Je n’ai nul dessein de toucher aux questions et aux querelles du temps présent ; j’ai bien assez de celles qu’éveillent les souvenirs du passé ; j’évite les comparaisons et les allusions, bien loin de les chercher. Cependant, à l’époque où j’arrive, je rencontre un fait auquel je ne puis me dispenser d’assigner son caractère et son sens véritables. C’est au cabinet du 11 octobre 1832 qu’on rapporte en général le premier essai prémédité de ce qu’on a appelé depuis le gouvernement parlementaire. Ce fut effectivement en vue du parlement, ou pour mieux dire des chambres et dans leur sein, que ce cabinet fut choisi pour assurer à la monarchie nouvelle leur intime et actif concours. Je tiens à dire avec précision ce qu’était, à nos yeux, la mission dont nous acceptions ainsi le fardeau. Les hommes de sens souriront un jour au souvenir du bruit qui se fait depuis quelque temps autour de ces mots : gouvernement parlementaire, et des mots qu’on met en contraste avec ceux-là. On repousse le gouvernement parlementaire, mais on admet le régime représentatif. On ne veut pas de la monarchie constitutionnelle telle que nous l’avons vue de 1814 à 1848 ; mais à côté d’un trône on garde une constitution. On distingue, on explique, on disserte pour bien séparer du gouvernement parlementaire le régime national et libéral, mais très différent, qu’on entend lui donner pour successeur. J’admets ce travail ; je livre le gouvernement parlementaire aux anatomistes politiques qui le tiennent pour mort et en font l’autopsie ; mais je demande ce que sera son successeur. Que signifieront cette constitution et cette représentation nationale qui restent en scène ? La nation influera-t-elle efficacement sur ses affaires ? Aura-t-elle pour ses droits, pour ses biens, pour son repos comme pour son honneur, pour tous les intérêts, moraux et matériels qui sont la vie des peuples, de réelles et puissantes garanties ? On lui retire le gouvernement parlementaire, soit ; lui donnera-t-on, sous d’autres formes, un gouvernement libre ? Ou bien, lui dira-t-on nettement et en face qu’elle doit s’en passer, et que les formes qu’on lui en conserve ne sont que de vaines apparences, indigne mensonge et puérile illusion ? Qu’il y ait des formes et des degrés divers de gouvernement libre, que la répartition des droits et des forces politiques entre le pouvoir et la liberté ne doive pas être toujours et partout la même, cela est évident ; ce sont là des questions de temps, de lieu, de mœurs, d’âge national, de géographie et d’histoire. Que, sur ces questions, notre régime parlementaire se soit plus d’une fois trompé, qu’il ait trop donné ou trop refusé, tantôt au pouvoir, tantôt à la liberté, peut être à tous les deux, je ne conteste pas. Mais si c’est là tout ce qu’on veut dire quand on l’attaque, ce n’est pas la peine de faire tant de bruit ; les fautes de ce régime reconnues, reste toujours la vraie, la grande question : la France aura-t-elle ou n’aura-t-elle pas un gouvernement libre ? C’est un acte d’hypocrisie que de prétendre se retrancher derrière les erreurs du régime parlementaire pour ne pas répondre à cette question suprême, ou pour la résoudre négativement sans oser le dire. On parle sans cesse de 1789 : oublie-t-on que c’était précisément un gouvernement libre, ses principes et ses garanties, que la France voulait en 1789 ? Croit-on qu’elle se fût alors contentée d’un nouveau code civil et d’hommes nouveaux, sur le trône ou autour du trône, pour prix de la révolution où elle se lançait ? Quand nous entrâmes dans le cabinet du 11 octobre 1832, c’était là, pour nous, une question résolue. Nous ne nous inquiétions guère alors du gouvernement parlementaire ; nous n’en imaginions même pas le nom ; mais nous voulions sérieusement un gouvernement libre, c’est-à-dire des garanties efficaces de la sécurité des droits et des intérêts individuels comme de la bonne gestion des affaires publiques. C’est là la liberté politique, et c’était bien la liberté politique que nous entendions pratiquer pour notre compte et fonder pour notre pays. Dans ce principe et ce but commun résidait l’unité du nouveau cabinet. Il était loin de réunir toutes les conditions et d’offrir tous les caractères qu’on a coutume de regarder comme essentiels à un cabinet parlementaire. Nous n’entrions pas tous ensemble et en même temps au pouvoir ; nous ne sortions pas tous des mêmes rangs politiques ; nous n’avions pas tous professé les mêmes maximes et suivi le même drapeau. Des huit ministres du 11 octobre 1832, quatre avaient appartenu au cabinet précédent, quatre seulement étaient nouveaux. Quelques-uns avaient soutenu et servi, d’autres avaient combattu la Restauration. Qui aurait regardé de près à nos idées et à nos tendances générales, à nos habitudes d’esprit et de vie, aurait trouvé entre nous des différences graves ; mais soit par principe, soit par goût, soit par bon sens et prudence, nous regardions tous le gouvernement libre comme le gouvernement nécessaire ; nous voulions tous que la monarchie et la Charte fussent l’une et l’autre une vérité. Aux yeux des spectateurs les plus intelligents et les plus bienveillants, l’entreprise était difficile et hasardeuse. Grâce aux rudes combats de M. Casimir Périer et à la grande lutte des 5 et 6 juin, le gouvernement de Juillet était debout, mais c’était là tout son succès ; les mêmes ennemis l’entouraient, les mêmes périls le menaçaient. Les conspirations et les insurrections étaient toujours flagrantes ou imminentes ; les sociétés secrètes se montraient de plus en plus passionnées et audacieuses ; la presse périodique, en majorité violemment hostile, agressive, destructive, dominait l’opposition parlementaire entraînée ou intimidée. Cette vanité de la victoire, ce bouillonnement continu de la tempête quand on se croyait dans le port, frappaient les meilleurs esprits de surprise et d’inquiétude, et leur faisaient concevoir, sur le succès d’une politique à la fois de résistance et de liberté, de tristes doutes : Vous voilà dans les plus grandes aventures, vous et le pays, m’écrivait de Turin M. de Barante, le 17 octobre ; je suis content, mais inquiet. Ces horribles et stupides clameurs ont-elles une grande influence dans la Chambre ? Avez-vous persuasion que vous trouverez une majorité ? Probablement ; sans cela vous n’auriez pas risqué vous, vos amis et le sort commun. Huit jours plus tard, le 25 octobre, M. Rossi m’exprimait de Genève des appréhensions analogues : La partie est, comme vous le dites, engagée à fond. Elle l’est partout. Mais c’est vous qui avez la grosse affaire sur les bras. Nul, vous le savez, ne fait plus que moi des vœux sincères pour votre succès. Vous l’obtiendrez si vous pouvez vous déployer tout entier pour l’affermissement, le progrès et la gloire de la France. Le pourrez-vous ? Serez-vous compris ? Ne serez-vous pas entravé ? Voilà mes craintes, tout en me flattant qu’elles sont chimériques. Au moment de la formation du cabinet, les mêmes inquiétudes préoccupaient quelques-uns de ses membres les plus considérables ; le duc de Broglie, qui fit de mon entrée la condition de la sienne, avait douté peu auparavant que lui-même fût en mesure de prendre part au pouvoir ; il m’écrivait le 25 juin : Le développement qu’ont pris depuis six semaines les affaires de la Vendée me paraît rendre mon entrée au ministère tout à fait impossible. C’est bien assez de l’inimitié qui s’attache au nom de doctrinaire ; il ne faut pas dans ce moment y joindre l’inconvénient de passer pour carliste aux yeux des sots ; il ne faut pas donner, contre un ministère qui se forme, les armes que donnerait ma conduite politique dans la Chambre des pairs pendant le cours de la session dernière. C’est un malheur dont je ne pourrais me racheter qu’en devenant persécuteur, ce qui ne me convient nullement. J’ignore où vous en êtes, ce que vous croyez possible ou désirable. Je pense que, si vous pouvez entrer avec Thiers et Dupin, la chose sera bonne ; mais si vous ne le pouvez pas, il vaut mieux ne pas s’user et se compromettre en pure perte. Ce n’est pas à vous, qui me connaissez, que j’ai besoin de dire que tout ce que je puis vous appartient, en dedans comme en dehors du ministère, et que je mettrai très volontiers ma tête là où vous mettrez la vôtre ; mais, je le répète, il me paraîtrait absurde de braver l’orage que mon nom seul soulèverait. Le cri de carlisme est véritablement le seul qui, en ce moment, ait du retentissement en France ; et quelque extravagant qu’il soit de le pousser contre moi, il y a la moitié de la bonne portion de la Chambre des députés et les trois quarts de notre meilleur public qui ne se feraient pas faute d’y croire. Même le cabinet une fois formé, ses membres n’étaient pas tous bien confiants dans sa composition et ses chances ; l’amiral de Rigny écrivait à M. Dupin : J’étais peu porté, vous le savez, pour une pareille combinaison, malgré ma haute estime pour les personnes. On ne m’accusera pas au moins d’être resté par goût, car je déclare, et je crois encore avoir le droit d’être cru, que je me suis fait violence. Certes, la partie est périlleuse, je ne me le dissimule pas ; elle l’eût été avec votre appui, quoique, suivant moi, à un moindre degré ; que sera-t-elle privée de ce secours ? M. Thiers aussi restait un peu inquiet de l’alliance des doctrinaires, et quoique convaincu de la nécessité de leur concours, il prenait quelque soin pour rester et paraître, non pas séparé d’eux, mais différent et distinct. Une circonstance atténuait les difficultés de cette situation, et devait aider le pouvoir nouveau à les surmonter. Indépendamment de la pensée commune qui unissait tous ses membres dans la politique générale, le cabinet du 11 octobre 1832 avait cet avantage que chacun d’eux était bien approprié au poste spécial qu’il occupait. L’armée avait besoin d’être non seulement réorganisée, mais relevée de l’échec qu’elle avait subi en 1830 ; le maréchal Soult était plus capable que personne de lui rendre ce double service : le plus grand organisateur de troupes, disait de lui l’empereur Napoléon ; vieux soldat, glorieux capitaine, Gascon sérieux, habile à se servir, pour les affaires publiques comme pour les siennes propres, de son nom et de sa gloire, et doué de cette autorité à la fois rude et prudente qui sait se déployer en se ménageant. Le respect des traités, l’indépendance et la dignité dans la paix, la confiance de l’Europe dans la probité du nouveau gouvernement de la France, les rapports intimes avec l’Angleterre, ces bases nécessaires de notre politique extérieure étaient garanties par le caractère comme par la situation du duc de Broglie qui trouvait, dans ses relations personnelles avec lord Granville, alors ambassadeur d’Angleterre à Paris, de précieuses facilités et de loyaux moyens de succès. En acceptant le ministère de l’intérieur presque exclusivement réduit aux attributions de sûreté générale, M. Thiers s’était comme personnellement chargé de mettre fin à l’état d’insurrection qu’entretenait dans les départements de l’Ouest la présence de madame la duchesse de Berry ; hardi témoignage de son dévouement à la cause qu’il servait et au cabinet où il entrait. L’amiral de Rigny, qui s’était fait honneur dans le commandement de notre escadre du Levant et à Navarin, avait le rare mérite d’être exempt de préjuges dans les questions relatives au régime de nos colonies, et disposé à entreprendre les grandes réformes que commandaient, dans ce régime, le droit humain et la bonne administration. M. Barthe avait été, sous la Restauration, trop engagé dans les rangs et dans les actes de l’opposition la plus ardente pour que son dévouement au service de la monarchie de 1830 ne soulevât pas contre lui ceux de ses anciens amis qui restaient hostiles à toute monarchie ; mais sa situation et sa disposition convenaient au gros du parti libéral qui adoptait franchement le gouvernement nouveau ; il ne pouvait être soupçonné de complaisance pour le parti légitimiste, et il se montrait résolu dans la défense du pouvoir contre ses divers ennemis. Le roi Louis-Philippe, qu’il avait bien servi dans les embarras du ministère Laffitte, lui portait confiance : Bien peu d’avocats, me disait-il un jour, comprennent les conditions du gouvernement ; Barthe y est arrivé ; ce n’est pas un transfuge, c’est un converti ; il a vu la lumière. M. Humann ne trouvait pas tout à fait auprès du roi la même faveur ; c’était un ministre des finances exigeant, ombrageux, susceptible, et qui craignait qu’on ne le crût facile envers la couronne ; mais sa capacité reconnue, sa grande fortune personnelle, fruit de sa capacité, la gravité de ses mœurs qui n’ôtait rien à sa finesse, son esprit d’ordre et de règle dans l’administration de la fortune publique, lui donnaient au sein des Chambres, pour les affaires de son département, une autorité que, dans les grandes occasions et avec une intelligence élevée, il savait mettre au service de la bonne politique générale. C’était, parmi les ministres du 11 octobre 1832, l’un de ceux dont le mérite spécial était bien reconnu du public et contribuait au crédit du cabinet. J’ai occupé quatre ans le ministère de l’instruction publique. J’ai touché, pendant ce temps, à presque toutes les questions qui en dépendent ou qui s’y rattachent. J’ai à cœur de retracer ce que j’y ai fait, ce que j’y ai commencé sans pouvoir l’achever, ce que je me proposais d’y faire. J’ai été engagé, durant la même époque, dans toutes les luttes de la politique intérieure ou extérieure, dans toutes les vicissitudes de la composition et de la destinée du cabinet. Je placerai hors de ce tumulte des affaires et des passions du jour les questions relatives à l’instruction publique. Non que ces questions n’aient aussi leurs passions et leur bruit ; mais ce sont des passions qui s’allument à un autre foyer, et un bruit qui se passe dans une autre sphère. Il y a des combats et des orages dans la région des idées ; mais alors même qu’elle cesse d’être sereine, elle ne cesse pas d’être haute ; et quand on y est monté, il ne faut pas avoir à tout moment à en descendre pour rentrer dans l’arène des intérêts temporels : quand j’aurai dit ce que fut, de 1832 à 1837, mon travail au service des intelligences et des âmes dans les générations futures, je reprendrai ma part, à la même époque, dans les luttes politiques de mes contemporains. Il y a un fait trop peu remarqué. Parmi nous et de nos jours, le ministère de l’instruction publique est de tous les départements ministériels le plus populaire, celui auquel le public porte le plus de bienveillance et d’espérance. Bon symptôme dans un temps où les hommes ne sont, dit-on, préoccupés que de leurs intérêts matériels et actuels. Le ministère de l’instruction publique n’a rien à faire avec les intérêts matériels et actuels de la génération qui possède en passant le monde ; c’est aux générations futures, à leur intelligence et à leur sort qu’il est consacré. Notre temps et notre pays ne sont donc pas aussi indifférents qu’on les en accuse à l’ordre moral et à l’avenir. Les sentiments et les devoirs de famille ont aujourd’hui un grand empire. Je dis les sentiments et les devoirs, non l’esprit de famille tel qu’il existait dans notre ancienne société. Les liens politiques et légaux de la famille se sont affaiblis ; les liens naturels et moraux sont devenus très forts ; jamais les parents n’ont vécu si affectueusement et si intimement avec leurs enfants ; jamais ils n’ont été si préoccupés de leur éducation et de leur avenir. Bien que très mêlée d’erreur et de mal, la forte secousse que Rousseau et son école ont imprimée en ce sens aux âmes et aux mœurs n’a pas été vaine, et il en reste de salutaires traces. L’égoïsme, la corruption et la frivolité mondaines ne sont certes pas rares ; les bases mêmes de la famille ont été naguère et sont encore en butte à de folles et perverses attaques ; pourtant, à considérer notre société en général et dans ces millions d’existences qui ne font point de bruit mais qui sont la France, les affections et les vertus domestiques y dominent, et font plus que jamais, de l’éducation des enfants, l’objet de la vive et constante sollicitude des parents. Une idée se joint à ces sentiments et leur prête un nouvel empire, l’idée que le mérite personnel est aujourd’hui la première force comme la première condition du succès dans la vie, et que rien n’en dispense. Nous assistons depuis trois quarts de siècle au spectacle de l’insuffisance et de la fragilité de toutes les supériorités que donne le sort, de la naissance, de la richesse, de la tradition, du rang ; nous avons vu en même temps, à tous les étages et dans toutes les carrières de la société, une foule d’hommes s’élever et prendre en haut leur place par la seule puissance de l’esprit, du caractère, du savoir, du travail. A côté des tristes et mauvaises impressions que suscite dans les âmes ce trouble violent et continu des situations et des existences, il en sort une grande leçon morale, la conviction que l’homme vaut surtout par lui-même, et que de sa valeur personnelle dépend essentiellement sa destinée. En dépit de tout ce qu’il y a dans nos mœurs de mollesse et d’impertinence, c’est là aujourd’hui, dans la société française, un sentiment général et profond, qui agit puissamment au sein des familles et donne aux parents, pour l’éducation de leurs enfants, plus de bon sens et de prévoyance qu’ils n’en auraient sans ces rudes avertissements de l’expérience contemporaine. Bon sens et prévoyance plus nécessaires encore dans les classes déjà bien traitées du sort que dans les autres : un grand géologue, M. Élie de Beaumont nous a fait assister aux révolutions de notre globe ; c’est de sa fermentation intérieure que proviennent les inégalités de sa surface ; les volcans ont fait les montagnes. Que les classes qui occupent les hauteurs sociales ne se fassent point d’illusion ; un fait analogue se passe sous leurs pieds ; la société humaine fermente jusque dans ses dernières profondeurs, et travaille à faire sortir de son sein des hauteurs nouvelles. Ce vaste et obscur bouillonnement, cet ardent et général mouvement d’ascension, c’est le caractère essentiel des sociétés démocratiques, c’est la démocratie elle-même. Que deviendraient, en présence de ce fait, les classes déjà investies des avantages sociaux, les anciens, les riches, les grands et les heureux de toute sorte, si aux bienfaits du sort ils ne joignaient les mérites de l’homme ; si par l’étude, le travail, les lumières, les fortes habitudes de l’esprit et de la vie, ils ne se mettaient en état de suffire dans toutes les carrières à l’immense concurrence qui leur est faite, et qu’on ne peut régler qu’à condition de la bien soutenir ? C’est à cet état de notre société, au juste instinct de ses besoins, au sentiment de sollicitude ambitieuse ou prévoyante qui règne dans les familles, que le ministère de l’instruction publique doit sa popularité. Tous les parents s’intéressent vivement à l’abondance et à la salubrité de la source où leurs enfants iront puiser. A côté de ce puissant intérêt domestique un grand intérêt public vient se placer. Nécessaire aux familles, le ministère de l’instruction publique ne l’est pas moins à l’État. Le grand problème des sociétés modernes, c’est le gouvernement des esprits. On a beaucoup dit dans le siècle dernier, et on répète encore souvent que les esprits ne doivent point être gouvernés, qu’il faut les laisser à leur libre développement, et que la société n’a ni besoin ni droit d’y intervenir. L’expérience a protesté contre cette solution orgueilleuse et insouciante ; elle a fait voir ce qu’était le déchaînement des esprits, et rudement démontré que, dans l’ordre intellectuel aussi, il faut des guides et des freins. Les hommes qui avaient soutenu, ici comme ailleurs, le principe du complet laisser-aller, se sont eux-mêmes hâtés d’y renoncer dès qu’ils ont eu à porter le fardeau du pouvoir : jamais les esprits n’ont été plus violemment pourchassés, jamais ils n’ont été moins libres de s’instruire et de se développer à leur gré, jamais plus de systèmes n’ont été inventés, ni plus d’efforts tentés pour les dominer que sous l’empire des partis qui avaient réclamé l’abolition de toute autorité dans l’ordre intellectuel. Mais si, pour le progrès comme pour le bon ordre dans la société, un certain gouvernement des esprits est toujours nécessaire, les conditions et les moyens de ce gouvernement ne sont pas toujours ni partout les mêmes ; de notre temps, ils ont grandement changé. L’Église avait seule jadis le gouvernement des esprits. Elle possédait à la fois l’autorité morale et la suprématie intellectuelle. Elle était chargée de nourrir les intelligences comme de régler les âmes, et la science était son domaine presque aussi exclusivement que la foi. Cela n’est plus : l’intelligence et la science se sont répandues et sécularisées ; les laïques sont entrés en foule dans le champ des sciences morales et l’ont cultivé avec éclat ; ils se sont presque entièrement approprié celui des sciences mathématiques et physiques. L’Église n’a point manqué d’ecclésiastiques savants ; mais le monde savant, docteurs et public, est devenu plus laïque qu’ecclésiastique. La science a cessé de vivre habituellement sous le même toit que la foi ; elle a couru le monde. Elle est de plus devenue une puissance pratique, féconde en applications quotidiennes à l’usage de toutes les classes de la société. En devenant plus laïques, l’intelligence et la science ont prétendu à plus de liberté. C’était la conséquence naturelle de leur puissance, de leur popularité et de leur orgueil qui grandissaient à la fois. Et le public les a soutenues dans leur prétention, car tantôt il a vu que sa propre liberté était intimement liée à la leur, tantôt il a jugé que la liberté était, pour les maîtres de la pensée et de la science, la juste récompense des forces nouvelles qu’ils mettaient à la disposition de la société et des services qu’ils lui rendaient. Qu’on s’en félicite ou qu’on les déplore, qu’on s’accorde ou qu’on diffère sur leurs conséquences, qu’on s’aveugle ou qu’on s’alarme sur leurs dangers, ce sont là des faits certains et irrévocables. L’intelligence et la science ne redeviendront pas essentiellement ecclésiastiques ; l’intelligence et la science laïques ne se passeront pas d’une large mesure de liberté. Mais précisément parce qu’elles sont maintenant plus laïques, plus puissantes et plus libres que jadis, l’intelligence et la science ne sauraient rester en dehors du gouvernement de la société. Qui dit gouvernement ne dit pas nécessairement autorité positive et directe : l’influence n’est pas le gouvernement, disait Washington, et dans l’ordre politique il avait raison ; l’influence n’y saurait suffire ; il y faut l’action directe et promptement efficace. Il en est autrement dans l’ordre intellectuel ; quand il s’agit des esprits, c’est surtout par l’influence que le gouvernement doit s’exercer. Deux faits, à mon sens, sont ici nécessaires : l’un, que les forces vouées aux travaux intellectuels, les supériorités lettrées et savantes soient attirées vers le gouvernement, librement groupées autour de lui et amenées à vivre avec lui en rapport naturel et habituel ; l’autre, que le gouvernement ne reste pas étranger au développement moral des générations successives, et qu’à mesure qu’elles paraissent sur la scène il puisse établir des liens intimes entre elles et l’État au sein duquel Dieu les fait naître. De grands établissements scientifiques et de grands établissements d’instruction publique soutenus par les grands pouvoirs publics, c’est la part légitime et nécessaire du gouvernement civil dans l’ordre intellectuel. Par quels moyens pouvons-nous aujourd’hui, en France, assurer au gouvernement cette part, et satisfaire à ce besoin vital de notre société ? La France possédait autrefois, et en grand nombre, des établissements spéciaux et subsistant par eux-mêmes, des universités, des corporations enseignantes ou savantes qui, sans dépendre de l’État, lui étaient cependant unies par des liens plus ou moins étroits, plus ou moins apparents, tantôt avaient besoin de son appui, tantôt ne pouvaient se soustraire à son intervention, et donnaient ainsi au pouvoir civil une influence réelle, bien qu’indirecte et limitée, sur la vie intellectuelle et l’éducation de la société. L’Université de Paris, la Sorbonne, les Bénédictins, les Oratoriens, les Lazaristes, les Jésuites et tant d’autres corporations, tant d’autres écoles diverses dispersées dans les provinces, n’étaient certes pas des branches de l’administration publique, et lui causaient souvent de graves embarras. Avant de disparaître dans la tempête révolutionnaire, plusieurs de ces établissements étaient tombés dans des abus ou dans une insignifiance qui avaient détruit leur crédit moral et fait oublier leurs services. Mais pendant des siècles, ils avaient secondé le développement intellectuel de la société française et prêté à son gouvernement un utile concours. Presque tous anciens et propriétaires, attachés à leurs traditions, fondés dans un dessein religieux, ils avaient des instincts d’ordre et d’autorité en même temps que d’indépendance. C’était, dans l’ensemble, un mode d’action de l’État sur la vie intellectuelle et l’éducation de la nation ; mode confus et incohérent, qui avait ses difficultés et ses vices, mais qui ne manquait ni de dignité, ni d’efficacité. En 1848, pendant mon séjour en Angleterre, on y débattait la question de savoir s’il ne conviendrait pas d’instituer un ministère de l’instruction publique, et de placer ainsi, sous l’autorité directe du pouvoir civil et central, ce grand intérêt de la société. Des hommes considérables, les uns engagés dans la politique et membres du parlement, les autres appartenant à l’Église anglicane, d’autres, esprits libres et purs philosophes, me demandèrent ce que j’en pensais. Nous nous en entretînmes à plusieurs reprises ; je leur exposai notre système d’instruction publique en France ; ils connaissaient bien celui de l’Allemagne. Après un sérieux examen de la question, ils arrivèrent, pour le compte de leur pays, à une conclusion que je tiens à reproduire ici telle qu’elle se manifesta, car en même temps qu’elle peint avec vérité la nature des établissements d’instruction publique en Angleterre, elle jette, à cet égard, sur l’état comparé des deux pays, une vive lumière. Nous n’avons point, disaient-ils, comme la France et la Prusse, un système général et unique d’instruction publique ; mais nous avons, en abondance, des établissements d’instruction publique de tous les genres et de tous les degrés : des écoles élémentaires pour l’éducation du peuple, des collèges pour les études classiques et littéraires, des universités pour l’enseignement supérieur de toutes les sciences. Ces établissements sont distincts et isolés ; ils subsistent chacun à part et pour son propre compte, avec leurs ressources et leur administration particulières. Ils sont divers ; ils ont été et ils restent organisés selon la pensée et le vœu des personnes qui les ont fondés, ou de celles qui les dirigent, ou de la portion du public qui leur confie ses enfants. Ils sont indépendants, sinon complètement, du moins à un haut degré, du gouvernement central qui les surveille et y intervient quelquefois, mais ne les dirige point. Enfin ils sont placés, non pas tous, mais la plupart, sous des influences religieuses ; le plus grand nombre sous l’influence de l’Église anglicane, d’autres sous celles des communions ou sectes dissidentes. Il y a certainement, dans l’organisation et l’administration intérieure de ces établissements, beaucoup d’imperfections à signaler, d’abus à réformer, de lacunes à combler, d’améliorations à introduire. Nous désirons ces réformes ; nous approuvons que le pouvoir central de l’État, soit le parlement, soit la couronne, intervienne pour suppléer à l’insuffisance des établissements actuels, pour en redresser les abus, pour leur fournir des moyens de développement, pour stimuler entre eux le zèle et l’émulation. Mais nous regardons comme essentiel que le gouvernement central borne là son action, et qu’il n’institue pas un ministère spécial de l’instruction publique, chargé soit de fonder, en dehors et à côté des établissements actuels, un système général d’écoles diverses, soit de mettre la main sur les établissements actuels pour les réunir dans un grand ensemble et les placer sous une seule et même autorité. Une pareille tentative serait une véritable révolution en matière d’instruction publique. Nous préférons le maintien de ce qui existe. D’abord parce que cela existe, et que nous tenons essentiellement au maintien des droits acquis et des faits établis, dans l’instruction publique comme ailleurs. Il n’est pas aisé de créer des êtres qui vivent réellement, et qui durent. Nos écoles élémentaires, soit celles de l’Église, soit celles des dissidents, nos collèges classiques d’Éton, de Harrow, de Westminster, de Rugby, nos universités d’Oxford et de Cambridge sont des êtres vivants, éprouvés. On peut organiser sur le papier des établissements d’instruction plus complets et plus systématiques. Ces établissements s’élèveraient-ils au-dessus du papier ? grandiraient-ils ? fructifieraient-ils ? dureraient-ils ? Il est permis d’en douter : nous avons plus de confiance dans les faits consacrés par le temps que dans les essais de la pensée humaine. La variété et l’isolement de nos établissements actuels sont d’ailleurs des gages de liberté. Or, nous tenons beaucoup à la liberté, à la liberté réelle et pratique, en matière d’instruction publique comme en toute autre. C’est la liberté qui a fondé la plupart de nos écoles actuelles, grandes et petites. Elles doivent leur existence aux intentions libres, aux dons volontaires de personnes qui ont voulu satisfaire un certain sentiment, réaliser une certaine idée. Les mêmes idées, les mêmes sentiments qui animaient les fondateurs, tiennent encore probablement une grande place dans notre société. Le monde ne change pas autant, ni aussi vite que se le figurent des esprits superficiels, et la liberté s’accommode mal de l’uniformité scientifique. Nous voulons que les établissements divers, fondés jadis par le vœu libre de personnes bienfaisantes, continuent d’offrir au libre choix des parents, pour l’éducation de leurs enfants, des satisfactions variées ; et nous croyons cela essentiel à la prospérité de l’instruction publique, qui ne peut se passer de la confiance des familles, autant qu’à la stabilité de l’ordre social. Nous attachons de plus un prix immense aux influences et aux habitudes religieuses qui prévalent aujourd’hui dans la plupart de nos établissements d’instruction publique : influences et habitudes qui disparaîtraient, qui seraient du moins fort affaiblies si ces établissements formaient un vaste ensemble soumis à l’action directe et partout présente du gouvernement de l’État. Nous ne voudrions nullement confier à l’Église le gouvernement général de l’instruction publique ; mais nous ne voulons pas non plus remettre l’instruction publique tout entière aux mains d’un pouvoir central laïque qui, peut-être en le voulant, et quand même il ne le voudrait pas, y ferait bientôt perdre aux pouvoirs religieux l’influence qu’ils y doivent exercer. On invoque un principe : l’instruction civile et l’instruction religieuse doivent, dit-on, être complètement séparées ; en laissant au clergé seul l’instruction religieuse, et en lui assurant les moyens comme la liberté de la donner, il faut placer sous la seule autorité laïque l’instruction civile tout entière. Nous tenons ce principe pour faux et funeste, du moins dans le sens et l’étendue qu’on voudrait lui donner. En matière de hautes sciences et pour les hommes, ou pour les jeunes gens qui touchent à l’âge d’homme, l’instruction civile et l’instruction religieuse peuvent être complètement séparées ; la nature de ces études le comporte, et la liberté de l’esprit humain l’exige. Mais l’enseignement supérieur n’est que l’un des degrés de tout système général d’instruction publique. De quoi s’agit-il dans la plupart des établissements, dans les écoles élémentaires, dans les écoles classiques, et pour le plus grand nombre des enfants qui y vivent et des années qu’ils y passent ? Il s’agit essentiellement d’éducation, de discipline morale. Bonne en elle-même et par les richesses qu’elle ajoute aux facultés naturelles de l’homme, c’est surtout par son intime rapport avec le développement moral que l’instruction intellectuelle est excellente. Or, on peut diviser l’enseignement ; on ne divise pas l’éducation. On peut limiter à certaines heures les leçons qui s’adressent à l’intelligence seule ; on ne mesure pas, on ne cantonne pas ainsi les influences qui s’exercent sur toute l’âme, notamment les influences religieuses. Pour atteindre leur but, pour produire leur effet, il faut que ces influences soient partout présentes et habituellement senties. L’instruction purement civile peut former l’esprit et le caractère ; elle ne nourrit et ne règle point l’âme. Dieu et les parents ont seuls ce pouvoir. Il n’y a de véritable éducation morale que par la famille et par la religion. Et là où n’est pas la famille, c’est-à-dire dans les écoles publiques, l’influence de la religion est d’autant plus nécessaire. C’est l’honneur et le bonheur de notre pays que, dans nos établissements d’instruction publique, cette influence soit en général puissante. Nous ne voyons pas qu’elle ait nui chez nous à l’activité ni au libre développement de l’esprit humain, et en même temps il est évident qu’elle a grandement servi l’ordre public et la moralité individuelle. Nous regarderions donc comme un grand mal et nous repousserions toute organisation de l’instruction publique qui altérerait gravement l’état actuel de nos divers établissements et les influences qui y prévalent. Nous applaudirons à toutes les réformes, à tous les développements qui pourront y être introduits ; mais nous ne voulons ni les refondre dans un seul et même moule, ni en concentrer le gouvernement dans une seule et même main. Je comprends que les Anglais arrivent à cette conclusion, et je les en approuve. En France, nous n’avons pas même à nous poser la question qui les y conduit. Chez nous, tous les anciens et divers établissements d’instruction publique ont disparu, les maîtres et les biens, les corporations et les dotations. Nous n’avons, dans la grande société, plus de petites sociétés particulières, subsistant par elles-mêmes et vouées aux divers degrés de l’éducation. Ce qui s’est relevé ou ce qui essaye de naître, en ce genre, est évidemment hors d’état de suffire aux besoins publics. En matière d’instruction publique, comme dans toute notre organisation sociale, un système général, fondé et soutenu par l’État, est pour nous une nécessité ; c’est la condition que nous ont faite et notre histoire et le génie national. Nous voulons l’unité ; l’État seul peut la donner ; nous avons tout détruit ; il faut créer. C’est un curieux spectacle que celui de l’homme aux prises avec le travail de la création, et l’ambitieuse grandeur de sa pensée se déployant sans souci des étroites limites de son pouvoir. De 1789 à 1800, trois célèbres assemblées, vrais souverains de leur temps, l’Assemblée constituante, l’Assemblée législative et la Convention nationale, se promirent de donner à la France un grand système d’instruction publique. Trois hommes d’un esprit éminent et très divers, M. de Talleyrand, M. de Condorcet et M. Daunou furent successivement chargés de faire un rapport et de présenter un projet sur cette importante question dont les gens d’esprit engagés dans les luttes révolutionnaires se plaisaient à se préoccuper, comme pour prendre, dans cette sphère de la spéculation et de l’espérance philosophique, quelque repos des violences du temps. Les rapports de ces trois hommes, brillants représentants de la société, de la politique et de la science de leur époque, sont des œuvres remarquables et par leur caractère commun et par leurs traits divers et distinctifs. Dans tous les trois une pensée commune éclate : l’homme règne seul en ce monde, et la révolution de 1789 est l’avènement de son règne ; il s’y lance confiant dans sa toute-puissance, disposant en maître de la société humaine, dans l’avenir comme dans le présent, et assuré de la façonner à son gré. Dans le travail auquel M. de Talleyrand a donné son nom, c’est l’orgueil de l’esprit qui domine, avec une ardeur bienveillante, sans colère encore comme sans mécompte. L’instruction publique y est appelée un pouvoir qui embrasse tout, depuis les jeux de l’enfance jusqu’aux fêtes les plus imposantes de la nation ; — tout nécessite une création en ce genre ; — son caractère essentiel doit être l’universalité, et quant aux choses, et quant aux personnes ; — l’État règle les études théologiques comme les autres ; la morale évangélique est le plus beau présent que la Divinité ait fait aux hommes ; c’est un hommage que la nation française s’honore de lui rendre. L’Institut, successeur de toutes les académies, est présenté comme l’école suprême, le sommet de l’instruction publique ; il sera à la fois corps savant, corps enseignant, et corps administrant les établissements scientifiques et littéraires. Entre le rapport de M. de Talleyrand à l’Assemblée constituante et celui de M. de Condorcet à l’Assemblée législative, la filiation est visible ; on a roulé sur la même pente ; mais l’espace parcouru est déjà immense ; l’ambition philosophique a cédé la place à la passion révolutionnaire ; une pensée politique spéciale, exclusive, domine le nouveau travail ; l’égalité en est le principe et le but souverain : L’ordre de la nature, dit Condorcet, n’établit dans la société d’autre inégalité que celle de l’instruction et de la richesse ; — établir entre les citoyens une égalité de fait et rendre réelle l’égalité établie par la loi, tel doit être le premier but d’une instruction nationale ; — à tous les degrés, dans tous les établissements publics d’instruction, l’enseignement sera totalement gratuit ; — la gratuité de l’instruction doit être considérée surtout dans son rapport avec l’égalité sociale. Tout le rapport et le plan de Condorcet sont dédiés à ce tyrannique dessein de l’égalité qui pénètre jusque dans le sein de la grande société nationale des sciences et des arts, destinée à être le couronnement de l’édifice ; nul membre ne pourra être de deux classes à la fois, ce qui nuit à l’égalité. La liberté tient plus de place que l’égalité dans le travail de M. Daunou pour la Convention nationale ; il reproche à ses prédécesseurs de n’en avoir pas assez reconnu et garanti les droits ; dans le plan de M. de Talleyrand, il trouve trop de respect pour les anciennes formes, trop de liens et d’entraves ; Condorcet, dit-il, instituait en quelque sorte une Église académique. M. Daunou ne veut point d’organisation publique de l’enseignement scientifique et littéraire ; l’État, selon lui, ne doit s’occuper que de l’instruction primaire et de l’instruction professionnelle ; hors de là, liberté de l’éducation, liberté des établissements particuliers d’instruction, liberté des méthodes instructives. Mais à côté de ce large laisser-aller en fait d’instruction publique, M. Daunou aussi a son idée fixe et sa manie ; la passion de la république est, pour lui, ce qu’était, pour M. de Condorcet, la passion de l’égalité : Il n’y a de génie, dit-il, que dans une âme républicaine ; — un système d’instruction publique ne peut se placer qu’à côté d’une constitution républicaine ; sous l’empire d’une telle constitution, le plus vaste moyen d’instruction publique, dit-il, est dans l’établissement des fêtes nationales ; et il consacre tout un titre de son projet de loi à l’énumération et au règlement de ces fêtes annuelles instituées au nombre de sept, fêtes de la République, de la Jeunesse, des Époux, de la Reconnaissance, de l’Agriculture, de la Liberté et des Vieillards. Au milieu de la tourmente révolutionnaire, tous ces projets, tous ces rêves, tour à tour généreux, dangereux ou puérils, demeurèrent sans résultats. On décréta l’instruction primaire universelle et gratuite ; mais il n’y eut ni écoles, ni instituteurs. On essaya sous le nom d’écoles centrales un système d’instruction secondaire qui, malgré des apparences ingénieuses et libérales, ne répondait ni aux traditions de l’enseignement, ni aux lois naturelles du développement intellectuel de l’homme, ni aux conditions morales de l’éducation. En matière d’instruction supérieure et spéciale, quelques grandes et célèbres écoles s’élevèrent. L’Institut fut fondé. Les sciences mathématiques et physiques prodiguèrent à la société leurs services et leur gloire ; mais aucun grand et efficace ensemble d’instruction publique ne vint remplacer les établissements détruits. On s’était et on avait beaucoup promis ; on ne fit rien. Des chimères planaient sur des ruines. Le gouvernement consulaire fut plus sérieux et plus efficace. La loi du 1er mai 1802, vaine quant à l’instruction primaire, incomplète et hypothétique quant à l’instruction supérieure, rétablit, sous le nom et au sein des lycées, une véritable instruction secondaire dans laquelle se retrouvaient de bons principes d’enseignement et des garanties d’influence sociale et de durée. Pourtant l’œuvre manquait d’originalité et de grandeur : l’instruction publique était considérée comme un simple service administratif, et placée à ce titre, personnes et choses, parmi les nombreuses et très diverses attributions du ministre de l’intérieur. Ni le rang qui lui appartenait, ni le mode de gouvernement qui lui convenait n’étaient compris ; elle tombait sous l’empire de ce mécanisme bureaucratique qui règle et dirige bien les affaires d’ordre matériel, mais dont les affaires d’ordre moral ne sauraient s’accommoder. L’empereur Napoléon ne s’y trompa point : averti par ces instincts grands et précis qui lui révélaient la vraie nature des choses et les conditions essentielles du pouvoir, il reconnut, dès qu’il y pensa lui-même et à lui seul, que l’instruction publique ne pouvait être ni livrée à la seule industrie privée, ni gouvernée par une administration ordinaire, comme les domaines, les finances ou les routes de l’État. Il comprit que, pour donner aux hommes chargés de l’enseignement la considération, la dignité, la confiance en eux-mêmes et l’esprit de dévouement, pour que ces existences si modestes et si faibles se sentissent satisfaites et fières dans leur obscure condition, il fallait qu’elles fussent groupées et comme liées entre elles, de manière à former un corps qui leur prêtât sa force et sa grandeur. Le souvenir des corporations religieuses et enseignantes revint à l’esprit de Napoléon ; mais en les admirant, comme il admirait volontiers ce qui avait duré avec éclat, il reconnut leurs vices qui seraient plus graves de nos jours. Les corporations religieuses étaient trop étrangères et au gouvernement de l’État et à la société elle-même ; par le célibat, par l’absence de toute propriété individuelle et bien d’autres causes encore, elles vivaient en dehors des intérêts, des habitudes et presque des sentiments généraux. Le gouvernement n’exerçait sur elles qu’une influence indirecte, rare et contestée. Napoléon comprit que, de nos jours, le corps enseignant devait être laïque, menant la vie sociale, partageant les intérêts de famille et de propriété personnelle, étroitement uni, sauf sa mission spéciale, à l’ordre civil et à la masse des citoyens ; Il fallait aussi que ce corps tînt de près au gouvernement de l’État, qu’il reçût de lui ses pouvoirs et les exerçât sous son contrôle général. Napoléon créa l’Université, adaptant, avec un discernement et une liberté d’esprit admirables, l’idée-mère des anciennes corporations enseignantes au nouvel état de la société. Les meilleures œuvres n’échappent pas à la contagion des vices de leur auteur. L’Université était fondée sur le principe que l’éducation appartient à l’État. L’État, c’était l’Empereur. L’Empereur voulait et avait le pouvoir absolu. L’Université fut, en naissant, un régime de pouvoir absolu. En dehors de l’institution, ni les droits de la famille, ni ceux de l’Église, ni ceux de l’industrie privée n’étaient reconnus et respectés. Dans le sein même de l’institution, il n’y avait, pour la situation, la dignité et la juste indépendance des personnes, point de réelles garanties. Si, en France, l’Empereur était l’État, dans l’Université le grand-maître était l’empereur. Je me sers d’expressions trop absolues ; en fait, le gouvernement de l’Université s’est toujours appliqué à ménager les droits divers ; mais quelles que soient la prudence ou l’inconséquence des hommes, les principes portent leurs fruits ; selon les principes de la constitution universitaire, il n’y avait, en matière d’instruction publique, point de liberté pour les citoyens, point de responsabilité du pouvoir envers le pays. Aussi quand la Charte eut institué en France le gouvernement libre, quand la liberté des citoyens et la responsabilité du pouvoir furent devenues le droit commun et pratique du pays, l’embarras de l’Université, et du gouvernement à son sujet, fut extrême ; ses maximes, ses règles, ses traditions n’étaient plus en rapport avec les institutions générales ; au nom de la religion, des familles, de la liberté, de la publicité, on élevait ; autour d’elle et contre elle, des réclamations qu’elle ne savait comment repousser sans se mettre en lutte avec le système constitutionnel, ni comment admettre sans se démentir et se mutiler elle-même. Le pouvoir qui la gouvernait, qu’il s’appelât grand-maître, conseil royal ou président, n’était ni un ministre, ni assez petit et assez dépendant pour n’être que le subordonné d’un ministre. Nul ministre ne voulait répondre de lui ; et il ne pouvait porter lui-même, auprès des chambres et du public, le poids de la responsabilité. Pendant six ans, de 1815 à 1821, des hommes supérieurs, M. Royer-Collard, M. Cuvier, M. Silvestre de Sacy, M. Lainé, usèrent leur talent et leur influence dans cette situation anormale ; ils gagnèrent du temps ; ils sauvèrent la vie à l’Université, mais sans résoudre la question de son existence constitutionnelle. C’était une pièce qui ne trouvait, dans la nouvelle machine de gouvernement, ni sa place, ni son jeu. Le sort a des combinaisons qui semblent se moquer de la prévoyance humaine : ce fut sous un ministère regardé, non sans motif, comme hostile à l’Université, et au moment où elle en redoutait le plus les coups, qu’elle sortit de sa situation embarrassée et monta à son rang dans l’État ; M. de Villèle avait fait l’abbé Frayssinous grand-maître ; l’instruction publique était sous la direction d’un évêque ; pour satisfaire le clergé et pour l’attirer en même temps sous son influence, il fallait à M. de Villèle quelque chose de plus ; il associa l’Église au gouvernement de l’État ; il fit l’évêque d’Hermopolis ministre des affaires ecclésiastiques, mais en lui donnant au même moment le titre et les fonctions, non plus seulement de grand-maître de l’Université, mais de ministre de l’instruction publique. L’instruction publique fut ainsi officiellement classée parmi les grandes affaires publiques ; l’Université entra, à la suite de l’Église, dans les cadres et dans les conditions du régime constitutionnel. Moins de quatre ans après, elle fit un nouveau pas. Partout redoutée et vivement combattue, la prépondérance ecclésiastique était particulièrement suspecte en matière d’instruction publique ; le mouvement libéral qui, en 1827, renversa M. de Villèle et amena le cabinet Martignac aux affaires, eut là aussi son effet ; l’ordonnance royale du 4 janvier 1828, en nommant les nouveaux ministres, déclara qu’à l’avenir l’instruction publique ne ferait plus partie du ministère des affaires ecclésiastiques ; et le 10 février suivant, elle devint, dans les conseils de l’État, un département spécial et indépendant qui fut confié à M. de Vatimesnil. Cette intelligente et prudente organisation ne fut alors qu’éphémère ; avec M. de Polignac, les passions de parti reprirent leur pouvoir ; l’Université rentra sous la main de l’Église ; il n’y eut plus qu’un ministre des affaires ecclésiastiques et de l’instruction publique. La Révolution de 1830 laissa d’abord subsister cet état de choses ; seulement, par une mauvaise concession à la vanité de l’esprit laïque et comme pour marquer sa victoire, elle changea les mots et déplaça les rangs ; l’Université prit le pas sur l’Église ; il y eut un ministre de l’instruction publique et des cultes. Ce fut sous ce titre et avec ces attributions que le duc de Broglie, M. Mérilhou, M. Barthe, le comte de Montalivet et M. Girod de l’Ain occupèrent ce département jusqu’au moment où le cabinet du 11 octobre 1832 se forma. En prenant le ministère de l’instruction publique, je fus le premier à demander qu’on en détachât les cultes. Protestant, il ne me convenait pas, et il ne convenait pas que j’en fusse chargé. J’ose croire que l’Église catholique n’aurait pas eu à se plaindre de moi ; je l’aurais peut-être mieux comprise et plus efficacement défendue que beaucoup de ses fidèles ; mais il y a des apparences qu’il ne faut jamais accepter. L’administration des cultes passa dans les attributions du ministre de la justice. Ce fut, à mon sens, une faute de n’en pas former un département séparé ; c’est un honneur dû à l’importance et à la dignité des intérêts religieux. Précisément de nos jours et après tant de victoires, le pouvoir laïc ne saurait trop ménager la fierté susceptible du clergé et de ses chefs. C’est d’ailleurs une combinaison malhabile de placer les rapports de l’Église avec l’État dans les mains de ses rivaux ou de ses surveillants officiels. On ne témoigne pas la méfiance sans l’inspirer, et le meilleur moyen de bien vivre avec l’Église, c’est d’accepter franchement sa grandeur et de lui faire largement sa place et sa part. Réduites à l’instruction publique, les attributions du département que j’allais occuper étaient, sous ce rapport, très incomplètes ; il avait eu l’Université pour berceau et n’en était pas sorti ; le grand-maître de l’Université avait pris le titre de ministre de l’instruction publique en général, mais sans le devenir effectivement. Je réclamai pour ce ministère ses possessions et ses limites naturelles. D’une part, tous les grands établissements d’instruction fondés en dehors de l’Université, le Collège de France, le Muséum d’histoire naturelle, l’École des chartes, les Écoles spéciales de langues orientales et d’archéologie ; d’autre part, les établissements consacrés, non à l’enseignement, mais à la gloire et au progrès des sciences et des lettres, l’Institut, les diverses sociétés savantes, les bibliothèques, les encouragements scientifiques et littéraires furent placés sous la main du ministre de l’instruction publique. Quelques lacunes restent encore dans les attributions qui sont en quelque sorte le droit de ce département ; il n’a pas entre autres, dans la direction et l’encouragement des beaux-arts, la part d’influence qui devrait lui appartenir ; les arts ont, avec les lettres, des liens naturels et nécessaires ; ce n’est que par ce commerce intime et habituel qu’ils sont assurés de conserver leur propre et grand caractère qui est le culte du beau, et sa manifestation aux yeux des hommes. Si Léonard de Vinci et Michel-Ange n’avaient pas été des lettrés, passant leur vie dans le monde lettré de leur temps, ni leur influence, ni même leur génie ne se seraient déployés avec un si pur et si puissant éclat. Placés hors de la sphère des lettres et dans le domaine de l’administration ordinaire, les arts courent grand risque de tomber sous le joug, ou de la seule utilité matérielle, ou des petites fantaisies du public. Le département de l’instruction publique a encore, sous ce rapport, et dans l’intérêt des arts eux-mêmes, une importante conquête à faire. A tout prendre cependant, ce département reçut, au moment où j’y entrai, son extension légitime et son organisation rationnelle ; de 1824 à 1830, il n’avait guère été qu’un expédient ; en 1832, il devint, dans l’ensemble de nos institutions, un rouage complet et régulier, capable de rendre à la société et au pouvoir, dans l’ordre intellectuel et moral, les services dont, aujourd’hui moins que jamais, ils ne sauraient se passer. Le cabinet ainsi constitué et les attributions de tous les ministres réglées, chacun de nous se mit à l’œuvre pour accomplir sa mission particulière dans la politique commune dont nous poursuivions le succès. Le duc de Broglie entra en négociation intime avec le cabinet de Londres pour résoudre enfin, par l’action concertée des deux puissances sur Anvers, la question belge que la résistance du roi de Hollande aux instances de l’Europe tenait encore en suspens. Le maréchal Soult et l’amiral de Rigny se hâtèrent d’organiser l’un l’armée, l’autre la flotte qui devaient être chargées de cette délicate opération. M. Thiers porta, sur les moyens de mettre fin aux troubles des départements de l’Ouest, tout l’effort de sa fertile et habile activité. Nous entreprîmes, M. Humann, M. Barthe, M. d’Argout et moi, la prompte préparation des divers projets de loi dont il avait été convenu que nous occuperions les Chambres dans leur prochaine session. Elle devait s’ouvrir le 19 novembre. Le discours d’ouverture du Roi était, pour la couronne et pour le cabinet, d’une grande importance ; la politique de résistance et de liberté, d’indépendance et de paix, tentée dès le lendemain de la Révolution et énergiquement pratiquée par M. Casimir Périer, y devait être hautement adoptée au nom des diverses nuances d’opinion qui venaient de s’unir autour du trône pour former le Gouvernement. Je fus chargé d’en préparer la rédaction. C’est une tâche qui m’est presque toujours échue dans les divers cabinets dont j’ai fait partie. Tâche difficile en elle-même, car peu de choses le sont davantage que de résumer, dans quelques phrases à la fois générales et précises, et significatives sans être compromettantes, la situation et la politique d’un gouvernement, à un moment donné et au milieu même de l’action. Ce qui est plus difficile encore, c’est de faire parler en même temps, parla bouche royale, le Roi et ses conseillers, de façon à satisfaire à la dignité comme à la vraie pensée des uns et des autres, en écartant les dissidences qui peuvent exister entre eux, pour ne laisser paraître que l’action harmonique du pouvoir qu’ils exercent ensemble. Malgré ces embarras, et précisément à cause de ces embarras, cette épreuve que le régime constitutionnel impose périodiquement au prince et à ses ministres est bonne et salutaire ; elle leur rappelle, à jour fixe et solennel, leur situation mutuelle et la nécessité où ils sont de se montrer unis et de parler comme d’agir en commun. Il y a, dans cette manifestation publique du Gouvernement tout entier devant le pays, un hommage au rang qu’y tient la royauté et une garantie pour l’influence du pays auprès de la royauté. C’est beaucoup d’être obligé de paraître tel qu’il est à souhaiter qu’on soit en effet. La publicité inévitable détermine souvent la bonne conduite et prévient bien plus de fautes qu’elle n’en révèle. Ni pour le roi Louis-Philippe, ni pour ses conseillers, cette obligation n’avait, en novembre 1832, rien d’embarrassant ; ils étaient parfaitement d’accord et sur les maximes générales de la politique, et sur la conduite à suivre dans les questions particulières qu’ils avaient à résoudre. Ni de la part du Roi, ni de celle des ministres, aucune prétention exorbitante, aucune susceptibilité jalouse ne gênaient entre eux les rapports. Le cabinet se réunissait tantôt chez son président, le maréchal Soult, tantôt aux Tuileries autour du Roi, selon la nature et l’état des affaires dont il avait à s’occuper ; et dans l’une comme dans l’autre de ces réunions, la liberté de la discussion était entière sans grand’peine, car elle n’avait point de profonds dissentiments à surmonter. La rédaction du discours de la couronne n’offrait donc, quant au fond même de la politique, point de difficulté grave ; restait seulement l’obligation, toujours difficile, de se mettre d’accord, et entre ministres et avec le Roi, sur la mesure, les convenances et les nuances du langage qu’à propos des diverses questions à l’ordre du jour, le Roi devait tenir, au nom de la France devant l’Europe, au nom du gouvernement devant la France. Avant, d’arriver devant le cabinet tout entier, c’était entre le Roi et moi que cette difficulté se rencontrait, et ici ma tâche ne laissait pas d’être laborieuse. Non seulement le roi Louis-Philippe prenait fort au sérieux ses devoirs de Roi et les affaires du pays ; il avait de plus l’esprit singulièrement abondant, soudain, vif, mobile, et chaque idée, chaque impression exerçait sur lui, au moment où elle lui arrivait, un grand empire. Clairvoyant et judicieux dans le but qu’il se proposait d’atteindre en parlant, il ne pressentait pas toujours avec justesse l’effet de ses paroles sur le public auquel elles s’adressaient, et ne se préoccupait guère que de satisfaire sa propre et actuelle pensée à laquelle il attachait souvent plus d’importance qu’elle n’en avait réellement. Je lui remis mon projet de discours dans les premiers jours de novembre, et pendant quinze jours, nous eûmes, sur chaque paragraphe, presque sur chaque mot, des discussions sans cesse déroutées et renouvelées par quelque nouvelle intention ou quelque nouveau doute qui venait se jeter à la traverse des résolutions adoptées la veille. Je recevais chaque jour, et souvent plusieurs fois dans la journée, de petits billets du Roi qui me transmettaient les résultats de cet incessant travail de son esprit, et m’obligeaient à remanier incessamment le mien. Par respect monarchique, et aussi dans la conviction qu’en définitive le résultat en serait bon, j’acceptais de bonne grâce cette longue controverse, souvent assez insignifiante quoique assez vive. Mon espérance ne fut pas trompée ; en relisant au bout de vingt-sept ans, et comme dans une ancienne histoire, ce discours d’ouverture de la session de 1832, je le trouve digne du gouvernement sensé d’un peuple libre ; et si je ne m’abuse, tout juge impartial en recevrait encore aujourd’hui la même impression. Quand nous en fûmes à peu près tombés d’accord, le Roi et moi, le cabinet, que j’avais tenu au courant de nos petits débats, adopta sur-le-champ mon projet de discours, avec de légères modifications. Je tiens à dire qu’en y insérant, à propos de la politique de résistance, cette phrase en l’honneur de M. Casimir Périer : C’est là le système que vous avez affermi par votre concours, et qu’a soutenu avec tant de constance le ministre habile et courageux dont nous déplorons la perte, je ne rencontrai, de la part du Roi, aucune objection. Les événements servirent bien le discours. Quand le jour de l’ouverture des Chambres arriva, le 19 novembre, la politique extérieure et intérieure du cabinet avait déjà réussi. L’entente et l’action commune de la France et de l’Angleterre pour mettre fin à la question belge étaient conclues ; les flottes française et anglaise bloquaient ensemble les côtes de Hollande ; l’armée française entrait en Belgique ; les ducs d’Orléans et de Nemours venaient de partir pour aller prendre place dans ses rangs. Madame la duchesse de Berry avait été découverte à Nantes et aussitôt transférée à Blaye. Un incident, fort inattendu alors, vint ajouter à l’effet déjà grand de ces succès du pouvoir : au moment même où le Roi entrait dans la salle du Palais-Bourbon et commençait à prononcer son discours, l’assemblée apprit qu’un coup de pistolet venait d’être tiré sur lui, comme il passait sur le pont des Tuileries ; l’émotion fut aussi vive et aussi générale que soudaine : émotion d’indignation encore plus que d’alarme ; le public n’était pas encore blasé sur l’assassinat. J’assistais, avec mes collègues, à la séance royale. Ce fut de ma part un effort ; j’étais atteint, depuis trois semaines, d’une bronchite que la préparation du discours de la couronne et toutes les allées et venues, les conversations et les discussions auxquelles elle donnait lieu avaient fort aggravée. Je me mis au lit en rentrant de la séance, amèrement triste de me sentir hors d’état de prendre part aux débats qui allaient s’ouvrir. |