L'état de santé de Napoléon III au début de l'année 1870. — Émotion en France à la nouvelle de la candidature au trône d'Espagne d'un prince de Hohenzollern. — Après plusieurs incidents, la candidature semble abandonnée. — Mais l'attitude de la Chambre des Députés et le langage violent des journaux entraînent le Ministère à demander au roi de Prusse de prendre l'engagement que le projet de candidature ne sera pas repris dans l'avenir. — Le roi ne consent pas à prendre cet engagement et refuse d'accorder audience à l'ambassadeur français. — Indignation et colère à Paris. — En raison de l'émotion de l'opinion publique, l'Empereur et ses ministres, après bien des hésitations, se laissent entraîner à la guerre dont la déclaration est remise le 19 juillet à Berlin.LA CATASTROPHE DE 1870 NAPOLÉON III n'avait jamais été d'une santé très robuste. Dans ses mémoires, la reine Hortense mentionne à plusieurs reprises l'état maladif de sa première enfance : Il était si faible, que je pensai le perdre en naissant. Il fallut le baigner dans du vin, le mettre dans du coton pour le rappeler à la vie. Par sa ressemblance physique et son tempérament, Napoléon III se rattachait plus aux Beauharnais qu'aux Bonaparte, et dans la famille Beauharnais, en général, on n'atteignait pas un âge très avancé. Joséphine était morte à 51 ans, Hortense à 54 ans, Eugène à 43 ans. Morny, le demi-frère, chez lequel le type Beauharnais était sensible, devait mourir à 54 ans. Quant à l'ascendance paternelle, on sait que le roi Louis, à partir de 35 ans, était à demi paralysé. Cependant l'air salubre de la montagne, la pratique des sports — chasse, équitation, natation — firent disparaitre chez l'adolescent la débilité du premier âge. Elle revint lors de la détention de Ham, sous forme de rhumatismes et d'anémie. Au cours de l'année 1864, apparurent de graves symptômes de maladie constitutionnelle. Un des familiers de Napoléon III, qui a laissé des souvenirs publiés sous le pseudonyme de Baron d'Ambès[1], note dans son journal : L'Empereur a passé à la fin d'août une heure bien critique. Il m'a conté les douleurs épouvantables d'une nuit qu'il crut la dernière de sa vie. Larrey a diagnostiqué un calcul vésical, défendu désormais le séjour à Vichy. La marche de l'affection était lente, insidieuse, interrompue par d'assez longues accalmies qui rendaient au malade l'espoir le guérir sans qu'il eût besoin de se soumettre à un traitement ennuyeux et pénible. A cet espoir de guérison s'ajoutait le souci de laisser ignorer au public, à l'entourage, à l'Impératrice même, ses inquiétudes de santé. Chez un souverain, une maladie devient une affaire d'État. La pensée qu'une consultation, un traitement, une opération seraient l'occasion de bulletins, commentaires de presse, intrigues politiques ou spéculations de Bourse, était pour Napoléon III insupportable. Lorsque le retour des crises obligeait l'Empereur à garder la chambre ou le lit, le prétexte rhumatismes était une explication commode qui rassurait l'entourage et l'Impératrice elle-même. Cependant, quel que fût l'optimisme officiel, ceux qui, aux derniers mois du règne, avaient l'occasion d'approcher l'Empereur, remarquaient une lenteur de mouvements, une gêne dans la marche — la tête penchée du côté droit, les épaules lourdes, s'appuyant souvent sur la canne, dont la poignée était une tête d'aigle d'or — et parfois une tristesse que l'âge ne suffisait pas à expliquer. On savait aussi que Napoléon III ne montait presque plus à cheval et qu'à plusieurs reprises, on avait dû, en raison de sa fatigue, écourter les chasses de Compiègne. En plein été, il se plaignait du froid, faisait allumer de grands feux, et parfois, tout en présidant le Conseil des Ministres, se levait pour mettre une bûche au foyer. Bien qu'il fût peu disposé aux confidences, il disait à son secrétaire, Franceschini Pietri qu'il sentait aux reins comme un paquet d'aiguilles. L'Impératrice finit par s'alarmer. Une parente de l'Empereur, la duchesse de Mouchy, née Murat, lui avait parlé d'un jeune chirurgien, en qui elle avait la plus grande confiance, le docteur Germain Sée, qui, plus tard, devait parcourir une belle carrière médicale, mais qui, à ce moment, était encore peu connu. On pourrait l'appeler à Saint-Cloud, où sa venue passerait inaperçue, sans que rien la distinguât de celles de visiteurs qui, presque chaque jour, obtenaient audience. Cette combinaison plut à l'Empereur et la consultation fut fixée au 19 juin 1870. Bien que l'examen ait été assez superficiel, car le docteur Germain Sée ne s'était pas cru autorisé à procéder à un sondage, les symptômes étaient caractéristiques. Sans instituer de traitement proprement dit, le chirurgien insista vivement pour qu'une consultation fût demandée à des spécialistes en renom, Nelaton et Ricord, qui d'ailleurs avaient déjà soigné l'Empereur, et pour préparer cette consultation, il rédigea un long rapport, destiné à rester confidentiel entre ses confrères et lui. Les conclusions du docteur Sée étaient très nettes : Une maladie caractérisée par ces trois phénomènes : 1° Hématuries répétées ; 2° Urines purulentes depuis près de trois ans ; 3° Dysurie fréquente ne peut être rapportée qu'à une pyélocystite calculeuse. En langage vulgaire cela signifiait la pierre. Le 2 juillet suivant, Nélaton, Ricord, Fauvel, Corvisart, les sommités de la médecine de ce temps, se réunirent auprès de l'Empereur. Ils firent, dit-on, quelque difficulté pour admettre à la consultation le docteur Sée et ne s'inclinèrent que sur le désir formel de l'Impératrice, non certes par rivalité ou jalousie professionnelles, mais parce que, ayant déjà pris connaissance de son rapport, ils le trouvaient trop décisif, et d'une netteté qui ne pouvait avoir comme conclusion qu'une intervention chirurgicale qu'ils estimaient dangereuse. Dans la conférence entre médecins qui suivit la consultation, la discussion fut assez vive. Si l'Empereur était un malade ordinaire, inscrit sous un numéro d'hôpital, vous l'auriez déjà sondé, dit le docteur Sée. Nélaton, sans contester la nécessité d'une exploration par sondage, objecta qu'elle ne pouvait être faite actuellement, en raison de l'inflammation des organes. La vérité, c'est qu'il connaissait aussi bien que son jeune confrère l'existence de la pierre. C'est encore qu'il savait que, si une opération était décidée, il en serait chargé et que l'état général du malade étant précaire, il la jugeait dangereuse, peut-être mortelle. Finalement, cette consultation n'eut d'autre résultat que des conseils vagues. Nélaton, ayant refusé de signer le rapport du docteur Sée, ses confrères imitèrent son exemple : Pour le moment, rien d'inquiétant... On verra plus tard. Tel fut le résumé de l'opinion formulée pour le malade et pour l'Impératrice. Mais quinze jours plus tard, la guerre était déclarée et le déplorable état de santé du souverain, dont la répercussion se révèlera par des hésitations, des défaillances de volonté, des faiblesses de commandement, doit être compté comme une des principales causes du désastre dans lequel sombreront la France et la dynastie. LA CANDIDATURE HOHENZOLLERN Depuis le mois de septembre 1868, une révolution avait détrôné la reine Isabelle II, et l'Espagne était en république. Il serait plus exact de dire qu'elle était en pleine anarchie gouvernementale, les auteurs de la révolution ne pouvant arriver à s'entendre et plusieurs factions — républicains, alphonsistes, carlistes, montpensiéristes, etc. — entretenant dans la péninsule une atmosphère de troubles et d'intrigues. L'un des principaux acteurs de la révolution de 1868, le maréchal Prim, ministre de la Guerre, s'était mis en quête d'un roi, et à tort ou à raison, il croyait qu'un prince étranger aurait plus de chances qu'un espagnol de rallier les suffrages des Cortés. Prim était intelligent, audacieux, sans scrupules, et il est certain que, dans la recherche d'un prétendant, il apportait l'arrière-pensée de faire du futur souverain une créature docile, qui lui laisserait l'exercice du pouvoir. Il avait songé tout d'abord à l'ancien roi de Portugal, don Fernand, qui, n'ayant été que Prince Consort, avait dû, à la mort de sa femme, céder le trône à son fils. Don Fernand était un sage. Bénéficiaire d'un fort apanage en Portugal, installé dans une magnifique résidence, il ne se souciait guère d'accepter une couronne fragile dans un pays déchiré de dissensions. Il refusa. Prim ou ses agents s'adressèrent successivement à un fils et à un neveu de Victor-Emmanuel, les ducs d'Aoste et de Gênes, à un prince de Cobourg, à un prince allié à la famille royale d'Angleterre. L'offre parut à tous peu tentante, car par tous elle fut déclinée. Au cours de l'année 1869, un nouveau nom fut jeté comme un ballon d'essai, celui du prince Léopold de Hohenzollern qui, quoique allemand, remplissait la condition exigée pour la royauté espagnole, celle d'appartenir à la religion catholique. Bismarck était favorable à cette candidature, non qu'il nourrit déjà à cette époque les noirs desseins d'y trouver une occasion de conflit avec la France, mais parce qu'il lui semblait que l'influence, l'industrie et le commerce allemands ne pouvaient que gagner à la réalisation de ce projet. Avec beaucoup de bon sens, le roi de Prusse, dont l'adhésion était nécessaire, sinon comme souverain, au moins comme chef de la famille Hohenzollern, discerna que cette accession d'un de ses parents à un trône étranger pouvait donner naissance à des complications internationales. De son côté, le jeune prince était peu désireux de régner sur un peuple à la fois arriéré et turbulent, que la lutte incessante de factions rivales rendait ingouvernable. Après une conversation avec le roi de Prusse, tous deux — suivant l'expression même du roi — rejetèrent cette idée de candidature dans un même badinage. Mais Bismarck n'était pas homme à abandonner si facilement un projet. Soit par émissaires secrets, soit par correspondance chiffrée, il restait en communication avec Prim, et selon toute vraisemblance, le subventionnait largement sur ce qu'il appelait le fonds des reptiles, provenant du séquestre des biens du roi de Hanovre et de l'Électeur de Hesse. Il s'agissait de créer en Espagne un parti Hohenzollern qui ranimerait le débat en offrant à nouveau la couronne vacante et donnerait l'impression d'exprimer le vœu de la nation espagnole. Auprès des ministres ou des députés aux Cortès, Prim faisait valoir tous les avantages de l'élection d'un prince dont le père était fort riche — on parlait de cinq à six millions de revenus —. De son côté, Bismarck s'assurait de puissantes influences dans la famille du candidat, dont la femme, fort ambitieuse, était étrangement émue par la perspective d'une couronne royale. Portugaise de naissance — c'était la fille de don Fernand dont il vient d'être question —, elle était également séduite par un projet qui la rapprocherait de son pays d'origine. Quant au père et à la mère du prince Léopold, ilà avaient le désir d'assurer un bon établissement à l'un de leurs fils et se montraient plus sensibles au prestige attaché au trône d'Espagne qu'aux difficultés de toutes sortes qui attendaient le nouveau roi. Enfin Bismarck s'était assuré le concours du Kronprinz de Prusse, ami et camarade de jeunesse du prince Léopold. Le terrain étant préparé, et si discrètement que le roi de Prusse ne se doutait de rien, l'exécution commença. Au mois de février 1870, un député aux Cortès, Salazar, arrivait à Berlin. Il était porteur de deux lettres de Prim, l'une pour le roi, l'autre pour Bismarck. Elles sollicitaient une audience pour exposer toutes les chances favorables de la candidature Hohenzollern. Bismarck, depuis longtemps en correspondance avec Prim, et de connivence avec lui, reçut fort bien Salazar. Quant au roi, qui croyait la combinaison abandonnée, il fut surpris, mécontent, et, tout en refusant l'audience, fit appel à Bismarck pour conférer au sujet de ce réveil de candidature dont, disait-il, il était ému comme d'un coup de tonnerre dans un ciel serein. Guillaume Ier avait de grandes qualités. Pénétré des devoirs de la dignité royale qu'il considérait comme une délégation de la puissance divine, il était travailleur, consciencieux, réfléchi, loyal — avec cependant quelques fléchissements de cette loyauté, lorsque l'intérêt de son royaume lui paraissait en jeu et surtout lorsqu'il suivait les impulsions de Bismarck. De lui-même, il n'eût pas conçu un acte malhonnête ou perfide ; il s'y associait inconsciemment lorsque la puissante intelligence et la féconde imagination de son ministre le lui présentaient sous un aspect qui en voilait le cynisme ou la brutalité. Car une des facultés les plus redoutables de Bismarck c'était de savoir dissimuler, ruser, mentir, avec une apparence de franchise rassurante et une bonhomie qui inspirait confiance. Guillaume Ier avait alors soixante-treize ans. Tout en étant persuadé que l'avenir réaliserait l'unification de l'Allemagne, il la croyait encore assez éloignée. Un jour, en rectifiant quelques propos que lui avait attribués un journaliste, il précisait : Ce sera pour le règne de mon fils, ou de mon petit-fils. Mais surtout, maintenant que quelques années à peine le séparaient de la mort et de l'instant redoutable où bonnes et mauvaises actions seraient soumises à la justice divine, il était résolu à ne plus prendre la responsabilité d'une guerre et à éviter toute attitude qui pourrait compromettre la paix. Dès qu'il vit son ministre, Guillaume lui fit part de ses inquiétudes. Un Allemand roi d'Espagne, qu'en penserait Napoléon ? Avant toute décision, n'était-il pas opportun d'entrer en pourparlers avec lui ? Bismarck n'était jamais à court d'arguments et il en énuméra plusieurs qui firent impression. On était en présence d'une manifestation de la nation espagnole, libre de disposer de sa souveraineté. Informer Napoléon, ce serait offenser l'Espagne. .Et d'ailleurs, pour quelle raison l'Empereur des Français serait-il mécontent de voir un Hohenzollern roi d'Espagne ? Par une alliance avec la descendance de Murat, les Hohenzollern étaient ses parents. Dans sa jeunesse, Napoléon III avait été fort lié avec le prince Antoine, père du candidat, dont les domaines patrimoniaux étaient proches d'Arenenberg. Et puis encore, quelle était la situation en Espagne ? A défaut du prince Léopold, deux solutions étaient probables. La consolidation définitive de la République, ce dont Napoléon ne pouvait être satisfait, ou l'élection du duc de Montpensier, fils de Louis-Philippe, donc ennemi de la dynastie napoléonienne. L'accession au trône du prince Hohenzollern écarterait ces deux solutions. Un peu ébranlé sans être encore convaincu, sollicité à la fois par le souci de ne pas fournir un prétexte de complications internationales et le désir d'être agréable aux cousins, comme il disait en parlant des Hohenzollern, le roi les appela à Berlin. Dans un conseil réuni le 15 mars 1870, au Palais Royal et auquel assistaient le Kronprinz, Bismarck, le ministre Roon, le maréchal de Moltke, Thile et Delbrück, chefs de section aux Affaires Étrangères et Intérieures, on examina dans quel sens il convenait de répondre aux avances de l'Espagne. Quatre mois plus tard, lors des fiévreuses négociations qui précédèrent de quelques jours la déclaration de guerre, Guillaume prétendit que jamais il n'avait considéré cette candidature Hohenzollern comme une affaire d'État, intéressant la Prusse et qu'il ne s'en était occupé que comme chef de famille et non comme roi, distinction assez subtile et qui ne s'accorde guère avec la présence au Conseil du 15 mars du chancelier de la Confédération, du ministre de la Guerre, du chef de l'État-Major et de deux hauts fonctionnaires du Ministère. Quoi qu'il en soit, il parait certain que, dans cette première réunion, Guillaume se borna à recueillir les avis sans exprimer de sentiment personnel. Quant aux autres assistants, leur conclusion fut unanime. L'acceptation de la candidature était un devoir politique prussien. Cependant, le prince Léopold ne se laissa pas convaincre et après une longue lutte, il refusa. Son père, le prince Antoine, désolé de cette obstination, suggéra qu'il avait un autre fils, le prince Fritz, qui peut-être accepterait. Mais, à ce moment, Fritz était en voyage et l'on se sépara sans prendre de décision. A son retour, Fritz rejeta bien loin cette proposition de candidature, et le père écrivait sur le mode solennel, attristé, presque lugubre : Un grand moment historique est passé pour notre maison ; un moment comme jamais nous n'en avions vu, et comme jamais nous n'en reverrons plus... Jamais ? C'est une affirmation dont il est imprudent de se servir en politique. Trois mois plus tard, le prince Léopold, sollicité, travaillé, circonvenu, semblait résigné à revenir sur sa décision. De toutes parts, on lui rappelait le devoir prussien, raison grave, impérative, devant laquelle devaient s'effacer hésitations et répugnances. Prince ou homme du peuple, l'Allemand est fortement imprégné de l'esprit d'obéissance, et certes, il ne faudrait pas voir ici, dans cette constatation, une intention de critique. Sans effort convergent, un peuple n'accomplit pas de grandes choses, et sans obéissance, il n'est guère possible de soutenir un effort convergent. Aux derniers jours du mois de juin, le prince remit à Salazar une lettre pour Prim. Il était, disait-il, très flatté de l'offre de la couronne d'Espagne, il l'accepterait si elle était ratifiée par un vote des Cortés. Bien que Bismarck ait eu l'habileté de ne pas intervenir de manière ostensible, ses manœuvres et ses conseils avaient pesé d'un grand poids sur cette décision. Pendant le séjour de Salazar en Allemagne, il avait envoyé à Madrid deux agents secrets, Versen et Lothar Buscher. Par leur intermédiaire, Bismarck avait arrêté, avec Prim, un plan de conduite. Les Cortés seraient réunies vers le 20 juillet, et jusque-là ; la candidature resterait secrète à l'égard du public. L'élection serait brusquée de telle sorte que l'Europe, et spécialement la France, apprendraient en même temps le résultat du vote et le nom du candidat. Pour réduire au minimum l'importunité des demandes de renseignements et la gêne des explications, le mois de juillet avait été bien choisi, car c'était le moment où la plupart des diplomates prendraient leurs vacances. Le roi de Prusse ferait une cure à Ems, l'ambassadeur de France à Berlin, Benedetti, serait en congé. Quant à Bismarck, dès qu'il avait eu connaissance de l'adhésion du prince, il avait quitté Berlin comme un conspirateur s'éloigne après avoir allumé la mèche d'une machine infernale. Il était à Varzin, dans le domaine que des dotations reçues de l'État prussien lui avaient permis d'acheter et d'arrondir. C'était toujours avec une joie profonde qu'il retrouvait le paysage familier, ses livres, ses exploitations rurales, sa forêt, qui semblait conserver dans l'enchevêtrement des branches quelques-uns des souvenirs religieux de la vieille Germanie. Qui l'eût vu en cet été de 1870, vêtu en campagnard, chaussé de souliers de chasse, entreprendre de longues promenades, sans autre souci apparent que de refaire sa santé, ses poumons, ses nerfs, au souffle qui avait baigné les bois chargés de résine, quiconque aurait vu à ce moment Bismarck n'eût guère pu deviner quels projets, méditations et soucis emportait avec lui le promeneur solitaire. Même à l'égard de sa famille, il affectait la tranquillité d'esprit d'un homme heureux d'être éloigné des tracas de la politique. De Varzin, il écrivait à la comtesse de Bismarck restée à Berlin, une lettre de bon campagnard, n'ayant d'autre préoccupation que la table, la chasse, l'inspection du domaine. Hier, j'ai mangé du brochet et du mouton, aujourd'hui du brochet et du veau et aussi des asperges qui sont meilleures qu'à Berlin... Pour ce qui est du mouton, il doit y avoir en lui quelque chose du bouc ; impossible de le consommer en masse... La gelée a roussi quelques jeunes hêtres. Ce fut plus grave pour tes rosiers ; il y en a six ou huit qui ne donnent pas signe de vie. Les pommes de terre semblent n'avoir pas souffert. En gravissant les collines par cette chaleur, je ne pensais qu'à boire de la grætzer-bier, mais il n'y en a plus. Au cours de mes promenades de droite et de gauche, j'ai vu quatre chevreuils dont trois mâles... Sous les pins sauvages, le sol était entièrement couvert de petites fleurs blanches de trois pieds de hauteur comme du myrte. Ce sont celles que je t'envoie dans ma lettre. Puis ce trait final qui n'est pas le moins curieux : A propos, faut-il un h à myrte ? Je n'ai jamais écrit ce mot. Comment imaginer que l'homme qui se préoccupe de savoir s'il faut un h au mot myrte applique dans le même moment toute sa puissance de pensée à ourdir, combiner, mûrir une intrigue pouvant embraser l'Europe ? Maintenant — fin juin — toute la famille est réunie à Varzin, Lothar Buscher, le confident récemment revenu d'Espagne, s'y trouve également. Et naturellement, il est impossible désormais de laisser l'entourage intime dans l'ignorance de ce qui se prépare. Jamais, à aucune époque de sa vie, le chancelier n'a mis en jeu tant d'activité, tant de combinaisons, qu'au cours de ces semaines de juin et juillet 1870 ; car maintenant qu'on approche du dénouement, la guerre est entrée dans ses prévisions et devient un élément de ses calculs. Maintes fois déjà il a interrogé Roon et Moltke sur l'issue probable d'une lutte avec la France. Il sait que le ministre et le maréchal ont foi dans la victoire allemande ; mais lui, le diplomate, auquel une police internationale apporte des informations plus étendues, sait aussi ce que l'avenir dissimule encore de redoutables inconnues. L'alliance des États secondaires — Bavière, Wurtemberg, Saxe — est incertaine. Observeront-ils le casus fœderis ? Que feront l'Autriche et l'Italie, dont les deux souverains se sont rencontrés récemment avec l'Empereur des Français ? Devant la menace d'un conflit européen, quelle attitude prendra le roi de Prusse que son âge et sa prudence naturelle ne prédisposent guère aux résolutions énergiques, et que Bismarck, obligé de s'éloigner de Berlin, a dû laisser sous l'influence de la reine et du Kronprinz, deux ennemis dont il connaît la méfiance à l'égard de sa politique et l'aversion pour sa personne. C'était dans l'obsession de ces incertitudes que, du fond de sa retraite de Varzin, le Chancelier attendait la date du 20 juillet avec une impatience où apparaissaient tour à tour l'anxiété, le doute ou l'espoir. Un incident imprévu précipita la marche des événements. En arrivant à Madrid, Salazar apprit que Prim était absent pour plusieurs jours, qu'il était parti pour chasser dans la montagne. Sans réfléchir, sans se demander si le maréchal espagnol n'avait pas quitté la capitale dans une intention analogue à celle pour laquelle Bismarck s'était éloigné de Berlin, le diplomate d'occasion ne vit aucun inconvénient à donner connaissance au ministre de l'Intérieur de la nouvelle sensationnelle qu'il était heureux et fier d'apporter. La nouvelle, chuchotée d'abord avec quelque précaution, circula bientôt de bouche en bouche. Les peuples méridionaux ont gardé la tradition latine des longues causeries sur la place publique. Dès que la chaleur tombe, les rues s'emplissent de promeneurs, les conversations s'animent et les discussions se prolongent sous la douceur transparente des nuits d'été. Ces causeries des derniers jours de juin 1870, une phrase, à Madrid, les résumait presque toutes : Ya tenemos Rey ! — Nous avons un Roi... Prim alerté revint en toute hâte à Madrid, où il arriva dans la nuit du 30 juin. Aux félicitations de quelques amis qui l'attendaient à la gare, il répondit par des lamentations : Peines perdues ! Peines perdues ! C'est une élection manquée et encore plaise à Dieu que ce ne soit pas plus grave !... La langue espagnole se prête aux intonations tragiques et le flot des paroles gémissantes s'accompagnait d'un geste désolé qui froissait et déchirait les gants que le maréchal tenait à la main. Les Cortès étaient en vacances, les députés dispersés. Avant qu'il fût possible de les réunir, il était certain que la France allait intervenir, protester, considérer comme une aggravation d'offense le mystère dont avait été entourée la préparation de candidature. Prim, sans avoir l'envergure d'un Bismarck, était souple, fin, prompt à saisir le parti à prendre pour se tirer d'un mauvais pas. Le meilleur était maintenant de paraître avoir été surpris, débordé par les événements, et de devancer les demandes d'explications par une affectation d'empressement et de franchise. Aidez-moi, disait-il à l'ambassadeur de France, dans un entretien dont l'abandon familier et le désordre apparent semblaient être ceux d'un cœur qui s'ouvre tout entier aux conseils d'un ami. Aidez-moi pour que l'Empereur ne prenne pas en trop mauvaise part une communication qui, je le crains, ne lui sera pas agréable. J'ai tout fait pour écarter toute solution pouvant lui déplaire. Je n'aurais eu qu'un mot à dire pour faire élire Montpensier, je ne l'ai pas voulu. J'ai cherché un prétendant à Florence, à Lisbonne, ailleurs... Partout j'ai échoué ; et pourtant, il nous faut un roi. Voici qu'on nous propose un Hohenzollern et je ne vois pas d'autre chance de sauver la révolution que de l'accepter... Ayez pitié de la pauvre Espagne ; permettez-lui de se reconstituer... Quant à moi, croyez qu'il m'est bien cruel de recevoir ce coup de poignard, après avoir tout fait pour écarter toute cause de mésintelligence entre nos deux pays... Ce n'était pas la première fois que Napoléon III entend parler de cette candidature Hohenzollern ; car déjà plusieurs journaux l'avaient signalée. Mais ayant été tenu dans l'ignorance des précautions prises pour en assurer la réussite, il ne l'avait considérée tout d'abord que comme un projet sans consistance, dont il serait temps de s'inquiéter lorsqu'il serait entré dans la période des communications diplomatiques. Maintenant, il était surpris et mécontent d'apprendre qui depuis plusieurs mois la Prusse et l'Espagne négociaient une entente si confidentielle, si mystérieuse qu'elle prenait une allure de conspiration contre la France. Dans une première conférence avec le duc de Gramont, ministre des Affaires étrangères, l'Empereur décida qu'une démarche serait faite de suite à Berlin, pour savoir quelle responsabilité la Prusse entendait prendre dans le maintien d'une candidature que la France considérait comme menaçante pour sa sécurité. Dès le lendemain 4 juillet, la démarche était faite par le premier secrétaire d'ambassade Lesourd, l'ambassadeur français Benedetti étant en congé. Bismarck séjournant toujours à Varzin, c'était le chef de section des Affaires Étrangères, Thile, qui était chargé de l'intérim, celui-là même qui, le 15 mars précédent, assistait au conseil réuni par le roi de Prusse, pour donner son avis sur la candidature du prince Léopold. Thile était donc parfaitement désigné pour répondre. Cependant, aux premières demandes de renseignements, il joua la surprise et l'ignorance. Une candidature prussienne Hohenzollern ? Il n'en connaissait que ce que le premier venu avait pu apprendre en lisant les journaux. Le Gouvernement prussien ignorait complètement cette affaire. Elle n'existait pas pour lui... Puis, avec une astuce un peu grosse de germain : D'ailleurs il y avait plusieurs princes de Hohenzollern ; duquel s'agissait-il ? Cette réponse transmise à Paris n'était pas de nature à dissiper les inquiétudes. Le nouveau régime de l'Empire libéral avait rendu à la tribune du Corps Législatif et à la Presse une liberté presque complète dont députés et écrivains avaient tendance à user sans modération, comme de toute chose dont on a été longtemps privé. Dès que la nouvelle de la candidature avait été divulguée, une demande d'interpellation fut déposée au Corps Législatif. Quant au langage des journaux, il prit de suite une exagération, une exaltation, et même une violence qui seraient inexplicables, si les passions politiques ne suffisaient à expliquer tous les excès. Les bonapartistes autoritaires, écartés du gouvernement, se joignirent aux irréconciliables de l'opposition pour accuser le Ministère libéral d'imprévoyance, de faiblesse et d'aveuglement. On demandait le rappel des deux ambassadeurs de France qui, ni à Berlin, ni à Madrid, n'avaient su pénétrer une intrigue qui durait depuis plusieurs mois, mais surtout on dénonçait la corrélation entre l'incapacité du Ministère et celle de ses agents. Un des plus fougueux impérialistes autoritaires, Paul de Cassagnac, familier des Tuileries, écrivait dans Le Pays : La France se révolte contre des Ministres, qui ne savent ni la défendre, ni la protéger, ni la couvrir, et elle fait un suprême appel à l'Empereur. Qu'il balaie tous ces parleurs, tous ces fabricants de paroles creuses et vaines, et qu'on en vienne donc aux actes. Ils veulent nous faire un Empire nouvelle édition, revue, corrigée et diminuée de toute sa gloire, telle qu'un orléaniste peut en permettre la lecture à son fils... A l'autre extrémité de l'opinion, la violence se nuançait de mépris. Le Rappel, fondé par Victor Hugo et rédigé par ses fils, proclamait que : Jamais depuis la Pompadour, jamais depuis Rosbach, la France n'avait expié plus durement l'incapacité de ses maîtres. L'injustice étant la caractéristique des polémiques de parti, ce langage n'avait rien d'extraordinaire ; mais ce qui, après !ait soixante ans écoulés, nous parait bien autrement exagéré, ce sont les appréhensions que faisait naître la perspective d'un prince allemand devenant roi d'Espagne. Cette candidature Hohenzollern était évidemment un mauvais procédé, un symptôme de l'ambition prussienne, qui, certes, n'était pas négligeable. Mais en vérité, elle ne justifiait pas l'émotion dont nous retrouvons le témoignage dans la presse contemporaine. Un des écrivains les plus charmants de ce temps, Edmond About, s'écriait : Si la nouvelle n'est pas fausse, nous sommes 38 millions de Français prisonniers. Avec le dogmatisme un peu lourd, dont la tradition s'est maintenue dans sa rédaction jusqu'à nos jours, le journal Le Temps prétendait que : Si un Prince prussien était placé sur le trône d'Espagne, la France serait ramenée en arrière jusqu'à François Ier. — La situation serait plus grave qu'au lendemain des traités de 1815, écrivait un autre journal... Dans ces appréciations dont nous ne citons que les plus modérées, nous trouvons l'idée fausse, l'erreur d'optique, le grossissement du péril imaginaire qui vont passionner les négociations, et enlèveront à l'opinion publique, au Corps Législatif, au Gouvernement lui-même, le sang-froid et la clairvoyance, Outre que le mot Roi a conservé un prestige qui n'est plus en harmonie avec ce que représente exactement le pouvoir d'un souverain constitutionnel, l'Espagne du XIXe siècle n'a jamais supporté très longtemps un roi de race étrangère, On peut donc supposer sans invraisemblance que le sort du Hohenzollern eût été le même que celui du duc d'Aoste, qui, après la renonciation définitive de Léopold, fut élu par les Cortès. Le jour même où le nouveau roi, Amédée Ier, débarquait en Espagne, le maréchal Prim, qui s'était fait son protecteur et son répondant, était assassiné. Après deux années et demie d'un règne signalé par deux conspirations et une grave insurrection carliste, Amédée Ier, découragé, excédé, incapable de dominer des factions rivales, prenait le parti d'abdiquer. Autant qu'il est possible de reconstituer par hypothèse un événement qui n'a pas atteint son entier développement, on peut admettre que le règne du prince allemand eût eu le même dénouement que celui du prince italien. Cependant, il fallait répondre à l'interpellation déposée au Corps Législatif. Un des inconvénients du parlementarisme, au moins tel qu'il est pratiqué dans notre pays, c'est de faire entrer dans un débat public, c'est-à-dire dans le choc des discussions pleines d'imprévus et de surprises, des réflexions, des explications, des arguments, qui gênent considérablement une négociation diplomatique. Les assemblées de plusieurs centaines d'hommes ont l'impulsivité, les passions, et parfois l'ignorance des foules. Ni l'Empereur, ni les ministres ne voulaient la guerre, mais entraînés, excités, on peut dire harcelés par ce que leurs informateurs leur apprenaient de l'état d'esprit du Corps Législatif et du Sénat, par les conversations de cercles et de salons, que leur révélaient les rapports de police, ils se crurent obligés de hausser le ton, et dans la crainte de paraître faibles, ils prirent, sans s'en rendre exactement compte, une attitude agressive. L'interpellation était fixée au 6 juillet. Au Conseil des Ministres tenu dans la matinée, le duc de Gramont communiqua la déclaration qui devait être lue au Corps Législatif. Approuvée dans son ensemble, elle fut trouvée un peu incolore et chacun apporta sa collaboration pour la tonifier, lui donner l'accent et la vigueur dont une assemblée est toujours impressionnée. Émile Ollivier, qui était éloquent et savait manier la phrase, proposa une formule qui parut excellente : Nous ne croyons pas que le respect des droits d'un peuple voisin nous oblige à souffrir qu'une puissance étrangère, en plaçant un de ses princes sur le trône de Charles-Quint, puisse déranger à notre détriment l'équilibre actuel des forces en Europe... Cette éventualité, nous en avons le ferme espoir, ne se réalisera pas. Pour l'empêcher, nous comptons à la fois sur la sagesse du peuple allemand et l'amitié du peuple espagnol. S'il en était autrement, forts de votre appui et de celui de la Nation, nous saurions remplir notre devoir sans hésitation et sans faiblesse. Cette phrase claironnante fit grande impression et fut couverte d'applaudissements. Est-il besoin de faire remarquer qu'elle ne pouvait avoir d'autre sens qu'un ultimatum avec menace de guerre, et que dès le premier jour, avant toute négociation, elle liait le Ministère, l'empêchait de se contenter d'une solution moyenne, qui, tout en donnant satisfaction à la France, eût ménagé l'orgueil national de deux peuples voisins. Une expression de la déclaration avait fait également grande impression : le trône de Charles-Quint, comme si l'Espagne du XIXe siècle avait pu être comparée à celle du XVIe. Il est dangereux en politique de faire usage de ces formules à effet, qui faussent les réalités, substituent la tyrannie des mots à la puissance du raisonnement. Bismarck était toujours invisible et inaccessible à Varzin, mais il suivait attentivement les événements, et l'effervescence de l'opinion française n'était pas pour lui déplaire. Quant au roi, installé à Ems depuis les premiers jours de juillet, il avait été fortement ému de la déclaration du ministère français. Dès que le texte exact lui en était parvenu, il avait écrit aux Hohenzollern pour leur signaler le fâcheux effet de la candidature, et sans leur donner l'ordre de la retirer, il laissait entendre que le retrait lui serait agréable. Sa correspondance avec la reine Augusta indique clairement la sincérité de ses sentiments pacifiques. La reine était intelligente, de culture assez étendue. Fille d'un des derniers grands-ducs de Saxe-Weimar, élevée dans la petite ville qu'on appelait l'Athènes de l'Allemagne, elle avait passé ses premières années dans la fréquentation d'artistes et d'écrivains dont le plus illustre était Gœthe. Son union avec le prince Guillaume, devenu roi de Prusse, n'avait pas été très heureuse. Dans sa jeunesse, le prince avait eu un autre projet de mariage auquel la raison d'État l'avait contraint à renoncer. Le princesse avait toujours montré moins d'attachement pour la Prusse soldatesque et conquérante que pour l'Allemagne idéaliste et généreuse de ses jeunes années. La vieillesse, l'habitude, l'apaisement qu'apporte l'expérience de la vie avaient ramené dans le ménage royal une sympathie faite d'estime réciproque et de confiance mutuelle. Dans leur correspondance de l'été de 1870, les soucis et inquiétudes, qu'avait apportés ce que le roi appelait la bombe espagnole tenaient une grande place. Entre nous, je serais heureux que Léopold ne fût pas élu... J'ai écrit aux Cousins... Plaise à Dieu qu'ils comprennent... Mais les Cousins ne se hâtaient pas de comprendre, ou plus exactement ils étaient fort perplexes et ne pouvaient se résoudre à prendre un parti définitif. Le prince Léopold notamment, qui savait qu'une députation espagnole était en route pour s'entendre avec lui sur la préparation de l'élection, était fort embarrassé. Il n'ignorait pas qu'en maintenant sa candidature, il déplairait au roi, chef de sa famille, mais il avait donné sa parole, il avait pris un engagement écrit envers l'Espagne. Il lui semblait impossible de se dérober sans forfaire à l'honneur. Quittant ostensiblement la résidence familiale de Sigmaringen, il annonça qu'il allait faire une excursion en Tyrol. En réalité, il cherchait à gagner du temps et restait caché aux environs dans l'attente du fait imprévu qu'escomptent souvent les indécis, et parfois non sans raison, car il n'est pas rare que le hasard dispose les événements mieux que ne l'auraient fait les combinaisons humaines. Dans la soirée du 8 juillet arrivait à Ems Benedetti, l'ambassadeur français rappelé brusquement de congé par le Ministère. Malgré l'heure avancée — onze heures du soir — il fit demander au roi une audience pour le lendemain. Sans laisser paraître le moindre étonnement du manquement à l'étiquette qui consistait à troubler la villégiature d'un souverain, le roi répondit aimablement en accordant l'audience pour l'après-midi, et comme il était toujours courtois, gracieux même, il accompagna la réponse d'une invitation à dîner. L'installation royale à Ems et le mode d'existence étaient des plus simples. Quelques chambres louées au Casino même, un forfait fixant à une dizaine de marks par tête le prix de la pension pour la suite qui ne comprenait que quelques aides de camp ou conseillers, l'aisance souriante avec laquelle le roi et son frère se mêlaient aux promeneurs se rendant aux Sources, donnaient à cette villégiature un caractère intime et familial de nature à enlever aux conversations avec l'ambassadeur français toute solennité diplomatique. En effet, la première entrevue (9 juillet) fut amicale, presque cordiale. Sans doute, le roi reconnaissait qu'il avait été mis au courant if des projets de ses cousins, mais comme chef de famille et non comme souverain. Et même, comme chef de famille, il n'avait tenu qu'un rôle passif, ne voulant exprimer ni une approbation qui pouvait déplaire à la France, ni une désapprobation que l'Espagne eût considérée comme un blâme. En vérité, il avait peine à comprendre l'émotion du Gouvernement français, cependant il en tenait compte. Il avait écrit à ses cousins Hohenzollern ; aussitôt qu'il aurait leur réponse, il en préviendrait l'ambassadeur. A Paris, cette réponse dilatoire parut empreinte de duplicité. On vous amuse, répétait-on de toutes parts aux ministres. La Chambre était houleuse et menaçante. Désormais, ce ne sont ni l'Empereur ni les ministres qui garderont la maîtrise des négociations. Sans doute, ils rédigeront encore les dépêches, les instructions à leurs agents, mais ce sera sous la pression d'une assemblée nerveuse, impatiente, passionnée qui ne leur laissera ni les loisirs de la réflexion, ni le calme nécessaire aux méditations de cabinet. Dans la journée du 11 un télégramme et une lettre du duc de Gramont mirent en demeure Benedetti de se montrer plus énergique : Nous sommes débordés par l'opinion... Nous comptons les heures... Au point où nous en sommes, je ne dois pas vous laisser ignorer que votre langage ne répond plus comme fermeté à la position prise par le Gouvernement de l'Empereur. Bien longtemps après les événements, Benedetti, soucieux de se défendre devant l'histoire, prétendit qu'il désapprouvait la tendance des ordres reçus de Paris, et qu'il ne les exécutait qu'à contre-cœur. Mais le duc de Gramont n'était pas de ces diplomates dont les agents peuvent se permettre de modifier ou de discuter les instructions. Grand seigneur d'éducation parfaite, aimable dans les relations privées, il prenait parfois vis-à-vis de ses ambassadeurs un ton d'autorité un peu distante qui leur faisait sentir qu'ils ne devaient user que d'une initiative restreinte. L'orgueil de la race, la fierté du nom, la tradition des glorieux souvenirs de famille, ne sont pas toujours des expressions vides de sens. Chez le duc de Gramont, autrefois duc de Guiche, prince de Bidache, rejeton d'une lignée de maréchaux, de ministres, d'ambassadeurs, survivait une hérédité de grandes manières un peu hautaines qui glaçaient aux lèvres de l'interlocuteur toute velléité de discussion familière. Des nobles lignes du visage, où l'on retrouvait, affiné, idéalisé, quelque chose des traits du Grand Béarnais, transmis par la belle Corisande de Guiche, de l'élégance du geste et de la parole, émanait un prestige, dont, même éloignés de lui, ses subordonnés gardaient l'impression persistante. Cette impression étant encore ravivée par le blâme qu'il venait de recevoir, Benedetti se crut contraint d'accentuer l'insistance de ses réclamations ; dans les entretiens qui vont se poursuivre à Ems, nous allons retrouver un peu de l'impatience, de la nervosité, dont les télégrammes de Paris apportaient la vibration frémissante. Dans la matinée du 11 juillet, le roi accorda à Benedetti une nouvelle audience. Il faut reconnaître que dans cette période des négociations, il se montra conciliant, modéré, correct. Sans doute, la distinction qu'il s'efforçait de maintenir entre le souverain et le chef de famille était équivoque et subtile, mais si elle n'était pas absolument conforme à la réalité, il serait exagéré de dire qu'elle constituât un mensonge. En recevant Benedetti, Guillaume ne put cacher sa surprise de la précipitation avec laquelle le Gouvernement français voulait obtenir une réponse. Il avait écrit aux Hohenzollern, et même, n'ayant pas de chiffre lui permettant de télégraphier, il venait, pour gagner du temps, d'envoyer un aide de camp à Sigmaringen. Mieux encore, l'ambassadeur de Prusse en France, Werther, étant en congé, il lui avait enjoint de regagner son poste pour s'entretenir avec le duc de Gramont, dont il avait été le collègue et l'ami, lorsque tous deux étaient ambassadeurs à Vienne. Que voulait-on de plus à Paris ? Était-ce la guerre ? Et alors s'animant un peu : Dans ce cas, je vous avouerai, Monsieur l'ambassadeur, que j'ai déjà pris quelques mesures militaires pour ne pas être surpris. Puis, comme s'il regrettait et voulait atténuer la vivacité de ces paroles, il pria aimablement Benedetti de venir encore dîner le lendemain avec lui. A Ems, la journée du 12 juillet s'écoula sans incident notable ; mais à Paris, elle fut surchargée d'imprévus et de péripéties. Pendant quelques heures, on put croire que la France obtenait satisfaction et que la menace de guerre était conjurée. Dans la soirée, un brusque revirement dont la principale responsabilité doit peser sur les exaltés du Corps Législatif, rejeta le Gouvernement aux maladresses et aux imprudences. Pour bien comprendre l'enchaînement des malentendus, contradictions, incohérences qui s'accumulèrent en ces quelques heures fatales, il convient de revenir à quelques jours en arrière à la première semaine de juillet. Par son aménité et son charme personnel, Napoléon III avait conquis la confiance et même l'affection de quelques-uns des ambassadeurs accrédités auprès de lui. L'ambassadeur d'Espagne notamment, Olozaga, lui était particulièrement dévoué. Il avait peu d'estime pour le maréchal Prim et lorsqu'il avait été mis au courant de la candidature Hohenzollern, il l'avait considérée comme une conception d'aventurier brouillon, aussi dangereuse pour l'Espagne que pour la France. Non seulement Olozaga ne fit rien pour seconder les projets de Prim, mais il se montra résolu à tout mettre en œuvre pour les faire échouer. L'Empereur n'avait pas voulu que son gouvernement tentât une démarche directe auprès des Hohenzollern. Ils ont manqué de franchise, disait-il, il ne serait pas digne de paraitre les solliciter. Olozaga n'avait pas les mêmes raisons de s'abstenir. Après entente avec un de ses collègues du corps diplomatique, Strat, ministre à Paris du Prince Charles de Roumanie, frère de Léopold, il fit savoir à l'Empereur que Strat était disposé à se rendre à Sigmaringen. Soit ! dit l'Empereur, pourvu qu'il ne se présente pas comme envoyé par moi, c'est une chance à courir. Et Strat partit pour l'Allemagne. Le Prince Antoine, père de Léopold, était un brave homme, un peu timoré, facilement influençable, qui, après avoir usé de toute son autorité pour décider son fils à accepter les avances du maréchal Prim, commençait à prendre conscience des difficultés de l'entreprise. Toutefois, aux premiers arguments de Strat, il répondit un peu rudement qu'il était trop tard pour reculer, que la parole et l'honneur des Hohenzollern étaient engagés, qu'il était inutile d'insister. Strat insista cependant. Avec le franc parler d'un honnête homme qui fait passer le souci de servir avant la crainte de déplaire, il adjura, supplia le prince d'ouvrir les yeux sur les dangers de l'aventure. En persistant, peut-être envoyait-il son fils à une catastrophe. Oui, dans un pays de pronunciamientos, de conspirations, de passions violentes, la vie du jeune prince pouvait être en danger, surtout si la France mécontente cessait de surveiller les réfugiés carlistes, alphonsistes ou autres, si nombreux à la frontière. Et encore, si le danger était limité à l'Espagne ! mais il pouvait s'étendre à la Roumanie. A Paris résidaient plusieurs familles princières croyant avoir des droits à la couronne de Roumanie. Si l'Empereur Napoléon III les tenait sous sa protection, la situation du prince Charles deviendrait précaire, presque intenable ; loin d'avoir deux des souverains, peut-être le prince Antoine n'en aurait-il plus qu'un seul. A ces entretiens que les hésitations du prince firent durer deux jours, assistait la mère de Léopold. Elle aussi, au début de l'entreprise, avait insisté pour que son fils acceptât. Maintenant la sollicitude de la mère l'emportait sur l'ambition de la princesse. Effrayée, émue jusqu'aux larmes, elle joignit ses instances à celles de Strat, et le prince Antoine finit par se laisser convaincre. Il restait à obtenir la renonciation de Léopold, rappelé pour la circonstance de la retraite dont les initiés savaient seuls qu'elle remplaçait l'excursion imaginaire en Tyrol. Mais le jeune prince resta sourd à toutes les exhortations, moins encore par ambition que par crainte de manquer à la parole donnée à un grand peuple et d'apparaître comme un personnage faible, sans volonté, indigne de prendre rang dans l'histoire. Suivant des récits qui, tout en étant de seconde main, paraissent conformes à la réalité, il y eut entre le père et le fils des scènes violentes. Le prince Antoine menaça Léopold de le faire interdire, de le tenir en surveillance dans une maison de santé. Une sorte de transaction mit fin à ces discussions pénibles. Officiellement, le père prendrait la responsabilité de la renonciation, et seule sa signature apparaîtrait dans les communications d'ordre diplomatique. Léopold se contenterait de remettre aux envoyés du maréchal Prim, un général et un amiral, une lettre qui ne serait pas rendue publique, et déclarant qu'il s'inclinait devant la volonté de son père. A PARIS. JOURNÉES DES 12 ET 13 JUILLET Dans la matinée du 12 juillet, le Conseil des Ministres était réuni aux Tuileries, lorsqu'un chambellan entre, chuchote quelques mots à l'oreille de l'Empereur qui se lève, prie les ministres de continuer la délibération sans lui, et quitte la salle pour recevoir le visiteur qui lui était annoncé. Ce visiteur était Olozaga, qui, ayant reçu au cours de la nuit un télégramme chiffré, envoyé par Strat, s'empressait de communiquer au souverain une heureuse nouvelle. La renonciation était acquise. Trois dépêches la confirmant devaient être envoyées dans la journée même par le prince Antoine, l'une au maréchal Prim, l'autre à Olozaga, la troisième aux principaux journaux de Berlin. Elles seraient rédigées en clair, de façon à recevoir rapidement la plus large publicité. De cette communication, Napoléon ressentit la satisfaction la plus vive. Olozaga le pria de la tenir secrète encore pendant quelques heures jusqu'à l'arrivée des dépêches du prince Antoine. Puis, après avoir chaleureusement remercié son visiteur, l'Empereur rentra dans la salle du Conseil et reprit la présidence. Personne ne savait conserver un secret mieux que celui que l'on appelait parfois le Sphinx des Tuileries. Ni sur son visage, ni dans ses paroles, rien ne trahit l'émotion de joie profonde que lui causait l'heureux dénouement, et cependant l'extrême discrétion dont il avait fait à Olozaga la promesse était regrettable. Elle enlevait aux ministres l'occasion de délibérer sur des faits précis, de se concerter pour une action et une attitude communes. Lorsque, quelques heures plus tard, la nouvelle leur parviendra, ils seront surpris, incertains, mal préparés à répondre aux questions dont ils seront assaillis au Corps Législatif. La veille, la séance de la Chambre avait été orageuse. Un député de l'opposition ayant demandé quelques précisions sur les négociations d'Ems, et notamment si elles n'avaient pas pour objet d'autres griefs que la candidature Hohenzollern, le duc de Gramont se levait pour donner l'assurance que seule la candidature était en cause, lorsqu'une tempête de gestes et de clameurs montant de l'extrême droite, l'avait empêché de prendre la parole : Non, non, ne répondez pas ! Il était certain que la séance du jour donnerait l'occasion de manifestations analogues. Aussi, avant de se séparer, souverain et ministres se mirent d'accord sur l'emploi de leur journée, l'Empereur resterait en permanence aux Tuileries et ne rentrerait qu'assez tard à Saint-Cloud. Le duc de Gramont, ayant rendez-vous pour trois heures avec l'ambassadeur de Prusse, que le roi venait de renvoyer à Paris, s'abstiendrait de paraître à la Chambre. Émile Ollivier, chef du Ministère, ne pouvait se dispenser d'y faire une courte apparition. Mais cette entrevue entre le ministre des Affaires étrangères et l'ambassadeur lui fournirait un prétexte pour éluder ou ajourner toute discussion embarrassante. Le Conseil se réunirait de nouveau dans la matinée du lendemain. Presque chaque jour, surtout pendant la belle saison, Emile Ollivier faisait à pied le court trajet qui séparait son Ministère (place Vendôme) du Palais Bourbon. Vers deux heures, il traversait les Tuileries, lorsque derrière lui, des pas précipités, une voix, appelèrent son attention. Un attaché du Ministère venait de le rejoindre pour lui apporter un pli du ministre de l'Intérieur, arrivé quelques minutes après son départ. Ce pli contenait la copie de la dépêche du prince Antoine à Olozaga. Il y avait au ministère de l'Intérieur un service de surveillance des correspondances télégraphiques. Toute dépêche pouvant présenter un intérêt politique était signalée et copiée avant d'être remise au destinataire. C'était une copie de ce genre que le ministre de l'Intérieur envoyait à son collègue de la Justice. Après la première impression de surprise, intervint chez Émile Ollivier un sentiment de méfiance. Il ignorait la mission de Strat et s'étonnait de ce qu'une nouvelle de cette importance fût télégraphiée en langage clair, livrée à la curiosité ou à l'indiscrétion d'un employé subalterne. Il lisait, relisait, sans parvenir à bien comprendre : Ce télégramme, une mystification peut-être ? Ou plutôt une manœuvre de Bourse ? Car depuis plusieurs jours, les spéculateurs jouaient sur les chances de guerre ou de paix. Le ministre remit le télégramme en poche et continua son chemin. Cependant, il ne pouvait distraire sa pensée de ce papier énigmatique, qui, comme il l'a dit plus tard, lui brûlait la poche. En tous cas, en arrivant à la Chambre, Émile Ollivier était bien résolu à ne faire aucune allusion à ce télégramme, d'abord parce que l'authenticité en était incertaine, et aussi par la raison qu'on ne pouvait, dans une assemblée parlementaire, faire état d'une correspondance d'ambassadeur, interceptée par un service de police. La Chambre, écrivait un journal du temps, est une bouteille de Leyde. A peine entré dans les couloirs, Émile Ollivier fut assailli de questions impatientes. L'arrivée d'Olozaga, demandant à parler au ministre, dispersa pour quelques instants la cohue des importuns et des questionneurs. Mais de loin on épiait les gestes, on cherchait à deviner les paroles. L'animation d'Olozaga, le papier dont il donnait lecture, la lueur de joie éclairant soudain le regard d'Ollivier derrière les lunettes, irritaient au plus haut point la fièvre des curiosités. Ainsi le télégramme intercepté était authentique. Olozaga n'avait aucun doute sur son origine. Et après avoir affirmé qu'il croyait l'affaire terminée, la paix assurée, l'ambassadeur prit congé pour aller voir le duc de Gramont au Ministère des Affaires Étrangères. Aussitôt après son départ, la cohue se reforma plus obsédante, autour d'Émile Ollivier. Maintenant, il pouvait parler, et autorisé par Olozaga, communiquer le télégramme qui fut lu, copié, appris par cœur. Dans la foule qui s'attachait aux pas du ministre, il n'y avait pas que des députés, il y avait aussi des journalistes en quête de l'information sensationnelle pour l'édition du soir, des gens de finance, à l'affût de la nouvelle qui ferait la hausse ou la baisse des fonds publics. On vit alors un spectacle curieux dont les journaux du temps ont laissé le souvenir. Ce fut une hâte de départ, une bousculade autour des fiacres envahis, enlevés à n'importe quel prix, un galop de véhicules de tous genres vers les journaux et la Bourse. Les comptes rendus de cette journée sont d'accord pour dire que, dans les couloirs, Émile Ollivier était rayonnant. Ce malheureux homme qui, devant l'histoire, apparaît comme un des principaux responsables de la guerre, était cependant sincèrement pacifique. En ce moment, il était trop heureux et trop confiant dans l'avenir pour s'alarmer des premiers grondements de l'orage parlementaire qui bientôt disperserait ses espérances et ses illusions. Dès cette séance, avec la perspicacité que donnent les haines politiques, ses adversaires de l'extrême droite avaient deviné le point faible à dénoncer. Quelle valeur pouvait avoir cette renonciation des Hohenzollern ? C'était le fils qui avait accepté et c'était le père qui renonçait. Les Gouvernements prussien et espagnol qui avaient inventé et patronné cette candidature, restaient silencieux, sourds à toute demande d'explications. En quittant la Chambre, Émile Ollivier se rendit aux Tuileries. L'Empereur, assis dans le salon de service, exprimait familièrement aux officiers de sa maison combien il était heureux de l'issue des événements : Une guerre est toujours une grosse aventure. Son visage ordinairement grave et parfois voilé de mélancolie, était éclairé du rayonnement de la joie intérieure. Il n'avait plus qu'une préoccupation, légère d'ailleurs, qu'il confia à Émile Ollivier : Je crains que l'opinion publique ne soit pas pleinement satisfaite, mais nous n'y pouvons rien... Nous venons au Conseil de demain comment présenter les choses... Au cours de cette journée, il reçut encore l'ambassadeur d'Italie et le maréchal Lebœuf. A tous deux il donna l'assurance que la menace était écartée : Je n'ai pas eu le temps d'écrire à votre Roi, disait-il à l'ambassadeur, mais dites-lui qu'il peut quitter Turin, retourner à la chasse. Et au maréchal : Vous pouvez suspendre les mesures de précautions arrêtées au Conseil, et notamment les préparatifs pour l'embarquement des troupes d'Afrique. Puis la journée finie, la dernière du règne qui devait lui apporter quelques heures de quiétude et de joie, il retourna à Saint-Cloud. En ces journées d'été, le jardin des Tuileries et les Champs-Élysées étaient comme de nos jours égayés de jeux, de cris d'enfants, et remplis d'oisifs et de promeneurs. Bien rares aujourd'hui sont les survivants ayant pu conserver le souvenir de ces années lointaines. Il en est cependant encore quelques-uns qui se rappellent avec la persistance des impressions du premier âge le remous de curiosité qui suspendait jeux et promenades et faisait accourir grands et petits le long de l'allée centrale, à l'heure où la voiture impériale allait traverser le jardin. Spectacle banal, sans doute, d'une fréquence presque quotidienne dans la belle saison, mais qui, relevé d'un peu de mise en scène, amusait toujours la badauderie parisienne. A l'extrémité du jardin, au corps de garde surmonté des terrasses bordant la place de la Concorde, le poste prenait les armes — lestes voltigeurs à guêtres blanches, grenadiers coiffés du bonnet à poil, tirailleurs indigènes dont le front de bronze luisait sous la blancheur du turban. Bientôt apparaissait la voiture, le plus souvent simple calèche, mais aussi parfois attelage à la d'Aumont, avec postillons à veste verte, culotte de peau blanche, toque de velours à glands d'or, maintenant les chevaux à la cadence ralentie du trot de parade. Il me semble encore voir l'Empereur, nous a dit quelqu'un en évoquant des souvenirs d'enfance, le bon sourire avec lequel il répondait aux acclamations, le salut enveloppant, dont le geste large inclinait le chapeau à droite et à gauche. Puis la vision s'éloignait, s'effaçait dans le poudroiement de l'avenue, dont à l'horizon, l'arc de triomphe était baigné de la rougeur des soleils couchants, qui m'apparaissent maintenant comme le symbole de l'Empire, touchant à ses derniers jours. Des Tuileries, Émile Ollivier s'était rendu au Ministère des Affaires Étrangères, où le duc de Gramont et l'ambassadeur prussien, Werther, étaient en conférence. Pendant près de dix ans, tous deux avaient occupé l'ambassade de Vienne, et leurs relations étaient restées cordiales. Après l'échange rituel, sincère, mais un peu banal de leurs sentiments pacifiques, ils n'avaient pu se mettre d'accord sur le seul point intéressant de la conversation, celui qui concernait l'attitude qu'allait prendre le gouvernement prussien. En recevant la nouvelle de la renonciation obtenue par Strat, le duc de Gramont n'avait pas éprouvé la même satisfaction que l'Empereur et Émile Ollivier. Pour lui, les Hohenzollern étaient de simples particuliers dont la parole n'avait qu'une valeur relative, tant qu'elle n'était pas avalisée par leur Gouvernement. Connaissant les sentiments d'une partie de la Chambre, sachant que bientôt, le lendemain peut-être, s'ouvrirait une discussion dans laquelle il aurait, comme ministre des Affaires Étrangères, le premier rôle, il comprenait qu'il lui serait difficile de répondre à certaines objections et qu'un vote de défiance pourrait mettre le ministère en péril. La faiblesse des gouvernements responsables devant une assemblée, c'est d'être à la merci d'un mouvement de nervosité ou d'irréflexion d'une majorité manœuvrée par des chefs de parti, chez lesquels le souci de l'intérêt national s'associe à l'arrière-pensée de conquérir le pouvoir. Le duc de Gramont insistait donc pour être autorisé à déclarer devant la Chambre que c'était sur le désir ou le conseil du roi de Prusse que la candidature avait été retirée. Mais Werther rejetait bien loin l'idée de faire intervenir son roi dans une affaire qu'il n'avait connue qu'incidemment comme chef de famille et non comme souverain. Soit ! concéda le duc de Gramont, mais le Roi ne pourrait-il écrire à l'Empereur une lettre privée dans laquelle il se bornerait à déclarer qu'il approuvait la renonciation qui faisait disparaître toute cause de malentendu entre deux grands États, et prenant une feuille de papier, il traça quelques lignes, qui constituaient non pas une rédaction immuable, mais une sorte d'aide-mémoire. Hâtivement rédigé, sans que peut-être les termes en aient été suffisamment pesés, le texte contenait une phrase qui exprimait un regret mais non pas des excuses, comme le prétendit plus tard la presse allemande. Tout ce que promit Werther, c'est qu'il joindrait cette note aide-mémoire au rapport qu'il allait télégraphier à Ems et à Berlin. Pendant que s'achevait cette conférence au Ministère des Affaires Étrangères, l'Empereur était rentré à Saint-Cloud. Dans cette petite Cour plus intime que celle des Tuileries, il y avait des chambellans, dames d'honneur, officiers de parade dont quelques-uns parlaient beaucoup, critiquaient, s'indignaient de ce que le Ministère libéral ne prît pas une attitude de fierté digne de la France. Sans doute, devant les souverains, les conversations n'avaient pas la liberté qu'elles prenaient dans les appartements privés ou au cours des promenades dans le parc, mais, d'un mot, d'une attitude, du silence même, émanent ces impondérables qui constituent ce qu'on appelle l'ambiance. Dès que l'Empereur eut donné les nouvelles qu'il apportait de Paris, exprimé le soulagement qu'il éprouvait de voir disparaître la menace d'une guerre, il put se rendre compte que l'ambiance était défavorable. On a raconté que l'Impératrice aurait dit : L'Empire va tomber en quenouille, que Bourbaki, commandant de la garde, débouclant son épée, l'aurait jetée sur un billard en s'écriant que désormais il ne voulait plus servir ; que des hôtes du château, en voyant le Prince impérial, prenaient des airs navrés en chuchotant : Cet enfant ne régnera pas... Ces propos, qu'on rattache à la journée du 12 juillet, ne paraissent pas très vraisemblables et ont dû être inventés ou exagérés. Mais ce qui est certain, c'est que les nouvelles apportées par l'Empereur furent froidement accueillies. Les beaux traits de l'Impératrice, que l'âge commençait à durcir, exprimaient une désapprobation muette, et le même sentiment apparaissait au visage des autres personnes présentes. L'âge, la maladie, les déceptions de sa politique
étrangère au cours des dernières années, rendaient l'Empereur plus accessible
aux impressions du dehors qu'il ne l'eût été dans la période florissante du
règne. Maintenant, il hésitait, se demandait si vraiment il ne s'était pas
trop hâté d'accepter une solution bâtarde, incomplète, grosse encore de
difficultés. L'arrivée du duc de Gramont augmenta ses perplexités. Le
ministre donna les détails de son entrevue avec l'ambassadeur prussien,
exposa ses vains efforts pour obtenir l'assurance que le roi de Prusse allait
confirmer la renonciation. L'imagination aidant, souverain et ministre virent
clans l'abstention du roi l'arrière-pensée de réserver l'avenir, d'attendre,
pour reprendre le projet de candidature, une occasion plus favorable. Déjà au
cours de la journée, le duc de Gramont avait envoyé une première dépêche à
Ems pour enjoindre à Benedetti d'insister encore auprès du roi. Après son
entrevue avec l'Empereur, il en envoya une autre plus pressante exigeant une
réponse catégorique. Il ne se bornait plus à demander un désaveu pour le
présent, il insistait pour obtenir l'assurance que le
Roi n'autoriserait pas de nouveau cette candidature. Fâcheuse
aggravation qui, sans doute, ne serait pas venue à la pensée du ministre si,
depuis plusieurs jours, il n'avait pas vécu sous la hantise d'un orage
parlementaire, car il spécifiait dans sa dépêche à Benedetti que l'animation des esprits était telle qu'il ne savait
pas s'il parviendrait à la dominer... A Saint-Cloud, l'inquiétude grandissait à mesure que s'écoulaient les heures. Au cours de la soirée, plusieurs députés ou journalistes avaient cru devoir apporter, avec leurs conseils, un bourdonnement de mouches du coche. Parmi les visiteurs, il en était deux dont les propos firent grande impression. L'un, Jérôme David, député de l'extrême droite, petit-fils du conventionnel David, devenu plus tard le peintre officiel du premier Empire, devait développer l'interpellation annoncée pour le lendemain et déjà on en connaissait le texte qui imputait aux ministres les lenteurs dérisoires des négociations, risquant de porter atteinte à la fortune publique et à la dignité nationale... L'autre, Paul de Cassagnac, célèbre dans le journalisme par la violence de ses opinions et son renom de duelliste, affectait dans sa tenue — chapeau à bords cambrés, moustache en bataille, redingote boutonnée — la physionomie d'un demi-solde, et ces allures de matamore se retrouvaient dans ses articles, coupés de phrases courtes, agressives, cinglantes, décelant tour à tour le talent d'un polémiste vigoureux et l'outrance d'un virtuose de l'invective et de l'éreintement. Ce que pensait Paris ? répondaient-ils aux questions de l'Empereur... Pour le moment, Paris s'amusait énormément du père Antoine, principicule allemand, fantoche d'opérette, auquel une aberration du Ministère donnait l'importance d'un personnage historique. Mais qu'on y prît garde, demain cette gaîté pouvait se changer en mécontentement, puis en colère... Ce que dirent encore les deux visiteurs, on peut le reconstituer en lisant l'article de Paul de Cassagnac, écrit dans la nuit, publié le lendemain. Nous sommes dans la situation de ces officiers qui désespèrent de leurs chefs, et qui, brisant leur épée, la jettent en morceaux... C'est qu'en effet, et avec une naïveté sans égale, Monsieur le premier Ministre a cru bien sincèrement que tout pouvait, que tout devait s'arranger, par la dépêche du prince Antoine. Or, que vient faire dans tout cela ce vieillard grotesque et cacochyme, ce père Ducantal, ce père Antoine, que nul ne connaît et qui n'a rien à dire. C'est à la Prusse que Monsieur de Gramont s'adresse, et c'est le père Antoine qui répond. Rien ne serait aussi comique si toutefois le comique doit se trouver dans l'abaissement de notre pays... Oh, si les événements devaient prendre cette tournure définitive, ce serait à rougir d'être Français, et à demander d'être nationalisés Prussiens. Mais c'est impossible, et l'Empereur ne peut nous laisser plus longtemps courbés dans la poussière... Il est facile d'imaginer l'influence profonde de ces rodomontades sur un souverain devenu hésitant, fatigué, affaibli d'une maladie douloureuse et déprimante. Depuis quatre ans, un sujet de récriminations familier, non seulement à l'opposition, mais encore aux impérialistes clairvoyants qui voyaient avec inquiétude la Prusse grandir en ambition, en convoitises, en territoire, c'était d'avoir laissé écraser l'Autriche à Sadowa. A maintes reprises, à la tribune, dans la presse, dans les salons, cette défaillance de 1866 était exploitée par les ennemis du régime, et elle était l'occasion de critiques, auxquelles l'Empereur était d'autant plus sensible qu'il avait conscience qu'elles étaient fondées. Deux fois déjà il avait été joué par Bismarck, saisissant la proie, et lui laissant l'ombre, entretenant la France clans la chimère d'annexions impossibles en Belgique et en Luxembourg, tandis qu'il arrondissait la Prusse. Napoléon allait-il se laisser berner une troisième fois par une concession illusoire, dont les déceptions s'ajouteraient aux déceptions précédentes ? Napoléon III, qui disait un jour : Être calomnié, cela fait partie de mon métier de Prince, se fût peut-être résigné à la critique. Mais être ridiculisé comme pouvait le faire craindre ce que Jérôme David et Paul de Cassagnac lui avaient révélé de l'état d'esprit de Paris, cela passait la mesure. Dans la soirée, avant de quitter son cabinet de travail, l'Empereur s'assit à son bureau et traça quelques lignes à l'adresse du duc de Gramont : Mon cher Duc, en réfléchissant à nos conversations d'aujourd'hui et en relisant la dépêche du père Antoine, comme l'appelle Cassagnac... Le père Antoine, cette expression venue naturellement à la plume fait apparaitre visible la préoccupation de ce que lui avaient dit ses deux interlocuteurs. Suivaient sept arguments numérotés dont la conclusion était : Tant que nous n'aurons pas une communication officielle d'Ems, nous ne sommes pas censés avoir eu de réponse... Et de suite, malgré l'heure avancée — près de minuit —, la lettre fut portée par courrier au Ministère des Affaires Étrangères. Émile Ollivier était rentré de bonne heure à son Ministère pour expédier quelques affaires courantes, et persuadé qu'aucune décision ne serait prise avant le prochain Conseil, il conservait la quiétude heureuse de la journée. Son entrevue avec Olozaga avait été si courte que plusieurs points de détail restaient obscurs ou imprécis et devaient être élucidés avant la séance du lendemain. D'ailleurs, sans être inquiet, il éprouvait encore le besoin d'être rassuré. Il se rappelait que le prince Antoine avait dû télégraphier au maréchal Prim. L'ambassadeur connaissait-il l'impression causée à Madrid par ce coup de théâtre inattendu ? Dans la soirée, Emile Ollivier se rendit à l'ambassade d'Espagne, Olozaga était toujours plein de confiance. Il n'avait encore rien reçu de Madrid, mais d'avance, il était certain que le Gouvernement espagnol ne pouvait contester la validité de la renonciation. En passant sur le quai d'Orsay, Émile Ollivier remarqua que les fenêtres du Ministère des Affaires étrangères étaient encore éclairées. En ces heures fiévreuses, les nuits des hommes d'État étaient courtes et gardaient quelque chose de la trépidation, du frémissement nerveux de la journée. Bien qu'il fût tard, près de minuit, Émile Olivier entra au Ministère. Quel étonnement, quelle stupéfaction, en apprenant le revirement inattendu dans l'esprit de l'Empereur, en lisant le texte de la dépêche envoyée à Benedetti, quel mécontentement aussi, en constatant qu'une décision aussi grave avait été prise en dehors du Conseil des Ministres ! Pendant que le duc de Gramont expliquait que, s'il avait télégraphié à Ems sans attendre la réunion du Conseil, c'est qu'il importait d'agir rapidement dans l'espoir de recevoir une réponse avant la séance de la Chambre, la lettre du souverain arriva de Saint-Cloud et le ministre des Affaires Étrangères en donna connaissance à son collègue. Non seulement l'Empereur ne désavouait pas les instructions déjà données par dépêche à Benedetti, mais sa lettre ne pouvait s'expliquer que par le désir de les renouveler, et mieux encore, de les accentuer. Que faire ? Les deux ministres étaient fort embarrassés. Un moment, la pensée leur vint de se rendre de suite à Saint-Cloud ; mais déjà on était, en pleine nuit et le voyage était impossible. Démissionner ? Émile Olivier assure dans ses Souvenirs qu'il y songea. Mais outre qu'un ministre éprouve toujours quelque difficulté à quitter volontairement le pouvoir, il lui semblait évident qu'il serait remplacé par un Ministère belliqueux, et qu'une démission ferait disparaître les dernières chances de maintenir la paix. Hésitants, irrésolus, fatigués aussi, car en ces heures de nuit tous les soucis de la journée prenaient une lourdeur plus pesante, ils s'arrêtèrent à un moyen terme. Ils enverraient encore à Benedetti une nouvelle dépêche, qui, sans annuler les instructions précédentes, en ferait un commentaire atténué, laissant entendre à l'ambassadeur qu'il devait substituer la forme plus courtoise d'une demande d'explications à la rigueur d'un ultimatum. Et les deux ministres se séparèrent. Dans la matinée du 13 juillet, le Conseil des Ministres se réunit à Saint-Cloud. Sauf Émile Ollivier et le duc de Gramont, aucun des ministres ne connaissait les instructions envoyées la veille à Benedetti. Tous furent surpris, la plupart mécontents et ne dissimulèrent pas l'imprudence de la mesure. Quant an maréchal Lebœuf, il ne put maîtriser la violence de sa colère ; En arrivant à Saint-Cloud, il était encore dans une tranquillité parfaite, lorsqu'en traversant un vestibule, il apprend d'un officier d'ordonnance que les négociations sont reprises à Ems et que le Gouvernement impérial exigera du roi de Prusse, non seulement une approbation de la renonciation du Prince de Hohenzollern, mais l'assurance et la garantie que le projet de candidature ne sera pas repris dans l'avenir. Sans en entendre davantage, le maréchal entre en bourrasque dans la salle où quelques ministres attendaient l'Empereur. Son visage naturellement coloré était devenu pourpre. Il va droit à Émile Ollivier et au duc de Gramont qui causaient près d'une fenêtre et les interpelle avec irritation Qu'est-ce que c'est que cette histoire de garanties ? Comment, vous me donnez l'assurance que je puis arrêter mes préparatifs, et j'apprends que nous sommes encore sous la menace de guerre ? Vous ignorez donc quelle terrible responsabilité pèse sur moi ? Il faut que, de suite, je sache si oui ou non je dois rappeler les réserves. Après, vous ferez de la diplomatie tant que vous voudrez... La discussion prenait un ton auquel le duc de Gramont n'était pas habitué, et qu'en toute autre circonstance il eût ouvertement relevé. Mais depuis la veille, il avait fait bien des réflexions. En lui-même, il reconnaissait qu'il avait été trop vite, qu'il avait méconnu les règles du Gouvernement constitutionnel. Ah ! s'il avait pu reprendre les dépêches envoyées au cours de la journée précédente, avec quel empressement il les eût annulées, rejetées de sa mémoire comme une inspiration malheureuse ! Mais ce qui était fait était fait ; l'importance était maintenant de le réduire au moindre mal. D'accord avec Émile Olivier et l'Empereur, il était arrivé à cette conclusion que si le roi de Prusse approuvait la renonciation Hohenzollern — et déjà on savait qu'il l'approuverait — on n'insisterait pas sur les garanties demandées pour l'avenir. La veille, au cours d'une soirée de fatigue et d'émotions, les imaginations du souverain et du ministre s'étaient montées, les avaient entraînés à des conceptions dont le péril leur apparaissait maintenant. Après quelques heures de repos, ces créations morbides d'un cerveau surmené, excédé, se dispersaient comme les oiseaux de nuit aux premières clartés de l'aube. Ce fut donc avec calme que le duc de Gramont accueillit es la véhémente sortie de son collègue. Les négociations confire, nuaient sans doute, mais la situation ne justifiait pas l'émotion du maréchal. L'appel des réserves était une mesure grave car elle aurait pour réplique la mobilisation prussienne. D'ailleurs, le Conseil allait en délibérer. Au Conseil, le maréchal soutint avec énergie son opinion, partagée par son collègue de la Marine et deux autres ministres. En ce moment, disait-il, la France a une avance certaine sur la Prusse. Chaque jour perdu, chaque heure écoulée compromettent cet avantage. L'Empereur hésitait, profondément troublé, oscillant entre la crainte de prendre une mesure qui diminuerait les chances de la paix et l'effroi d'être contraint d'entreprendre une guerre sans s'assurer tous les éléments du succès. Finalement, le désir de la paix l'emporta. Au moment du vote, quatre ministres se prononcèrent pour l'appel des réserves ; huit contre. L'Empereur se joignit à ces derniers. Ce jour-là les ministres devaient déjeuner à Saint-Cloud. Le Conseil terminé, ils attendaient au salon, lorsque Lebœuf, qui avait suivi l'Empereur dans ses appartements pour lui offrir sa démission, rentre avec fracas, jette son portefeuille sur un meuble, et les joues enflammées, la voix vibrante : Si je ne donne pas ma démission, c'est bien pour l'Empereur. Sans lui, je ne resterais pas cinq minutes de plus dans ce cabinet, dont les niaiseries compromettent la sécurité du pays. On l'entoure, on cherche à le calmer, mais il repousse les instances de ses collègues : Laissez-moi... On trahit l'Empereur. Ollivier est l'homme qui le trahit. On conçoit ce que put être le déjeuner qui suivit cette scène et quelle gêne, quelle contrainte glaçaient les conversations. L'impératrice, dont le visage ne pouvait dissimuler l'impression du moment, affectait de ne pas adresser la parole à son voisin de table, Émile Ollivier, ou lorsqu'elle ne pouvait faire autrement, répondait par quelques mots brefs, crispés, où grondait une sourde irritation. Elle fut à peine polie, disait plus tard le ministre. Ce n'était pas seulement auprès des souverains que bouillonnait la fièvre des passions ardentes. A la Chambre, dans la presse, on était anxieux des décisions attendues et l'opinion dominante était qu'elles se faisaient trop attendre. Aussi bien dans une partie de l'opposition que chez les impérialistes autoritaires, le Ministère était taxé de faiblesse. Un député d'opinions républicaines, Guyot-Montpayroux, disait tout haut dans les couloirs en parlant de l'Empereur, que, pour se contenter de la dépêche du père Antoine, il sait que le pauvre homme fût bien affaibli. A ce moment, le Ministère ne disposait guère que d'un seul journal, Le Constitutionnel, dont presque chaque soir, le rédacteur principal, Robert Mitchell, venait à la Chancellerie recevoir le mot d'ordre pour l'article du lendemain. La veille, Émile Ollivier lui avait demandé d'insister sur le succès diplomatique que représentait la renonciation Hohenzollern. Nous sommes satisfaits, avait écrit Robert Mitchell, c'est me victoire qui ne coûte ni une larme ni une goutte de sang. À la Chambre, où l'appelait son devoir professionnel, le pauvre journaliste fut pris à partie, critiqué, blâmé. Gambetta, qui, tout en combattant l'Empire, avait le souci de conserver la tradition de patriotisme des grands ancêtres de la Convention, lui disait avec indignation et en le secouant par un pan de sa redingote : Comment ? vous êtes satisfait ? Satisfait est une expression scélérate... D'ailleurs, voici quelques notes de souvenirs laissés par Robert Mitchell. Quelqu'un me reconnut sur les boulevards et me nomma. On me hua ; on trempait les numéros du Constitutionnel dans le ruisseau et on me les jetait à la figure... Je dus me réfugier au Café Riche où je rencontrai Victorien Sardou qui n'hésita pas à me blâmer. Pourquoi, me dit-il, vous obstiner à braver l'opinion ? Croyez-moi, j'ai le sentiment que nous entrerons en Prusse comme dans du beurre... La reculade est consommée, écrivait Paul de Cassagnac. Ce Ministère aura désormais un nom le Ministère de la honte... Le Gaulois. — Cette prétendue victoire pacifique coûtera, par ses conséquences fatales, plus de sang à la France que des batailles rangées... La Presse. — Cette victoire dont parle Le Constitutionnel, qui n'a coûté ni une larme, ni une goutte de sang, serait la pire des humiliations et le dernier des périls. Le National. — C'est une paix sinistre que celle dont on nous parle depuis vingt-quatre heures... De la Liberté, sous la signature d'Émile de Girardin : Si la Prusse refuse de se battre, nous la contraindrons à coups de crosse dans le dos à passer le Rhin et à vider la rive gauche... Sous une forme plus littéraire, donc plus dangereuse, Edmond About ironisait : Hier, quand on était à la paix, on donnait déjà à cette paix un assez joli nom. Les historiens l'appelaient boiteuse, comme celle qui précéda la Saint-Barthélemy. Mais les ignorants l'appelaient tout simplement une paix... Non, il est impossible de vous dire comment ils appelaient cette paix-là.. C'est un très vilain mot qui a cours dans les marchés forains... A cette époque, pour laquelle la liberté de la presse était une nouveauté récente, le public n'était pas blasé comme de nos jours sur la portée d'un article de journal. Ceux que nous venons de citer, parmi tant d'autres que nous omettons, entretenaient une surexcitation qui ne laissait plus aux ministres leur entière liberté d'action, et usait peu à peu leur force de résistance. Cependant, jusqu'en cette soirée du 13 juillet, le Ministère conservait le ferme espoir que la paix serait maintenue et il attendait sans trop d'inquiétude le résultat des dernières conversations d'Ems ; car s'il était à prévoir que le roi limiterait son intervention à une approbation pure et simple et refuserait d'y ajouter tout commentaire exprimant des regrets ou des excuses et tout engagement pour l'avenir, le Ministère était décidé à ne pas insister et à laisser tomber dans l'oubli les exigences dont l'imprudence lui apparaissait maintenant évidente. On savait que le roi était pacifique. L'Empereur ne l'était pas moins. Tout devait donc s'arranger par des concessions réciproques. Et la confiance du premier ministre était telle que, suivant ses propres expressions : se croyant au bout de son angoisse, il goûta, pour la première fois depuis plusieurs nuits, un sommeil paisible. À EMS, JOURNÉES DES 12 ET 13 JUILLET Dans la journée du 12 juillet, le roi de Prusse avait reçu de l'aide de camp qu'il avait envoyé à Sigmaringen un télégramme annonçant que les Hohenzollern étaient disposés à renoncer à la candidature, et que, dans quelques heures, la nouvelle serait officielle. Comme il le faisait presque chaque jour, il écrivit à la reine une lettre exprimant la joie d'en avoir fini avec cette ennuyeuse affaire : Cela m'ôte une pierre du cœur... Le soir, il venait de quitter ses appartements pour se rendre à un souper que donnait son frère, lorsqu'on lui remit un télégramme de Berlin, qu'il lut à la lueur d'un réverbère. Voici qui est fort important, dit-il au secrétaire qui l'accompagnait. Prévenez mon frère que je ne sais si je pourrai me rendre à ;mitre, son invitation. Qu'on se mette à table sans moi... Toujours attentif aux questions d'étiquette, il ajouta : En tous cas, comme j'arriverai tard, que personne ne se lève lorsque j'entrerai. Ce télégramme si important était de Bismarck. Il venait d'apprendre, en arrivant à Berlin, que les Hohenzollern se dérobaient, que le roi avait promis à Benedetti d'approuver la renonciation. Il considérait que c'était un désaveu de sa politique et offrait sa démission. A plusieurs reprises, cette menace de démission avait fait grande impression sur le roi, et plus tard, Bismarck, donnant ou dictant quelques indications pour la rédaction de ses mémoires, disait à l'un de ses secrétaires : Quand je parle de démission, le vieux roi se lamente, pleure, sanglote... Il exagérait, Guillaume Ier n'avait pas ces allures de Géronte, mais il estimait à leur valeur les services rendus. Souvent, il terminait ses lettres à son chancelier par des formules : Votre affectionné... votre fidèle... votre reconnaissant jusqu'au tombeau..., qui sont le témoignage d'un réel attachement. Cependant, dans la circonstance présente, la menace de démission resta sans effet. C'était d'accord avec Bismarck, et sans doute sur son conseil, que la candidature avait été présentée à la France comme une affaire de famille n'intéressant pas l'État prussien. Le roi ne considérait pas que la décision qu'il prendrait fût de nature à entraîner la démission d'un ministre. Il était tard lorsqu'il arriva chez son frère. Comme, malgré sa recommandation, les convives se préparaient à se lever, il fit signe de la main qu'il désirait que chacun restât en place. Le respect de la majesté royale empêchait toute question au reg sujet de la grave affaire dont son visage laissait voir la préoccupation. Lorsqu'on servit du champagne, il demanda de l'eau de Seltz, parce que, dit-il, il faut que je conserve mes idées claires... Dans la nuit du 12 au 13, Benedetti avait reçu la première dépêche du duc de Gramont, demandant, outre une approbation formelle, des garanties pour l'avenir. De bonne heure, l'ambassadeur se présenta chez le roi pour solliciter une audience. Guillaume, qui était matinal, était déjà sorti. L'aide de camp de service, prince Radziwill, prit note de la demande. Dans cette petite ville d'Ems, qu'enserre l'étroite vallée de la Lahn, il est difficile de ne pas se rencontrer. Sur la promenade des Sources, Benedetti aperçut bientôt le roi, accompagné de son frère et d'un officier. Il n'eut pas l'inconvenance, comme le racontèrent plus tard les journaux allemands, d'aborder le roi. Ce fut le roi qui vint à lui, la mine souriante et la main tendue. Eh bien ! Monsieur l'Ambassadeur, tous nos soucis ont pris fin... Voici un numéro de la Gazette de Cologne, annonçant que Léopold renonce... Mais loin de s'associer à la satisfaction du roi, Benedetti reste grave et fait connaître les instructions qu'il vient de recevoir : Le Gouvernement de l'Empereur demande que Votre Majesté donne l'assurance que la candidature ne sera pas reprise dans l'avenir... Après un sursaut d'étonnement, le roi, toujours courtois, mais un peu nerveux, donne les raisons qui s'opposent à ce qu'il prenne un tel engagement : Comment voulez-vous que j'accorde ce que vous me demandez ? D'abord, je ne sais ce qu'annoncent les journaux. J'ignore donc dans quelles conditions la renonciation a été faite. Pour le moment, je ne puis que vous dire ceci : Mes cousins sont d'honnêtes gens. Ce qu'ils promettent, ils le tiendront... Mais Benedetti insiste encore et l'entretien prend un tour plus animé. Le roi y met fin en quelques mots brefs. Monsieur l'Ambassadeur, n'ayant plus rien à vous dire, permettez que je me retire. Et après un salut, il rejoint son frère, s'efforçant de maintenir à distance la foule des curieux, qui, sans savoir ce qu'avaient dit les deux interlocuteurs, comprenaient aux gestes, et à l'attitude, qu'ils étaient en désaccord. A l'endroit précis où s'était tenu le roi, a été posée une dalle où sont gravés quelques mots :
première pierre de l'édifice sur lequel allait s'élever l'Empire allemand. Au cours de l'entretien de la matinée, le roi avait laissé entendre qu'il rappellerait Benedetti, dès que lui serait par ; nos venue la lettre qu'il attendait de Sigmaringen. Mais à deux heures de l'après-midi, ce fut l'aide de camp Radziwill qui ode vint prévenir l'ambassadeur que la lettre était arrivée et alla qu'elle confirmait bien le désistement. En outre, le roi faisait Dent savoir qu'il donnait son approbation, et que, l'affaire étant apte terminée, une nouvelle entrevue lui paraissait inutile. Néanmoins, Benedetti fit observer que sa mission n'était pas entièrement remplie et qu'il sollicitait encore une audience. Une ce heure plus tard, nouvelle apparition de Radziwill, chargé que d'expliquer que le roi ayant déjà fait connaître toute sa pensée, l'audience lui semblait sans objet. Sans se lasser, Benedetti réitéra sa demande. Avec la même constance, le roi fit répondre que son approbation au désistement était formelle, et qu'il ne pouvait recommencer une discussion qu'il considérait comme épuisée par ses déclarations de la matinée. Toutes ces communications avaient été faites dans la forme la plus courtoise. Cependant, il n'en restait pas moins qu'en quelques heures, il y avait eu trois demandes suivies de trois refus, et Benedetti ne pouvait arriver à comprendre qu'un souverain, qu'il savait aimable, accueillant, et d'abord facile, mit une telle obstination à se dérober. Il l'eût compris, s'il avait connu un incident, qu'il n'apprit que beaucoup plus tard, lorsque les pièces diplomatiques commencèrent à sortir des archives. On se souvient qu'au cours de l'entretien qu'avaient eu au Ministère des Affaires Étrangères, l'ambassadeur prussien Werther et le duc de Gramont, ce dernier avait suggéré l'idée que le roi de Prusse pourrait écrire à l'Empereur Napoléon et très hâtivement, un peu trop hâtivement peut-être, avait rédigé un projet de lettre que l'ambassadeur avait promis de joindre à son rapport. Ce projet, dont le texte existe, n'avait rien d'humiliant pour le roi, mais ce qui pouvait paraître anormal, c'était d'indiquer, et en quelque sorte de dicter à un souverain une rédaction quelconque. Le rapport de Werther et le projet de lettre furent télégraphiés à la fois à Ems et à Berlin. A Ems, ce fut le secrétaire Abeken qui le premier en eut connaissance. Comme on attendait dans la matinée deux ministres, Eulenbourg et Camphausen, et peut-être Bismarck, Abeken crut devoir leur soumettre le rapport avant de le communiquer au roi. Eulenbourg et Camphausen arrivèrent seuls. Quand ils eurent pris connaissance du rapport, ils comprirent tout le parti qu'on pourrait tirer du projet de lettre qui y était joint, et d'accord avec Abeken, ils arrêtèrent une ligne de conduite de nature à .faire une forte impression sur un souverain qui, sans être vaniteux, avait une conception très élevée, presque mystique, des droits, devoirs, prérogatives, attachés à la dignité royale. Lorsque Guillaume demanda si le rapport Werther était arrivé, Abeken répondit que oui, mais que lés deux ministres étaient d'avis qu'il ne pouvait être communiqué au roi. C'était un moyen de provoquer la curiosité qui ne manqua pas son effet. Et pourquoi donc, demanda le roi, ce rapport ne peut-il m'être communiqué ? — Sire, parce qu'il contient une proposition indigne d'être soumise à Votre Majesté. — Eh bien, répliqua avec bonhomie Guillaume, supposez un instant que je ne sois pas roi, et donnez-m'en connaissance comme à un simple particulier... C'est ce que demandaient les deux compères. Ils commencèrent la lecture et sans doute l'accompagnèrent de réflexions, commentaires, mines scandalisées qui donnèrent au roi la persuasion que le Gouvernement français voulait qu'il fit des excuses. Il en fut indigné, s'épancha en reproches amers contre Werther, ne comprenant pas qu'il n'ait pas tout de suite quitté la salle après une pareille prétention. Puis, comme il le faisait presque chaque jour avec une ponctualité avait de bureaucrate, il écrivit à la reine : A-t-on jamais vu pareille insolence ? Ainsi, dans cette affaire que je n'ai pas mise en avait mouvement, il faut que je paraisse devant le monde comme un pécheur repentant ? C'était dans cet état d'esprit que l'avaient trouvé les demandes d'audience de Benedetti. Il avait donc jugé préférable de ne plus le recevoir, soit qu'il redoutât que l'ambassadeur fit allusion à cette demande d'excuses dont la pensée le mettait hors de lui, soit qu'il craignit de se laisser entraîner à des paroles de mauvaise humeur indignes de la majesté royale. Avec l'esprit d'ordre qui était un des traits de son caractère, il fit établir deux procès-verbaux relatant les différents entretiens qu'il avait eus avec Benedetti du 9 au 13 juillet. La forme en était modérée. Puis, par Abeken, il fit rédiger un télégramme chiffré pour Bismarck. Le style en était un peu plus vif que celui des procès-verbaux, comme s'il avait voulu convaincre son ministre qu'il n'avait pas manqué de fermeté dans la discussion : Le comte Benedetti demanda d'une façon fort pressante... Il lui fut prouvé de la façon la plus péremptoire, etc. Mais dans cette première rédaction, qui plus tard fut modifiée en passant par Berlin, rien ne pouvait être considéré comme offensant pour une grande nation comme la France. Dans la matinée du 14, Benedetti, ayant appris que le roi quitterait Ems dans l'après-midi pour aller à Coblentz voir la reine, fit demander l'autorisation de le saluer à son départ. Comme il ne s'agissait plus de conversation diplomatique, mais d'une simple manifestation de politesse, le roi s'empressa d'accorder l'autorisation et reçut l'ambassadeur dans le salon réservé de la gare. On entendit quelques paroles aimables : Quoi qu'il arrive, nous resterons toujours amis... Sans doute, nous nous reverrons à Berlin... Ainsi, en ce moment, en Allemagne comme en France, on pouvait conserver l'espérance de la paix. Mais Bismarck veillait... Le 12, de grand matin, il avait quitté Varzin pour se rendre Ems. Long voyage, car il fallait d'abord faire un trajet en voiture jusqu'à Stettin, changer de train à Berlin, passer la nuit en wagon pour n'arriver à Ems que dans la matinée du lendemain. Il avait un compagnon de voyage qui, contre son habitude, le trouva taciturne. A ce moment, il ignorait encore la renonciation ; mais il pressentait autour du roi et du prince Léopold des intrigues, une pression, qu'il attribuait surtout à la reine, qu'il n'aimait pas, au Kronprinz, qu'il considérait comme un sentimental naïf, à la princesse héritière, l'Anglaise, qu'il détestait cordialement. Au cours du trajet en voiture, il aperçut, prenant le frais sur sa porte, un pasteur qui était un de ses vieux amis. Après lui avoir crié : bonjour il mima le simulacre d'un combat d'escrime — parade, coup de pointe — pour faire comprendre à l'ami, habitué à cette façon de s'exprimer par gestes, qu'il allait à une bataille qui serait chaude. A Berlin, il devait attendre pendant près de trois heures
la correspondance pour Ems. Entre temps, il se fit conduire à la
Wilhelmstrasse et sans descendre de voiture, prit connaissance des
télégrammes, journaux, correspondance. Il fut stupéfait, frappé au cœur en apprenant
la nouvelle du désistement, l'approbation du roi, l'effondrement de la
combinaison patiemment échafaudée pendant plusieurs mois. J'étais très abattu, a-t-il raconté plus tard, ma première pensée fut de donner ma démission. Je
télégraphiai aux miens de ne pas faire les malles, de ne pas partir...
Maintenant, il considérait que son voyage à Ems était sans objet. Moltke et
Roon étaient à Berlin. Bismarck qui, tout d'abord avait eu l'intention de
retourner de suite à Varzin, ne voulut pas s'éloigner sans les avoir vus. Il
les invita à dîner pour le soir, cinq heures. Le repas fut triste. Bismarck fit connaître son intention d'abandonner les affaires. Les deux convives essayèrent de dissuader, mais il leur fit comprendre que sa situation n'était pas analogue à la leur. Moltke, chef d'état-major général, Roon, ministre de la Guerre, n'étaient pas atteints par une décision royale qui ne touchait pas l'armée. Lui, Bismarck, chargé de la politique extérieure, ne pouvait, en conservant le Ministère, paraître approuver une mesure sacrifiant les intérêts de la patrie allemande. Le roi ne l'avait pas consulté, ne lui avait fait aucune communication, preuve qu'il n'avait plus la confiance royale. Et les trois convives se turent, oubliant dans leur tristesse le boire et le manger. Ils étaient toujours à table lorsque, vers six heures du soir, arriva le télégramme d'Abeken. La traduction du chiffre augmenta encore le découragement de Moltke et de Roon. Jusqu'ici, ils ne connaissaient le désistement que par un bi article de journal qui pouvait laisser quelque doute. Cette fois, lie la confirmation était officielle. Cependant, en lisant et relisant le télégramme, le chancelier, dont l'intelligence avait une envergure et une pénétration plus puissantes que celle de ses compagnons, était attentif à deux particularités. Le roi avait refusé de recevoir l'ambassadeur français. Le roi s'en remettait à lui, Bismarck, du soin de décider si une communication devait être faite aux ambassades et aux journaux. Moltke, demanda-t-il tout à coup, avez-vous besoin de beaucoup de temps pour achever vos préparatifs de guerre ? — Non. — Pouvons-nous espérer la victoire ? — Oui. — Alors attendez... Un soir de décembre 1870, à Versailles, quand l'ivresse de la victoire lui paraissait rendre inutiles les ménagements de l'hypocrisie, Bismarck a raconté la scène qui suivit, et son récit a une puissance de relief qui donne au narrateur le rôle d'un Méphistophélès jovial, raillant et méprisant les médiocres conceptions qui s'appellent loyauté, bonté, humanité, justice... Pendant que nous étions à table, un long télégramme arriva. Il pouvait avoir environ deux cents mots. Je le lus haute voix, et la physionomie de Moltke changea brusquement. Son corps se voûta, il eut l'air vieux, cassé et infirme. Il ressortait clairement du télégramme que Sa Majesté cédait aux prétentions de la France. Je me tournai vers de Moltke, et lui demandai si, en tout état de chose, nous pouvions espérer r être victorieux. — Oui, me répondit-il. — Eh bien, lui dis-je, attendez une minute ! Je m'assis à une petite table, je pris le télégramme royal et je condensai les deux cents mots de la dépêche en une vingtaine, mais sans rien y altérer ni y ajouter. Je tendis le télégramme ainsi rédigé à de Moltke et à de Roon et je leur demandai : Et comme cela, cela va-t-il ? — Ah ! comme cela, s'écrièrent-ils, ça va dans la perfection —. Et de Moltke parut ressusciter. Sa taille se redressa ; il redevint jeune et frais avait sa guerre, il allait pouvoir enfin vaquer à ses affaires. Et la chose réussit en effet. Les Français furent exaspérés du télégramme condensé, qui parut dans les journaux. Quelques jours plus tard, ils nous déclarèrent la guerre... La joie revint autour de la table et le repas continua de Da il meilleur appétit. Cela fera l'effet du drapeau rouge sur le taureau gaulois, disait Bismarck. Moltke, habituellement silencieux, était devenu éloquent, presque lyrique. Se frappant la poitrine, un sourire plissant sa face ridée de vieille femme : Je ne demande qu'à vivre assez longtemps pour conduire nos armées dans cette guerre. Après, que le Diable emporte ma vieille carcasse ! Il n'était guère que huit heures du soir. Bismarck ne voulut pas remettre au lendemain le reste de la besogne. Scribes, secrétaires de la Wilhelmstrasse furent tenus en haleine, les uns rivés à leurs pupitres, d'autres envoyés aux agences et aux journaux. Dès que la nuit fut venue, des crieurs se répandirent dans les rues de Berlin, vendant ou distribuant gratis un supplément de la Gazette de l'Allemagne du Nord, contenant la dépêche arrangée par Bismarck. Le placard était de petit format et pouvait être collé aux devantures des brasseries, restaurants, théâtres. Aux rumeurs de la rue, les boutiques se rouvraient, les habitants quittaient leurs appartements. Bientôt la foule devint énorme, refluant surtout vers l'allée des Tilleuls et la place du Palais Royal. Dans le bourdonnement confus des conversations circulait déjà la légende, qui provoquait des exclamations indignées : L'Ambassadeur français a manqué de respect au Roi ! Devant le Palais Royal, des cris montèrent : Au Rhin ! A Paris ! Le lendemain et les jours suivants, la légende fut complétée, exploitée par les racontars des journaux, vulgarisée par les caricatures. Le pauvre roi malade se soignait paisiblement à Ems. Le Méchant Welsche, caché dans un bosquet comme pour un attentat, était venu troubler son repos. Mais aussi, avec quelle énergie le vieux monarque avait relevé l'offense faite à l'honneur prussien ! Une caricature montrait l'ambassadeur en grand costume, arrêté par un chambellan devant la résidence royale et à une fenêtre le Roi donnant un ordre : Dites à ce Monsieur qu'il n'entrera pas ! Ces procédés de vulgarisation grossière étaient au niveau de l'esprit des foules. D'autres, de forme moins naïve, étaient destinés à un public ou à des personnages de rang plus élevé. Dans la presse européenne, le Times était renommé pour l'étendue et la sûreté de ses informations. Aussi, personne ne mit en doute le récit envoyé par le correspondant du journal anglais à Berlin. On dit que le représentant de la France avait accosté le Roi sans respect sur la promenade publique. Dans des circonstances d'une si grande importance, il était difficile de croire que ce manque de respect ne fût pas intentionnel. Le Roi, préoccupé avant toutes choses de sauvegarder dut sa dignité, l'avait fait avec cette noblesse et cette distinction de manières dont il est le modèle. Se retournant tranquillement vers son aide de camp, qui s'était retiré à rapproche de l'ambassadeur, il lui avait dit : Veuillez informer le comte le Benedetti qu'il n'y a pas de réponse, et que je ne puis plus le recevoir... Le chargé d'affaires de la Prusse à Munich reçut la mission petit d'insister sur cette prétendue inconvenance de l'ambassadeur français, dont le roi Louis II de Bavière ne pouvait manquer d'être profondément ému. Ce monarque bizarre, atteint déjà d'une neurasthénie qui devait le mener à la folie, puis au suicide, traînait sa mélancolie de burg en burg, de forêt en forêt, dans un décor de romantisme attardé. A ce moment, il n'était pas encore parvenu aux excentricités de la fin du règne, dont l'une consistait, dit-on, à donner des ordres dissimulé derrière un paravent. Mais déjà ce qu'il recherchait et aimait dans la royauté, c'était bien moins l'exercice du pouvoir que la pompe extérieure, l'étiquette, les fausses grandeurs dont elle est entourée. Bismarck voyait juste en fixant son attention sur la prétendue offense faite à un collègue en souveraineté. Alors que ses ministres étaient encore incertains, le roi Louis II déclara sans hésitation qu'il se joindrait à la Prusse. Une partie de la nuit fut employée à donner la plus grande tenir publicité à la dépêche a condensée n, annonçant que le roi de Prusse avait refusé de recevoir l'ambassadeur de France. Bismarck savait que la nouvelle arriverait rapidement à Paris, où elle provoquerait une réaction de colère qui rendrait la guerre inévitable. Mais l'effet serait plus sûr et l'irritation plus profonde, si la nouvelle était propagée aux capitales de l'Allemagne du Sud et de l'étranger. L'injure aurait alors un retentissement qui ne laisserait à la France d'autre alternative que d'accepter l'humiliation ou de la relever à la face de l'Europe. Au cours de la nuit, Dresde, Munich, Stuttgart, Saint-Pétersbourg, Florence, Bruxelles, Berne, etc., reçurent le télégramme où l'infernal sorcier qui veillait à la Wilhelmstrasse avait enfermé les paroles magiques emportant avec elles la haine, la ruine et la mort. A PARIS. JOURNÉE DU 14 JUILLET En cette seule journée du 14 juillet, les ministres français se réunirent trois fois, à la Chancellerie, aux Tuileries, à Saint-Cloud, réunions improvisées, précipitées sous la pression des événements, et dans lesquelles les conversations ou digressions tinrent plus de place que les délibérations proprement dites. Aucun procès-verbal n'ayant fixé le souvenir des questions examinées ou des paroles échangées, on trouve quelque imprécision dans les récits ayant trait à ces réunions. Ce flottement dans des souvenirs, dont, malgré leur divergence, la sincérité est évidente, peut s'expliquer à la fois par le trouble des esprits et la longueur de la principale réunion, dont chacun des assistants n'avait retenu que ce qui l'avait frappé davantage dans un échange de conversations qui dura près de huit heures et où furent abordés tant de sujets différents. En tous cas, aux premières heures de la matinée, la quiétude était encore grande. Émile Ollivier jetait sur le papier les grandes lignes de la déclaration à lire le lendemain aux Chambres, lorsque le duc de Gramont entre, et d'une voix émue, dramatique : Mon cher, vous voyez un homme qui vient de recevoir une gifle ... ! Ne comprenant rien à cette entrée en matière insolite, Émile Ollivier s'étonne : Que voulez-vous dire ? Une gifle ? Alors le duc tend à son collègue la dépêche qui vient de lui parvenir. C'est la reproduction du placard affiché à Berlin et les deux ministres arrivent à la même conclusion : C'est une provocation. La Prusse veut la guerre. Et faisant sienne l'expression dont s'était servi le duc de Gramont, Émile Ollivier a écrit plus tard : Un barbare venait de nous souffleter d'une elle force que le monde entier en frémissait ! Sans doute, après soixante ans écoulés, si l'on peut s'expliquer encore l'émotion des deux ministres, on conçoit plus difficilement qu'elle leur ait enlevé le sang-froid, au point de les faire tomber si rapidement au piège préparé par Bismarck. Pour le comprendre, il faut s'abstraire du temps où nous vivons, se reporter à l'époque où les guerres heureuses de Crimée et d'Italie avaient fait de Napoléon III l'arbitre de la politique internationale. Certes, depuis quatre ans, depuis Sadowa, l'influence extérieure de l'Empereur s'était sensiblement atténuée. Mais le souvenir n'en était pas assez éloigné pour que le personnel encore en fonctions ait perdu la tradition de la maîtrise française en diplomatie, et l'espoir qu'un redressement la ferait renaître. Ambassadeur pendant prés de vingt ans à Turin, à Rome, à Vienne, le duc de Gramont avait été le collaborateur des années de maîtrise. Il en conservait, comme la plupart de ses collègues, un sentiment de fierté un peu ombrageuse, qui explique certains sursauts d'impatience et, il faut le reconnaître, parfois un manque de souplesse dont il fit montre en plusieurs occasions. A midi, l'Empereur vint de Saint-Cloud aux Tuileries pour présider le Conseil des Ministres. Déjà dans la matinée, plusieurs trains arrivés d'Allemagne avaient amené des voyageurs, apportant avec des journaux l'impression de ce qu'ils avaient vu et entendu au delà du Rhin. Dans les Champs-Elysées et aux abords du palais, stationnaient des groupes assez nombreux, où l'on commentait avec animation les nouvelles que l'on connaissait ou que l'on croyait connaître. Des acclamations nourries saluèrent la voiture du souverain, comme pour lui prouver qu'on avait confiance dans sa fermeté pour faire respecter l'honneur national. Au conseil, le duc de Gramont fit un exposé de la situation. Aux renseignements qu'il avait déjà donnés le matin à ses collègues, il en ajouta un autre de nature à confirmer les desseins belliqueux de la Prusse. L'ambassadeur Werther, qui, au cours de différents entretiens, s'était montré disposé à seconder l'effort pacifique du Ministère, venait de recevoir une lettre sévère de Bismarck et l'ordre de rentrer de suite mie en Allemagne. Comme la veille, le maréchal Lebœuf insista avec véhémence sur l'urgence de l'appel des réserves, qui fut décidé, non sans hésitations ni angoisses ; car il était certain que la décision serait suivie de la mobilisation allemande et que chacun des deux peuples aurait fait un pas vers la guerre. Cependant, si le vote avait été unanime, le sentiment intime de chacun des assistants était loin de l'être. L'un des ministres, qui d'habitude tenait un rôle un peu effacé dans les délibérations, adjura l'Empereur de réfléchir encore : Sire, dit-il, avec une franchise un peu brutale, entre le Roi de Prusse et vous, la partie n'est pas égale. Le Roi vaincu conserverait son trône. Pour vous, Sire, la défaite serait la révolution. — Ah ! Monsieur Plichon, répondit le souverain avec sa douceur ordinaire, ce que vous me dites est bien triste, et cependant, je vous sais gré de me le dire... Malgré une affectation d'assurance, le duc de Gramont lui-même éprouvait un trouble de conscience à la pensée que, peut-être, il n'avait pas épuisé toutes les ressources de la diplomatie. Ce fut lui, dit-on, qui, le premier, suggéra l'idée que le débat n'était pas rigoureusement circonscrit entre la France et la Prusse. Il y a, disait-il, des précédents qui peuvent justifier le principe qu'un personnage attaché par des liens de parenté à une famille régnante ne doit pas accepter un trône étranger sans l'adhésion des grandes puissances. Un congrès européen ne pourrait-il pas examiner si la renonciation Hohenzollern a été faite dans des conditions offrant toutes garanties de sécurité ? Avec la facilité d'argumentation que donne l'habitude du barreau, et dans une improvisation brillante, Émile Ollivier développa la suggestion du duc de Gramont. Indubitablement, le principe existait. Il avait été appliqué lors de la vacance du trône de Grèce, Louis-Philippe l'avait respecté en refusant la couronne de Belgique pour un de ses fils. A mesure que le ministre parlait, l'Empereur donnait des signes de vive approbation. C'est cela..., c'est cela..., allez vite dans mon cabinet mettre sur le papier ce que vous venez de nous dire... Et comme il arrive parfois, que la joie se manifeste de même façon que le chagrin, on vit des larmes couler des yeux du souverain. Avant de quitter les Tuileries, l'Empereur envoya un court billet au maréchal Lebœuf, pour le mettre au courant de ce qui avait été fait en son absence. Sans lui dire rien qui pût faire croire que l'appel des réserves dût être contremandé, il parlait de la possibilité d'un Congrès, ce qui semblait indiquer que la situation était moins alarmante que dans l'après-midi. A Saint-Cloud, Napoléon retrouva l'ambiance défavorable. Je doute que cela réponde aux sentiments du pays, dit gravement l'Impératrice, en entendant la lecture du projet concluant à la réunion d'un Congrès européen. Dames d'honneur, chambellans, officiers d'ordonnances, tous les familiers, aimables mais frivoles et profondément ignorants de la gravité d'une guerre contre la Prusse, regrettaient qu'on laissât échapper l'occasion d'en finir une fois pour toutes avec cette nation, dont l'arrogance devenait intolérable. Après le dîner le maréchal Lebœuf vint à Saint-Cloud. Le billet de l'Empereur l'avait alarmé, non pas qu'il désirât la guerre, car il se ralliait volontiers à l'expédient du Congrès, mais parce qu'il lui semblait que le Conseil des Ministres était irrésolu, hésitant de volonté faible et incertaine, et que lui, ministre de la Guerre, avait une trop lourde responsabilité pour s'associer plus longtemps à cette irrésolution et à ces incertitudes. Il pria l'Empereur de réunir encore une fois le Conseil dans la soirée même. De suite, les convocations furent envoyées ; mais deux ministres ne reçurent pas en temps utile celle qui leur était destinée. D'autres n'arrivèrent que lorsque la délibération était déjà commencée. Il était exact que l'irrésolution était la note dominante, et que le projet de Congrès, accueilli avec faveur quelques heures auparavant, soulevait maintenant bien des objections. Le duc de Gramont donna lecture des dépêches qu'il venait de recevoir de Berlin, de Munich et de Berne. Elles précisaient que la publicité anormale donnée au refus du roi de recevoir l'ambassadeur et les commentaires de la presse allemande avaient un caractère tel qu'ils constituaient une offense voulue et un défi prémédité. Ne répondre à l'injure que par une procédure internationale, tardive, lente, incertaine, soulèverait dans le pays une indignation profonde. Plusieurs ministres, qui avaient eu dans la soirée l'occasion de s'entretenir avec des députés ou des journalistes, confirmèrent que le recours à un Congrès serait considéré comme une reculade qui mettrait le Ministère en péril. Pour la première fois depuis l'avènement du Ministère libéral, l'Impératrice assistait au Conseil. Elle ne parlait pas, mais elle écoutait attentivement et le jeu de la physionomie, la fierté du regard faisaient clairement comprendre que la guerre lui paraissait la seule réponse possible à une offense, qui, en même temps que la Nation, atteignait le régime. Ni dans et cette soirée ni dans une autre occasion, elle ne prononça la parole mauvaise qu'on lui a prêtée : C'est ma guerre. Mais elle avait le sentiment que l'Empire déclinait, et qu'une humiliation de l'honneur national marquerait une étape nouvelle vers le point de chute. En raison de l'absence des deux ministres, le vote fut remis à la matinée du lendemain. Mais on peut dire que, dès cette soirée, la guerre était décidée. Lorsqu'au Conseil suivant, Émile Ollivier donna lecture de la longue déclaration destinée au Corps Législatif, et dont la conclusion ne laissait subsister aucun espoir de solution pacifique : Nous n'avons rien négligé pour éviter la guerre. Nous allons nous préparer à soutenir celle qu'on nous offre, en laissant à chacun la part de responsabilité qui lui revient..., tous approuvèrent et, à la phrase finale, l'Empereur fit le geste d'applaudir. Essayons de comprendre comment un souverain sincèrement pacifique, qui, quelques heures auparavant était ému jusqu'aux larmes, lorsque le projet de Congrès semblait devoir écarter le péril de guerre, pouvait maintenant s'y résigner, non pas avec joie, certes, mais avec une résolution si dissemblable de son attitude de la veille. Imaginons-le, la soirée terminée, délivré de la rumeur, de l'agitation des visiteurs et donneurs de conseils, réfléchissant, méditant, rêvant aussi dans le recueillement de la nuit, et suivons le travail de la pensée. Nous reconstituerons, non pas avec une certitude absolue, mais avec beaucoup de vraisemblance, les états d'esprits successifs qui l'amenèrent en quelques heures d'une opinion à une autre. Et d'abord, le point de départ, le postulat sur lequel s'échafaudera tout le raisonnement : La guerre est fatale, dans un délai plus ou moins rapproché. On pourrait la retarder de quelques mois ? De quelques années ? Mais au vote de chaque budget, il devient plus difficile de faire accepter les dépenses militaires. Cette armée même, le contingent a été réduit de dix mille hommes. L'armée française a donc tendance à s'affaiblir, à mesure que l'armée prussienne devient plus redoutable... Et l'Empereur songe encore : Je ne suis plus jeune. Je ne suis pas en bonne santé. Je dispose cependant d'une force qui gus manquera à mon successeur. Aux yeux des maréchaux, généraux, grands chefs, qui ont reçu de moi grades et dotations, je conserve l'autorité, le prestige, qui me donnent confiance en leur dévouement. Que la guerre éclate sous le règne d'un Empereur mineur, un général victorieux conservera-t-il les mêmes sentiments de loyalisme envers un prince à peine sorti de l'enfance ? Autour de l'Empereur mineur veilleront de puissances rivales, l'Impératrice et le Prince Jérôme, tous deux intelligents, autoritaires, impulsifs, séparés par une antipathie profonde. Que d'éléments de troubles, plus menaçants encore avec la perspective d'une guerre éclatant au début du règne ? Nous ne croyons pas que ce soit laisser une part trop large à l'imagination, que de reconstituer sous cette forme l'enchaînement des arguments qui entraînèrent la décision suprême du souverain. Nous ne croyons pas non plus dépasser les limites de la vraisemblance en supposant qu'il y eut dans cette décision une arrière-pensée de sacrifice. Laquelle ? Puisque la guerre était certaine, attirer sur lui les responsabilités, risques et périls de l'entreprise, afin de les épargner à l'enfant bien-aimé. D'ailleurs, il y avait dans les Chambres, dans la Presse, dans la rue même, une telle effervescence, que le Gouvernement ne semblait plus maitre de sa liberté d'action. A bien considérer les choses, cette effervescence était superficielle et plus tapageuse que profonde. Mais les bavards de la tribune, les matamores de la presse, les péroreurs de cafés et braillards de plein air menaient un tel vacarme qu'ils donnaient l'illusion de représenter l'opinion publique. Entre le souverain et la Nation, entre le Gouvernement et la France qui pense et qui travaille, leur agitation, leurs gestes, leurs clameurs, avaient en quelque sorte dressé un écran, empêchant la vision et le contact directs. A la Chambre, une minorité fougueuse entraînait la masse des indécis et des timides. Le soufflet de la Prusse... Le soufflet de Bismarck... Telle était l'expression qui dominait les conversations de couloirs, coupait court à toute demande de renseignements ou d'explications. Nous avons déjà signalé la puissance nocive des mots. Elle apparaît à plusieurs reprises dans les origines de cette guerre. Ce fut d'abord l'Empire de Charles-Quint grossissant hors de proportions un péril plus imaginaire que réel. Ce fut encore le Père Antoine ridiculisant d'avance le désistement Hohenzollern, et lui enlevant toute apparence de sérieux. C'était maintenant le soufflet dont il semblait que chaque Français dût ressentir à la joue honte et la brûlure. Écoutée d'abord en silence, car on ne savait encore quelle en serait la conclusion, la déclaration lue par Émile Ollivier fut couverte d'acclamations frénétiques lorsqu'il arriva à la péroraison qui annonçait la guerre. Au vote, sur l'urgence de l'ouverture des crédits, seize députés seulement se prononcent contre, Ils furent hués, injuriés, montrés au doigt comme un emblème de honte. Qu'ils se lèvent... regardez-les... ce sont des Prussiens... Parmi les seize dissidents, la personnalité de Thiers était la plus marquante. L'homme a tenu une grande place dans l'histoire de notre pays, et dans sa longue carrière, on pourrait relever bien des erreurs. Mais ce jour-là il fut clairvoyant, prophétique, d'une ténacité courageuse sous la vague des outrages. A peine pouvait-il faire entendre quelques mots sans être interrompu par des cris et des gestes, jetés par des bouches crispées et des poings tendus. Entre deux accalmies relatives, se glissait le susurrement de sa petite voix aigrelette, peu faite pour dominer les orages parlementaires. De la décision que vous allez prendre peut résulter la mort de milliers d'hommes. Vous rompez sur une question de susceptibilité... Offensez-moi, insultez-moi, je suis prêt à tout pour défendre le sang de mes concitoyens... Quelques députés de l'opposition s'associèrent à ses paroles. Mais l'Assemblée semblait à ce moment emportée dans un accès de folie collective. Plus de raisonnement, des cris, plus d'arguments, des injures. Thiers lui-même a fait le récit de scènes dont on ne peut évoquer le souvenir sans en être humilié : Dès que je pris la parole, des cris furieux retentirent. Cinquante énergumènes me montraient le poing, m'injuriaient, disant que je souillais mes cheveux blancs... Je fus insulté de toutes parts, ma maison fut menacée... Je fus même injurié dans la rue Lafayette par quelques soldats ivres... Une fine observatrice, moqueuse et spirituelle, la princesse de Metternich, femme de l'ambassadeur d'Autriche, a noté quelques-uns des aspects de cette folie collective. Jeunes et vieux étaient littéralement enragés. Le vieux duc de Caumont quittait le Sénat en criant à tue-tête : A Berlin ! A Berlin ! Non seulement en entrant en voiture, mais durant tout le trajet du Luxembourg au Jockey-Club. Il agitait son chapeau et se comportait comme un fou. Au lieu de rire, on admirait son patriotisme. Le départ des troupes était également une occasion d'agitation, de tumulte et d'indiscipline. L'attaché militaire autrichien confiait à son ambassadeur, prince de Metternich, qu le désordre de ces départs lui paraissait du plus mauvais augure pour l'issue de la campagne. Tous deux se rendirent incognito à la gare de l'Est et l'on retrouve dans les mémoires de Madame de Metternich l'impression décourageante qu'ils avaient éprouvée : Le spectacle de ces départs était navrant. C'était une débandade générale. Les malheureux officiers n'arrivaient pas à amener leurs compagnies de la caserne à la gare. Les soldats restaient en chemin, s'attablaient devant les cafés, ou entraient chez les marchands de vin où on leur servait à boire à l'œil. Notre attaché militaire nous disait : — Les Français sont perdus. En ce moment même, des négociations étaient engagées pour la conclusion d'un traité d'alliance avec l'Autriche. Faut-il s'étonner de ce que ce traité n'ait jamais été signé ? Presque chaque soir, aux derniers jours de juillet, les souverains conviaient à dîner des sénateurs, députés, diplomates, généraux. En ces réunions d'adieu, l'Empereur se montrait, comme toujours, aimable et bienveillant, cachant sous un masque de mélancolie souriante la fatigue que lui causaient ces réceptions dont l'ennui est une des charges de la souveraineté, trop courtois aussi pour laisser voir le déplaisir que lui faisaient éprouver les exagérations, les vantardises, les adulations avec lesquelles certains convives affirmaient leur foi dans la victoire. Cependant, un soir, il releva avec une vivacité inaccoutumée les paroles d'un député qui le félicitait d'avoir déclaré la guerre. Nous trouvons le souvenir de cet incident dans des mémoires publiés près d'un demi-siècle après la chute de l'Empire (DUGUÉ DE LA FAUCONNERIE, Souvenirs d'un vieil homme). C'était après le dîner, au fumoir. Un de mes collègues, le baron de Veauce, croyant probablement faire plaisir à l'Empereur, déclara que, loin de regretter comment les choses avaient définitivement tourné, il s'en félicitait vivement, ne doutant pas que la victoire vînt rehausser l'éclat du règne de Napoléon III et donner à la dynastie un regain de gloire, de prestige et de popularité. A ces mots, l'Empereur, qui à l'ordinaire se montrait si patient, si plein d'indulgence pour nous, coupa brusquement, presque brutalement la parole à Monsieur de Veauce, en lui disant : — Je ne suis pas de votre avis, Monsieur le Député, je ne me félicite pas de la guerre, et j'ai fait tout ce que je pouvais pour l'éviter. C'est toujours une chose terrible que la guerre, même quand on est sûr de la victoire ; et on n'en est jamais sûr !... — Tout cela dit de telle façon que je rentrai ce soir-là chez moi, bien tristement impressionné. On n'est jamais sûr de la victoire. Tel était bien le souci dont était obsédé l'Empereur, et que justifiaient l'agitation et l'inquiétude, qu'il remarquait depuis quelques jours chez le ministre de la Guerre. Avec sa belle prestance, ses larges épaules, sa santé robuste, sa bonne humeur, le maréchal Lebœuf portait au visage l'indice d'un parfait équilibre physique et moral. Au cours des négociations qui avaient précédé la déclaration de guerre, il avait donné dix fois, vingt fois l'assurance que l'armée était prête, qu'on avait une avance de huit à dix jours sur la Prusse, et ses affirmations étaient celles d'un homme sûr de ses renseignements ; un peu impatienté seulement d'entendre si souvent les mêmes questions, auxquelles il lui fallait toujours faire les mêmes réponses. Après les désastres de 1870, on lui a prêté des mots ridicules : Il ne manque pas un bouton de guêtre — La meilleure carte c'est mon épée — L'armée prussienne, je la nie... etc. On en a fait un général de parade, digne de figurer dans une pantomime de cirque. Les mots que nous venons de citer n'ont jamais été dits ; la réputation d'incapacité est injuste, car Lebœuf était fort instruit et très travailleur. Mais il est certain qu'il s'était trompé sur l'état de préparation de l'armée, sur le matériel en magasin, sur l'effectif pouvant être envoyé de suite à la frontière. Il s'était trompé, parce qu'étant soldat plus qu'administrateur, il avait pris à la lettre les états de situation, les inventaires, les bordereaux, toute la paperasserie que fait pulluler l'excès du fonctionnarisme, et qu'il faut écarter, si l'on veut avoir la vision directe des choses et prendre contact avec les réalités autrement que sous la forme de signes, symboles et abstractions. Maintenant qu'il était à pied d'œuvre, qu'il apprenait par les télégrammes affluant au Ministère que la mobilisation était lente, que les magasins étaient loin d'être complets, que les alliances avec l'Autriche et l'Italie devenaient douteuses, ces réalités s'imposaient avec une précision implacable. Installé de l'aube à la nuit à son ministère, dormant à peine, Lebœuf fit montre pendant les quelques jours qui précédèrent son départ pour l'armée, d'une activité incessante et d'une extraordinaire puissance de travail, mais il était saisi d'une inquiétude et d'un trouble dont nous trouvons le témoignage dans le récit de quelques-uns de ceux qui eurent alors l'occasion de l'approcher. Un jour, un des diplomates qui représentait la France auprès de sept petits États de la Confédération, Rothan, vient le voir en arrivant d'Allemagne, et le maréchal l'interroge anxieusement, presque impétueusement, sur la mobilisation allemande. Il est certain, répond Rothan, que le 25 juillet, toutes les réserves d'infanterie, le 27, toutes les réserves de cavalerie auront rejoint leurs corps et que le 2 août, au plus tard, toute l'armée sera concentrée. — A ces mots, raconte Rothan, les traits du maréchal se contractèrent, il pâlit, s'agita anxieusement. Les questions qu'il m'adressa étaient décousues, elles dénotaient un trouble profond... Un autre jour, un député, familier des Tuileries et de
Saint-Cloud, vient aux renseignements. Ah ! je suis
heureux de vous voir, s'empresse de dire Lebœuf, pour vous recommander de ne pas presser l'Empereur...
Et comme le député faisait observer qu'il ne reverrait pas l'Empereur avant
son départ : Eh bien, reprend Lebœuf, ne pressez pas l'Impératrice... Il faut gagner du temps... Nous
les battrons, oui, je vous assure que nous les battrons, mais il faut gagner
du temps, le plus de temps possible. Tout cela débité avec une nervosité, une fébrilité, dont le député est
étrangement surpris, et qu'il trouve singulièrement
inquiétantes. Mais l'inquiétude n'atteignait encore qu'un nombre très restreint de personnes, et l'immense majorité du public conservait une confiance absolue dans la victoire. Le diplomate dont nous venons de parler, Rothan, n'ayant pas d'appartement à Paris, habitait aux Tuileries mêmes, chez le duc de Bassano, chambellan de l'Empereur. Je ne vis, dit-il, dans les salons d'attente du Palais, que quelques officiers d'ordonnance, insouciants, désœuvrés, jouant aux cartes. Avec l'Allemagne que je venais de quitter, tout entière soulevée, grave, solennelle, haineuse, prête à tous les sacrifices, le contraste était poignant... Madame de Metternich raconte que, recevant la visite de la baronne James de Rothschild, elle avait insinué que l'armée française pourrait bien éprouver quelques revers. Alors la vieille baronne s'était indignée : Je n'admets pas que la France ne batte pas la Prusse sur toute la ligne. Semblable indignation chez un autre visiteur, le marquis de Massa, écuyer de l'Empereur, et même, après une conversation qui dégénéra en discussion. Monsieur de Massa me quitta assez froidement. A une soirée chez le directeur du Constitutionnel, le général Trochu se trouve en présence d'Émile de Girardin, le fameux publiciste, dont l'activité bourdonnante avait toujours prête une opinion à développer, qu'il s'agît de politique, diplomatie, finances, art militaire, etc. Au sujet de la guerre avec la Prusse, Émile de Girardin déclare que la victoire française est certaine. Trochu faisant quelques réserves, le publiciste lui démontra que l'armée française serait à Mayence avant quarante jours et à Berlin six semaines après. Trochu, qui ne manquait pas d'humour, disait plus tard : A nous entendre, on eût dit que Monsieur de Girardin était le général et moi le journaliste... Le 18 juillet, un banquet réunit à Saint-Cloud les officiers des voltigeurs de la garde. A la fin du repas, sur un signe de l'Empereur, les notes graves, profondes d'un orchestre montent du parc, avec la brise tiède apportant l'arôme des verdures. — La Marseillaise ! — Tous les assistants se lèvent, les cœurs sont étreints, les larmes coulent. — La Marseillaise ! Bien qu'au cours du second Empire aucune prohibition proprement dite n'ait été édictée au sujet du vieil hymne révolutionnaire, il est certain qu'il ne paraissait pas être en faveur et qu'il ne figurait pas au répertoire des chants officiels du régime. Cependant, à plusieurs reprises, on put l'entendre — pendant la guerre d'Italie, au cours de l'exposition de 1867 — et chaque fois, ce fut avec une émotion, un transport d'enthousiasme d'autant plus vifs que les occasions de les manifester étaient plus rares. Les sensations s'émoussent par l'habitude et il semble regrettable que de nos jours, la Marseillaise, à laquelle sont liés tant de grands souvenirs, figure trop souvent dans le cadre banal d'une fête foraine ou d'un concours d'orphéons. En 1870, l'effet fut extraordinaire. Une autorisation d'ordre général ayant été donnée par le Ministère de l'Intérieur, l'hymne de Rouget de l'Isle figura au programme de la plupart des concerts. Chaque soir, à l'Opéra, un public aristocratique et élégant écoutait debout, et les plus sceptiques, les plus endurcis se sentaient enveloppés d'un frisson d'héroïsme. Il semblait que, dans les mâles accents de l'hymne sacré, on entendit l'appel des ancêtres de Valmy, la voix même de la Patrie. Souvent encore, après la Marseillaise, on chantait le Chant du Départ. Un soir, à l'Opéra, une voix vibrante demanda : Le Rhin Allemand ! C'était la voix d'Émile de Girardin. Le chef d'orchestre, pris au dépourvu, expliqua que ses musiciens ne le connaissaient pas encore assez pour le jouer. Alors, répliqua Girardin, il faudra donc moins de temps pour le prendre que pour l'apprendre ? Et la certitude de la victoire était telle dans l'assistance que le médiocre jeu de mots ne sembla pas ridicule. Le roi de Prusse avait quitté Ems, dans la journée du 14 juillet, pour se rendre à Coblentz où se trouvait la reine. A ce moment, il ne pouvait croire encore que la guerre fût inévitable ; cependant, il prit le parti d'interrompre sa cure et de rentrer à Berlin. A chacune des stations, il put apercevoir une foule inquiète et frémissante, entendre des acclamations, lorsque le train s'arrêtait, recevoir des députations et des adresses. Ignorant, ou tout au moins ne comprenant pas encore au moyen de quels artifices le sentiment national avait été exalté à un tel point, car s'il avait eu connaissance par les journaux du télégramme arrangé par Bismarck, il n'en avait pas saisi tout d'abord l'intention et la portée, il était étrangement surpris de ces manifestations, apportant un contraste inattendu avec le calme habituel du peuple allemand. A mesure qu'il approchait de Berlin, les manifestations croissaient en intensité, et il comprenait ce qu'elles seraient dans la capitale, comme on perçoit la clameur de la tempête, même avant d'être en vue de la mer. A la station de Brandebourg — 60 kilomètres de Berlin — le Kronprinz, Bismarck, Moltke, Roon à montèrent dans son wagon. Bismarck s'efforça de lui persuader que la situation était si grave qu'il était nécessaire d'ordonner tout de suite la mobilisation. Mais le vieux roi refusa, avec des paroles de trouble et d'effroi. Une guerre à mon âge ? Une guerre qui fera verser des torrents de sang ! Non, je ne suis pas seulement roi, je suis aussi le père de mon peuple. Bismarck s'attendait à cette résistance, qu'il avait déjà connue en d'autres circonstances. Mais, comme il le disait un jour parlant de la guerre de 1866, il savait comment faire sauter le fossé à son noble coursier. Il représenta que la mobilisation ne signifiait pas la guerre. C'était une simple précaution contre une agression brusquée. Moltke, Roon, appuyèrent l'argument. Mais le roi refusa encore de donner l'ordre et le voyage continua sans qu'on pût l'y décider. La gare dite de Potsdam, où il arriva à la nuit tombante, était envahie d'une foule qui le salua d'acclamations prolongées. Avant qu'il pût monter en voiture, on lui apporta les premières dépêches de l'agence Wolff, contenant les nouvelles de Paris, le compte rendu succinct de la séance de la Chambre. Ceci est belliqueux, dit-il à son fils. D'autres dépêches arrivèrent encore du Ministère, et la foule était tellement dense qu'il fallait que le papier passât de main en main pour parvenir jusqu'au roi. La déclaration du Ministère français, le vote des crédits ne laissaient aucun doute. Ainsi, c'est encore une fois la guerre, dit-il d'une voix altérée. Eh bien, à la grâce de Dieu ! Dans son émotion, il tendit les bras au Kronprinz et l'embrassa longuement, tendrement. Le Kronprinz, s'adressant à la foule, cria d'une voix forte : Guerre, guerre, mobilisation ! Les acclamations redoublèrent et accompagnèrent les deux princes jusqu'au Palais Royal. Toute la nuit, la place fut noire de monde et le souverain dut se montrer plusieurs fois au balcon, vers lequel montait la clameur d'enthousiasme. Ces cris, cette surexcitation, l'effroi du drame qui allait précipiter deux peuples l'un contre l'autre, firent sur le vieux roi une impression qui l'éleva au-dessus de lui-même, élargit momentanément son horizon de pensée. Dans sa correspondance avec la reine, le ton était habituellement celui d'un bon sens un peu terre à terre. La lettre dans laquelle il lui rendit compte de son arrivée à Berlin contient une phrase vraiment belle : Cet enthousiasme m'épouvante. Qui connaît les chances d'une guerre ? Qui sait si bientôt ces voix ne deviendront pas muettes ? Le 19 juillet, le chargé d'affaires de l'ambassade française, Lesourd, remit à Bismarck le texte de la déclaration de guerre. A ce moment, le Gouvernement français espérait encore que l'Allemagne du Sud conserverait la neutralité. Aussi, par une précaution qui ne pouvait guère avoir d'influence sur le fond des choses, les instructions envoyées à Lesourd lui enjoignaient de remettre la déclaration à Bismarck, en sa qualité de ministre de Prusse et non en celle de chancelier de la Confédération. Bismarck avait atteint le but qu'il poursuivait depuis plusieurs mois, rendre la guerre inévitable en laissant à l'adversaire le rôle d'agresseur. Mais loin de laisser paraître sa satisfaction, il affecta la tristesse et joua la componction avec une fourberie supérieure. Ah comme il regrettait de ne pas être allé à Ems. Peut-être aurait-il pu empêcher la guerre ? Mais cette affaire Hohenzollern avait eu à ses yeux si peu d'importance qu'elle ne lui avait pas paru nécessiter l'intervention d'un ministre d'État. S'il avait su, il aurait quitté Varzin, serait accouru du fond des forêts de la Poméranie... Il lut deux fois à voix basse le texte de la déclaration de guerre, et son visage prit l'empreinte d'une forte émotion. Il tint le rôle d'un artiste consommé, et Lesourd fut tellement convaincu de sa sincérité que, dans le rapport envoyé à son ministre, il écrivit que Monsieur de Bismarck lui avait paru fort affligé... qu'il déplorait de ne pas avoir compris le danger de laisser le roi dans l'isolement... Il voit maintenant qu'il a commis une faute grave... Il ne s'en console pas... Il est probable que Bismarck n'eut jamais l'occasion de prendre communication de ce rapport. S'il l'avait lu, il eût éprouvé une de ces joies silencieuses qui lui faisaient dire parfois : Les hommes sont plus bêtes qu'on ne l'imagine... |
[1] Ce baron d'Ambès, dont il est difficile d'identifier la véritable personnalité, est en général bien informé. Cependant, il convient, au sujet des mémoires qu'il a publiés sous le titre de Mémorial de Chislehurst, de faire une réserve importante. Il paraît douteux qu'il ait joué le rôle qu'il s'attribue dans les événements ou incidents dont il fait le récit. L'impression que laisse la lecture de son ouvrage, c'est qu'ayant eu des relations assez étendues dans le monde de la Cour impériale, il a recueilli un grand nombre de témoignages, conversations, anecdotes, dont il a fait une sorte de compilation ; renseignements de seconde main, que, par un artifice littéraire qu'on rencontre assez souvent chez les auteurs de mémoires, il transforme en vision directe des événements.