Les instructions du ministre de la Guerre obligent Mac-Mahon à se porter dans la direction de Metz. — Grave échec du 5e corps à Beaumont (30 août). — Bataille de Sedan (1er septembre). — Pour éviter la destruction totale de l'armée encerclée dans la place, l'Empereur fait arborer le drapeau parlementaire. — Dans la soirée, le général de Wimpffen se rend au quartier général allemand pour négocier de la reddition de la place. — Les conditions du maréchal de Moltke sont impitoyables. — Toute l'armée sera prisonnière et internée en Allemagne. — Napoléon III prisonnier est transféré au château de Bellevue. — Dans la journée, le roi de Prusse lui rend visite et lui propose comme séjour de captivité le château de Wilhelmshöhe, près Cassel. — Départ de l'Empereur dans la matinée du 3 septembre.LE 21 août, dès l'aube, l'année quittait Châlons. Derrière elle montaient en nuages sinistres la fumée et la lueur des incendies consumant fourrages, vivres, tentes, qu'on ne pouvait ni emporter, ni abandonner à l'ennemi. La chaleur orageuse, la poussière crayeuse des routes, le manque d'entraînement à la marche, avaient fatigué les troupes. Les colonnes s'allongeaient, laissaient un certain nombre de traînards qui s'attardaient dans les fermes, les guinguettes, buvaient, péroraient et ne regagnaient pas toujours le régiment. Dès le premier jour, une étape d'une trentaine de kilomètres avait amené une lassitude qui démontrait l'impossibilité de se mouvoir avec rapidité. Aussi, dans la soirée du 21 août, le maréchal de Mac-Mahon était bien résolu à se maintenir provisoirement sur des positions défensives autour de Reims, puis, après quelques jours consacrés à l'attente des nouvelles de Bazaine qui malheureusement confirmeraient sans doute qu'il était enveloppé, se rabattre sur Paris par les vallées de l'Aisne et de l'Oise. A la fin de cette journée du 21 août, à la nuit tombante, le maréchal de Mac-Mahon, qui avait parcouru les cantonnements, rentrait à son quartier général, lorsqu'il apprit que l'Empereur, qui résidait à Courcelles, — 3 kilomètres de Reims, — l'avait fait demander à plusieurs reprises. Chez l'Empereur, le maréchal trouva le Président du Sénat, Rouher, qui arrivait de Paris. Membre du Conseil privé, qui, assez fréquemment, délibérait avec le Conseil des Ministres, Rouher venait chercher des nouvelles, et il en apportait. L'Impératrice, les ministres, la Chambre des députés et, dans son ensemble, le public pour lequel les considérations de sentiment primaient toutes les autres, ne pouvaient admettre que l'armée de Châlons eût un autre objectif que la marche au secours de Bazaine et le président du Sénat n'avait pas dissimulé à l'Empereur que le mouvement oblique sur Reims et aussi ce que l'on croyait savoir des projets du maréchal, allaient causer une grande inquiétude. Napoléon avait répondu ceci : qu'il devait répondre jusqu'à la fin de la campagne, qu'ayant renoncé au commandement, il laissait au maréchal une entière liberté de décision. Avec une netteté qu'on ne retrouvera plus dans les hésitations des jours suivants, Mac-Mahon déclara qu'il lui paraissait impossible d'arriver jusqu'à Metz en temps utile ; que l'abandon du projet de secourir Bazaine lui causait un véritable déchirement ; qu'il savait qu'on lui reprocherait un manque de camaraderie envers son collègue ; qu'on l'accuserait même de lâcheté ; et que, néanmoins, il ne pouvait compromettre dans une aventure pleine de périls la dernière armée de la France. L'Empereur ne prenait que peu de part à la discussion. Cependant, il était visible qu'il partageait l'avis du maréchal. Il disait à Rouher : Que deviendrions-nous si l'armée de Châlons était défaite ! et le président du Sénat, ébranlé et presque convaincu par les arguments de Mac-Mahon, répondit : Dans ce cas, Votre Majesté n'aurait plus qu'une seule chose à faire : Se faire tuer... Puisque la résolution de Mac-Mahon paraissait bien arrêtée,
Roulier n'insista plus et reprit le chemin de Paris. Lorsqu'il rendit compte
de son voyage au Conseil des Ministres, Palikao manifesta une vive
irritation. Tout de suite, il fit rédiger un long télégramme : Le sentiment unanime du Conseil est plus énergique que
jamais... Ne pas secourir Bazaine aurait à
Paris des plus graves conséquences. En présence de ce désastre, il faudrait
craindre que la capitale ne se défendît pas... Mais avant que ce télégramme lui parvînt, Mac-Mahon en reçu un autre de Bazaine, qui avait amené un revirement complet dans ses projets : Je compte, disait Bazaine, à la date du 20 août, toujours prendre la direction du Nord et me rabattre ensuite par Montmédy, sur la route de Sainte-Menehould à Châlons. Dans l'âme chevaleresque de Mac-Mahon, la pensée que Bazaine venait au-devant de lui fit apparaître le devoir sous un tout autre aspect que la veille. Il lui semblait maintenant qu'il consistait à secourir son collègue. Sans doute, il eût changé d'avis s'il avait eu connaissance d'une autre dépêche expédiée le lendemain et dans laquelle Bazaine se montrait beaucoup moins affirmatif : L'ennemi grossit toujours autour de moi. Je suivrai, très probablement, la ligne des places du Nord et vous préviendrai de ma marche, si toutefois je puis l'entreprendre sans compromettre l'armée. Ainsi, jusqu'à nouvel ordre, rien n'était moins sûr que la marche en avant de Bazaine. Mais par un ensemble de circonstances qui, malgré une information judiciaire, n'ont jamais été élucidées, Mac-Mahon n'eut pas connaissance de ce télégramme, qui eût sans doute modifié ses projets. Il semble que le message soit bien parvenu à l'état-major ; qu'il ait bien été déchiffré, mais qu'il fut arrêté au passage par une main criminelle, et qu'une effrayante responsabilité pèse sur un malfaiteur inconnu. D'ailleurs, rien n'était plus incertain et plus irrégulier que ces transmissions de dépêches. Les lignes télégraphiques étant détruites, c'était par des piétons, marchands ambulants, gardes forestiers, agents de police, parfois même par des femmes courageuses, que les télégrammes étaient transmis d'une armée à l'autre, dissimulés dans la doublure des vêtements, dans la semelle des chaussures, dans des paquets de cigarettes. Lorsqu'ils parvenaient à destination, ils avaient toujours deux ou trois jours de date, et les renseignements qu'ils apportaient, exacts au départ, ne l'étaient plus à l'arrivée. Donc, influencé par l'impression que Bazaine allait se porter à sa rencontre, Mac-Mahon reprit sa marche vers l'Est par Rethel, Tourteron, Le Chesne Populeux. Des pluies torrentielles, alternant avec une chaleur suffocante, ajoutaient encore à la fatigue de l'armée. A mesure qu'on s'éloignait des lignes de chemin de fer, l'Intendance éprouvait de grandes difficultés pour effectuer des réquisitions, car on entrait dans la région forestière des derniers contreforts de l'Argonne, pauvre en denrées alimentaires. On voyait des soldats se disperser pour marauder, braconner, chercher un gîte. Le curé de Beaumont-en-Argonne mentionne que, dans son village, les soldats du 5e corps frappèrent toute la nuit à toutes les portes, demandant du pain... Ces hommes affamés faisaient peine à voir et à entendre... Napoléon III suivait tristement cette marche qu'il désapprouvait et dont le désordre apportait, pour les journées qui allaient suivre, le plus désolant des présages. Pour montrer au soldat qu'il partageait ses fatigues, pour dissimuler aussi l'humiliation de n'être à l'armée qu'un spectateur inutile, il faisait les étapes à cheval, au prix de souffrances qui le tenaient éveillé une partie de la nuit. Que de fois, a raconté le valet de chambre attaché à son service, je l'ai entendu pousser de sourds gémissements. Il m'appelait, s'excusait toujours de me faire relever, de me donner tant de peine. Avec sa douceur et son calme ordinaires, il disait seulement : — Je souffre beaucoup — et l'on voyait de grosses gouttes de sueur perler sur son front... Cependant, le 27 août, il eut l'espoir que Mac-Mahon allait renoncer à poursuivre la manœuvre qu'il n'avait entreprise qu'à contre-cœur et à laquelle chaque jour enlevait une chance de réussite. En effet, en arrivant au Chesne Populeux, le maréchal avait appris de graves nouvelles. Les deux armées allemandes en marche sur Paris s'étaient arrêtées et commençaient un vaste mouvement de conversion vers le Nord, dans la direction de l'année française. Tout d'abord, à l'État-Major allemand, on avait été persuadé que l'armée de Châlons allait se replier sur Paris. Des journaux parisiens avaient bien annoncé, dès le 23 août, que Mac-Mahon se dirigeait sur Metz avec une rapidité qui doublera le mérite du mouvement. Mais ces informations avaient laissé Moltke incrédule. On lui a prêté le mot : Ce serait trop bête. Le secrétaire intime du Roi de Prusse, Schneider, mentionne dans ses mémoires l'opinion de Bismarck : C'est une ruse de guerre comme celle de Napoléon en 1814, paraissant se diriger vers la frontière pour détourner les Alliés de marcher sur Paris ; et le roi qui, depuis qu'il était en France, retrouvait et revivait les souvenirs de 1814, rappelait que les Alliés avaient trouvé le succès et le salut en continuant leur marche sur Paris, sans essayer de poursuivre Napoléon. Cependant, Moltke, moins attentif à ces analogies historiques qu'aux renseignements que lui apportaient son service d'espionnage et des reconnaissances poussées jusqu'à Buzancy et Vouziers, avait fini par se convaincre que la manœuvre de Mac-Mahon n'était ni une feinte ni une ruse de guerre, et qu'elle avait bien Metz pour objectif. Dans la journée du 16 août, il dirigeait à marches forcées l'armée du Prince Royal de Saxe et celle du Prince Royal de Prusse vers le Nord. En outre, deux corps de l'armée qui investissait Metz devaient se tenir prêts à compléter la manœuvre d'encerclement. En apprenant ces nouvelles, Mac-Mahon vit se préciser le danger qu'il pressentait en quittant Reims. Il était menacé d'être assailli, refoulé par des forces doubles des siennes, dans un étroit couloir à vingt kilomètres de la frontière belge. Il ne recevait aucune nouvelle de Bazaine auquel il avait envoyé plusieurs télégrammes. Très sagement, il prit le parti de revenir sur ses pas dans la direction de Mézières. Napoléon III en éprouva une vive satisfaction. Le plus souvent, il parlait peu et se retirait dans sa chambre aussitôt après le dîner. En cette soirée du 27 août, il fut plus communicatif. On lit dans les notes du général Castelnau : Après le dîner, l'Empereur fait enlever la nappe, permet aux fumeurs d'allumer un cigare, et témoigne le désir qu'on reste autour de la table à causer. La conversation se prolongea assez longtemps et tous les officiers présents, ainsi que le souverain, reconnurent que la marche sur Metz était des plus dangereuses et devait être abandonnée. En prenant la résolution de rétrograder sur Mézières, le maréchal avait fait rédiger un télégramme pour en aviser le ministre de la Guerre. Ne pensez-vous pas, Monsieur le Maréchal, lui avait dit son chef d'État-Major, qu'il serait préférable de ne prévenir le ministre que demain, lorsque notre mouvement sera commencé ? Mac-Mahon relut la dépêche, réfléchit un instant ; mais un retard dans la communication au ministre lui semblait être un manque de franchise qui répugnait à son caractère. Non, dit-il, faites partir le télégramme. Ce fut un malheur, car dans la nuit même, et le lendemain deux dépêches arrivaient de Paris, l'une pour l'Empereur, l'autre pour le maréchal : Si vous abandonnez Bazaine, la révolution est à Paris et vous serez attaqué par toutes les forces de l'ennemi... Vous avez au moins 36 heures d'avance sur le Prince Royal de Prusse, peut-être 48... Ici, tout le monde a senti la nécessité de dégager Bazaine et l'anxiété avec laquelle on vous suit est extrême... La seconde dépêche avait le caractère d'un ordre : Au nom du Conseil des Ministres, je vous demande de porter secours à Bazaine. L'allure dramatique et sensationnelle de ces télégrammes produisit l'effet attendu. Une fois de plus, la marche fut reprise dans la direction de Metz. L'Empereur en fut désolé, et malgré sa résolution de laisser au maréchal une entière liberté d'action, il lui fit observer qu'il n'était pas lié par un ordre du ministre, Mac-Mahon répondit : qu'il avait mûrement réfléchi... qu'il lui était impossible de changer les ordres qu'il venait de donner... Et cependant, tout en se résignant à obéir au ministre, Mac-Mahon comprenait bien le danger de l'obéissance. Ses officiers d'État-Major l'avaient entendu dire avec colère : On veut que nous allions nous faire casser les reins... Eh bien, allons-y ! Le curé de Beaumont note le récit de témoins oculaires : Mac-Mahon était assis sur un banc dans la principale rue du Chesne-Populeux, une carte à la main, qu'il froissait de temps en temps, et qu'il jeta trois fois par terre en disant : — Nous ne connaissons pas ce pays... Nous ne devions pas nous battre par ici... Mais Mac-Mahon était troublé, fatigué, excédé, depuis un mois, il dormait à peine trois ou quatre heures par nuit. Le général Ducrot, témoin de ses angoisses, apprécie bien son état d'esprit en écrivant à sa famille : Notre pauvre maréchal en perd la tête... Ainsi, en exécution des ordres venus de Paris, la marche fatale continua vers l'Est pendant trois jours encore ; marche harassante, sous une pluie diluvienne, qui dura toute la journée du 28 août et une partie de la nuit suivante. A Stonne, l'Empereur logea dans une maison misérable ; plusieurs généraux de son État-Major passèrent la nuit sur des bottes de paille. Le 29, à Raucourt, le souverain, très fatigué, ne quitta pas sa chambre, sise au rez-de-chaussée ; par moments, lorsqu'il entendait le piétinement des troupes, il allait à la fenêtre et les soldats voyaient apparaître derrière la vitre le morne visage et le point lumineux de la cigarette ; car l'Empereur fumait continuellement, comme si, à défaut de sommeil, il trouvait quelque soulagement dans l'engourdissement de la nicotine. Le 30, il se dirigeait sur Carignan, lorsqu'on entendit le rondement d'une vive canonnade. L'aide de camp, général Pajol, envoyé aux nouvelles, en rapporta d'alarmantes, car tout le long de la route, il avait vu, disait-il, des soldats et des officiers, par petits paquets, assis dans les fossés, s'abritant dans les bois et même quittant le champ de bataille, Cependant, vers quatre heures, la canonnade avait cessé et le maréchal de Mac-Mahon, que rencontra l'Empereur, lui dit que c'était une simple échauffourée, une affaire mal engagée..., mais sans grande importance... Napoléon III, un peu rassuré, continua sa route et se disposait à passer la nuit à Carignan, lorsque vers huit heures du soir, le général Ducrot, tout couvert de poussière, entre brusquement dans la salle à manger, apportant cette fois des nouvelles désolantes. Le 6e corps a été surpris, il a perdu en morts, blessés, prisonniers, 6 à 7.000 hommes. Toute l'armée va battre en retraite sur Sedan. Il faut que l'Empereur parte tout de suite par le chemin de fer qui est encore libre, mais dont la ligne peut être coupée d'un instant à l'autre. Atterré, désespéré, Napoléon demande des détails qu'il se fait répéter plusieurs fois et qu'il interrompt de paroles gémissantes. En tous cas, il déclare qu'il veut rester auprès de l'armée dont il entend partager le sort, et il refuse de prendre le chemin de fer. Impatienté de cette résistance, Ducrot le quitte en répétant : Vous pouvez être enlevé cette nuit... Après son départ, l'entourage de l'Empereur insista encore sur la nécessité de suivre le conseil du général qui, d'ailleurs, ne faisait que transmettre l'avis du maréchal de Mac-Mahon. En allant à Sedan, l'Empereur ne quittait pas l'armée, puisqu'elle y serait le lendemain. Enfin, Napoléon III se laissa convaincre. Le jardin de la maison avait une sortie toute proche de la gare. On se mit en route dans la nuit, un homme portant lanterne précédant l'Empereur. La voie était encombrée, engorgée de transports accompagnant l'armée ; dans un enchevêtrement de deux ou trois cents wagons, on put former un train que le chef de gare conduisit lui-même. Le trajet fut d'une tristesse poignante... Je n'ai pas de ma vie assisté à un spectacle plus navrant..., note le général Castelnau. Le train marchait avec une extrême lenteur, car il mit une grande heure à franchir vingt-deux kilomètres. On ne parlait guère ; cependant, à plusieurs reprises, l'Empereur demanda s'il n'était pas préférable de descendre à une station intermédiaire. Il redoutait l'effet qu'allait produire son arrivée à Sedan. L'entourage lui fit comprendre le danger de s'aventurer en pleine nuit, à travers une région inconnue, dans le voisinage des avant-postes ennemis, dont parfois on pouvait apercevoir les feux à peu de distance de la voie. Enfin, le train arrivait à Sedan, dans une gare provisoire, éloignée de trois ou quatre cents mètres des remparts. Le chef de gare vint prévenir que, la voie étant libre, il était possible d'aller jusqu'à Mézières. Mais l'Empereur refusa, toujours dominé par l'idée fixe de ne pas s'éloigner de l'armée. Les portes de la ville étaient gardées par des mobiles vêtus de blouses et n'ayant comme équipement militaire que le képi. L'Empereur, enveloppé d'un caban, ne se fit pas connaître. Il était onze heures du soir. A travers les rues noires et silencieuses, la petite troupe marchait lentement, au pas pénible de l'Empereur, appuyé au bras du général de la Moskowa. La sous-préfecture était à deux kilomètres de la gare. Çà et là un cabaret encombré de soldats échappés de Beaumont projetait sa lueur sur le pavé humide. La température était orageuse. A plusieurs reprises, a raconté le général Castelnau, le souverain demanda si l'on n'arriverait pas bientôt. A la sous-préfecture, la façade était noire, les grilles fermées. Il fallut sonner plusieurs fois et parlementer pour se faire ouvrir. Quel saisissement, l'Empereur, et dans cet équipage ! Nous tombions de fatigue, note encore le général Castelnau. Il n'y avait qu'un fauteuil pour l'Empereur. En attendant le sous-préfet qui était couché, nous nous assîmes n'importe où, jusque sur les tables. Un détail qui met bien en relief un trait du caractère de Napoléon III, le souci d'amabilité, d'affabilité, persistant à travers les plus cruelles angoisses, c'est qu'en voyant le sous-préfet, son premier soin fut de s'excuser du dérangement qu'il occasionnait... Toute la nuit, un roulement ininterrompu de voitures annonça l'approche de l'armée. Elle arrivait, dans un état de fatigue que signalent la plupart des rapports relatifs aux deux ou trois derniers jours du mois d'août. Voici, à titre d'exemple, un extrait de l'historique du 46e de ligne : Les ténèbres empêchent les officiers de surveiller leurs soldats qui en profitent pour se coucher sur le bord de la route et s'y endormir... Il règne dans la colonne un sombre silence qui n'est troublé que par les cris de : halte ! et : en avant ! répétés parfois toutes les cinq minutes. Malgré cela, ce temps suffit aux hommes pour s'endormir profondément, de sorte qu'on a la plus grande peine à les réveiller chaque fois que la colonne se remet en marche... Arrivé à Sedan dans la nuit du 30 au 31 août, Mac-Mahon était à cheval dès l'aube, pour reconnaître les positions que devaient occuper les différents corps. Mais, chez lui aussi, les forces physiques fléchissaient. Le chirurgien attaché à la Maison de l'Empereur, le docteur Anger, écrit dans ses Notes de Guerre, à la date du 31 août : Mû par la curiosité, je montai vers dix heures à la citadelle. Là je trouvai le maréchal en train d'examiner avec une jumelle les positions des Prussiens sur la rive gauche. Je sais que le maréchal avait été averti par les officiers d'État-Major et que notamment Achille Murat, qui connaît très bien Sedan pour l'avoir habité pendant deux ans, lui a dit que Sedan était une souricière où nous serions tous pris. Je le vis revenir la tête baissée, les bras pendants, comme un homme affaissé, abattu, qu'on aurait condamné à mort. Lui aussi, le maréchal, savait bien que Sedan était une souricière. Ses remparts, construits par Vauban à une époque où l'artillerie n'avait qu'une portée de quelques centaines de mètres, étaient dominés de toutes parts par un encerclement de hauteurs. Ce qu'on appelait la citadelle n'était qu'un monument historique auquel se rattachait la naissance de Turenne. Aussi, le maréchal ne pensait séjourner à Sedan que pendant les vingt-quatre heures nécessaires au repos et au ravitaillement des troupes. Il devait y avoir dans la ville un million de rations. Elles y étaient bien le 30 août, mais par une de ces lacunes d'organisation et de commandement si fréquentes au cours de cette malheureuse guerre, elles n'y étaient plus le lendemain. Les vivres attendaient en gare sur wagons. On avait déchargé 200.000 rations, lorsque quelques obus étant tombés à proximité de la voie, le chef de gare, perdant la tête, aiguilla le convoi sur Mézières. Ce désordre dans l'administration des chemins de fer eut encore une conséquence des plus graves. Comptant utiliser pour sa retraite la région protégée par la Meuse, le maréchal avait donné l'ordre de faire sauter le pont de Donchery, au sud de Sedan. Des sapeurs du génie furent envoyés par wagon avec l'outillage nécessaire. A Donchery, ils descendent. Peut-être flânent-ils un peu ; en tous cas, avant qu'ils aient pu décharger outils et poudre de mine, les employés, affolés en apprenant que l'ennemi était proche, avaient fait refluer le convoi sur Mézières. Le lendemain, les Allemands étaient maîtres du pont. Cependant, tout en ayant conscience du danger, Mac-Mahon ne le voyait pas dans toute son ampleur. Depuis, huit jours, les informations tendancieuses, envoyées par le ministre de la Guerre, avaient affirmé avec tant d'assurance que l'armée française avait une avance de trente-six heures, et peut-être même de quarante-huit heures sur l'armée du Prince Royal de Prusse, que le maréchal avait fini par le croire. Il pensait donc n'avoir devant lui que l'armée du Prince de Saxe, numériquement inférieure à la sienne. Et d'ailleurs, les troupes françaises étaient, d'après l'expression même du maréchal, exténuées. Il crut donc pouvoir leur donner vingt-quatre heures de repos et ne reprendre sa marche vers Mézières que le 1er septembre. Il semble que l'Empereur ait eu une appréciation plus exacte de la situation. Dans la matinée du 31 août, il avait reçu un officier envoyé par le général Vinoy, pour annoncer que les premiers éléments du 13e corps, récemment formé à Paris, venaient d'arriver à Mézières, et demander s'il fallait les diriger sur Sedan. En l'absence du maréchal, l'Empereur télégraphia au général Vinoy : Les Prussiens avancent en forces. Concentrez toutes vos troupes sur Mézières, mais il fit observer qu'il ne donnait, en raison de l'urgence, qu'un avis qui devait être ratifié par le maréchal. En cette même journée, on avait encore insisté pour que le souverain se rendît à Mézières pendant que la voie était libre. Demain, Sire, il sera trop tard, lui avait dit le général Douay. Mais l'Empereur lui avait répondu qu'il était décidé à ne pas séparer son sort de celui de l'armée. Cependant, trois jours plus tard, à la tribune du Corps Législatif, Jules Favre, que sa culture intellectuelle et sa qualité de membre de l'Académie Française eussent dû préserver de semblables injustices, affirmait qu'on avait prélevé des forces sur celles destinées à défendre Paris pour protéger l'Empereur... Il faisait allusion à ce 13e corps qui venait d'arriver à Mézières et dont, non seulement l'Empereur n'avait pas demandé l'envoi pour le protéger, mais qu'il refusait obstinément de rejoindre, dans la crainte de paraître vouloir se soustraire au danger. En cette journée du 31 août, il était monté aux remparts et à la citadelle, d'où il vit distinctement, a dit un témoin, les batteries ennemies établies sur la rive gauche de la Meuse. Et même, plusieurs de ses officiers avaient cru distinguer à la lorgnette un groupe de soldats ennemis portant non le casque à pointe prussien, mais le casque à chenille de l'armée bavaroise. Or, on savait que le contingent bavarois faisait partie de l'armée du Prince Royal de Prusse, et c'était l'indice très alarmant que peut-être les deux armées allemandes avaient opéré leur jonction. Plus tard, Napoléon s'était rendu aux magasins de vivres et avait constaté qu'ils étaient à peu près vides. Il ne pouvait donc avoir grand espoir dans l'issue de la bataille imminente, et il savait bien qu'en cas de désastre, sa présence à l'armée lui en ferait attribuer la responsabilité. Et cependant, il restait. Quelques jours auparavant, il avait dit au général de la Moskowa : Si au moins on pouvait se faire tuer ! Peut-être, dans les longues songeries solitaires de cette journée était-ce encore à l'espoir de ce dénouement que se rattachait sa pensée. Longtemps, dans la soirée, on le vit aller et venir, faire les cent pas dans le petit jardin de la sous-préfecture, et il paraissait si las et si triste, que deux femmes, la sous-préfète et une de ses amies, qui de loin pouvaient le voir sans être vues, se mirent à pleurer. Il faisait encore nuit, le 1er septembre, lorsqu'on entendit, venant du sud de Sedan, le crépitement d'une fusillade. Vers quatre heures du matin, par un épais brouillard, les Bavarois avaient franchi la Meuse et dirigé une vive attaque sur Bazeilles. Nous ne ferons pas ici le récit de la bataille. Nous nous bornerons à préciser quelle fut l'attitude de l'Empereur, attitude passive, puisqu'il n'exerçait aucun commandement, mais dans cette passivité qui dissimulait de cruelles souffrances physiques, il montra l'héroïque résignation de l'homme à qui il est indifférent désormais de vivre ou de mourir. Vers six heures, il avait quitté la sous-préfecture, escorté de guides et de Cent Gardes. D'après une tradition qui n'est pas invraisemblable et qu'Émile Zola a reproduite dans son roman La Débâcle, le souverain, pour ne pas promener parmi son armée l'effroi de son masque blême, avait dissimulé sous une couche de vermillon la pâleur de son visage ravagé par la maladie, le chagrin et l'insomnie. A la porte de Mouzon, il avait échangé quelques mots avec le maréchal de Mac-Mahon qu'on ramenait blessé dans un fourgon. Puis, il avait repris sa marche dans la direction de Bazeilles. Lui-même, dans une brochure écrite en exil et publiée sous le nom de son secrétaire, le comte de La Chapelle, a donné quelques indications sur ce qu'il appelle l'état moral de son esprit. N'exerçant plus les fonctions de général en chef, l'Empereur n'était pas soutenu par ce sentiment de la responsabilité qui anime l'âme de celui qui commande. Témoin impuissant d'une lutte désespérée, convaincu que, dans cette fatale journée, sa vie comme sa mort étaient inutiles au salut commun, et s'avançait sur le champ de bataille avec cette froide résignation qui affronte le danger sans faiblesse, mais aussi sans enthousiasme. On voit que, dans son récit, Napoléon III ne fait qu'une vague allusion aux dangers qu'il a pu courir. Mais il résulte du témoignage des officiers qui l'accompagnaient qu'à plusieurs reprises il resta volontairement exposé à un feu violent. Nous citerons des extraits de souvenirs, laissés par les généraux Pajol, Castelnau, de la Moskowa. Quoique ces citations alourdissent le récit de répétitions inévitables, nous les reproduisons pour montrer combien furent injustes les accusations de lâcheté dont la mémoire de Napoléon III eut à souffrir avant que la connaissance plus exacte des faits ait permis de rétablir la vérité. Victor Hugo, dont les rancunes étaient tenaces, a écrit dans l'Histoire d'un Crime : Il n'y avait pas d'autre choix que la mort ou l'opprobre. Il fallait rendre son âme ou son épée. Bonaparte rendit son épée... Ce condamné n'était pas digne de regarder sa fin en face. Il a baissé la tête, il a tourné le dos... Dieu l'a exécuté en le dégradant. Napoléon III comme empereur avait droit au tonnerre ; mais pour lui le tonnerre a été infamant. Il a été foudroyé par derrière. Maintenant, écoutons le témoignage de ceux qui étaient là et qui ont vu : Sous les feux de l'ennemi, l'Empereur arriva au milieu de la belle division d'infanterie de marine, commandée par le général de Vassoignes. Après être demeuré une demi-heure au milieu de cette troupe, l'Empereur, voyant que les obus et les balles arrivaient de tous côtés, ordonna au groupe d'officiers qui l'accompagnait de rester auprès d'un bataillon de chasseurs à pied qui, abrité derrière un mur, attendait le moment d'entrer en ligne... L'Empereur, délivré de son escorte, qui attirait trop l'attention de l'ennemi placé fort près, et voulant voir par lui-même les positions, s'avança encore plus en avant, accompagné seulement de son aide de camp de jour, qui était moi, de l'officier d'ordonnance, capitaine d'Hendecourt, qui fut tué, du premier écuyer Davillier et du docteur Corvisart. Puis, Sa Majesté se dirigea vers un point culminant où étaient les batteries du commandant de Saint-Aulaire, et y demeura pendant près d'une heure, au milieu d'une grêle de projectiles. (Général Pajol.) Partout où se portait l'Empereur, arrivait immédiatement une pluie d'obus, qui éclataient autour de nous. Le cheval du général de Courson, effrayé par une de ces explosions, se renversa sur son cavalier, qui resta sans mouvement. Nous le crûmes mort. Il n'était qu'évanoui, mais il avait le bras cassé en deux endroits. (Général Castelnau.) Je suis convaincu que l'Empereur a cherché la mort à Sedan... Nous nous sommes dirigés vers les hauteurs qui dominent la place. Nous nous sommes croisés avec bien des blessés. Là j'ai vu le pauvre Bastard, qui m'a dit bonjour en passant. Il était soutenu par deux hommes, affreux à voir, le nez et la moitié de la figure emportés. L'Empereur s'est dirigé vers une batterie, en défendant à son état-major de le suivre. Il y est resté environ trois quarts d'heure, exposé au feu le plus épouvantable. Nos képis rouges, brillant au soleil, attiraient sur nous des centaines d'obus... (Général de la Moskowa.) Il y avait aussi, dans l'entourage du souverain, un jeune
chirurgien, le docteur Anger, que Nélaton avait amené à Metz au début de la
campagne. Voici ce qu'il écrit dans ses Notes de Guerre : Pendant toute la matinée, c'est-à-dire de huit heures à
midi, je n'ai pas quitté l'Empereur, courant à travers champs lorsqu'il
galopait. Les obus et les boulets sifflaient incessamment à nos oreilles ou
éclataient sous nos pas. Plus de vingt ont éclaté à cinq ou six pas de moi...
A ce moment, l'Empereur mit pied à terre, derrière
une petite haie. Un obus vint éclater à dix pas de lui. Si cet homme n'était
pas venu là pour se faire tuer, je ne sais en vérité ce qu'il venait y faire.
Je ne l'ai pas vu donner un seul ordre pendant toute la matinée... Et quels ordres eût-il pu donner ? Dès les premières heures de la matinée, entre dix et onze heures, Napoléon III était convaincu que la bataille était perdue, et dépouillé de toute autorité, il se bornait à suivre avec un morne désespoir la marche des événements. Mac-Mahon, atteint d'une blessure, avait désigné pour lui succéder dans le commandement, le général Ducrot. Obsédé de la menace d'encerclement qu'il prévoyait depuis la veille, le général donna immédiatement des ordres de retraite. Il était huit heures du matin. A ce moment, il y avait encore quelques chances de gagner la route de Mézières et de sauver, sinon toute l'armée, au moins la majeure partie. Le mouvement de retraite était commencé, lorsque le général de Wimpffen, arrivé de Paris la veille, fit connaître qu'il avait une lettre de service du ministre de la Guerre, lui conférant le commandement pour le cas où il arriverait malheur au maréchal de Mac-Mahon. Ducrot ne fit aucune difficulté pour renoncer à une mission qu'il n'avait pas recherchée et à laquelle s'attachaient de si lourdes responsabilités. Mais il fut désolé d'apprendre que Wimpffen arrêtait tout mouvement de retraite et donnait des ordres pour réoccuper des positions déjà abandonnées. En un temps de galop, il fut auprès de lui : Dans quelques heures, nous serons enveloppés, lui dit-il, regardez la carte ; nous n'avons plus qu'un passage à Illy... Wimpffen jeta négligemment les yeux sur la carte en se contentant de répondre : Tout cela est bel et bon, mais ce n'est pas une retraite qu'il nous faut, c'est une victoire... Ducrot était vif, Wimpffen présomptueux. Tous deux, également braves, étaient attachés à leur opinion par une conviction passionnée. Ils se quittèrent brusquement, pour éviter l'éclat d'une discussion orageuse. Une semaine avant de prendre le commandement, le général Wimpffen était encore en Algérie. Rappelé en hâte, il ne séjourna que quelques heures à Paris et reçut du ministre de la Guerre, Palikao, des renseignements optimistes qui lui donnèrent l'idée la plus fausse de la situation respective des armées française et allemande. L'armée française, disait le ministre, avait trente-six, peut-être quarante-huit heures d'avance sur les Allemands. Avec un chef énergique et clairvoyant, il n'était pas douteux que Bazaine devait être secouru et délivré. Et alors, quel magnifique redressement en perspective ! Les Allemands pris à revers, les communications interceptées, l'envahisseur s'épuisant, trouvant son tombeau sur le sol même de l'invasion. Mais Mac-Mahon vieilli, démoralisé, compromettait la manœuvre par ses hésitations et ses lenteurs, et ce que disait Palikao suffisait pour laisser entendre ce qu'il ne disait pas. La lettre de service qu'il remettait à Wimpffen lui conférait, en quelque sorte, l'autorité d'un chef d'État-Major. Il serait pour le maréchal un guide, un conseiller, et bientôt peut-être un successeur. Ainsi, Wimpffen arrivait à Sedan, avec la pensée préconçue que le plan du ministre devait réussir. A huit heures du matin, la situation lui paraissait bonne. A Bazeilles, point initial de l'attaque, les Bavarois étaient tenus en échec et sur certains points semblaient faiblir. Et c'était à ce moment que Ducrot donnait des ordres de retraite ! Aux yeux de Wimpffen, il y avait là une de ces défaillances de commandement auxquelles se rattachaient les échecs éprouvés depuis le début de la campagne. Il était visible que l'État-Major français avait perdu le sens de l'offensive. C'est pourquoi, voulant réagir contre les timidités de tactique et de stratégie auxquelles il attribuait les premières défaites, Wimpffen arrêta tout mouvement de retraite et donna l'ordre, non seulement de se maintenir sur les positions qu'on occupait, mais encore de celles qui venaient d'être abandonnées. Très rapidement, entre dix et onze heures du matin, il y eut fléchissement sur la ligne de bataille. Les portes des remparts étaient fermées, mais déjà les fossés étaient remplis d'isolés, grimpant, se hissant aux murailles ou cherchant l'issue de quelque poterne. Après avoir été, pendant près de
cinq heures, témoin d'une lutte dont le dénouement se faisait pressentir,
l'Empereur, désespérant de pouvoir gagner les hauteurs d'Illy, se décida à
rentrer en ville dans l'intention de s'aboucher avec le maréchal blessé et
dans l'espoir de ressortir par la porte qui conduit à Mézières... Il fit aussitôt reconnaître le chemin par lequel il
voulait ressortir, mais on vint lui rendre compte que la porte de Mézières
était barricadée, impossible à franchir, et que déjà les rues qu'il venait de
suivre étaient obstruées d'un concours d'hommes, de chevaux, de voitures de
toute espèce. Force fut donc de rester en ville et d'y attendre les événements[1]. Un peu avant midi, il ne pouvait plus être douteux que l'encerclement fût complet. Venant de toutes les directions, les obus se rapprochaient, commençaient à tomber sur la ville. Ici encore, nous avons des témoignages décrivant l'attitude de l'Empereur devant le danger. Voici le récit d'un notaire de sedan, M. Laurent Gilbert : Ma femme m'a dit qu'elle avait rencontré l'Empereur revenant du champ de bataille vers midi. Qu'elle était sur le pont de Torcy pour donner du linge et aider à transporter un artilleur qui venait d'être coupé en deux par un obus et qu'au même moment, un autre obus, tiré des hauteurs de la Marfée, tomba sous les naseaux du cheval de l'Empereur, tuant ou blessant deux personnes de l'escorte et deux chevaux. Elle ajouta que l'Empereur n'avait même pas fermé les yeux, que son cheval s'était cabré, que l'Empereur lui avait rendu des rênes et avait regardé autour de lui tout en continuant sa route au pas... Un autre habitant de Sedan, M. de Montagnac, apporte un témoignage concordant : Nous nous trouvions, avec le colonel Stoffel, à la tête du pont de la Meuse, lorsqu'arriva l'Empereur. Sa figure était triste et sombre. En passant près de nous, il aperçut Stoffel et s'arrêta pour échanger avec lui cinq ou six mots. Le temps d'arrêt dura à peine quelques secondes, et au moment où Napoléon III s'engageait sur le pont, un obus vint éclater sous le nez de son cheval, si près de nous que l'Empereur se retournant avec le plus grand calme, put dire à Stoffel sans même élever la voix : Colonel, vous venez de m'empêcher de mourir... L'homme qui conservait un tel sang-froid était épuisé de tortures physiques. Les reins engorgés, la vessie douloureuse rendaient insupportable l'usage du cheval. L'Empereur souffrait horriblement ; plusieurs fois, il avait été obligé de mettre pied à terre, a écrit le général de la Moskowa. Deux années plus tard, le docteur anglais William Gull, après l'avoir examiné, disait à son confrère Corvisart : Avec une pierre de la grosseur d'un œuf de pigeon, comment, à Sedan, a-t-il pu tenir cinq heures à cheval ! Un tel effort semble au-dessus des forces humaines... Déjà vers midi, une trentaine de mille hommes étaient rentrés à Sedan. L'ennemi, dont l'effectif était double de celui de l'armée française, occupait toutes les issues et resserrait rapidement son étreinte. Quatre cents pièces de canon, dont l'effroyable grondement fut entendu à cent kilomètres de là par l'armée du Prince Frédéric-Charles, assiégeant Metz, faisaient planer sur la ville une voûte de feu, d'où tombaient la mort et l'incendie. En 1870, Sedan, resserré dans la ceinture de ses murailles, ne s'étendait pas dans la campagne comme de nos jours. La destruction des remparts a profondément modifié l'aspect du champ de bataille. L'étroitesse des rues, la hauteur des maisons auxquelles la pierre brune de la région donne un aspect humide et triste, les caves, souterrain s, églises, offraient à la masse des débandés un abri d'une sécurité relative. Aux premières heures, le bombardement ne fut pas très meurtrier, sauf aux endroits découverts comme la place Turenne, où furent tués deux généraux. Mais il était facile de prévoir que sous la rafale de l'artillerie, des écroulements de murailles, effondrements de toits, incendies, allaient multiplier les espaces découverts, ouvrir de larges trouées à l'éclatement des projectiles. Dans le jardin même de la sous-préfecture, des obus tombaient, fracassaient les branches. Depuis qu'il avait quitté le champ de bataille, l'Empereur, épuisé, silencieux, était absorbé dans la torpeur de son chagrin. Devant l'imminence du massacre, il se ranima à la pensée qu'il lui restait un devoir, celui d'arrêter l'effusion du sang. Il donna l'ordre d'arborer le drapeau blanc sur la citadelle : lui-même, dans les quelques souvenirs consacrés à la campagne, a mesuré l'ampleur du sacrifice qui consistait à reprendre une part de commandement à l'heure du désastre suprême. Depuis le départ de Châlons, jusqu'à cette époque, l'Empereur s'était fait un devoir de n'intervenir en quoi que ce fût dans les décisions du général en chef. Mais dans ce moment où, par une fatalité inouïe, 80.000 hommes semblaient réduits à mourir sans combattre, il se rappela qu'il était souverain, qu'il avait charge d'âmes, et qu'il ne devait pas laisser massacrer sous ses yeux des hommes qui, plus tard, pouvaient encore servir la Patrie... Il prit sur lui de faire arborer le drapeau parlementaire. En prenant cette décision, Napoléon III comprit toute la gravité de la responsabilité qu'il encourait et entrevit les accusations dont il serait l'objet...[2] Un autre homme encore mesurait avec effroi les responsabilités qui pesaient sur lui, c'était Wimpffen. Au cours de la matinée, il croyait à la victoire, et maintenant toute manœuvre d'ensemble étant impossible, il songeait à une tentative désespérée. Du champ de bataille, il envoya à la sous-préfecture un billet griffonné au crayon, dont l'écriture heurtée, à peine lisible, révélait l'inquiétude, la fièvre, les soubresauts du cheval : Sire, je me décide à forcer la ligne qui se trouve devant le général Lebrun et le général Ducrot, plutôt que d'être prisonnier dans la place de Sedan. Que Votre Majesté vienne se mettre au milieu de ses troupes, elles tiendront à honneur de lui livrer un passage. — 1 heure ¼ — 1er septembre. L'Empereur refusa de se rendre à l'appel du général : Il ne lui convenait pas de sacrifier, pour se sauver, la vie de beaucoup de soldats et de s'échapper avec le général en chef, en abandonnant le reste de l'armée, sans direction, exposé à une perte certaine[3]. Dans la matinée, il eût voulu mourir ; maintenant il voulait vivre pour sauver des vies humaines. D'ailleurs, il était évident, et l'événement en fit la démonstration, que tout projet de forcer la ligne était inexécutable. Dans un écrit laissé par Wimpffen, il soutient que 15 ou 20.000 hommes eussent pu s'ouvrir un passage. Mais à deux reprises, à deux heures, à quatre heures, il fit appel à des volontaires dont il prit le commandement. Il fit répandre le bruit que Bazaine arrivait et qu'on allait lui tendre la main. La première fois, il parvint à réunir 5.000 hommes, la seconde fois 3.000 à peine qui ne purent dépasser Balan, sorte de faubourg de Sedan. Bien que le drapeau parlementaire eût été hissé sur la citadelle, la canonnade était toujours de même violence. Outre que ce lambeau d'étoffe blanche était à peine visible derrière le nuage de la poudre et des incendies, un général l'avait fait enlever au bout de peu de temps, et cependant, il était évident que si l'on n'entrait pas en négociations avec l'ennemi, la bataille se changerait en massacre. Pourquoi le feu ne cesse-t-il pas ? demandait à chaque instant l'Empereur. Partout dans les usines, les casernes, les maisons particulières, on avait improvisé des ambulances, insuffisantes pour l'affluence des blessés et, comme toujours, l'horreur de la guerre, avec les linges sanglants, les amputations, l'odeur du chloroforme apparaissait plus saisissante que dans l'entraînement du champ de bataille. A la sous-préfecture même, on venait de transporter le général Margueritte, atteint d'une affreuse blessure qui avait percé les deux joues et arraché la langue. L'Empereur alla s'asseoir à son chevet et aux paroles attristées du souverain, le mourant, ne pouvant parler, répondit en traçant quelques lignes au crayon : Moi, ce n'est rien, Sire ; mais l'armée, la France !... Une seconde fois, le drapeau blanc fut arboré sur la citadelle. Les trois commandants de corps d'armée, Lebrun Douay, Ducrot, qui depuis le matin combattaient vaillamment, étaient en ce moment — vers 3 heures — emportés rejetés aux remparts, par la débandade de leurs troupes. Déjà parmi les soldats, on entendait le mot de toutes les déroutes : On a été trahi ! Quelqu'un fit remarquer le drapeau blanc. C'est impossible, dit Ducrot ; ce doit être un fanion d'ambulance dont la croix rouge est effacée. Cependant, les trois généraux résolurent de se rendre à la sous-préfecture. Les rues étaient tellement encombrées de voitures, caissons, obstacles de tout genre, qu'ils eurent grand'peine à se frayer passage et arrivèrent séparément, Douay d'abord, auquel l'Empereur dit : C'est un désastre ; l'armée s'est sacrifiée, c'est à mon tour de m'immoler. Le souverain était livide, le visage creusé, ravagé, les paupières gonflées de larmes. A Ducrot, il dit encore : Il n'y avait que votre mouvement de ce matin qui pouvait nous sauver. Il faut absolument faire cesser le feu... Mettez-vous à mon bureau, écrivez... Et Napoléon, dont la voix était presque couverte par le vacarme assourdissant de l'artillerie, dicta quelques mots : Le drapeau parlementaire ayant été arboré, les pourparlers vont être ouverts avec l'ennemi ; le feu doit cesser sur toute la ligne... — Maintenant, signez, dit-il à Ducrot. Mais général refusa. Je ne commande qu'un corps d'armée. C'est au général en chef qu'il appartient de signer une résolution de telle importance, ou tout au moins, au chef d'État-major. — Eh bien, faites signer le chef d'État-Major... Le chef d'État-Major était le général Faure. Quand Ducrot lui présenta le papier, il déclara vivement qu'il n'y apposerait pas sa signature. Bien qu'il fût évident pour tous que la capitulation était inévitable, personne n'osait en prendre la responsabilité ; personne, sauf l'Empereur, qui, malade, affaibli, désespéré, sachant que devant la Nation, devant l'histoire, il s'exposait aux pires accusations, faisait en ce moment montre d'un courage d'un autre ordre, mais non moins méritoire que celui du champ de bataille. Quand le général Lebrun, succédant à Ducrot, parvint à la sous-préfecture, l'Empereur demanda anxieusement : Pourquoi la lutte continue-t-elle ? Il y a une heure que j'ai fait arborer le drapeau blanc. — Sire, l'étendue du champ de bataille suffit à expliquer qu'il soit passé inaperçu. Et d'ailleurs, d'après les usages de la guerre, l'apposition d'un drapeau ne suffit pas ; il eût fallu que le général en chef envoyât un parlementaire. Il fut convenu que Lebrun allait se rendre 112 uprès de Wimpffen pour lequel l'Empereur lui remit une lettre. Ce A ce moment — quatre heures — Wimpffen était près de 5œ porte s'ouvrant sur la route de Balan et Bazeilles, et il rase emblait quelques troupes pour une dernière tentative de ei Aortie. A la vue du fanion blanc, il s'emporta et quoique lié abc avec Lebrun par une camaraderie déjà ancienne, il le reçut assez mal. Lis au moins la lettre de l'Empereur, disait Lebrun... — Non, je ne la lirai pas... je veux qu'on se batte... — C'est faire tuer inutilement quelques hommes, répondit Lebrun, mais enfin j'irai avec toi... Les deux généraux et leur petite troupe parvinrent assez facilement jusqu'à Balan, — 2 à 3 kilomètres, — mais au delà la ligne de feu était infranchissable ; les hommes se débandaient, retournaient vers Sedan. Il n'y a plus rien à faire, dit tristement Wimpffen, en descendant du clocher de l'église — Alors, demanda Lebrun, il est bien entendu que tu donnes l'ordre de rentrer ? — Oui. Et lentement, par échelons, à la tête d'une poignée de braves, Lebrun couvrit la retraite jusqu'aux murailles. Il était cinq heures. La bataille était terminée. A vrai dire, depuis plus d'une heure, elle avait cessé sur la majeure partie de la ligne. A la porte de Torcy, les défenseurs apercevant le drapeau blanc de la citadelle, avaient, par un fanion, répété le signal. Peu à peu, d'autres fanions apparurent aux murailles. La nouvelle fut transmise jusqu'à l'État-Major groupé autour du roi Guillaume qui donna l'ordre de cesser le feu et envoya deux officiers, un colonel et un capitaine, en parlementaires pour sommer le commandant en chef de l'année française, d'entrer en pourparlers de capitulation. Dans l'entourage du roi de Prusse, on ne croyait pas que Napoléon III fût encore avec l'armée : Le vieux renard est trop fin pour se laisser prendre au piège, avait dit Bismarck. Il a sûrement filé sur Paris. On ignorait également que Mac-Mahon eût été blessé. Aussi, les deux officiers allemands, qui croyaient être conduits devant le maréchal, furent stupéfaits de se trouver en présence de l'Empereur. Il leur montra une enveloppe déjà cachetée qu'un de ses aides de camp, le général Reille, devait remettre au roi de Prusse. Il fut convenu que les deux officiers allemands serviraient de guides au général. La marche de la petite cavalcade était assez lente ; à l'une des portes de Sedan, le colonel allemand détacha un officier qui prit le galop pour apporter au roi de Prusse la nouvelle que Napoléon III était dans la place. A deux ou trois reprises, le roi répéta avec émotion : L'Empereur ? L'Empereur est là ? et tout autour de lui la rumeur monta, devint une clameur, un grondement de joie : L'Empereur est là ! L'Empereur est là ! Les cris, les hurrahs étaient si bruyants que le Kronprinz Frédéric s'en montra choqué, déclara que ce tumulte était indigne d'un si grand événement... Bientôt, on vit apparaître le général français. Avec le sens de la mise en scène militaire dont l'Allemand accompagne volontiers un événement historique, des dispositions avaient été prises pour entourer le groupe royal d'un prestige de force et de dignité. Près d'un peloton de cuirassiers de la garde, le Roi, ayant à sa gauche son fils, attendait debout, précédant de quelques pas les autres assistants. Un peu en arrière, le grand-duc de Weimar, le duc de Saxe-Cobourg, Moltke, Bismarck, Roon, et en arrière encore, en demi-cercle, généraux ou officiers de tout grade, et même quelques secrétaires et journalistes. A une centaine de mètres, le général Reille descendit de !levai, s'avança vers le Roi et s'inclinant, tête nue, lui remit la lettre de l'Empereur. Par respect, tous, même le Kronprinz, s'étaient éloignés de quelques pas. Après avoir rendu le salut, Roi dit ; Avant toute négociation, il faut que l'armée mette bas les armes. Pendant qu'il ouvrait l'enveloppe, un silence profond, sur lequel pesait le sentiment qu'on était témoin d'un de ces spectacles extraordinaires qui marquent un changement dans la destinée des empires, avait remplacé la joie tumultueuse des premières impressions. D'un geste, le Roi appela près de lui le Kronprinz, Moltke, Bismarck, qui relut voix haute la lettre de Napoléon. Monsieur mon frère, n'ayant pu mourir au milieu de mes troupes, il ne me reste qu'à remettre mon épée entre les mains de votre Majesté. Je suis de Votre Majesté le bon frère... Après discussion sur les termes de la réponse, dans laquelle le roi, Moltke et Bismarck tenaient à préciser par les mots capitulation de l'armée, le sens qu'ils donnaient à la lettre de l'Empereur, un brouillon fut rédigé par le comte de Hatzfeldt qui, ayant passé plusieurs années à Paris comme secrétaire d'ambassade, connaissait à merveille les nuances de la langue française. On apporta deux chaises, dont l'une, tenue en plan incliné par un officier, servait de pupitre. Debout l'encrier à la main, Hatzfeldt dictait au Roi : Monsieur mon frère, En regrettant les circonstances dans lesquelles nous nous rencontrons, j'accepte l'épée de Votre Majesté, et je la prie de vouloir bien nommer un de vos officiers, muni de vos pleins pouvoirs, pour traiter de la capitulation de l'armée, qui s'est si bravement battue sous vos ordres. De mon côté, j'ai désigné le Maréchal de Moltke à cet effet. Je suis de Votre Majesté le bon frère, GUILLAUME. La nuit était presque venue. A l'horizon, au-dessus de la ville, on distinguait trois foyers d'incendie. Dans l'obscurité commençante, le Roi écrivit encore une courte dépêche pour la Reine, puis en voiture, accompagné de son fils, il regagna son quartier général de Vendresse. Au passage du souverain montaient des clameurs frénétiques, entremêlées çà et là de la note grave d'une musique dont la mélodie avait des lenteurs d'hymne et de prière. De joie, d'émotion, de reconnaissance envers la Providence dont il leur semblait qu'ils étaient l'instrument, les deux princes étaient émus jusqu'aux larmes. Quant à Bismarck, il montrait en ce soir de victoire une gaîté de reître. Dans une brochure d'un habitant de Sedan mentionnant quelques aspects anecdotiques de la bataille, nous trouvons ce souvenir : La joie de Bismarck était bruyante. En voyant son cousin si heureux, le comte de Bismarck-Bolhen s'approcha de lui et lui tendant un flacon de cognac : — Tu as eu une rude journée. Veux-tu te rafraîchir ? — Oui, certes. Et d'un trait, Bismarck vida le flacon, en buvant à l'unité de l'Allemagne. Presque toujours, la démoralisation est le complément de la défaite. Indiscipline, ivresse, maraude, multipliaient les scènes de désordre, d'autant plus apparentes qu'elles étaient serrées dans l'étroit espace d'une ville qui, faite pour une population de vingt mille âmes, en abritait actuellement près de cent mille. Le baron Verly, fils du colonel des Cent Gardes, qui accompagnait Napoléon III, a noté les visions tragiques de cette soirée : Sedan, éclairé par des incendies et des torches semblait un enfer... Place Turenne, un colonel cravachait un général en lui disant : On ne vous a pas vu depuis trois jours... Le général de Failly était insulté par des sergents d'infanterie qui le traitaient de lâche... Autour de la sous-préfecture, un service, assuré par des troupes disciplinées, arrêtait les limites du désordre, l'empêchait de refluer jusqu'à la résidence impériale. C'était dans cette zone, à l'abri des insultes de la rue, que s'étaient réfugiés un certain nombre d'officiers. Devant la sous-préfecture, une dizaine de généraux, assis sur des bancs, attendaient, accablés et silencieux, qu'un peu de calme leur permit de regagner leur logis. D'autres, notamment les commandants de corps d'armée, étaient groupés près de l'Empereur. Il ne manquait que le général en chef Wimpffen. En quittant le champ de bataille, il avait regagné la petite chambre de l'hôtel de la Croix d'Or qu'il partageait avec ses officiers d'ordonnance. Désolé, épuisé de chagrin et de fatigue car il avait passé la nuit précédente près d'un feu de bivouac et depuis le matin n'avait mangé que quelques carottes crues, il s'indignait et s'irritait, en apprenant après coup certains épisodes de la journée — drapeau blanc, visite des généraux Ducrot, Lebrun, Douay, à la sous-préfecture, lettre de l'Empereur au roi de Prusse. Bon militaire, honnête homme, mais ayant perdu dans l'égarement de la douleur la notion du sens et de la proportion des événements, il accusait ses collègues d'indiscipline et arrivait à se persuader que c'était dans leur désobéissance qu'il fallait chercher l'explication du désastre. Vers sept heures du soir, il écrivit à l'Empereur : Sire, je n'oublierai jamais les marques de bienveillance
que vous m'avez accordées. J'aurais été heureux, pour la France et pour vous,
d'avoir pu terminer la journée par un glorieux succès. Je n'ai pu arriver à
ce résultat et je crois bien faire en laissant à d'autres le soin de conduire
nos armées. Je crois, en cette circonstance, devoir donner ma démission de
général en chef et réclamer ma mise à la retraite... Au reçu de cette lettre, l'Empereur demanda à Ducrot, puis à Douay, de prendre le commandement ; mais tous deux ainsi que les autres assistants, firent remarquer que Wimpffen avait réclamé le commandement avec insistance, qu'il n'était pas blessé, qu'on ne pouvait admettre qu'il laissât à d'autres le douloureux devoir de négocier avec l'ennemi. L'Empereur, partageant cette opinion, écrivit alors à Wimpffen : Général, vous ne pouvez donner votre démission lorsqu'il s'agit encore de sauver l'armée par une honorable capitulation. Je n'accepte pas votre démission. Vous avez fait votre devoir toute la journée. Faites-le encore ; c'est un service que vous rendrez au pays. Croyez à mon amitié. Bien qu'entre la résidence impériale et l'hôtel de la Croix d'Or le trajet fût à peine de quelques minutes, une longue heure s'écoula sans réponse. Enfin, Wimpffen se décida à se rendre à la sous-préfecture. Irrité contre ses collègues, irrité contre lui-même, car il comprenait à cette heure quelle faute il avait commise en réclamant le commandement, auquel s'attachaient de si cruelles responsabilités, il était en proie, en pénétrant dans le cabinet de l'Empereur, à une exaltation visible. Il entra avec éclat, en levant les bras, a raconté un témoin de la scène, puis, devançant les reproches que, dans le malheur commun, personne ne songeait encore à formuler : Sire, si j'ai perdu la bataille, c'est que vos généraux ont refusé de m'obéir... A ces mots, Ducrot se lève violemment, et face à face avec Wimpffen, laisse éclater en quelques phrases hachées de colère, l'irritation que depuis, plusieurs heures, il avait peine à contenir. Que dites-vous ? On a refusé de vous obéir ? Est-ce à moi que vous faites allusion ? Hélas ! vos ordres n'ont été que trop bien exécutés. Si nous subissons un affreux désastre, plus affreux que tout ce qu'on pouvait imaginer, c'est à vous, c'est à votre folle présomption que nous le devons. Seul, vous êtes responsable. En entrant dans une pièce faiblement éclairée, Wimpffen n'avait pas remarqué qu'il avait devant lui les généraux qu'il accusait d'indiscipline. Surpris par la brusque sortie de Ducrot, il répondit un peu faiblement : Eh bien, si je suis un incapable, raison de plus pour que ma démission soit acceptée... — Non, répliqua avec emportement Ducrot, vous conservez le commandement. Vous l'avez exigé ce matin lorsque vous croyiez à la victoire. Puisqu'il y a défaite et capitulation, vous devez en porter la honte... Quelques mots attristés de l'Empereur, l'intervention des assistants mirent fin à cette scène pénible. On entraîna Ducrot au dehors, et le souverain resta seul avec Wimpffen. Sous sa rude écorce de vieux soldat, auquel une physionomie tourmentée donnait un aspect peu aimable, Wimpffen avait du cœur. Touché de la bienveillance de Napoléon III, ému du sentiment de délicatesse qui semblait faire oublier au souverain sa propre douleur pour compatir à la douleur du chef vaincu, il accepta la mission de se rendre de suite à Donchery, au quartier général allemand, pour discuter les conditions de la capitulation. A la conférence de Donchery, Wimpffen avait emmené le général
Castelnau, chargé par l'Empereur de dire que si Napoléon
s'était abandonné à la merci du roi de Prusse, c'était dans l'espoir que le
Roi accorderait à l'armée française une capitulation digne de son courage...
Dès qu'eut été faite la communication de Castelnau, Bismarck demanda : Quelle est l'épée dont Sa Majesté entend faire la remise ?
Est-ce la sienne ou celle de la France ? Si c'est celle de la France, votre communication
est de la plus haute importance... Castelnau, troublé de la gravité
qu'attachait le chancelier à la réponse qu'il allait faire, sachant d'ailleurs
que Napoléon était dans l'intention de laisser au gouvernement de la Régence
entière liberté d'action pour engager des négociations de paix, répondit : Il s'agit seulement de l'épée de l'Empereur. — Alors, répliqua le chancelier, c'est la continuation de la guerre ; nous ne pouvons
admettre d'autre condition que la captivité et l'internement de l'armée en
Allemagne. — Et Moltke, rapide comme
l'éclair, avec un sourire de satisfaction qui illuminait son visage d'oiseau
de proie, s'était hâté de confirmer qu'il ne pourrait être question d'autres
conditions...[4] En vain, pendant deux heures, Wimpffen essaya d'attendrir le vainqueur, tantôt se faisant presque suppliant, tant déclarant avec fierté qu'à défaut de conditions honorables il reprendrait la bataille. Avec une concision glaciale, impénétrable à toute émotion généreuse, Moltke se contentait de répondre : Eh bien, reprenez la bataille. L'armistice prendra fin demain matin. Vous avez à peine 80.000 hommes, peu de munitions, des vivres pour quarante-huit heures. Nous avons 230.000 hommes, 400 pièces de canon... Reprenez la bataille. A une heure du matin, Wimpffen était de retour à Sedan. L'Empereur, brisé de fatigue, était au lit. Sire, dit le général, c'est la captivité et l'internement en Allemagne de toute l'armée. Il n'y a plus qu'une démarche personnelle de vous qui laisse l'espoir d'obtenir quelques adoucissements... — Ce matin même, dans quelques heures, répondit le souverain, j'essaierai de voir le Roi. A six heures du matin, par une matinée brumeuse, la calèche dans laquelle avaient pris place Napoléon et les généraux de la Moskowa, Pajol, Waubert de Genlis, quitta la sous-préfecture. Déjà la porte de Paris était occupée par un poste bavarois. Napoléon demanda en allemand, à un capitaine, où se trouvait le roi de Prusse. L'officier ne savait au juste ; il indiqua vaguement la direction de Donchery, à 5 kilomètres, et Reille, qui était à cheval, prit les devants pour annoncer la visite de l'Empereur. Mais à Donchery, il n'y avait que Moltke et Bismarck. Ce dernier, logé chez le médecin du bourg, était encore au lit. De la fenêtre, il échangea quelques paroles avec Reille, s'habilla précipitamment et monta à cheval, épuisé sans être lavé, et couvert de poussière. (Lettre de Bismarck.) En quelques minutes, il avait rejoint la voiture de l'Empereur qu'il aborda avec le même respect que s'il avait été à Saint-Cloud. Voir le Roi ? C'était impossible. Sa Majesté était à Vendresse, à 9 ou 10 kilomètres. Mais si l'Empereur lui accordait l'honneur d'un entretien, Bismarck s'empresserait de transmettre ses paroles à son souverain, et l'on se remit en marche dans la direction de Donchery. Il y avait et il y a encore, à quelques mètres en bordure de la route de Sedan à Donchery, une très modeste maison à un étage, presque une chaumière. En 1870, cette maisonnette appartenait à deux frères, ouvriers tisseurs d'origine belge. Il y a quelques années, on y avait installé une sorte de cabaret qui, d'après ce que nous avons entendu dire, n'avait pas très bonne réputation dans la région : Nous pourrions nous arrêter ci, dit l'Empereur. Bismarck fit observer que la maison était misérable, que peut-être elle abritait quelques blessés ; cependant, sur l'insistance de Napoléon, on visita la bicoque. Le rez-de-chaussée, qui avait servi de bivouac, était jonché de paille ; mais au premier, une petite chambre blanchie à la chaux semblait assez propre. Une table, deux chaises, constituaient tout le mobilier, et la conversation commença, pénible, ennuyeuse même, a dit Bismarck. En effet, chacun des interlocuteurs poursuivait un objectif particulier. L'Empereur s'efforçait d'obtenir une capitulation sans captivité de l'armée. S'il n'était pas possible qu'elle restât en France, peut-être pourrait-on, avec l'assentiment du Gouvernement belge, l'interner en Belgique ? C'est une question d'ordre militaire dont je ne puis m'occuper, répondait Bismarck, mais je suis prêt à examiner avec Sa Majesté, les conditions d'un traité mettant fin à la guerre. — Non, répliquait tristement l'Empereur, je suis prisonnier ; c'est au Gouvernement de Paris — Régente, Ministres, Chambres, — qu'il appartient de suivre les négociations. L'arrivée de Moltke ramena l'entretien sur les conditions de la capitulation. Napoléon III demanda que rien ne fût arrêté avant l'entrevue qui devait avoir lieu. M. de Moltke ne promit rien. Il annonça seulement qu'il allait se rendre à Vendresse, où se trouvait le roi de Prusse. Le comte de Bismarck engagea l'Empereur à se rendre au château de Bellevue, qui avait été choisi pour être le lieu de l'entrevue. Il devenait manifeste qu'elle serait retardée jusqu'à la signature de la capitulation[5]. Plus tard, Bismarck, donnant à ses familiers l'impression qu'il conservait de cette matinée, disait : Napoléon avait les yeux remplis de grosses larmes, mais bientôt il se domina et reprit une attitude pleine de dignité. Vers huit heures du matin, Moltke et Bismarck l'avaient quitté, l'un sous le prétexte de voir le Roi, l'autre pour préparer l'installation du prisonnier au château de Bellevue. En attendant le retour du Chancelier, Napoléon s'était assis devant la petite maison du tisseur. La journée, d'abord brumeuse, s'annonçait orageuse et lourde. A mesure que montait le soleil, la route s'animait au passage des détachements et des convois. Des curieux s'arrêtaient devant la maisonnette ; on savait que là était l'Empereur, reconnaissable à sa démarche lourde, à ses gants de peau blanche. On le voyait tantôt assis, tantôt parcourant lentement les allées encadrant quelques carrés de légumes. Il avait repris son masque d'impassibilité, mais, nerveusement, fumait cigarette sur cigarette, les rejetant à peine allumées. L'armée est défaite et captive. Moi-même, je suis prisonnier. C'est par ce télégramme d'une concision tragique que Napoléon III fit connaître à l'Impératrice la nouvelle du désastre. En arrivant à Bellevue, où l'avait accompagné une escorte de cuirassiers blancs, il avait reçu, d'un détachement bavarois, les honneurs dus à un souverain. Bismarck lui avait appris que le roi de Prusse lui rendrait visite dans la journée. Tout en ne faisant aucune concession d'ordre militaire et en exploitant à l'extrême rigueur les conséquences de la victoire, le vainqueur s'efforçait d'entourer le souverain prisonnier de toutes les marques extérieures du respect. Presque en même temps que Napoléon III, le général de Wimpffen était arrivé à Bellevue. Pendant que, dans une pièce du rez-de-chaussée, les généraux échangeaient les signatures de la convention réglant les conditions de la capitulation, l'Empereur, anéanti de fatigue et de chagrin, s'était étendu sur un canapé dans une chambre du premier étage. Lorsque Wimpffen vint prendre congé, il se leva, lui tendit les bras et, ne pouvant parler sous l'étreinte des sanglots, il l'embrassa. Vers deux heures, une rumeur de cavalcade, des acclamations de détachements rangés au bord de la route, annoncèrent l'arrivée du roi. Napoléon, en grand uniforme, se raidissant pour paraître impassible, mais révélant par le visage d'un gris de cendre l'effondrement des forces physiques et morales, attendait au bas d'un escalier. Tout en étant persuadé que la France était responsable de la guerre, car il ignorait les machinations de Bismarck qui l'avaient rendue inévitable, le roi conservait à l'égard de Napoléon, des sentiments de sympathie qu'il exprima par une attitude compatissante. Après avoir tendu les mains vers celles de l'Empereur, il prit son bras pour l'aider à franchir quelques marches, et les assistants les plus proches purent entendre les premières paroles : Sire, le sort des armes a décidé entre nous, mais il m'est bien pénible de revoir Votre Majesté dans cette situation. Ce qui frappa les témoins de cette scène, ce fut le contraste qu'offrait l'aspect physique des deux souverains, Guillaume, de haute stature et, malgré ses 73 ans, robuste et droit dans son uniforme ; Napoléon, voûté, les épaules lourdes, la démarche incertaine. Et ce contraste s'accentuait encore par l'effet d'une circonstance fortuite qui semblait imposer une comparaison entre deux races et deux civilisations. Les équipages impériaux venaient d'arriver de Sedan et étaient rangés devant le château. Voitures de gala, laquais galonnés, postillons poudrés, cuisiniers même, offraient un spécimen du luxe des décadences, tandis que la troupe des cavaliers, parmi lesquels le chancelier de la Confédération figurait en uniforme de cuirassier, donnait une impression de rudesse guerrière et cette antithèse prenait une valeur de symbole, permettait de mieux comprendre pour quelles causes l'un des peuples était vainqueur et l'autre vaincu. L'entrevue des deux souverains, qui dura à peine un quart l'heure, n'eut aucune importance politique. L'offre, par le roi, de la résidence de Wilhelmshöhe, près de Cassel, l'examen sur une carte apportée par le roi de l'itinéraire à suivre, le choix par l'Empereur de ses compagnons de captivité, écartèrent d'autres sujets de conversation plus délicats et plus difficiles. Les deux souverains restèrent debout, devant la fenêtre d'une pièce très exiguë, séparée d'un salon par un vitrage. Un détail dont la tradition a été conservée par les propriétaires actuels du château montre à quel point l'entretien fut simple et dénué de tout apparat. Aucun garde, aucun domestique n'étant à proximité, le Kronprinz, le prince Achille Murat et le général Lepic eurent quelque peine à fermer la porte de la véranda, restée ouverte depuis longtemps et gonflée d'humidité. Nous étions tous deux fort émus, écrivait le lendemain le Roi à la Reine. Il demanda ce que je déciderais à son sujet. Je lui proposai Wilhelmshöhe, résidence qu'il accepta. Il sollicita d'emmener les personnes de sa suite, toutes choses que j'accordai, bien entendu. Ensuite, il fit l'éloge de mes troupes, surtout de l'artillerie, qui n'avait pas d'égale. Il blâma l'indiscipline de son armée... Au moment de nous séparer, je lui dis que je le connaissais assez pour être persuadé qu'il n'avait pas voulu la guerre. Lui : — Vous avez parfaitement raison, l'opinion publique m'y a forcé. — Moi : — L'opinion publique elle-même a été forcée par le Ministère —. J'ajoutai qu'à la constitution de ce ministère, j'avais lie senti que le changement de système serait fâcheux pour son règne, ce qu'il approuva en haussant les épaules. Toute la conversation parut le soulager, et j'ai le droit de croire que j'ai sensiblement adouci sa situation. Nous nous séparâmes tous deux fort émus. Dans la journée, Napoléon écrivit à l'Impératrice une lettre qui est un cri de douleur : Quartier Impérial, 2 septembre 1870. Ma chère Eugénie, il m'est impossible de te dire ce que j'ai souffert et ce que je souffre. Nous avons fait une marche contraire à tous les principes et au sens commun. Cela devait amener une catastrophe. Elle est complète. J'aurais préféré la mort à être témoin d'une capitulation aussi désastreuse et cependant, dans les circonstances présentes, c'était le seul moyen d'éviter une boucherie de soixante mille personnes. Et encore, si tous mes tourments étaient concentrés ici ! Je pense à toi, à notre fils, à notre malheureux pays. Que Dieu le protège ! Que va-t-il se passer à Paris ? Je viens de voir le Roi. Il a eu les larmes aux yeux en me parlant de la douleur que je devais éprouver. Il met à ma à disposition un de ses châteaux, près de Hesse-Cassel. Mais que m'importe où je vais ? Je sens que ma carrière est brisée et que mon nom a perdu son éclat. Je suis au désespoir... La nuit vint sans apporter l'apaisement du sommeil, du silence et de l'isolement. Malgré la pluie, le Roi consacra la soirée à la visite des cantonnements, et la vague de clameurs enthousiastes parvenait jusqu'au château de Bellevue. Bazeilles brûlait encore, trouant l'obscurité de lueurs sinistres. La plupart des soldats allemands croyaient la guerre terminée. Au passage du Roi, ils criaient leur joie, allumaient des torches de paille, entonnaient l'hymne de victoire, Heil dir im Siegerranz ! D'autres orchestres répondaient, tantôt graves, tantôt joyeux, et bien avant dans la nuit les hurrahs se prolongèrent, apportant jusqu'à l'Empereur captif un grondement d'orage lointain. Le départ était fixé au lendemain, 3 septembre, huit heures du matin. Sur le désir exprimé par l'Empereur, le roi de Prusse avait consenti à ce qu'une partie du trajet fût effectuée par la Belgique. Sept ou huit voitures, breaks, chars à bancs, fourgons de bagages, encadrées par une avant-garde de uhlans et une escorte de hussards de la Mort, étaient rangées devant le château, lorsque le souverain, livide, grelottant de fièvre, se soutenant à peine, apparut au perron. La pluie tombait avec violence. La voiture destinée à l'Empereur était un coupé deux places, aux volets de bois permettant d'isoler le voyageur. Autant pour se garantir de la pluie que pour échapper à la curiosité des regards, l'Empereur était enveloppé un caban, sans broderies ni insignes, dont l'ample capuchon pouvait cacher une partie du visage. Pour éviter la traversée de Sedan et les abords du champ de bataille, le cortège avait fait un long détour. Cependant, il rencontra de nombreux détachements allemands et les premiers convois de prisonniers français. Cette marche fut un supplice, écrivait le lendemain l'Empereur. Le témoignage de plusieurs compagnons de l'Empereur — général Castelnau, marquis de Massa, docteur Anger — exprime un sentiment d'admiration pour la tenue, l'ordre, la discipline des troupes allemandes. Je dois dire, écrit le général Castelnau, que je suis resté émerveillé de ce spectacle. Malgré les fatigues, les combats des jours précédents, le temps affreux de la nuit, la tenue était parfaite, les hommes d'une propreté remarquable ; on eût dit une troupe se rendant à la parade... Aucun crève-cœur ne fut épargné à l'Empereur dans cette triste journée... C'est ainsi qu'il vit défiler, à côté de sa voiture, les canons qui nous avaient été pris dans la journée du 1er... et de nombreux détachements de prisonniers français, zouaves, turcos, troupes de ligne, marchant sans ordre et sans tenue, causant les uns avec les autres, absolument comme ils avaient l'habitude de le faire depuis le commence ment de la campagne. Ceux qui auront fait entre les deux armées la comparaison, y auront trouvé en grande partie, l'explication de nos désastres. L'Empereur ne put retenir ses L. larmes en voyant défiler les tristes débris de son armée. Il disait adieu de la main aux soldats et fut souvent obligé de se rejeter au fond de sa voiture, pour cacher sa trop vive émotion. Les cadres de l'armée allemande réprimaient durement, même par des voies de fait, toute infraction à la discipline. Le Dr Anger note un incident pénible dont il fut le témoin : Un de ces malheureux prisonniers, égaré par la douleur, s'écria en passant devant la voiture de l'Empereur : — Va, tu nous a vendus et trahis pour sauver tes équipages... — L'infortuné n'avait pas achevé sa phrase, qu'il reçut un maitre soufflet de l'officier qui était à ses côtés... Tandis que ce triste cortège s'acheminait vers la frontière, Paris demeurait encore dans l'ignorance du désastre et les journaux ayant paru le 3 septembre donnaient des informations d'un incroyable optimisme. Voici ce qu'au cours de cette matinée du 3 septembre on pouvait lire dans le Figaro : D'après nos renseignements particuliers, de graves événements se seraient accomplis le 1er septembre. Le maréchal de Mac-Mahon, après avoir été renforcé par le corps de Vinoy, a livré un combat dans lequel nos armes auraient remporté un succès éclatant. Les Prussiens seraient vaincus, culbutés, et trente canons leur auraient été pris... D'un autre côté, Bazaine est sorti de son Quartier Général, et si le document que nous recevons est exact, le mot massacre, appliqué à l'armée allemande ne serait pas exagéré... Le même journal mentionnait encore une dépêche d'Arlon : Une batterie de mitrailleuses a détruit des détachements entiers... Des lettres de Berlin signalent dans le peuple un grand mécontentement. Le pain de seigle, qui se payait avant la guerre un franc, vaut aujourd'hui un thaler (3,75)... Non seulement d'autres journaux reproduisaient des nouvelles analogues, mais le général commandant la 1re division du 13e corps, télégraphiait de Reims au Ministre de la Guerre : J'apprends indirectement que le maréchal a livré un combat très meurtrier au roi de Prusse en personne et à son fils. On parti prétend même que les Prussiens ont eu près de 80.000 hommes hors de combat... On me rend compte à l'instant que de nombreuses troupes (allemandes) arrivent à Chions depuis cette nuit, toutes en désarroi... On m'affirme à l'instant que e roi Guillaume et son fils ont couché cette nuit à Clermont ni Argonne, étant en pleine retraite... J'apprends indirectement... On me rend compte... On n'affirme... Quelle était l'origine de ces informations ? Très vraisemblablement, elles émanaient du service d'espionnage allemand. Nous avons déjà signalé quelle place l'État-Major allemand avait donné à l'élément psychologique, dans la préparation de la guerre... Inventer et propager de bonnes nouvelles, puis brusquement les remplacer par l'annonce d'une défaite, cela devait apporter et développer chez l'adversaire, le découragement, la panique, les défaillances. Un peuple démoralisé est déjà à demi vaincu. A la frontière belge, l'escorte de cavaliers s'arrêta. Seuls, un général et quelques officiers allemands devaient accompagner jusqu'au terme du voyage l'Empereur, qui, pour éviter au Gouvernement belge l'embarras de décider s'il serait reçu comme souverain, était censé voyager incognito sous le nom de comte de Pierrefonds. A Bouillon, première étape, on craignait une manifestation hostile, car un attaché à la légation française, arrivant de Bruxelles, avait signalé la présence à Bouillon d'un certain nombre d'exilés français, et notamment celle d'un fils de Victor Hugo. Cependant, sur la place Saint-Arnould, devant l'hôtel modeste, presque une auberge, où des chambres avaient été retenues, la foule qui attendait depuis plusieurs heures, accueillit l'Empereur par de chaleureuses acclamations. On entendit même quelques cris de A bas la Prusse, et une voix : Sire, ne pleurez pas, vous reviendrez. (Récit du général Castelnau.) Napoléon III, très ému, fit ouvrir une fenêtre pour remercier, tout en faisant signe de la main qu'il désirait qu'on cessât les acclamations. Avant la fin du dîner, pendant lequel il ne mangea pas et resta silencieux, il remonta dans sa chambre en demandant du feu et du thé. Il était seul, tellement absorbé dans sa tristesse que l'hôtesse dut frapper plusieurs fois avant de se faire entendre. Paris, qu'allait-il se passer à Paris ? Sa préoccupation dominante était d'y faire parvenir des détails, le récit des circonstances expliquant quelle avait été l'affreuse nécessité de la capitulation. Le lendemain, il fit appeler un de ses aides de camp, le général Lepic. Je vous prie, dit-il, de vous rendre à Paris le plus rapidement possible. Voyez l'Impératrice, voyez les Ministres, voyez tout le monde. Racontez ce que vous avez vu, dites la vérité entière, complète. La vérité seule peut expliquer la catastrophe. Seule, elle peut nous faire absoudre. — Il se leva, me tendit la main ; il était pâle, les yeux remplis de larmes... (Récit du général Lepic.) C'était à Libramont, tout proche de Bouillon, que l'Empereur et ses compagnons devaient prendre le chemin de fer pour atteindre la ligne se dirigeant par Liège et Verviers sur l'Allemagne. Un récit du journal L'Indépendance Belge, du 5 septembre, donne quelques détails sur cette traversée de la Belgique : Dimanche, à midi, Napoléon était à Libramont, petite station sur la ligne du Luxembourg... Le train qui devait l'emmener n'était pas prêt. Une heure au moins s'est écoulée avant le départ. Cette heure, l'ex-Empereur en a passé la moitié dans la salle d'attente de la gare ; l'autre moitié sur le quai, causant avec plusieurs personnes, notamment avec M. le comte de Montholon, qui ne pouvait retenir ses larmes. — Il était 3 heures, 50 minutes, lorsque le train entrait en gare de Liège. L'ex-Empereur n'a pas eu à souffrir de la curiosité publique et son attitude a prouvé qu'il ne la redoutait pas. La population ignorait que Napoléon dût passer devant Liège. Il n'y avait donc pas beaucoup de monde dans la gare, cent cinquante personnes tout au plus, les employés du chemin de fer et des voyageurs débarqués à Liège quelques instants auparavant. Les impressions qu'a laissées cette apparition sur les personnes présentes sont des plus variées. — Il a une bonne figure, tout de même, disait l'un. Un autre était frappé de son calme et constatait qu'il fumait encore son éternelle cigarette. D'après un troisième, ses traits vieillis, son œil terne, sa pâleur, révélaient une grande fatigue et un immense énervement. Les assistants ont gardé devant Napoléon un profond silence. Au moment du départ, les hommes ont levé leur chapeau. Ce fut à Verviers, où il passa la nuit du 4 au 5 septembre, que l'Empereur apprit la révolution de Paris, qui renversait l'Empire et proclamait la République. Lui-même l'annonça à ses compagnons en paraissant surtout affecté du sort de l'Impératrice, dont il n'avait aucune nouvelle. Nous restons consternés, écrit le général Castelnau. L'événement cependant n'était pas imprévu. Napoléon III qui, dans les derniers jours d'août, se tenait en correspondance ici quotidienne avec le préfet de police, était au courant de l'exaltation de l'opinion publique et savait à quel point la dynastie était menacée. L'article de L'Indépendance Belge, que nous avons cité précédemment, mentionnait que son insouciance avait frappé toutes les personnes présentes. L'expression est de à exacte et dénote une connaissance imparfaite du caractère de Napoléon III qui s'efforçait toujours de voiler sous la froideur d'un visage impassible et impénétrable, les émotions dont dit ion âme était le plus violemment agitée. Au moment du désastre, les forces morales avaient fléchi, s'étaient effondrées sous l'immense douleur. A plusieurs reprises, il n'avait pu dissimuler ses larmes. Sur le point de franchir la frontière et de prendre contact avec les autorités allemandes, il se ressaisissait et s'efforçait de masquer la prostration du vaincu sous dignité du souverain. Le 5 septembre, à dix heures du soir, le train entrait en gare de Cassel. Sur le quai, attendaient le général comte de Monts, gouverneur de la ville, et cinq ou six fonctionnaires de grade élevé. Un piquet de hussards, une compagnie d'infanterie rendaient les honneurs. Malgré une pluie violente, une foule assez nombreuse stationnait aux abords de la gare. La veille, un télégramme du roi avait recommandé tous égards de la part des autorités et une attitude convenable du public. Des ordres sévères avaient été donnés et il n'y eut ni cris ni manifestations hostiles. Après avoir échangé quelques mots insignifiants avec le général de Monts, Napoléon, la main à la visière du képi, passa en revue la petite troupe qui rendait les honneurs, puis il monta en voiture avec le Gouverneur pour se rendre au château, distant de cinq à six kilomètres. |