Les Élections de 1852 et de 1857. — Décret du 26 novembre 1860, première étape vers l'Empire Libéral. — Accroissement d'influence du Corps Législatif. — L'insurrection polonaise de 1863. — La politique du Gouvernement impérial se borne à une intervention diplomatique. — Origine et développement de l'expédition du Mexique (1861-1862-1863). Comment Napoléon III se laisse entraîner à la plus décevante des conceptions. — Dès l'année 1865, il devient évident que l'entreprise est vouée à un échec. — Rappel du corps d'occupation.EN février 1852, les candidats aux premières élections du Corps Législatif n'avaient pas été très nombreux et, en effet, le mandat de député n'avait rien de particulièrement séduisant. Le pouvoir législatif était en réalité dévolu au Président de la République pour l'initiative des lois et au Conseil d'État pour leur rédaction. Les Chambres devaient accepter ou rejeter un texte qui leur arrivait tout préparé. Sans doute, il y avait un droit d'amendement, mais entouré de telles précautions qu'il était difficilement applicable. La suppression de la tribune, l'interdiction pour les journaux de reproduire les débats sous une forme autre que celle d'un compte rendu analytique rédigé par les bureaux de la présidence, réduisaient au minimum les manifestations d'éloquence et les satisfactions d'amour-propre qu'elles peuvent procurer. Les séances étaient publiques ; mais il suffisait d'une demande revêtue de cinq signatures pour que le Corps Législatif délibérât en comité secret. Enfin, la Constitution de 1852 stipulait que les fonctions de député n'étaient pas rémunérées. On avait voulu par cette mesure donner l'indication que la politique ne devait pas devenir une profession. Un peu plus tard, un sénatus-consulte attribua des indemnités de session. Mais au moment des premières élections, la gratuité du mandat était encore la règle, et l'on conçoit qu'elle fût de nature à écarter les candidats sans fortune. A ces différentes causes de raréfaction des candidatures, s'en joignaient bien d'autres. Une partie des anciens représentants étaient en exil. Ceux qui résidaient encore en France étaient surveillés par les Commissions mixtes, investies du pouvoir redoutable et arbitraire d'expulser ou même de transporter à Cayenne ou en Algérie, les personnes désignées sous la formule élastique d'individus dangereux. Enfin, les légitimistes avaient reçu du comte de Chambord la recommandation de décliner toute candidature, même aux Conseils Généraux et Municipaux, l'acceptation d'un mandat quelconque étant considérée par le prétendant comme un ralliement au gouvernement du Prince Président. Quelques-uns cependant, surtout dans les départements de l'Ouest, avaient refusé de se conformer à cette politique d'abstention, qui, pensaient-ils, réduirait le parti légitimiste à l'effacement et à l'impuissance. Ils furent blâmés et considérés comme des transfuges. Quelques années plus tard, le comte de Chambord recevant à Frohsdorf M. de Rességuier, lui reprocha d'avoir accepté un mandat de conseiller général, et d'un ton de sévérité qui contrastait avec sa courtoisie habituelle, le prétendant fit savoir à son visiteur que désormais, il ne le recevrait plus, tant qu'il n'aurait pas donné sa démission. Ces premières élections de 1852 avaient été préparées
d'abord par Morny, alors ministre de l'Intérieur. Les instructions données
aux préfets par le ministre étaient un modèle de tact et de mesure ; car
autant Morny s'était montré rigoureux dans l'exécution du coup d'État, autant
il affectait dans l'exercice du pouvoir de se révéler accueillant et
conciliateur. Faites bien comprendre à tous les
fonctionnaires, qu'ils doivent s'occuper avec soin des intérêts de tous et
que celui qu'il faut accueillir avec le plus d'empressement et de bonté,
c'est le plus humble et le plus faible. La meilleure des politiques, c'est la
bienveillance pour les personnes, et la facilité pour les intérêts... Que la bureaucratie ne se croie pas créée pour
l'objection, l'entrave et la lenteur. Quant à la désignation des
candidats, il recommandait les hommes entourés de
l'estime publique, plus soucieux des intérêts du pays que des luttes des
partis, sympathiques aux classes laborieuses. Quand un homme a fait sa
fortune par le travail, l'industrie ou l'agriculture, a amélioré le sort de
ses ouvriers, il est préférable à ce qu'on est convenu d'appeler un homme
politique. Après le décret de confiscation des biens de la famille d'Orléans, et avant les élections, Morny donna sa démission. Il fut remplacé à l'Intérieur par Persigny, qui n'avait pas sa délicatesse de touche. On s'en aperçoit au ton de la circulaire, indiquant aux Préfets leur rôle dans la désignation des candidats. Il importe que le Gouvernement éclaire à ce sujet les électeurs... En conséquence, Monsieur le Préfet, prenez des mesures pour faire connaître aux électeurs, par l'intermédiaire des divers agents de l'administration, par toutes les voies que vous trouverez convenables et au besoin par des proclamations affichées dans les communes, celui des candidats que le Gouvernement de Louis-Napoléon juge le plus propre à l'aider dans son œuvre réparatrice... Sur les deux cent soixante et un élus de 1852, huit seulement n'étaient pas candidats officiels. Ce premier Corps Législatif n'eut d'ailleurs qu'un rôle très effacé. Ce ne fut qu'après les élections de 1857 qu'on vit se révéler, mais bien modeste encore, une tendance à moins de docilité à l'égard du Gouvernement autoritaire des années précédentes. A ce premier scrutin de 1857, six opposants avaient été élus, Cavaignac, Carnot, Goudchaux, Émile Ollivier, Hénon, Darimon, tous républicains. Cavaignac était mort avant l'ouverture de la session, foudroyé par une embolie. Carnot et Goudchaux, anciens ministres de la République de 1848, refusèrent le serment de fidélité à la Constitution impériale et à l'Empereur, exigé des députés. Émile Ollivier, Hénon, Darimon, n'eurent pas les mêmes scrupules. Ils appartenaient à la jeune génération républicaine, impatiente d'agir, et aussi de s'affranchir de la tutelle des anciens du parti, qu'on commençait à traiter irrévérencieusement de vieilles barbes. Ils justifiaient d'ailleurs leur prestation de serment par une raison à laquelle il était difficile de répondre. A quoi bon, disaient-ils, se présenter aux élections, si, en refusant de se soumettre à une formalité d'ordre secondaire, on se met volontairement dans l'impossibilité de siéger ? Aux élections complémentaires nécessitées par la mort de Cavaignac et le refus de Carnot et de Goudchaux, deux élus, Jules Favre et Ernest Picard, vinrent renforcer la petite phalange républicaine de la nouvelle Chambre, que dans l'histoire parlementaire de ce temps on appelle les Cinq. Parmi ces cinq élus de 1857, trois étaient remarquables à divers titres. Jules Favre était un orateur de premier ordre. La majesté du geste, l'ampleur hautaine de la parole, la gravité un peu triste d'un visage de puritain imposaient l'attention et dominaient un auditoire. En ce temps, où l'expression des opinions politiques était soumise à une discipline sévère, il savait manier en artiste du verbe l'allusion et le sous-entendu. Sous une apparence de modération, il enveloppait le trait qui blesse et reste fixé dans la blessure. Ses ennemis le comparaient à une jatte de lait empoisonné. Dans son plaidoyer pour Orsini, plusieurs phrases avaient fait passer un frémissement sur l'auditoire. En rappelant que le père de son client avait pris part à l'insurrection des Romagnes de 1831, il avait ajouté qu'il avait eu d'illustres complices, dont l'histoire a retenu les noms et il était aisé de comprendre que l'allusion visait Louis-Napoléon et son frère. Le Procureur Général ayant accusé Orsini d'avoir voulu s'emparer du pouvoir par le crime et l'assassinat, Jules Favre avait vivement riposté : Non, Monsieur le Procureur Général, quelle est donc cette histoire ? elle n'est pas celle d'Orsini. Non, ce n'est pas lui qui a voulu monter au pouvoir par des degrés sanglants... et, dans cette phrase d'allure anodine, on avait vu se dresser l'évocation du coup d'État de 1851. Sans avoir l'harmonieuse ordonnance et la perfection classique des dons oratoires de Jules Favre, l'éloquence d'Émile Ollivier était plus vive, plus alerte, mieux adaptée aux imprévus des discussions parlementaires. Pour Jules Favre, la politique n'était pas la préoccupation unique. Ses goûts, ses succès, son passé, l'attachaient de préférence au Palais. Au contraire, la politique exerçait sur Émile Ollivier, un attrait dominant et passionné. Fils d'un ancien représentant à la Constituante de 1848 emprisonné, puis expulsé après le Deux Décembre, il avait débuté dans la vie publique comme commissaire du Gouvernement provisoire à Marseille, où il avait laissé le souvenir d'un ardent démocrate. Ses connaissances très étendues en histoire, son acharnement au travail, et aussi son intrépide confiance en lui-même lui donnaient l'ambition de tenir un rôle de premier plan. C'est le but que pendant plus de dix ans nous allons le voir poursuivre avec une constante ténacité. Ernest Picard n'avait pas de si hautes visées. Fils d'un banquier, il s'attacha surtout aux questions financières. Sa bonne humeur, son esprit, apportaient dans une aride discussion d'affaires la clarté, l'aisance et même la gaîté. Aimable et souriant, les traits fins malgré le léger empâtement d'une obésité précoce, il excellait dans la courte improvisation, la remarque malicieuse, l'interruption qui faisait rire. Le spirituel député de Paris, telle fut l'étiquette que, jusqu'à la fin de l'Empire, la presse attacha à son nom. Darimon et Hénon n'étaient pas sans mérite ; mais dans le groupe des Cinq, ils n'avaient qu'une influence secondaire. Ils suivaient surtout l'impulsion donnée par leurs collègues, qui selon les circonstances les faisaient agir, parler, donner la réplique. Dans la langue du théâtre cela s'appelle jouer les utilités. Au début, les Cinq étaient fort unis. Leur petit nombre exigeait la discipline. Plus tard il y eut entre eux des discussions, des malentendus, des froissements. Quelques-uns arrivèrent même à se brouiller. En pleine séance, on vit un jour Émile Ollivier refuser la main à Jules Favre. C'est d'ailleurs le dénouement habituel des alliances politiques. En 1854, Morny avait été nommé par l'Empereur, président du Corps Législatif. Depuis qu'il occupait cette fonction, l'homme apparaissait bien dissemblable de l'impitoyable exécutant du Coup d'État. L'un avait été un combattant, l'autre était devenu un victorieux. Il avait compris qu'une politique de violence ne peut se maintenir très longtemps, et qu'on ne conserve pas le pouvoir par des moyens identiques à ceux employés pour le conquérir. Sceptique et nonchalant, d'un scepticisme aimable et d'une nonchalance élégante, il se plaisait dans ces nouvelles fonctions, qui, sans être une sinécure, n'étaient pas très absorbantes. Les sessions étaient courtes, le Corps Législatif était docile, et sa mission très limitée. Sans supprimer les discours, l'absence de tribune les rendait plus rares et moins passionnés que dans les assemblées parlementaires de nos jours. Le plus souvent, les débats conservaient le ton d'une conversation courtoise, entre gens du monde bien élevés. Bien qu'il fût de caractère un peu distant et que ses manières de gentilhomme ne fussent pas de nature à encourager les familiarités, Morny s'attachait à conquérir les sympathies de ses collègues par de délicates avances. Attentif aux petits ridicules des uns, aux petites vanités des autres, il savait donner à propos une poignée de mains, distribuer des sourires, faire entendre une parole gracieuse. A la clôture de chaque session, il remerciait la Chambre de la tâche qu'elle venait d'accomplir, vantait l'importance de ses travaux, s'excusait d'avoir pu involontairement mécontenter quelques collègues lorsque son devoir de président l'avait contraint à les rappeler au règlement. Assez fréquemment, il quittait le fauteuil présidentiel pour prendre part aux débats comme simple député, et bien des collègues étaient flattés de voir ce haut personnage, ce demi-frère du Souverain redevenir pour quelques heures leur égal et leur collaborateur. Un jour, Jules Favre, qui cependant n'avait pas le compliment facile, le remercia de lui avoir donné la réplique, par une phrase qui, bien qu'un peu alambiquée, un peu subtile, laissait apparaître une intention de louange pour l'impartialité du président et le talent du contradicteur : Je désirerais voir M. le Comte de Morny se mêler plus souvent à nos débats, à la condition qu'il n'y fit qu'une courte apparition et remontât bien vite à son fauteuil... Lorsque les Cinq étaient entrés au Corps Législatif, ils avaient reconnu que, malgré le peu de latitude que leur laissaient la Constitution et le règlement, ils pouvaient, à propos du vote du budget, présenter des observations, demander des explications, qui, bien que dénuées de sanctions pratiques, feraient contraste avec la passivité de leurs collègues. Sans doute, le budget arrivait tout préparé par le Conseil d'État. Sans doute encore, il était voté non par articles, non même par chapitres, mais en bloc pour chaque Ministère. Cependant l'examen des crédits de l'Intérieur, de la Guerre, des Affaires Étrangères, des Finances, pouvait devenir l'occasion de digressions hardies sur l'administration, la politique internationale, l'approbation ou la critique de certaines dépenses Telle fut la tactique qu'ils mirent en œuvre, et ils eurent l'habileté d'y apporter dans la forme beaucoup de modération. Le hasard, et peut-être encore le souci de montrer qu'il n'était pas un adversaire aveugle et irréductible, fournirent à Émile Ollivier l'occasion de faire preuve d'impartialité. Les traités de commerce, négociés avec l'Angleterre personnellement par l'Empereur, nécessitaient le remplacement de certaines taxes par des recettes équivalentes. Plusieurs industriels, candidats officiels appartenant à la majorité, avaient fait entendre d'assez vives critiques au sujet de ces traités, qui, disaient-ils, désarmaient la France contre la puissante organisation industrielle de l'Angleterre. Tout en exprimant le regret que ces traités n'aient pas reçu la sanction du Corps Législatif, Émile Ollivier intervint dans le débat pour approuver la politique libre échangiste de l'Empereur. Dans une solide argumentation, appuyée d'exemples tirés de l'histoire, il s'efforça de démontrer que le Protectionnisme était une solution paresseuse, rétrograde, destructive d'initiative et d'énergie, et l'on eut la surprise de voir un député de l'opposition défendre la politique personnelle du Souverain, contre les critiques de certains membres de la majorité. A ce moment (1858-1860), il n'y avait pas encore de reproduction sténographique des discours ; mais au cours de chaque session, Darimon notait ses impressions personnelles sur un journal, et Émile Ollivier rassemblait des souvenirs qu'il devait utiliser plus tard dans ses études sur l'Empire. On peut donc par leurs ouvrages reconstituer assez aisément l'aspect et le mouvement des séances. Il est certain que les Cinq avaient fait entrer au Corps Législatif un souffle de liberté et un désir d'indépendance. Même pour les députés de la majorité, le budget devenait le prétexte de digressions sur la politique du Gouvernement et l'on entendait des appréciations dont la hardiesse était nouvelle. Ainsi, en 1860, un député candidat officiel, Larrabure, demanda des explications sur l'expédition franco-anglaise qui venait d'être envoyée en Chine. Quel était le but de cette étrange guerre ? Commercial, politique ou religieux ? Mais en plein XIXe siècle peut-il y avoir encore une guerre religieuse. La foi ne s'impose pas à coups de canon. Le divin Maître n'avait pas d'armée et cependant il a conquis le monde... Pour l'Angleterre, l'intérêt commercial est évident. Elle cherche des débouchés pour son opium, ses cotonnades, ses fers, ses quincailleries... Mais la France, que va-t-elle faire en Chine ? Il est à craindre qu'à son insu, elle ne serve que les intérêts de l'Angleterre. Aussi, plus tôt se terminera cette guerre désastreuse, mieux cela vaudra. Assez fréquemment, d'un mot, d'un geste, d'un sourire, Morny apaisait les vivacités de langage et faisait observer qu'on s'éloignait singulièrement du budget. Mais ses interventions étaient très tolérantes et il semble qu'un peu d'opposition ne lui déplaisait pas. Vous savez, disait-il, à quel point je suis favorable à la discussion, d'abord parce que je l'aime, ensuite parce que je crois que le Gouvernement y gagne. — Morny ne conduisait pas le Corps Législatif en le régentant, mais en le charmant..., a écrit Émile Olivier. Il savait cacher sous une exquise politesse un grand mépris des hommes. Cependant il ne manquait pas de_ cœur et était fidèle en amitié, ainsi qu'en témoigne un passage du journal de Darimon : 29 Janvier 1862. — Un de nos collègues, M. Carteret, ayant perdu il y a quelques jours sa fille unique, en a éprouvé un tel chagrin qu'il vient de mourir subitement. Au moment où M. de Morny nous faisait cette triste communication, il a éclaté en sanglots et a dû quitter le fauteuil en proie à la plus vive émotion. Ainsi, par son aménité, ses délicates attentions, tantôt feintes, tantôt sincères, Morny avait fait du Corps Législatif son domaine, son champ de manœuvres, son fief, et certain de le tenir solidement en mains, il ne s'effrayait pas de voir les députés chercher à étendre leurs attributions, extension d'influence qui aurait comme conséquence de lui donner à lui-même plus de poids dans les Conseils du Gouvernement. En effet, Morny était loin d'approuver toute la politique de Napoléon III. Si, physiquement, il y avait entre les deux frères une ressemblance assez frappante — Morny cependant plus affiné, plus alerte, — moralement la différence des deux caractères était profonde. L'Empereur, imaginatif, sentimental, se laissait volontiers égarer par de séduisantes et dangereuses rêveries. Morny était positif, précis, apte à juger rapidement le fort ou le faible d'un projet. Très audacieux et prêt à tout risquer tant que le succès avait encore été douteux, il était devenu très prudent pour la conservation des gains acquis. L'Empereur est très bon, disait-il, mais nous ne savons pas ce que sera son successeur, c'est en ces termes qu'il exprimait discrètement le désir de limiter par des garanties constitutionnelles les initiatives du Souverain. Napoléon Ier s'était perdu en tendant jusqu'à l'extrême tous les ressorts du despotisme. Charles X et Louis-Philippe étaient tombés pour avoir négligé les avertissements que leur donnait l'opinion publique. Qu'adviendrait-il de Napoléon III qui, en politique internationale, se laissait si facilement entraîner aux imprudences généreuses de son imagination ? Guerre de Crimée, d'Italie, expéditions de Chine et de Syrie avaient inquiété Morny ; et c'est pourquoi il était de son goût de voir l'Empire évoluer vers la forme constitutionnelle, qui donnerait plus de solidité à la dynastie en la préservant des aventures. Dans les délicates attentions dont le Président entourait
ses collègues, les Cinq n'étaient pas oubliés. Un incident banal lui permit
d'entrer en communication plus directe avec eux. Très amateur de théâtre,
ayant en outre le goût des spéculations financières, Morny commanditait
l'Opéra-Comique. Darimon lui demanda s'il ne pouvait pas faciliter l'entrée
au théâtre d'un ténor auquel il s'intéressait. Le Président donna l'assurance
qu'il allait faire tout de suite les démarches nécessaires, puis prolongeant
la conversation, il dit aimablement : Moi aussi,
j'ai un service à vous demander. Je prépare et j'espère obtenir de l'Empereur
de profondes modifications au régime de la Chambre. Priez donc vos amis de ne
pas trop me tracasser sur les questions de règlement d'ici la fin de la session.
Je ne voudrais pas qu'on pût m'opposer cette objection qu'il est impossible
de céder à la pression de l'opposition. — Je
promis, raconte Darimon. — Alors, me dit-il,
je vais vous confier en gentilhomme ce dont il s'agit. Je veux arriver à la
sténographie des comptes rendus, faciliter le droit d'amendement, et même si
je puis, faire revivre le droit d'interpellation. Je vous assure que je
cherche à accroître les prérogatives de la Chambre. Mais que vos amis me
facilitent la tâche en restant sur la réserve. (Mars 1860.) Lorsque Darimon mit ses collègues au courant de cette conversation, Jules Favre resta incrédule : C'est une plaisanterie, dit-il. Méfions-nous, ajouta Ernest Picard. Seul, Émile Ollivier crut à la sincérité des intentions de Morny, et dans la circonstance, il voyait juste. Le 26 novembre 1860, le Moniteur Officiel publiait un décret, première étape vers l'Empire Libéral. Voulant donner aux grands Corps de l'État une participation plus directe à la politique générale de notre Gouvernement et un témoignage éclatant de notre confiance... Avons décrété et décrétons ce qui
suit : Le Sénat et le Corps Législatif voteront tous les ans à l'ouverture de la session une adresse en réponse à notre discours... Les débats de chaque séance seront reproduits par la sténographie et insérés in extenso dans le Journal Officiel du lendemain... L'Empereur désignera des ministres sans portefeuille pour défendre devant les Chambres les projets de loi du Gouvernement... — J'aurais voulu obtenir mieux, dit Morny à Émile Ollivier... J'avais demandé le droit d'interpellation ; on ne m'a accordé que le rétablissement de l'adresse... Enfin, êtes-vous content ? — Monsieur le Président, répondit le député, si c'est un commencement, l'Empire est fondé. Si c'est une fin, il est perdu. Mais la véritable impression d'Émile Ollivier se retrouve dans son journal intime : Le décret d'hier me remplit de joie... Bien souvent les lois, les décrets ne font que consacrer un état de choses préexistant. Malgré son importance, le décret du 24 novembre 1860 n'était guère que la codification d'habitudes entrées déjà dans les mœurs. Morny, auquel une organisation nerveuse très affinée donnait un sens tactile propre à saisir, à capter des sentiments à peine exprimés, avait reconnu que les élus de 1857 n'avaient plus la docilité du Corps Législatif de 1852, que même depuis trois ans, les symptômes d'indépendance étaient devenus plus visibles, et en obtenant le décret impérial, il n'avait guère fait que de faciliter des libertés déjà prises. Sans doute, la rédaction de l'adresse serait l'occasion d'observations et de discours, mais n'en entendait-on pas déjà lors de la discussion du budget ? Sans doute encore, la présence aux séances de ministres sans portefeuille mettrait la Chambre en communication plus directe avec le Souverain ; mais déjà, n'y avait-il pas des Commissaires du Gouvernement qui, quoique de grade moins élevé dans la hiérarchie, remplissaient une mission à peu près semblable ? L'innovation la mieux caractérisée consistait dans la reproduction sténographique des discours. Jusqu'alors l'écho des débats parlementaires ne franchissait guère les murs du Palais Bourbon et restait ignoré de la majorité du grand public. Il n'est guère encourageant d'écrire ou de parler en sachant d'avance qu'on ne sera ni lu ni entendu. Désormais, la reproduction in extenso des discours allait devenir un stimulant pour la liberté de la parole et la hardiesse de la pensée. Ces premières concessions libérales, tout en assouplissant légèrement la Constitution autoritaire de 1852, n'en modifiaient ni la lettre, ni l'esprit, ni le principe. La guerre, la paix, les instructions aux ambassadeurs, le choix des ministres responsables devant le Chef de l'État seul, tout cela était encore aux mains de l'Empereur. Comme jusqu'à cette époque (1860) toutes ses entreprises avaient été heureuses, les fautes qu'il avait pu commettre avaient été amnistiées par le succès, et l'immense majorité de la Nation lui conservait sa confiance. Au cours des trois ou quatre années qui vont suivre, plusieurs difficultés d'ordre international, sans faire disparaître encore la confiance envers le Souverain, la rendront hésitante et nuancée d'inquiétude. Au moment de la guerre d'Italie, l'opinion publique s'était montrée favorable à l'intervention française. Mais le but de la guerre semblait limité à l'affranchissement de la Lombardie et de la Vénétie. On n'avait pas prévu, et Napoléon III lui-même était loin de prévoir qu'en 1860 et 1861, le Piémont annexerait la Toscane, Panne, Modène, une partie des États Pontificaux, Naples et la Sicile. La France avait maintenant à sa frontière une nation jeune, ardente, de vingt millions d'habitants, et pour protéger Rome, elle était obligée d'y maintenir un corps d'occupation. L'insurrection polonaise de 1863, laissée sans autre encouragement que de vagues représentations diplomatiques, et dans le même temps, l'expédition du Mexique nécessitant l'envoi d'un corps d'armée à 2.000 lieues de la Mère Patrie, apportèrent un nouvel aliment aux critiques dirigées contre la Politique impériale. De ces critiques, les unes étaient fondées, d'autres étaient injustes. Que peut-on approuver ou blâmer dans la conduite de Napoléon III à l'égard de la Pologne ? Comment peut-on expliquer chez un homme bien intentionné et ne manquant pas de bon sens, les erreurs si graves de l'entreprise du Mexique ? C'est que ce nous allons essayer de rechercher et de comprendre par le récit des événements. LA POLOGNE La nouvelle du premier partage de la Pologne (1772) n'avait pas apporté grande émotion en France. Le règne de Louis XV touchait à sa fin, et le vieux monarque fatigué, usé, ne se souciait guère d'entrer en conflit avec trois souverains, dont l'un, Marie-Thérèse d'Autriche, était mère de la Dauphine de France. Les écrivains, les philosophes, les encyclopédistes qui, bien que n'exerçant aucune influence sur le gouvernement du Royaume, eussent pu créer dans le public un mouvement d'opinion, étaient désarmés par les attentions flatteuses que leur avaient prodiguées les deux autres souverains, complices du démembrement. Le roi de Prusse avait attiré plusieurs d'entre eux à sa cour. Il en avait pensionné d'autres. L'impératrice Catherine était en correspondance avec Diderot et d'Alembert, auquel elle eût même été désireuse de confier l'éducation de son fils. A cette classe de savants et de lettrés, la Pologne apparaissait comme une nation encore à demi barbare, une fraction attardée de l'Europe féodale, déchirée de dissensions, et dont le sort ne pouvait qu'être amélioré par le rattachement à trois royaumes de civilisation plus avancée. Lors du second et du troisième partage (1793-1795), la France révolutionnaire avait manifesté de vives sympathies pour un peuple disputant les derniers lambeaux de sa liberté à des ennemis qui étaient aussi ceux de la République. Elle avait accueilli les réfugiés polonais, conféré le titre de citoyen français à Kosciusko, le héros des deux insurrections de 1792 et 1794. Menacée elle-même dans son indépendance, elle n'avait pu faire davantage, mais dès ce jour, les deux peuples avaient contracté une sorte d'alliance morale, où l'un et l'autre apportaient l'espoir, la foi dans la justice éternelle, et aussi le germe de déceptions que devait traduire la formule célèbre : Dieu est trop haut, la France trop loin. Aux victoires de Napoléon, les cœurs polonais tressaillirent d'une joie profonde. En 1806-1807, il semblait que la résurrection de la Pologne fût proche. Mais, tandis que le conquérant créait des royaumes (Saxe, Bavière, Wurtemberg, Westphalie), il ne donnait aux aspirations des patriotes polonais qu'une satisfaction incomplète en constituant le grand-duché de Varsovie, qui ne représentait que les deux cinquièmes de l'ancienne Pologne, Qu'attendait-il pour faire davantage ? Éprouvait-il quelque méfiance à l'égard de ce peuple brave, enthousiaste, mais turbulent, mobile, sur lequel son autorité aurait moins de prise que sur la placidité des races allemandes ? Toujours est-il qu'il laissa passer l'heure décisive. Successivement, il avait entraîné dans le sillage de son alliance la Russie, la Prusse, l'Autriche. Dès 1809, il lui devenait impossible de dépouiller ses nouveaux alliés pour reconstituer la nationalité polonaise. Les traités de 1815 firent disparaître le grand-duché de Varsovie. Cependant jusqu'en 1830, la domination russe fut assez douce. La Pologne obtint d'Alexandre Ier une Constitution, un ministère spécial, une Diète chargée de voter l'impôt. Autocrate absolu en Russie, le Tzar faisait figure en Pologne de roi constitutionnel. Au début de son règne (1825), Nicolas, quoique moins conciliant que son frère, ne modifia pas ses institutions libérales. Les patriotes polonais paraissaient se résigner à une situation, qui, à défaut de l'indépendance, assurait à leur pays un semblant d'autonomie. La Révolution française de 1830, le succès d'une insurrection populaire, qui, en trois jours de barricades, avait vaincu et dispersé une armée régulière, leur donnèrent l'illusion que le moment était venu pour la Pologne de s'affranchir de la domination russe. Voyant les événements de loin, ils les voyaient mal. Les émissaires qu'ils envoyèrent à Paris ne furent pas plus clairvoyants, ou plus exactement, ils furent abusés par les encouragements qu'ils recueillaient aussi bien dans les salons que dans quelques sociétés populaires. Avec sa légèreté habituelle, La Fayette fit entendre de bonnes paroles qui pouvaient être interprétées comme des promesses. La Fayette, le combattant de l'indépendance américaine, l'idole parisienne de 1789, le promoteur de la révolution de 1830, le grand électeur auquel Louis-Philippe devait sa couronne, était alors aux yeux de l'Europe le personnage le plus important de France. Les nombreuses sociétés secrètes qui préparaient l'insurrection, et dont plusieurs étaient en communication avec la franc-maçonnerie et le carbonarisme, ne mirent pas en doute que sur un signe de La Fayette, la France enverrait une armée en Pologne. En novembre 1830, au signal donné par un incendie, Varsovie se souleva, mit en fuite le grand-duc Constantin, frère du Tzar, et la garnison russe. Pendant dix mois, 45.000 Polonais résistèrent à plus de 100.000 Russes, avec un héroïsme qui à plusieurs reprises leur fit espérer la victoire. Mais la lutte était trop inégale. En septembre 1831, Varsovie succombait. Arrestations, confiscations, déportation en Sibérie et au Caucase de plus de 5.000 propriétaires fonciers donnèrent à. la répression un caractère de sauvagerie. Aux yeux de Nicolas, ces rigueurs impitoyables se justifiaient par la conviction que tout en préparant l'insurrection, les Polonais l'avaient volontairement trompé par une feinte soumission. En 1835, lors d'un de ses séjours à Varsovie, la municipalité vint lui présenter des hommages qui furent reçus rudement : Je n'ai que faire de vos discours, car je sais que vous êtes prêts à mentir, comme vous avez menti à la veille de votre révolte... N'est-ce pas vous qui, il y a cinq ans, me faisiez de si belles protestations de dévouement ?... Vous n'avez désormais qu'un parti à prendre, renoncer à vos rêveries d'indépendance et vivre en sujets fidèles. Vous connaissez la citadelle qui domine votre ville ? A la première émeute, Varsovie sera foudroyée, anéantie, et ce n'est pas moi qui la rebâtirai... Et cependant, on ne peut dire que Nicolas fût foncièrement cruel. A son inflexible sévérité, s'associaient un sentiment de justice, et une conception de ses devoirs qui en faisaient un despote dur, mais non vulgaire. Devoirs envers Dieu qui lui avait accordé la puissance, devoirs envers son peuple, qu'il avait mission de maintenir fort et prospère, devoirs envers lui-même, qui lui imposaient travail, sobriété, austérité des mœurs. Ce sentiment du devoir apparaît avec un relief saisissant dans les circonstances qui accompagnèrent la mort de Nicolas. Au mois de février 1855, il souffrait d'un commencement de congestion pulmonaire. Il souffrait aussi du chagrin que lui causaient les nouvelles de Sébastopol. Malgré le mauvais état de sa santé, il voulut passer en revue un régiment partant pour la Crimée. A son médecin qui le suppliait de garder la chambre, il dit avec une douceur inaccoutumée : Tu fais ton devoir de médecin en cherchant à me retenir ici. Mais moi, je fais mon devoir de Tzar en n'écoutant pas tes avis. Il passa la revue, fiévreux, frissonnant sous la morsure de la bise glacée. Quelques jours plus tard son état était désespéré. La fin fut belle. Étendu sur son petit lit de soldat, haletant sous l'asphyxie des poumons, mais conservant toute sa lucidité, il fit appeler plusieurs de ses conseillers pour leur demander d'exprimer sa gratitude aux combattants de Sébastopol. Il leur dicta une dépêche, destinée aux gouverneurs des grandes villes : L'Empereur est à la mort. Ses derniers instants furent consacrés à la prière et aux adieux à sa famille ; mais même dans les paroles affectueuses qu'il adressa à sa femme et à ses enfants, apparaît la pensée dont il avait fait la règle de sa vie, qu'avant d'être père et époux, il était Tzar : Après la Russie, c'est vous que j'ai le plus aimés. Le nouveau tzar, Alexandre II, avait été élevé sévèrement et simplement. Je veux en faire un homme avant d'en faire un souverain, disait Nicolas au maréchal Marmont, de passage à Saint-Pétersbourg. Le maréchal ayant demandé à être présenté au jeune grand-duc, alors âgé de onze ans, le tzar refusa d'accéder à ce désir, puis avec la brusque cordialité qu'il apportait parfois dans la conversation : Vous voulez donc lui tourner la tête ? Un brave général, qui a commandé des armées, n'a pas d'hommages à rendre à un enfant... Alexandre II, de haute stature, d'un physique avantageux, savait plaire par des manières aimables et bienveillantes, faisant contraste avec la sévérité de Nicolas ; mais il n'avait ni la fermeté, ni la ténacité, ni le prestige, par lesquels son père imposait la crainte et le respect. Au cours de son règne, il devait faire montre d'intentions excellentes, que ne réalisait qu'imparfaitement son caractère hésitant et irrésolu. Dans la conduite des affaires de Pologne, nous allons le voir de volonté flottante, tour à tour libéral et autoritaire, oscillant selon l'impression du moment entre la clémence et la rigueur. Sa première attitude fut encourageante. Peu de temps après son avènement, il vint à Varsovie et reçut avec bienveillance les représentants de la noblesse et du clergé. J'arrive ici, leur dit-il, en oubliant le passé... J'aime mieux récompenser que punir, mais point de rêveries, point de rêveries... Vous êtes unis à jamais à la grande famille russe. Ce que mon Père a fait est bien fait. Cependant, j'ai à l'égard de la Pologne les meilleures intentions. Aidez-moi à les réaliser... Il nomma vice-roi le général Michel Gortchakow, un des défenseurs de Sébastopol, brave soldat, de cœur excellent, sincèrement disposé à adoucir le régime sous lequel vivait la Pologne. Mais la tâche était difficile. La population polonaise souffrait encore du mal qui, dans le passé, avait été la principale cause de ses malheurs. Déchirée de factions rivales, dont chacune défendait ses opinions avec une âpreté intolérante, elle se prêtait mal à l'œuvre de conciliation que voulait entreprendre le nouveau vice-roi. Si l'on s'en rapporte à des statistiques un peu incertaines, la Pologne russe du milieu du XIXe siècle comptait environ quatre millions et demi d'habitants. La noblesse, le clergé, les universités (professeurs et étudiants) constituaient l'élite agissante, conservant le souvenir et l'espoir de l'indépendance. Les Juifs, très nombreux, détenaient une partie des capitaux du pays ; mais maintenus dans une situation sociale inférieure, obligés d'habiter certains quartiers des villes, et même certaines régions du royaume, frappés de l'interdiction d'acquérir des propriétés foncières, ils formaient une caste bien définie, ne s'intéressant au sort de la Pologne que dans la mesure où un bouleversement, une révolution, mettraient en péril leurs intérêts. Quant à la masse paysanne, courbée sous un demi-servage, ayant souffert sous la domination polonaise comme sous la domination russe, elle était à peu près indifférente, tout en ayant vaguement conscience qu'elle obtiendrait plus facilement de l'administration russe que des propriétaires terriens autochtones, l'amélioration de sa condition sociale, et surtout l'accession à la propriété. Dans la noblesse, le clergé, les universités, deux tendances nettement tranchées s'étaient affirmées après 1830 sur la politique à suivre à l'égard de la Russie. L'une, la plus modérée et sans aucun doute la plus clairvoyante, ralliait ceux qui comprenant qu'une insurrection n'avait guère chance de réussite, se montraient disposés à reconnaître comme définitive l'union avec l'empire des Tzars, à la condition cependant d'obtenir ce qu'avait fait perdre l'insurrection, un Ministère, une Diète, une administration, recrutés dans l'élément polonais. Le Tzar ne pouvant résider en Pologne était obligé de déléguer son pouvoir royal à des gouverneurs. Pourquoi avec du temps, de la patience, une soumission plus apparente que réelle, n'obtiendrait-on pas que ces gouverneurs fussent de nationalité polonaise ? L'ancienne Pologne n'avait-elle pas eu à plusieurs reprises des rois étrangers, le Français Henri de Valois, le Hongrois Bathory, la dynastie des Wasa, d'origine suédoise, les deux Allemands Auguste II et Auguste III ? L'acceptation d'un roi russe ne ferait que reprendre une ancienne tradition. Un autre parti groupait les irréconciliables, survivants des insurrections passées, combattants désignés pour celles de l'avenir, familles dont le chef était en Sibérie, propriétaires ruinés par les confiscations, émigrés volontaires vivant à Londres ou à Paris, tous, considérant comme une honte la soumission à l'Empire russe, et comme une trahison toute collaboration avec ses fonctionnaires. La lutte, une lutte incessante contre l'administration, une préparation occulte de l'insurrection, puis le moment venu, l'appel aux armes, tel était le programme de ce parti qui, conformément au cours habituel des choses, était mené par les violents. Et toujours, chez ces enthousiastes subsistait l'illusion fatale qu'un jour viendrait où les Gouvernements européens seraient contraints d'obéir au mouvement d'opinion en faveur de la Pologne martyre, que révélaient, surtout en France, le ton de la presse, les débats des Parlements, les manifestations de la rue. N'avait-on pas vu en 1831, après la chute de Varsovie, les deux ministres de Louis-Philippe, auxquels on attribuait la politique de non-intervention, Casimir Périer et Sébastiani, sifflés, hués sur la place Vendôme, et n'échappant même aux voies de fait que grâce au secours d'un poste de police. Presque chaque année, de 1830 à 1848, l'adresse au roi exprimait un vœu en faveur de la Pologne. A Paris, on chantait la Varsovienne de Casimir Delavigne, on répétait la Némésis de Barthelémy : Noble sœur, Varsovie ! Elle est morte pour nous, Morte un fusil en mains, sans fléchir les genoux. ... Cachons-nous, cachons-nous. Nous sommes des infâmes, Rasons nos poils, prenons la quenouille des femmes, Que le teint de la honte embrase notre front... Sur l'humiliation pour la France et l'Europe d'être restées sourdes à l'appel d'un peuple opprimé, parti révolutionnaire et parti religieux tenaient le même langage. Le grand orateur catholique Montalembert disait : Depuis qu'elle a laissé morceler la Pologne, l'Europe est en état de péché mortel. Après la révolution de 1848, ces manifestations de sympathie avaient pris encore plus d'ampleur. Le 15 mai, plusieurs milliers de pétitionnaires se réunirent place de la Bastille et parcoururent en colonne serrée les boulevards pour se rendre à la Chambre des Députés, qui devait discuter une interpellation relative à la Pologne. De nombreuses bannières de corporations flottaient sur le cortège, d'où montait de distance en distance une immense clameur Vive la Pologne ! Devant le Palais Bourbon, la garde mobile ouvrit ses rangs pour laisser passer les manifestants qui envahirent la Chambre, bousculèrent et dispersèrent les députés. Debout, au fauteuil du Président, l'un des meneurs du mouvement, Barbès, proclamait une motion : Au nom du Peuple, un milliard d'impôts sur les riches. Envoi d'une armée en Pologne. La manifestation finissait en émeute. Émeute d'un jour, facilement réprimée par le Gouvernement provisoire, mais dont le récit, arrivant en Pologne, enfiévrait les exaltés, ébranlait le doute des timides. Une amnistie partielle, des remises de confiscations dont étaient exclues certaines familles, apportèrent un nouvel élément d'animosité entre les deux factions rivales, l'une ne pardonnant pas à l'autre d'obtenir des faveurs dont elle était privée. Cependant, jusqu'en 1860, la fermentation des esprits se dissimulait sous un calme trompeur. Le bon général Gortchakow avait fait de sincères efforts pour orienter le Gouvernement de Saint-Pétersbourg vers les concessions libérales. Malgré la méfiance qu'inspirait toute association polonaise, il en était une, la Société Agricole, que le Gouvernement russe avait laissé subsister, parce que son programme paraissait se limiter à l'amélioration des procédés de culture, à l'éducation professionnelle des paysans, à l'achat en commun d'engrais et de bestiaux. Gortchakow obtint de donner à cette société un caractère officiel en la chargeant d'étudier une réforme analogue à celle qu'Alexandre II voulait introduire dans ses États, l'abolition du servage et la transformation des serfs en fermiers obtenant des baux à long terme. Bientôt il devint visible que cette société agricole prenait une orientation politique et que son comité directeur, présidé par le comte Zamoyski, devenait un foyer d'intrigues, dont il était temps que le gouvernement russe prit ombrage. Cependant, comme il était facile de la surveiller et au besoin de la dissoudre, elle ne paraissait pas encore dangereuse. Bien autrement inquiétante était une autre association occulte, organisée par les exaltés du parti de l'indépendance, association secrète, invisible, insaisissable, car on ignorait le nom de ses dirigeants et son existence ne se révélait que par des appels anonymes, des papiers collés de nuit sur les murailles, dont l'origine mystérieuse était de nature à faire une impression puissante sur les imaginations. En octobre 1860, l'empereur d'Autriche et le prince Guillaume de Prusse, exerçant la régence en raison de la maladie mentale de son frère, furent conviés par le Tzar à venir passer quelques jours à Varsovie, pour conférer au sujet de leurs intérêts communs. Le choix de leur ville pour une entrevue des trois souverains bénéficiaires du partage de la Pologne, irrita les Polonais, et dans ce qui n'était sans doute qu'une mesure irréfléchie, ils virent une intention de les humilier. Dès l'arrivée des souverains, une image circula dans Varsovie, celle de trois vautours acharnés sur un cadavre. Quelques familles polonaises avaient accepté une invitation au bal donné par le Gouverneur. Elles furent accueillies dans la rue par des murmures de colère. Une représentation de gala dut être contremandée parce que l'on s'aperçut que la loge impériale avait été imbibée d'acide sulfurique. Un grand nombre d'habitants avaient pris le deuil, les hommes par un crêpe au chapeau, les femmes vêtues de noir portant des colliers en forme de chaînes, symbole de la servitude de la Patrie. Le 1er novembre, le Tzar ayant été rappelé brusquement à Saint-Pétersbourg para la mort de sa mère, Alexandra Feodorowna, les habits de deuil disparurent pour faire place à des couleurs voyantes. Le chagrin du souverain devenait un signal d'allégresse. Toute cette agitation était créée et entretenue par le Comité occulte qui, n'ayant ni résidence fixe, ni personnel immuable, ni journaux ni émissaires connus, restait toujours insaisissable et mystérieux. Bientôt, sur un mot d'ordre transmis de bouche en bouche, il organisa de vastes démonstrations populaires. On était alors au trentième anniversaire de l'insurrection de 1830. Les premières victoires remportées sur les Russes, la mémoire des généraux tombés aux champs de bataille furent l'occasion de services célébrés dans les églises, suivis de processions dans les rues avec bannières, hymnes, supplications au Seigneur Dieu Tout-Puissant, qui, durant des siècles, avait couvert la Pologne de son bouclier paternel. Désireux d'exécuter jusqu'aux limites du possible son programme d'apaisement, ayant d'ailleurs, bien que les cérémonies polonaises ne fussent pas celles de l'Église orthodoxe, le respect de tout ce qui prenait un caractère religieux, le général Gortchakow toléra ces premières manifestations Cependant, comme elles pouvaient dégénérer en désordre, il mit sur pied une partie de la garnison, mais en recommandant d'éviter toute collision sanglante. A cet effet, il donna des instructions pour que les fusils ne fussent pas chargés d'avance. Malheureusement, à mesure qu'elles se multipliaient, les manifestations devenaient plus turbulentes. Les 25 et 27 février 1861, l'anniversaire de la victoire polonaise de Grechow fut célébré par de longues processions qui se prolongèrent aux torches jusqu'à la nuit. La police voulant faire enlever des drapeaux considérés comme séditieux, parce qu'ils portaient l'aigle blanc de Pologne, fut accueillie par des pierres. L'une d'elles, dit-on, atteignit un général, qui donna l'ordre de faire feu. Plusieurs morts tombèrent. Gortchakow enleva au général son commandement pour le punir d'avoir fait usage des armes contre une foule, où figuraient des femmes et des enfants. Gortchakow avait été l'un des plus énergiques défenseurs de Sébastopol. Maintenant fatigué, malade, il s'affligeait de terminer sa carrière par la répression d'une révolte qu'il prévoyait prochaine, répression dont les rigueurs probables répugnaient à son caractère. Comme beaucoup de Russes d'ailleurs, comme son cousin Gortchakow, chancelier de l'Empire, comme le grand-duc Constantin, frère du Tzar, il pensait qu'en faisant appel à certains membres de la noblesse, à certains dignitaires du clergé, en les associant sincèrement à l'administration de la Pologne, en se conciliant la population paysanne par l'abolition progressive du servage, on ramènerait le calme dans les esprits et la paix dans le royaume. Il y avait certainement un assez grand nombre de Polonais qui réprouvaient les violences du Comité Occulte, dont le patriotisme poussé jusqu'à la fureur mènerait la Pologne à sa ruine définitive, car en cas d'insurrection, il était évident qu'un petit peuple de quatre à cinq millions d'habitants ne pouvait lutter avec avantage contre soixante-quinze millions de Russes. Mais en général, les modérés sont des timides, et dans ce parti qui groupait les éléments les plus raisonnables et les plus éclairés, on se contentait le plus souvent d'exprimer des regrets, de gémir, de prévoir des catastrophes. Il était cependant un homme de ce parti, le marquis Wielopolski, qui, ne gardant ni dans son langage ni dans ses actions cette timidité d'allures, montrait le courage de dire tout haut ce que tant d'autres pensaient tout bas. Dans sa jeunesse, il avait pris part à l'insurrection de 1830, soit comme combattant, soit comme représentant du Comité insurrectionnel à Londres et à Paris. Cette mission d'ambassadeur officieux lui avait donné l'expérience des mirages de la politique internationale et la conviction qu'il était décevant d'attendre des grands États européens autre chose que des paroles de compassion. L'écrasement de l'insurrection, la répression farouche détruisant les dernières libertés de la. Pologne, avaient complété la rude éducation que donnent les réalités de la vie, et des déceptions, des douleurs, des enseignements du passé, il avait dégagé la ligne de conduite à suivre dans l'avenir. Accepter l'inévitable, c'est-à-dire la réunion à la Russie ; renoncer à l'indépendance pour reconquérir l'autonomie ; obtenir à nouveau ce qu'avait fait perdre l'insurrection, une Constitution distincte, un ministère spécial, une Diète, une armée nationales, de telle sorte qu'avec de la patience et du temps l'annexion à la Russie n'aurait guère que la valeur d'une expression géographique et deviendrait une sorte de fiction, à laquelle la langue diplomatique, les atlas de cartes pourraient donner une apparence de réalité, tout en laissant survivre ce qui seul importait, une nationalité polonaise maîtresse de ses destinées. Vivant toute l'année sur ses terres, Wielopolski consacrait les loisirs que lui laissait l'administration de son domaine à l'étude de l'histoire, du droit, de la philosophie. Il s'occupait également de l'amélioration du sort de ses paysans en les affranchissant progressivement du servage, mesure à laquelle dans sa pensée était lié le relèvement de la Pologne, la notion de patrie et l'attachement à une nationalité ne pouvant naître et subsister dans des âmes dégradées par la servitude. Pendant la guerre de Crimée, il avait tenu à ce que l'un de ses fils contractât un engagement dans l'armée russe. Cette preuve de loyalisme l'avait signalé à l'attention du Gouvernement de Saint-Pétersbourg et comme il ne faisait pas mystère de ses sentiments, on savait en haut lieu que si on lui offrait une fonction, il ne la refuserait pas. Gortchakow, qui .ne l'avait jamais vu, lui fit savoir qu'il serait désireux de s'entretenir avec lui. Il vit entrer un gros homme déjà âgé, qui, avec ses lunettes d'or, sa lourde tournure, son visage un peu maussade, ressemblait plus à un vieux professeur qu'à un descendant authentique de ces fiers starostes et castellans, qui, dans les Diètes de l'ancienne Pologne, délibéraient à cheval et sabre au côté. Mais la parole lente, pesante, entêtée, avait une force de persuasion qui fit impression sur le général. Wielopolski ne mettait plus en question le rattachement de la Pologne à l'Empire russe, mais il voulait une Pologne rétablie dans les droits que lui avait concédés Alexandre Ter en 1815. Après une longue énumération des réformes nécessaires, il déclara sans fausse modestie qu'il était prêt à les appliquer si on lui donnait le rang et l'autorité d'un ministre. Non, pas de concessions... Ce n'est pas le moment d'en faire... Telle fut la première réponse du Tzar à Gortchakow. Huit régiments, hussards, chasseurs, cosaques du Don furent envoyés de Russie pour renforcer la garnison de Varsovie. Cependant, de nouvelles informations, auxquelles s'associait le désir de s'assurer la bienveillance de Napoléon III, amenèrent le Tzar à des résolutions plus conciliantes. Un mois à peine après avoir déclaré qu'il ne ferait pas de concessions, il autorisait la mise à l'étude de réformes importantes en faveur de la Pologne, et confiait à Wielopolski le ministère de l'Instruction publique, avec voix délibérative dans le Conseil de Gouvernement siégeant à Varsovie. Aussi bien en Russie qu'en Pologne, on était anxieux de connaître la pensée du Souverain français. Le principe des nationalités, sa mise en application toute récente par la guerre d'Italie, donnaient aux Polonais l'espérance qu'en cas d'insurrection, ils seraient soutenus par la France. Mais justement parce qu'il venait de terminer une guerre, dont il avait reconnu un peu tardivement les difficultés, Napoléon III ne se souciait pas d'en entreprendre une autre. En outre, depuis la guerre de Crimée, les relations entre les deux souverains avaient pris un caractère de cordialité qui faisait pressentir une alliance. Alexandre s'était montré reconnaissant de la modération de Napoléon III, qui, dans le traité de Paris, n'avait imposé à la Russie ni mutilation de territoire, ni condition humiliante et cette reconnaissance, il l'avait prouvée au cours de la guerre d'Italie, en prévenant l'Impératrice régente des armements de la Prusse. Un peu plus tard, il s'était empressé d'approuver l'annexion par la France de Nice et de la Savoie, alors que d'autres Puissances, notamment l'Angleterre et la Prusse, présentaient des objections. Le mariage de la princesse Mathilde avec le comte Demidoff, celui du comte de Morny avec une princesse Troubetzkoï, avaient créé des liens de parenté entre les aristocraties russe et française. Et même, entre les deux peuples s'était établi un courant d'attraction mutuelle. Cela avait commencé aussitôt après la fin du siège de Sébastopol, lorsque dans les tranchées encore bouleversées par le bombardement, officiers français et russes s'étaient rendu visite en rivalisant de courtoisie. Les généraux russes avaient invité le maréchal Pélissier à passer en revue leur armée et quelques jours plus tard, le maréchal les conviait à passer en revue les troupes françaises. Banquets et carrousels réunissaient les états-majors, tandis que, dans les cantines et sous la tente, simples soldats fraternisaient devant les bouteilles. Le corps des officiers russes était en grande partie recruté dans la noblesse, et un certain nombre d'entre eux connaissaient notre langue, notre histoire et notre littérature. L'un des assiégés de Sébastopol était le jeune officier Léon Tolstoï. Il semblait qu'il n'y eût plus ni vainqueurs ni vaincus, mais de loyaux adversaires réconciliés, dont l'état social et les mœurs si dissemblables avaient pour les uns et les autres l'attrait du nouveau et de l'inconnu. Les Russes surtout, habitués à la passivité du moujik, immobilisé depuis des siècles dans l'ignorance, étaient étonnés de l'aisance avec laquelle s'adaptait à toutes les besognes le soldat français, tour à tour combattant, cuisinier, tailleur, maçon, comédien même, car les zouaves avaient monté un théâtre, où les conscrits imberbes tenaient les rôles d'ingénues. Qui n'a lu dans son enfance un roman de la Bibliothèque rose : Le général Dourakine, paru peu de temps après la guerre de Crimée. L'auteur, Madame de Ségur, d'origine russe, et propre fille du terrible Rostopchine de Moscou, nous montre le bon vieux général Dourakine, après plusieurs mois de captivité en France, séduit par le climat, la bonne cuisine des auberges, l'aimable humeur des habitants, au point de s'installer définitivement dans un petit manoir normand et d'abandonner sans regret ses immenses propriétés proches de Smolensk, ses quatre mille paysans, ses douzaines de domestiques qui l'appellent Excellence, petit père, lui baisent les mains, mais dont il ne peut obtenir un service convenable et qui d'ailleurs, malgré les coups de bâton, le volent avec impudence. Le récit est un peu enfantin, ce qui n'est pas surprenant puisqu'il est écrit pour l'enfance. Il n'en constitue pas moins, par la date de sa publication, un témoignage de l'entraînement de confiance, d'estime et d'amitié, qui rapprochait les deux peuples au lendemain de la guerre. Il était évident que, sans faire disparaître la sympathie traditionnelle de la France pour la Pologne, la récente amitié franco-russe allait lui donner une orientation nouvelle. L'admission par le Tzar d'un Polonais au Conseil de Gouvernement, l'acceptation par Wielopolski d'un ministère important semblaient apporter un présage de réconciliation entre les deux peuples. Aussi Napoléon III suivait-il l'expérience avec le plus vif intérêt, tout en étant disposé à user de ses relations amicales avec Alexandre II pour l'encourager dans la voie des concessions. Malheureusement, il apparut bientôt que les débuts de l'expérience n'étaient pas encourageants. Wielopolski avait obtenu la promesse ou la mise à l'étude de réformes importantes, création d'un Conseil d'État, d'une École de Droit, élection de conseils régionaux et municipaux, abolition du servage, émancipation des Juifs, et ce qui eût été peut-être la plus décisive des réformes, retour à Varsovie de tous les services d'administration, transportés à Saint-Pétersbourg après l'insurrection de 1830. Mais avant même d'avoir pu appliquer son programme, il fut attaqué violemment par ses ennemis et abandonné par un certain nombre de ses amis. Pour tous, il était devenu le renégat, le traître. Wielopolski était fort autoritaire. A tort ou à raison il attribuait à la Société Agricole les attaques dirigées contre sa politique et sa personne. Il la fit dissoudre. Dès le lendemain, Varsovie prenait un aspect d'émeute. Le 7 avril 1861, plusieurs milliers de manifestants se réunirent pour acclamer le comte Zamoyski, président de la Société Agricole. Le lendemain, la foule était encore plus considérable. La troupe essayait de la disperser lorsqu'un incident vint ajouter à l'excitation des esprits. Le postillon d'une chaise de poste traversant la ville avait un cor sur lequel il fit entendre les premières notes d'un chant de l'insurrection de 1830, l'hymne de Dombrowski. Des milliers de voix répétèrent le chant séditieux, tandis que pierres et briques commençaient à pleuvoir sur les soldats. Des feux de file, des charges de Cosaques firent tomber une cinquantaine de manifestants. Le général Gortchakow et Wielopolski étaient descendus sur la place pour essayer de calmer la foule et la troupe. Quelques jours plus tard, le général, profondément affligé, tomba malade. Il traîna pendant un mois, puis mourut, obsédé jusque dans l'agonie par le souvenir du massacre. En France et en Angleterre, on suivait avec émotion les événements. On admirait l'héroïsme des Polonais tout en déplorant leur aveuglement. Cependant, il n'y avait pas concordance absolue dans l'opinion publique des deux peuples. En Angleterre, le Gouvernement avait déclaré à plusieurs reprises que, si des négociations diplomatiques pouvaient améliorer le sort de la Pologne, il s'y associerait volontiers, mais qu'en aucun cas, il ne donnerait à une insurrection une aide matérielle, et cette déclaration correspondait bien au sentiment du peuple anglais. En France, les avis étaient partagés. Même dans l'entourage impérial, quelques personnages, et parmi eux l'Impératrice, le Prince Napoléon, Walewski, ministre d'État, fils de Napoléon Ier et d'une Polonaise, estimaient qu'une action diplomatique serait inefficace, si elle n'était nuancée d'une menace. C'était aussi avis des sociétés légitimiste et orléaniste, l'une parce qu'elle était en relations avec plusieurs grandes familles de Pologne réfugiées à Paris, les Czartoryski, les Poniatowski, les Branicki, l'autre, parce qu'elle prévoyait avec une satisfaction un peu malveillante que Napoléon III allait se mettre en contradiction avec lui-même, en suivant à l'égard de la Pologne la politique d'abstention qu'il avait dénoncée comme une faiblesse, lorsqu'elle était appliquée par Louis-Philippe. Il est certain que la situation était assez embarrassante pour
Napoléon III. Cependant le souci de ses devoirs et de responsabilités de
souverain, l'emporta sur le souvenir les paroles ou des écrits de sa
jeunesse. Le 23 avril 1861, il fit insérer au Moniteur une note
précisant la ligne de conduite, à laquelle il s'était arrêté. Les événements de Varsovie ont été unanimement appréciés
par la presse française avec les sentiments de sympathie traditionnelle, que
la Pologne a toujours éveillés dans l'Occident de l'Europe. Cependant, les
témoignages d'intérêt serviraient mal la cause à laquelle ils s'adressent,
s'ils avaient pour effet d'égarer l'opinion publique, laissant supposer que
le Gouvernement de l'Empereur encourage des espérances qu'il ne pourrait
satisfaire. Les idées généreuses dont l'empereur Alexandre n'a cessé de se
montrer animé depuis son avènement, sont un gage certain de son désir de
réaliser les améliorations que comporte l'état de la Pologne, et il faut
faire des vœux pour qu'il n'en soit pas empêché par des manifestations de
nature à mettre les intérêts politiques de l'Empire russe en antagonisme avec
les dispositions de son Souverain. Si les Polonais, ceux du moins qui subissaient la domination du Comité occulte, n'eussent été entretenus dans une exaltation constante, ils eussent compris l'avertissement et renoncé aux illusions qui leur faisaient espérer en cas d'insurrection une aide matérielle de la France ; mais loin de comprendre, ils s'acharnaient dans l'erreur. Wielopolski, injurié, menacé, était dénoncé comme le pire ennemi de la Pologne. Le haut clergé lui était hostile, et même, comme sa politique de conciliation n'avait pas réussi, il commençait à perdre son crédit, soit auprès du Tzar, soit auprès des différents vice-rois Souchazanet, Lambert, Luders, qui, au cours d'une très courte période, de juin 1861 à juin 1862, furent envoyés à Varsovie, et la fréquence de ces mutations dans le haut personnel administratif est l'indice du trouble et des hésitations du Tzar et de ses conseillers. Bien que son caractère le disposât à la bienveillance, Alexandre II était facilement irritable. Sous la première impression des nouvelles défavorables de Pologne, il avait donné comme successeur au débonnaire Gortchakow un soldat énergique, le général Souchazanet, qui remit en vigueur l'état de siège, institua des cours martiales, frappa d'amendes, de prison ou d'exil les suspects. Wielopolski, refusant de s'associer à ces rigueurs, envoya sa démission ; d' mais le Tzar la refusa et par un de ces revirements soudains qu'explique la mobilité de son caractère, il remplaça Souchazanet par le général Lambert, Français d'origine, qui tout d'abord se montra disposé à revenir aux mesures d'apaisement. Pendant la vice-royauté de Lambert, un événement tragique vint apporter un nouvel aliment à l'effervescence des esprits. En octobre 1861, des services religieux célébrèrent l'anniversaire de Kosciusko. L'église cathédrale, celle des Bernardins, d'autres encore, furent remplies d'une foule ardente qui, par ses drapeaux, ses chants, ses cris qu'on entendait du dehors, transformèrent la cérémonie funèbre en manifestation séditieuse. Des troupes cernèrent les églises pour arrêter à la sortie les meneurs désignés par des agents de police mêlés à l'assistance. Mais la foule refusait de quitter les enceintes sacrées, considérées comme un lieu d'asile. A quatre heures du matin, le général Gerstenweigh, voyant ses soldats fatigués, énervés par dix-sept heures d'attente, donna l'ordre de franchir les portes. Deux mille arrestations furent faites. Sur le cortège des prisonniers conduits à la citadelle montait toujours la rumeur des chants religieux, et cette scène, qui semblait appartenir à un autre âge, évoquait le souvenir des premiers chrétiens, n'opposant d'autre arme que la prière à la brutalité des bourreaux. Aux yeux de Lambert, descendant d'émigrés français attachés à la foi catholique, cette entrée de la force armée dans des édifices consacrés au culte était une profanation sacrilège. Il adressa de vifs reproches au général Gerstenweigh et la discussion prit un tel caractère de violence qu'on raconta que les deux hommes en étaient venus aux voies de fait. En à tous cas, Gerstenweigh était dans un état d'extrême surexcitation. Dans la nuit qui suivit l'altercation, il se brûlait la cervelle. Quelques jours plus tard, Lambert, prétextant son état de santé, demanda au Tzar de mettre fin à sa mission. Bien que le haut clergé fût favorable au parti de l'indépendance polonaise, bien qu'il se fût associé par plusieurs cérémonies religieuses à des manifestations dont le caractère anti-russe n'était pas douteux, sa participation aux tendances d'affranchissement était restée discrète, car il n'est ni dans les traditions, ni dans le rôle de l'Église d'encourager le recours aux armes, c'est-à-dire l'effusion du sang. Cette violation de sanctuaires par une force armée mit fin aux ménagements que s'imposaient, souvent à contre-cœur, les dignitaires de la hiérarchie sacerdotale. L'évêque administrateur du diocèse de Varsovie, Mgr Bialobrezerski, ordonna de fermer les églises jusqu'à ce qu'elles eussent été purifiées par une cérémonie expiatoire. Plus de messes, plus de sacrements, plus de services funèbres, privation durement ressentie par un peuple fortement attaché à la foi religieuse. Pour mieux frapper l'imagination populaire, l'évêque, en donnant l'ordre de suspendre l'exercice du culte, avait rappelé un nom qui, après quatorze siècles, évoque encore une impression d'épouvante : Nous sommes revenus aux temps d'Attila... Cette suspension du culte ne semble pas avoir été inspirée par le Comité insurrectionnel, mais elle favorisa sa propagande à travers une population inquiète et irritée. Par des ordres toujours transmis mystérieusement, il créait, pour alimenter la caisse du parti, des taxes proportionnées au chiffre supposé des fortunes, un demi pour cent sur le capital, cinq pour cent sur le revenu. Dans les villes, le recouvrement était assez facile. Dans les campagnes, il y eut des résistances dont le châtiment ne se faisait pas attendre. Le château, la ferme étaient incendiés ; parfois même l'occupant, propriétaire ou fermier, était massacré. Telle était la situation, lorsqu'à la fin de l'année 1861 le général Luders fut nommé vice-roi. Reprenant la manière forte, il mit en demeure l'évêque Bialobrezerski de faire rouvrir les églises et sur son refus l'envoya devant une cour martiale dont l'arrêt fut une condamnation à mort. Condamnation de principe, destinée à frapper les esprits par une mise en scène de terreur, mais qui parut trop sévère pour être appliquée, car la peine fut commuée en une année de forteresse. Au cours de cette période confuse et troublée, Wielopolski, en désaccord avec l'autorité militaire, donna sa démission et fut rappelé à Saint-Pétersbourg. Sans être en disgrâce, il était sans emploi, lorsque le Tzar, toujours hésitant sur la politique à suivre, prit la résolution de confier la vice-royauté à son frère le grand-duc Constantin, renommé par son intelligence, son libéralisme, et dont l'œuvre personnelle avait été remarquable dans la réorganisation de la marine. Cette offre de vice-royauté n'était pas tentante, et cependant, le grand-duc l'accepta, mais à. la condition formelle qu'on lui adjoindrait Wielopolski, dont il s'était toujours montré le défenseur lorsque, dans les conseils impériaux, il avait été appelé à donner son avis. Le grand-duc n'avait pas encore quitté Saint-Pétersbourg, quand on apprit que le général Luders venait d'être blessé d'un coup de pistolet dans la mâchoire. En juillet 1862, Constantin arrivait à Varsovie. Quelques jours plus tard, en sortant du théâtre, il reçut presque à bout portant un coup de revolver, dont la balle s'amortit sur l'épaulette. L'indignation causée par ces deux attentats fut partagée par un grand nombre de Polonais appartenant au parti de l'indépendance, et très habilement le grand-duc mit à profit les visites de félicitations qui réunissaient chez lui les notabilités des partis opposés, pour essayer de les réconcilier. Un jour, parmi les visiteurs, se trouvaient Wielopolski et le comte Zamoyski, ancien président de la Société Agricole, deux adversaires dont le désaccord était poussé jusqu'à la haine. Messieurs, dit le grand-duc, je ne rends pas la noble et généreuse nation polonaise responsable de l'acte d'un misérable assassin... Aidez-moi à remplir ma mission... Sans vous, je ne puis rien... Et d'un geste émouvant, saisissant la main des deux adversaires et les rapprochant : Promettez-moi de vous unir pour m'apporter votre concours... Wielopolski promit. Zamoyski se contenta de s'incliner sans répondre. Entre ces deux hommes, qui dans leur jeunesse avaient entretenu des relations d'amitié, il y avait maintenant une barrière infranchissable de préventions et de malentendus. Ils s'accusaient mutuellement de mener la Pologne à la ruine. Wielopolski dédaignait Zamoyski à cause de son inintelligence ; Zamoyski méprisait Wielopolski en raison de ce qu'il appelait sa trahison. Cependant Wielopolski, soutenu par le grand-duc, avait obtenu en faveur de la Pologne d'importantes réformes, rétablissement de l'Université nationale, création d'un Crédit foncier, introduction de Polonais dans une administration jusqu'alors composée de fonctionnaires russes, enfin retour à Varsovie de tous les services publics transportés à Saint-Pétersbourg après l'insurrection de 1830. Mais pour les extrémistes, les irréconciliables, toutes ces réformes n'étaient que leurre, mensonges, vaines apparences destinés à dissimuler l'annexion définitive de la Pologne à l'Empire russe. De cette politique conduisant à l'anéantissement de la patrie, on rendait Wielopolski responsable, et sur lui se concentraient toutes les colères. En août 1862, à quelques jours de distance, deux attentats — revolver, poignard — furent dirigés contre lui. Il ne fut pas atteint, mais deux années de luttes incessantes l'avaient jeté dans l'exaspération. Parfois on retrouve dans la race slave un fond de brutalité que l'éducation, les relations de société semblent avoir dépouillé de sa rudesse primitive, mais qui peut reparaître brusquement comme ces éruptions de volcans qu'on croyait éteints après des siècles de sommeil. Injurié, calomnié, menacé de mort, Wielopolski perdit son sang-froid et répondit par la violence à la violence en faisant revivre un procédé de recrutement militaire autrefois employé comme mesure de répression, mais qui depuis plusieurs années semblait abandonné. Ce mode d'enrôlement forcé consistait à enlever aux familles suspectes leurs fils en âge d'accomplir un service militaire et à envoyer ces jeunes gens pour des années, et parfois pour une grande partie de leur vie, dans des garnisons lointaines. Ce système barbare était tombé en désuétude et même, depuis la guerre de Crimée, aucun contingent n'avait été levé en Pologne. L'imminence de l'insurrection, l'espoir de la prévenir en lui enlevant la possibilité de trouver des recrues dans les familles signalées par la police, déterminèrent Wielopolski à remettre en vigueur un système dont la brutalité lui semblait avoir pour excuse la gravité des circonstances. A Saint-Pétersbourg, le Tzar, mieux renseigné que Wielopolski sur l'opinion des grandes puissances, redoutait l'effet déplorable qu'allait produire en Europe l'application de la mesure. Il hésita pendant trois mois à la sanctionner de son approbation. Cependant, au début de l'année 1863, il parut impossible de tarder davantage. Il semblait certain que l'insurrection était préparée pour le printemps. La découverte de dépôts d'armes clandestins, le recrutement en Galicie, en, Posnanie, de volontaires prêts à répondre à l'appel de leurs frères de Pologne russe, ne laissèrent place à aucun doute. Dans la nuit du 14 au 15 janvier 1863, la police renforcée de troupes fut mise sur pied à Varsovie et dans les grandes villes, pour s'assurer de la personne de 4.600 jeunes gens, et les conduire à la citadelle, en attendant qu'on les dirigeât sur la Russie. Mais le retard dans l'exécution, les indiscrétions commises par un certain nombre de fonctionnaires de nationalité polonaise, avaient alerté les familles et les deux tiers des jeunes gens, plus de 3.000, avaient pu prendre la fuite, se réfugier dans la campagne, trouver dans les bois un asile défendu par les étangs et les marécages. Là se constituèrent les premières bandes, armées de fusils de chasse, de piques démodées, de faulx emmanchées à des bâtons. En quelques jours, ces bandes s'accrurent de transfuges traversant les frontières de Posnanie, de Galicie, et, avec le temps, d'aventuriers venus de tous les points de l'Europe, notamment de la petite armée de Garibaldi. L'un des principaux chefs de l'insurrection, Langiewicz, avait fait partie de l'expédition des Mille contre la Sicile et le Royaume de Naples. En février 1863, on évaluait l'effectif des différentes bandes à 12 ou 15.000 combattants. Malgré la pénurie d'armes, de vivres et de munitions, les insurgés remportèrent d'abord quelques succès. Les débuts de cette révolte présentent quelque analogie avec ceux de l'insurrection vendéenne. Comme les paysans du Bocage, dont les embuscades, les cris, les bâtons ferrés et les faulx frappaient de panique des troupes peu nombreuses et mal aguerries, les insurgés polonais enlevèrent des postes isolés et mirent en fuite les faibles effectifs qui leur étaient opposés. Bien que l'insurrection fût prévue, le commandement russe avait été surpris de la rapidité de son développement. En attendant les renforts demandés en Russie, il avait donné l'ordre de ramener sur Varsovie toutes les garnisons dispersées. Les Polonais ne trouvaient donc devant eux qu'une faible résistance et la facilité des premiers succès fit illusion sur les chances de réussite finale. Une propagande ardente, dont le point central était à Cracovie, rayonnait à travers l'Europe. Une escarmouche heureuse, l'enlèvement d'un corps de garde, la destruction d'une voie ferrée, étaient transformés en victoires. La malheureuse Pologne inspirait tant de sympathies qu'on accueillait sans contrôle les nouvelles émanant du Comité de Cracovie, tandis qu'on tenait en suspicion celles venant de Russie. A ces nouvelles était joint le récit des persécutions qui avaient précédé l'insurrection, la razzia des jeunes gens, la violation des églises, le tout un peu dramatisé dans le mode romantique. L'appel du peuple martyr implorant un secours, on l'entendait en répétant les paroles d'un cantique qu'on chantait à Varsovie : Avec la fumée des incendies et le sang de nos frères, nos prières montent vers toi, Seigneur... Ô Éternel, vers toi se lèvent nos mains suppliantes... A Paris, la Pologne avait des amis ardents, qui, par des articles de presse, des pétitions, des vœux dont l'expression parvenait jusqu'au Souverain et ses ministres, exprimaient l'espoir que, cette fois, la France ne resterait pas sourde aux supplications d'un peuple, dont les souffrances et l'héroïsme apportaient la preuve qu'il méritait de ne pas périr. Le 20 février 1863, le Prince Napoléon remettait à l'Empereur une longue note suggérant un programme d'action en faveur de la Pologne. Ce travail, qui a été publié dans la correspondance du Prince, représente une quinzaine de pages d'imprimerie[1]. C'est l'exposé d'un remaniement complet de la carte d'Europe et sa hardiesse est en proportion de l'ampleur de la rédaction. Il y a dans l'histoire un projet de remaniement aussi vaste, écrivait le Prince, c'est celui imaginé par Henri IV et dont Sully eut seul la confidence... Le rétablissement de la Pologne est un axiome de notre politique. Que l'Empereur dise Elle va revivre, ces paroles réveilleront un enthousiasme dont on n'a pas encore vu d'exemple... La forme russe et asiatique a quelque chose d'hostile et de répulsif à notre civilisation... Naturellement, il faudra se résoudre à la guerre, aussi bien avec la Prusse qu'avec la Russie. Premier objectif Berlin, second Varsovie... La France devra mettre en action une armée de 800.000 hommes dont 400.000 de première ligne et 400.000 de réserve. On peut compter sur l'alliance de l'Italie et de la Suède. A l'une on promettra la Vénétie, à l'autre la Finlande, et peut-être le Danemark. On neutralisera l'Autriche par de grandes compensations en Allemagne. L'Empire ottoman sera démembré. Ses provinces slaves, Servie, Bosnie, Bulgarie, Roumanie, etc., deviendront indépendantes. La Grèce recevra l'Épire, la Macédoine, la Thessalie. Constantinople deviendra ville libre. La victoire acquise, la France annexera la rive gauche du Rhin, établira son protectorat sur la Bavière, la Hesse... etc. Il y a dans cet exposé une richesse d'imagination dont on a quelque peine à suivre toutes les répercussions. Mais la première impression d'étonnement dissipée, il n'est pas malaisé d'apercevoir les lacunes et les dangers rte cet enchevêtrement de projets. La seule réalité qui apparaisse certaine, c'est une guerre terrible, l'Europe en feu pour des années peut-être. Le surplus reste dans l'imprécision d'une nébuleuse. L'alliance avec l'Italie et la Suède, la neutralité de l'Autriche, copartageante de la Pologne, ne sont que des suppositions un peu hasardées. Peut-on admettre que l'annexion par la France de la rive gauche du Rhin laisse l'Angleterre indifférente et passive ? Quant aux différents États allemands, Bavière, Hesse, Prusse Rhénane, que le Prince attribue si facilement à la France, ne font-ils pas partie de la Confédération Germanique, dont chacun des États est garant solidaire de l'indépendance des autres et qui peut mobiliser plus de 500.000 hommes ? Enfin, en admettant la réalisation de toutes les conditions favorables, en supposant que la victoire aura été complète et définitive, est-ce qu'une Pologne reconstituée, mais restant sous la menace de puissants voisins, ne sera pas pendant de longues années encore, un organisme fragile, nécessitant le maintien d'un corps d'occupation français, et l'exemple de celui protégeant les États Pontificaux n'est-il pas la démonstration des embarras et soucis qu'entraîne une protection de ce genre, avec cette différence que pour la Pologne les effectifs devront être beaucoup plus considérables ? Deux jours plus tard, le 22 février, l'Empereur répondait
par une lettre dont les termes manquent un peu de fermeté, mais où
apparaissent cependant l'appréhension des initiatives de son turbulent cousin
et le désir de ne pas voir se renouveler trop souvent des conseils qu'il
n'avait pas demandés. Mon cher Napoléon, j'ai écouté
avec un vif intérêt la lecture du. mémoire que tu m'as communiqué et j'y
réfléchis... Cependant, il faut la plus
grande prudence et la plus grande habileté pour arriver à un résultat...
C'est pourquoi je viens te prier de ne rien faire
qui intéresse la marche que je veux suivre. J'ai affaire à des puissances
très méticuleuses, et dès qu'elles pourraient croire à des vues ambitieuses
de ma part, elles repousseraient toute alliance... Dans tous les cas, je compte sur toi pour m'aider au lieu
de m'embarrasser, et je te conjure de ne pas aller plus vite que les violons... Vaines recommandations, car moins d'un mois plus tard, le 17 mars, pendant une discussion ah Sénat au sujet des pétitions en faveur de la Pologne, le Prince Napoléon se laissait entrainer à des écarts de langage, inattendus chez un membre de la famille impériale. Dès son extrême jeunesse et presque dès son enfance, le Prince s'était fait remarquer par le goût de la discussion, des façons tranchantes de dire à tout propos : Ceci est absurde... — Ceci n'a pas le sens commun..., dont s'amusait sa tante, la reine Hortense. Ce qui n'était qu'un travers sans conséquence chez l'enfant et le jeune homme était devenu chez le personnage officiel un parti pris de critique et d'opposition qui irritait parfois l'Empereur, mais dont le Souverain, après des brouilles momentanées, ne gardait pas rancune à son cousin, parce qu'il savait que ses intempérances de langage devaient être attribuées moins à la malveillance qu'à la manie du paradoxe et l'amour de la contradiction. Mais dans cette discussion au Sénat, le Prince perdit toute mesure et sembla se complaire à décocher des traits à la fois sur l'Empereur et sur le Tzar. De Napoléon III, il rappela les écrits de jeunesse en faveur de la Pologne, son désir, contrarié par les circonstances, de prendre part à l'insurrection de 1830. Comparant Alexandre II à son père Nicolas, il signalait chez ce dernier plus de brutalité sans doute, mais aussi plus de franchise. De Wielopolski — et derrière Wielopolski c'était le Tzar qui était atteint — il disait qu'il avait été jaloux de la gloire d'Hudson Lowe, le tortionnaire de Napoléon, qu'il l'avait même dépassé, car malgré le mal qu'il avait fait, Hudson Lowe n'était ni traître ni renégat. Le Sénat, peu habitué à ces violences de langage, les écoutait avec stupeur, avec curiosité aussi, car le Prince avait un véritable talent de parole. En outre, on avait peine à comprendre qu'un discours d'Altesse Impériale ne s'inspirât pas dans une certaine mesure de la pensée du Souverain, et malgré les hardiesses, les exagérations, que pouvaient expliquer la chaleur de la discussion et le caractère fougueux du Prince, on se demandait si ce qu'on entendait au Sénat n'était pas un écho de conversations tenues aux Tuileries. Mais il devint évident que le Prince ne parlait qu'en son nom, lorsque Billault, ministre d'État, orateur du Gouvernement, protesta contre les paroles fâcheuses, imprudentes qui venaient d'être prononcées. Il ne faut pas, dit-il, jeter de gaîté de cœur de telles paroles, difficiles à oublier, à la face d'un Grand Souverain... Il n'est pas politique de prendre des apparences révolutionnaires, de se livrer à des emportements qui blessent les sympathies et aliènent les concours... Puis, faisant allusion à ce qui pouvait être fait en faveur de la Pologne, le ministre spécifiait que ce n'était pas par la guerre qu'on devait lui venir en aide, mais par une action diplomatique, concertée avec les Grandes Puissances et s'adressant aux sentiments magnanimes du Tzar. Dès le lendemain, Napoléon III écrivait à son ministre d'État pour le féliciter d'avoir été comme toujours un interprète si fidèle et si éloquent de sa politique. Et le Souverain terminait sa lettre par une phrase dont il était facile de comprendre qu'elle était un désaveu du discours de son cousin : Je repousse toute autre interprétation de mes sentiments. Malgré la modération du blâme, le Prince se crut victime d'une injustice et dans une lettre hautaine, il s'en plaignit à l'Empereur : Sire, j'ai été aussi maltraité que possible par Votre Majesté, et publiquement et en particulier... Vous n'avez pas voulu me recevoir après la discussion, ni me permettre de vous expliquer ce qui s'était passé. Moi, le parent, l'ami des temps d'exil et de malheur, je n'ai même pu me disculper en face des ennemis de la veille, serviteurs dévoués du lendemain, c'est-à-dire depuis que vous êtes devenu le plus fort... Enfin, une lettre publiée est venue m'infliger un blâme public... Tout cela m'a profondément blessé... etc. Napoléon III était d'une mansuétude rare, mais, en certaines occasions, les êtres les plus patients et les plus doux ne sont pas exempts de nervosité. Il répondit par une lettre aû s'associent le désir de faire entendre à son cousin des vérités désagréables et la satisfaction de détendre ses nerfs par le rappel de griefs accumulés depuis des années. Mon cher Cousin... J'ai été surpris, je l'avoue, de voir combien tu rendais peu justice à ma conduite envers toi depuis douze ans et combien tu t'abusais sur la tienne... Depuis le lendemain du jour où je fus élu Président de la République, tu n'as jamais cessé d'être, par tes paroles et par tes actions, hostile à ma politique, soit pendant la Présidence, soit au 2 Décembre, soit depuis l'Empire. Comment me suis-je vengé ? en cherchant toutes les occasions de te mettre en avant, de te faire une position digne de ton rang, et d'ouvrir une arène à tes brillantes qualités. Ton commandement en Crimée, ta dotation, ton Ministère de l'Algérie, ton entrée au Sénat et au Conseil d'État, sont des preuves évidentes de mon amitié pour toi. Ai-je besoin de rappeler comment tu y as répondu ? En Orient, ton découragement t'a fait perdre le fruit d'une campagne bien commencée... Ta dotation ? On a droit de s'étonner que jamais tu ne reçoives, et que jamais ton nom ne paraisse dans aucun acte de charité. Ton portefeuille en Algérie ? Tu me l'as un beau jour renvoyé à cause d'un article du Moniteur. Quant à tes discours au Sénat, ils n'ont jamais été pour mon Gouvernement qu'un sérieux embarras... Je n'admettrai jamais qu'on parle au Sénat comme dans un club, jetant l'injure à la tête de tout le monde... Dans ton dernier discours, tu as blessé toutes les convenances. En citant mes écrits, tu as l'air de vouloir mettre mes actions en contradiction avec mes paroles. En attaquant l'Empereur de Russie, tu m'as mis dans la position que si, demain, l'ambassadeur de Russie te faisait une impolitesse, je n'aurais aucun droit de m'en plaindre à son Gouvernement. En attaquant personnellement mon ministre, tu as montré un manque de tact et une animosité qu'il est difficile d'excuser... La lettre se terminait par une mise en demeure de faire choix entre deux alternatives : Ou bien être ce que tu dois être, un soutien pour mon Gouvernement, et alors, je serai heureux de continuer à te donner des témoignages de mon amitié ; ou bien, faire cause à part, en laissant libre cours à la violence de tes opinions. Alors, il faudra que ma conduite témoigne publiquement de mon mécontentement ; car il est impossible que je reçoive le soir en ami celui qui m'a attaqué le matin. Le Prince répondit par de longues explications sur sa conduite, mais cette fois sur un ton convenable et attristé. Enfin, pour prouver qu'il ne serait jamais un obstacle ni un embarras pour l'empereur..., il le priait de l'autoriser à se rendre en Égypte, heureux si, par son éloignement, il pouvait ôter tout prétexte aux récriminations, reproches et préventions qu'il soulevait. Naturellement, l'Empereur s'empressa d'accorder l'autorisation. Pendant que s'échangeait cette correspondance, des informations apportaient la rumeur qu'entre la Russie et la Prusse venait d'être signée une convention secrète, autorisant chacune des deux puissances à poursuivre au delà de leur frontière commune les troupes de l'insurrection polonaise. Malgré l'imprécision des renseignements, il n'était plus douteux qu'au cas où une puissance européenne apporterait à la Pologne le secours de ses armes, elle aurait à lutter contre une alliance entre la Prusse et la Russie. Napoléon III était donc résolu à ne pas se laisser entraîner au delà de l'assistance diplomatique. Il avait l'espoir qu'elle ne serait pas inefficace, si certaines demandes étaient présentées au Gouvernement russe dans un texte unique, approuvé, signé par les représentants des grandes puissances, France, Angleterre, Autriche, Italie, Espagne, et des négociations furent engagées avec les différentes chancelleries, même celle de l'État prussien, car si l'on n'ignorait pas qu'une convention secrète le liait à la Russie, on était censé l'ignorer. Tous les Gouvernements consultés parurent disposés à entreprendre une action collective, sauf bien entendu la Prusse, qui objecta qu'elle ne pouvait demander pour la Pologne russe des libertés qu'elle estimait dangereuses pour la Pologne prussienne. Il fallut bientôt reconnaître qu'il était difficile de rédiger une note unique et d'appuyer sur un texte identique la démarche des grandes Puissances auprès de la Russie. L'Angleterre et la plupart des autres nations invoquaient en faveur de la Pologne les traités de 1815, qui en effet semblaient formuler une promesse de constitution et d'autonomie. Ces traités de 1815, Napoléon III les considérait comme caducs, périmés, et dès qu'il était entré dans la vie politique, il n'avait pas dissimulé le dessein d'en faire disparaître ce qui pouvait en subsister. Les notes rédigées par la France et les autres puissances étaient donc sensiblement différentes, tout en se terminant par les mêmes conclusions : Rétablissement de la paix par l'octroi à la Pologne de libertés raisonnables. Quelques jours avant l'envoi de ces notes à Saint-Pétersbourg, mais alors qu'on savait déjà que leur arrivée était prochaine, le chancelier de Russie, Gortschakow, avait obtenu du Tzar un ukase promettant amnistie aux Polonais qui déposeraient les armes dans le délai d'un mois, du 13 avril au 13 mai 1863. Mesure habile, ayant pour objet de démontrer qu'il était inutile de solliciter par des remontrances ce que le souverain russe était disposé à accorder de plein gré. Déjà, dans un entretien avec l'ambassadeur français Montebello, Gortschakow avait reconnu que l'enrôlement forcé de la jeunesse polonaise avait été une mesure maladroite, brutale, prise hâtivement sur le conseil du Polonais Wielopolski. Il avait promis que, dans l'avenir, le statut militaire de la Pologne serait réglé par une loi et que le tirage au sort ferait disparaître l'arbitraire dans le choix des recrues. La réponse à la note française était rédigée avec cette courtoisie diplomatique qui ressemble parfois à de l'ironie ; car Gortschakow remerciait vivement l'Empereur des Français de s'associer avec tant de sollicitude aux projets du Tzar, pour l'amélioration du sort de ses sujets polonais. Et même, il sollicitait des conseils en priant d'indiquer quelles réformes, quelles innovations paraîtraient les meilleures à l'empereur Napoléon pour guérir les maux de la Pologne. Mais en terminant, la dépêche russe insinuait que ces maux prenaient peut-être leur source dans les menées révolutionnaires qui menaçaient non seulement la Pologne, mais tous les États et toutes les dynasties. On était alors aux derniers jours d'avril 1863 et l'approche des élections, fixées au 31 mai pour le renouvellement du Corps Législatif, détournait un peu l'attention des affaires de Pologne. Cependant il fallait répondre à la Russie. France et Angleterre se mirent d'accord pour résumer en six points les concessions leur paraissant de nature à faire cesser l'insurrection : Amnistie — Diète nationale — Administration polonaise — Liberté de conscience — Emploi de la langue polonaise dans les tribunaux et les écoles — Loi déterminant les conditions du recrutement militaire. En outre, il semblait juste de suspendre les hostilités en attendant la mise en pratique du nouveau régime. (Juin 1863.) A cette condition de suspension d'armes, le Tzar opposa un refus formel. Les Polonais, disait-il, ne sont pas des belligérants, mais des sujets rebelles. On ne transige pas avec la révolte. Quant aux six points indiqués par les Puissances, non seulement il en admettait le principe, mais il faisait observer que déjà il avait autorisé Wielopolski à mettre en application des réformes à peu près identiques à celles que recommandaient la France et l'Angleterre. Ces améliorations, les Polonais les avaient refusées avec mépris. Ils les refusaient encore. Au mois de mai, le Comité Occulte quittant l'anonymat s'était proclamé Gouvernement National et l'un de ses premiers actes avait été d'exhorter les Polonais à s'affranchir d'un joug odieux et à préférer cent fois, mille fois la Sibérie, la potence, la sublime folie de la Croix à l'outrage d'une amnistie. Pendant deux mois encore — juillet, août — des notes furent échangées, mais il était visible que les négociations étaient arrêtées au point mort. En septembre, une dépêche du chancelier russe déclarait qu'elles étaient inutiles et qu'il croyait aller au-devant des vœux de M. le ministre des Affaires Étrangères de France en s'abstenant de prolonger une discussion qui n'atteindrait pas le but de conciliation poursuivi. On était alors à quelques semaines du long hiver septentrional, gai qui couvrirait la Pologne de neige et de boue, immobiliserait e la Baltique sous les glaces, barrière plus invulnérable que la ceinture des forts de Cronstadt et de Saint-Pétersbourg. Une intervention armée de la France avait toujours paru improbable, mais désormais elle était matériellement impossible et le langage de la diplomatie russe s'en ressentait. Malgré l'échec des deux premières tentatives d'intervention, Napoléon III proposa l'essai d'une troisième, mais en lui donnant une forme nouvelle, celle d'un appel à tous les souverains d'Europe, les invitant à examiner dans un Congrès les questions pouvant mettre en péril la paix de l'Europe. Il y avait une question danoise, la Confédération germanique ayant la prétention d'intervenir dans l'administration des duchés d'Holstein et de Sleswig. Il y avait une question des principautés danubiennes, dont les populations chrétiennes supportaient avec impatience la suzeraineté d'un souverain mahométan, une question de Vénétie, entretenant une animosité menaçante entre l'Italie et l'Autriche. Enfin, la lutte déplorable qui ensanglantait la Pologne durerait-elle toujours ?... Dans le programme énumérant les difficultés que le Congrès européen aurait à examiner, cette question polonaise ne semblait pas tenir plus de place que les autres, mais il est certain que, dans la pensée de l'Empereur, elle était la préoccupation dominante. En ouvrant la session du Corps Législatif, le 5 novembre. Napoléon III exprimait en termes d'une idéologie généreuse les heureux résultats qu'on pouvait attendre du Congrès et ses paroles s'adressaient plus encore aux souverains de l'Europe qu'aux députés. N'est-il pas conforme aux vœux du plus grand nombre que de s'adresser à la conscience, à la raison des hommes d'État et de leur dire : — Les préjugés, les rancunes qui nous divisent n'ont-ils déjà pas trop duré ?... La rivalité jalouse des Grandes Puissances empêchera-t-elle sans cesse les progrès de la civilisation ?... Entretiendrons-nous toujours de mutuelles défiances par des armements exagérés ? Conserverons-nous éternellement un état qui n'est ni la paix avec sa sécurité, ni la guerre avec ses chances heureuses ? Les réponses de la Prusse, de l'Autriche, de la Russie à l'invitation de se réunir en congrès, dénotèrent peu d'empressement. On était disposé à accepter, mais on insinuait qu'il était désirable d'avoir auparavant quelques éclaircissements sur les questions dont serait saisi le Congrès. L'Angleterre n'apporta pas tant de ménagements pour faire savoir qu'elle était dans l'impossibilité d'accepter l'invitation de Sa Majesté Impériale et dans sa réponse, le porte-paroles du Gouvernement anglais, Lord Russel, avait mis une pointe d'humour britannique. On eût dit un vétéran des Chancelleries prenant plaisir à donner une leçon de diplomatie, en démontrant que dans ce projet de congrès il y avait autant d'inexpérience que de bonnes intentions. — La Pologne ? Mais à deux reprises déjà, l'Europe était intervenue sans résultat. Pouvait-on croire que la Russie, dont maintenant la victoire était assurée, accorderait ce qu'elle avait refusé lorsqu'elle n'était pas encore certaine de maîtriser l'insurrection ? La Vénétie ? belle occasion de brouiller définitivement l'Autriche et l'Italie. Les États balkaniques ? Mais ils étaient sous la souveraineté du Sultan, qui ne laisserait pas démembrer son empire. Et en admettant que certaines Puissances groupent une majorité, comment imposeraient-elles leur volonté ? Par les armes ? Non, le Gouvernement de Sa Majesté britannique ne pouvait s'associer à une tentative dont la guerre pouvait être le dénouement. L'Angleterre faisant défaut, il ne pouvait plus être question de congrès et la Pologne était définitivement abandonnée à son sort. Si une partie de la presse française tenait encore un langage belliqueux, si la Revue des Deux Mondes écrivait qu'au point où en étaient les choses, il n'était plus possible de reculer, si le Siècle demandait que la décision à prendre au sujet d'une intervention armée fût soumise au référendum populaire, ce n'étaient que des manifestations de publicistes, inconscients des calamités redoutables auxquelles pouvaient entraîner leurs conseils. Mais à mesure qu'on s'élevait dans la hiérarchie des responsabilités, rares étaient ceux qui osaient se résoudre à l'éventualité d'une guerre. Plusieurs députés de l'Opposition (et depuis les élections de 1863 on en comptait une vingtaine) avaient été sollicités par leurs comités électoraux de placer le Gouvernement entre ses connivences russes, et la honte de refuser ce que Louis-Philippe lui-même acceptait. Un brave homme, historien consciencieux et médiocre, Henri Martin, avait écrit à Émile Ollivier : Ce serait un grand coup pour la Cause... Jamais l'Opposition n'a eu un si beau champ... Nous comptons sur vous autres... Assez embarrassés sur le parti à prendre, les députés de l'Opposition se réunirent, discutèrent longuement, et la majorité reconnut qu'il serait déraisonnable d'entreprendre une guerre que ne justifiait aucun intérêt national. Cependant, comme le note malicieusement Émile Ollivier dans ses Souvenirs sur l'Empire libéral, nos collègues ne voulaient pas la guerre, mais encore moins l'impopularité. Nous transigeâmes ; il fut entendu que nous nous prononcerions pour la paix, tout en affirmant nos sympathies en faveur de l'insurrection... Toutefois, pour le public, pour l'opposition mondaine des salons, il parut opportun de faire entendre quelques critiques contre la politique de l'Empereur, et la discussion de l'adresse au Souverain en fournit l'occasion. On ne peut admettre, s'écriait un député du nom de Guéroult, que la Pologne partagée sous Louis XV, abandonnée sous Louis-Philippe, aura été exterminée sous Napoléon III. Et Jules Favre : Quelles que soient les aspirations de la France pour la paix, j'interroge son cœur en descendant dans le mien, j'y sens de telles impétueuses aspirations que je comprends que l'immobilité de la France serait sa déchéance... Vaine phraséologie, condoléances impuissantes, dont aucun orateur n'osait formuler la conclusion logique : la guerre. D'ailleurs, en Pologne, l'insurrection touchait aux convulsions de l'agonie. Un héroïsme farouche, désespéré, permettait encore à quelques bandes de tenir la campagne. Traquées, décimées, elles se dispersaient dans les forêts, où elles trouvaient d'autres ennemis, la faim, la neige, les loups. Dès qu'elles avaient repris quelque cohésion, elles quittaient leurs refuges pour lutter encore. Lutte impitoyable, où de part et d'autre, se commettaient de déplorables excès. Si les Russes pendaient et fusillaient, les Polonais, surtout les aventuriers cosmopolites qui s'étaient joints à eux, avaient massacré des prisonniers, des paysans mêmes qui leur avaient refusé un asile ou des vivres. Aux premiers mois de l'année 1864, l'insurrection était définitivement vaincue. Un grand nombre de Polonais — on citait vaguement le chiffre de trente mille — étaient emprisonnés ou déportés. Cependant, à travers bien des dangers, quelques-uns avaient pu traverser la frontière, et grâce aux premiers secours trouvés chez leurs frères de Galicie, se disperser dans l'Europe. La plupart se dirigeaient vers la France, où ils arrivaient hâves, déguenillés, farouches chacun portant au cœur le deuil d'un père, d'un fils, d'un frère, d'un ami, et conservant au visage, dans le regard, la fièvre d'une année de lutte, l'épouvante des fusillades et la lueur des incendies. Des comités de secours les accueillaient avec la tendre délicatesse qu'apporte Paris dans le soulagement de la misère. L'Empereur et le Prince Napoléon, réconciliés sous le signe de la charité, avaient pris sous leur protection ces comités de secours, auxquels des subventions étaient accordées sur le budget. En résumé, malgré l'inutilité des interventions diplomatiques dues à son initiative, la conduite de Napoléon III dans ces affaires de Pologne avait été prudente. Il avait eu la sagesse de ne pas se laisser séduire par une politique de prestige qui l'eût entraîné à la guerre, et cette attitude de modération n'était pas sans mérite de sa part, car il lui avait fallu résister aux conseils de quelques-uns de ses familiers, aux désirs d'une partie de l'opinion publique, et aussi sans doute à ses sentiments intimes, dont le souvenir restait fixé dans ses écrits de jeunesse. Malheureusement, dans le même moment, il était loin de montrer la même sagesse au Mexique. L'EXPÉDITION DU MEXIQUE L'expédition du Mexique fut une des erreurs dont le souvenir pèse le plus lourdement sur la mémoire de Napoléon III. Isolée des faits qui en ont facilité la conception et orienté le développement, elle apparaît en effet chimérique et déraisonnable. Chimérique, elle l'était certainement ; dans les projets, dans les rêves des hommes qui ont tenu les grands rôles de l'histoire, il y a souvent une part de chimère. Déraisonnable, on ne peut dire que l'entreprise le fut à ses débuts, car une intervention européenne était amplement justifiée par la mauvaise foi, l'improbité, la violence des chefs de bande qui tour à tour faisaient figure de gouvernement mexicain. Elle ne devint déraisonnable que lorsque Napoléon III, égaré à la fois par son imagination et les rapports mensongers de ça quelques-uns de ses agents, la fit dévier du but primitif, en substituant à la défense d'intérêts français le dessein de créer un grand empire latin. Ce fut progressivement, par une pente et insensible qu'il fut amené à la plus décevante des conceptions, comme ces navigateurs qu'entraîne un invisible courant vers les récifs où se brisera le navire. Au début du XIXe siècle, le Mexique, encore en possession de provinces qui depuis furent annexées par les États-Unis, était bien plus étendu que de nos jours. Cette région immense, à peine peuplée, à peine explorée, mais dotée de richesses naturelles parmi lesquelles les métaux précieux exerçaient sur l'imagination leur prestige accoutumé, avait attiré à plusieurs reprises l'attention des Bonaparte et des bonapartistes. Si j'éprouve des difficultés pour m'établir aux États-Unis, j'irai au Mexique, disait Napoléon en 1815 à l'un de ses secrétaires. Vers 1817-1818, un certain nombre d'officiers bonapartistes réfugiés au Texas avaient tenté l'essai de colonisation du Champ d'Asile. Quelques-uns d'entre eux avaient ébauché un projet inexécutable, qui eût consisté à faire évader le captif de Sainte-Hélène et à lui préparer un refuge dans les régions inaccessibles du Mexique. A défaut de Napoléon, on se fût contenté de Joseph Bonaparte, à qui l'on eût constitué une souveraineté indépendante sur les territoires mexicains, arrachés à la faible domination espagnole. Il est à peine besoin de dire que ces rêveries d'aventuriers, exaltés, aigris par les misères de l'exil, n'offraient aucune chance de réussite et furent abandonnées sans autre tentative de réalisation que la confection de notes, projets de statuts, contrats d'enrôlements, dont la rédaction avait été confiée au mathématicien Lakanal, banni de France comme conventionnel régicide et résidant aux États-Unis. Mais elles sont l'indice de la curiosité et des espérances qu'éveillait cette contrée mystérieuse dans laquelle tradition et légende situaient la perspective d'immenses richesses inexploitées. Vers l'année 1860, le Mexique était depuis près d'un demi-siècle, déchiré de luttes intestines. Présidents, dictateurs, généraux, — un empereur même —, s'étaient disputé le pouvoir, et le parti momentanément vainqueur célébrai sa victoire par des fusillades. Malgré ces convulsions périodiques, un certain nombre d'émigrants s'étaient fixés dans le pays et exerçaient des professions paisibles auxquelles ne pouvait s'adapter la race autochtone. Parmi les Espagnols, Anglais, Français, venus pour chercher fortune dans ce nouvel Eldorado, un petit nombre avait prospéré, les autres attendaient des jours meilleurs, en tenant d'humbles emplois et de modestes négoces. Mais tous étaient plus ou moins victimes de l'instabilité et de l'arbitraire de ces gouvernements d'aventure, qui, dissemblables par leur origine ou leur programme, présentaient un caractère commun, fait de violences, d'exactions, d'emprunts forcés, de pillages. Quant à la politique financière de l'État Mexicain, elle était simple, et consistait à émettre des emprunts à n'importe quel taux, puis au temps des échéances, à se dérober sous n'importe quel prétexte aux engagements pris. Entre les années 1857 et 1860, les chefs de bande pour lesquels la participation à la guerre civile était la seule profession qu'ils fussent capables d'exercer, se rattachaient à deux factions se disputant le pouvoir, le parti libéral et le parti conservateur. Le premier, dont le chef était un avocat d'origine indienne, Juarez, représentait le parti républicain. Les conservateurs, qui inclinaient plutôt vers l'établissement d'une monarchie, avaient à leur tête un jeune général de vingt-six ans, Miramon. Si, personnellement, Juarez et Miramon étaient doués de quelques qualités, si certains de leurs conseillers faisaient montre à l'occasion de quelque sens politique et d'une probité relative, dans leur ensemble leurs partisans ne valaient guère mieux les uns que les autres et se signalaient par les mêmes violences et les mêmes excès. Ce qui différenciait surtout les deux partis, c'était leur attitude à l'égard du clergé. Une même expression sert parfois à désigner des objets et des institutions très dissemblables. L'impression de dignité, de tenue morale, qui chez les nations européennes s'attache au mot clergé, ne se retrouve guère dans ce qu'était vers 1860 le clergé du Mexique. Sauf de rares exceptions, curés et moines mexicains étaient ignorants, de mœurs peu édifiantes, disposés à confondre la religion avec une superstition grossière. Néanmoins, sur un peuple arriéré, à peine sorti de l'enfance, leur influence était grande. De nombreuses donations, remontant en partie à la domination espagnole, assuraient aux diocèses et aux couvents une notable partie des richesses du pays. On évaluait au tiers du territoire mexicain les biens de mainmorte appartenant au clergé. En 1856, un de ces présidents qui entre deux révolutions exerçaient un pouvoir incertain et précaire, Comonfort, avait rendu un décret imposant la mise en vente des biens du clergé, tout en lui réservant, soit en capital, soit en revenu, partie du produit des ventes. Juarez, qui avait succédé à Comonfort, usa d'un moyen plus radical. Il fit voter une loi, dite de réforme, qui confisquait purement et simplement les biens de l'Église. Cette question des biens d'Église était devenue le prétexte qui éternisait la guerre entre Libéraux et Conservateurs. Mais pour faire la guerre, il faut de l'argent, et le caractère commun des deux partis était une impécuniosité constante. Pour se procurer des subsides, ils avaient recours à des expédients d'une égale improbité. Miramon, qui résidait à Mexico, fit saisir à la légation anglaise 600.000 piastres (environ trois millions) qui avaient été consignées pour réparation de dommages causés à des négociants. Un général de l'armée juariste intercepta un convoi de mules, chargé d'environ cinq millions appartenant à des maisons de commerce. Juarez, dont le gouvernement était installé à. la Vera-Cruz, désavoua le brigandage de son général et parvint même à faire restituer une faible partie des sommes volées. Par contre, il suspendit pour deux années le service de la dette publique. A ces déprédations de large envergure, s'en joignaient d'autres de moindre importance, taxations léonines, pillages d'haciendas, arrestations arbitraires, dont étaient surtout victimes les étrangers. Chaque courrier emportait vers l'Europe des plaintes, demandes de réparations, qui à Londres, à Paris, à Madrid, se transformaient en réclamations diplomatiques. Mais la lenteur accoutumée des chancelleries, l'imprécision des renseignements transmis, la difficulté des communications, ajournaient à de longs mois et parfois à des années le dénouement des négociations. Le plus souvent, lorsque le dommage avait été reconnu et l'indemnité fixée, le gouvernement responsable était tombé et son successeur protestait qu'il était innocent de l'illégalité commise. Cependant, comme il avait intérêt à ne pas mécontenter l'Europe, il finissait ordinairement par reconnaître la dette, ce qui ne voulait pas dire qu'il était prêt à l'acquitter. Il donnait des bons, des délégations, qui dans la majeure partie des cas restaient impayés. Au cours du XIXe siècle, les grands États européens, surtout l'Angleterre et la France, estimaient que lorsque leurs ressortissants établis à l'étranger éprouvaient un dommage soit dans leur personne, soit dans leurs intérêts, il n'était pas excessif de venger l'offense par une démonstration militaire. En 1828, une escadre française avait été envoyée au Brésil, pour obtenir réparation de dommages subis par quelques commerçants. Même sous le pacifique Louis-Philippe, l'occupation de l'embouchure du Tage et le bombardement de Saint-Jean d'Ulloa avaient appuyé au Portugal et au Mexique des réclamations relatives à des intérêts privés. Évidemment, ces démonstrations ne suffisaient pas à faire régner la justice à travers le vaste monde, mais dans une certaine mesure, elles mettaient un frein à l'arbitraire et à la déloyauté de certains gouvernements, inaccessibles à tout autre sentiment que la peur des représailles. De même que jusqu'aux confins du monde ancien la formule Civis romanus sum était une garantie contre les sévices et abus de pouvoir, la qualité de sujet britannique ou de citoyen français était un gage de sécurité, car on savait que derrière des individus isolés était la Mère-Patrie, avec sa flotte et ses canons. Pendant les derniers mois de 1860, les chances de la guerre apparurent nettement favorables à Juarez. En effet, le 26 décembre, Miramon, définitivement vaincu, quittait Mexico et protégé par les autorités espagnoles se réfugiait à La Havane. Juarez s'installa à Mexico et contrairement à un usage entré dans les mœurs, il fut assez humain pour ne pas célébrer sa victoire par des fusillades. Que valait exactement Juarez ? Lorsque en raison du développement de l'expédition, sa personnalité fut mieux connue en Europe, un revirement d'opinion s'orienta en sa faveur. Pour le parti républicain français, notamment, Juarez personnifiait la République et à ce titre on vantait son énergie, son intelligence, son patriotisme. On le définissait un homme de Plutarque. C'est beaucoup dire ; mais par son passé, par ses efforts pour s'évader de la barbarie, où depuis des siècles végétaient ceux de sa race, ce petit Indien aux yeux bridés et aux pommettes olivâtres, qui après avoir gardé les troupeaux jusqu'à l'âge de douze ans était parvenu à s'instruire au point de pouvoir traduire Tacite, ce petit Indien mérite d'attirer l'attention. Sans doute, il y avait bien des lacunes dans ce demi-civilisé, et dans ce cerveau à peine libéré de ses origines des retours de ruse, de barbarie, de cruauté même. Cependant si l'on met en balance qualités et défauts, la somme du bien l'emporte certainement sur celle du mal. Mais en Europe, et surtout à Paris, les émigrés mexicains avaient dépeint Juarez sous les couleurs les plus noires. Ces émigrés, qui tous appartenaient au parti conservateur, étaient en général riches, de bonne éducation et d'un rang social qui leur donnait accès dans bien des salons. Almonte, ancien ministre de la guerre, Hidalgo, Guttierez de Estrada, diplomates attachés autrefois à la légation du Mexique, Mgr Labastida, archevêque de Mexico, étaient reçus aux Tuileries, et l'Impératrice, qui les considérait presque comme des compatriotes, prenait plaisir à s'entretenir avec eux dans sa langue maternelle. Tous vantaient la richesse extraordinaire du Mexique, la douceur de la race indienne ; mais la richesse était dilapidée, les Indiens étaient opprimés par les quelques chefs de bandes, qui tour à tour s'emparaient du gouvernement. Mgr Labastida dépeignait la détresse de l'Église, dépouillée du patrimoine qui dans le passé lui permettait d'être l'aumônière des pauvres et l'éducatrice des humbles. Actuellement, le chef de ces bandits gouvernementaux était Juarez, mais déjà ses amis conspiraient contre lui. Bientôt, il serait remplacé par un de ses acolytes, puis celui-ci par un autre et pendant des années encore ce magnifique pays serait secoué de convulsions qui l'épuisaient. Comment pourraient renaître le calme et la prospérité ? Par lé rétablissement de la monarchie qu'attendait et désirait la nation mexicaine. L'audace des bandits politiciens qui successivement détenaient le pouvoir faisait illusion sur leur petit nombre. Mais la masse du peuple, déprimée par une longue servitude, était incapable de trouver en elle-même le salut. Comme à l'enfant, comme au convalescent, il lui fallait un protecteur, un guide, qui assurerait ses premiers pas. Quelle noble entreprise pour une nation européenne, quelle entreprise avantageuse aussi, car le Mexique était un réservoir débordant de richesses inexploitées. Métaux précieux, diamants, productions tropicales, bois de luxe, tout était à conquérir au prix d'un peu d'effort et les dépenses que nécessiterait une intervention de l'Europe seraient recouvrées au centuple par ses industriels et ses commerçants. Un homme, disait Almonte, avait eu le génie d'entrevoir le magnifique avenir réservé à une nation latine clans la mer des Antilles. C'était l'Empereur Napoléon III qui, vingt ans auparavant, avait démontré dans un opuscule la possibilité de creuser le canal du Nicaragua et de créer au confluent des deux océans réunis, une nouvelle Constantinople, immense entrepôt ouvert à toutes les nations du monde. A une question de l'Impératrice demandant si en cas de rétablissement de la monarchie, le parti conservateur avait un candidat au trône, Almonte répondit que l'archiduc Maximilien, frère de l'Empereur d'Autriche, avait été pressenti. Tel était le thème des conversations dans lesquelles soit avec l'Impératrice, soit avec l'Empereur, soit avec d'autres personnages influents, les émigrés évoquaient le souvenir de la patrie lointaine. Suivant son habitude, Napoléon III restait sur la réserve ; mais il écoutait, réfléchissait, s'absorbait dans une rêverie silencieuse. En octobre 1860, Un nouveau ministre français, Dubois de Saligny, avait été envoyé au Mexique. A ce moment, Miramon tenait encore la campagne, et comme l'Empereur était sous l'influence des renseignements que lui donnaient les émigrés mexicains, les instructions reçues par Dubois de Saligny à son départ étaient favorables à Miramon et hostiles à Juarez. Mais à peine arrivé au Mexique, le ministre français assistait à la défaite définitive de Miramon, et Juriez entrait en vainqueur à Mexico. Reconnu comme Président par la majeure partie des États, acclamé comme un frère de race par les Indiens, dont le nombre atteignait les trois quarts de la population mexicaine, il représentait bien à ce moment le pouvoir légitime, et un diplomate de quelque perspicacité eût compris que les instructions reçues à Paris plusieurs mois auparavant ne s'adaptaient plus aux événements, et qu'il était de son devoir d'éclairer l'Empereur sur une situation que lui dissimulaient les émigrés mexicains. Mais Dubois de Saligny était dépourvu du tact et de la psychologie qui devraient être les principales qualités d'un diplomate. Tout en ayant été obligé de présenter ses lettres de créance à Juarez, il le combattait sourdement, excitait contre lui son collègue le ministre anglais et envoyait en France des rapports passionnés, où les torts qu'on pouvait attribuer à Juarez étaient notablement exagérés. La conclusion de ces rapports, au moins dans l'esprit, sinon dans l'expression littérale, c'était que l'Europe devait intervenir, renverser Juarez et établir un gouvernement nouveau. Sans être aussi affirmatif, le chargé d'affaires anglais, sir Charles Wyke, télégraphiait à son gouvernement en mai 1861 que la force seule obtiendrait quelque chose du gouvernement mexicain. Des informations analogues parvenaient au gouvernement espagnol. Le 31 octobre 1861, France, Angleterre et Espagne se
liaient par une convention ayant pour objet une démonstration navale sur les
côtes du Mexique. Tout en affirmant qu'elles n'avaient d'autre dessein que
d'occuper quelques points du littoral et notamment les bureaux de douanes,
les trois Puissances autorisaient leurs représentants et les commandants des
troupes expéditionnaires à accomplir les autres
opérations jugées sur les lieux propres à réaliser le but spécifié ou à
assurer la sécurité des Européens. Ce qui sous le voile du langage
diplomatique revenait à dire que le cas échéant, ils pourraient s'avancer
dans l'intérieur du pays et commencer les hostilités. Une particularité qui, au cours de toute l'expédition du Mexique fut une cause de malentendus, de contre-temps et d'incohérences, c'était la difficulté des correspondances télégraphiques. Une dépêche devait être transmise par bateau de la Vera-Cruz à la Nouvelle-Orléans. De là elle passait par New-York, Londres, et n'arrivait à Paris qu'après un délai de quinze jours. La réponse exigeant le même délai, la liaison entre les Gouvernements et le corps expéditionnaire était presque illusoire et les ordres ou les instructions n'arrivaient le plus souvent que lorsqu'il n'était plus temps de les exécuter. Cependant, à ses débuts, l'expédition semblait devoir se limiter à des proportions restreintes. La faiblesse des effectifs (2.500 hommes pour la France), la remise du commandement à un amiral, lui donnaient le caractère d'une simple démonstration navale, d'un blocus de côtes ayant pour objet de rendre plus énergique une demande de réparations de dommages. Quelles étaient la nature et l'étendue de ces dommages, à quelles sommes seraient fixées les indemnités, quels en seraient les bénéficiaires, voilà ce qu'il était impossible de déterminer à Paris, à Londres et à Madrid. Il avait donc été convenu entre les Gouvernements intéressés que dès leur débarquement, les amiraux français et anglais s'entendraient avec les chargés d'affaires de France et d'Angleterre pour fixer les chiffres et rédiger la demande à transmettre au gouvernement mexicain. En raison de la difficulté des communications avec l'Europe, amiraux et chargés d'affaires étaient investis de pouvoirs très étendus, leur donnant la qualité de ministres plénipotentiaires. Quant à l'Espagne dont l'ambassadeur avait été expulsé par Juarez, elle serait représentée par le maréchal Prim, commandant en chef du contingent espagnol, qui arrivant de la Havane avait précédé d'une quinzaine de jours le débarquement de la petite escadre française (9 janvier 1862). Le corps expéditionnaire français était commandé par l'amiral Jurien de La Gravière, bon marin, esprit cultivé, mais ne connaissant ni le Mexique, ni les usages, ni les détours compliqués de la diplomatie. Un peu embarrassé de ses pouvoirs de plénipotentiaire, mais ayant pleine confiance en Dubois de Saligny, l'amiral accepta sans les discuter tous les chiffres ou renseignements que lui donnait le ministre. Il accepta même, quoique ce ne fût guère le rôle d'un marin, de se faire le principal interprète des réclamations françaises, Dubois de Saligny ayant mis en avant un prétexte quelconque pour ne pas assister à la première conférence avec les représentants de l'Angleterre et de l'Espagne. L'amiral, que son honnêteté rendait sans méfiance, n'avait d'ailleurs qu'à donner lecture d'une note assez courte que le ministre avait préparée. Dès le premier contact, il fut visible que l'entente entre les trois nations associées était bien fragile et l'on put prévoir à bref délai la rupture. Les Anglais réclamaient 85 millions, les Espagnols 40. Leurs résidents étaient plus nombreux que les Français et d'ailleurs leurs réclamations s'appuyaient sur des conventions antérieures, non encore exécutées mais dont le principe était accepté par le Mexique. La note lue par l'amiral Jurien de La Gravière réclamait 135 millions, dont 60 pour dommages aux résidents français et 75 pour un banquier, Jecker, d'origine suisse, mais naturalisé français. Les représentants anglais et espagnol se récrièrent sur l'énormité de ces chiffres. Les 60 millions de dommages leur semblaient notablement exagérés, puisqu'ils ne s'appliquaient qu'à vingt-trois Français, dont quelques uns ne pouvaient justifier qu'ils avaient été sérieusement molestés. Mais enfin, ils admettaient qu'à propos de ces 60 millions on pût poursuivre la discussion. Quant à la créance Jecker, ils la rejetaient sans examen, comme usuraire et même honteuse, suivant l'expression du représentant de l'Angleterre. L'amiral ne pouvant fournir d'explications sur une note qu'il n'avait pas rédigée, il fut convenu qu'on attendrait celles de Dubois de Saligny, mais dès cette première séance, le désaccord était sensible. Cette malheureuse aventure du Mexique a laissé tant de mauvais souvenirs que, dans la tradition populaire, elle conserve le caractère d'une spéculation financière, et même d'une vaste escroquerie, à laquelle Jecker aurait intéressé plusieurs personnages influents, notamment le duc de Morny, et dans certains récits, résumés et simplifiés, la créance Jecker a pris un sens symbolique d'une telle importance qu'elle est présentée comme ayant été la cause principale de l'expédition. C'est une erreur. L'expédition avait été décidée pour obtenir réparation de dommages indéterminés et la fixation d'indemnités dont on ne connaissait pas les bénéficiaires éventuels. Au début, le nom de Jecker était ignoré de l'Empereur et de ses conseillers immédiats. Il est bien exact qu'une fois les hostilités engagées, apparut une louche spéculation sur ce qu'on appelait les bons Jecker ; mais ce ne fut pas la spéculation qui fut la cause de la guerre, ce fut l'état de guerre qui fit naître et développa le projet de spéculation. Qu'était donc cette créance Jecker, dont le souvenir est inséparable de l'expédition du Mexique, et à laquelle une illusion d'optique a donné une importance exagérée ? En 1859, au temps où Miramon faisait encore figure de Président, il avait émis un emprunt de 75 millions en bons portant intérêt à 6 %. L'émission, confiée à un banquier du nom de Jecker, devait être accompagnée d'opérations compliquées. D'abord il fallait placer les bons dans le public, ce qui n'était pas facile, en raison de l'insolvabilité légendaire du Mexique. En outre, les souscripteurs pouvaient s'acquitter jusqu'à concurrence de 75 % en titres dépréciés, dont depuis longtemps les coupons restaient impayés. Enfin Jecker avait, soit comme commissions, soit comme provisions sur les intérêts à courir, fait d'importantes retenues. Tout compte fait, au moment de la chute de Miramon, il n'était guère entré que 7 à 8 millions dans les caisses du Mexique, et Jecker ou les porteurs de bons étaient créanciers d'une valeur nominale de 75 millions. Manifestement, l'opération était usuraire ; mais au Mexique, l'usure était de pratique courante. Un État qui paie mal s'endette toujours beaucoup. En effet les risques de ses prêteurs sont considérables, et bientôt les événements en firent la démonstration. Miramon vaincu, Juarez renia la dette. La banque Jecker, qui jusqu'alors avait été prospère, fut mise en faillite ; car elle n'avait pu placer qu'un petit nombre de bons et ceux restant en charge n'avaient désormais que la valeur du papier. Ce Jecker, qui par sa vie mouvementée et sa fin tragique fournirait le sujet d'une intéressante monographie, était de cette race de grands aventuriers, qui apportent dans les affaires des audaces de conquérants. L'intervention européenne lui rendit l'espoir d'infuser à ses bons une vie nouvelle. Intéressa-t-il à l'opération de puissants personnages, notamment Morny ? C'est fort vraisemblable bien qu'on n'en puisse pas retrouver la preuve décisive. En tous cas, un concours de circonstances vint favoriser ses projets. Il obtint la naturalisation française. A la tribune du Corps Législatif, le ministre d'État Billault disait de lui que c'était un personnage considérable. Un banquier, Hottinguer, disait encore : C'est le plus honnête homme que je connaisse... En France, où l'on n'était guère au courant du détail de ses opérations financières, il apparaissait comme une victime. Aussi semblait-il naturel qu'il fût compté au nombre des sinistrés que devait indemniser le Gouvernement mexicain. A la Vera-Cruz, les plénipotentiaires ne pouvant arriver à s'entendre, décidèrent d'envoyer au Gouvernement de Juarez une sommation assez vague et d'en référer à leurs Gouvernements pour la fixation des indemnités. Non seulement il y avait désaccord entre Français, Anglais et Espagnols, mais il n'y avait même plus accord complet entre l'amiral Jurien de La Gravière et le ministre Dubois de Saligny, dont le caractère autoritaire repoussait les concessions que l'amiral eût été disposé à admettre. Ce dernier, au contraire, s'entendait assez bien avec le maréchal Prim et tous deux étaient fort préoccupés de l'état sanitaire de leurs contingents. 2.000 Espagnols sur un effectif de 6.000, 400 Français sur 2.500, ressentaient les premières atteintes des fièvres paludéennes, qui sans être dangereuses, faisaient peser sur les malades la dépression de l'anémie et du découragement. Quant aux Anglais, ils gardaient prudemment leur petit effectif sur leurs vaisseaux. La côte de la Vera-Cruz, basse, marécageuse, encombrée de plantes en décomposition était infestée de moustiques et d'insectes venimeux, chiques, carapates (poux de bois), acarus de la gale bédouine. Et l'on n'était encore qu'à la fin de janvier. En avril, mai, avec la saison torride apparaîtrait la fièvre jaune, le terrible vomito dont les atteintes étaient le plus souvent mortelles pour les Européens. Si l'on pouvait installer les troupes au delà des terres chaudes, dans la région où s'élevaient les premiers contreforts de la zone montagneuse, le péril serait écarté. Justement, Juarez qui depuis l'arrivée des contingents alliés se montrait fort inquiet, avait fait savoir qu'il était disposé à ouvrir des négociations, excellente occasion d'obtenir la concession de campements salubres, sans qu'une avance de quatre-vingts ou cent kilomètres fût considérée comme un acte d'hostilité. Prim, parlant la même langue que les Mexicains, se chargea de cette négociation. Juarez, prévenu, envoya au devant de lui son ministre des Affaires étrangères, Doblado, ancien avocat promu subitement général, métis intelligent, fin, rusé même, qui devinant que déjà il y avait entre les alliés quelque désaccord, comprit qu'avant toutes choses, il importait de gagner du temps. La réparation des dommages ? il en admettait le principe. Des campements en terre salubre ? rien n'était plus naturel, et il en désigna quelques-uns : Orizaba, Cordovan, Tehuacan. Jusqu'au 15 avril, il n'y aurait ni hostilités, ni négociations, pour donner aux représentants des alliés le temps de recevoir les instructions de leurs Gouvernements. Prim et Doblado étaient enchantés l'un de l'autre, car en quelques heures ils s'étaient entendus sur tous les points, et pour rendre plus manifeste leur accord, il fut convenu que soit à la Vera Cruz, soit sur les nouveaux campements des Alliés, le drapeau mexicain flotterait à côté des drapeaux français, anglais et espagnol. Ce fut à la Soledad, à une trentaine de kilomètres de la Vera-Cruz que fut signée cette convention (19 février 1862). Les troupes françaises et espagnoles se dirigèrent vers leurs nouveaux cantonnements et bientôt à l'air salubre de la région montagneuse, loin des miasmes putrides de la côte, les santés se rétablirent en ramenant la gaîté et la bonne humeur. En général, cette convention était accueillie par les Alliés avec une satisfaction que, seul, ne partageait pas Dubois de Saligny. A l'entendre, c'était une grave erreur que de traiter avec Juarez, pour obtenir ce qu'il eût été si facile de prendre sans sa permission. Qu'on avance donc hardiment dans la direction de Mexico. Alors se révéleront les partisans de l'intervention européenne, et en tel nombre, et avec un tel entraînement que le misérable Gouvernement de Juarez sera renversé avant même que soit tiré un coup de fusil. A Paris, on ignorait encore la convention de la Soledad, mais on avait appris que le contingent espagnol était de 6.000 hommes, chiffre très supérieur à celui du contingent français, et l'on craignait que le maréchal Prim, qu'un journal de La Havane appelait le nouveau Fernand Cortez, le lion de la bataille, le demi-dieu qu'Homère eût comparé à Mars, etc., ne détournât soit au profit de l'Espagne, soit même à son propre profit le succès de l'expédition. Dès les premiers jours de février, un renfort de 3.500 hommes était organisé à Cherbourg et, le 5 mars, débarquait à la Vera-Cruz sous les ordres du général de Lorencez. A cet envoi de renforts s'était joint le Mexicain Almonte, dont les renseignements et les conseils, conformes aux rapports de Dubois de Saligny, maintenaient l'Empereur dans l'illusion qu'une expédition rapidement menée ne présentait aucune difficulté et serait accueillie avec enthousiasme par la population mexicaine. En débarquant à la Vera Cruz, Lorencez et surtout Almonte éprouvèrent une vive surprise à la vue du drapeau mexicain associé à celui des Alliés. Lorsqu'ils furent mis au courant de la convention de la Soledad, leur surprise devint de l'indignation. Quoi ! traiter avec Juarez, reconnaître son pouvoir quand les instructions de l'Empereur prescrivaient de le renverser, quelle erreur et quelle faute ! A ces reproches, que Prim et les Anglais reçurent assez mal, se joignaient ceux de Dubois de Saligny. Le 11 avril, après un mois de récriminations et bouderies réciproques, la rupture fut consommée au cours d'une dernière conférence. Anglais et Espagnols déclarèrent qu'ils allaient rembarquer leurs troupes, ne voulant pas les associer à une entreprise qui prenait une orienta-ion toute différente de celle à laquelle ils avaient apporté leur concours. Il semble que ce soit à ce tournant de l'expédition que doive être située la faute la plus lourde de Napoléon III. L'abandon de l'entreprise par les Anglais et les Espagnols était l'indice que l'affaire leur paraissait imposer de bien gros risques pour un résultat incertain. On a d'autant plus de peine à comprendre que l'avertissement soit passé inaperçu, que par une lettre à l'Empereur, une lettre dans laquelle, pour nous qui connaissons le cours ultérieur des événements, apparaît une lumineuse vision de l'avenir, Prim mettait en garde le souverain contre les fables qui lui avaient fait croire à l'existence au Mexique d'un parti monarchiste de quelque importance. Il sera facile à Votre Majesté de conduire le prince Maximilien à Mexico et de le faire couronner roi... Le jour où l'appui le Votre Majesté viendra à lui manquer ce roi ne pourra se maintenir... (mars 1862). Mais Napoléon III était encore sous l'emprise d'Almonte et de Dubois de Saligny. Il désavoua la convention de la Soledad et prescrivit à Lorencez, promu pour la circonstance général de division, d'entreprendre une marche rapide sur Mexico. L'arrivée au camp de 2 ou 300 Mexicains offrant de se joindre à nos troupes semblait confirmer la promesse tant de fois répétée par Dubois de Saligny qu'une avance dans le pays amènerait de nombreux alliés à la cause française. A vrai dire, ces alliés, mal armés, déguenillés, chaussés d'espadrilles, suivis parfois de femmes et d'enfants, étaient de médiocre valeur, mais justement leur aspect misérable con-ait les renseignements donnés par Dubois de Saligny sur faiblesse de l'armée mexicaine. Avant de se mettre en marche, Lorencez, dans une lettre d'un optimisme un peu naïf, écrivait au ministre de la Guerre pour lui exprimer sa confiance : Nous avons sur les Mexicains une telle supériorité de race, d'organisation, de discipline, de moralité, que je prie Votre Excellence, de dire à l'Empereur que dès maintenant à la tête de ses 6.000 soldats, je suis le maître du Mexique... je suis de plus en plus convaincu que la monarchie est le seul gouvernement qui convienne au Mexique et je suis assuré qu'en très peu d'années ce pays bien gouverné jouira d'une prospérité inouïe... Avant d'arriver à Mexico, on trouvait une seule ville de quelque importance, Puebla. Mais Dubois de Saligny ne croyait pas qu'elle dût être défendue, et même en cas de défense, il affirmait qu'elle serait facilement emportée. À Paris, dans le monde officiel, on ne mettait pas en doute que la marche sur Mexico dût être autre chose qu'une promenade militaire. Lors de la discussion de l'adresse au Corps Législatif, le 13 mars 1862, le ministre d'État Billault, répondant à certaines demandes de renseignements, disait avec assurance : Nos troupes vont à Mexico. Parties le 20 février, elles doivent déjà y être. Le 1er juin, le journal La Patrie écrivait encore : Nos troupes s'avancent triomphalement. Puebla s'est déclarée pour nous... Ces affirmations présomptueuses étaient bien loin de la vérité. Trois semaines auparavant le petit corps français avait subi devant Puebla un grave échec. Cinq cents tués ou blessés, une retraite difficile à travers une région montagneuse, une installation de fortune à Oribaza, où vivres et fourrages étaient rares, si rares qu'il fallait nourrir les chevaux de canne à sucre, des raids de guérillas interceptant les convois, l'apparition du vomito, une brouille complète entre Lorencez et Dubois de Saligny, le général accusant le ministre de lui avoir donné des renseignements mensongers, le ministre attribuant l'échec à l'incapacité du général, telles étaient les nouvelles désolantes qui peu à peu arrivaient à Paris, apportant la révélation brutale de ce qu'allait être cette guerre du Mexique. Jusqu'alors, l'expédition avait été engagée et poursuivie sans que le Gouvernement demandât au Corps Législatif des conseils ou une approbation. Cette fois, on ne pouvait éviter de l'associer aux décisions à prendre, car il fallait solliciter des crédits et ce fut l'occasion d'un grand débat, où l'orateur désigné par l'opposition, Jules Favre, fit entendre d'amères critiques, les unes ouvertement dénoncées, les autres insinuées avec cette faculté redoutable de l'allusion et du sous-entendu qu'il maniait en maitre. — Que disait-on à l'étranger ? car c'était là qu'il fallait chercher des informations puisqu'en France la parole n'était pas libre. On disait que la véritable cause de la guerre c'était une spéculation sur les bons Jecker, spéculation à laquelle étaient intéressés des personnages connus... Calomnie, sans doute, mais qui prend quelque vraisemblance parce qu'il est difficile de trouver à cette guerre une explication raisonnable. La majorité écoutait en silence, ce qui est parfois une façon d'approuver. Pendant le débat, on regardait avec curiosité le duc de Morny, qui présidait avec son aisance habituelle, et dont on commençait à chuchoter le nom parmi ceux des personnages intéressés à l'expédition du Mexique. Mais rien dans son maintien ne laissait paraître une émotion quelconque et même lorsque des rumeurs semblaient devoir interrompre Jules Favre, Morny les apaisait du geste comme s'il eût mis quelque coquetterie de beau joueur à donner à l'orateur la plus grande liberté de parole. Ce fut le ministre d'État Billault qui répondit à Jules Favre. Il repoussa avec indignation la calomnie qui attribuait à l'expédition des motifs inavouables, alors qu'il n'y en avait qu'un, le désir de protéger nos nationaux contre les exactions, les violences, les iniquités d'une nation qui depuis trente ans n'avait pas eu une minute de bonne foi. Et groupant dans un résumé habile les pillages, emprisonnements, assassinats même dont avaient été victimes des Français, le ministre s'efforça de démontrer que le Gouvernement avait poussé la patience jusqu'à ses dernières limites. Finalement, les crédits — 7 millions pour la guerre, 6 millions pour la marine — furent votés à l'unanimité, même par les députés de l'opposition, car tout en maintenant leurs critiques contre le principe de l'expédition ils étaient unanimes à penser que là où des soldats français étaient engagés et peut-être en péril, il fallait les secourir.... Le nouveau corps expéditionnaire comptait 23.000 hommes. Le commandement en chef avait été confié au général Forey, d ayant sous ses ordres deux divisionnaires, Bazaine et Douay. On attribuait l'échec de Puebla à la précipitation du général de Lorencez qui, disait-on, avait abordé la ville sans reconnaître le terrain et sans se couvrir par des travaux d'approche. Forey procéda avec une lenteur qui le fit tomber dans l'excès contraire. La route de la Vera Cruz à Puebla était mal entretenue et partiellement inondée pendant la saison des pluies, les moyens de transport étaient rares, on ne savait quelles ressources alimentaires pourrait fournir le pays. Réparations de routes, achats de mulets et de vivres à Cuba et à la Nouvelle-Orléans, larges reconnaissances destinées à purger de guérillas la région qu'on allait laisser derrière soi, furent autant de prétextes pour attarder outre mesure les opérations. Ce fut seulement cinq mois après le débarquement, le 16 mars 1863, que commença l'investissement de Puebla. Cette lenteur mécontentait l'armée. Elle était un sujet de railleries pour les chefs mexicains, qui avaient eu tout le temps nécessaire pour mettre Puebla en état de solide défense. El inirnigo es como la gelatina, disaient-ils, se mueve, pero non avanza... — L'ennemi est comme la gélatine, il remue mais il n'avance pas... — Parfaitement renseigné d'ailleurs par les journaux des États-Unis sur les critiques que l'expédition soulevait en France, Juarez faisait afficher des fragments des discours de Jules Favre, et aussi une proclamation assez fâcheuse de Victor Hugo : Mexicains, vous avez raison de me croire avec vous. Ce n'est pas la France qui vous fait la guerre, c'est l'Empire... Combattez, luttez, soyez terribles, et si vous croyez mon nom bon à quelque chose, servez-vous-en. Visez cet homme à la tête et que le boulet soit la liberté. Les rues de Puebla, coupées à angle droit, formaient des flots quadrangulaires, où de nombreux couvents à lourde maçonnerie constituaient autant de bastions de défense. C'était contre ces lots, qu'on appelait les Quadres, qu'avaient échoué les assauts du corps de Lorencez. Pour les réduire, il fallut attendre des canons de gros calibre, tracer des parallèles, creuser des mines. Un moment, la situation des assiégeants parut critique, car on apprit l'approche d'une armée de secours, commandée par l'ancien président Comonfort. Une manœuvre hardie et rapide du général Bazaine dispersa l'armée de Comonfort. Après une marche de nuit l'ennemi fut surpris au village de San Lorenzo. Ce succès très honorable, mais de proportions restreintes, fut célébré comme une victoire. Dans le corps d'occupation, le général Forey était peu populaire. On critiquait sa lenteur, son manque d'initiative, et aussi une violence de caractère qui l'entraînait s parfois, même en public, à des accès de colère. Quelle différence avec Bazaine, dont le nom venait d'être mis en évidence par l'affaire de San Lorenzo, et qui néanmoins restait modeste, bon camarade avec ses égaux et bienveillant pour ses inférieurs. Le général du Barail, qui assistait au siège de Puebla, a noté en parlant de Bazaine, la bonne impression que laissait l'activité du chef et la simplicité de l'homme : De jour, de nuit, dans la tranchée, au bivouac, on le voyait circuler sans faste, sans embarras, sans escorte, à pied, la canne à la main, l'air bonhomme, causant familièrement avec tout le monde, plaisantant avec le soldat, l'écoutant, lui expliquant ce qu'il avait à faire, et comment il devait le faire. Cette impression favorable se transmettait jusqu'en France, car bien qu'elles fussent lentes, les communications entre le Mexique et l'Europe étaient assez fréquentes, chaque transport ramenant vers la mère-patrie des officiers et des soldats éprouvés par le climat ou souffrant de blessures ; et peu à peu, grandi par le mirage de l'éloignement, un nom s'imposait à l'attention publique : Bazaine... Aussi, quand après un siège de soixante-deux jours, la ville de Puebla capitula, ce fut à Bazaine plus encore qu'au général Forey que fut attribué le succès. N'était-ce pas lui qui, en détruisant à. San Lorenzo l'armée de secours, avait enlevé aux It assiégés tout espoir de délivrance ? Après la prise de Puebla, c'était encore Bazaine qui le premier avait paru devant Mexico, précédant de trois jours Forey, et lui laissant cependant les honneurs d'une entrée triomphale dont le général, dans sa dépêche à Napoléon III, faisait une description hors de proportion avec l'événement : Sire, les soldats de la France ont été littéralement écrasés sous les couronnes et les bouquets... La rentrée des troupes à Paris après la campagne d'Italie peut seule donner l'idée d'un pareil triomphe... Et même, en terminant sa dépêche, le général semblait trouver la comparaison insuffisante, car il déclarait que la réception était sans égale dans l'histoire. Il était exact d'ailleurs que l'accueil fait aux troupes françaises avait été très chaleureux. Juarez et son entourage ayant évacué la capitale, tous les partisans de la monarchie s'y étaient donné rendez-vous, et les arcs de triomphe, salves de canons, sonneries de cloches, processions religieuses, semblaient bien exprimer la joie d'un peuple, acclamant une armée qui lui apportait la délivrance. A Paris la satisfaction de l'Empereur et des ministres était vive. On commençait à être excédé de ce qu'on appelait le guêpier mexicain, et la prise de Puebla, l'occupation de Mexico semblaient fournir une occasion d'en sortir avec honneur. Il parait certain qu'à ce moment (juin 1863) Napoléon III était décidé à rappeler le corps d'occupation dès qu'aurait été constitué un gouvernement acceptable. Éclairé par les renseignements que lui avaient apportés l'amiral Jurien de La Gravière et le général de Lorencez, ayant complété ses informations par des entretiens avec plusieurs officiers revenus en France, Napoléon III ne croyait plus qu'il y eût au Mexique un parti capable d'assurer le rétablissement de la monarchie et tout en écartant le dessein de maintenir au pouvoir Juarez, contre lequel subsistaient ses préventions, il était disposé à entrer en négociations avec quelques-uns des chefs du parti libéral, et à confier le pouvoir à celui qui paraîtrait le plus digne de l'exercer. Lorsqu'on lui avait parlé de la candidature de l'archiduc Maximilien, il s'y était montré favorable, mais comme il n'avait pris aucun engagement, il pouvait sans déloyauté lui retirer son appui. En juin 1863, dès qu'on venait d'apprendre à Paris la prise de Puebla, le ministre des Affaires étrangères, Drouhyn de Lhuys, avait envoyé au général Forey des instructions lui prescrivant de rechercher parmi les notabilités mexicaines un nom capable de rallier les partis opposés... même s'il fallait faire appel à l'un des chefs, qui trompés par leur patriotisme, seraient aujourd'hui dans les rangs de nos adversaires... C'était l'indication d'une politique toute nouvelle, où apparaissait la hâte d'en finir avec une aventure dans laquelle on s'était engagé légèrement et sur la foi de renseignements erronés. Mais la fatalité s'acharnait sur cette malheureuse entreprise. Nous avons déjà signalé que, de la Vera-Cruz, une dépêche ne parvenait à Paris qu'après une quinzaine de jours. Ce délai était encore augmenté depuis qu'on occupait Mexico, séparé de la côte par les po kilomètres d'une route si peu sûre, qu'on ne pouvait la parcourir qu'avec l'accompagnement d'une escorte militaire. Il n'y avait donc jamais synchronisme dans la vision des mêmes événements à Paris et au Mexique. Lorsque les instructions de Napoléon III parvinrent au général Forey, un gouvernement provisoire s'était constitué, dont les membres les plus influents étaient Almonte et Mgr Labastida, tous deux partisans résolus de la monarchie. Ce gouvernement avait convoqué une junte, puis une assemblée de notables, qui avait voté le principe du rétablissement de la monarchie et désigné comme candidat l'archiduc Maximilien. A plusieurs reprises, l'Empereur avait déclaré qu'il respecterait le vœu de la nation mexicaine. Puisqu'il venait de s'exprimer en faveur de Maximilien, il lui semblait désormais impossible d'abandonner la cause du jeune archiduc et il lui fallait se résigner à prolonger l'occupation, jusqu'à ce que le pouvoir du nouveau souverain fût solidement établi. Mais il était mécontent de Dubois de Saligny, et même de Forey, qui après avoir conduit les opérations militaires avec trop de lenteur, venait de montrer une hâte excessive en se ralliant aux décisions du Gouvernement provisoire, de la Junte et de l'Assemblée des Notables. En juillet le ministre fut rappelé en France, en pleine disgrâce. Pour Forey, qui malgré les reproches qu'il avait pu encourir, était un brave soldat, la disgrâce fut dissimulée par la promotion du général au grade de maréchal de France ; mais en octobre 1863, il dut remettre le commandement au général Bazaine, que désignait le vœu unanime du corps expéditionnaire. Quelques mois plus tard, Bazaine était lui-même nommé maréchal de France. Cependant tout en respectant la décision de l'Assemblée des Notables, Napoléon III désirait que son choix fût ratifié par une sorte de plébiscite, et Maximilien exprimait le même désir. Dans un pays dont la majeure partie était encore insoumise, et chez un peuple illettré, pour lequel n'existaient ni listes électorales, ni même registres d'état civil, un plébiscite ne pouvait être qu'une grossière parodie du suffrage universel. Bazaine, chargé d'organiser l'opération, la fit coïncider avec une vaste manœuvre militaire, destinée à disperser les bandes juaristes dans un large rayon autour de Mexico. Les colonnes françaises parcouraient villes et villages. Quand on trouvait un alcade, une municipalité, des notables, on leur demandait des signatures, qui par une audacieuse fiction, étaient censées représenter l'adhésion du reste de la population. Lorsqu'on eut rassemblé un nombre suffisant de signatures, une délégation mexicaine se mit en route pour l'Europe. Elle allait présenter à Maximilien les procès-verbaux de cette apparence de consultation nationale, et donner ainsi au jeune archiduc la fausse sécurité de dangereuses illusions. L'ARCHIDUC MAXIMILIEN Depuis trois ans, car les premières démarches avaient précédé l'envoi du corps expéditionnaire, les émigrés mexicains mettaient en avant la candidature de Maximilien, mais ils n'avaient pu obtenir du jeune archiduc que de vagues promesses, où n'apparaissait pas un grand désir de leur donner satisfaction. Maximilien avait trente-trois ans. Artiste, lettré, poète même, il n'était pas de ces grands ambitieux, affamés de puissance et avides de renommée. Au retour de longs voyages à travers le monde, il retrouvait avec joie sa belle résidence de Miramar, dont la silhouette féodale, dessinée sur ses plans, reflétait sa blancheur dans le miroir de l'Adriatique. Là il rédigeait ses souvenirs de touriste, classait ses collections, cultivait des plantes rares, savourant en délicat les élégances de cette vie harmonieuse, faite de repos studieux et de nobles loisirs. Au moment où ïl était le plus vivement sollicité d'accepter le trône du Mexique, il écrivait des vers qu'on retrouva plus tard dans ses papiers. Oh ! laissez-moi suivre la route paisible, L'obscur sentier qui se dérobe sous les myrtes. Croyez-moi, l'étude de la Science et le culte des Muses Sont préférables à l'éclat de l'or et du diadème, Il disait encore, en apprenant qu'une délégation mexicaine était en route pour Miramar : S'ils venaient m'annoncer que tout est rompu, je m'enfermerais dans ma chambre pour sauter de joie. Oui, mais Charlotte ?... Charlotte, c'était l'archiduchesse. Fille de Léopold Ier, roi des Belges, elle appartenait à cette dynastie des Cobourg-Gotha, dont l'ambition toujours en éveil avait à proposer des candidats chaque fois que se révélaient une principauté vacante ou une héritière à marier. La perspective d'une couronne impériale ne pouvait laisser indifférente une princesse dont les visées ambitieuses étaient d'autant plus exaltées qu'après six apnées de mariage elle n'avait pas encore le dérivatif des joies et des devoirs de la maternité. Plus Maximilien semblait hésitant, plus l'archiduchesse devenait résolue. A ses instances d'ailleurs se joignaient celles de Napoléon III, qui sur la nouvelle que l'archiduc était disposé à refuser, lui télégraphiait qu'il en était consterné, celles encore de son beau-père Léopold, qui malgré ses 74 ans et sa réputation de sagesse, conservait l'ambitieuse âpreté des Cobourg. Finalement, Maximilien céda, et lorsque, le 10 avril 1864, la députation mexicaine lui présenta les procès-verbaux du plébiscite simulé qui l'appelait au trône, il répondit que puisque tel était le vœu du peuple mexicain, il acceptait. Mais cet effort l'avait brisé. Le soir, il s'excusa de ne pouvoir assister au banquet qu'il offrait à la délégation mexicaine, et s'enfermant dans ses appartements, il consacra les quelques jours qui le séparaient du départ, à revoir ses livres, ses collections, le décor familier où il allait laisser ses souvenirs de jeunesse et de bonheur. Le 14 avril, il s'embarquait sur la frégate La Novara. C'était le bateau qui trois années plus tard devait ramener son cadavre en Europe. En mer, sa tristesse parut se dissiper. Il ébauchait des projets de constitution, écrivait un journal de voyage. Si, en arrivant à la Vera-Cruz où résidaient de nombreux négociants dont l'intervention européenne avait ralenti les affaires, les nouveaux souverains eurent la déception de trouver un accueil d'une froideur presque hostile, à mesure qu'ils s'avançaient dans les terres, l'impression devenait plus favorable. De nombreux Indiens, des chefs de tribus au pittoresque costume brodé d'argent apportaient avec des présents, des promesses de fidélité. A Mexico, la réception fut magnifique. L'hommage des principaux personnages du parti conservateur, la pompe militaire due à. la présence des troupes françaises, les arcs de triomphe, les cérémonies du sacre, purent donner au nouvel empereur l'illusion qu'on ne l'avait pas trompé en lui promettant qu'il serait accueilli au Mexique comme un sauveur. Illusion de quelques semaines, à laquelle devaient succéder trois années de difficultés, de luttes et de chagrins. Avant même qu'il ait eu le temps de se renseigner sur le milieu politique dans lequel il allait vivre, et de comprendre quels dévouements ou quelles hostilités, allaient l'entourer, d'importantes décisions s'imposaient à Maximilien, statut des biens du clergé, mesures financières, étude de la situation militaire, qu'il ne connaissait que très imparfaitement. BIENS DU CLERGÉ. C'était la plus immédiate des difficultés, et depuis près d'un an, l'autorité militaire française cherchait à la résoudre. Dès son arrivée à Mexico, le général Forey avait constitué un conseil de régence, composé d'Almonte, de Mgr Labastida, et d'un général obscur du nom de Salas. Ce triumvirat avait promulgué des ordonnances, dont le fanatisme réactionnaire avait effrayé le général Forey. Une part importante des biens d'Église confisqués sous la présidence de Juarez existait encore en nature. Cette fraction, Forey trouvait légitime de la restituer au Clergé. Quant aux biens aliénés par des ventes régulières, il considérait qu'il ne pouvait être question de les reprendre à leurs possesseurs actuels. Cependant il admettait qu'en cas de fraude, certaines ventes pussent être annulées. Mais l'archevêque de Mexico et avec lui la majeure partie des évêques repoussaient comme une offense à la religion toute solution transactionnelle. A leur avis, toutes les ventes avaient été frauduleuses, puisque les acquéreurs ne pouvaient ignorer l'origine des biens vendus, c'est-à-dire une confiscation qu'ils assimilaient à un acte de brigandage. Par des mandements, des prédications, des articles de journaux, les acquéreurs étaient menacés d'excommunication. Ils veulent nous ramener à l'Inquisition, disait avec irritation le général Forey. Il s'était efforcé de rassurer les propriétaires par un communiqué officiel, spécifiant que les ventes régulièrement passées étaient définitives, puis il avait écrit à l'Empereur pour le mettre au courant de ses tribulations : Ah Sire ! j'aimerais mieux faire un second siège de Puebla, que d'être ce que je suis ici, le modérateur de gens qui ne veulent pas être modérés... Parler ici conciliation, justice aux uns ou aux autres, c'est peine perdue. L'un ne voit dans le pouvoir que le moyen d'opprimer l'autre. Que l'archiduc arrive le plus tôt possible... Maintenant l'archiduc était arrivé et cette question des biens d'Église lui imposait un dur apprentissage du pouvoir. Il n'oubliait pas, et d'ailleurs on le lui rappelait sans discrétion, que c'était surtout grâce à l'influence du Clergé qu'il avait été appelé au Mexique, mais ses sentiments d'équité l'empêchaient de s'acquitter par une injustice des services rendus, d'autant plus que maintenant il était à même de comprendre à quel point le clergé mexicain différait du clergé d'Europe. Et cette impression défavorable était bien celle de la plupart des officiers français. Le général du Barail, catholique pratiquant, a résumé en une ligne le souvenir que lui laissait le dignitaire le plus élevé dans la hiérarchie ecclésiastique : Mgr Labastida était papelard, onctueux, doucereux et faux... Maximilien, qui connaissait assez l'Histoire pour y chercher des principes de gouvernement, essayait de négocier un concordat mettant fin au conflit ; mais les évêques repoussaient tout accommodement et leur résistance était fortifiée par l'arrivée au Mexique d'un nonce du pape Pie IX, qui sans connaître le pays, sans même connaître exactement l'origine et le sujet du litige, crut de son devoir d'appuyer les prétentions des évêques. Toute négociation paraissant inutile, Maximilien, désireux de rallier à sa politique quelques partisans de Juarez, sans rompre cependant avec le parti clérical, rendit simultanément deux décrets un peu contradictoires. L'un proclamait que le catholicisme était bien la religion d'État, l'autre validait les ventes déjà. effectuées des biens sécularisés. Solution moyenne, qui dans ce pays de passions violentes, ne donnait satisfaction ni à l'Église, ni aux Libéraux. MESURES FINANCIÈRES. Tant de fois les émigrés mexicains avaient vanté les richesses fabuleuses de leur pays, que Napoléon III et Maximilien étaient persuadés que, sous rune administration prudente, les finances du Mexique se rétabliraient rapidement. Depuis deux ans l'expédition avait imposé de lourdes dépenses. Elle en nécessiterait d'autres dans l'avenir. Il était donc naturel qu'entre la France et le nouvel empire mexicain intervint une convention indiquant quelles seraient désormais les relations financières des deux pays. Avant de s'embarquer pour l'Amérique, Maximilien avait vu Napoléon III. Depuis le début de l'entreprise, bien des illusions avaient disparu. Cependant, celle qui consistait à surestimer les richesses du nouvel empire subsistaient encore. Napoléon III ne croyait donc pas qu'il fût excessif de demander le remboursement des avances de la France, et Maximilien ne croyait pas déraisonnable de s'assurer par un sacrifice de quelques centaines de millions la protection du puissant Empereur des Français. C'est alors que fut signée une convention dite de Miramar, par laquelle Maximilien prenait à la charge du Mexique les dépenses de l'expédition, soit pour la période antérieure à juillet 1864, 270 millions, et pour les deux ou trois années qui allaient suivre, une charge annuelle de vingt-cinq à trente millions, représentant la solde et l'entretien du corps expéditionnaire. Plus tard, au temps où l'insuccès final rendit les rapports difficiles entre les deux empereurs, Maximilien se plaignit avec amertume d'avoir trouvé en Napoléon III le plus âpre des créanciers. Le malheur le rendait injuste, et il attribuait à un sentiment de cupidité ce qui n'était qu'un calcul de politique. A mesure que l'expédition se prolongeait, il devenait moins facile d'obtenir du Corps Législatif des subsides. Il sembla qu'il serait plus aisé de faire accepter les états de dépenses en donnant au Corps Législatif l'espérance qu'en vertu de la convention de Miramar, ils seraient remboursés par le Mexique. C'était une faute, ajoutée à bien d'autres, tant il est vrai qu'une erreur initiale est génératrice d'autres erreurs. Non seulement Maximilien arrivait dans son nouvel empire les mains vides, mais il lui apportait des dettes nouvelles. Cependant il fallait vivre. En 1864, un emprunt de 210 millions, en 1865 un autre de 250 millions furent émis en France. Les titres étaient offerts au public bien au-dessous du pair. Les intermédiaires retenaient dans leurs caisses deux années d'intérêts, en outre ils prélevaient de larges commissions justifiées par la déplorable réputation financière du Mexique, de sorte que finalement à peine entrait-il dans les caisses de l'État la moitié des sommes empruntées. Les trois années de règne de Maximilien ne furent qu'une succession d'embarras d'argent. Dans un pays où sauf de rares exceptions consciences et dévouements étaient à vendre, il n'avait pas de quoi les payer. Comment recruter une armée nationale, lorsque la solde ne pouvait être assurée, et non seulement la solde, mais la nourriture, car souvent, il fallait remplacer les denrées de première nécessité par des distributions de sucre et de café, que la culture indigène produisait à bas prix. Le malheureux Empereur faisait de son mieux. Il réduisit sa liste civile des deux tiers. Il essaya de mettre un peu d'ordre dans le corps des officiers, dont le nombre était hors de proportion avec celui des hommes de troupe. — On comptait un officier pour cinq hommes. — Mais en supprimant des emplois inutiles, il augmentait le nombre de ses ennemis. Aux derniers mois du règne, la pénurie était telle que lorsque l'Impératrice Charlotte vint en France pour essayer d'obtenir de Napoléon III le maintien du corps d'occupation, il fallut prélever la somme nécessaire au voyage sur une caisse affectée à des travaux contre les inondations. LA SITUATION MILITAIRE. Le 2 mars 1864, plus d'un mois avant que Maximilien quittât l'Europe, le Moniteur Universel, auquel était alors réservé le monopole des communications officielles, annonçait que la pacification du Mexique était complète... On ne parle plus de Juarez, ni de son gouvernement ambulant. Quelques épaves de ce naufrage peuvent encore apparaître, mais les populations achèveront elles-mêmes l'œuvre de notre armée. Maximilien qui croyait prendre possession d'un empire paisible fut rapidement détrompé. Il était exact que partout où apparaissaient les troupes françaises elles brisaient et dispersaient toute résistance ; mais elles avaient à lutter contre un obstacle bien plus redoutable que l'ennemi, c'était l'immensité du territoire et l'énormité des distances. Le Mexique couvre une superficie de 1.940.000 kilomètres carrés. Que sur une carte on assemble France, Espagne, Italie, Allemagne, Suisse, Belgique, et l'on aura une agglomération représentant à peu près la superficie du Mexique. Pendant les années 1864 et 1865, on occupa successivement Matamoros et Oajaca, que sépare à vol d'oiseau une distance de 1.000 kilomètres. Quant à la frontière entre le Mexique et les États-Unis, elle couvre plus de 2.000 kilomètres, à travers lesquels les bandes juaristes recevaient assez fréquemment armes, munitions, recrues même, car la fin de la guerre de Sécession avait laissé sans emploi quantité de ces déclassés, incapables de se réadapter à une vie laborieuse et aimant mieux se battre que de travailler. Le corps d'occupation français, défalcation faite des indisponibles, n'excéda jamais 30.000 combattants, forces bien insuffisantes, perdues, noyées à travers un territoire quatre fois grand comme la France. Nous ne referons pas ici le récit des opérations militaires. Malgré la multiplication des escarmouches, coups de main, occupations de villes, ces opérations se présentent sous un aspect assez simple. Partout où nos troupes pouvaient joindre l'ennemi, elles le mettaient en fuite ; dès qu'elles s'éloignaient on voyait reparaître les bandes juaristes, et dans la région occupée victorieusement quelques semaines ou même quelques jours auparavant, se révélaient de nouveaux foyers de résistance. Maigres et basanés, cavaliers assez solides pour galoper toute une nuit sur leurs chevaux à demi sauvages, se contentant comme nourriture de la tortilla de maïs ou d'une tranche de viande boucanée, les guérilleros des bandes mexicaines, incapables de livrer une véritable bataille, excellaient dans une guerre de partisans, qui demande surtout de l'endurance, des instincts de flibustiers, un tempérament réfractaire aux maladies du pays. Dés qu'une colonne française s'était éloignée, ils arrivaient comme une bande de carnassiers flairant une piste, massacraient et torturaient les traînards, terrorisaient les villages soupçonnés d'avoir trop bien accueilli l'ennemi. Malheur à l'alcade qui avait fourni un renseignement ou donné des vivres, malheur à l'Indien qui avait servi de guide ou de courrier. Lorsque l'avant-garde des renforts amenés par le général Forey quitta la Vera-Cruz, la première impression de la traversée des Terres Chaudes, fut donnée par la vue de cadavres en décomposition pendus aux arbres. C'était le châtiment infligé par les guérilleros à de malheureux Indiens qui avaient porté des dépêches de la Vera-Cruz à Orizaba. Un officier qui a écrit des souvenirs sur le Mexique conte une curieuse histoire d'alcades, demandant comme une grâce de recevoir publiquement la bastonnade, pour que, lors de l'arrivée des guérilleros, les habitants du village puissent apporter le témoignage qu'ils ont été maltraités par les Français. Les troupes régulières, traînant après elles convois et artillerie, s'adaptaient mal à cette guerre de partisans. Aussi, de bonne heure organisa-t-on un corps de contre-guérilla, qui imitait la mobilité, l'audace, et parfois aussi malheureusement la cruauté des bandes mexicaines. Un grand nombre des recrues de la contre-guérilla étaient étrangères, car d'après un renseignement donné par un de leurs officiers — le comte de Kératry —, vingt-trois nationalités différentes étaient représentées dans cette bande de pandours, qui comptait même des nègres. Le chef le plus connu de la contre-guérilla était le colonel Dupin qui, attaché à l'État-Major pendant la guerre de Chine, avait été placé en disponibilité pour avoir mis en vente publique, à l'hôtel Drouot, des objets pillés au Palais d'Été. L'expédition du Mexique lui permit de reprendre du service, mais dans un corps auxiliaire, plus mexicain que français, même par le costume, car ces irréguliers portaient le sombrero, le large pantalon de cuir, le spencer rouge, qui leur faisait donner par les indigènes le nom de Colorados. Dépourvu de tout sens moral et sans autre qualité que la bravoure, joueur, buveur, pillard, paillard, le colonel Dupin ressemblait à ces soudards des armées de Wallenstein et de Tilly, qui risquant chaque jour leur vie n'attachaient aucun prix à la vie des autres. Cette contre-guérilla rendit certainement des services au point de vue purement militaire, mais la brutalité des procédés du colonel Dupin fit à la cause de Maximilien beaucoup de mal. Le comte de Kératry qui appartenait à la contre-guérilla a fait le récit de ses opérations dans des articles qui parurent dans la Revue des Deux Mondes et furent ensuite réunis en volume. Nous ne citerons que deux épisodes. On a beau se souvenir que les guérilleros mexicains étaient en général d'affreux scélérats, on éprouve un malaise en lisant un récit dans lequel l'auteur, officier français, semble apporter une certaine inconscience. En mars 1863, la contre-guérilla arrive dans la petite ville de Tlaliscoya. Il faut traverser une rivière. Deux notables sont désignés pour aller chercher des barques, amarrées à une certaine distance. Si à l'heure convenue ils ne sont pas revenus avec les barques leurs maisons seront incendiées, et tant qu'ils ne seront pas rentrés, de demi-heure en demi-heure on fusillera un des notables restés dans la ville, qui sera en outre frappée d'une grosse contribution. En août 1864, conte encore
M. de Kératry, une guérilla commandée par un nègre
du nom de Koman, s'embusquait aux bords du Tamessis pour rançonner les
voyageurs... Une nuit, on courut sus à la
bande. Cinq de ces brigands furent enlevés, garrottés, et conduits à Tampico.
Dans le nombre étaient deux déserteurs mexicains. Le colonel Dupin les
condamna tous à être pendus sur la grande place de la Douane, au grand
candélabre situé au centre et aux réverbères des quatre angles. Au coucher du
soleil les trottoirs étaient couverts de curieux. Parmi les coupables étaient
un père et son fils. A la lecture de l'arrêt pas un des condamnés ne broncha.
Le père récitait ses litanies. Le père et l'enfant au moment de l'adieu
suprême n'eurent pas même la pensée d'une dernière étreinte. Le jeune homme
avec un cynisme révoltant railla la maladresse des exécuteurs, inhabiles dans
l'art de manier le nœud coulant, art dont il possédait, disait-il, la
pratique à fond. Puis, de ses propres mains, il se passa la corde autour du
cou et comme il était gêné par les rayons du soleil, il demanda comme
dernière grâce qu'on lui tournât la tête du côté du levant, pour ne pas
souffrir de la réverbération dans ses derniers moments... Jusqu'au lendemain matin les cadavres se balancèrent aux
bras des lanternes sous le souffle de la brise de mer. Cette exécution causa
quelque émoi à Tampico. Quoique approuvée au fond, dans la forme elle excita
des plaintes qui eurent de l'écho jusqu'à Mexico. Le général en chef interdit
désormais ce mode de châtiment et ordonna de déférer aux cours martiales tout
guérillero pris les armes à la main. Cette concession, dictée par des principes
d'humanité, a eu de fâcheux résultats, dans un pays habitué à la pendaison et
où il est nécessaire d'agir fortement sur les esprits. A ce récit, pénible à lire, nous n'ajouterons qu'une réflexion. N'est-il pas évident que cette façon de faire la guerre multipliait des ferments de haine, et préparait des fureurs de représailles dont l'une des victimes devait être l'infortuné Maximilien ? Lorsque Maximilien était arrivé au Mexique, il était bien décidé à se consacrer tout entier à ses devoirs de chef d'État. Hésitations, regrets, souvenirs de jeunesse, c'était le passé, un passé qu'il s'efforçait d'oublier pour entrer résolument dans son rôle d'Empereur. Maintenant, il éprouvait envers Napoléon III une reconnaissance qu'il exprimait en termes singulièrement laudatifs. Dans une de ses lettres, il l'appelle Napoléon III, le Grand, dans d'autres l'illustre Empereur, la première capacité de notre siècle... A l'égard de Bazaine le nouvel Empereur multipliait les démonstrations d'affectueuse confiance. Après la prise d'Oajaca (février 1865) il lui écrivait pour le féliciter de ce nouveau fleuron qui venait s'ajouter à une couronne déjà si riche. L'Impératrice Charlotte adressait également une lettre gracieuse : Ne pouvant vous envoyer une couronne de lauriers puisque vous venez de la cueillir vous-même, je suis heureuse que l'arrivée d'un grand-croix de son ordre de Léopold, que mon père m'a chargé de vous remettre, coïncide avec votre beau succès... Enfin Bazaine recevait encore du roi Léopold un témoignage de gratitude d'autant plus flatteur qu'il venait d'un homme que son âge avait fait le doyen des souverains d'Europe : Mes très chers enfants, Maximilien et Charlotte, me parlent sans cesse dans les termes les plus chaleureux des éminents services que Votre Excellence rend à l'Empire mexicain, et des preuves constantes de bienveillance qu'elle leur donne. Je prie Votre Excellence de me permettre de me joindre à eux dans l'expression de leurs sentiments et d'accueillir le témoignage de ma haute estime... Puis quelques mois passèrent. Les difficultés du
gouvernement, la gêne financière, la vaine attente d'une pacification
toujours promise et jamais réalisée amenèrent des froissements et même des
conflits d'autorité entre le jeune empereur et le maréchal. En apparence,
leurs rapports étaient toujours cordiaux ; mais dans leur correspondance avec
Napoléon III, ils laissaient entendre qu'ils étaient en désaccord sur bien
des points. Il est nécessaire que V. M. sache
comment les efforts que je fais sont déjoués, écrivait Maximilien à la
date du 26 mai 1865. L'automne dernier, j'avais fait
mon budget qui donnait l'heureux résultat d'un surplus au lieu d'un déficit
permanent. Le maréchal Bazaine, qui assistait au Conseil, approuvait toutes
les mesures. Eh bien ! un mois après, il donnait contre-ordre dans tous les
points militaires et nous jeta dans de nouvelles dépenses affreuses. La seule
campagne d'Oajaca coûta deux millions de piastres (dix millions de francs)... Je me rappelais alors les paroles de notre excellent Corta
— c'était un député chargé d'une mission financière — qui me disait un jour : Bazaine est le plus grand
dépenseur de notre armée... En juillet 1865, une autre lettre renouvelle
les mêmes griefs : J'ai peint à Douay et à Dano la
situation avec beaucoup de franchise. Je leur ai prouvé que les affaires
administratives et politiques marchent bien. Je n'ai pu leur dire la même
chose sur les affaires militaires et financières... J'ai maintes fois prêché au maréchal de ne pas précipiter
les renvois de troupes... Je lui ai dit cent
fois d'économiser, mais inutilement... De son côté, Bazaine, soit dans ses rapports au Ministre, soit dans sa correspondance avec Napoléon III, n'épargnait pas le jeune Empereur : C'est un rêveur allemand, écrivait-il au ministre. Dans la plupart de ses lettres, le maréchal vantait le succès de ses opérations militaires, mais il signalait aussi la tendance fâcheuse du gouvernement de Maximilien... L'Empire est moins populaire aujourd'hui qu'au début... Le côté faible tient toujours à la direction imprimée par le Souverain... (Lettres d'avril, mai, juin 1865). En juin 1865, un incident d'abord favorisé par Maximilien devint bientôt pour lui un sujet d'inquiétude. Le maréchal Bazaine, veuf depuis près de deux ans, épousa une jeune Mexicaine, Josepha de la Pena, nièce d'un ancien président du Mexique. Maximilien qui craignait toujours le départ des troupes françaises, avait pensé que cette union serait de nature à retenir Bazaine au Mexique et il était intervenu au contrat de mariage pour faire donation aux époux du palais de Buena-Vista, qui passait pour être l'un des plus beaux de la capitale. La jeune maréchale avait dix-huit ans. Belle, mais sans instruction, coquette, vaniteuse, elle n'eut pas de peine à soumettre à ses caprices un mari qui avait trente-six ans de plus qu'elle. Physiquement, Bazaine n'avait rien de séduisant_ De courte stature et d'allure vulgaire, la grosse tête ronde engoncée dans les épaules, les yeux à demi voilés d'un pli de ruse, il était un peu ridicule dans ce rôle de vieux mari amoureux, et il avait assez de bon sens pour le comprendre. N'ayant pas l'illusion d'être aimé pour lui-même, Bazaine pensait qu'il s'attacherait sa jeune femme par les satisfactions de vanité, que pouvait donner sa haute situation de commandant en chef, tenant sous sa dictature la force armée, les finances, les destinées du nouvel Empire. Lors de son arrivée au Mexique, il s'était fait remarquer et aimer par sa familiarité avec le soldat, sa bonhomie indulgente, qui faisaient un heureux contraste avec le caractère difficile et les emportements du général Forey. Il sembla qu'après son mariage, il devenait plus distant et moins accessible. On vit avec étonnement et presque avec stupéfaction que lorsqu'il devait assister avec sa femme à un office religieux, le clergé attendait les époux à la porte de l'église et les conduisait sous un dais jusqu'à leur place. C'était à la demande du maréchal qu'avait été remis en usage ce cérémonial réservé aux souverains. A la Cour de Maximilien on en plaisantait, mais on s'en inquiétait aussi. On se demandait si l'alliance du maréchal avec une vieille famille mexicaine ne faciliterait pas des projets dont l'ambition pourrait mettre en péril le trône du souverain. C'était une opinion qui, parmi les officiers résidant à Mexico, trouvait quelque créance. En 1867, le général Douay écrivait à son frère : Bazaine s'est tellement laissé griser par les aspirations ambitieuses de sa famille mexicaine, qu'il a rêvé pour lui au Mexique la fortune de Bernadotte en Suède. Que la jeune maréchale et sa famille se soient arrêtées avec complaisance à ce rêve de royauté, c'est fort possible. Mais Bazaine était trop au courant de l'état général du pays pour ignorer qu'en échangeant sa situation contre le trône de Maximilien, il perdrait au change. Devenu souverain mexicain, le maréchal ne pouvait plus compter sur l'aide militaire et financière de la France, seul appui sur lequel se soutenait péniblement le fragile Empire, Mais son mariage l'avait embourgeoisé. Il ne quittait plus guère Mexico, confiné dans son palais de Buena-Vista, et cependant il semblait être devenu plus jaloux de son autorité, à mesure qu'il paraissait moins capable de l'exercer. Aucun mouvement de troupes ne devait être fait sans son autorisation et ses ordres mécontentaient les officiers généraux, d'abord parce qu'en raison des distances ils leur parvenaient avec des retards considérables, et en outre parce que Bazaine, en correspondance secrète avec Napoléon III, recevait lui-même des ordres, inspirés par des considérations de politique, qui ne pouvaient être divulguées sans inconvénients, mais qui au point de vue purement militaire paraissaient inexplicables. Ainsi à la fin de 1865 et au début de 1866, l'Empereur, dans la crainte d'une agression des États-Unis, qui s'étaient toujours montrés nettement favorables à Juarez, avait prescrit à Bazaine de concentrer les troupes et de ramener vers le centre de l'occupation les postes que leur éloignement n'eût pas permis de secourir. Ces instructions avaient eu pour conséquence l'abandon de garnisons lointaines et l'interdiction de poursuivre les bandes de guérilleros au-delà de limites assez restreintes. Devant ce repliement méthodique, les troupes juaristes devenaient plus audacieuses, enserrant et rétrécissant chaque jour les limites de l'empire de Maximilien. Les populations, terrifiées par l'approche des représailles, se ralliaient à la cause de Juarez. On signalait d'assez nombreuses désertions dans la faible armée indigène et même dans la légion étrangère. Naturellement, c'était sur Bazaine qu'on faisait peser la responsabilité de fautes que les plus indulgents attribuaient à l'affaiblissement sénile qui avait suivi son mariage, mais que d'autres dénonçaient comme une politique de fourberie et le calcul perfide de hâter la chute de Maximilien pour prendre sa place. Napoléon III, dans le désir d'être renseigné, avait le tort d'encourager de la part de certains officiers des communications, qui parfois prenaient l'aspect de la délation, pratique bien fâcheuse pour le maintien de la discipline. Il y avait surtout trois officiers dont les correspondances étaient accueillies aux Tuileries avec une indulgence excessive. L'un était le général de division Douay, dont les lettres écrites à son frère étaient communiquées à l'Empereur. Les deux autres, le colonel de Galliffet et le chef d'escadron d'Espeuilles correspondaient avec Franceschini Pietri, secrétaire particulier de Napoléon III. Après la chute de l'Empire, ces lettres ou leurs copies furent retrouvées aux Tuileries et publiées dans le recueil qu'on appelle les papiers secrets n. Celles du général Douay sont d'une violence qui rend suspectes les appréciations qui s'y trouvent, car il est visible que le souvenir de rancunes personnelles y tient plus de place que le souci de la vérité. J'aurai donc assez vécu pour voir la déconfiture au moins morale de cet odieux personnage, écrivait le général Douay à son frère... Le maréchal ne vit que d'expédients pour fasciner les yeux de l'Empereur Maximilien et des gouvernants, qui ont, il faut en convenir, une crédulité à toute épreuve... Ceci sert de masque pour excuser les énormes mensonges qu'il a eu l'impudence de faire pour élever sa fortune... Il est difficile d'imaginer un type aussi complet de fourberie. Il n'a qu'une seule préoccupation, c'est celle de s'enrichir dans nos désastres. Il sacrifie l'honneur du pays et le salut de ses troupes dans d'ignobles tripotages... Tu ne peux te faire une idée du discrédit dans lequel le maréchal est tombé... Je suis vengé par le mépris public... Il faut remonter au cardinal Dubois pour trouver un type de faquin pareil... Il y a eu des scènes domestiques dans le palais de Buena-Vista. La jeune maréchale qui est enceinte a fait jouer les grandes eaux et les grands ressorts. Voilà comment les intérêts de la Patrie sont sacrifiés aux péripéties de l'alcôve... L'affaire du Mexique sera une véritable catastrophe. Le Gouvernement a tout intérêt à la laisser dans l'ombre et le silence. Il est possible que le maréchal Bazaine échappe pour cette raison au châtiment qu'il mérite, mais il n'échappera pas à l'infamie à laquelle il est voué par tous les honnêtes gens de l'année, indignés de sa fortune pécuniaire, etc. (Lettres d'octobre 1866 à janvier 1867.) Dans cette furieuse diatribe, nous ne relèverons qu'un grief, celui qui attribue au maréchal la préoccupation de s'enrichir par d'ignobles tripotages. Une accusation aussi grave eût dû être appuyée de preuves certaines ; mais ces preuves n'ont jamais été données. Lorsqu'il mourut, Bazaine eût été dans un dénuement complet sans les secours qu'il recevait de la Cour d'Espagne en souvenir de la part qu'il avait prise à la répression de l'insurrection carliste, comme lieutenant de la Légion étrangère pendant la minorité d'Isabelle IL On ne voit donc pas ce que serait devenue l'énorme fortune que lui attribuait le général Douay. Le seul fait relatif à des affaires d'argent pouvant donner lieu à critique est le suivant. Lors du mariage de Bazaine, Maximilien avait fait don aux époux du palais de Buena-Vista. Le maréchal avait demandé que la donation fût faite exclusivement au profit de sa femme. Mais dans le désir de lui accorder un avantage personnel, la municipalité de Mexico lui allouait une indemnité annuelle de 60.000 francs, que le maréchal était censé payer à sa femme à titre de loyer. L'acceptation par Bazaine de cette combinaison bizarre ne prouvait certainement pas une grande délicatesse morale, mais il serait exagéré de l'assimiler à d'ignobles tripotages. D'ailleurs, aussitôt après la rentrée de Juarez à Mexico, le palais de Buena-Vista fut confisqué et Bazaine n'en eut la jouissance que pendant dix-huit mois environ. Le grand reproche qu'on puisse faire à Bazaine, c'est d'avoir été inférieur à la haute situation qu'il occupait. Son âme n'avait pas su s'élever au niveau de sa fortune. Il était finaud plus qu'intelligent. De son passage dans les bureaux arabes, de son long contact avec la rouerie des indigènes, il avait conservé le goût de la ruse, une attitude méfiante qui lui faisait rarement dévoiler sa pensée tout entière. Sa correspondance avec Napoléon III laisse l'impression qu'il était plus soucieux de plaire au souverain que de le renseigner ; et pour plaire il lui présentait la situation militaire sous l'aspect le plus favorable. Sans prendre à la lettre l'expression du général Douay, prétendant que Bazaine sacrifiait les intérêts de la patrie aux péripéties de l'alcôve, il semble certain qu'il hésitait à dire franchement qu'il fallait mettre fin à l'expédition parce que la maréchale était désireuse de prolonger son séjour au Mexique. Il y a encore eu il y a deux jours des pleurs et des grincements de dents, écrivait le colonel de Galliffet en février 1867. Le maréchal, faible comme un enfant devant cette femme qui lui aura fait bien du tort ici, montre une irrésolution qui donne à tout le monde lieu de faire des réflexions fâcheuses... Cependant, il fallait en finir. Au début de l'année 1866, Napoléon III n'ayant plus aucune illusion sur le dénouement de l'entreprise, avait chargé Bazaine de préparer l'évacuation en trois échelons, d'octobre 1866 à octobre 1867. Un peu plus tard, il parut dangereux de fractionner l'opération et il fut convenu que l'évacuation serait fixée au printemps de 1867 et s'appliquerait à l'ensemble de l'effectif, qui comptait alors, sans la Légion étrangère, un peu plus de 29.000 hommes. Depuis longtemps déjà, Maximilien vivait dans la hantise du départ des troupes françaises. Quand il en reçut la confirmation officielle, il fut atterré. Dans l'espoir d'obtenir un sursis, il envoya à Paris Almonte, qui autrefois avait été reçu avec faveur aux Tuileries. Mais les temps étaient bien changés. Almonte fut accueilli froidement, presque durement. On lui objecta que la France avait exécuté les obligations militaires stipulées dans la convention dite de Miramar, tandis que le Mexique s'était dérobé à ses engagements financiers. Le raisonnement n'était pas très juste, car dès la signature de cette convention, il était manifeste que ces engagements étaient inexécutables. En apprenant l'échec de la mission d'Almonte, Maximilien, découragé, sembla disposé à abdiquer. L'Impératrice Charlotte l'en empêcha. Pour elle, il y avait malentendu. Elle ne pouvait croire que Napoléon III, si bon, si généreux, les abandonnât dans la mauvaise fortune. Elle irait le trouver, lui exposerait qu'entre lui et eux, il y avait des influences occultes, notamment celle de Bazaine, qui travaillaient à les brouiller. Le vendredi 13 juillet 1866 — et plus tard, les esprits superstitieux virent dans cette date un mauvais présage —, la malheureuse femme s'embarqua pour l'Europe. Elle vit Napoléon III et les ministres. Partout, elle fut reçue avec égards, mais partout elle put se convaincre que ses supplications étaient inutiles, et que désormais, la France ne donnerait plus ni un homme, ni un écu. On a raconté que pendant l'entretien avec l'Empereur, elle avait donné les premiers signes d'égarement d'esprit et qu'elle avait cru qu'en lui offrant à Saint-Cloud des rafraîchissements, on avait voulu l'empoisonner. En tous cas, la commotion avait été trop forte. Après quelques alternatives d'agitation et d'abattement, il devint visible que la folie éteignait cette belle intelligence. Elle devait vivre jusqu'à un âge avancé dans une demi-inconscience, qui du moins lui voilait une partie des cruautés de sa destinée. |