DIX-SEPTIÈME VOLUME
J’ai raconté dans le chapitre précédent comment Philippe, pendant la durée de la Guerre Sociale, s’agrandit en Macédoine et en Thrace aux dépens d’Athènes, par l’acquisition d’Amphipolis, de Pydna et de Potidæa, les deux dernières réellement enlevées à son empire, la première prise seulement sous de fausses assurances qu’il lui fit pendant qu’il l’assiégeait ; comment il s’était fortifié encore en inscrivant Olynthos sur la liste de ses alliés, et en faisant d’elle une ennemie des Athéniens. Il avait commencé ainsi contre Athènes la guerre, dont on parle habituellement comme ale la guerre au sujet d’Amphipolis, qui dura sans paix formelle pendant douze ans. La résistance opposée par Athènes à ces premières attaques de Philippe avait été faible et inefficace, — en partie à cause d’embarras. Mais la Guerre Sociale n’était pas encore terminée quand il s’éleva ailleurs de nouveaux embarras et de nouvelles complications, d’une nature bien plus formidable, — connus sous le nom de Guerre Sacrée, qui déchirèrent les entrailles mêmes du monde hellénique, et profitèrent seulement à l’infatigable agresseur, le roi de Macédoine. L’assemblée amphiktyonique, que nous verrons actuellement élevée jusqu’à une notoriété funeste, était une institution ancienne et vénérable, mais rarement investie d’une puissance pratique. Bien que politique par occasion, elle était religieuse dans son but principal, associée qu’elle était au culte d’Apollon à Delphes et de Dêmêtêr aux Thermopylæ. Ses assemblées se tenaient deux fois par an, — au printemps à Delphes, en automne aux Thermopylæ ; tandis que tous les quatre ans elle présidait à la célébration de la grande fête Pythienne prés de Delphes, à moins qu’elle ne désignât des délégués pour présider en son nom. Elle se composait de députés appelés Hieromnemonês et Pylagoræ, envoyés par les douze nations ou fractions anciennes du nom hellénique, qui en étaient reconnues comme le corps constitutif : Thessaliens, Bœôtiens, Dôriens, Ioniens, Perrhæbiens, Magnêtes, Lokriens, Œtæens ou Ænianes, Achæens, Maliens, Phokiens, Dolopes. C’étaient les douze nations, les seules qui eussent part aux rites sacrés et aux assemblées amphiktyoniques : chaque nation, petite comme grande, ayant deux voix dans la décision et pas plus ; et chaque cité, petite — comme grande, contribuant également à compléter les deux voix de la nation à laquelle elle appartenait. C’est ainsi que Sparte ne comptait que pour une des diverses communautés qui formaient la nation dôrienne ; Athènes, de la même manière dans la nation ionienne, sans être supérieures en rang à Erythræ ni à Priênê[1]. Que, pendant le siècle précédent, l’assemblée amphiktyonique ait été rarement mêlée aux affaires politiques de la Grèce et n’y ait jamais été mêlée pour aucun dessein important, — c’est ce que prouve le fait qu’elle n’est pas mentionnée une fois dans l’Histoire de Thucydide, ni dans les Hellenica de Xénophon. Mais après l’humiliation de Sparte à Leuktra, cette grande convocation religieuse du monde hellénique, après une longue torpeur, commença à se réunir pour expédier des affaires. Par malheur ses manifestations d’activité furent pour la plupart abusives et funestes. Probablement peu de temps après la bataille de Leuktra, bien que nous ignorions l’année précise, — les Thêbains portèrent devant les amphiktyons une accusation contre Sparte, pour s’être emparée traîtreusement de l’a Kadmeia (la citadelle de Thèbes) dans une période de paix profonde. Une sentence de condamnation fut prononcée contre elle[2], en même temps qu’une amende de cinq cents talents, doublée après un certain intervalle de non payement. L’acte qui faisait ici la matière d’une accusation était incontestablement une grave injustice politique, et l’on pouvait trouver dans la teneur de l’ancien serment prononcé par chaque cité comprise un prétexte, bien que très léger, pour soumettre une injustice politique au jugement des amphiktyons[3]. Cependant tout le monde savait que, dans les générations passées, l’assemblée n’avait pas réellement jugé d’injustice politique ; de sorte que par le jugement et la sentence elle s’écarta d’une manière manifeste de la coutume grecque entendue, — et que par là étaient prouvées seulement l’humiliation de Sparte et l’insolence de Thèbes. Les Spartiates, naturellement, ne consentirent pas à payer, et il n’y avait aucun moyen de les y contraindre. Conséquemment, il ne s’ensuivit aucun effet pratique, si ce n’est (probablement) l’exclusion de Sparte de l’assemblée amphiktyonique, — aussi bien que du temple de Delphes et des jeux Pythiens. Toutefois, indirectement l’exemple fut très pernicieux, en ce qu’il montra que l’on pouvait abuser de l’autorité d’une convocation panhellénique, vénérable par son antiquité religieuse, pour satisfaire les antipathies politiques d’un seul État dominant. Dans l’année 357 avant J.-C., Thèbes fit une seconde tentative pour employer l’autorité de l’assemblée amphiktyonique comme moyen d’écraser ses voisins les Phokiens. Ces derniers avaient été, depuis les temps anciens, des ennemis de frontière des Thêbains, des Lokriens et des Thessaliens. Jusqu’à la bataille de Leuktra, ils avaient combattu comme alliés de Sparte contre Thèbes, mais ils s’étaient soumis à Thèbes après cette bataille et avaient continué d’être ses alliés, bien que de moins en moins sincères, jusqu’à la bataille de Mantineia et à la mort d’Épaminondas[4]. Depuis ce moment, la vieille antipathie paraît s’être rallumée, en particulier de la part de Thèbes. Irritée contre les Phokiens probablement comme ayant rompu une alliance jurée, elle se décida à porter contre eux une accusation devant l’assemblée amphictyonique. Quant au motif réel de l’accusation, nous avons des assertions différentes. Suivant un témoin, ils étaient accusés d’avoir cultivé quelque portion de la plaine kirrhæenne, consacrée à Apollon depuis les anciens temps ; suivant un autre, ils l’étaient d’avoir attaqué et envahi la Bœôtia ; tandis que, selon un troisième, la guerre résulta de l’enlèvement de Théano, femme thébaine mariée, acte dont ils se seraient rendus coupables. Pausanias avoue qu’il ne peut reconnaître distinctement ce qu’on alléguait contre eux[5]. Aidée par l’antipathie des Thessaliens et des Lokriens, non moins violente que la sienne, Thêbes n’eut pas de difficulté à obtenir une sentence de condamnation contre les Phokiens. Ils furent condamnés à une amende ; quel en était le chiffre, on ne nous le dit pas ; mais elle était si forte qu’ils n’étaient pas en état de la payer. Ce fut ainsi que les Thêbains, qui n’avaient jamais pu s’attacher une puissante confédération comme celle qui tenait naguère ses réunions à Sparte, y suppléèrent en abusant de leur ascendant au sein de l’assemblée amphiktyonique pour obtenir vengeance d’ennemis politiques (357 av. J.-C.). On accorda un certain temps pour acquitter l’amende, ce que les Phokiens n’avaient ni le moyen ni l’inclination de faire. Alors une plainte fut portée à ce sujet à la réunion suivante des amphiktyons : une résolution décisive fut adoptée et gravée avec les autres sur une colonne dans le temple de Delphes, à l’effet d’exproprier les Phokiens désobéissants, et de consacrer tout leur territoire à Apollon, — comme Kirrha avec sa fertile plaine avait été traitée deux siècles auparavant. Il devint nécessaire, en même temps, pour le maintien d’une conduite conséquente et équitable ; de faire revivre la mention de ramende antérieure que les Lacédæmoniens n’avaient pas encore payée ; et en conséquence on proposa de rendre contre eux un vote d’excommunication en quelque sorte. Ces dangers menaçants, qui devaient vraisemblablement bientôt se réaliser à l’instigation de Thèbes, excitèrent un esprit décidé de résistance parmi les Phokiens. Un citoyen riche et important de la ville phokienne de Ledon, nommé Philomélos, fils de Theotimos, se mit en avant comme le représentant de ce sentiment, et il s’appliqua avec énergie à organiser le moyen de conserver à la Phokis et sa liberté et son territoire. Au milieu de ses compatriotes assemblés, il protesta contre la grande injustice de la sentence récente, qui les condamnait à payer une amende énorme dépassant leurs moyens, quand la bande de terre, où l’on prétendait qu’ils avaient empiété sur la propriété du dieu, était tout au plus étroite et insignifiante. Il ne restait actuellement pour détourner d’eux une ruine entière, qu’un front hardi et une résistance opiniâtre, que lui (Philomélos) s’engageait à diriger avec succès, s’ils voulaient lui confier de pleins pouvoirs. Les Phokiens (prétendait-il) étaient les primitifs et légitimes administrateurs du temple de Delphes, — privilège dont ils avaient été injustement dépossédés par l’assemblée Amphiktyonique et par les Delphiens. — Répondons à nos ennemis (disait-il) en revendiquant nos droits perdus et en saisissant le temple : nous obtiendrons l’appui et le soutien de beaucoup d’États grecs, qui sont intéressés comme nous à résister aux injustes décrets des amphiktyons[6]. Nos ennemis les Thêbains (ajouta-t-il) complotent de s’emparer du temple pour eux-mêmes, grâce a la connivence d’une majorité amphiktyonique qu’ils ont gagnée : prévenons et empêchons leur injustice[7]. Ici s’éleva une nouvelle question, relative au droit de présidence sur le sanctuaire le plus vénéré en Grèce, question qui menaçait de ruiner la paix du monde hellénique. Le droit des Phokiens n’était pas une pure fiction, mais il reposait sur une ancienne réalité, et sans doute, eux-mêmes le croyaient fondé. Delphes et ses- habitants étaient dans l’origine une portion du nom phokien. Dans le catalogue homérique, que Philomélos cita expressément, cette ville est énumérée parmi les Phokiens que commandaient Schedios et Epistrophos, sous le nom de la rocheuse Pythô, — nom que lui applique encore Hérodote[8]. Les Delphiens avaient acquis assez de force pour se séparer de leurs frères phokiens, — pour exister comme communauté séparée, — et pour assumer le privilège lucratif d’administrer le temple comme leur propriété particulière. Leur séparation avait d’abord été effectuée, et leurs prétentions comme administrateurs épousées par Sparte[9], dont l’intérêt puissant formait leur principal appui. Mais les Phokiens n’avaient jamais cessé d’insister sur leur droit, et la dispute était si loin d’être décidée contre eux, même en 450 avant J.-C., qu’ils avaient alors entre leurs mains l’administration réelle. Les Spartiates envoyèrent une armée dans le dessein exprès de la leur enlever et de la transférer aux Delphiens ; mais très peu de temps après, quand les forces spartiates se furent retirées, les Athéniens s’y rendirent, dépossédèrent les Delphiens[10], et rendirent le temple aux Phokiens. Cette lutte prit le nom de Guerre Sacrée. A cette époque les Athéniens étaient maîtres de la plus grande partie de la Bœôtia, aussi bien que de Megara et de Pegæ : et s’ils avaient continué de l’être, les Phokiens auraient probablement été maintenus dans leur administration du saint lieu, les droits des Delphiens d’un côté, contre ceux des Phokiens de l’autre, dépendant alors évidemment de la force comparative d’Athènes et de Sparte. Mais bientôt des jours malheureux survinrent à Athènes, de sorte qu’elle perdit toutes ses possessions de l’intérieur au nord de l’Attique, et qu’elle ne fut plus en état de soutenir ses alliés de Phokis. Les Phokiens passèrent alors de fait au nombre des alliés de Sparte, et furent forcés d’abandonner aux Delphiens l’administration du temple qu’ils exerçaient ; ces derniers frirent confirmés dans ce privilège par un article formel de la paix de Nikias en 421 avant J.-C.[11], et ils le conservèrent sans contestation, sous la suprématie hellénique reconnue de Sparte, jusqu’à la bataille de Leuktra. Mais alors encore, il dura sans être troublé, vu que Thèbes n’était nullement disposée à favoriser les prétentions de ses ennemis les Phokiens, mais qu’au contraire elle était heureuse d’être aidée à les écraser par leurs rivaux les Delphiens, qui, comme administrateurs du temple, pouvaient contribuer essentiellement à une sentence rigoureuse de l’assemblée amphiktyonique. Nous voyons ainsi que la réclamation faite à ce moment par Philomélos n’était pas fictive, mais bien fondée, et que lui-même aussi bien que les autres Phokiens la considérait comme moyen de recouvrer un ancien privilège que leur avait enlevé seulement une force supérieure[12]. Ses compatriotes adoptant sincèrement ses idées, il fut nommé général avec de pleins pouvoirs. Sa première mesure fut d’aller à Sparte, sur l’aide de laquelle il comptait, à, cause de la lourde amende dont elle était encore chargée en vertu de la sentence amphiktyonique. Il expliqua ses idées en secret au roi Archidamos, s’engageant, si les Phokiens devenaient maîtres du temple, à, faire disparaître la sentence et l’amende de la colonne où elles étaient consignées. Archidamos n’osa pas lui promettre la faveur ou l’appui du publie ; d’autant plus que Sparte avait toujours été le principal appui de la présidence des Delphiens (en tant que contre les Phokiens) sur le temple. Mais en secret il encouragea le projet avec chaleur, et il fournit une somme de quinze talents, outre quelques soldats mercenaires, pour concourir à son exécution. Philomélos retourna, en Phokis avec ce secours, donna une somme égale de quinze talents de ses propres deniers, et rassembla un corps de peltastes, Phokiens aussi bien qu’étrangers. Ensuite il exécuta son dessein contre Delphes, en attaquant soudainement et la ville et le temple, et en s’en emparant sans rencontrer, à ce qu’il semblerait, beaucoup d’opposition. Il promit aux Delphiens en général la sécurité et un bon traitement ; mais il mit à mort les membres de la gens (ou clan) appelée Thrakidæ, et saisit leurs biens ; ces hommes constituaient une des gentes saintes, qui dirigeaient principalement l’action politique et religieuse du lieu[13]. Il est probable que, quand ils furent attaqués ainsi soudainement, ils avaient envoyé solliciter du secours chez leurs voisins les Lokriens d’Amphissa ; car à peine Philomélos fut-il en possession de Delphes, que ces derniers arrivèrent pour les secourir. Toutefois il les défit en leur faisant éprouver des pertes sérieuses, et les força de retourner chez eux. Complètement heureux ainsi dans sa première tentative, Philomélos ne perdit pas de temps pour annoncer solennellement et formellement son dessein réel. Il déclara qu’il était venu uniquement en vue de reprendre pour les Phokiens leurs anciens droits comme administrateurs ; que les trésors du temple seraient en sûreté et respectés comme auparavant ; qu’une impiété ou une illégalité d’aucune sorte ne serait tolérée ; et que le temple et son oracle seraient ouverts, comme ils l’avaient été jusqu’alors, à ceux qui viendraient le visiter, offrir des sacrifices et consulter le dieu. En même temps, sachant bien que ses ennemis lokriens à Amphissa étaient à une très petite distance, il éleva un mur pour protéger la ville et le temple, qui semblent avoir été jusque-là sans défense, — surtout du côté occidental. En outre il augmenta ses levées de troupes. Tandis que les Phokiens, remplis d’ardeur par ce premier avantage, se rendaient à son appel en nombre considérable, il attira aussi de nouveaux mercenaires du dehors par l’offre d’une solde plus élevée. Il fut bientôt à la tête de 5.000 hommes, assez forts pour tenir un poste difficile comme Delphes contre toute attaque immédiate. Mais, désirant encore apaiser le sentiment grec et détourner l’hostilité, il envoya des ambassadeurs à tous les principaux États, — non seulement à Sparte et à Athènes., mais encore à Thèbes son ennemie. Ses ambassadeurs avaient. pour instructions d’assurer solennellement que les Phokiens avaient pris Delphes simplement pour réclamer leur droit héréditaire de présidence, contre une ancienne et injuste usurpation ; qu’ils étaient prêts à donner toute garantie exigée par le corps hellénique, pour la conservation rigoureuse des richesses du temple, et à montrer ainsi qu’à vérifier tous les objets, en les pesant et en les comptant, devant des inspecteurs ; qu’ayant conscience de la droiture de leur dessein, ils n’hésitaient pas à solliciter un appui positif contre leurs ennemis, ou en tout cas, la neutralité[14]. Les réponses envoyées à Philomélos n’eurent pas toutes, le même caractère. Sur ce mémorable événement, les sentiments du monde grec se trouvèrent divisés d’une manière pénible. Tandis qu’Athènes, Sparte, les Achæens Péloponnésiens et quelques autres États du Péloponnèse reconnaissaient la possession des Phokiens et consentaient à les aider à la conserver, — les Thêbains et les Thessaliens se déclarèrent énergiquement contre eux, appuyés par tous les États au nord de la Bœôtia, c’est-à-dire parles Lokriens, les Dôriens, les Ænianes, les Achæens-Phthiotes, les Magnêtes, les Perrhæbiens, les Athamanes et les Dolopes. Plusieurs de ces derniers dépendaient (les Thessaliens, et ils suivirent leur exemple ; en outre, beaucoup d’entre eux, appartenant au corps amphiktyonique, ont dû prendre part aux votes de condamnation que venaient d’annuler les Phokiens. Nous pouvons voir clairement que ce ne fut pas d’abord l’intention de Philomélos ni des Phokiens qui l’accompagnaient de s’emparer des richesses du temple de Delphes : et Philomélos, tout en s’appliquant à se mettre en règle aux yeux de la Grèce, essaya de maintenir l’action prophétique du temple dans son jeu ordinaire, de manière à répondre, comme auparavant, aux exigences de ceux qui venaient sacrifier et consulter le dieu. Il pria la prêtresse pythienne de monter sur le trépied, de se soumettre à l’inspiration prophétique et de prononcer le mot placé ainsi sur ses lèvres, comme à l’ordinaire. Mais la prêtresse, — choisie par les Delphiens, et appartenant probablement elle-même à l’une des gentes delphiennes sacrées, — refusa obstinément de lui obéir ; surtout à la première question qu’il adressa au sujet de sa propre usurpation, et de ses chances de succès contre ses ennemis. Aux injonctions qu’il lui fit de prophétiser selon les rites traditionnels, — elle répondit que ces rites étaient précisément ce qu’il venait de renverser ; alors il la saisit, et essaya de la placer de force sur le trépied. Vaincue et alarmée pour sa sûreté personnelle, la prêtresse s’écria involontairement qu’il pouvait faire tout ce qu’il voulait. Philomélos prit volontiers ce mot comme une réponse favorable à son dessein. Il le fit mettre en écrit et proclamer, comme un oracle du dieu, sanctionnant et autorisant ses projets. Il convoqua une assemblée spéciale de ses partisans et des Delphiens en général où il fit appel à cette réponse encourageante, comme garantissant toute confiance par rapport à la guerre qui menaçait d’éclater. C’est ainsi qu’elle fut expliquée par tous les assistants, et l’on tira une preuve confirmative d’autres signes et présages qui se présentèrent à ce moment[15]. Toutefois il est probable que Philomélos prit soin de nommer pour l’avenir une nouvelle prêtresse, plus favorable à ses intérêts, et disposée à rendre des réponses inspirées par l’oracle sous les nouveaux administrateurs de la même manière que sous, les anciens. Bien qu’une partie si considérable dit nom grec eût ainsi déclaré la guerre aux Phokiens, cependant personne ne parait d’abord avoir fait de mouvements hostiles, à l’exception des Lokriens, avec lesquels Philomélos était parfaitement en état de lutter. Il se jugea assez fort pour faire une incursion sur leur territoire et pour le piller, en s’engageant dans quelques escarmouches indécises. D’abord les Lokriens ne, voulurent même pas lui rendre les corps de ses soldats tués pour qu’il les enterrât, alléguant que des hommes sacrilèges étaient condamnés par la coutume générale de la Grèce à être jetés dehors sans sépulture. Et ils persistèrent dans leur refus jusqu’à ce qu’il les menaçât de représaille à l’égard des cadavres des hommes qu’ils avaient perdus eux-mêmes[16]. Tant était acharnée l’exaspération que suscitait cette guerre déplorable dans tout le mondé hellénique t Toutefois, même contre les Lokriens seuls, Philomélos se trouva bientôt manquer d’argent, pour payer ses soldats, Phokiens indigènes aussi bien qu’étrangers mercenaires. Conséquemment, tout en étant fidèle à son engageaient de respecter les richesses du temple, il ne crut pas qu’il lui était interdit de lever une contribution forcée sur les biens de ses ennemis, les opulents Delphiens ; et ses armes furent bientôt couronnées d’un brillant succès remporté sur les Lokriens, dans une bataille livrée près des rochers appelés Phædriades ; localité rocailleuse et difficile si voisine de Delphes, que les Lokriens doivent évidemment avoir été les agresseurs, en s’avançant afin de délivrer la ville. Ils furent défaits et éprouvèrent des pertes considérables, tant en hommes tués qu’en prisonniers ; plusieurs d’entre eux pour éviter la lance de l’ennemi trouvèrent une mort certaine en~ se précipitant du haut des falaises escarpées[17]. Si cette victoire donna du courage aux Phokiens, elle fut le signal de nouveaux efforts parmi leurs nombreux ennemis (356-355 av. J.-C.). Les plaintes bruyantes des Lokriens vaincus provoquèrent une sympathie universelle ; et les Thêbains, actuellement poussés par la crainte des Phokiens, aussi bien qu’animés par la haine qu’ils avaient contre eus, se mirent à la tête du mouvement. Envoyant des- députés aux Thessaliens et aux autres États amphiktyoniques, ils sollicitèrent, de l’aide et insistèrent sur la nécessité de rassembler une armée commune, — pour assister le dieu — pour venger la dignité judiciaire de l’assemblée amphiktyonique, — et pour abattre les sacrilèges Phokiens[18]. Il paraît qu’une réunion spéciale de l’assemblée elle-même fut convoquée, probablement aux Thermopylæ, puisque Delphes était en la possession de l’ennemi. On y prit la ferme résolution de former une armée amphiktyonique chargée d’exécuter les décisions du conseil ; et l’on y prononça en même temps de sévères sentences d’amende et d’autres punitions, contre les chefs phokiens nommément, Philomélos et Onomarchos, frères peut-être, du moins collègues dans le commandement, avec d’autres[19]. Alors le péril des Phokiens devint imminent (355-354 av. J.-C.). Leur force seule sans secours n’était nullement suffisante pour résister à la confédération qui était sûr le point de s’armer pour la défense de l’assemblée amphiktyonique[20] ; et il ne parait pas qu Athènes ou Sparte leur eût jusqu’alors donné autre chose que des promesses ou de l’encouragement. Leur seule chance d’une résistance efficace consistait dans la levée d’une armée mercenaire considérable ; dans ce dessein, ni leurs propres fonds, ni le secours qu’aurait fourni une confiscation privée n’auraient pu être suffisants. Il ne leur restait pour toute ressource que d’employer les trésors et les objets précieux du temple de Delphes ; et en conséquence Philomélos s’en saisit alors. Toutefois, il le fit, comme le prouvait sa conduite antérieure, avec une répugnance sincère, probablement en déclarant d’abord à diverses reprises qu’il n’empruntait qu’une somme donnée, destinée à faire face à l’éventualité actuelle, et qu’il avait l’intention de la rendre aussitôt que le danger serait éloigné[21]. Mais quelles qu’aient pu être ses intentions au début, toutes ces réserves ou limites, ou ces obligations de rendre, furent bientôt oubliées en pratique. Quand-le sentiment qui protégeait le fonds sacré eut disparu, il fut aussi facile de prendre beaucoup que peu, et les postulants devinrent plus nombreux et plus importuns ; en outre, les exigences de la guerre ne cessèrent jamais, et l’implacable répugnance que fit naître la spoliation dans une moitié du monde grec ne laissa aux Phokiens aucune sécurité, si ce n’est sous la protection d’une armée mercenaire permanente[22]. Et Philomélos et ses successeurs ne furent satisfaits que quand ils eurent aussi enrichi leurs amis et orné leurs épouses ou leurs favorites. Profitant des ressources considérables du temple, Philomélos porta la solde de ses troupes à une somme à moitié aussi élevée encore qu’auparavant, et publia des proclamations pour appeler de nouveaux soldats au même taux (355-354 av. J.-C.). Grâce à ces offres tentantes, il ne tarda pas à être en état de rassembler une armée, cavalerie et infanterie réunies, montant, dit-on, à 10,000 hommes ; qui étaient en général, comme on l’affirme, d’un caractère particulièrement pervers et dépourvu de tout scrupule, vu qu’aucun Grec pieux ne voulait s’enrôler dans un pareil service. Avec ces hommes il attaqua les Lokriens, qui cependant furent aidés à ce moment par les Thêbains d’un côté, et par les Thessaliens avec leurs alliés circonvoisins de l’autre. Philomélos remporta des avantages successifs sur les uns et sur les autres, et conçut de plus grandes espérances par l’arrivée d’un renfort de 1.500 Achæens qui lui vinrent du Péloponnèse. La guerre prit un caractère particulièrement féroce ; car les Thêbains[23], confiants dans la supériorité de leurs forces et de leurs chances de succès, bien que le trésor de Delphes fût employé contre eux, commencèrent par mettre à mort tous leurs prisonniers, comme des hommes sacrilèges que l’assemblée amphiktyonique avait condamnés. Cette conduite exaspéra tellement les troupes de Philomélos, qu’elles le contraignirent à exercer des représailles sur les prisonniers bœôtiens. Pendant quelque temps ces châtiments rigoureux se continuèrent des deux côtés jusqu’à ce qu’enfin les Thêbains se crussent forcés de s’arrêter, et Philomélos suivit leur exemple. La guerre dura un certain temps avec un résultat indécis, les Thêbains et leurs alliés étant de beaucoup supérieurs en nombre. Mais bientôt Philomélos s’exposa imprudemment à une attaque dans une position défavorable, près la ville de Neôn, au milieu de bois et de rochers embarrassants. Il y fut défait avec dies pertes sérieuses, et son armée fut dispersée ; lui-même reçut plusieurs blessures, en combattant avec une bravoure-, désespérée, jusqu’à ce que toute résistance devint impossible. Alors il essaya de s’enfuir, mais il se trouva poussé sur le bord d’un précipice, oui il ne put échapper aux tortures de la captivité qu’en se précipitant dans l’abîme où il périt. Les restes de son armée vaincue furent ralliés .quelque distance par Onomarchos[24]. Les Thêbains et leurs alliés, au lieu de poursuivre l’importante victoire remportée récemment sur Philomélos, semblent avoir supposé que les Phokiens se disperseraient actuellement ou se soumettraient spontanément, et en conséquence ils retournèrent dans leurs foyers (354-353 av. J.-C.). Leur négligence donna à Onomarchos le temps de réorganiser ses compatriotes découragés. Convoquant à Delphes une assemblée générale de Phokiens et d’alliés, il les exhorta avec chaleur à persévérer dans les projets de leur dernier général et à venger sa mort. Il rencontra toutefois une opposition assez considérable ; car beaucoup de Phokiens, — qui n’étaient nullement prêts pour la lutte dans laquelle ils se trouvaient actuellement embarqués, et rougissant eux-mêmes de la spoliation du temple, désiraient par quelque arrangement rentrer dans le giron du sentiment religieux hellénique. Onomarchos répondit sans doute, et avec trop de raison, que l’on ne pourrait arriver à la paix qu’à la condition d’une ruine absolue ; et qu’il ne leur restait qu’à maintenir leur position telle qu’elle était, par de nouveaux efforts énergiques. Mais quand même les nécessités du cas eussent été moins impératives, il aurait été en état de triompher de toute opposition faite par ses compatriotes au moyen des nombreux mercenaires étrangers, actuellement en Phokis et présents à l’assemblée sous le nom d’alliés[25]. En effet, son ascendant était si irrésistible grâce à cette force considérable à sa solde et sous ses ordres, que Démosthène et Æschine[26] l’appellent (aussi bien chue son prédécesseur et son successeur) non pas général, mais despote des Phokiens. Les soldats n’étaient pas moins désireux qu’Onomarchos de poursuivre la guerre, et d’employer les richesses non encore épuisées du temple de toute manière qui pourrait amener un succès définitif. C’est dans ce sens que décréta l’assemblée, en nommant Onomarchos général avec de pleins pouvoirs pour faire exécuter le décret. Ses mesures énergiques relevèrent bientôt la cause phokienne. Employant les fonds du temple avec plus de profusion encore que Philomélos, il appela de nouveaux soldats de tous les côtés, et se trouva après quelque temps a la tête d’une armée plus considérable qu’auparavant. Le temple présentait une foule de dons, non seulement d’or et d’argent, mais encore d’airain et de fer. Tandis qu’Onomarchos faisait fondre les métaux précieux pour les transformer en monnaie, il transformait en même temps l’airain et le fer en armes[27] ; de sorte qu’il put équiper à la fois ses propres soldats désarmés dans la récente défaite, et une classe de volontaires plus pauvres que les mercenaires ordinaires qui s’armaient eux-mêmes. Non seulement il payait des soldats, mais il répandait partout des présents ou dons pour gagner des partisans influents dans les cités favorables -à sa cause ; probablement dans Athènes et dans Sparte avant toutes les autres. On nous dit que le roi spartiate Archidamos, avec son épouse Deïnicha, était au nombre de ceux qui en reçurent ; dans le fait la même participation à la corruption fut imputée, suivant l’assertion des Messêniens animés de sentiments hostiles[28], aux éphores et au sénat spartiates. Même parmi ses ennemis, Onomarchos employa son or avec effet, et parvint ainsi à gagner ou à neutraliser une portion des Thessaliens ; entre autres les puissants despotes de Pheræ, que nous voyons plus tard ses alliés. C’est ainsi que le grand trésor de Delphes fut mis à profit de toute manière ; et le despote phokien, peu scrupuleux, augmenta encore sa force, en saisissant ceux de ses compatriotes qui s’étaient fait remarquer en faisant de l’opposition à ses vues, en les mettant à mort et en confisquant leurs biens[29]. Grâce à cette combinaison de séduction, de corruption et de violence poussées à l’excès, le courant de la fortune commença à tourner de nouveau en faveur des Phokiens (354-353 av. J.-C.). Onomarchos se trouva peu après à la tête d’une armée formidable, avec laquelle il partit de Delphes et soumit successivement les Lokriens d’Amphissa, les Lokriens Epiknémidiens et le territoire de la Dôris situé dans le voisinage. Il poussa ses conquêtes même jusqu’à peu de distance des Thermopylæ ; il prit Thronion, l’une des villes qui commandaient cet important défilé, et réduisit ses habitants à la servitude. Il est probable qu’il s’empara également de Nikæa et d’Alpônos, — deux autres positions importantes prés des Thermopylæ, que nous savons avoir été au pouvoir des Phokiens jusqu’au moment qui précéda immédiatement leur ruine, puisque nous le trouvons dorénavant maître des Thermopylæ et ouvrant promptement ses communications avec la Thessalia[30]. Outre cette extension de domination au nord et à l’est de la Phokis ; Onomarchos envahit aussi la Bœôtia. Les Thêbains, privés actuellement de leurs alliés septentrionaux, ne l’affrontèrent pas d’abord en rase campagne, de sorte qu’il put s’emparer d’Orchomenos. Mais quand il s’avança pour attaquer Chæroneia, ils firent un puissant effort pour secourir la ville. Ils firent sortir leurs forces et le battirent dans une action assez peu décisive, suffisante toutefois pour le contraindre à retourner en Phokis. Il est probable que les Thêbains étaient à ce moment très pressés par le besoin d’argent et empêchés ainsi d’agir d’une manière efficace contre les Phokiens. Nous sayons du moins qu’au milieu de la, guerre phokienne, ils louèrent une armée de cinq mille hoplites, commandés par Pammenês, à Artabazos, le satrape phrygien révolté. Là, Pammenês avec ses soldats acquit quelque renom, en remportant sur les Perses deux victoires importantes[31]. Lés Thêbains ; à ce qu’il semblerait, n’ayant ni flotte ni dépendances maritimes, craignaient moins d’offenser le Grand Roi que ne l’avait craint Athènes, quand elle interdit à Charès de prêter assistance à Artabazos et qu’elle acquiesça à la pacification défavorable qui termina la Guerre Sociale. Combien de temps Pammenês et les Thébains restèrent-ils en Asie, c’est ce qu’on ne nous apprend pas. Mais, malgré les victoires qu’ils remportèrent, Artabazos ne put pas longtemps se maintenir contre les armes persanes. Trois ans plus tard, nous entendons parler de lui et de son frère Memnon, comme chassés d’Asie et comme exilés résidant chez Philippe de Macédoine[32]. Tandis que Pammenês servait sous Artabazos, le général athénien Charês reprenait Sestos dans l’Hellespont, qui parait s’être révoltée contre Athènes pendant la Guerre Sociale (353 av. J.-C.). Il traita avec rigueur les Sestiens captifs ; il mit à mort les hommes en état de servir et vendit les autres comme esclaves[33]. Ce fut pour Athènes une importante acquisition, comme condition de sécurité dans la Chersonèse, aussi bien que de prépondérance dans l’Hellespont. Alarmé des succès de Charês dans l’Hellespont, le prince thrace Kersobleptês noua alors une intrigue avec Pammenês en Asie et avec Philippe de Macédoine (qui était sur la côte de Thrace, attaquant Abdêra et Maroneia), dans le dessein d’arrêter le progrès des armes athéniennes. Philippe paraît avoir fait un mouvement en avant et avoir menacé les possessions d’Athènes dans la Chersonèse ; mais l’accès lui en fut interdit par Amadokos, autre prince de Thrace, maître du territoire intermédiaire, aussi bien que par la présence de Charês avec sa flotte à la hauteur de la côte de Thrace[34]. Apollonidês de Kardia fut l’agent de Kersobleptês, qui toutefois, voyant ses plans avorter et intimidé par la présence de Charês, entra en arrangement avec Athènes et lui livra la partie de la Chersonèse qui lui restait encore, à l’exception de Kardia. Les Athéniens envoyèrent en Chersonèse un nouveau détachement de klêruchi ou citoyens domiciliés au dehors, pour lesquels une place considérable a dû être faite aussi bien par la dépopulation de Sestos que par la récente cession de Kersobleptês[35]. Ce fut l’année suivante (352 av. J.-C.) que les Athéniens expédièrent aussi une nouvelle fournée de deux mille citoyens comme colons à Samos, ajoutés à ceux qui y avaient été envoyés treize années auparavant[36]. La mention de Philippe comme attaquant Maroneia et menaçant la Chersonèse de Thrace prouve l’activité infatigable de ce prince et l’agrandissement constant de sa puissance (353-352 av. J.-C.). En 358 avant J.-C. ; il avait pris Amphipolis ; avant 355 avant J.-C., il s’était emparé de Pydna et de Potidæa, avait fondé la ville nouvelle de Philippi et ouvert pour lui-même la ressource de la, région aurifère adjacente ; il avait établi des relations avec la Thessalia, en secourant la grande famille des Aleuadæ, à Larissa, dans ses luttes contre Lykophrôn et Peitholaos ; despotes de Pheræ[37] ; il avait en outre châtié de nouveau les tribus intérieures limitrophes de la Macédoine, Thraces, Pæoniens et Illyriens, qui n’étaient jamais longtemps tranquilles et qui s’étaient coalisées pour reconquérir leur indépendance[38]. Il parait que ce fut en 354-353 avant J.-C. qu’il attaqua Methônê, la dernière possession qui restât à Athènes sur la côte macédonienne. Située sur le golfe Thermaïque, Methônê était sans doute une station commode, qui pouvait servir à des pirates athéniens pour intercepter les bâtiments de commerce, non seulement ceux qui entraient dans les ports macédoniens et qui en sortaient, mais encore ceux qui venaient d’Olynthos et de Potidæa, de sorte que les Olynthiens, en ce moment alliés de Philippe contre Athènes, durent la voir avec plaisir passer en son pouvoir, et il se peut qu’ils lui aient prêté leur aide. Il poussa le siège de la place avec sa vigueur habituelle, employant tous les engins et tous les moyens d’assaut alors connus, tandis que les assiégés, de leur côté, n’étaient pas moins opiniâtres à se défendre. Ils repoussèrent ses attaques pendant si longtemps que la nouvelle du danger de la place parvint à Athènes, et il y eût eu tout le temps nécessaire pour envoyer des secours, si les Athéniens eussent été prêts et énergiques dans leurs mouvements. Mais par malheur ils n’avaient pas même gagné d’expérience à la perte de Pydna et de Potidæa. Les vents étésiens habituels en été ou les tempêtes de l’hiver, deux circonstances dont Philippe profita pour fixer l’époque de ses entreprises[39], — ou bien (ce qui est plus probable) l’aversion de citoyens respectables athéniens pour un service personnel à bord et leur répugnance même pour un payement pécuniaire, — causèrent tant de retard dans les préparatifs, que l’expédition envoyée arriva trop tard à Methônê[40]. Les Méthonæens, après avoir vaillamment résisté, jusqu’à ce que tous leurs moyens fussent épuisés, furent à la fin forcés de se rendre. Diodore nous dit que Philippe leur accorda des conditions assez douces pour leur permettre de partir avec leurs vêtements sur leurs dos[41]. Mais cela ne peut guère être exact, puisque nous savons qu’il y avait parmi eux des Athéniens qui furent vendus comme esclaves, et que Démosthène racheta de ses propres deniers[42]. E tant actuellement maître dit dernier port que possédait Athènes dans le golfe Thermaïque, — acquisition d’une grande importance, — port qui n’avait jamais été possédé auparavant par les rois macédoniens[43], — Philippe put étendre ses opérations militaires jusqu’au voisinage de la Chersonèse de Thrace d’un côté, et à celui des Thermopylæ de l’autre (353-352av J.-C.). Nous avons déni dit comment il traita la Chersonèse ; et sa campagne eu Thessalia fut plus importante encore. Ce pays était, comme d’ordinaire, déchiré par des disputes intestines. Lykophrôn, le despote de Pheræ, possédait le plus grand empire ; tandis que les Aleuadæ de Larissa, trop faibles pour lutter contre lui avec toutes leurs forces, demandèrent de l’aide à Philippe, qui entra en Thessalia avec une puissante armée. Un pareil renfort changea si complètement la balance de la puissance thessalienne, que Lykophrôn à son tour fut forcé de solliciter l’appui d’Onomarchos et des Phokiens. Les Phokiens étaient si forts, à ce moment qu’ils pouvaient tenir avantageusement tête aux Thébains avec leurs autres voisins hostiles, et qu’ils avaient des moyens en. Réserve pour combattre Philippe en Thessalia. Comme leurs forces consistaient en un corps considérable de mercenaires ; qu’ils étaient forcés pour leur sécurité de garder à leur solde, — les tenir occupés au delà de la frontière était un point assez désirable. Aussi s’engagèrent-ils avec empressement dans la campagne thessalienne. A ce moment ils comptaient, dans le recensement comparatif des forces helléniques, comme un article d’une grandeur de premier ordre. Ils étaient salués tarit par les Athéniens que par les Spartiates comme l’ennemi et le contrepoids naturel de Thêbes, également odieuse aux uns et aux autres. Tandis que les Phokiens conservaient leur puissance actuelle, Athènes pouvait s’occuper de sa politiqua étrangère au dehors, et Sparte de ses desseins dans le Péloponnèse, avec moins de crainte d’être contrecarrées par Thèbes. Athènes et Sparte avaient d’abord soutenu, toutes deux les Phokiens contre une injuste persécution de Thèbes et un abus de la juridiction amphiktyonique, avant que la spoliation du temple de Delphes eût été consommée ou même prévue. Et, bien que, quand cette spoliation arriva réellement, elle fût sans cloute vue avec réprobation parmi les Athéniens, accoutumés à une liberté illimitée de discussion publique, — aussi bien qu’à Sparte, autant qu’elle vint à. être connue au milieu du mystère habituel des affaires publiques, — néanmoins les intérêts politiques l’emportèrent au point que les Phokiens (peut-être en partie grâce à la corruption) furent encore soutenus, bien que peu aidés, comme d’utiles rivaux de Thêbes[44]. Réprimer l’insolence Leuktrique des Thêbains[45], et voir les villes bœôtiennes d’Orchomenos, de Thespiæ, de Platée, rendues à leur première autonomie, c’était là un objet de désir suprême pour chacun des deux anciens chefs de la Grèce. C’était jusque-là qu’Athènes et Sparte sentaient à l’unisson. Mais Sparte nourrissait un autre espoir, — auquel Athènes ne s’associait en aucune sorte ; — elle songeait à profiter des embarras de Thèbes pour renverser Megalopolis et Messênê et recouvrer sa domination d’autrefois dans le Péloponnèse. Ces deux nouvelles cités Péloponnésiennes, élevées par Epaminondas sur la frontière de la Laconie, avaient été jusque-là soutenues contre Sparte par la certitude d’une intervention ~thêbaine, si elles étaient menacées. Mais Thèbes semblait si peu en état d’intervenir, pendant qu’Onomarchos et les Phokiens étaient triomphants en 353-352 avant que les Mégalopolitains dépêchèrent à Athènes des ambassadeurs chargés de solliciter protection et alliance, tandis que les Spartiates, de leur côté, envoyèrent s’opposer à la demande. C’est à l’occasion des débats politiques à Athènes pendant les années 354 et 353 avant J.-C. que nous voyons paraître pour la première fois l’Athénien Démosthène, comme conseiller de ses compatriotes dans l’assemblée publique. Son premier discours de conseil public fut prononcé en 354-353 avant J.-C., à propos de la crainte d’une guerre prochaine avec la Perse ; son second, en 353-352, fût destiné à signaler la politique qu’il était convenable qu’Athènes suivit par rapport aux ambassadeurs spartiates et mégalopolitains. Quelques mots doivent être dits ici au sujet de cet homme éminent, qui forme le principal ornement du monde hellénique sur son déclin. Il avait plus de vingt-sept ans, étant né, suivant ce qui semble le plus probable parmi des rapports contradictoires, en 382-381 avant J.-C.[46] Son père, nommé aussi Démosthène, était un citoyen jouissant de biens considérables et d’une réputation si inattaquable que même Æschine ne dit rien contre lui ; sa mère Kleoboulê était une des deux filles et co-héritières d’un citoyen nommé Gylôn[47] exilé athénien, qui, après s’être enrichi comme propriétaire foncier et comme faisant le commerce d’exportation de blé dans le Bosphore, envoya ses deux filles à Athènes, oit, possédant de belles dots, elles épousèrent deux citoyens athéniens, — Democharês et le premier Démosthène. Ce dernier était un homme qui avait une fortune considérable, et dirigeait deux manufactures, distinctes : d’une d’épées ou de couteaux, employant trente-deux esclaves, — l’autre, de couches ou de lits, en employant vingt Dans la nouvelle liste de citoyens et de propriétés imposables, introduite pendant l’archontat de Nausinikos (378 av. J.-C-), le premier Démosthène était inscrit parmi la classe la plus riche, les chefs des Symmories. Mais il mourut vers 375 avant J.-C., laissant son fils Démosthène âgé de sept ans, avec une fille plus jeune âgée de cinq ans environ. Le fils et son patrimoine considérable furent confiés aux soins de trois tuteurs nominés dans le testament de son père. Bien que le père, pour s’assurer la fidélité de ces tuteurs, leur eût laissé des legs importants, aïs détriment de son propre fils, et que tous trois fussent des hommes riches aussi bien qu’alliés par la parenté et amis, — cependant ils administrèrent les biens avec tant de négligence et de malhonnêteté, qu’il ne resta qu’une somme comparativement petite, quand ils eurent à rendre leurs comptes de tutelle. A seize ails révolus, Démosthène atteignit sa majorité civile, et fut autorisé par la loi athénienne à administrer ses biens. Pendant sa minorité, ses tuteurs avaient continué à l’inscrire dans la classe la plus riche (comme son père l’avait été auparavant), et à payer le taux accru de taxation directe imposé sur cette classe ; mais la somme réelle qui lui fut remise par ses tuteurs était trop faible pour justifier cette position. Bien que son père en mourant possédât quatorze talents, — qui durent être diminués par les sommes laissées comme legs, mais qui auraient dû augmenter dans une plus grande proportion par l’intérêt des biens pendant les dix années de minorité, s’ils avaient été convenablement administrés, — la somme payée au jeune Démosthène à sa majorité fut au-dessous de deux talents, tandis que les tuteurs non seulement rendirent des comptes malhonnêtes, mais encore déclarèrent ne pas pouvoir produire de testament du père. Après des plaintes et des remontrances répétées, il intenta un procès à l’un d’eux, — Aphobos, et obtint un verdict qui portait les dommages et intérêts à la somme de dix talents. Toutefois le débiteur esquiva encore le payement. Il reste cinq discours prononcés par Démosthène, trois contre Aphobos, deus contre Onêtor, beau-frère d’Aphobos. A la date du dernier discours, Démosthène n’avait encore rien reçu, et nous ne savons pas combien il finit par réaliser, bien qu’il semble que les difficultés semées sur ses pas furent telles qu’elles le forcèrent à renoncer à la plus grande partie de sa réclamation. Et il n’est pas certain qu’il ait intenté jamais les actions, dont il parle comme destinées à l’être, contre les deux autres tuteurs Demophôn et Therippidês[48]. Démosthène reçut pendant sa jeunesse les leçons de grammaire et de rhétorique que recevait ordinairement un Athénien riche. Même comme enfant,’il manifesta, dit-on, un goût et un intérêt extraordinaires pour les exercices de rhétorique. Par d’instantes prières, il décida ses tuteurs à le mener entendre Kallistratos, l’un des plus habiles orateurs d’Athènes, qui prononçait une harangue dans le dikasterion sur la question d’Orôpos[49]. Cette harangue, en produisant une profonde impression sur Démosthène, stimula son amour pour l’étude de la rhétorique. Sa passion fut encore plus excitée lorsque, en atteignant sa majorité, il se trouva dépouillé de la plus grande partie de son patrimoine, et forcé de réclamer ses droits au moyen d’un procès intenté à ses tuteurs. Étant obligé, suivant la coutume athénienne, de plaider lui-même sa cause, il fut à même de sentir vivement la condition désespérée d’un orateur incapable, et la nécessité d’acquérir le talent oratoire, non pas simplement comme un instrument d’ambition, mais- même comme un moyen de défense et de sûreté individuelles[50]. Il parait aussi qu’il eut, dès son enfance, un tempérament maladif et une faible constitution musculaire ; de sorte que, en partie par son propre éloignement, en partie par la sollicitude de sa mère. il prit peu de part, soit comme enfant soit comme jeune homme, aux exercices de la palestre. Ses vêtements délicats, et ses habitudes quelque peu efféminées lui valurent, étant enfant, le sobriquet de Batalos, qu’il conserva pendant la plus grande partie de sa vie, et que ses ennemis s’efforçaient de rattacher à des imputations dégradantes[51]. Cette incapacité physique relative contribua probablement à augmenter sa soif d’acquérir les talents de l’esprit et les ressources de la rhétorique, comme la seule voie conduisant à la célébrité qui lui fût ouverte. Mais en même temps elle le mit hors d’état de s’approprier tout le cercle d’une éducation grecque compréhensive, telle que la concevaient Platon, Isocrate et Aristote ; éducation s’appliquant également à la pensée, à la parole et à l’action, — combinant la force corporelle, la patience et l’intrépidité, avec une vaste capacité -intellectuelle et le talent de la faire sentir par la parole. La disproportion entre l’énergie physique et la force d’esprit dans Démosthène, commençant dès son enfance, est rappelée et déplorée dans l’inscription placée sur sa statue après sa mort[52]. Comme jeune homme à l’âge de dix-huit ans, Démosthène se trouvait dans une position de famille connue et considérée à Athènes, étant rangé dans la classe des citoyens les plus riches et soumis à l’obligation de remplir les liturgies et la triérarchie comme son père l’avait été avant lui[53] ; toutefois avec une fortune réelle très insuffisante pour la dépense qu’on attendait de lui, — engagé dans un procès judiciaire contre des tuteurs riches et peu scrupuleux, — et exposé à l’aversion et aux persécutions d’autres hommes riches, tels que Meidias et son frère Thrasylochos[54], amis de ces tuteurs. Sa position de famille lui fournit une bonne introduction aux, affaires publiques, pour lesquelles il se mit à s’exercer soigneusement ; d’abord, en écrivant des discours pour d’autres, ensuite en en prononçant en son propre nom. Platon et Isocrate étaient tous deux à ce moment en pleine célébrité ; des disciples venaient à eux de toutes les parties de la Grèce ; Isée également, qui avait étudié sous Isocrate, jouissait d’une grande réputation comme composant des harangues judiciaires pour des demandeurs ou des défendeurs dans des causes civiles. Démosthène se fit l’élève d’Isée (qui l’aida, dit-on, dans la composition des discours contre ses tuteurs), et il profita aussi largement dés entretiens de Platon, d’Isocrate, et d’autres. En qualité d’aspirant plein d’ardeur il cherchait l’instruction à la plupart des meilleures sources, théoriques aussi bien que pratiques, — écrivains aussi bien que professeurs[55]. Mais, outre les maîtres vivants, il y en eut un de la dernière génération qui contribua dans une large mesure à son perfectionnement. Il étudia Thucydide avec un soin et une attention infatigables ; suivant un récit, il copia toute son Histoire huit fois en entier de sa propre main ; suivant un autre, il l’apprit entière par cœur, de manière à pouvoir la récrire de mémoire si le manuscrit était détruit accidentellement. Sans faire une critique minutieuse de ces détails, nous reconnaissons du moins que Thucydide fut l’objet de son étude et de son imitation particulières. Combien la lecture de Thucydide contribua à façonner la composition de Démosthène, — qui reproduit la phraséologie hardie, majestueuse et frappante, tout en évitant l’excès de concision et les inversions de ce grand historien, et qui s’applique à y joindre une clarté et une grâce non inférieures à Lysias, — c’est ce qu’on peut voir expliqué dans la critique élaborée du rhéteur Denys[56]. Tandis qu’il se formait ainsi un style hardi et original ; Démosthène eut à surmonter des difficultés encore plus grandes par rapport aux qualités extérieures exigées dans un orateur. Il n’avait pas reçu de la nature, comme Æschine, le don d’une voix magnifique, ni, comme Démade, celui d’une improvisation véhémente coulant à flots. Il avait besoin de réunir ses pensées par une préparation soigneuse ; il avait une vois mauvaise et même il bégayait, — sa respiration était courte, — son geste disgracieux ; en outre, il, était effrayé et embarrassé par les manifestations de la multitude. Ces obstacles naturels ainsi accumulés égalaient au moins ceux dont se plaint Isocrate, comme l’ayant empêché toute sa vie de parler à l’assemblée publique, et restreint à un auditoire choisi d’amis ou de disciples. L’énergie et le succès avec lesquels Démosthène triompha de ses défauts, de manière à satisfaire une assemblée de bons juges comme l’assemblée athénienne, est une des circonstances les plus mémorables dans l’histoire générale de l’éducation personnelle. Des humiliations et des échecs répétés ne firent que le stimuler à faire de nouveaux efforts solitaires pour se perfectionner. Il corrigea son élocution défectueuse en parlant avec des cailloux dans la bouche ; il se prépara à surmonter le bruit de l’assemblée en déclamant pendant un temps orageux sur le rivage de la mer à Phalêron ; il ouvrit ses poumons en courant, et augmenta sa faculté de retenir sa respiration en prononçant des phrases tout en gravissant une colline ; il passa, à plusieurs reprises, deux ou trois mois sans interruption dans une chambre souterraine, s’exerçant nuit et jour à composer ou à déclamer, et se rasant une moitié de la tête afin de se mettre dans l’impossibilité de sortir. Après plusieurs tentatives faites sans succès devant l’assemblée, son courage était sur le point de céder, quand Eunomos et d’autres citoyens âgés le rassurèrent en comparant ses discours, pour le fond, à ceux de Periklês, et en l’exhortant à persévérer un peu plus longtemps dans ses efforts polir corriger ses défauts extérieurs. Dans’ une autre occasion, il exprimait son désappointement à Satyros l’acteur, qui entreprit de lui en expliquer la causé, et le pria de répéter à sa manière un discours tiré de Sophokle, que lui (Satyros) se mit à répéter après lui, avec l’accent, et le débit convenables. Démosthène, profondément frappé de la différence, recommença la tâche de se perfectionner, probablement en prenant de constantes lettons auprès de bons modèles. Dans cette incessante pratique privée, il se consacra surtout à acquérir une action gracieuse, en veillant sur tous ses mouvements pendant qu’il déclamait devant un grand miroir[57]. Après des efforts opiniâtres pendant plusieurs années, il fut enfin récompensé par un succès complet. Son débit devint plein de décision et de, véhémence, extrêmement populaire auprès de la masse générale de l’assemblée, bien que quelques critiques blâmassent sa.4éclamation comme artificielle, peu naturelle et d’un effet théâtral de mauvais aloi, tandis que d’autres, dans le même esprit, condamnaient ses discours comme travaillés à l’excès et sentant l’huile[58]. L’importance que Démosthène lui-même attribuait à ces moyens extérieurs d’effet était si grande qu’il déclara, dit-on, que l’Action était la première ; la seconde et la troisième qualité nécessaire à un orateur. Si nous admettons que cette appréciation soit exacte, par rapport à des auditeurs véritables, — nous devons nous rappeler que ses discours sont — non moins vraiment que l’histoire de Thucydide — une possession perpétuelle plutôt qu’une parade pour un effet momentané. Même parmi ses contemporains, l’effet de ces discours, lus séparément de l’orateur, était très puissant. Il y en avait quelques-uns qui pensaient que toute leur excellence ne pouvait être appréciée que de cette manière[59], tandis que pour les siècles postérieurs, — qui ne les connaissent que par la lecture, ils ont été et ils sont encore l’objet d’une admiration qui atteint son plus haut point dans l’enthousiasme du fastidieux rhéteur Denys[60]. L’action de Démosthène, — quelque parfaite qu’elle fût sans doute, et quelque prix qu’il ait pu y attacher lui-même comme à une qualité si laborieusement acquise, — ne produisait d’effet que conjointement avec le fond même de Démosthène, avec ses pensées, ses sentiments, ses expressions, et surtout avec sa sagacité à apprécier la situation actuelle et à donner les conseils appropriés. Sa sagesse politique et son idéal patriotique élevé sont, en vérité, tout aussi remarquables que son éloquence. Par quels exercices parvint-il à acquérir l’une ou l’autre de ces qualités, c’est malheureusement ce qu’il ne nous est pas donné de connaître. Ceux de qui nous tirons nos renseignements s’intéressent peu à lui si ce n’est comme orateur, ils ne nous disent ni ce qu’il apprit, ni de qui, ni au moyen de quels compagnons ou membres d’un même parti il forma son point de vue politique. Mais nous ne courons guère risque de nous tromper, en supposant que la méditation attentive qu’il consacra à l’étude de Thucydide lui fournit non seulement la force et la majesté de l’expression, mais encore cette conception d’Athènes dans son passé, qu’il s’appliqua perpétuellement à faire pénétrer dans l’esprit de ses compatriotes, — d’Athènes au commencement de la guerre du Péloponnèse, dans des jours d’énergie exubérante, et conseillée par l’homme d’État le plus illustre qu’elle ait eu. A d’autres égards, on nous laisse dans l’ignorance quant à l’histoire intellectuelle de Démosthène. Avant qu’il acquit de la réputation comme conseiller public, il était déjà connu comme logographe ou compositeur de discours que devaient prononcer soit des orateurs dans l’assemblée publique ; soit des plaideurs dans le dikasterion, compositions pour les-’ quelles il était payé, suivant. la coutume habituelle à Athènes. Il avait aussi plaidé en personne devant le dikasterion, pour appuyer une accusation portée par d’autres contre une loi que proposait Leptinês, et destinée à abroger des votes d’immunité rendus par la cité en faveur d’individus, et à restreindre ces dons à l’avenir. Lien n’est plus remarquable, dans ce discours contre Leptinês, que la force avec laquelle le jeune orateur démontre au peuple la nécessité d’une fidélité rigoureuse et inviolable à des engagements, malgré les .grands inconvénients que cette fidélité peut entraîner à l’occasion. Il paraîtrait qu’il fréquentait habituellement quelques jeunes gens riches, — entre autres, Apollodôros, fils de l’opulent banquier Pasiôn, — qu’il entreprit d’instruire dans l’art de parler. C’est ce que nous apprennent les dénonciations de son rival Æschine[61], qui l’accuse d’avoir pénétré ainsi dans diverses familles riches, — surtout là où il y avait un jeune orphelin et une mère veuve, — en usant d’artifices indignes pour les tromper et les ruiner. Que peut-il y avoir de vrai dans ces imputations, c’est ce que nous ne pouvons dire. Mais Æschine était assez autorisé à appliquer à son rival les appellations désagréables de logographe et de sophiste, appellations d’autant plus déshonorantes que Démosthène appartenait à une famille triérarchique, de la classe la plus élevée sous le rapport de la fortune[62]. Il sera à propos de mentionner ici un autre conseiller contemporain, qui est en opposition et en rivalité marquées avec Démosthène. Phokiôn était un citoyen de peu de fortune, fils d’un fabricant de pilons. Né vers 402 avant J.-C., il avait environ vingt ans de plus que Démosthène. A quel moment précis son importance politique commença-t-elle, nous l’ignorons ; mais il vécut jusqu’au grand âge de quatre-vingt-quatre ans, et il fut un homme remarquable pendant les cinquante dernières années de sa vie. Il se fait connaître pour la première fois comme officier militaire, ayant servi dans un commandement subordonné sous Chabrias, auquel il était fort attaché, à la bataille de Naxos, en 376 avant. J.-C. C’était un homme d’une bravoure personnelle consommée et de talents considérables pour commander, d’un tempérament robuste et propre à endurer le mal, insensible au froid ou à la fatigue, rigoureusement simple dans ses habitudes, et surtout supérieur à toute espèce de corruption personnelle. Le soin qu’il mit à s’abstenir de pillage et de péculat, quand il était chargé d’expéditions navales, forma un honorable contraste avec d’autres amiraux athéniens, et lui mérita une grande estime de la part des alliés maritimes. De là probablement son surnom de Phokiôn le Bon[63]. J’ai déjà fait remarquer combien était profond et fort l’empire acquis sur le peuple athénien par tout homme public qui se faisait une fois un caractère au-dessus du soupçon, sous le rapport de, la corruption personnelle. Parmi les hommes politiques d’Athènes, il n’y en avait que trop qui ne fussent pas innocents sur ce point : de plus, quand un homme était réellement innocent, il y avait souvent dans sa vie des circonstances qui l’exposaient plus ou moins au doute. Ainsi Démosthène, — connu non seulement comme une personne d’habitudes quelque peu dispendieuses, mais aussi comme fréquentant d’opulentes maisons, et recevant de l’argent pour composer des discours et communiquer les principes de la rhétorique, — devait être, à coup sûr, accusé, à tort ou à raison, par ses ennemis, d’avoir trompé des clients riches, et il ne dut jamais obtenir un crédit incontesté pour une haute indépendance pécuniaire, même sous le rapport des affaires publiques, bien que certainement il ne fût pas corrompu, et qu’en général on ne crût pas qu’il le fût, — du moins jusqu’à la mort de Philippe[64]. Mais Phokiôn ne recevait ni argent ni présents de personne, — sa pauvreté était notoire et évidente ; — il marchait nu-pieds et sans un vêtement de dessus, même dans un temps très froid ; — il n’avait qu’une seule femme pour servir son épouse, tandis qu’il avait été chargé de commandements qui auraient suffi pour l’enrichir s’il l’avait voulu. Son incorruptibilité personnelle se présentait ainsi d’une manière saillante aux yeux du public. Combinée comme elle l’était avec de la bravoure et de la probité dans ses fonctions de général, elle lui valut des témoignages de confiance plus grands que ceux qu’on accorde même à Periklês. Il ne fut pas élu moins de quarante-cinq fois à la charge annuelle de stratêgos ou général de la cité, — c’est-à-dire l’un du Conseil des Dix, ainsi nommé, la plus grande fonction exécutive d’Athènes, — et choisi encore, sans avoir jamais en aucune occasion sollicité la charge, sans même avoir assisté à l’élection[65]. Dans toute l’histoire athénienne, nous ne trouvons pas un autre exemple de tant de nominations et d’honneurs distincts accordés au même individu. Suivant le tableau d’Athènes et de sa démocratie, tel que le présentent habituellement les historiens, nous apprenons à croire que la seule route ouverte aux honneurs ou à l’influence politique était une adresse séductrice et une cour faite au peuple au moyen de beaux discours, d’une flatterie indigne ou de promesses illimitées. Ceux qui ont cette idée du caractère athénien auront de la peine à expliquer la carrière de Phokiôn. Il n’était pas orateur, — plutôt par dédain que par incapacité[66]. Non seulement il avait reçu une bonne éducation, mais encore il avait profité du commerce de Platon, aussi bien que de Xenokratês, à l’Académie[67], et nous ne sommes pas surpris qu’à leur école il ait contracté du mépris pour l’éloquence populaire et de l’amour pour une réplique brève, concentrée et piquante. Un jour qu’il était sur le point de parler en public, on le vit particulièrement absorbé dans sa pensée. Tu parais pensif, Phokiôn, lui dit un ami. Oui, par Zeus, répondit-il, — je me demande si je ne puis pas abréger de quelque manière le discours que je suis sur le point d’adresser aux Athéniens. Toutefois, il savait si bien sur, quels points frapper, que sa précision expressive-, fortifiée par le : poids rte son caractère et de sa position, sapait la belle éloquence de Démosthène d’une manière plus efficace que toute réponse éloquente d’hommes tels qu’Æschine. Démosthène lui-même craignait beaucoup Phokiôn comme adversaire ; et on l’entendit faire remarquer, en le voyant se lever pour parler : Voici venir le fendeur de mes harangues[68]. Polyeuktos, — orateur lui-même et ami de Démosthène, — fit une distinction extrêmement flatteuse pour Phokiôn ; en disant que Démosthène était le plus bel orateur, mais que Phokiôn était le plus formidable dans ses discours[69]. Sous le rapport de la politique publique, des moyens d’effet politique et du caractère personnel, — Phokiôn, était directement le contraire de Démosthène, chez lequel il méprisait sans doute également une éloquence belliqueuse, une humeur peu guerrière, l’habitude de composer des discours payés et des mœurs délicates. Si Phokiôn dans sa nature avait peu de l’orateur de profession, il avait encore moins du flatteur. Il affectait et soutenait le rôle d’an soldat grossier, qui parle u cœur ouvert sans rien retrancher ni rien orner, et sans s’inquiéter si ses paroles seront agréables ou noie à ses auditeurs[70]. Sa manière d’apprécier ses compatriotes était absolument et visiblement méprisante. C’est ce que montre toute sa conduite, et surtout la remarque mémorable qu’on lui attribue, dans une occasion où quelque chose qu’il avait dit au sein de l’assemblée publique fut accueilli avec des applaudissements particuliers. Se tournant vers un ami, il lui demanda : Ai-je sans le savoir dit quelque chose de mal ? Toutefois, son air était chagrin et repoussant, bien que son humeur fût, dit-on, bienveillante. Il avait appris dans l’Académie à réprimer tout en lui et à mener une vie dure en quelque sorte à la manière spartiate[71]. Jamais on ne le vit ni rire, ni pleurer, ni se baigner dans les bains publics. Si donc Phokiôn obtint l’honneur sans pareil d’être élu quarante-cinq fois général, nous pouvons être sûrs qu’il y avait pour y parvenir d’autres moyens que les artifices de l’éloquence et de la démagogie. Nous pouvons en effet demander avec surprise comment il lui fut possible d’y arriver, en présence de tant de circonstances contraires, par la seule force de la bravoure et de l’honnêteté ; surtout puisqu’il ne rendit jamais de services extraordinaires[72], bien qu’en diverses occasions il se conduisît avec honneur et talent. On peut trouver la réponse à cette question dans le fait que Phokiôn, bien qu’il ne fût pas un flatteur du peuple, suivit décidément la faiblesse capitale du peuple. Tout en dédaignant son jugement, il ne montra pas une prévoyance plus grande que lui, quant à la sécurité et aux intérêts publics d’Athènes. Le peuple athénien eut sans doute beaucoup de faiblesses et commit bien des fautes ; mais l’erreur la plus grave de toutes, pendant l’intervalle qui s’écoula entre, 360 et 336 avant J.-C., fut son invincible répugnance à s’imposer des efforts, personnels et pécuniaires, nécessaires pour faire à Philippe la guerre avec vigueur. Cette aversion pour une politique étrangère énergique trouva dans Phokiôn un champion[73], adressant, suivant son humeur, des railleries sarcastiques, à ceux qui demandaient qu’on agit contre Philippe, comme s’ils étaient seulement des braillards et des lâches, et comme s’ils guettaient les occasions de s’enrichir aux dépens du public. Euboulos l’orateur était au nombre des principaux hommes d’État qui formaient ce qu’on peut appeler le parti de la paix à Athènes, et qui résistaient continuellement à des efforts guerriers énergiques ou les décourageaient, en s’efforçant d’écarter l’idée de Philippe comme ennemi dangereux. Il y avait sans doute quelques membres de ce parti de la paix qui étaient gagnés ; et à la solde directe de Philippe. Hais beaucoup d’autres, non souillés par une corruption personnelle, épousaient la même politique uniquement parce qu’ils trouvaient plus facile pour le moment d’administrer la cité en paix qu’en guerre, parce que la guerre était onéreuse et désagréable,-à eux-mêmes aussi bien qu’à leurs concitoyens, — et parce qu’ils ne voyaient pas à l’avance, ou ne voulaient pas voir les conséquences de l’inaction. Or ce fut un grand avantagé pour ce parti de la paix, qui avait besoin d’un chef militaire comme associé de ses chefs civils et de ses orateurs, de se renforcer d’un collègue tel que Phokiôn ; homme non seulement d’une probité à l’abri du soupçon, mais particulièrement désintéressé en conseillant la paix, puisque son importance aurait grandi dans la guerre[74]. De plus, la plupart des chefs éminents de l’armée en étaient venus alors à n’aimer que la licence de la guerre, et à dédaigner les détails des bureaux militaires à l’intérieur ; tandis que Phokiôn[75], et lui presque seul parmi eux, se contentait de résider à Athènes, et d’entretenir cette combinaison de l’action civile et militaire, qui avait été habituelle naguère. C’est pourquoi il fut maintenu, par le parti de la paix et par l’aversion pour un effort guerrier qui dominait parmi le publié, dans une sorte de perpétuité de fonctions stratégiques, sans sollicitation ni recherche de sa part, en vue d’aine popularité personnelle. L’influence de Phokiôn comme conseiller public, jusqu’à la bataille de Chæroneia, fut éminemment funeste à Athènes ; et surtout funeste, en partie (comme celle de Nikias) à cause de la considération qu’inspiraient ses qualités personnelles, — en partie parce qu’il épousa et sanctionna la faiblesse la plus dangereuse de l’esprit athénien. Ses biographes égarent notre jugement en attirant notre attention particulièrement sur les vingt dernières années de sa longue vie, après la bataille de Chæroneia. A cette époque, où les forces militaires victorieuses de la Macédoine avaient été complètement organisées et celles de la Grèce comparativement abattues, on pouvait soutenir avec plausibilité (je ne dis pas d’une manière décisive, même alors) que la soumission à la Macédoine était devenue une nécessité fatale, et que des tentatives qu’on ferait pour lui résister ne pourraient aboutir qu’à empirer l’état des choses. Mais la politique de la paix défendue par Phokiôn, — qu’on pouvait appeler de la prudence ; après l’avènement d’Alexandre, était fatalement imprudente aussi bien que déshonorante pendant le règne de Philippe. Les chances étaient toutes contre Philippe dans ses premières années ; elles tournèrent et lui devinrent de plus en plus favorables, seulement parce que son jeu fut bien joué, et que celui de ses adversaires le fut mal. La supériorité de force fut d’abord tellement du côté d’Athènes, que si elle avait voulu l’employer, elle aurait pu retenir assurément Philippe au moins dans les limites de la Macédoine. Tout dépendait de sa volonté, de la question de savoir si ses citoyens avaient l’esprit préparé à subir la dépense et la fatigue d’une politique étrangère vigoureuse, — s’ils voudraient saisir leurs piques, ouvrir leurs bourses et renoncer au bien-être du foyer, pour défendre la liberté grecque et athénienne contre un destructeur qui grandissait, mais auquel on pouvait encore résister. Les Athéniens ne purent se résoudre à se soumettre à un pareil sacrifice ; et par suite de cette répugnance, ils finirent par être réduits à un sacrifice beaucoup plus grave et plus irréparable, — la perte de la liberté, de la dignité et de la sécurité. Or, ce fut précisément à ce moment, et quand une pareille question était pendante, que l’influence de Phokiôn l’ami de la paix fut surtout ruineuse. Son désir que ses concitoyens fussent ensevelis dans leur patrie et dans leurs propres tombeaux, — son désespoir, mêlé de mépris, au sujet de ses compatriotes,et de leurs habitudes raffinées, — sa haine contre les orateurs qui pouvaient profiter d’une augmentation dans les dépenses de la guerre[76], — tout contribua à le pousser à décourager toast effort public et à attendre passivement la prépondérance des armes macédoniennes ; il jouait ainsi le jeu de Philippe, et se plaçait, bien qu’il fût lui-même incorruptible, à côté des orateurs à la solde de ce prince. L’amour de la paix, soit dans une communauté, soit dans un individu, commande habituellement la sympathie sans autre examen, bien qu’il y ait des époques où les dangers extérieurs augmentent, et où le conseiller de la paix est le guide le plus mauvais que l’on puisse suivre. Depuis la guerre du Péloponnèse, il s’était silencieusement opéré en Grèce une révolution, par laquelle les devoirs du service militaire avaient passé à un haut degré de la milice citoyenne dans les mains de mercenaires payés. Les citoyens habitant la ville avaient pris en général de l’éloignement pour le fardeau du service militaire ; tandis que d’autre part, l’agrégat mêlé de Grecs disposés à porter les armes partout et ne songeant qu’à une solde, avait grandement augmenté. Il en avait été jadis tout différemment. Le citoyen : athénien de 432 avant J.-C., — d’après le témoignage réuni de Periklês son panégyriste et des Corinthiens ses ennemis, — était toujours prêt à braver le danger, la fatigue et les privations, dans les expéditions étrangères, pour la gloire d’Athènes. Accomplir une tâche à son service était pour lui un jour de fête (c’est un ennemi qui parle)[77] ; pour elle il épuisait son corps comme s’il lui eût été étranger. Embrassant avec passion l’idée d’une Athènes souveraine, il savait qu’elle ne pouvait être soutenue que par les efforts énergiques de ses citoyens individuellement, et que la parole dans ses assemblées publiques, quoique utile comme préliminaire à l’action, était funeste si on la laissait remplacer l’action[78]. Tel était l’Athénien de Periklês en 431 avant J.-C. Mais cette énergie avait été détruite dans les désastres qui terminèrent la guerre du Péloponnèse, et n’avait jamais reparu. L’Athénien de Démosthène en 360 avant J.-C. avait pour ainsi dire vieilli. La disposition à combattre, à se constituer champion panhellénique, et l’amour des entreprises étaient morts en lui. C’était un citoyen paisible, casanier, raffiné, attaché à la constitution démocratique y et exécutant avec un joyeux orgueil les devoirs municipaux ordinaires sous son empire ; mais plongé dans des affaires d’industrie ou de métier, dans le bien-être domestique, dans les manifestations frappantes de la religion publique, dans l’atmosphère de la discussion et de la pensée, intellectuelle aussi bien que publique. Renoncer à tout cela pour un service militaire continu à l’étranger lui semblait un mal à ne pas supporter, si ce n’est sous la pression d’un danger rapproché et immédiat. Des exigences de précaution contre ries périls éloignés, quoique réels, ne pouvaient parvenir à toucher ses sentiments ; même payer d’autres hommes pour servir à sa place, c’était un devoir qu’il pouvait difficilement être amené à remplir. Ce n’était pas seulement à Athènes, c’était encore parmi les alliés Péloponnésiens de Sparte que les citoyens domiciliés avaient contracté le même éloignement pour le service militaire. Dans l’année 431 avant J.-C., ces Péloponnésiens (ici encore nous avons le témoignage réuni de Periklês et d’Archidamos)[79] avaient été empressés à servir de leur personne ; ils n’avaient reculé que quand on leur avait demandé de l’argent. En 383 avant J.-C., Sparte les trouva si peu disposés à se ranger sous sa bannière, en particulier pour des opérations d’outre-mer, qu’elle fut forcée d’admettre dans sa confédération le principe de l’échange pécuniaire[80], précisément comme Athènes avait fait (vers 460-450 av. J.-C.) pour les insulaires peu belliqueux inscrits dans sa confédération de Dêlos[81]. |
[1] Æschine, de Fals. Legat., p. 280, c. 36. Pour des détails relativement à l’assemblée amphiktyonique, voir le traité de Tittman, Ueber den Amphiktyonischen Bund, p. 37, 45, sqq.
[2] Diodore, XVI, 23-29 ; Justin, VIII, 1.
[3] Æschine, de Fals. Legat., p. 279, c. 35.
[4] Cf. Xénophon, Hellenica, VI, 5, 23, et VII, 5, 4. Au sujet de la querelle des Thessaliens et des Phokiens, V. Hérodote, VII, 176, VIII, 27 ; Æschine, de Fals. Legat., p. 239, c. 43, — des Lokriens et des Phokiens, Xénophon, Hellenica, III, 5, 3 ; Pausanias, III, 9, 4.
[5] Diodore, XVI, 23 ; Justin, VIII, 1 ; Pausanias, X, 2, 1 ; Duris apud Athenæum, XIII, p. 560. Justin dit : Les auteurs de ces désastres furent les Thébains, qui, maîtres de la Grèce, mais enivrés de leur prospérité, citèrent insolemment au tribunal commun de la nation les Spartiates et les Phocéens vaincus, et déjà assez punis par le massacre de leurs soldats, et le pillage de leurs campagnes. Ils reprochaient aux Spartiates de s'être emparés, pendant une trêve, de la citadelle de Thèbes, et aux Phocéens, d'avoir ravagé la Béotie ; comme si après le tumulte des armes, les lois eussent pu garder quelque force.
[6] Diodore, XVI, 23, 24 ; Pausanias, X, 2, 1.
[7] Que ce dessein, imputé aux Thébains, fût une partie du cas établi par les Phokiens pour leur défense, c’est ce dont nous pouvons être assurés par le passage de Démosthène, Fals. Leg., p. 347, s. 22. Démosthène accuse Æschine d’avoir fait à l’assemblée athénienne de fausses promesses et de fausses assertions au retour de son ambassade, en 346 avant J.-C. Æschine dit aux Athéniens (suivant l’affirmation de Démosthène) qu’il avait persuadé Philippe d’agir complètement dans l’intérêt et selon la politique d’Athènes ; que les Athéniens ne tarderaient pas à voir Thèbes assiégée par Philippe et les villes bœôtiennes rétablies.
Jusqu’à quel point sabine promit-il réellement aux Athéniens ce que Démosthène prétend ici qu’il promit, — c’est un point qui sera à rechercher quand nous en arriverons aux affaires de l’année 346 avant J.-C. Mais il me semble évident que l’imputation (vraie ou fausse) contre les Thébains, d’avoir comploté eux-mêmes de s’emparer du temple a dû émaner d’abord des Phokiens, comme partie de la justification de leur propre conduite. Si les Thébains conçurent jamais une pareille idée, cela doit avoir été avant l’occupation réelle du temple par les Phokiens ; s’ils furent faussement accusés de l’avoir conçue, la fausse accusation dû également être portée au moment. Il est difficile que Démosthène l’ait inventée douze ans après l’occupation phokienne.
[8] Hérodote, I, 54.
[9] Strabon, IX, p. 423.
[10] Thucydide, I, 12.
[11] Thucydide, V, 18.
[12] Justin (VIII, 1) ne fait pas attention à cette première position des Phokiens par rapport au temple de Delphes. Il parle d’eux comme sils avaient été spoliateurs du temple même dès le principe : velut deo iracentes.
[13] Diodore, XVI, 21. Hesychius (v. Λαφρίαδαι) mentionné une autre phratrie ou gens à Delphes, appelée Laphriadæ. Voir Wilhelm Goette, Das Delphische Orakel, p. 83. Leipzig, 1839.
Pausanias dit que les Phokiens étaient disposés à traiter Delphes et ses habitants avec la plus grande dureté ; selon lui, ils avaient l’intention de tuer tous les hommes en état de servir, de vendre le reste de la population comme esclaves et de raser toute la ville jusqu’au sol. Archidamos, roi de Sparte, (suivant Pausanias), engagea les Phokiens à abandonner cette résolution (Pausanias, III, 10, 4).
A quel moment les Phokiens décidèrent-ils cette mesure — on, dans le fait, s’y sont-ils jamais décidés, — nous ne pouvons sur ce point avoir aucune certitude. Nous ne pouvons pas non plus dire avec confiance si Pausanias emprunta cette assertion à Théopompe, qu’il cite un peu avant.
[14] Diodore, XVI, 27.
Par rapport à l’engagement que prit Philomélos de montrer et de vérifier, devant tout inspecteur hellénique en général, toutes les richesses du temple .de Delphes, en pesant et en comptant les articles, — le lecteur trouvera un objet intéressant de comparaison dans les Inscriptions attiques, n° 137-142, vol. I du Corp. Inscript. Græc. de Bœckh, — avec un commentaire important de ce savant. Ce sont les registres des nombreux dons en or et en argent, conservés dans le Parthénon, transmis par les trésoriers de la déesse annuellement nommés, à la fin de l’année, d’une fête Panathénaïque à l’autre. Le poids de chaque article est formellement consigné, et les nouveaux articles reçus chaque année sont spécifiés. Quand un article est transmis sans être posé, le fait est signalé. — Que les précieuses offrandes du temple de Delphes aussi fussent soigneusement pesées, c’est ce que nous pouvons reconnaître par l’assertion d’Hérodote, qui dit que le lion d’or dédié par Crésus avait perdu une fraction de son poids dans l’incendie de l’édifice (Hérodote, I, 60).
Pausanias (X, 2, 1) ne fait pas remarquer la différence entre la première partie et la seconde des opérations de Philomélos ; d’abord, la prise du temple, sans aucune spoliation du trésor, mass simplement sur la raison que les Phokiens avaient le meilleur droit d’administrer ses affaires ; ensuite la prise du trésor et des offrandes du temple, — à laquelle il en arriva plus tard, quand il la jugea nécessaire pour se défendre.
[15] Diodore, XVI, 25, 26, 27.
[16] Diodore, XVI, 25.
[17] Diodore, XVI, 28.
[18] Diodore, XVI, 28.
[19] Diodore, XVI, 32, au sujet d’Onomarchos. — Onomarchos est désigné comme collègue de Philomélos, c. 31, et comme son frère, c. 61.
[20] Même en 374 avant J.-C., trois ans avant la bataille de Leuktra, les Phokiens avaient été hors d’état de se défendre contre Thêbes sans l’aide de Sparte (Xénophon, Hellenica, V, I, 1).
[21] Diodore, XVI, 30. Une proposition semblable avait été émise par les employés corinthiens dans le congres à Sparte, peu de temps avant la guerre du Péloponnèse ; ils suggérèrent comme l’un de leurs moyens et l’une de leurs ressources un emprunt aux trésors de Delphes et d’Olympia, qui serait rendu plus tard (Thucydide, I, 121). Periklês fit la même proposition dans l’assemblée athénienne, dans des vues de sécurité, on pouvait employer les richesses des temples pour défrayer les dépenses de la guerre, sous condition de rendre le tout après (Thucydide, II, 13). Après le désastre subi devant Syracuse, et pendant les années de lutte qui s’écoulèrent depuis cet événement jusqu’à la fin de la guerre, les Athéniens furent forcés par des embarras financiers de s’approprier pour des desseins publics beaucoup des riches offrandes renfermées dans le Parthénon, objets qu’ils ne furent jamais plus tard en état de remettre. On en trouve une preuve dans les Inscriptions publiées par Bœckh, Corp. Inscript., n° 137-142, qui contiennent Ies cotes officielles des Conseils successifs des trésoriers d’Athênê. Il est dit dans une récente et instructive dissertation de J. L. Ussing (De Parthenone ejusque partibus Disputatio, p. 3, Copenhagen, 1849) : Multæ in arce Athenarum inventæ sunt tabula ; Quæstorum Minervæ ; in quibus quotannis inscribebant, quænam vasa aurea aliœque res pretiosæ in æde Minervæ dedicata extarent. Harum longe maxima pars ante Euclidem archontem scripta est.... Nec tamen une tabula templi dona continebat universa, sed separatim quæ in Pronao, quœ in Hekatompedo, quæ in Parthenone (partie du temple appelée spécialement ainsi), servabantur, separatim suis quisque lapidibus consignata erant. Singulari quâdam fortunâ contigit, ut inde ab anno 434 a. C. ad 407 a. C., tam multa fragmenta tabularum servata sint, ut trinos donorum catalogos aliquot annis restituera possimus. In quo etiam ad historiam illius temporis pertinet, quod florentibus Athenarum rebus opes Deæ semper augeri, fractis auteur Bello Siculo, indè ab anuo A. C., eas paulatim deminui videdus.... Urgente pecuniæ inopià Athenienses ad Deam confugiebant, et jam ante annum 406 A. C., pleraque Pronai dona ablata esse videmus. Proximis annis sine dubio nec Hakatompedo nec Parthenoni pepercerunt ; nec mirum est, post bellum Peloponnesiacum ex antiquis illis donis fere nulla comparere.
[22] Théopompe, Fragm. 182, éd. Didot ; Athénée, XIII, p. 605 ; VI, p. 232 ; Éphore, Fragm. 155, éd. Didot ; Diodore, XVI, 64.
[23] Isocrate, Orat. V (ad Philippum), s. 60.
[24] Diodore, XVI, 31 ; Pausanias, X, 2, 1. Les dates et la durée de ces événements ne nous soit connus que d’une manière vague et superficielle par le récit de Diodore.
[25] Diodore, XVI, 32.
[26] Æschine, Fals. Leg., p. 286, c. 41 ; Démosthène, cont. Aristokratês, p. 661, s. 147.
[27] Diodore, XVI, 33. Les nombreuses broches de fer dédiées par la courtisane Rhodôpis à Delphes peuvent probablement avoir été appliquées à ce dessein militaire. Hérodote (II, 135) les vit à Delphes ; du temps de Plutarque, le guide du temple montrait seulement la place où elles se trouvaient autrefois (Plutarque, de Pythiæ oraculis, p. 400.)
[28] Théopompe, Fragm. 255, éd. Didot ; Pausanias, III, 10, 2 ; IV, 51 1. Comme on dit qu’Archidamos fournit en secret quinze talents à Philomélos (Diodore, XVI, 24), il se peut qu’il ait été remboursé sur les trésors du temple.
[29] Diodore, XVI, 33.
[30] Diodore, XVI, 33. Son récit des opérations d’Onomarchos est, comme à l’ordinaire, très maigre.
Nous savons par Æschine, Fals. Leg., p. 286, c. 41, que Thronion, avec Alpônos et Nikæa, étaient les trois villes qui commandaient le défilé des Thermopylæ, — et qu’elles étaient toutes trois au pouvoir des Phokiens immédiatement avant qu’ils fussent vaincus par Philippe de Macédoine, en 346 avant. J.-C.
Afin de conquérir Thronion, Onomarchos a dû traverser le pays des Lokriens Epiknémidiens et les réduire ; et bien que Diodore ne spécifie pas d’autre ville que Thronion, il semble évident qu’Onomarchos n’a pas pu conquérir Thronion seul.
[31] Diodore, XVI, 34.
[32] Diodore, XVI, 52.
[33] Diodore, XVI, 34.
[34] Polyen, IV, 2, 22, semble se rapporter à cette circonstance.
[35] Nous tirons ce qui est avancé ici de la comparaison de deux passages, réunis aussi bien que le comporte l’incertitude de leur sens, Diodore, XVI, 34, avec Démosthène, Cont. Aristokratês, p. 681, s. 219 (s. 183, dans l’édition de Weber, dont la note doit être consultée).
La mention de Pammenês, comme étant à portée de communiquer avec Kersobleptês ; — celle de Charès, comme étant en Chersonèse et envoyant des dépêches à Athènes, — et celle de Philippe, comme étant à Maroneia, — conspirent tontes à rattacher ce passage à l’année 353-352 avant J.-C., et aux faits rapportés à cette année par Diodore, XVI, 34. Il y a un intervalle de cinq ans entre la présence de Charês, à laquelle il est fait allusion ici, et la présence de Charès mentionnée dans le même discours, p. 678, s. 206, immédiatement après l’expédition heureuse en Eubœa de 358 avant J.-C. Pendant ces cinq années, Kersobleptês avait agi d’une manière hostile à l’égard d’Athènes dans le voisinage de la Chersonèse (p. 680, s. 214), et aussi à l’égard des deux princes thraces rivaux, amis d’Athènes. En même temps Sestos s’était révoltée de nouveau, les forces d’Athènes étant engagées dans la Guerre Sociale, de 358 à 355 avant J.-C. En 353 avant J.-C., Charês est dans 1’1Iellespont ; il reprend Sestos et déjoue de nouveau les intrigues de Kersobleptês, qui fait cession à Athènes d’une portion du territoire qu’il occupait encore chus la Chersonèse. Diodore attribue cette cession de Kersobleptês au motif de l’aversion à l’égard de Philippe et de la bonne volonté à l’égard des Athéniens. Il se peut que tels aient été les motifs mis en avant par Kersobleptês, auquel un certain parti à Athènes faisait honneur de dispositions plus favorables que ne lui en reconnaît le discours de Démosthène contre Aristokratês, — comme nous pouvons le voir par le discours lui-même. — Mais je crois plutôt que Diodore, en représentant Kersobleptês comme hostile à Philippe, et comme bien disposé pour Athènes, a appliqué à l’année 353 avant J.-C. un état de relations qui n’est devenu vrai qu’à une date postérieure, plus rapprochée du temps où la pais fut faite entre Philippe et les athéniens en 346 avant J.-C.
[36] Denys d’Halicarnasse, Judic. de Dinarcho, p. 664 ; Strabon, XIV, p. 638.
[37] Diodore, XVI, 14. Ce passage se rapporte à l’année 357-356 avant J.-C., et il se peut que Philippe ait commencé à se mêler des disputes de parti en Thessalia, même dès cette année-là ; mais son intervention réelle commence deux ou trois ans plus tard, voir l’ordre général des agressions de Philippe indiqué par Démosthène, Olynthiennes, I, p. 12, s. 13.
[38] Diodore, XVI, 22.
[39] V. un passage frappant dans Démosthène, Philippiques, I, p. 48, s. 35. Il y avait une autre ville appelée Methônê, — la Methônê de Thrace, — située dans la péninsule Chalkidique ou de Thrace, près d’Olynthos et d’Apollonia, — dont nous entendrons parler bientôt.
[40] Démosthène, Philippiques, I, p. 50, s. 40 ; Olynthiennes, I, p. 11, s. 9.
[41] Diodore (XVI, 31-34) mentionne la prise de Methônê par Philippe deux fois, dans deux années successives ; d’abord en 354-353 avant J.-C., et, avec plus de détails, en 353-352 avant J.-C. Selon moi, la première de ces deux dates est la plus probable. En 353-352 avant J.-C., Philippe faisait sa guerre en Thrace, près d’Abdêra et de Maroneia, — et aussi sa guerre contre Onomarchos, en Thessalia : affaires qui semblent suffisantes pour remplir ce temps. D’après ce que dit Démosthène (Olynthiennes, I, p. 12, s. 13), nous voyons que Philippe n’attaqua la Thessalia qu’après la prise de Methônê. Diodore aussi bien que Strabon (VII, p. 330) et Justin (VII, 6) disent que Philippe fut blessé et perdit un œil à ce siège. Mais cela semble être arrivé plus tard, près de Methônê, en Thrace.
Cf. Justin, VII, 6 ; Polyen, IV, 2, 15. A la date de l’année 354-353 avant J.-C., Diodore mentionne non seulement la prise de Methônê par Philippe, mais encore celle de Pagæ. Pagæ est inconnue, en quelque endroit que ce soit près de la Macédoine et de la Thessalia. Wesseling et M. Clinton supposent qu’il est question de Pagasæ en Thessalia. Mais il me semble impossible que Philippe, qui n’avait pas une puissance considérable sur mer, ait pu prendre Pagasæ avant ses guerres en Thessalia, et avant qu’il fût devenu maître de Pheræ, événements qui n’arrivèrent qu’une année on deux plus tard. Pagasæ est le port de Pheræ, et Lykophrôn, le despote de Pheræ, était encore puissant et non vaincu. Si donc le mot que voulait mettre Diodore est Παγασάς au lieu de Παγάς, je pense que le fait affirmé ne peut être exact.
[42] Ce fait est mentionné dans le vote public de reconnaissance rendu par les Athéniens en faveur de Démosthène (Plutarque, Vitæ X. Orator., p. 851).
[43] Thucydide, VI, 7.
[44] C’est ainsi que le sentiment athénien, tel qu’il était alors, fut décrit par Démosthène vingt-quatre ans plus tard dans le discours De Coronâ, p. 230, s. 21.
[45] Diodore, XVI, 58, expression employée par rapport à Philippe quelques années plus tard, mais plus animée et plus expressive que nous n’en trouvons habituellement dans Diodore, qui, peut-être, l’emprunta à Théopompe.
[46] L’année de la naissance de Démosthène est une question de controverse notoire. Aucune des assertions à ce sujet ne repose sur une preuve complètement convaincante.
La question a été examinée avec beaucoup de talent et de soin tant par M. Clinton (Fasti Hellenici, Append. XX) que par le Dr Thirlwall (Hist. Gr., vol. V, App. 1, p. 485 sqq.) ; par Boehnecke (Forschungen, p. 194) avec plus d’abondance que de circonspection, mais encore avec beaucoup de savoir ; et par F. K. Hermann (De Anno natali Demosthenis) ainsi que par beaucoup d’autres critiques.
En adoptant l’année olymp. 99, 3 (l’archontat d’Evandros, 382-381 av. J.-C.) je suis d’accord avec la conclusion de M. Clinton et de K.-F. Hermann ; en différant du docteur Thirlwall, qui préfère l’année précédente (Olymp. 99, 2) — et de Boehnecke, qui défend l’année affirmée par Denys (Olymp. 99, 4).
M. Clinton fixe le premier mois de l’Olymp. 99, 3, comme celui dans lequel était né Démosthène. Cela me parait une précision plus grande que ne l’autorisent ses preuves.
[47] Plutarque, Démosthène, c. 4 ; Æschine, adv. Ktesiphôn, p. 78, c. 57 ; Démosthène, cont. Aphob., B. p. 835. Suivant Æschine, Gylôn fut mis en jugement pour avoir livré Nymphæon à l’ennemi ; mais comme il ne se présenta pas, il fut condamné à mort par défaut et resta en exil. Il gagna alors le Bosphore (Pantikapæon), obtint la faveur du roi (probablement Satyros, — voir l’Appendice de M. Clinton sur les Rois du Bosphore, Fasti Hellenic., Append. XIII, p. 282), avec le don d’un district appelé Kepi, et il y épousa la fille d’un homme riche, de laquelle il eut deux filles. Dans la suite, il envoya ces deux filles à Athènes, où l’une d’elles, Kleoboulê, fut épousée par le premier Démosthène. Æschine a probablement exagéré la gravité de la sentence contre Gylôn, qui semble avoir été condamné seulement à nue amende. Les tuteurs de Démosthène n’en affirment pas davantage, et ils disent qu’il mourut sans que l’amende eût été payée, tandis que Démosthène assure qu’elle le fut.
Au sujet des laits avancés ici par Æschine, quelques remarques explicatives ne seront pas inutiles. Démosthène étant né en 382-381 avant J.-C., cela ferait probablement remonter la naissance de sa mère Kleoboulê à quelque époque voisine de la fin de. la guerre du Péloponnèse, 405-404 avant J.-C. Nous voyons par conséquent que l’établissement de Gylôn dans le royaume du Bosphore et la relation nuptiale qu’il y forma ont dû se faire pendant les dernières années de la guerre du Péloponnèse, entre 412 avant J.-C. (l’année qui suit la catastrophe athénienne à Syracuse) et 405 avant J.-C.
Ce furent des années de grands malheurs pour Athènes. Après le désastre essuyé à Syracuse, elle ne put plus maintenir son ascendant sur un tributaire éloigné comme Nymphæon dans la Chersonèse Taurique, ni lui accorder protection. Il était donc naturel que les citoyens athéniens qui y étaient établis, engagés probablement dans le commerce d’exportation du blé pour Athènes, cherchassent une garantie en s’arrangeant de leur mieux avec les rois voisins du Bosphore. Dans cette affaire, Gylôn semble avoir tenu une place éminente et avoir gagné pour lui-même et faveur et profit. Et quand, après la fin de la guerre, le commerce de blé redevint comparativement libre, il était en situation de le faire sur une échelle large et lucrative. Lin autre exemple de Grecs qui obtinrent de la faveur, occupèrent des charges et firent fortune sous Satyros, dans le Bosphore, est donné dans le Discours (XVII) Trapézitique d’Isocrate, s. 3, 14. Cf. aussi le cas de Mantitheus l’Athénien (Lysias, pro Mantitheo, Or. XVI, s. 4), que son père envoya résider auprès de Satyros pendant quelque temps, avant la fin de la guerre du Péloponnèse ; ce qui montre que Satyros était à cette époque, à laquelle il avait probablement Nymphæon sous sa protection, en relations amicales avec Athènes.
L’on peut supposer, je crois, que la femme qu’épousa Gylôn, bien qu’Æschine l’appelle une femme scythe, était probablement fille de quelque Grec (non pas un Athénien) demeurant dans le Bosphore.
[48] Démosthène, cont. Onetor., II, p. 880.
Qu’il ait fini par avoir beaucoup moins que ce à quoi il avait droit, c’est ce que prouve sa propre assertion dans le discours contre Meidias, p. 540.
V. Westermann, De Litibus quas Demosthenes oravit ipse, c. I, p. 15, 16.
Plutarque (Vit. X. Orat., p. 844) dit, qu’il s’abstint volontairement de faire exécuter le jugement obtenu. Je ne comprends pas clairement ce que veut dire Æschine (cont. Ktesiphôn, p. 78), quand il désigne Démosthène comme τά πατρώα καταγελάστως προέμενος.
[49] Plutarque, Démosthène, c. 5 ; Vit. X. Orator., p. 844 ; Hermippus ap. Aulu-Gelle, III, 13. On ne peut rien établir de positif au sujet de ce fameux procès, ni la date, ni le point exact en question, ni la manière dont Kallistratos y était intéressé, ni quels étaient ses adversaires. On a proposé bien des conjectures, qui différent essentiellement entre elles, et sont toutes incertaines.
Ces conjectures sont réunies et examinées dans Rebdantz, Vitæ Iphicratis, Chabriæ et Timothei, p. 111-114.
Au mois de novembre 361 avant J.-C., Kallistratos était en exil à Methônê dans le golfe Thermaïque. Il avait été condamné deux fois à mort par les Athéniens (Démosthène, Cont. Polyklês, p. 1221). Mais quand ces condamnations furent-elles prononcées, c’est ce que nous ignorons.
[50] Plutarque, Démosthène, c. 4. Cette idée de la nécessité de posséder le talent de parler en publié est émise par Kalliklês dans le Gorgias de Platon, p. 486, 511, c. 90, 142. Cf. Aristote, Rhétorique, I, 1. 3.
La comparaison d’Aristote est instructive quant au point de vue d’un Grec libre. S’il est honteux de ne pouvoir se protéger par sa force corporelle, il l’est également de ne pouvoir le faire par le talent de parler, qui est plus particulièrement le privilège de l’homme. Voir aussi Tacite, Dialog. de Orator, c 5.
[51] Plutarque, Démosthène, c. 4 ; Æschine, cont. Timarchos, p. 17, 18, c. 27, avec les Sholies ; De Fals. Legat., p. 41, c. 31.
Le fondement du sobriquet de Batalos n’est pas clair, et était compris différemment par différentes personnes ; cf. aussi Libanius, Vita Demosth., p. 294, ap. Westermann, Seriptores Biographici. Mais ce ne peut guère avoir été un fondement très déshonorant, puisque Démosthène se donne lui-même ce nom, De Coronâ, p. 289.
[52] Plutarque, Démosthène, c. 30.
[53] Voir la position de Démosthène, Lucien, Encomium Demosth., vol. III, p. 499, éd. Reitz.
[54] Voir le récit fait par Démosthène (cont. Meidiam, p. 539, 540), de la manière dont Meidias et Thrasylochos commencèrent d’abord à le persécuter, tandis que le procès contre ses tuteurs était en train. Ceux-ci essayèrent de se débarrasser du procès en engageant Thrasylochos à lui imposer un échange de fortune (antidosis) offerte par Thrasylochos, qui venait d’être proposé pour une triérarchie. Si l’échange avait été effectué, Thrasylochos aurait donné décharge ans tuteurs. Démosthène ne put l’éviter qu’en consentant à se charger des frais de la triérarchie, — vingt mines.
[55] Non seulement Démosthène étudia attentivement les dialogues de Platon, mais encore il entendit ses discours (Cicéron, Brutus, 31, 121 ; Orator., 4, 15 ; Plutarque, Vit. X. Orator., p. 844,). Tacite, Dialog. de Orator., c. 32.
[56] Denys d’Halicarnasse, De Thucydide Judicium, p. 944 ; De Admirabile Vi dicendi Demosthenis, p. 982, 983.
[57] Ces détails et d’autres sont donnés dans la joie de Démosthène de Plutarque, c. 4, 9. Ils reposent sur un bon témoignage, car il cite Démétrius de Phalère, qui les apprit de Démosthène lui-même dans les dernières années de sa vie. On montrait à Athènes même, du temps de Plutarque, la chambre souterraine où Démosthène s’exerçait.
Cicéron (qui s’en réfère également à Démétrius de Phalère), De Divinat., II, 46, 96, Libanius, Zosime et Photius donnent en général les mêmes renseignements, avec quelques changements.
[58] Plutarque, Démosthène, c. 9.
Cette phrase est expliquée par un passage de Quintilien, I, 8, 2 : Sit autem in primis lectio virilis, et cum suavitate quadam gravis : et non quidem prosa similis — quia Carmen est, et se poetæ canere testantur non tamen in canticum dissoluta, nec plasmate (ut nunc a plerisque fit) effemina.
Le sens de plasma, dans le langage technique des rhéteurs contemporains de Quintilien, semble différent de ce-lui qu’il a dans Denys, p. 1060-1061. Mais que Plutarque nous ait exactement reproduit ce que Démétrius de Phalère disait de Démosthène, — que Démétrius ait parlé de la déclamation de Démosthène comme étant basse et vulgaire, — c’est ce dont je ne puis m’empêcher de douter. Eschine lui adresse des reproches très différents, — un travail et une affectation exagérés, mais combinés avec de l’amertume et de la malignité (adv. Ktesiphôn, p. 77-86). Il dénonce le caractère de Démosthène comme bas et vulgaire, — niais non son débit oratoire. L’expression ώσπερ ένθουσιών, que Plutarque cite de Démétrius de Phalère, ne s’accorde guère bien avec ταπεινόν καί άγεννές.
[59] Plutarque, Démosthène, c. 11.
[60] Denys d’Halicarnasse, De Admir. Vi dicendi Demosth., p. 1022, passage très remarquable.
[61] Æschine, cont. Timarchos, p. 16, 24.
[62] Æschine, cont. Timarchos, p. 13, 17, 25 ; cont. Ktesiphôn, p. 78.
Voir aussi Démosthène, De Fals. Legat., p. 417-420.
Cf. la honte qu’éprouve le jeune et riche Hippokratês dans le dialogue platonique, appelé Protagoras, quand on émet l’idée qu’il est sur le point de visiter Protagoras dans le dessein de devenir lui-même sophiste (Platon, Protagoras, p. 154 F, 163 A, c. 8-19).
[63] Ælien, V. H., III, 47 ; Plutarque, Phokiôn, c. 10 ; Cornélius Nepos, Phocion, c. 1.
[64] Je fais ici cette réserve quant au temps, non que j’aie l’intention d’affirmer le contraire pour là période qui suivit la mort de Philippe ; mais c’est que je désire ajourner pour le moment l’examen des dernières charges portées contre Démosthène, — l’argent reçu de la Perse et la soustraction des trésors d’Harpalos. J’examinerai ces points en temps convenable.
[65] Plutarque, Phokiôn, c. 8.
[66] Tacite, Dial. de Clar. Orator., c. 2. Aper, communi eruditione imbutus, contemnebat potins litterus quam nesciebat.
[67] Plutarque, Phokiôn, c. 4, 14.
[68] Plutarque, Phokiôn, c. 5.
[69] Plutarque, Phokiôn, c. 5.
[70] De même Tacite, après avoir rapporté la réponse exacte du tribun Subrius Flavius, quand on l’interroge comme complice de la conspiration contre Néron. — Ipsa retuli verba : quia non, ut Seneça vulgata erant, nec minus nosci decebat sensus militaris viri incomptos sed validos.
[71] Plutarque, Phokiôn, c. 4, 5.
[72] Cornélius Nepos (Phocion, c. 1) ne trouva dans ses autorités aucun exposé des exploits militaires de Phokiôn, mais beaucoup de choses au sujet de son intégrité personnelle.
[73] Plutarque, Phokiôn, c. 8.
[74] Plutarque, Phokiôn, c. 16. Voir la première répartie, qui y est attribuée à Phokiôn.
[75] Plutarque, Phokiôn, c. 7.
[76] Voir les réponses de Phokiôn dans Plutarque, Phokiôn, c. 23.
[77] Je m’en suis plus d’une fois référé an mémorable tableau du caractère athénien, en contraste avec le caractère spartiate, tracé par l’envoyé corinthien à Sparte en 432 avant J.-C. (Thucydide, I, 70, 71). Parmi les nombreux attributs indiquant une énergie et une activité exubérantes, je choisis ceux qui étaient les plus nécessaires, et qui se trouvaient manquer le plus, comme moyens de tenir Philippe à distance.
C’est dans le même dessein que Periklês s’exprime dans son oraison funèbre de Pannée suivante, où il vante la vigueur et le courage de ses compatriotes, comme également ardents et infatigables, — combinés toutefois avec l’amour de la discussion publique et le goût pour tous les raffinements d’une vie pacifique et intellectuelle (Thucydide, II, 40, 41).
[78] Thucydide, II, 40, 41, 43. Cf. II, 63, — le dernier discours de Periklês.
[79] Thucydide, I, 80, 81, 141.
[80] Xénophon, Hellenica, V, 2, 21. Les cités alliées fournirent de l’argent au lieu d’hommes dans l’expédition de Mnasippos dirigée sur Korkyra (Xénophon, Hellenica, VI, 2,16).
[81] Thucydide, I, 99.