœux que je forme pour son rétablissement prochain. On nous dit que nous jouirons bientôt de sa présence ; je le désire ardemment, car nous avons de lui un besoin indispensable. Dites-moi, je vous prie, quand je pourrai le voir. J’étais touché de ces manifestations amicales. Il n’est pas dans ma nature de m’irriter, même des maux auxquels je ne me résigne pas ; je n’aggravais pas mon impuissance par mon agitation ; mais je la subissais avec un profond chagrin ; au fond de mon lit et dans mon silence, je passais mon temps à réfléchir sur les événements qui s’accomplissaient, sur les batailles qui se livraient sans moi ; je discutais en moi-même ce que j’aurais fait ou dit, je sentais ce que j’aurais senti si j’y avais assisté. C’est le puissant attrait de la vie politique qu’elle emploie l’homme à des desseins infiniment plus grands que lui-même, et mêle un sentiment désintéressé aux joies et aux peines personnelles qu’il éprouve en les poursuivant. Je me soulageais dans ma tristesse et je l’oubliais presque en occupant ma pensée solitaire des intérêts publics pour lesquels je ne pouvais rien en ce moment. La question de la conduite déjà tenue, ou encore à tenir envers madame la duchesse de Berry me préoccupait surtout fortement. En novembre 1831, pendant le ministère de M. Casimir Périer, j’avais pris part à la discussion de la loi du 10 avril 1832 qui avait interdit aux membres de la branche aînée de la maison de Bourbon, comme aux membres de la famille Bonaparte, le territoire de la France. Nous avions cru faire beaucoup, à cette époque, au nom de la politique comme de la convenance morale, en bornant la loi à cette prohibition, sans y insérer aucune sanction pénale. Et il y avait eu, dans cet acte, quelque mérite, car il avait fallu, de la part du gouvernement et de ses amis, un grand effort pour faire écarter de cette loi l’article 91 du Code pénal, c’est-à-dire les poursuites judiciaires et la peine de mort pour les princes des maisons qui avaient régné sur la France, si, en rentrant sur le sol français, ils y suscitaient la guerre civile. Placés, en novembre 1832, en face de l’occurrence ainsi prévue, nous nous aperçûmes à l’instant qu’on n’avait pas assez fait, en 1831, pour garantir la bonne politique : les poursuites judiciaires et l’article 91 du Code pénal n’étaient pas écrits, il est vrai, dans la loi du 10 avril 1832 ; mais la question de leur application restait ouverte ; la loi ne la résolvait pas et ne donnait pas au gouvernement le droit de la résoudre lui-même. Nous nous hâtâmes de déclarer dans le Moniteur, par une ordonnance du Roi, qu’un projet de loi serait présenté aux Chambres pour statuer relativement à madame la duchesse de Berry. C’était, disait-on, le seul moyen de couper court à l’action des tribunaux déjà commencée par la Cour royale de Poitiers, et à l’application du Code pénal que la loi du 10 avril n’avait pas plus interdite que prescrite. Mais ce moyen était d’un difficile et périlleux emploi. C’est un principe constitutionnel qu’en pareille matière les Chambres n’agissent que d’avance et par des mesures générales, jamais après coup et en prononçant sur les personnes ; les souvenirs des temps révolutionnaires et de leurs proscriptions législatives accroissaient beaucoup dans les esprits l’autorité de ce principe ; il était aisé de prévoir que la Chambre des députés n’aurait nulle envie de statuer elle-même et directement sur madame la duchesse de Berry, et que l’opposition aurait beau jeu à exploiter ses scrupules ou, son humeur. Nous le sentîmes si bien que nous ne donnâmes, à l’ordonnance qui avait annoncé un projet de loi, aucune suite : au lieu de porter aux Chambres la question tout entière, le gouvernement prit le parti de la résoudre lui-même, d’interdire envers madame la duchesse de Berry toute poursuite judiciaire, toute application pénale, et de n’avoir ainsi à débattre, devant les Chambres, qu’un fait accompli et sa propre responsabilité en l’accomplissant. C’était, sans nul doute, dans l’embarras de sa situation, la conduite que lui prescrivaient, et la seule que lui permissent les convenances morales et la politique, l’équité et le bon sens. Mais l’embarras eût été bien moindre et probablement la résolution du cabinet bien plus complète si la loi du 10 avril 1832, en interdisant aux princes des familles royales déchues le sol de la France, avait expressément déclaré d’avance que, s’ils violaient cette interdiction, ils ne seraient, de leur personne, l’objet d’aucune poursuite judiciaire, et qu’ils resteraient à la disposition du gouvernement qui les renverrait du territoire ou les retiendrait prisonniers, selon qu’il le jugerait opportun et sous sa responsabilité. Contre cette législation exceptionnelle et toute politique, on réclamait l’égalité devant la loi : il y a des cas où l’égalité devant la loi est un mensonge qui choque également la justice et la politique, la morale et la raison. Ce sont des esprits bien superficiels ceux qui disent que, dans la monarchie, l’inviolabilité du monarque est une fiction ; c’est au contraire la simple reconnaissance d’une vérité morale que l’instinct des hommes a pressentie, et qui est toujours ressortie plus éclatante des orages où elle avait momentanément succombé. Quand une personne a été le symbole permanent du pouvoir social suprême, rien ne peut faire qu’elle redevienne un simple sujet, et la fiction est du côté de ceux qui prétendent la faire rentrer dans le droit commun. On peut n’avoir pas de rois ; on ne juge pas les rois ; et l’histoire est là pour nous apprendre que la prétention de les juger n’a jamais produit que des iniquités funestes, car la conscience publique n’a jamais vu, dans les arrêts de cette prétendue justice, que les coups de la haine ou de la peur. Sans être inviolables comme le Roi lui-même, les membres des familles royales restent toujours, moralement et politiquement, très difficiles et très nuisibles à juger, surtout quand le trône qu’ils entouraient est tombé dans une tempête, et qu’ils ont l’air de poursuivre leur droit en essayant de le relever. Il y a, entre leur élévation comme princes et leur détresse comme déchus et accusés, un contraste qui inspire pour eux plus d’intérêt que leurs entreprises n’excitent de colère ou d’alarme ; acquittés, ils deviennent presque des vainqueurs ; condamnés, ils sont des victimes de leur cause et de leur courage. Gouvernement et Chambres, nous agissions en 1832 et en 1836 sous l’empire de cette juste appréciation morale quand, après l’arrestation de madame la duchesse de Berry à Nantes et celle du prince Louis-Napoléon à Strasbourg, nous prenions le parti de ne point les livrer aux tribunaux ; mais la loi du 10 avril 1832, par son timide silence, rendit notre résolution plus difficile et plus incomplète. Quand on a raison, on a plus raison qu’on ne croit et qu’on n’ose. Il y a de la force comme de la dignité à proclamer hautement dans son principe et à accepter pleinement dans ses conséquences la politique qu’on se décide à pratiquer. Si nous avions trouvé la nôtre autorisée d’avance dans la loi, nous aurions probablement reconduit sur-le-champ madame la duchesse de Berry hors de France, et nous aurions ainsi épargné à la monarchie de 1830 de pesants embarras et de tristes spectacles sans lui faire courir un danger de plus. C’était là, dès le premier moment, l’avis et le désir du roi Louis-Philippe ; il avait vu avec déplaisir la loi du 10 avril 1832, ne la jugeant nécessaire ni pour la sûreté de la France, ni pour la sienne propre, et la trouvant fâcheuse dès qu’elle n’était pas indispensable ; ses ministres ne l’avaient point proposée ; malgré les atténuations qu’elle avait subies à travers les débats des deux Chambres, il avait tardé longtemps à la sanctionner, détestant sincèrement la moindre apparence et jusqu’aux simples mots de proscription et de confiscation. Quand le jour vint d’en faire l’application, le Roi eût souhaité qu’on se bornât à la stricte observation du texte légal ; la loi interdisait à Charles X et à ses descendants le territoire de la France ; elle était satisfaite si madame la duchesse de Berry était immédiatement reconduite hors de France : Personne, au fond, ne veut la faire juger, me dit-il un jour ; on ne sait pas quels embarras on encourt en la retenant ; les princes sont aussi incommodes en prison qu’en liberté ; on conspire pour les délivrer comme pour les suivre, et leur captivité entretient chez leurs partisans plus de passions que n’en soulèverait leur présence. Mais dans l’état des esprits en 1832, après les conspirations et les insurrections de Paris et de la Vendée, aucun cabinet n’eût pu mettre sur-le-champ madame la duchesse de Berry en liberté à la frontière, et tout en laissant entrevoir sa pensée, le Roi ne nous le demanda point. La méfiance est le fléau des révolutions ; elle hébète les peuples, même quand elle ne leur fait plus commettre des crimes. Pas plus que mes collègues, je ne jugeai possible, en 1833, de ne pas retenir madame la duchesse de Berry : des esprits grossiers ou légers ont pu croire que les incidents de sa captivité avaient tourné au profit de la monarchie de 1830 ; je suis convaincu qu’on aurait bien mieux servi cette monarchie en agissant avec une hardiesse généreuse, et que tous, pays, Chambres et cabinet, nous aurions fait acte de sage comme de grande politique en nous associant au désir impuissant, mais clairvoyant, du Roi. Dans les premiers jours de janvier, je me sentis en état de rentrer dans la vie active, et je la repris en présentant à la Chambre des députés le projet de loi que, depuis la formation du cabinet, j’étais occupé de préparer sur l’instruction primaire. J’étais encore si faible que je ne pus lire moi-même à la tribune ni l’exposé des motifs, ni le projet même. M. Renouard, l’un de mes amis particuliers dans la Chambre, et sur qui je comptais avec raison pour me seconder dans cette discussion, s’en acquitta pour moi. J’abordais avec plaisir et confiance cette grande question tant de fois soulevée, jamais résolue, et à laquelle je me croyais en mesure d’apporter une solution vraiment efficace. Je ne savais pas quelles épreuves m’attendaient avant que je fusse appelé à débattre le projet de loi que je présentais. Je n’ai nul penchant à entretenir le public de ma vie privée ; plus les sentiments intimes sont profonds et doux, moins ils aiment à se montrer, car il leur est impossible de se montrer tels qu’ils sont. Les rois livrent aux regards des curieux les diamants de leur couronne ; on n’étale pas les trésors dont ceux-là seuls qui les possèdent connaissent le prix. Mais quand arrive le jour fatal où ces trésors nous sont ravis, ce serait leur manquer de respect et de foi que de ne pas laisser voir ce qu’ils étaient pour nous et quel vide ils nous laissent. J’ai beaucoup aimé la vie politique ; je m’y suis adonné avec ardeur ; j’ai fait, sans compter, les sacrifices et les efforts qu’elle m’a demandés ; mais elle a toujours été loin, bien loin de me suffire. Non que je me plaigne de ses épreuves : beaucoup d’hommes publics ont parlé avec amertume des mécomptes qu’ils avaient éprouvés, des revers qu’ils avaient subis, des rigueurs du sort et de l’ingratitude des hommes. Je n’ai rien de semblable à dire, car je n’ai pas connu de tels sentiments : quelque violemment que j’aie été atteint, je n’ai pas trouvé les hommes plus aveugles ou plus ingrats, ni ma destinée politique plus rude que je ne m’y attendais ; elle avait eu ses grandes joies, elle a eu ses grandes tristesses ; c’est la loi de l’humanité. C’est dans les plus heureux jours et au milieu des meilleurs succès de ma carrière que j’ai toujours trouvé la vie politique insuffisante ; le monde politique est froid et sec ; les affaires des sociétés humaines sont grandes et s’emparent puissamment de la pensée ; mais elles ne remplissent point l’âme ; elle a des ambitions autres, et plus variées, et plus exigeantes que celle des plus ambitieux politiques ; elle veut un bonheur plus intime, et plus doux que tous les travaux et tous les triomphes de l’activité et de la grandeur sociale n’en peuvent donner. Ce que je sais aujourd’hui, au terme de ma course, je l’ai senti quand elle commençait et tant qu’elle a duré ; même au milieu des grandes affaires, les affections tendres sont le fond de la vie, et la plus glorieuse n’a que des joies superficielles et incomplètes si elle est étrangère au bonheur de la famille et de l’intimité. Je le possédais bien complet en 1832, quand je pris place dans le cabinet du 11 octobre. Je me permets, non sans quelque hésitation, mais sans scrupule, le douloureux plaisir d’en citer ici un témoignage qui en dit plus que je ne pourrais et n’en voudrais dire moi-même. Le 22 octobre, ma femme écrivait à sa sœur : Je sais que les affaires sont difficiles, orageuses, périlleuses peut-être, et pourtant je jouis beaucoup d’y voir mon mari rentré. Avant notre mariage, il me demanda un jour si je ne serais jamais effrayée des vicissitudes de sa destinée ; je vois encore ses yeux briller sur moi en m’entendant lui répondre qu’il pouvait être tranquille, que je jouirais passionnément de ses succès et n’aurais pas un soupir pour ses revers. Ce que je lui ai dit est toujours vrai ; ce que je lui ai promis, je le tiendrai ; je m’inquiète, je me désole des obstacles, des ennuis, des luttes, des dangers qu’il trouvera sur son chemin ; mais, somme toute, j’ai bonne confiance et je suis contente, car il l’est. Ma vie d’ailleurs n’est pas brisée, comme pendant son ministère de l’intérieur ; je le vois bien moins que je ne voudrais, mais enfin je le vois ; ma chambre est près de son cabinet ; il se porte bien, quoiqu’il travaille beaucoup ; de plus son ministère lui est agréable ; il se retrouve avec plaisir au milieu des compagnons et des travaux de sa jeunesse ; l’instruction publique le repose de la politique générale. C’est un grand avantage. Et puis, ma chère amie, que Dieu me laisse à lui et lui à moi ; je serai toujours, même au milieu de toutes les craintes et de toutes les épreuves, la plus heureuse des créatures. Moins de trois mois après cette lettre, le 11 janvier 1833, ma femme me donna un fils, son plus vif désir au milieu de son bonheur, et l’objet, à peine entrevu, de son jeune orgueil maternel. Elle semblait se rétablir parfaitement ; onze jours après ses couches, elle se leva, pleine de confiance, et tous autour d’elle confiants comme elle. M. Royer-Collard vint me voir ; elle voulut le voir, et causa gaiement avec lui. Il me dit en sortant : Elle est très bien ; veillez-y pourtant ; l’âme est plus forte que le corps ; c’est une de ces natures héroïques qui ne se doutent pas du mal tant qu’elles n’en sont pas vaincues. Trois jours après, la fièvre la reprit ; elle se remit au lit ; six semaines après, le 11 mars, je l’avais perdue. Il en est du malheur intime comme du bonheur ; on ne peut ni en parler, ni s’en taire absolument. Je me hâtai de reprendre mes travaux ; je rentrai au conseil et aux Chambres dès que je le pus avec convenance et efficacité. Chaque jour, quand j’en avais fini avec mes affaires et mes devoirs, je restais seul avec mes enfants, ma mère, et souvent avec la duchesse de Broglie dont la sympathique amitié me fut, dans cette épreuve, très douce et secourable. M. Royer-Collard venait aussi me voir quelquefois, et je prenais plaisir à sa conversation, sans lui parler de moi et sans qu’il m’en parlât. Vers la fin du mois de juillet suivant, pendant qu’il était dans sa terre de Châteauvieux, je lui écrivis, sans doute dans un accès d’amère tristesse et avec plus d’effusion que je n’avais jamais fait ; il me répondit : Votre lettre, mon cher ami, ne m’a pas seulement ému ; elle m’a fait descendre avec vous dans cet abîme où vous êtes tombé. Je ne le croyais pas si profond ; l’empire que vous avez sur vous, et qui semblait régler votre âme comme vos paroles, sans me tromper tout à fait, ne m’avait pas laissé pénétrer assez avant. Je comprends votre état, autant qu’il est possible, n’ayant pas vu d’assez près quel a été votre bonheur. Je trouve en moi de quoi compatir à vos sentiments et à votre douleur. J’ai la confiance que, loin de la tourner en désespoir, le temps, sans la guérir, sans la dénaturer, vous la rendra supportable. Vous avez devant vous une longue vie, l’éducation de vos enfants, une carrière à peine ouverte que vous êtes sûr d’honorer par des services rendus à la cause de l’humanité. Ce sont de puissantes distractions ; vous les recevrez peu à peu, et vous les laisserez agir. Quoique mon état diffère beaucoup du vôtre, comme la fin du jour diffère du plein midi, il s’en rapproche en ce que je vis, comme vous et depuis bien plus longtemps, dans une parfaite solitude, assez préoccupé du passé, fort peu de l’avenir, ne comptant guère avec le présent, et repassant silencieusement ma vie écoulée dans laquelle je trouve bien des enseignements dont je ne profiterai pas. Cette lettre à la fois sympathique et fortifiante me fut bonne, et aujourd’hui encore, je ne la relis pas sans émotion. Elle est du 6 août 1833. Ce fut pour moi, à cette douloureuse époque, une circonstance propice que le projet de loi sur l’instruction primaire se trouvât à l’ordre du jour, et m’imposât des efforts assidus. En entrant au ministère de l’instruction publique, j’avais cette œuvre-là particulièrement à cœur. Parce que j’ai combattu les théories démocratiques et résisté aux passions populaires, on a dit souvent que je n’aimais pas le peuple, que je n’avais point de sympathie pour ses misères, ses instincts, ses besoins, ses désirs. Il y a, dans la vie publique comme dans la vie privée, des amours de plus d’une sorte ; si ce qu’on appelle aimer le peuple, c’est partager toutes ses impressions, se préoccuper de ses goûts plus que de ses intérêts, être en toute occasion enclin et prêt à penser, à sentir et à agir comme lui, j’en conviens, ce n’est pas là ma disposition ; j’aime le peuple avec un dévouement profond, mais libre et un peu inquiet ; je veux le servir, mais pas plus m’asservir à lui que me servir de lui pour d’autres intérêts que les siens ; je le respecte en l’aimant, et parce que je le respecte, je ne me permets ni de le tromper, ni de l’aider à se tromper lui-même. On lui donne la souveraineté ; on lui promet le complet bonheur ; on lui dit qu’il a droit à tous les pouvoirs de la société et à toutes les jouissances de la vie. Je n’ai jamais répété ces vulgaires flatteries ; j’ai cru que le peuple avait droit et besoin de devenir capable et digne d’être libre, c’est-à-dire d’exercer, sur ses destinées privées et publiques, la part d’influence que les lois de Dieu accordent à l’homme dans la vie et, la société humaines. C’est pourquoi, tout en ressentant pour les détresses matérielles du peuple une profonde sympathie, j’ai été surtout touché et préoccupé de ses détresses morales, tenant pour certain que, plus il se guérirait de celles-ci, plus il lutterait efficacement contre celles-là, et que, pour améliorer la condition des hommes, c’est d’abord leur âme qu’il faut épurer, affermir et éclairer. C’est à l’instinct de cette vérité qu’est due l’importance qu’on attache partout aujourd’hui à l’instruction populaire. D’autres instincts, moins purs et moins sains, se mêlent à celui-là, l’orgueil, une confiance présomptueuse dans le mérite et la puissance de l’intelligence seule, une ambition sans mesure, la passion d’une prétendue égalité. Mais en dépit de ce mélange dans les sentiments qui la recommandent, en dépit de ses difficultés intrinsèques et des inquiétudes qu’elle inspire encore, l’instruction populaire n’en est pas moins, de nos jours, fondée en droit comme en fait, une justice envers le peuple et une nécessité pour la société. Pendant sa mission en Allemagne, l’un des hommes qui ont le mieux étudié cette grande question, M. Eugène Rendu demandait à un savant et respectable prélat, le cardinal de Diepenbrock, prince-évêque de Breslau, si, dans sa pensée, la diffusion de l’enseignement au sein des masses devait créer un péril pour la société. — Jamais, répondit le cardinal, si l’idée religieuse assigne à l’instruction son but et préside à sa marche. D’ailleurs il ne s’agit plus de discuter la question ; elle est posée ; sous peine de mort, la société doit la résoudre. Quand le wagon est sur les rails, que reste-t-il à faire ? à le diriger. Il y avait en 1832 autre chose encore à faire, parmi nous, que de diriger le wagon ; il fallait le mettre vraiment en mouvement, en mouvement effectif et durable. Quand on regarde de près à ce qui s’est passé de 1789 à 1832 en fait d’instruction primaire, on est frappé à la fois de la puissance de cette idée et de la vanité des essais tentés pour la réaliser. Elle préoccupe tous les hommes qui gouvernent ou aspirent à gouverner la France. Quand elle s’éclipse un moment, c’est devant d’autres préoccupations plus pressantes, et elle ne tarde pas à reparaître. Elle pénètre jusqu’au sein des partis et des pouvoirs qui semblent la redouter ; de 1792 à 1795, la Convention nationale rend sept décrets pour déclarer qu’il y aura partout des écoles primaires et pour prescrire ce qu’elles seront ; paroles stériles, et pourtant sincères. L’Empire parle et s’occupe peu de l’instruction primaire ; c’est l’instruction secondaire qui est l’objet favori de sa sollicitude et de ses habiles soins. Pourtant un homme se rencontre dans les conseils de l’Empire où il ne tient qu’un rang modeste, mais d’un esprit et d’un renom assez élevés pour attirer l’attention publique sur ses travaux et ses idées, quel qu’en soit l’objet ; M. Cuvier voyage en Hollande, en Allemagne, en Italie, et rend compte, à son retour, des établissements d’instruction publique qu’il a visités, notamment des écoles primaires hollandaises dont la bonne et efficace organisation l’a frappé ; un vif intérêt se réveille pour ces institutions ; on y pense, on en parle, on compare, on regrette. L’Empire tombe ; la Restauration arrive ; les grandes luttes politiques recommencent ; mais au milieu de leur bruit, le gouvernement de l’instruction publique est dans les mains d’hommes qui veulent sérieusement le bien du peuple sans lui faire la cour ; M. Royer-Collard y préside ; M. Cuvier y exerce une grande influence ; ils s’appliquent à multiplier, à améliorer, à surveiller efficacement les écoles primaires ; sur leur provocation, le Roi rend des ordonnances qui réclament et règlent le concours des autorités et des sympathies locales ; le Conseil de l’instruction publique entretient une correspondance assidue pour en assurer l’exécution. De nouvelles méthodes s’annoncent en Europe avec quelque fracas, l’enseignement mutuel, l’enseignement simultané, le docteur Bell, M. Lancaster ; elles inspirent aux uns de l’enthousiasme, aux autres de l’inquiétude ; sans prendre parti, sans rien épouser comme sans rien proscrire, le Conseil de l’instruction publique accueille, encourage, surveille. Le pouvoir politique change de mains ; il passe dans celles d’un parti qui se méfie de cet élan libéral ; mais en même temps qu’ils ménagent les méfiances et font de funestes concessions aux exigences de leurs adhérents, les chefs intelligents de ce parti ne veulent pas qu’on les tienne pour ennemis de l’instruction populaire ; ils sentent qu’il y a là une force qui ne se laissera pas étouffer, et ils essayent de la diriger à leur profit en lui donnant satisfaction. De 1821 à 1826, huit ordonnances du Roi, contresignées par M. Corbière, ministre de l’intérieur, autorisent, dans quatorze départements, des congrégations religieuses sincèrement vouées à l’instruction primaire, et qui instituent un certain nombre de nouvelles écoles ; les Frères de l’instruction chrétienne fondés en Bretagne par l’abbé J.-M. de la Mennais, les Frères de la doctrine chrétienne de Strasbourg, de Nancy, de Valence, les Frères de Saint-Joseph dans le département de la Somme, les Frères de l’instruction chrétienne du Saint-Esprit dans cinq départements de l’Ouest, datent de cette époque et l’honorent. En 1827, une nouvelle secousse politique reporte vers d’autre rangs le gouvernement de la France ; le ministère Martignac remplace le ministère Villèle ; un des premiers soins du nouveau ministre de l’instruction publique, M. de Vatimesnil, est non seulement de donner aux écoles primaires de nouveaux encouragements, mais de rappeler dans leur administration l’esprit libéral des ordonnances provoquées en 1816 et 1820 par M. Cuvier. La crise fatale de la Restauration approche ; son mauvais génie prévaut dans sa politique générale ; appelé en novembre 1829, comme ministre de l’instruction publique, dans le cabinet du prince de Polignac, M. Guernon de Ranville y propose cependant, pour l’extension des écoles primaires et le meilleur sort des instituteurs, des mesures excellentes ; il rencontre des doutes, des objections, une résistance timide, mais répétée ; il persiste, et sur sa demande le roi Charles X signe une ordonnance remarquable non seulement par ses prescriptions pratiques, mais par les idées et les sentiments dont l’expression officielle les accompagne. On ne peut pas dire que, de 1814 à 1830, l’instruction primaire ne se soit pas ressentie des atteintes de la politique ; mais elle n’a point péri dans ce dangereux contact ; soit équité, soit prudence, les pouvoirs même qui s’inquiétaient de ses prétentions ont cru devoir la traiter avec bienveillance et seconder ses progrès. Le gouvernement de 1830 lui devait être et lui fut, dès son origine, hautement favorable. M. Barthe, sous le ministère de M. Laffitte, et M. de Montalivet, sous celui de M. Casimir Périer, s’empressèrent de présenter, l’un à la Chambre des pairs, l’autre à la Chambre des députés, des projets de loi destinés à multiplier rapidement les écoles primaires, à leur donner des garanties d’avenir, et à introduire dans ce premier degré de l’enseignement, la liberté promise par la Charte. Il y avait rivalité entre le gouvernement et les Chambres pour entreprendre cette œuvre ; au même moment où ces projets de loi étaient présentés, deux propositions spontanées naissaient dans la Chambre des députés, conçues dans des principes un peu différents, mais inspirées par le même esprit et tendant au même dessein. M. Daunou fit, sur l’un des projets de loi, un rapport remarquable par un sentiment profondément libéral, un langage habilement modéré et une antipathie visible, quoique discrètement contenue, pour l’Université impériale. Mais aucun de ces projets n’alla jusqu’à une discussion publique : le mouvement était imprimé, les obstacles écartés, le public impatient de voir enfin l’instruction primaire fondée ; quand le cabinet du 11 octobre 1832 se forma, l’œuvre était de toutes parts réclamée et solennellement promise, mais à peine commencée. J’avais autour de moi, dans le Conseil royal de l’instruction publique, toutes les lumières et tout l’appui que je pouvais souhaiter pour l’accomplir. Investis dans les lettres, dans les sciences, dans le monde, de cette autorité librement acceptée que donnent le talent supérieur et la longue expérience, les membres de ce conseil étaient de plus mes confrères et mes amis. Nous vivions dans une grande et naturelle intimité. Quelle que fût la diversité de nos études et de nos travaux, nous avions tous, quant à l’instruction populaire, les mêmes idées et les mêmes désirs. M. Villemain et M. Cousin, M. Poisson et M. Thénard, M. Guéneau de Mussy et M. Rendu portaient, au projet de loi que nous préparions ensemble, presque autant d’intérêt que moi. M. Cousin, pendant son voyage en Allemagne en 1831 et dans le beau rapport publié à son retour, en avait posé et étudié avec soin toutes les questions. Je doute qu’elles aient jamais été plus sérieusement débattues qu’elles ne le furent dans notre conseil intérieur, avant la présentation du projet de loi. La première, et celle qui, non pas pour moi, mais pour de bons esprits, demeure encore indécise, fut la question de savoir s’il fallait faire, de l’instruction primaire pour tous les enfants, une obligation absolue, imposée par la loi à tous les parents, et sanctionnée par certaines peines en cas de négligence, ainsi que cela se pratique en Prusse et dans la plupart des États de l’Allemagne. Je n’ai rien à dire des pays où cette règle est depuis longtemps établie et acceptée par le sentiment national ; elle y a certainement produit de bons résultats ; mais je remarque qu’elle n’existe guère que chez des peuples jusqu’ici peu exigeants en fait de liberté, et qu’elle a pris naissance chez ceux où, par suite de la Réforme du XVIe siècle, le pouvoir civil est, dans les matières religieuses ou qui touchent de près aux intérêts religieux, le pouvoir suprême. La fière susceptibilité des peuples libres et la forte indépendance mutuelle du pouvoir temporel et du pouvoir spirituel s’accommoderaient mal de cette action coercitive de l’État dans l’intérieur de la famille ; et là où les traditions ne la sanctionnent pas, les lois échoueraient à l’introduire, car ou bien elles n’iraient pas au delà d’un commandement vain, ou bien elles auraient recours, pour se faire obéir, à des prescriptions et à des recherches inquisitoriales odieuses à tenter et presque impossibles à exécuter, surtout dans un grand pays. La Convention nationale le tenta ; c’est-à-dire le décréta en 1793, et parmi toutes ses tyrannies, celle-là du moins demeura sans effet. L’instruction populaire est de nos jours en Angleterre, de la part des pouvoirs nationaux et municipaux comme des simples citoyens, l’objet d’un zélé et persévérant effort ; personne pourtant ne propose de la commander aux parents absolument et par la loi. Elle prospère aux États-Unis d’Amérique ; les gouvernements locaux et les associations particulières font de grands sacrifices pour multiplier et perfectionner les écoles ; on ne songe pas à pénétrer dans l’intérieur des familles pour y recruter forcément des écoliers. C’est le caractère et l’honneur des peuples libres d’être à la fois confiants et patients, de compter sur l’empire de la raison éclairée, de l’intérêt bien entendu, et de savoir en attendre les effets. Je fais peu de cas des règles qui portent l’empreinte du couvent ou de la caserne ; j’écartai décidément la contrainte de mon projet de loi sur l’instruction primaire, et nul de mes collaborateurs n’insista pour l’y introduire, pas même ceux qui en ressentaient quelque regret. Après la question de l’instruction primaire obligatoire venait celle de l’instruction primaire libre. Sur celle-ci, il ne pouvait y avoir de doute ; la Charte avait promis la liberté de l’enseignement, et ce n’était pas en fait d’instruction primaire que cette promesse pouvait donner lieu à des interprétations diverses et à de longues contestations. Personne ne songeait à vouloir que l’instruction primaire fût complètement livrée à l’industrie particulière évidemment incapable d’y suffire et peu tentée de l’entreprendre. L’œuvre est immense et sans brillantes perspectives ; l’action de l’État y est indispensable. La libre concurrence entre l’État et les particuliers, les écoles privées ouvertes à côté des écoles publiques et aux mêmes conditions, c’était là tout ce que demandaient les libéraux les plus exigeants, et ce que ne contestaient pas les plus prudents amis du pouvoir. Une troisième question élevait plus de débats : dans les écoles publiques, l’instruction primaire serait-elle absolument gratuite et réellement donnée par l’État à tous les enfants du pays ? C’était le rêve de généreux esprits. Dans la Constitution de 1791, l’Assemblée constituante avait décrété qu’il serait créé et organisé une instruction publique commune à tous les citoyens, gratuite à l’égard des parties d’enseignement indispensables pour tous les hommes. La Convention nationale, en maintenant ce principe, avait fixé à 1.200 livres le minimum du traitement des instituteurs. L’expérience avait démontré la vanité de ces promesses aussi peu fondées en droit qu’impossibles à réaliser. L’État doit offrir l’instruction primaire à toutes les familles et la donner à celles qui ne peuvent pas la payer ; et en cela il fait plus pour la vie morale des peuples qu’il ne peut faire pour leur condition matérielle. C’est là sur ce point le vrai principe, et ce fut celui qu’adopta mon projet de loi. Ces questions générales et en quelque sorte préliminaires ainsi résolues, restaient les questions spéciales dont la solution devait devenir le texte et le commandement de la loi. Quels doivent être les objets et les limites de l’instruction primaire ? Comment se formeront et se recruteront les instituteurs publics ? Quelles autorités seront chargées de la surveillance des écoles primaires ? Quels seront les moyens et les garanties pour l’exécution efficace de la loi ? Parmi les sentiments qui peuvent animer un peuple, il en est un dont il faudrait déplorer l’absence s’il n’existait pas, mais qu’il faut se garder de flatter ou d’exciter là où il existe, c’est l’ambition. J’honore les générations ambitieuses ; il y a beaucoup à en attendre, pourvu qu’elles ne puissent pas tenter aisément tout ce qu’elles désirent. Et comme de toutes les ambitions, la plus ardente de nos jours, sinon la plus apparente, surtout dans les classes populaires, c’est l’ambition de l’esprit, dont elles espèrent à la fois des plaisirs d’amour-propre et des moyens de fortune, c’est surtout de celle-là qu’il faut, tout en la traitant avec bienveillance, surveiller et diriger avec soin le développement. Je ne connais rien de plus nuisible aujourd’hui pour la société, et pour le peuple lui-même, que le mauvais petit savoir populaire, et les idées vagues, incohérentes et fausses, actives pourtant et puissantes, dont il remplit les têtes. Pour lutter contre ce péril, je distinguai dans le projet de loi deux degrés d’instruction primaire : l’une élémentaire et partout nécessaire, dans les campagnes les plus retirées et pour les plus humbles conditions sociales ; l’autre supérieure et destinée aux populations laborieuses qui, dans les villes, ont à traiter avec les besoins et les goûts d’une civilisation plus compliquée, plus riche et plus exigeante. Je renfermai strictement l’instruction élémentaire dans les connaissances les plus simples et d’un usage vraiment universel. Je donnai à l’instruction primaire supérieure plus de variété et d’étendue ; et tout en en déterminant d’avance les principaux objets, le projet de loi ajoutait qu’elle pourrait, selon les besoins et les ressources des localités, recevoir les développements qui seraient jugés convenables. J’assurais ainsi les progrès les plus étendus de l’instruction primaire là où ils seraient naturels et utiles, sans les porter là où leur inutilité est peut-être leur moindre défaut. La Chambre des députés demanda que la perspective d’une extension variable et indéfinie fût ouverte à l’instruction primaire élémentaire, aussi bien qu’à l’instruction primaire supérieure. Je ne crus pas devoir lutter obstinément contre cet amendement qui rencontra une approbation presque générale ; mais il indiquait peu d’intelligence du but que se proposait le projet de loi en distinguant les deux degrés d’instruction primaire. Précisément parce qu’elle est partout nécessaire, l’instruction primaire élémentaire doit être fort simple, et partout à peu près la même. C’était faire assez pour la variété des situations et pour l’esprit d’ambition dans l’éducation populaire que de leur ouvrir les écoles primaires supérieures. La tendance à étendre, par fantaisie d’esprit plutôt que par besoin réel, l’instruction primaire universelle ne mérite pas d’encouragement légal ; les lois ont pour objet de pourvoir à ce qui est nécessaire, non d’aller au-devant de ce qui peut devenir possible, et leur mission est de régler les forces sociales, non de les exciter indistinctement. L’éducation des instituteurs eux-mêmes est évidemment l’un des plus importants objets d’une loi sur l’instruction populaire. J’adoptai sans hésiter, pour y pourvoir, le système des écoles normales primaires dont les premiers essais avaient commencé en France en 1810, et qui comptait déjà en 1833 quarante-sept établissements de ce genre créés par le libre bon vouloir des départements ou des villes et les encouragements du gouvernement. J’en fis une institution générale et obligatoire. Dans l’état actuel et avec le caractère essentiellement laïque de notre société, c’est là le seul moyen d’avoir toujours, pour l’instruction primaire, un nombre suffisant de maîtres, et d’avoir des maîtres formés pour leur mission. C’est de plus une carrière intellectuelle ouverte à ces classes de la population qui n’ont guère devant elles, à leur entrée dans la vie, que des professions de travail matériel ; c’est enfin une influence morale placée au milieu de ce peuple sur qui le pouvoir n’agit plus guère aujourd’hui que par les percepteurs, les commissaires de police et les gendarmes. A coup sûr, l’éducation des instituteurs dans les écoles normales où ils se forment, et leur influence, quand ils sont formés, peuvent être mauvaises ; il n’y a point de bonne institution qui, mal dirigée, ne puisse tourner à mal, et qui, même bien dirigée, n’ait ses inconvénients et ses périls ; mais ce n’est là que la condition générale de toutes les œuvres humaines, et on n’en accomplirait aucune si l’on ne se résignait et à leur imperfection, et à la nécessité de veiller toujours pour empêcher que l’ivraie ne s’empare du champ et n’y étouffe le bon grain. En faisant des écoles normales primaires une institution publique et légale, j’étais loin de vouloir détruire ou seulement affaiblir les autres pépinières d’instituteurs que forment les associations religieuses vouées à l’éducation populaire ; je souhaitais, au contraire, que celles-là aussi se développassent largement, et qu’une salutaire concurrence s’établît entre elles et les écoles normales laïques. J’aurais même désiré faire un pas de plus et donner, aux associations religieuses vouées à l’instruction primaire, une marque publique de confiance et de respect. Dans la plupart des ordonnances royales rendues de 1821 à 1826 pour autoriser des associations de ce genre, notamment pour la congrégation de l’instruction chrétienne fondée par l’abbé de la Mennais dans les départements de Bretagne, pour la congrégation de même nom à Valence, pour les Frères de Saint-Joseph dans le département de la Somme, il était prescrit que le brevet de capacité exigé de tout instituteur primaire serait délivré à chaque frère de ces diverses congrégations sur le vu de la lettre particulière d’obédience qui lui aurait été remise par le supérieur général de celle à laquelle il appartenait. Il n’y avait, selon moi, dans cette dispense d’un nouvel examen accordée aux membres des associations religieuses que l’État avait formellement reconnues et autorisées pour l’éducation populaire, rien que de parfaitement juste et convenable, et je l’aurais volontiers écrite dans mon projet de loi ; mais elle eût été certainement repoussée par le public de ce temps et par les Chambres ; le débat qui s’y éleva, quand nous en vînmes à examiner quelles autorités devaient être chargées de la surveillance des écoles primaires, révéla clairement l’esprit qui y prévalait. L’État et l’Église sont, en fait d’instruction populaire, les seules puissances efficaces. Ceci n’est pas une conjecture fondée sur des considérations morales ; c’est un fait historiquement démontré. Les seuls pays et les seuls temps où l’instruction populaire ait vraiment prospéré ont été ceux où soit l’Église, soit l’État, soit mieux encore l’un et l’autre ensemble s’en sont fait une affaire et un devoir. La Hollande, l’Allemagne, catholique ou protestante, et les États-Unis d’Amérique sont là pour l’attester : il faut, à une telle œuvre, l’ascendant d’une autorité générale et permanente, comme celle de l’État et de ses lois, ou d’une autorité morale partout présente et permanente aussi, comme celle de l’Église et de sa milice. En même temps que l’action de l’État et de l’Église est indispensable pour que l’instruction populaire se répande et s’établisse solidement, il faut aussi, pour que cette instruction soit vraiment bonne et socialement utile, qu’elle soit profondément religieuse. Et je n’entends pas seulement par là que l’enseignement religieux y doit tenir sa place et que les pratiques de la religion y doivent être observées ; un peuple n’est pas élevé religieusement à de si petites et si mécaniques conditions ; il faut que l’éducation populaire soit donnée et reçue au sein d’une atmosphère religieuse, que les impressions et les habitudes religieuses y pénètrent de toutes parts. La religion n’est pas une étude ou un exercice auquel on assigne son lieu et son heure ; c’est une foi, une loi qui doit se faire sentir constamment et partout, et qui n’exerce qu’à ce prix, sur l’âme et la vie, toute sa salutaire action. C’est dire que, dans les écoles primaires, l’influence religieuse doit être habituellement présente ; si le prêtre se méfie ou s’isole de l’instituteur, si l’instituteur se regarde comme le rival indépendant non comme l’auxiliaire fidèle du prêtre, la valeur morale de l’école est perdue, et elle est près de devenir un danger. Quand je proposai mon projet de loi, et avant même que l’expérience eût porté dans mon esprit sa grande lumière, j’étais déjà profondément convaincu de ces vérités, et elles avaient présidé à mon travail, quoique, par instinct des préjugés publics, je ne les eusse présentées et appliquées qu’avec ménagement. C’était sur l’action prépondérante et unie de l’État et de l’Église que je comptais pour fonder l’instruction primaire. Or le fait dominant que je rencontrai, dans la Chambre des députés comme dans le pays, fut précisément un sentiment de méfiance et presque d’hostilité contre l’Église et contre l’État ; ce qu’on redoutait surtout dans les écoles, c’était l’influence des prêtres et du pouvoir central ; ce qu’on avait à cœur de protéger d’avance et par la loi, c’était l’action des autorités municipales et l’indépendance des instituteurs envers le clergé. L’opposition soutenait ouvertement ce système, et le parti conservateur, trop souvent dominé, au fond du cœur et presque à son insu, par les idées mêmes qu’il redoute, ne le repoussait que mollement. J’avais proposé que le curé ou le pasteur fût de droit membre du comité chargé, dans chaque commune, de surveiller l’école, et qu’il appartînt au ministre de l’instruction publique d’instituer définitivement les instituteurs. À la Chambre des députés, ces deux dispositions furent rejetées dans un premier débat, et il fallut le vote de la Chambre des pairs et mon insistance lors d’un second débat pour les faire rétablir dans la loi. On semblait s’inquiéter du mauvais esprit qui pouvait envahir les instituteurs ; on parlait beaucoup de la nécessité qu’ils fussent efficacement dirigés ; et on s’appliquait à énerver dans leurs écoles, on voulait à peine y laisser entrer l’Église et l’État, c’est-à-dire les seules autorités capables d’étouffer les mauvais germes que le siècle y semait à pleines mains. Malgré ces luttes et ces faiblesses, je n’eus, à vrai dire, dans cette circonstance, nul droit de me plaindre ni du public, ni des Chambres ; la loi sur l’instruction primaire fut accueillie, discutée et votée avec faveur, et sans altération capitale. Restait la grande épreuve devant laquelle toutes les lois sur cette matière avaient jusque-là succombé ; quelle en serait l’exécution ? Elle exigeait des mesures de deux sortes : des mesures administratives et des mesures morales. Il fallait que les prescriptions de la loi pour la création, l’entretien, la surveillance des écoles et le sort des instituteurs, devinssent des faits réels et durables. Il fallait que les instituteurs eux-mêmes fussent appelés à l’intelligence et animés de l’esprit de cette loi dont ils devaient être les derniers et véritables exécuteurs. Quant aux mesures administratives, la loi avait pourvu d’avance aux plus essentielles : loin de se borner à prescrire, dans toutes les communes du royaume, l’établissement des écoles primaires, élémentaires ou supérieures, elle avait décrété qu’un logement convenable et un traitement fixe seraient partout fournis aux instituteurs, et qu’en cas d’insuffisance des revenus ordinaires des communes, il y serait pourvu au moyen de deux impositions spéciales obligatoires, votées, l’une par les conseils municipaux, l’autre par les conseils généraux de département, et qui, à défaut de ces votes, seraient établies par ordonnance royale. Si ces impositions locales étaient elles-mêmes insuffisantes, le ministre de l’instruction publique devrait combler le déficit par une subvention prélevée sur le crédit porté annuellement pour l’instruction primaire au budget de l’État. L’existence permanente des écoles et les moyens de satisfaire à leurs besoins matériels étaient ainsi assurés, indépendamment même de l’intelligence ou du zèle des populations appelées à en recueillir le bienfait, et le pouvoir central ne restait jamais désarmé devant leur mauvais vouloir ou leur apathie. Une assez grave difficulté se rencontrait pour l’exécution efficace et régulière de ces dispositions : elles exigeaient le concours de l’administration générale de l’État, représentée dans les localités par les préfets et leurs subordonnés, et de l’administration spéciale de l’instruction publique, représentée par les recteurs et les fonctionnaires de l’Université. Personne n’ignore combien il est malaisé de faire ainsi marcher ensemble et vers un but commun deux séries d’agents publics chargés de fonctions diverses et placés sous les ordres de chefs différents. Après m’en être entendu avec M. Thiers, alors ministre de l’intérieur, j’adressai aux préfets et aux recteurs des instructions détaillées qui indiquaient aux deux administrations leurs attributions spéciales dans l’exécution de la loi nouvelle et les conditions de leur harmonie. Je fis un pas de plus : sur ma demande, il fut décidé, en conseil du cabinet, que l’instruction primaire serait annuellement, dans chaque département, l’objet d’un budget particulier qui prendrait place dans le budget général du département, et qui, annuellement aussi, en serait détaché pour être transmis au ministre de l’instruction publique et soumis à son examen, comme le budget général de chaque département est soumis à l’examen du ministre de l’intérieur. J’atteignais ainsi un double but : d’une part je plaçais, dans toutes les localités, l’instruction primaire, ses besoins, ses ressources et ses dépenses, à part et en relief, ce qui en faisait une véritable institution locale et permanente, investie de droits et objet de soins particuliers ; d’autre part, tout en assurant à l’instruction primaire le concours de l’administration générale, je la rattachais fortement aux attributions du ministère de l’instruction publique, comme le premier degré de ce grand ensemble d’études et d’écoles que le génie de l’empereur Napoléon avait voulu fonder sous le nom d’Université de France, et dont j’avais à cœur de maintenir la grandeur et l’harmonie, en l’adaptant à un régime de liberté et aux principes généraux du gouvernement de l’État. Je n’aurais pu réussir dans ce dessein un peu compliqué si je n’avais trouvé dans M. Thiers cette largeur d’esprit et ce goût du bien public qui font taire les ombrageuses rivalités d’attributions et les mesquines jalousies personnelles ; il se prêta de bonne grâce aux petites altérations que je demandais dans les habitudes du ministère de l’intérieur, et rendit facile cette action commune de nos deux départements dont la loi sur l’instruction primaire avait besoin pour son prompt et complet succès. Huit jours après la formation du cabinet, dès que j’avais commencé à m’occuper de cette loi, et pour la préparer dans l’esprit de ses agents futurs en même temps que dans le conseil du Roi, j’avais fait créer, sous le titre de Manuel général de l’instruction primaire, un recueil périodique destiné à faire promptement arriver, sous les yeux des instituteurs, des administrateurs et des inspecteurs des écoles, les faits, les documents et les idées qui pouvaient les intéresser ou les éclairer[1]. La loi une fois rendue, je fis composer et publier cinq manuels élémentaires propres à diriger les instituteurs dans le modeste enseignement dont elle déterminait les objets et les limites. J’avais hâte de pourvoir aux besoins intellectuels de ces écoles et de ces maîtres dont les besoins matériels étaient, sinon pleinement satisfaits, du moins mis à l’abri du dénuement et de l’oubli. Les meilleures lois, les meilleures instructions, les meilleurs livres sont peu de chose tant que les hommes chargés de les mettre en œuvre n’ont pas l’esprit plein et le cœur touché de leur mission, et n’y apportent pas eux-mêmes une certaine mesure de passion et de foi. Je n’ai nul dédain du travail législatif et du mécanisme administratif ; pour être insuffisants, ils n’en sont pas moins nécessaires ; ce sont les plans et les échafaudages de l’édifice ; mais les ouvriers, des ouvriers intelligents et dévoués y importent bien plus encore, et ce sont surtout les hommes qu’il faut former et animer au service des idées quand on veut qu’elles deviennent des faits réels et vivants. Je tentai de pénétrer jusqu’à l’âme des instituteurs populaires, et d’y susciter quelques notions claires et un respect affectueux pour la tâche à laquelle ils étaient appelés. Trois semaines après que la loi sur l’instruction primaire eut été publiée, je l’envoyai directement à 39.300 maîtres d’école, en l’accompagnant d’une lettre où je m’appliquais non seulement à leur en faire bien comprendre l’intention et les dispositions, mais encore à élever leurs sentiments au niveau moral de leur humble situation sociale, sans leur donner le prétexte ni la tentation d’en sortir[2]. Je leur demandai de m’accuser personnellement réception de cette lettre, désirant avoir quelque indice de l’impression qu’ils en avaient reçue. 13.850 réponses me parvinrent, et beaucoup me donnèrent lieu de penser que je n’avais pas toujours frappé en vain à la porte de ces modestes demeures où des milliers d’enfants obscurs devaient venir recevoir d’un homme ignoré les premières, et pour la plupart d’entre eux les seules leçons de la vie. Cette expérience et d’autres encore m’ont appris que, lorsqu’on veut agir un peu puissamment sur les hommes, il ne faut pas craindre de leur montrer un but et de leur parler un langage au-dessus de leur situation et de leurs habitudes, ni se décourager si beaucoup d’entre eux ne répondent pas à ces provocations inaccoutumées ; elles atteignent bien plus d’âmes qu’on ne pense, et il faut savoir croire à la vertu des germes, même quand on ne voit pas les fruits. Quand l’idée me vint de cette circulaire aux instituteurs, j’en parlai à M. de Rémusat et je le priai d’en essayer, pour moi, la rédaction. C’est de lui, en effet, que je la reçus à peu près telle qu’elle fut envoyée à sa destination et bientôt publiée. Je prends plaisir à le rappeler aujourd’hui : les amitiés rares, même quand elles ont paru en souffrir, survivent aux incertitudes de l’esprit et aux troubles de la vie. Un autre moyen, inattendu et d’une assez difficile exécution, me parut nécessaire et efficace pour entrer en rapport avec les instituteurs dispersés sur toute la face de la France, pour les connaître réellement et agir sur eux autrement que par des paroles vagues et au hasard. Un mois après la promulgation de la loi nouvelle, j’ordonnai une inspection générale de toutes les écoles primaires du royaume, publiques ou privées. Je ne voulais pas seulement constater les faits extérieurs et matériels qui sont communément l’objet des recherches statistiques en fait d’instruction primaire, tels que le nombre des écoles, celui des élèves, leur classification, leur âge, les dépenses de ce service ; je donnai surtout pour mission aux inspecteurs d’étudier le régime intérieur des écoles, l’aptitude, le zèle, la conduite des instituteurs, leurs relations avec les élèves, les familles, les autorités locales, civiles et religieuses, l’état moral en un mot de l’instruction primaire et ses résultats. Les faits de ce genre ne peuvent être recueillis de loin, par voie de correspondance et de tableaux ; des visites spéciales, des conversations personnelles, la vue immédiate des choses et des hommes sont indispensables pour les observer et les apprécier. Quatre cent quatre-vingt-dix personnes, la plupart fonctionnaires de tout ordre dans l’Université, se livrèrent pendant quatre mois à ce rude travail. Trente-trois mille quatre cent cinquante six écoles furent effectivement visitées et moralement décrites dans les rapports qui me furent adressés par les inspecteurs. L’un d’entre eux, dont j’avais depuis longtemps éprouvé la rare capacité et l’infatigable zèle, M. Lorain, aujourd’hui recteur honoraire, tira de tous ces rapports un Tableau de l’instruction primaire en France, en 1833, encore plus remarquable par les vues morales et pratiques qui y sont développées que par le nombre et la variété des faits qu’il contient. Cette laborieuse mesure n’eut pas seulement pour effet de me donner une connaissance plus complète et plus précise de l’état et des besoins de l’instruction primaire ; elle fut, pour le public, jusque dans les coins les plus reculés du pays, un témoignage vivant de l’active sollicitude du gouvernement pour l’éducation populaire, et elle remua fortement les instituteurs eux-mêmes en leur donnant le sentiment de l’intérêt qu’on leur portait et de la vigilance avec laquelle on les observait. Deux ans plus tard, sur ma proposition, une ordonnance du Roi transforma cette visite accidentelle et unique des écoles primaires en une institution permanente. Dans chaque département, un inspecteur fut chargé de visiter régulièrement ces écoles et d’en faire bien connaître au ministre, aux recteurs, aux préfets, aux conseils généraux et municipaux, l’état et les besoins[3]. Depuis cette époque, et à travers des débats répétés soit dans les Chambres, soit dans les conseils locaux et électifs, l’utilité de cette institution est devenue si évidente que, sur la demande de la plupart de ces conseils, un inspecteur a été établi dans chaque arrondissement, et que l’inspection périodique des écoles primaires a pris place dans l’administration de l’instruction publique comme l’une des plus efficaces garanties de leurs mérites et de leurs progrès. C’est quelquefois l’erreur du pouvoir, quand il entreprend une œuvre importante, de vouloir l’accomplir seul, et de se méfier de la liberté, comme d’une rivale, ou même une ennemie. J’étais loin de ressentir cette méfiance ; j’avais au contraire la conviction que le concours du zèle libre, surtout du zèle religieux, était indispensable et pour la propagation efficace de l’instruction populaire, et pour sa bonne direction. Il y a, dans le monde laïque, des élans généreux, des accès d’ardeur morale qui font faire aux grandes bonnes œuvres publiques de rapides et puissants progrès ; mais l’esprit de foi et de charité chrétienne porte seul, dans de tels travaux, ce complet désintéressement, ce goût et cette habitude du sacrifice, cette persévérance modeste qui en assurent et en épurent le succès. Aussi pris-je grand soin de défendre les associations religieuses vouées à l’instruction primaire contre les préventions et le mauvais vouloir dont elles étaient souvent l’objet. Non seulement je les protégeai dans leur liberté, mais je leur vins en aide dans leurs besoins, les considérant comme les plus honorables concurrents et les plus sûrs auxiliaires que, dans ses efforts pour l’éducation populaire, le pouvoir civil pût rencontrer. Et je leur dois la justice de dire que, malgré la susceptibilité ombrageuse que ressentaient naturellement ces congrégations pieuses envers un gouvernement nouveau et un ministre protestant, elles prirent bientôt confiance dans la sérieuse sincérité de la bienveillance que je leur témoignais, et vécurent avec moi dans les meilleurs rapports. Au moment même où la loi du 28 juin 1833 était discutée dans les Chambres, pour en marquer nettement l’esprit, et donner à la principale de ces associations, aux Frères de la doctrine chrétienne, un témoignage public d’estime, je fis demander au frère Anaclet, leur supérieur général, si les statuts de sa congrégation lui permettaient de recevoir la croix d’honneur. Il me répondit par cette lettre que je prends plaisir à publier : Monsieur le ministre, La démarche si honorable pour notre Institut que M. Delebecque fit hier soir auprès de moi, de la part de Votre Excellence, m’a pénétré de la plus vive reconnaissance, et convaincu de plus en plus de la bienveillance toute paternelle dont le gouvernement daigne nous honorer. Notre saint instituteur n’a rien mis dans nos règles qui nous interdise formellement d’accepter l’offre que vous avez eu la bonté de nous faire, sans aucun mérite de notre part ; parce qu’il n’a pu prévoir que ses humbles disciples pourraient avoir un jour à refuser des offres aussi flatteuses. Mais, en consultant l’esprit de ses règles, qui tendent toutes à nous inspirer l’éloignement du monde et le renoncement à ses honneurs et à ses distinctions, nous croyons devoir vous remercier humblement, Monsieur le ministre, de l’offre si honorable que vous avez daigné nous faire, et vous prier d’agréer nos excuses et nos actions de grâces en même temps que notre refus. Nous ne conserverons pas moins, tant que nous vivrons, le souvenir et la reconnaissance de vos inappréciables bontés, et nous publierons hautement, comme nous le faisons tous les jours, les marques de bienveillance et de protection que nous recevons, à chaque instant, du gouvernement du Roi, et en particulier de M. le ministre de l’instruction publique et de Messieurs les membres du Conseil royal. Une autre association religieuse, la Congrégation de l’instruction chrétienne, fondée en Bretagne par l’abbé J. M. de la Mennais, attira particulièrement mon attention et mon appui. Le nom du fondateur, son esprit à la fois simple et cultivé, son entier dévouement à son œuvre, son habileté pratique, son indépendance envers son propre parti, sa franchise dans ses rapports avec le pouvoir civil, tout en lui m’inspirait un confiant attrait, et il y répondit au point de provoquer lui-même (rare abandon dans un ecclésiastique) l’inspection du gouvernement dans ses écoles. Il m’écrivait le 3 mai 1834 : Lorsque j’eus l’honneur de vous voir dans le mois d’octobre de l’année dernière, vous eûtes la bonté de me dire qu’un inspecteur général de l’Université visiterait de votre part, en 1834, mon établissement de Ploërmel. J’ai le plus grand désir de voir s’accomplir cette bienveillante promesse ; mais je voudrais savoir à quelle époque M. l’inspecteur pourra venir, car autrement il est presque certain qu’il ne me trouverait pas ici, à cause des continuels voyages que je suis obligé de faire dans cette saison. Cependant il m’importe beaucoup de m’entretenir avec M. l’inspecteur ; j’aurais à lui dire une foule de choses qui sont d’un grand intérêt pour le progrès de l’instruction primaire en Bretagne. Et deux ans plus tard, le 15 octobre 1836, il me rendait compte avec détail de l’état de son Institut, des obstacles qu’il rencontrait, de l’insuffisance de ses ressources, des besoins auxquels il me demandait de pourvoir ; et il finissait en disant : M. le ministre de la marine à chargé M. le préfet du Morbihan de m’exprimer son désir d’avoir quelques-uns de mes frères pour l’instruction des esclaves affranchis de la Martinique et de la Guadeloupe : je n’ai pas dit non, par ce serait une si belle et si sainte œuvre ! mais je n’ai pas encore dit oui, car la triste objection revient toujours ; où prendre assez de sujets pour suffire à tant de besoins, et pourquoi les jeter si loin quand on en a si peu ?..... Ah ! si j’étais aidé comme je voudrais l’être[4]. Chaque fois que je voyais cet honnête et ferme Breton, devenu un pieux ecclésiastique et un ardent instructeur du peuple, et si absolument enfermé dans son état et dans son œuvre, ma pensée se reportait tristement vers son frère, ce grand esprit égaré dans ses passions, tombé parmi les malfaiteurs intellectuels de son temps, lui qui semblait né pour être l’un de ses guides les plus sévères. Je n’ai point connu, je n’ai jamais vu l’abbé Félicité de la Mennais ; je ne le connais que par ses écrits, par ce qu’ont dit de lui ses amis, et par cette image bilieuse, haineuse, malheureuse, qu’a tracée de lui Ary Scheffer, le peintre des âmes. J’admire autant que personne cet esprit élevé et hardi qui avait besoin de s’élancer jusqu’au dernier terme de son idée, quelle qu’elle fût, ce talent grave et passionné, brillant et pur, amer et mélancolique, âpre avec élégance et quelquefois tendre avec tristesse. J’ai la confiance qu’il y avait dans cette âme, où l’orgueil blessé à mort semblait seul régner, beaucoup de nobles penchants, de bons désirs et de douloureux combats. A quoi ont abouti tous ces dons ? Ce sera l’un des griefs les plus sérieux contre notre époque que ce qu’elle a fait de cette nature supérieure, et de quelques autres de même rang que je ne veux pas nommer, et qui, sous nos yeux, se sont également perverties et perdues. Sans doute, ces anges déchus ont eu eux-mêmes leur part dans leur chute ; mais ils ont subi tant de pernicieuses tentations, ils ont assisté à des spectacles si troublants et si corrupteurs, ils ont vécu au milieu d’un tel dérèglement de la pensée, de l’ambition et de la destinée humaines ; ils ont obtenu, par leurs égarements mêmes et en flattant les passions et les erreurs de leur temps, de si faciles et si brillants succès, qu’il n’y a pas à s’étonner beaucoup que les mauvais germes se soient développés et aient fini par dominer en eux. Pour moi, en contemplant ces quelques hommes rares, mes illustres et funestes contemporains, je ressens plus de tristesse que de colère, et je demande grâce pour eux, au moment même où je ne puis m’empêcher de prononcer dans mon âme, sur leurs œuvres et leur influence, une sévère condamnation. Je reviens à l’instruction primaire. Le 15 avril 1834, moins d’un an après la promulgation de la loi du 28 juin 1833, je rendis compte au Roi des commencements de son exécution, dans un rapport détaillé où j’en recueillis les actes, les documents et les résultats. Je résume ici, en quelques paroles et en quelques chiffres, ceux de ces résultats qui peuvent s’exprimer sous cette forme. Dans le cours de cette année, le nombre des écoles primaires de garçons avait été porté de 31.420 à 33.695, et celui des élèves présents dans ces écoles de 1.200.715 à 1.654.828. Dans 1.272 communes, des maisons d’école avaient été construites, ou achetées ou complètement réparées. Enfin 15 nouvelles écoles normales primaires avaient été instituées. Treize ans plus tard, à la fin de 1847, grâce aux efforts soutenus de mes successeurs dans le département de l’instruction publique, le nombre des écoles primaires de garçons s’était élevé de 33.695 à 43.514 ; celui des élèves de 1.654.828 à 2.176.079, et celui des maisons d’école appartenant aux communes de 10.316 à 23.761. Soixante-seize écoles normales primaires fournissaient des maîtres à tous les départements. Je passe sous silence tout ce qui avait été commencé ou déjà accompli pour les écoles de filles, les salles d’asile, les ouvroirs et les divers établissements directement ou indirectement affectés à l’éducation populaire. Tels étaient, au bout de quinze ans, les résultats de la loi du 28 juin 1833, et du mouvement qu’elle avait, non pas créé, mais fait aboutir à une véritable et efficace institution. L’année 1848 mit cette loi, comme toutes nos lois, et les écoles comme la France, à une terrible épreuve. Dès que la tempête fut un peu apaisée, une forte réaction s’éleva contre l’instruction primaire, comme contre la liberté, le mouvement et le progrès. Les instituteurs primaires furent en masse accusés d’être des fauteurs ou des instruments de révolution. Le mal était réel, quoique moins général qu’on ne l’a cru et dit. Je demandai un jour, à un respectable et judicieux évêque qui connaissait très bien l’histoire des écoles dans l’un de nos grands départements, combien d’instituteurs, à son avis, s’y étaient livrés à l’esprit révolutionnaire : Tout au plus un cinquième, me répondit-il. C’était beaucoup, beaucoup trop, et le symptôme d’un mal bien digne de remède. Comment ce mal n’eût-il pas atteint les écoles quand il régnait partout ? J’ai dit quels germes de faiblesse morale et politique étaient restés, malgré mes efforts, dans la loi et dans toute l’organisation de l’instruction primaire ; on y avait redouté et affaibli les autorités naturelles et efficaces, l’Église et l’État. Et quand la révolution éclata, l’État lui-même, les pouvoirs publics du jour provoquèrent les instituteurs primaires à devenir les associés de tous les rêves, les complices de tous les désordres révolutionnaires. Nous nous en prenons aux institutions et aux lois du mal que nous nous faisons nous-mêmes ; nous les en accusons pour nous en acquitter ; comme ferait un homme qui maudirait sa maison et n’en voudrait plus, après y avoir lui-même mis le feu. L’instruction primaire n’est point une panacée qui guérisse toutes les maladies morales du peuple, ni qui suffise à sa santé intellectuelle ; c’est une puissance salutaire ou nuisible selon qu’elle est bien ou mal dirigée et contenue dans ses limites ou poussée hors de sa mission. Quand une grande force nouvelle, matérielle ou morale, vapeur ou esprit, est entrée dans le monde, on ne l’en chasse plus ; il faut apprendre à s’en servir ; elle porte partout pêle-mêle la fécondité et la destruction. A notre degré et dans notre état de civilisation, l’instruction du peuple est une nécessité absolue, un fait à la fois indispensable et inévitable. Et la conscience publique en est évidemment convaincue, car dans la catastrophe où les infirmités de l’instruction primaire ont éclaté, au milieu de la grande alarme qui s’est élevée à son sujet, elle n’a point succombé ; beaucoup de gens l’ont accusée ; personne n’a cru qu’on pût ni qu’on dût l’abolir. La loi du 28 juin 1833 a reçu diverses modifications, quelques-unes salutaires, d’autres contestables ; mais tous ses principes, toutes ses dispositions essentielles sont restés debout et en vigueur. Fondée par cette loi, l’instruction primaire est maintenant, parmi nous, une institution publique et un fait acquis. Il reste, à coup sûr, beaucoup à faire pour le bon gouvernement des écoles, pour faire dominer dans leur sein les influences de religion et d’ordre, de foi et de loi, qui font la dignité comme la sûreté d’un peuple : mais si, comme j’en ai la confiance, Dieu n’a pas condamné la société française à s’user, tantôt bruyamment, tantôt silencieusement, dans de stériles alternatives de fièvre ou de sommeil, de licence ou d’apathie, ce qui reste à faire pour la grande œuvre de l’éducation populaire se fera ; et quand l’œuvre sera accomplie, elle n’aura pas coûté trop cher. |