DIX-NEUVIÈME VOLUME
Il a été à propos, dans tout le cours de cet ouvrage, de tenir l’histoire des Grecs italiens et siciliens séparée de celle des Grecs du Centre et de l’Asie. Nous avons quitté pour la dernière fois les Grecs siciliens[1], à la mort de leur champion le Corinthien Timoleôn (337 av. J.-C.), dont les exploits énergiques, et la généreuse politique générale, les avaient presque régénérés, — les avaient délivrés d’ennemis étrangers, protégés contre des divisions intestines, et fortifiés par un renfort considérable de nouveaux colons. Pendant les vingt années qui suivent immédiatement la mort de Timoleôn, il y a dans l’histoire de Syracuse et de la Sicile une lacune complète ; ce qui est profondément à regretter, vu que la position de ces cités renfermait tant de nouveautés, — de si nombreux sujets de débat, pour un établissement péremptoire, ou pour un compromis à l’amiable, — que les annales de leurs actes doivent avoir été particulièrement intéressantes. Vingt ans après la mort de Timoleôn, nous trouvons le gouvernement de Syracuse représenté comme étant une oligarchie ; ce qui implique que la constitution de Timoleôn a dû être changée de gré ou de force. L’oligarchie se composait, affirme-t-on, de six cents hommes principaux, parmi lesquels Sosistratos et Herakleidês paraissent comme chefs[2]. On nous apprend en général que les Syracusains avaient été engagés dans des guerres, et que Sosistratos ou organisa le premier, ou établit le premier fortement son oligarchie, après une expédition entreprise vers la côte d’Italie, pour assister les citoyens de Krotôn contre leurs voisins de l’intérieur, les Brutiens, qui les attaquaient. Non seulement Krotôn, mais d’autres cités grecques également sur la côte d’Italie, paraissent avoir été exposées à des causes de danger et de déclin, semblables à celles qu’agissaient sur tant d’autres portions du monde hellénique. Leurs voisins non helléniques de l’intérieur devenaient trop puissants et trop agressifs pour les laisser en paix ou en sécurité. Les Messapiens, les Lucaniens, les Brutiens, et d’autres tribus italiennes indigènes étaient en train d’acquérir cette force plus grande qui finit par être concentrée tout entière sous la puissante république de Rome. J’ai dans des précédents chapitres raconté les actes des deux despotes syracusains, Denys l’Ancien et Denys le Jeune, sur cette côte italienne[3]. Bien que le premier remportât quelque avantage sur les Lucaniens, cependant l’intervention de l’un et de l’autre contribua seulement, à affaiblir et à humilier les Grecs italiens. Peu de temps avant la bataille de Chæroneia (340-338 av. J.-C.). Les Tarentins se virent si rudement pressés par les Messapiens, qu’ils envoyèrent à Sparte leur métropole, pour demander du secours. Le roi spartiate Archidamos, fils d’Agésilas, honteux, peut-être de la nullité de son pays depuis la fin de la Guerre Sacrée, accéda à leur prière et fit voile pour l’Italie à la tête d’une armée mercenaire. Combien de temps durèrent ces opérations, nous l’ignorons ; mais il finit par être défait et tué, presque à l’époque de la bataille de Chæroneia[4] (338 av. J.-C.). Environ six mois après cet événement, les Tarentins, étant encore pressés par les mêmes formidables voisins, invoquèrent le secours d’Alexandre d’Épire, roi, des Molosses et frère d’Olympias. Ces Épirotes alors, pendant le déclin général de la force grecque, s’élèvent à une importance dont ils n’avaient jamais joui auparavant[5]. Philippe de Macédoine, ayant épousé Olympias, non seulement assura son beau-frère sur le trône des Molosses, mais encore il fortifia son autorité sur des sujets habituellement peu obéissants. Ce fut par l’intervention macédonienne que le Molosse Alexandre obtint pour la première fois (bien que soumise à l’ascendant macédonien) l’importante cité d’Ambrakia, qui, le communauté hellénique libre qu’elle était, devint ainsi !a capitale et le port de mer des rois épirotes. Alexandre cimenta en outre son union avec la Macédoine en épousant sa propre nièce Kleopatra, fille de Philippe et d’Olympias. effectivement, pendant le temps de la vie de Philippe et d’Alexandre le Grand, le royaume d’Épire parait comme une sorte d’annexe du royaume macédonien, que gouverna Olympias, soit conjointement avec son frère le Molosse Alexandre, — soit comme régente après sa mort[6]. Ce fut vers l’année qui suivit la bataille d’Issus que le Molosse Alexandre entreprit son expédition d’Italie[7] : sans doute poussé en partie par l’émulation que lui inspirait la gloire de son neveu et homonyme en Asie (332-331 av. J.-C.). Bien qu’il trouvât des ennemis plus formidables que, les Perses à Issus, cependant son succès fut d’abord considérable. Il remporta des victoires sur les Messapiens, les Lucaniens et les Samnites ; il conquit la ville lacanienne de Consentia, et la ville brutienne de Tereina ; il fit alliance avec les Pœdiculi, et échangea des messages amicaux avec les Romains. Autant que nous pouvons le reconnaître d’après des données chétives, il semble avoir compté établir une domination compréhensive dans le sud de l’Italie, sur toute sa population, — sur les cités grecques, lucaniennes et brutiennes. Il demanda et obtînt trois cents des principales familles lucaniennes et messapiennes, qu il envoya comme otages en Épire. Plusieurs exilés de ces nations se joignirent à lui comme partisans. Il s’efforça en outre de transférer à Thurii le congrès des cités gréco-italiennes, qui avait été tenu habituellement à, la colonie tarentine d’Hêrakleia ; probablement il avait l’intention de se procurer un congrès complaisant semblable à celui qui servait les desseins de son neveu macédonien à Corinthe. Mais le courant de sa fortune finit par se détourner. Les Tarentins se dégoûtèrent et s’alarmèrent, ses partisans lucaniens se montrèrent peu fidèles ; le temps orageux dans les Apennins de la Calabre, interrompit les communications entre ses différents détachements, et les exposa à être interceptés en détail. Il périt lui-même, des mains d’un exilé lacanien, en traversant le fleuve Acherôn et près de la ville de Pandosia. Ce fut regardé comme une confirmation mémorable de la véracité prophétique de l’oracle ; vu qu’il avait reçu de Dôdônê l’avis de se garder de Pandosia et d’Acherôn ; deux noms qu’il connaissait bien, et que par conséquent il évitait, en Épire mais dont il n’avait pas connu auparavant l’existence en Italie[8]. Les cités gréco-italiennes avaient donc dépéri au point de devenir un prix que se disputaient les rois d’Épire et les puissances italiennes indigènes, — comme elles le devinrent encore, cinquante ans plus tard, pendant la guerre entre Pyrrhus et les Romains. Elles étaient réduites alors à chercher une aide étrangère, où elles pouvaient l’obtenir, et à devenir la proie d’aventuriers. C’est en cette qualité que nous entendons parler d’elles comme recevant du secours de Syracuse, et que le formidable nom d’Agathoklês se présente à nous pour la première fois, — vraisemblablement vers 320 avant J.-C.[9] L’armée syracusaine, envoyée en Italie pour assister les Krotoniates contre leurs ennemis les Brutiens, était commandée par un général nommé Antandros, dont le frère Agathoklês servait avec lui dans un commandement subordonné. Pour glisser sur la naissance et l’enfance d’Agathoklês, — qui ont donné lieu à des anecdotes romanesques, comme celles de la plupart des hommes éminents, — il paraît que son père, exilé rhégien, nommé Karkinos, vint de Therma (dans la portion carthaginoise de la Sicile) pour s’établir à Syracuse, à J’époque où Timoleôn appela et admit de nouveaux colons grecs au droit de cité dans cette dernière ville. Karkinos était dans une pauvreté relative ; car il exerçait le métier de potier, que son fils Agathoklês apprit également, ayant environ dix-huit ans quand il prit domicile avec son père à Syracuse[10]. Bien qu’il eût cet humble point de départ, et que même il fût connu pour la dissolution et la rapacité de ses habitudes de Jeunesse, Agathoklês parvint bientôt à une position remarquable, en partie par ses qualités personnelles supérieures, en partie par la faveur d’un opulent Syracusain nommé Damas. Le jeune potier était beau, grand, et d’une force de géant ; il s’acquittait avec distinction du service militaire exigé de lui comme citoyen, portant une armure si lourde, qu’aucun autre soldat ne pouvait combattre, s’il en était revêtu ; il était en outre vif, audacieux, et expressif en parlant en public. Damas s’attacha beaucoup à lui, et non seulement il lui fournit de l’argent avec profusion, mais encore, quand il fut chargé du commandement d’une armée syracusaine contre les Agrigentins, il le nomma un de ses officiers subordonnés. En cette qualité, Agathoklês acquit une grande réputation par son courage en combattant, par son habileté dans le commandement, et par sa facilité à parler. Bientôt Damas mourut de maladie, laissant une veuve sans enfants. Agathoklês épousa la veuve et s’éleva ainsi à Une haute fortune et à une grande position dans Syracuse[11]. Quant à l’oligarchie qui dominait alors à Syracuse, nous n’avons sur elle aucun détail, et nous ne savons pas non plus comment elle en était venue à remplacer les formes plus populaires établies par Timoleôn. Nous entendons seulement dire en général que les chefs oligarchiques, Herakleidês et Sosistratos, étaient des hommes sans principes et sanguinaires[12]. Ce gouvernement envoya une expédition de Syracuse à la côté italienne, pour assister les habitants de Krotôn contre leurs voisins agressifs, les Brutiens. Antandros, frère d’Agathoklês, était un des généraux qui commandaient cet armement, et Agathoklês lui-même y servait comme officier subordonné. Nous ne connaissons ni la date, ni la durée, ni l’issue de cette expédition. Mais elle fournit à Agathoklês une nouvelle occasion de déployer sa bravoure aventureuse et son génie militaire, qui lui valurent de grands éloges. Quelques-uns supposèrent, à son retour à Syracuse, qu’il avait droit au premier prix de la valeur ; mais Sosistratos et les autres chefs oligarchiques le lui refusèrent et l’accordèrent de préférence à un autre fut si profondément irrité de ce refus, qu’il se déchaîna publiquement contre eux parmi le peuple, les, accusant d’aspirer au despotisme. Son opposition n’ayant pas de succès, et lui attirant l’inimitié du gouvernement, il se retira sur la côte d’Italie. Là, il leva une troupe militaire d’exilés grecs et de mercenaires campaniens, qu’il nourrit par diverses entreprises pour ou contre les cités grecques. Il attaqua Krotôn, mais fut repoussé avec perte ; il prit du service chez les Tarentins, combattit pendant quelque temps contre leurs ennemis, mais finit par devenir suspect et par être congédié. Puis il se joignit aux habitants de Rhegium, et les aida à défendre la ville contre une agression syracusaine. Il fit même deux tentatives pour obtenir d’être admis de force dans Syracuse, et pour s’emparer du gouvernement[13]. Bien que repoussé dans l’une et dans l’autre, il s’arrangea néanmoins pour conserver un pied en Sicile, fut nommé général à la ville de Morgantion, et s’empara de Leontini, à une faible distance au nord de Syracuse. Quelque temps après, il s’opéra dans cette dernière ville une révolution, par laquelle Sosistratos et l’oligarchie furent dépossédés et exilés avec un grand nombre de leurs partisans. Sous le nouveau gouvernement, Agathoklês obtint son rappel et ne tarda- pas à gagner un plus grand ascendant. Les exilés dépossédés s’arrangèrent pour lever des forces et pour faire de dehors une guerre formidable à Syracuse, ils obtinrent même l’assistance des Carthaginois, au point de s’établir à Gela, sur les confins méridionaux du territoire syracusain. Dans les opérations militaires rendues ainsi nécessaires, Agathoklês prit une très grande part et se distingua parmi les officiers les plus capables et les plus entreprenants. Il essaya, avec mille soldats, de surprendre Gela pendant la nuit ; mais trouvant l’ennemi sur ses gardes, il fut repoussé avec perte et grièvement blessé ; cependant, par une manœuvre habile, il emmena tout ce qui lui restait de son détachement. Toutefois, bien qu’il se montrât ainsi énergique contre l’ennemi publie, il inspirait en même temps aux Syracusains à l’intérieur et de la haine et de la crainte à cause de ses dangereux desseins. Le Corinthien Akestoridês qui avait été nommé général de la cité, — probablement par souvenir des services distingués rendus naguère par le Corinthien Timoleôn, — finissant par être persuadé que la présence, d’Agathoklês était pleine de péril pour la cité, lui ordonna de partir et aposta des hommes pour l’assassiner sur la route pendant la nuit. Mais Agathoklês, soupçonnant leur dessein, prit le costume d’un mendiant et désigna un autre homme pour voyager de la manière dont on devait naturellement s’attendre qu’il voyagerait. Son remplaçant fut tué dans les ténèbres, tandis qu’Agathoklês échappa à la faveur de son déguisement. Lui et ses partisans paraissent avoir trouvé asile chez les Carthaginois en Sicile[14]. Peu de temps après, il s’opéra dans le gouvernement de Syracuse un autre changement, à la suite duquel les exilés oligarchiques furent rappelés, et la paix faite avec les Carthaginois. Il paraît qu’un sénat de six cents membres fut installé de nouveau comme corps politique principal ; ce n’étaient probablement pas les mêmes hommes qu’auparavant, et l’on fit sans doute quelques modifications démocratiques. En même temps, des négociations s’ouvrirent, par l’intermédiaire du commandant carthaginois Hamilkar, entre les Syracusains et Agathoklês. Tout le monde souffrait cruellement des maux de luttes intestines, au milieu des nombreux partis contraires de la cité, et l’on espérait que tous pourraient être amenés à s’accorder pour y mettre un terme. Agathoklês affecta d’entrer sincèrement dans ces projets d’amnistie et de réconciliation. Le général carthaginois Hamilkar, qui avait tout récemment aidé Sosistratos et l’oligarchie syracusaine, fit de son mieux à ce moment pour favoriser le rappel d’Agathoklês et même répondit personnellement de la conduite bonne et pacifique de cet exilé. En conséquence, on admit Agathoklês et les autres exilés avec lui. Une assemblée publique fut réunie dans le temple de Dêmêtêr, en présence d’Hamilkar ; là Agathoklês s’engagea par les serments les plus terribles, ses, mains touchant l’autel et la statue de la déesse, à se conduire en bon citoyen de Syracuse, à soutenir fidèlement le gouvernement existant, et à remplir les engagements des médiateurs carthaginois, — en s’abstenant d’empiétement sur les droits et les possessions de Carthage en Sicile. Il fit avec tant de sincérité, en apparence, ses serments et ses promesses, en les accompagnant de harangues expressives, qu’il persuada le peuple de le nommer général et gardien de la paix, en vue de réaliser les aspirations régnantes à l’harmonie. Cette nomination fut recommandée (à ce qu’il semble) par Hamilkar[15]. Tout cet enchaînement d’artifices avait été concerté par Agathoklês avec Hamilkar, dans le dessein de permettre au premier de s’emparer du pouvoir suprême. En sa qualité de général de la cité, Agathoklês avait la direction des forces militaires. Sous prétexte de marcher contre quelques exilés récalcitrants à Erbita, dans l’intérieur, il réunit trois mille soldats qui lui étaient ardemment dévoués, — mercenaires et citoyens d’une condition désespérée, — auxquels Hamilkar ajouta un renfort d’Africains. Comme s’il était sur le point de se mettre en marche, il rassembla ses troupes à l’aurore dans le Timoleontion (chapelle ou enceinte consacrée à Timoleôn), tandis que Peisarchos et Deklês, deux chefs du sénat déjà réuni, furent invités, avec quarante autres, à régler avec lui une dernière affaire. Quand il eut ces hommes en son pouvoir, Agathoklês se tourna soudain vers eux et les dénonça aux soldats comme coupables de comploter sa mort. Alors, recevant des soldats une réponse pleine d’ardeur, A leur ordonna de procéder immédiatement à un massacre général du sénat et de ses principaux partisans, avec permission complète de piller à loisir les maisons de ces victimes, les hommes les plus riches de Syracuse Les soldats se précipitèrent dans les rues, avec une joie féroce, pour exécuter cet ordre. Ils tuèrent non seulement les sénateurs, mais beaucoup d’autres encore, sans armes et lion préparés, chaque homme choisissant les victimes qu’il haïssait personnellement. Ils forcèrent les portes des riches, ou grimpèrent sur les toits, massacrèrent les propriétaires à l’intérieur et violèrent les femmes. Ils chassèrent les fugitifs sans défiance dans les rues, sans épargner même ceux qui se réfugiaient dans les temples. Un grand nombre de ces victimes infortunées se précipitèrent aux portes afin de se sauver ; mais elles les trouvèrent fermées et gardées par ordre spécial d’Agathoklês ; de sorte qu’elles furent obligées de se laisser tomber du haut des murs, et, dans cette tentative, beaucoup périrent misérablement. Pendant deux jours, Syracuse fut ainsi une proie pour les mouvements sanguinaires, rapaces et luxurieux de la soldatesque ; quatre mille citoyens avaient été déjà tués, et beaucoup plus étaient arrêtés comme prisonniers. Les desseins politiques d’Agathoklês étant alors remplis, et les passions des soldats, assouvies, il arrêta le massacre. Il termina cette fête sanglante en tuant ceux de ses prisonniers qu’il détestait le plus et en bannissant les autres. Le nombre total des Syracusains chassés ou fugitifs est porté à six mille, qui trouvèrent nu asile et un séjour hospitaliers à Agrigente. On mentionne, au milieu de cette scène d’horreur, un acte de clémence qui ne doit pas être passé sous silence. Dêmokratês, un des prisonniers, fut rendu à la liberté par Agathoklês pour des motifs d’ancienne amitié — lui aussi, probablement, s’exila volontairement[16]. Après un massacre accompli ainsi au milieu d’une paix profonde et dans la pleine confiance d’un acte solennel de réconciliation mutuelle précédant immédiatement, — massacre qui surpassait les pires actions de Denys l’Ancien, et, dans le fait (pourrions-nous presque dire), de tous les autres despotes grecs, — Agathoklês convoqua ce qu’il appelait une assemblée du peuple. Ceux des citoyens qui étaient ou oligarchiques, ou riches, ou qui lui étaient hostiles- d’une, manière quelconque, avaient été déjà tués ou chassés ; de sorte que l’assemblée comprenait probablement peu d’hommes outre ses propres soldats. Agathoklês, — en les félicitant du récent et glorieux exploit par lequel ils avaient purgé la cité de ses tyrans oligarchiques, — déclara que le peuple Syracusain avait actuellement reconquis toute sa liberté. Il affecta d’être las des fatigues du commandement, et désireux seulement d’une vie d’égalité paisible comme simple citoyen, et, pour le prouver, il se dépouilla de son manteau de général et mit un vêtement civil ordinaire. Mais ceux auxquels il parlait, qui venaient de commettre à l’instant le massacre et le pillage, comprirent que toute leur sécurité dépendait du maintien de sa suprématie, et ils protestèrent à grands cris qu’ils ne voulaient pas accepter sa démission. Agathoklês, feignant de résister, leur dit que, s’ils insistaient, il céderait, mais à la condition expresse qu’il jouirait seul de l’autorité, sans collègues ni conseillers des méfaits desquels il fût responsable. L’assemblée répondit en lui conférant, avec des acclamations unanimes, le poste de général avec un pouvoir illimité, c’est-à-dire elle le fît despote[17]. C’est ainsi que fut constitué un nouveau despote de Syracuse, environ cinquante ans après la mort de Denys l’Ancien, et vingt-deux ans après que Timoleôn avait extirpé la tyrannie dionysienne, en établissant sur ses ruines une constitution libre (317 av. J.-C.). En acceptant ce poste, Agathoklês eut soin de déclarer qu’il ne tolérerait pas d’autre massacre ni d’autre pillage, et qu’à l’avenir son gouvernement serait doux et bienfaisant. Il s’appliqua particulièrement à se concilier les citoyens pauvres, auxquels il promit l’abolition des dettes et une nouvelle distribution de terres. Jusqu’où poussa-t-il ce projet systématiquement, nous l’ignorons ; mais il fit des dons réels à beaucoup de pauvres, — ce qu’il avait d’abondants moyens de faire, grâce aux biens des nombreux exilés chassés récemment. Il prodigua les promesses a tout le monde, montra des manières courtoises et populaires, et s’abstint de tout faste de gardes ou de cortége de cérémonie, ou de diadème. En même temps, il s’appliqua avec vigueur à augmenter ses forces militaires et navales, ses magasins d’armes et de provisions et ses revenus. Il étendit bientôt son autorité sur tout le domaine territorial de Syracuse, avec ses villes sujettes, et porta ses armes avec succès sur beaucoup d’autres parties de la Sicile[18]. La général carthaginois Hamilkar, dont la complicité ou la connivence avait aidé Agathoklês à parvenir à cette élévation souillée de sang, paraît lui avoir permis détendre sens opposition sa domination sur une partie considérable de la Sicile, et même de piller les villes alliées avec Carthage (317-310 av. J.-C.). Des plaintes ayant été faites à Carthage, cet officier fut remplacé, et un autre général (nommé aussi Hamilkar) envoyé à sa place. Nous ne pouvons suivre en détail les actes d’Agathoklês pendant les premières années de son despotisme ; mais il continua à étendre soli empire sur les cités voisines, taudis que les exilés Syracusains, qu’il avait chassés, trouvèrent asile en partie à Agrigente (sous Dêmokratês), en partie à Messênê. Vers l’an 314 avant J.-C., on nous dit qu’il fit une tentative sur Messênê, dont il fut sur le point de s’emparer, s’il n’eût été arrêté par l’intervention des Carthaginois (peut-être par le général nouvellement nommé, Hamilkar), qui finit alors par protester contre sa violation de la convention ; voulant dire — nous devons le présumer, car nous ne connaissons pas d’autre convention — le serment qui avait été juré par Agathoklês à Syracuse, sous la garantie des Carthaginois[19]. Bien que désappointé ici à Messène, Agathoklês s’empara d’Abakænon, — où il tua les principaux citoyens qui lui étaient contraires, — et il poursuivit ailleurs ses agressions d’une manière si efficace, que les chefs à Agrigente, poussés par les exilés syracusains qui s’y étaient réfugiés, se convainquirent du danger de laisser ces empiétements se faire sans résistance[20]. Le peuple d’Agrigente finit par se résoudre à prendre les armes en faveur des libertés de la Sicile, et s’allia avec Messênê et Gela dans ce dessein. Mais l’exemple effrayant d’Agathoklês lui-même leur fit tellement redouter les dangers d’un chef militaire, à la fois indigène et énergique, qu’ils résolurent d’appeler un étranger. On envoya à Sparte quelques exilés syracusains pour choisir et demander quelque Spartiate éminent et capable, comme Archidamos avait été récemment appelé à Tarente, — et même plus, comme Timoleôn avait été amené de Corinthe, avec des résultats si remarquables et si avantageux. Le vieux roi spartiate Kleomenês (de la race Eurysthénide) avait un fils, Akrotatos, impopulaire alors, dans sa patrie[21] et bien disposé à l’égard d’une guerre étrangère. Ce prince, sans même consulter les Éphores, écouta immédiatement les envoyés et quitta le Péloponnèse avec une petite escadre, dans l’intention de se rendre à Agrigente par Korkyra et la côte d’Italie. Des vents contraires le poussèrent, au nord, aussi loin qu’Apollonia, et retardèrent son arrivée à Tarente, cité qui, colonie spartiate dans l’origine, lui fit une réception cordiale et lui vota vingt bâtiments pour l’aider à délivrer Syracuse d’Agathoklês. Il parvint à Agrigente avec des espérances favorables, fut reçu avec tous les honneurs dus à un prince spartiate, — et se chargea du commandement. Mais il désappointa amèrement son parti. Il fut incapable comme général, il dissipa en présents ou en plaisirs l’argent destiné à la campagne, rivalisant avec les despotes asiatiques ; sa conduite fut arrogante, tyrannique, et même sanguinaire. Le dégoût qu’il inspirait fut porté à son comble, quand il fit assassiner à un banquet Sosistratos, le chef des exilés syracusains. Immédiatement, les exilés se levèrent en masse pour venger ce meurtre, tandis que le prince Akrotatos, déposé par les Agrigentins, trouva- seulement son sa lut dans la fuite[22]. Si ce jeune Spartiate eût possédé un noble cœur et des qualités énergiques, il aurait eu alors, ouverte devant lui, une carrière d’une grandeur égale à celle de Timoleôn, — contre un ennemi capable, il est vrai, et formidable, qui toutefois n’était pas assez supérieur en forces pour rendre le succès impossible. Il est triste de voir Akrotatos, simplement par indignité de caractère, perdre une pareille occasion, à une époque où la Sicile était l’unique terre dans laquelle une glorieuse carrière hellénique fût encore ouverte, — alors qu’aucun chef hellénique, dans la Grèce centrale, ne pouvait accomplir d’exploits semblables, à cause de la supériorité écrasante de force que possédaient les rois qui l’environnaient. La mauvaise conduite d’Akrotatos détruisit tout espoir d’opérations actives contre Agathoklês. Bientôt les Agrigentins et leurs alliés conclurent la paix avec ce dernier, sous la médiation du général carthaginois Hamilkar. Aux termes de cette convention, toutes les cités grecques de Sicile furent déclarées autonomes, toutefois sous l’hégémonie d’Agathoklês, à l’exception seulement d’Himera, de Sélinonte et d’Hêrakleia, qui étaient actuellement dépendantes de Carthage, et qui, d’après une déclaration, restèrent encore dans cet état. Messênê fut la seule cité grecque qui resta en dehors de la convention ; comme telle, elle continua donc d’être, ouverte aux exilés syracusains. Ces conditions étaient si favorables à Agathoklês, qu’on les désapprouva beaucoup à Carthage[23]. Agathoklês, reconnu comme chef et n’ayant aucun ennemi à combattre, s’occupa activement à fortifier son empire sur les autres cités, et à augmenter ses moyens militaires à l’intérieur. Il envoya une armée contre Messênê, pour demander que cette ville chassât les exilés syracusains, et rappelât en même temps les exilés messêniens, ses partisans, qui accompagnaient son armée. Ses généraux arrachèrent ces deux points aux Messêniens. Agathoklês, après avoir détruit ainsi la force de Messênê, s’assura la ville encore plus complètement, en faisant venir ceux des citoyens messêniens qui lui avaient, fait le plus d’opposition, et en les mettant tous à mort, ainsi que ses principaux adversaires à Tauromenium. Le nombre des individus massacrés ainsi ne fut pas au-dessous de six cents[24]. Il ne restait plus à Agathoklês qu’à se rendre maître d’Agrigente. En conséquence, il se dirigea vers cette ville. Mais Dêmokratês et les exilés syracusains chassés de Messênê s’étaient fait entendre à Carthage, en insistant sur les périls dont les empiétements d’Agathoklês menaçaient cette cité. Les Carthaginois, alarmés, envoyèrent une flotte da soixante voiles, qui seule sauva Agrigente, assiégée déjà par Agathoklês. La récente convention fut alors violée de tous les côtés, et Agathoklês ne garda plus de mesure avec les Carthaginois. Il ravagea tout leur territoire sicilien et détruisit quelques-uns de leurs forts ; tandis que les Carthaginois, de leur côté, opérèrent une descente soudaine, avec leur flotte, dans le port de Syracuse. Toutefois, ils ne purent faire rien de plus que de s’emparer d’un seul bâtiment marchand athénien, sur deux qui y étaient mouillés. Ils déshonorèrent leur acquisition par l’acte cruel (non rare dans la guerre carthaginoise) de couper les mains aux marins de, l’équipage captif, acte pour lequel des représailles furent exercées, peu de jours après, sur les équipages de quelques-uns de leurs propres vaisseaux, pris par les croiseurs d’Agathoklês[25]. La défense d’Agrigente reposa alors principalement sur les Carthaginois de Sicile, qui prirent position sur la coltine appelée Eknomos, — dans le territoire de Gela, un peu à l’ouest de la frontière agrigentine (310 av. J.-C.). Agathoklês s’en approcha pour leur offrir la bataille, — ayant été enhardi par deux succès importants obtenus sur Dêmokratês et les exilés syracusains, près de Kentoripa et, de Gallaria[26]. Toutefois son armée était tellement supérieure en nombre, que les exilés jugèrent prudent de rester dans leur camp, et Agathoklês retourna en triomphe à Syracuse, où il orna les temples des dépouilles récemment acquises. La balance des forces fut bientôt changée par l’envoi d’un armement considérable de Carthage sous Hamilkar, composé de cent trente vaisseaux de guerre, avec an grand nombre de transports portant beaucoup de soldats, — deux mille Carthaginois, indigènes, en partie des hommes de marque, — dix mille Africains, — mille Campaniens pesamment armés et mille frondeurs des Baléares. La flotte essuya dans son passage une si terrible tempête, que beaucoup de vaisseaux sombrèrent avec tout ce qui était à bord, et elle arriva en Sicile fort diminuée en nombre. La perte frappa les soldats carthaginois indigènes avec une rigueur particulière, au point que, quand la nouvelle arriva à Carthage, un deuil public, fut proclamé, et les murs de la cité furent tendus de serge noire. Cependant ceux qui parvinrent en Sicile suffirent bien pour assurer à Hamilkar une imposante supériorité de nombre en tant que comparé à Agathoklês. Il campa sur l’Eknomos ou auprès de cette colline, convoqua -tous les renforts que ses alliés siciliens purent lui fournir et réunit, en outre, des mercenaires, de sorte qu’il fut bientôt à la tête de 40.000 fantassins et de 5.000 cavaliers[27]. Dans le même temps, une escadre armée carthaginoise, détachée au détroit de Messênê, rencontra vingt vaisseaux armés appartenant à Agathoklês, et les captura tous avec leurs équipages. Les cités siciliennes étaient attachées à Agathoklês surtout par la terreur, et il était vraisemblable qu’elles tourneraient contre lui, si les Carthaginois présentaient une force suffisante pour les protéger. C’est ce que le despote savait et redoutait, surtout relativement à Gela, qui n’était pas éloignée du camp carthaginois. S’il déclarait ouvertement qu’il avait l’intention de mettre garnison dans Gela, il craignait que les citoyens lie le prévinssent en y appelant Hamilkar. En conséquence, il y envoya, sous divers prétextes, plusieurs partis de soldats qui ne tardèrent pas à se trouver réunis en nombre suffisant pour s’emparer de la ville. Agathoklês se rendit alors à Gela avec le gros de son armée. Se défiant de l’attachement des citoyens, il lâcha sur eux ses soldats, massacra quatre mille personnes, et força les autres, comme condition pour avoir la vie sauve, à lui apporter tout leur argent et tout ce qu’ils avaient de précieux. Après avoir, par cette atrocité, jeté une terreur universelle et s’être enrichi, il s’avança droit vers le camp carthaginois, et occupa une colline appelée Phalarion, en face de ce camp[28]. Les deux camps étaient séparés par une plaine unie ou vallée large d’environ cinq milles (= 8 kilom.), à travers laquelle coulait le fleuve Himera[29]. Pendant quelques jours de la saison la plus chaude (les jours caniculaires), les deux armées restèrent stationnaires, ni l’une ni l’autre ne voulant commencer l’attaque. A la fin, Agathoklês trouva, ce qu’il crut une occasion favorable (310 av. J.-C.). Un détachement du camp carthaginois, sortît afin de poursuivre quelques pillards grecs, Agathoklês posta en embuscade quelques hommes qui tombèrent sur ce détachement à l’improviste, le mirent en désordre et le chassèrent jusqu’au camp. Poursuivant ce succès partiel, Agathoklês fit avancer toute son armée, franchit le fleuve Himera et commença une attaque générale. Ce mouvement n’étant pas attendu, les assaillants grecs semblèrent d’abord sur le point de réussir. Ils comblèrent une portion du fossé, arrachèrent la palissade, et étaient en train de pénétrer de vive force dans le camp. Toutefois ils furent repoussés par des efforts redoublés, et par l’arrivée de nouvelles troupes du côté des défenseurs ; surtout aussi par l’action très efficace des 1.000 frondeurs des Baléares que comptait l’armée d’Hamilkar, qui lançaient des pierres pesant une livre chacune, et contre lesquelles l’armure grecque était une défense insuffisante. Toutefois Agathoklês, sans se décourager, faisait renouveler l’attaque sur plusieurs points à la fois, et avec un succès apparent, quand il aborda en Sicile, venant de Carthage, un renfort qu’Hamilkar attendait, ce qui a pu l’engager à s’abstenir d’une attaque générale. Ces nouvelles troupes prirent part à la bataille en arrivant sur les derrières des Grecs, qui furent intimidés et mis en désordre par ces assaillants imprévus, tandis que les Carthaginois sur le devant, encouragés à faire un effort plus énergique, les repoussèrent d’abord du camp et les refoulèrent ensuite avec vigueur. Après avoir tenu pied pendant quelques temps contre leur double ennemi, les Grecs finirent par s’enfuir en désordre vers leur propre camp, en repassant le fleuve Himera. Il y avait un intervalle d’environ quatre ou cinq milles de terrain presque uni, sur lequel ils furent activement poursuivis et cruellement traités par les cavaliers carthaginois au nombre de 5,000. De plus, en traversant le fleuve, beaucoup d’entre eux burent avec avidité, souffrant de la soif, de la fatigue et de la chaleur du jour ; la salure, de l’eau leur fut si funeste qu’on trouva, dit-on, un grand nombre, de cadavres sans blessures sur les rives[30]. A la fin, ils trouvèrent un asile clans leur camp, après une perte de 7.000 hommes, tandis qu’on estime à 500 celle des vainqueurs. Agathoklês, après ce grand désastre, n’essaya pas de conserver son camp ; mais il y mit le feu et retourna à Gela, qui était bien fortifiée et approvisionnée, capable de se défendre longtemps. Il avait l’intention de s’y maintenir contre Hamilkar, du moins jusqu’à ce que la moisson syracusaine (probablement commencée déjà) fût achevée. Mais Hamilkar, s’étant assuré de la force de Gela, jugea prudent de s’abstenir d’un siège, et s’occupa à des opérations dans le dessein de fortifier soli parti en Sicile. Sa grande victoire à Himera avait produit le plus grand effet sur un grand nombre des cités siciliennes, qui n’étaient attachées à Agathoklês que par les liens de la crainte. Hamilkar publia des proclamations conciliantes, en les engageant toutes à devenir ses alliées, et en faisant avancer ses troupes vers les points les plus convenables. Bientôt Kamarina, Leontini, Katane, Tauromenium, Messênê, Abakænon, ainsi que plusieurs autres villes et torts plu « s petits, envoyèrent s’offrir comme alliées, et la conduite d’Hamilkar à l’égard de toutes fut si douce et si équitable qu’elle causa une satisfaction universelle, Agathoklês paraît avoir été dépossédé : ainsi de la plus grande partie de File, ne conservant guère que Gela et Syracuse. Le port même de Syracuse fut surveillé par une flotte carthaginoise, placée pour intercepter les secours étrangers. Revenant à Syracuse après qu’Hamilkar eut renoncé à toute tentative sur Gela, Agathoklês réunit le blé du voisinage et mit les fortifications dans le meilleur état de défense possible. Il avait tout lien de regarder comme certain que les Carthaginois, encouragée par leur succès récent, et renforcés par des alliés venus de l’île entière, pousseraient bientôt le siège de Syracuse de toute leur force ; tandis que lui, haï de tous, n’avait aucun espoir d’un appui étranger, et peu d’espoir de se défendre avec succès[31]. Dans cette situation désespérée en apparence, il, conçut l’idée d’une nouveauté à la fois hardie, ingénieuse et efficace, entourée, il est vrai, de difficultés dans l’exécution ; mais promettant, si elle était heureusement exécutée, de changer complètement les perspectives de la guerre. Il rés0lut de transporter une armée de Syracuse, en Afrique et d’attaquer les Carthaginois sur leur propre sol. Aucun Grec, que nous sachions, n’avait jamais conçu le même dessein auparavant ; aucun certainement ne l’avait encore exécuté. De mémoire d’homme, le territoire africain de Carthage n’avait jamais été foulé par un pied, ennemi. On savait que non seulement les Carthaginois n’étaient pas prêts pour faire face à une attaque dans leur ville, mais qu’ils ne pouvaient pas la croire praticable. On savait que leur territoire était riche, et leurs sujets africains durement traités, mécontents, et que, vraisemblablement, ils saisiraient la première occasion de se révolter. Le débarquement d’une armée ennemie près de Carthage frapperait un coup tel qu’il ferait au moins rappeler l’armement carthaginois alors en Sicile, et ainsi délivrerait Syracuse ; peut-être les conséquences en seraient-elles encore plus importantes. La grande difficulté était d’exécuter ce plan, — car les Carthaginois étaient supérieurs non seulement sur terre, mais encore sur mer. Agathoklês n’avait de chance qu’en tenant son dessein secret, et même en ne le laissant pas soupçonner. Il équipa un armement, annonça qu’il était sur le point de partir de Syracuse pour une expédition secrète contre quelque ville inconnue sur le littoral de la côte sicilienne. Il choisit pour ce dessein ses meilleures troupes, — en particulier ses cavaliers, dont il n’avait perdu que peu à la bataille de l’Himera ; il ne pouvait transporter de chevaux, mais il embarqua les cavaliers avec leurs s’elles et leurs brides, ayant l’assurance complète qu’il pourrait se procurer des chevaux en Afrique. En choisissant des soldats pour son expédition, il eut soin de prendre un membre dans beaucoup de familles différentes, destiné à lui servir d’otage pour la fidélité de ceux qui restaient derrière. Il affranchit et enrôla parmi ses soldats un grand nombre des esclaves les plus forts et les plus résolus. Afin de se procurer les fonds nécessaires, il eut recours à mille expédients ; il emprunta à des marchands, saisit l’argent appartenant à des orphelins, dépouilla les femmes de leurs ornements précieux, et même pilla les temples les plus riches. Tous ces actes augmentèrent la haine et la crainte qu’il inspirait, surtout parmi les familles les plus opulentes. Agathoklês déclara publiquement que le siège de Syracuse, que les Carthaginois commençaient alors, serait long et terrible, — que lui et ses soldats étaient accoutumés aux souffrances et pouvaient les endurer, mais que ceux qui ne se sentaient pas à la hauteur d’un pareil effort pouvaient se retirer avec leurs biens pendant qu’il était temps encore. Beaucoup de familles riches, — dont on porte le nombre à 1.600 personnes, profitèrent de cette permission ; mais au moment où elles quittaient la cité, Agathoklês lâcha sur elles ses mercenaires, les tua toutes et s’appropria ce qu’elles possédaient[32]. Par des tours et des énormités semblables, il se procura assez de fonds pour un armement de soixante vaisseaux bien garnis de soldats. Aucun de ces soldats ne savait où il allait. il n’y avait qu’une voix sur la folie d’Agathoklês ; néanmoins leur confiance dans sa bravoure et ses ressources militaires était telle qu’ils obéirent a ses ordres sans faire de question. Pour agir comme vice-roi à Syracuse pendant son absence, Agathoklês nomma Antandros, son frère, assisté d’un officier Ætolien nommé Erymnôn[33]. L’armement fut équipé et prêt, sans aucun soupçon de la part de la flotte carthaginoise qui bloquait le port. Il arriva un jour que l’approche de quelques navires de blé entraîna cette flotte à les poursuivre ; l’entrée du port restant ainsi sans être gardée, Agathoklês saisit l’occasion pour s’avancer en pleine mer avec son armement. Aussitôt que la flotte carthaginoise le vit faire voile en avant, elle négligea les navires de blé et se prépara à une bataille qu’elle présumait qu’il venait offrir. A sa surprise, il se porta au large aussi vite qu’il put ; alors les vaisseaux carthaginois se mirent à sa poursuite, mais il avait déjà gagné une avancé considérable et il parvint à la conserver. Toutefois à la nuit tombante, ils se rapprochèrent tellement de lui, qu’il ne fut sauvé que par les ténèbres. Pendant la nuit, il fit un chemin considérable ; mais le lendemain, il y eut une éclipse de soleil presque totale, au point qu’il fit complètement nuit, et que les étoiles furent visibles. Ce phénomène terrifia tellement les marins, qu’il fallut tout l’artifice et tout l’ascendant d’Agathoklês pour leur inspirer un nouveau courage Enfin, après six jours et six nuits, ils approchèrent de la côte africaine. Les vaisseaux carthaginois les avaient poursuivis au hasard dans la direction de l’Afrique, et ils apparurent en vue juste au moment où Agathoklês était près de la terre. Les marins des deux côtés firent d’énergiques efforts pour toucher la côte les premiers : Agathoklês gagna cet avantage et put se mettre dans un tel état de défense qu’il repoussa l’attaque des vaisseaux carthaginois et assura le débarquement de ses propres soldats à un point appelé les Latomiæ ou Carrières de pierres[34]. Après avoir établi sa position sur le rivage et rafraîchi ses soldats, la première- opération d’Agathoklês fut de brûler ses vaisseaux, acte qui semblait avoir un air de hardiesse désespérée. Cependant en vérité ses -vaisseaux étaient dès ce moment inutiles ; — car s’il ne réussissait pas sur terre, ils n’étaient pas en assez grand nombre pour lui permettre de retourner en face de la flotte carthaginoise ; ils étaient même plus qu’inutiles, puisque, s’il les conservait, il était nécessaire qu’il laissât une portion de son armée pour les garder, et qu’il affaiblît ainsi ses moyens d’action pour ce qu’il avait de réellement important à faire sur terre. Réunissant ses soldats en assemblée près des vaisseaux, il commença par offrir un sacrifice à Dêmêtêr et à Persephonê, — les déesses protectrices de la Sicile, et de Syracuse en particulier. Il apprit ensuite à ses soldats que, pendant la récente traversée et le danger dont les avait menacés la poursuite des Carthaginois, il avait fait un vœu à ces déesses, — en s’engageant à brûler ses vaisseaux comme offrande en leur honneur, si elles le menaient sain et sauf jusqu’en Afrique. Les déesses lui avaient accordé cette faveur ; de plus, en répondant favorablement au sacrifice qui venait de leur être offert, elles avaient promis plein succès à ses projets africains ; c’était donc une obligation pour lui d’accomplir son vœu avec exactitude. On apporta alors des torches, Agathoklês en prit une dans sa main et monta sur la poupe du vaisseau amiral, ordonnant à chacun des triérarques de faire la même chose sur son propre vaisseau. Le feu fut mis à tous instantanément, au son des trompettes et au milieu des prières et des cris mêlés des soldats[35]. Bien qu’Agathoklês eût réussi à ranimer ses soldats par une excitation factice, pour l’accomplissement de son dessein, cependant ils ne virent pas plus tôt l’incendie décidé et irrévocable, — coupant ainsi toute communication avec la patrie, — que leur ardeur tomba et qu’ils commencèrent à désespérer de leur avenir. Sans leur laisser le temps de s’arrêter sur la nouveauté de la situation, Agathoklês les conduisit sur-le-champ contre la ville, carthaginoise la plus proche, appelée Megalê-Polis[36]. Sa marche se fit en grande partie à travers un territoire riche admirablement cultivé. Le coup d’œil fugitif que nous pouvons jeter ainsi sur la condition du territoire voisin de Carthage a un intérêt particulier, et plus grand encore si nous la comparons avec l’état désolé de la même côte, aujourd’hui et pendant les siècles passés. Les champs de blé, les plantations et de vignes et d’oliviers, les jardins étendus et bien fournis, la grandeur et le matériel des bâtiments des fermes, la dépense considérable faite pour l’irrigation artificielle, les agréables maisons de campagne appartenant à des Carthaginois opulents, etc., tout cela excita l’étonnement et stimula la cupidité d’Agathoklês et de ses soldats. En outre, non seulement les villes étaient nombreuses, mais encore elles étaient toutes ouvertes et sans fortifications, si ce n’est Carthage elle-même et quelques autres sur la côte[37]. Les Carthaginois, outre qu’ils redoutaient peu une invasion par mer, étaient disposés à se défier de leurs cités sujettes, qu’ils gouvernaient habituellement avec rigueur et oppression[38]. Les Liby-Phéniciens paraissent avoir été peu habitués aux armes, — race de cultivateurs et de trafiquants timides, accoutumée à la soumission et exercée à la ruse nécessaire pour l’alléger[39]. Agathoklês, après avoir traversé cette terre d’abondance, attaqua Megalê-Polis sans délai. Les habitants, non préparés à une attaque, fous de surprise et de terreur, firent peu de résistance. Agathoklês prit facilement la ville, abandonnant et les personnes des habitants et toutes les riches propriétés de l’intérieur à ses soldats qui s’enrichirent d’un prodigieux butin fait tant dans la ville que dans la campagne, — meubles, bétail et esclaves. De là il s’avança plus au sud, vers une ville appelée Tunês — la moderne Tunis, à la distance de quatorze milles (= 22 kilom. ½) seulement au sud-ouest de Carthage elle-même —, et il la prit d’assaut de la même manière. Il fortifia Tunês comme position permanente ; mais il tint le gros de ses forces réuni dans un camp, sachant, bien qu’il aurait bientôt devant lui une armée imposante en campagne et de sérieuses batailles à livrer[40]. La flotte des Carthaginois avait poursuivi Agathoklês pendant sa traversée à partir de Syracuse, dans une ignorance absolue de ses plans. Quand il débarqua en Afrique, sur leur propre territoire, et que même il brûla sa flotte, ils se flattèrent d’abord de la pensée qu’ils le tenaient prisonnier. Mais dès qu’ils le virent se mettre en marche-en ordre militaire contre Megalê-Polis, ils devinèrent ses desseins réels et furent remplis d’appréhension. Après avoir enlevé les ornements d’airain des proues de ses vaisseaux incendiés et abandonnés, ils firent voile pour Carthage, en envoyant en avant un navire léger pour communiquer d’abord ce qui s’était passé. Toutefois, avant l’arrivée de ce navire, le débarquement d’Agathoklês avait été déjà annoncé à Carthage, où il excita la surprise et la consternation les plus grandes, vu que personne ne pouvait supposer qu’il eût pu accomplir une entreprise aussi aventureuse sans avoir préalablement détruit l’armée et la flotte carthaginoises en Sicile. Les habitants furent bientôt délivrés de cette crainte extrême par l’arrivée des messagers de leur flotte, qui leur apprirent l’état réel des affaires en Sicile. Ils firent alors les meilleurs préparatifs qu’ils purent pour résister à Agathoklês. Hannon et Bomilkar, deux hommes des principales familles, furent nommés généraux conjointement. C’étaient des rivaux politiques acharnés ; — mais quelques-uns regardaient cette rivalité même comme un avantage, puisque chacun d’eux servirait de frein à l’autre et de garantie à l’État, ou, ce qui est plus probable, chacun avait un parti suffisamment fort pour empêcher l’élection séparée de l’autre[41]. Ces deux généraux, ne pouvant attendre de secours éloignés, firent sortir les forces indigènes de la cité, portées à 40.000 fantassins, à 1.000 cavaliers, pris complètement parmi les citoyens et les hommes domiciliés à Carthage, — avec 2.000 chars de guerre. Ils se postèrent sur une éminence (quelque part entre Tunês et Carthage), non loin d’Agathoklês. Bomilkar commandait la gauche, où le terrain était si difficile qu’il ne put étendre son front et fut obligé d’admettre une profondeur inaccoutumée de files, tandis que Hannon était à la droite, ayant au premier rang le Bataillon Sacré de Carthage, corps de 2.500 citoyens distingués mieux armés et plus braves que le reste. Les Carthaginois étaient tellement supérieurs en nombre aux envahisseurs, — ils étaient si sûrs de vaincre qu’ils avaient apporté 20.000 paires de menottes pour les prisonniers qu’ils comptaient faire[42]. Agathoklês se plaça à la gauche, avec 1.000 hoplites d’élite autour dg lui pour combattre le Bataillon Sacré ; il donna le commandement de sa droite à son fils Archagathos. Ses troupes, — Syracusains, Grecs, Campaniens ou Samnites, Toscans et Gaulois mercenaires mêlés, — égalaient à peine en nombre une moitié de l’ennemi. Quelques-uns des équipages des vaisseaux étaient même sans armes, — manque auquel Agathoklês ne put suppléer qu’on apparence, en leur donnant les étuis ou enveloppes de cuir des boucliers, étendues sur des bâtons. Ces enveloppes étendue, présentées ainsi, avaient à distance l’air de boucliers, de sorte que ces hommes, postés par derrière, avaient l’apparence d’une réserve d’hoplites. Cependant, comme les soldats étaient encore découragés, Agathoklês essaya de les rassurer par une invention encore plus singulière, pour laquelle dans le, fait il a dû avoir une provision faite exprès à l’avance. Dans, diverses parties du camp, il lâcha une quantité de hiboux, qui se perchèrent sur les boucliers et les casques des soldats. On supposait et on affirmait généralement que ces oiseaux, chers à Athênê, promettaient la victoire ; on dit que les esprits des soldats furent très rassurés à cette vue. Les chars de guerre et les cavaliers carthaginois, qui chargèrent les premiers, produisirent peu ou point d’effet ; mais l’infanterie de leur droite pressa les Grecs sérieusement. En particulier Hannon, ainsi que le Bataillon Sacré qui l’entourait, se conduisit avec la bravoure et l’ardeur les plus grandes et semblait sur le point de remporter l’avantage, quand malheureusement il fut tué. Non seulement sa mort découragea ses propres troupes, mais, elle devint fatale à l’armée, en donnant à son collègue Bomilkar une occasion favorable pour trahir. Cet homme avait longtemps médité en secret le dessein de se faire despote de Carthage. Comme moyen d’atteindre ce but, il chercha de propos délibéré à attirer sur elle des revers, et il n’eut pas plus tôt appris la ; mort d’Hannon qu’il donna à sa propre aile l’ordre de la retraite. Le Bataillon Sacré, bien qu’il combattit avec une valeur inébranlable, resta sans être appuyé, attaqué par derrière aussi bien que de front, et il fut forcé de lâcher pied avec le reste. Toute l’armée carthaginoise fut défaite et refoulée vers Carthage. Son camp tomba au pouvoir d’Agathoklês, qui trouva parmi les bagages des Carthaginois les menottes mêmes qu’ils avaient emportées pour enchaîner les captifs qu’ils espéraient faire[43]. Cette victoire rendit Agathoklês maître pour le moment du pays ouvert. Il transmit la nouvelle à Syracuse par un bateau de trente rames, construit exprès dans ce dessein, — vu qu’il ne lui restait aucun de ses vaisseaux. Après avoir fortifié Tunês et en avoir fait sa position centrale, il commença des opérations le long de la côte orientale — Zeugitana et Byzakium, comme la portion septentrionale et la méridionale de cette côte furent appelées plus tard par les Romains — contre les villes dépendantes de Carthage[44]. Pendant ce temps-là, dans cette cité tout était terreur et découragement par suite de cette défaite. On savait bien que la cité souveraine n’inspirait aux sujets africains en général que de la crainte et de la haine. On ne pouvait compter ni sur les Libyens ou Africains indigènes, — ni sur la race mêlée appelée Liby-Phéniciens, qui habitaient les villes[45], si l’on avait réellement besoin de leurs services. La détresse des Carthaginois prit la forme de craintes et clé repentir religieux. Ils jetèrent un regard de remords sur l’impiété de leur vie passée et sur les oublis de leurs devoirs à l’égard des dieux. Quant à l’Hêraklês tyrien, ils avaient mis de la négligence à lui transmettre les hommages et les présents exigés par leur religion, lenteur qu’ils s’efforcèrent actuellement de réparer en envoyant des députés à Tyr, avec des prières et des supplications, avec de riches présents, et en particulier avec des modèles en or et en argent de leurs temples et de leurs autels sacrés. A l’égard de Kronos ou Moloch, ils sentirent également qu’ils avaient tenu une conduite coupable. Le culte agréable à ce dieu exigeait le sacrifice de jeunes enfants, nés de parents libres et opulents, et même de l’enfant chéri de la famille. Mais on découvrit alors, par des recherches, que bien des parents avaient récemment commis une fraude à l’égard du dieu, en achetant en cachette des enfants pauvres, en les nourrissant bien, et ensuite en les sacrifiant comme s’ils étaient les leurs. Cette découverte sembla expliquer immédiatement pourquoi Kronos s’était offensé, et ce qui avait attiré sur eux la récente défaite. Ils firent une expiation solennelle en choisissant deux cents enfants des plus illustres familles de Carthage et en les offrant à Kronos dans un grand sacrifice public ; en outre, trois cents parents, se voyant dénoncés pour de semblables omissions dans le passé, témoignèrent leur repentir en immolant volontairement leurs enfants pour le salut public. La statue de Kronos, — placée avec les mains étendues pour recevoir la victime qui lui était offerte, avec du feu immédiatement au-dessous, — dévora dans cette solennité certainement deux cents et probablement cinq cents enfants vivants[46]. Le devoir religieux — étant pleinement accompli par ce monstrueux holocauste et le ; pardon obtenu du dieu, les souffrances d’esprit des Carthaginois furent guéries. Après avoir soulagé ainsi leurs consciences sous le rapport de l’obligation religieuse, les Carthaginois dépêchèrent en Sicile des envoyés à Hamilkar, pour l’informer du récent malheur, le prier d’expédier un renfort, et lui remettre les ornements d’airain provenant des proues des vaisseaux d’Agathoklês. En même temps ils équipèrent une nouvelle armée, avec laquelle ils s’avancèrent pour attaquer Tunês. Agathoklês avait fortifié cette ville, et établi devant elle un camp retranché ; mais il avait retiré le gros de ses forces, afin de poursuive des opérations contre les villes maritimes sur la côte occidentale du territoire de Carthage. Parmi ces villes, il attaqua d’abord Neapolis avec succès, et accorda aux habitants des conditions favorables. Il avança ensuite plus loin au sud vers Adrumetum, dont il commença le siège, avec l’aide d’un prince libyen voisin, nommé Elymas, qui se joignit alors à lui. Tandis que Agathoklês était occupé au siège d’Adrumetum, les Carthaginois attaquèrent sa position à Tunês, refoulèrent ses soldats du camp retranché dans la ville, et se mirent à battre en brèche les défenses de la ville elle-même. Informe ; de ce danger pendant qu’il assiégeait Adrumetum, mais répugnant néanmoins à lever le siège, — Agathoklês laissa le gros de son armée devant la ville, se déroba avec seulement un petit nombre de soldats et quelques valets de camp, et les conduisant à un endroit élevé, — à mi-chemin entre Adrumetum et Tunês, visible cependant des deux villes, — il leur fit allumer de nuit sur cette éminence un nombre prodigieux de feux[47]. Ces feux, vus d’Adrumetum d’un côté et de l’armée devant Tunês de l’autre, eurent pour effet de causer la plus grande terreur dans les deux endroits. Les Carthaginois qui assiégeaient Tunês s’imaginèrent qu’Agathoklês avec toute son armée venait les attaquer, et ils abandonnèrent sur-le-champ le siège en désordre, laissant leurs engins derrière eux. Les défenseurs d’Adrumetum, voyant dans ces feux la preuve d’un renfort considérable en route pour rejoindre l’armée des assiégeants, furent si découragés qu’ils rendirent la ville en capitulant[48]. Par le même stratagème, — si l’on peut se fier au récit, — Agathoklês délivra Tunês et acquît à la fois la possession d’Adrumetum. Poussant ses conquêtes encore plus loin au sud, il assiégea et prit Thapsos, avec plusieurs autres villes sur la côte jusqu’à une distance considérable vers le sud[49]. Il occupa également et fortifia la position importante appelée Aspis, au sud-est du promontoire aujourd’hui cap Bon, et à peu de distance de ce promontoire ; point commode pour des communications par mer avec la Sicile[50]. Par une série d’acquisitions semblables, comprenant en tout pas moins de deux cents dépendances de Carthage, Agathoklês devint maître du pays le long de la côte orientale[51]. Il s’efforça ensuite de réduire les villes de l’intérieur, dans lequel il s’avança aussi loin que plusieurs jours de marche. Mais il fut rappelé par une nouvelle de ses soldats à Tunês qui l’informèrent que les Carthaginois étaient sortis de nouveau pour les attaquer, et avaient déjà repris quelques-unes de ses conquêtes. Revenant soudain à marches forcées, il tomba sur eux à l’improviste, et repoussa leurs partis avancés en leur faisant subir dos pertes considérables ; tandis qu’il remporta également une importante victoire sur le prince libyen Elymas qui avait rejoint les Carthaginois, mais qui fut alors défait et tué[52]. Cependant, les Carthaginois, bien qu’humiliés et découragés ainsi une seconde fois, tinrent cependant la campagne, fortement retranchés, entre Carthage et Tunês. Cependant les affaires d’Agathoklês à Syracuse avaient pris une tournure favorable contre toute attente. Il avait laissé cette ville bloquée en partie par mer et avec un ennemi victorieux campé près d’elle ; de sorte que les provisions n’y pouvaient entrer que difficilement. Dans cet état de choses. Hamilkar, commandant de l’armée carthaginoise, reçut de Carthage les messagers qui lui annoncèrent la récente défaite de ses compatriotes en Afrique, et qui lui apportèrent aussi les ornements d’airain provenant des vaisseaux d’Agathoklês. Il ordonna aux envoyés de cacher la vérité réelle, et de répandre au loin la nouvelle qu’Agathoklês avait été détruit avec son armement ; comme preuve il produisit les ornements des proues, — témoignage indubitable que les vaisseaux avaient été réellement détruits. Envoyant des députés avec ces preuves dans Syracuse, pour qu’elles fussent montrées à Antandros et aux autres autorités, Hamilkar leur demanda de livrer la cité, en leur promettant la vie sauve et des conditions favorables ; en même temps il fit avancer son armée sous les murs, en -vue, de faire une attaque. Antandros avec d’autres crurent ce qu’on leur disait, et désespérant de pouvoir résister avec succès, ils furent disposés à accéder à la demande ; mais Erymnôn l’Ætolien insista pour qu’on tînt bon jusqu’à ce qu’on eût une certitude plus complète. Antandros adopta cette résolution. En même temps, se défiant de ceux des citoyens de Syracuse qui étaient parents ou amis des exilés au dehors, il leur ordonna à tous de quitter la cité immédiatement, avec leurs épouses et leurs familles. Il n’y eut pas moins de huit mille personnes chassées en vertu de cet ordre. Elles furent livrées à la merci d’Hamilkar et de son armée au dehors ; le général carthaginois non seulement les laissa passer, mais encore il les traita avec bonté. Syracuse fut alors un théâtre de misère et de découragement aggravés, non moins par suite de cette dernière expulsion calamiteuse, qu’à cause de la douleur de ceux qui croyaient que leurs parents en Afrique avaient péri avec Agathoklês. Hamilkar avait amené ses machines de siège, et il se préparait à donner un assaut à la ville, quand arriva d’Afrique, après un voyage de cinq jours, Nearchos, le, messager d’Agathoklês, qui, à la faveur des ténèbres, avait échappé, bien qu’avec beaucoup de peine, à, l’escadre de blocus. De lui le gouvernement syracusain apprit la vérité réelle, et la position victorieuse d’Agathoklês. Il ne fut plus question de capitulation : Hamilkar, — après avoir essayé un assaut partiel, qui fut vigoureusement repoussé, — retira son armée, et en détacha un renfort de cinq mille hommes qu’il envoya au secours de ses compatriotes en Afrique[53]. |
[1] Voir tome XVI, ch. 4 de cette Histoire.
[2] Diodore, XIX, 3. Il paraît que Diodore avait raconté dans son dix-huitième volume la position antérieure de ces deux chefs ; mais cette partie de son récit est perdue : voir une note de Wesseling.
[3] Voir tome XVI, ch. 2 et 4 de cette Histoire.
[4] Diodore, XVII 88 ; Plutarque, Camille, 19 ; Pausanias, III, 10, 5. Plutarque dit même que les deux batailles furent livrées le même jour.
[5] Le roi molosse Neoptolemos était père et d’Alexandre (l’Épirote) et d’Olympias. Mais quant à la généalogie des rois précédents, on ne peut rien établir de certain : V. Merleker, Darstellung des Landes und der Bewohner von Epeiros, Kœnigsberg, 1844, p. 2-6.
[6] Une preuve curieuse qui démontre combien Olympias était reine, absolue d’Épire, est conservée dans le discours défense d’Euxenippos, récemment publié par M. Babington, p. 12. Les Athéniens, pour obéir à un ordre de l’oracle de Zeus le Dodonæen, avaient envoyé à Dôdônê une ambassade solennelle pour offrir un sacrifice, et avaient habillé et orné la statue de Dionê qui y était placée. Olympias adressa une dépêche aux Athéniens, les en blâmant comme violation de ces domaines. — Olympias prenait dans cette lettre un ton haut et insolent.
La date de ce discours est à quelque moment de la vie d’Alexandre le Grand, — mais on peut la fixer d’une manière plus précise. Après la mort d’Alexandre, Olympias passa beaucoup de temps en Épire, où elle se croyait plus à l’abri de l’inimitié d’Antipater (Diodore, XVIII, 49).
Dôdônê avait été un des plus anciens lieux de pèlerinage pour la race hellénique, — en particulier pour lés Athéniens. L’ordre qui leur est adressé ici — de s’abstenir de manifestations religieuses à ce sanctuaire — est une preuve remarquable des empiétements croissants sur l’hellénisme libre, d’autant plus qu’Olympias envoyait des offrandes aux temples à Athènes quand elle le voulait et sans demander permission, — ce que nous apprenons par le même fragment d’Hypéride.
[7] Tite-Live (VIII, 3-24) place la date de cette expédition d’Alexandre le Molosse huit ans plus tôt ; mais il est reconnu universellement que c’est une erreur.
[8] Tite-Live, VIII, 17-24 ; Justin, XII, 2 ; Strabon, VI, p. 280.
[9] Diodore, XIX, 3.
[10] Timée, ap Polybe, XII, 15 ; Diodore, XIX, 2.
[11] Diodore, XIX, 3 ; Justin, XXII, 1. Justin dit que les premiers exploits militaires d’Agathoklês furent contre les Ætnæens, non contre les Agrigentins.
[12] Diodore, XIX, 3, 4. Diodore avait écrit plus longuement au sujet de cette oligarchie dans une partie de son dix-huitième livre, partie qui n’est pas conservée : voir une note de Wesseling.
[13] Diodore, XIX, 4 ; Justin, XXII, 1. Bis occupare imperium Syracusarum voluit ; bis in exilium actus est.
C’est de la même manière que l’exilé syracusain Hermokratês avait tenté d’extorquer son retour de force, à la tête de trois mille hommes et au moyen de partisans a l’intérieur ; il échoua et fut tué, — 408 av. J.-C. (Diodore, XIII, 75).
[14] Diodore, XIX. 5, 6. On raconte un stratagème semblable du Karien Datamês (Cornélius Nepos, Datames, 9).
Qu’Agathoklês, en quittant Syracuse, allât chez les Carthaginois, C’est ce qui paraît impliqué dans les mots de Diodore, c. 6 (Voir une note de Wesseling sur la traduction de πρός). Le fait n’est mentionné qu’incidemment cl ans le récit confus de Diodore ; mais il le met dans une certaine mesure en harmonie avec Justin (XX, 2) qui insiste beaucoup sur la coalition entre Agathoklês et les Carthaginois, comme étant l’un des principaux moyens qui lui permirent de s’emparer de la souveraine puissance.
[15] Le récit donné ici est le meilleur que je puisse établir d’après Diodore (XIX, 5), — Justin (XXII, 2), — Polyen (V, 3, 8). Les deux premiers font allusion au serment solennel prononcé par Agathoklês. Jurare in obsequia Pœnorum ne peut guère être pris comme voulant dire que Syracuse devait devenir sujette de Carthage ; il n’y avait rien auparavant pour justifier un pareil acte, et il n’y a rien dans la suite qui l’implique.
Cf. aussi le discours que Justin prête à Bomilkar, quand il est exécuté par les Carthaginois pour trahison : — Il leur rappelait, et le meurtre d'Hannon, faussement accuse de prétendre à la tyrannie, et l'exil de Giscon innocent, et leurs votes secrets contre son oncle Hamilcar, qui avait voulu faire d'Agathocle plutôt l'allié que l'ennemi de Carthage. (XXII, 7). Cela fait allusion à une collusion antérieure entre Hamilkar et Agathoklês.
[16] Diodore, XIX, 8 9 ; Justin, XXII, 12.
[17] Diodore, XIX, 9.
[18] Diodore, XIX, 9 ; Justin, XXII, 2.
[19] Diodore, XIX, 65.
Je ne sais ce qui peut être entendu ici par συνθήκαι, si ce n’est ce serment que Justin annonce par les mots in obsequia Pœnorum jurat (XXII, 2).
[20] Diodore, XIX, 70.
[21] Diodore, XIX, 70. Après la défaite d’Agis par Antipater, les sévères lois de Lacédæmone contre ceux qui s’enfuyaient du champ de bataille avaient été suspendues pour l’occasion, comme elles l’avaient été auparavant, après lit bataille de Leuktra. Akrotatos avait été la seule personne qui se fût opposée à cette suspension ; et par là il encourut la haine la plus violente en général, mais tout particulièrement de la part des citoyens qui profitèrent de la suspension. Ces hommes poussèrent leur haine si loin, qu’ils allèrent jusqu’à l’attaquer, le battre et conspirer contre sa vie.
C’est une indication curieuse des mœurs spartiates.
[22] Diodore, XIX, 71.
[23] Diodore, XIX, 71, 72, 102. Quand la convention spécifie Hêrakleia, Sélinonte et Himera comme dépendantes des Carthaginois, on doit les comprendre comme en plus des établissements carthaginois primitifs de Solonte, de Panormos, de Lilybæon, etc., au sujet desquels il ne pouvait s’élever aucun doute.
[24] Diodore, XIX, 72 : Cf. un récit différent, — Polyen, V, 15.
[25] Diodore, XIX, 103. Nous devons cependant mentionner que même Jules César, dans ses guerres en Gaule, coupait quelquefois les mains de ses prisonniers gaulois pris les armes à la main, qu’il appelait des rebelles (Bell. Gall., VIII, 44).
[26] Diodore, XIX, 103, 104.
[27] Diodore, XIX, 106.
[28] Diodore, XIX, 107, 108.
[29] Diodore, XIX, 108, 109.
[30] Diodore, XIX, 109.
[31] Diodore, XIX, 110.
[32] Diodore, XX, 4, 5 ; Justin, XX11 4. Cf. Polyen, V, 3-5.
[33] Diodore, XX, 4-16.
[34] Diodore, XX, 6. Procope, Bell. Vand., I, 15. Il y est dit que pendant neuf journées de marche à l’est de Carthage, jusqu’à Juka, la côte est παντεώς άλίμενος.
[35] Cette scène frappante est décrite par Diodore (XX, 7. Cf. Justin, XXII, 6), assez probablement copiée sur Kallias, le compagnon et le panégyriste d’Agathoklês : voir Diodore, XXI, Fragm., p. 281.
[36] Megalê-Polis n’est mentionnée nulle part ailleurs ; — elle n’est pas non plus indiquée par Forbiger dans la liste des villes du territoire carthaginois (Handbuch der Alten Geographie, s. 109).
Le docteur Barth (Wanderungen auf den Küstenlaendern des Mittelmeeres, vol. I, p. 131-133) suppose qu’Agathoklês débarqua à une crique de la côte sur la face occidentale de cette langue de terre avancée qui se termine par le cap Bon (Promontorium Mercurii), formant la limite orientale du golfe de Carthage. Il y a la des carrières de pierres, de l’étendue aussi bien que de l’antiquité les plus grandes. Le docteur Bâoth place Megalê-Polis non loin de cet endroit, sur la même face occidentale de la terre avancée, et près de l’endroit appelé plus tard Misua.
[37] Justin, XXII, 5. D'ailleurs, les villes, les châteaux de l'Afrique ne sont ni entourés de remparts, ni construits sur les montagnes, mais situés dans la plaine et ouverts de tous côtés ; ces places, craignant d'être ruinées, seront aisément entraînées dans son parti.
[38] Sept siècles et plus après ces événements, nous lisons que le roi vandale Genséric enleva l’Afrique aux Romains — et qu’il démolit les fortifications de toutes les autres villes, excepté de Carthage seule, — par le même sentiment de défiance. Cette démolition facilita considérablement la conquête du royaume vandale par Bélisaire, deux générations après (Procope, Bell. Vandal., I, 5 ; I, 15).
[39] Tite-Live (XXIX, 25), en racontant le débarquement de Scipion sur le territoire carthaginois dans les dernières années de la seconde guerre Punique, dit : Scipion dit aux pilotes de se diriger sur Emporia. Le territoire en est très fertile; par suite, la région abonde en ressources de toute sorte; les barbares y sont peu guerriers, comme il arrive le plus souvent sur un riche terroir, et l'on aurait, semblait-il, le temps, avant qu'on vînt à leur secours de Carthage, de les écraser.
An sujet de la rigueur exercée par le gouvernement carthaginois sur ses sujets africains, V. Diodore, XI, 77 ; Polybe, I, 72. Toutefois, par rapport à ce passage de Polybe, nous devons nous rappeler qu’en décrivant cette rigueur, il parle en faisant allusion d’une manière expresse et exclusive à la conduite des Carthaginois à l’égard de leurs sujets pendant la première guerre Punique (contre Rome), quand les Carthaginois eux-mêmes étaient rudement pressés par les Romains et exigeaient tout ce qui pouvait servir à leur défense personnelle. Ce passage de Polybe a été quelquefois cité comme s’il attestait le caractère, et la mesure ordinaire ; de la domination carthaginoise, ce qui est contraire à l’intention de l’auteur.
[40] Diodore, XX, 8. Cf. Polybe, I, 29, où il décrit la première invasion du territoire carthaginois par le consul romain Regulus. Tunês était à cent vingt stades ou environ quatorze milles au sud-ouest de Carthage (Polybe, I, 67). La Table de Peutinger la place seulement à dix milles. Elle servit de position centrale pour des opérations hostiles contre Carthage, à Regulus dans la première guerre Punique (Polybe, I, 30), — à Matho et à Spendius dans la rébellion des soldats mercenaires et des Africains indigènes contre Carthage, révolte qui suivit la fin de la première guerre Punique (Polybe, I, 73, — et aux Libyens révoltés en 396 avant J.-C. (Diodore, XIV, 77).
Diodore place Tunês à la distance de deux cents stades de Carthage, ce qui doit être indubitablement une erreur. Il l’appelle Blanche Tunês, épithète tirée des falaises de craie adjacentes.
[41] Diodore, XX, 10.
[42] Diodore, XX, 10-13. V. relativement au Bataillon Sacré de Carthage (qui fut presque taillé en pièces par Timoleôn à la bataille du Krimesos), Diodore, XVI, 80, 81 ; et cette Histoire, t. XVI, ch. 1.
Le chiffre des forces indigènes ou composées de citoyens donné ici par Diodore (40.000 fantassins et 1.000 chevaux) semble très grand. Cependant nos donnes pour l’apprécier sont déplorablement chétives, et nous devions nous attendre à un total considérable. La population de Carthage était, dit-on, de sept cent mille âmes ; même, quand elle fut assiégée par les Romains dans la troisième guerre Punique, et que sa puissance était prodigieusement diminuée (Strabon, XVII, p. 833). Ses magasins militaires, même dans cette condition réduite, étaient énormes, — tels qu’ils étaient immédiatement avant d’être livres aux Romains, par suite des promesses perfides faites par Rome.
[43] Diodore, XX, 12. Les pertes des Carthaginois sont rapportées différemment ; — quelques auteurs les fixaient à 1.000 hommes, — d’autres à 6.000 hommes. Les pertes de l’armée d’Agathoklês sont portées à 200 hommes.
[44] Diodore, XX, 17.
[45] Diodore, XX, 55.
[46] Diodore, XX, 14. Cf. Festus, ap. Lactance, Inst. Div., I, 21 ; Justin, XVIII, 6, 12.
Dans ce remarquable passage (qui l’est d’autant plus qu’il nous est parvenu peu d’informations relativement à l’antiquité carthaginoise), un membre de phrase n’est pas parfaitement clair, relatif aux trois cents que l’on dit s’être volontairement donné. Diodore veut dire, je crois, comme l’a compris Eusèbe, que c’étaient des pères qui livraient leurs enfants (non eux-mêmes) pour être sacrifiés. Les victimes mentionnées ici comme sacrifiées à Kronos étaient des enfants, et non des adultes (Cf. Diodore, XIII, 86), il n’est pas parlé ici de victimes adultes. Wesseling dans sa note adhère au sens littéral des mots, en différent d’Eusèbe ; mais je croie que le sens littéral est moins en harmonie avec la teneur générale du paragraphe. Des exemples de personnes déchirées par le remords qui se dévouent sont, il est vrai, mentionnées. V. le cas d’Imilkôn, Diodore, XIV, 76 ; Justin, XIX, 3.
Nous lisons dans le Fragment d’Ennius : — Pœni sunt soliti suos sacrificare puellos. Voir le chap. IV de l’ouvrage de Münter, Religion der Karthager, sur ce sujet.
[47] Diodore, XX, 17.
[48] Diodore, XX, 17. L’incident raconté ici par Diodore est curieux, mais tout à fait distinct et intelligible. Il avait sous les yeux de bonnes autorités pour son histoire d’Agathoklês. S’il est vrai, il fournit une preuve pour déterminer, dans certaines limites, l’emplacement de l’ancienne ville d’Adrumetum que Mannert et Shaw placent à Herkla, — tandis que Forbiger et le docteur Barth la mettent près de l’emplacement du port moderne appelé Susa, encore plus au sud, et à une distance prodigieuse de Tunis. D’autres auteurs l’ont placé à Hamamat, plus au nord que Herkla, et plus prés de Tunis.
De ces trois emplacements, Hamamat est le seul qui s’accorde avec le récit de Diodore. Les deux autres sont trop éloignés. Hamamat est à environ quarante-huit milles anglais (77 kilom. ¼) de Tunis (V. Barth, p. 184, avec sa note). C’est une aussi grande distance (sinon trop grande) qu’il soit possible d’admettre — Herlka et Susa sont beaucoup plus éloignées, et par conséquent hors de question.
Néanmoins, l’autre preuve que nous connaissons tend apparemment à placer Adrumetum à Susa, et bon à Hamamat (V. Barth, p. 142-151 ; Forbiger, Handb. Geog., p. 815). Il est donc probable que le récit de Diodore n’est pas vrai, ou qu’il doit s’appliquer à quelque autre place sur la côte (peut-être Neapolis, la moderne Nabel) prise par Agathoklês, et non à Adrumetum.
[49] Diodore, XX, 17.
[50] Strabon, XVII, p. 834, Solin (c. 30) parle d’Aspis comme ayant été fondée par les Siculi ; Aspis (appelée par les Romains Clypen) étant sur le côté oriental du cap Bon, était, selon lui, plus commode pour des communications avec la Sicile que Carthage, ou que Tunis, ou qu’une partie quelconque du golfe de Carthage qui était sur le côté occidental du cap Bon. Doubler ce cap est, même au jour actuel, une entreprise difficile et incertaine pour des navigateurs — Voir les remarques du docteur Barth, fondées en partie sur son expérience personnelle (Wanderungen auf den Küstenlaendern des Mittelmeeres, I, p. 196). Un vaisseau venant de Sicile à Aspis n’était pas dans la nécessité de doubler le cap.
Dans le cas d’Agathoklês, il y avait une autre raison pour établir sa position maritime à Aspis. La flotte carthaginoise lui était supérieure sur mer ; en conséquence, elle pouvait facilement interrompre ses communications maritimes de la Sicile avec Tunis, on avec quelque point du golfe de Carthage. Mais il ne lui était pas si facile de surveiller la côte à Aspis ; car, pour le faire, elle devait venir du golfe en doublant le promontoire.
[51] Diodore, XX, 17. Le consul romain Regulus, quand il envahit l’Afrique pendant la première guerre Punique, acquit, dit-on, de gré ou de force, deux cents cités dépendantes de Carthage (Appien, Punica, c. 3). Relativement à ce nombre prodigieux de villes dans l’Afrique septentrionale,
V. le très savant et très instructif ouvrage de Movers, Die Phœnikier, vol. II, p. 455 sqq. Même au commencement de la troisième guerre Punique, quand Carthage avait tout perdu de sa puissance, elle avait encore trois cent villes en Libye (Strabon, XVII, p. 83.3). On doit avouer que le nom de cités ou villes (πόλεις) était employé par quelques auteurs d’une manière très vague. Ainsi Poseidonius tournait en ridicule l’affirmation de Polybe (Strabon, III, p. 162), qui disait que Tiberius Gracchus avait détruit trois cents πόλεις des Celtibériens ; Strabon blâme d’autres qui parlent de mille πόλεις des Ibériens. On ne pouvait arriver à un pareil nombre qu’en y comprenant de vastes κώμαι.
[52] Diodore, XX, 17, 18.
[53] Diodore, XX, 15, 16.